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La domination adulte - L'éducationnisme - Yves Bonnardel

Extrait de La Domination adulte. L'oppression des mineurs d'Yves Bonnardel.

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L’éducationnisme

L’éducation n’a pris la dimension totalitaire qui est aujourd’hui la sienne

qu’avec le développement de l’humanisme, dont elle apparaît consubstantielle

; le mouvement historique qui l’a amenée à prendre toute la place dans

les rapports adultes-enfants ne date que de la Renaissance, et ce mouvement a été

à la vérité fort lent...

L’éducation, une obsession récente

À la Renaissance émerge l’idée que l’Humanité figure au centre de l’Univers,

qu’elle a tout pour elle, est la mesure de toute chose et est promise à un avenir

glorieux (et radieux). Érasme écrit en 1529 dans son De pueris statim ac liberaliter

institutendis (« Sur la nécessité d’instruire les enfants aussi tôt que possible et de

façon libérale ») :

Quand nature te donne un enfant, elle ne te baille autre chose qu’une masse de

chair lourde et sans politure. C’est à toi affaire de disposer en bonne forme et bailler

bon pli à la matière obéissante. Si tu y chômes, tu as une bête ; si tu y veilles,

par manière de parler, tu as un dieu 1 .

Ce type de discours n’est pas nécessairement neuf (au vrai, on a pu l’entendre

dès l’Antiquité), mais il est désormais exposé en lui donnant une emphase qu’il

n’avait jamais eu auparavant, et exprime véritablement un fantasme de toute-puissance,

de création divine ex nihilo : les éducateurs sont des Dieux qui peuvent

enfanter des dieux.

1. Cité par A. Renaut, op. cit., p. 196.

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La Domination adulte

Jusqu’alors l’éducation était simplement comprise comme « former à un métier

» ; à partir de la Renaissance, il s’agit d’« éduquer à l’Humanité ». Le terme

même « éduquer » apparaît à cette époque.

Alain Renaut récapitule ainsi le fantastique programme éducatif exposé par

Érasme, qui révèle bien l’essence du projet humaniste :

Parce qu’aucune essence ni aucun héritage ne prédéterminent l’homme de façon

irréversible, l’avenir est ouvert et les hommes n’adviennent à l’humanité que par

un travail sur eux-mêmes dont la mise en œuvre requiert triplement l’éducation :

1. Au niveau du corps, l’éducation vise l’affirmation de notre liberté par rapport

à la tyrannie des impulsions non maîtrisées : la discipline, comme éducation du

corps, prévient ainsi l’esclavagisation de l’homme par ses désirs.

2. Au niveau des sentiments, l’institution de l’humain consiste dans l’éducation

de la sensibilité aux arts et aux lettres, à ce que nous appelons la culture, qui nous

libère de l’immédiateté possessive du besoin.

3. Au niveau de l’intelligence enfin, l’instruction, comme éducation au savoir,

libère des opinions et des croyances aveugles qui conduisent au dogmatisme et qui

menacent la raison elle-même, sous la forme illusionnée que stigmatise l’Éloge de

la folie en montrant de quels fanatismes elle peut être la proie.

Dans les trois registres, c’est donc l’éducation qui arrache l’homme à une séduction

de l’immédiateté (du désir, du besoin, de la croyance) qu’Érasme identifie à

la bestialité 1 .

Il s’agit déjà du programme qui sera repris quelques siècles plus tard par les

Lumières avec le succès que l’on sait. Érasme disait : « L’homme ne peut devenir

homme que par l’éducation » ; Kant affirmera plus tard : « Il n’est que ce que l’éducation

fait de lui 2 ». À sa suite, Fichte exposera que « le seul caractère propre de

l’humanité » qui puisse être tenu pour « donné » sera « la capacité d’être formé 3 »,

son éducabilité ou, comme l’aura également souligné Rousseau, « sa perfectibilité ».

Au cours des 17 e et 18 e siècles, on a donc commencé à isoler l’enfant de la vie

commune : pour préserver sa moralité, pour l’éduquer, en lui interdisant telle ou

telle attitude, en lui en prescrivant d’autres. L’optique de l’époque était celle du

redressement, en relation avec le projet constitutif de la modernité : celui d’une

raison soucieuse de maîtriser et de redresser la nature en la soumettant aux normes

1. A. Renaut, op. cit., pp. 195-196.

2. Érasme, De l’éducation des enfants, éd. Klincksieck, p. 41 ; E. Kant, Réflexions sur l’éducation,

(1804), Vrin, 2 e éd., 1974, p. 73 ; cités par A. Renaut, op. cit., p. 192.

3. J. G. Fichte, Fondements du droit naturel, PUF, 1985, p. 55.

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L’éducationnisme

qu’elle lui impose de l’extérieur 1 . Cette optique est restée fondatrice jusqu’au

20 e siècle et n’a pas totalement disparu ; c’est à elle qu’on doit ce que divers auteurs

ont appelé « la pédagogie noire », dont Alice Miller donne des aperçus absolument

terrorisants dans son livre C’est pour ton bien 2 . Nos ancêtres ont subi dans leur chair

et leur âme cette pédagogie, et nous-mêmes en sommes les héritiers directs.

Cette pédagogie noire, basée sur le recours à des punitions qui sont de véritables

sévices, est moins à l’honneur désormais dans nos contrées, et y est même

interdite ; elle reste pourtant très commune sur l’ensemble de la planète. Mais

point n’est besoin de torturer physiquement ou psychologiquement les enfants

pour leur inculquer la peur ; l’éducation contemporaine y parvient très bien sans

laisser de marques corporelles ni même de traces psychologiques identifiables à ce

qu’on nomme aujourd’hui des traumatismes. Et pourtant ! C’est la notion même

de traumatisme qu’il faudrait revoir... Jean-Pierre Lepri, un ancien inspecteur de

l’éducation nationale, en est venu lui aussi à critiquer l’idée d’éducation. Dans un

livre récent intitulé La Fin de l’éducation ?, il résume très bien l’un des mécanismes

de base de toute pédagogie :

Face aux attentes de mes éducateurs, j’apprends la crainte de les décevoir, de ne

pas être reconnu, aimé, valorisé... Quotidiennement et plusieurs fois par jour,

j’apprends ainsi la peur. La peur est apprise, en effet. Même si elle se colporte et

se répand dans l’humanité depuis des millénaires, elle n’est pas, pour autant, une

fatalité, une donnée naturelle. Le mécanisme de la peur est simple : un danger

ou une menace (réelle ou supposée) et des ressources propres qui sont (ou que

j’estime) insuffisantes pour affronter ce danger. Il est aisé, à partir de ce principe,

de générer et d’entretenir la peur, et d’en tirer profit – et l’éducation y recourt

fréquemment, sciemment et, de toute manière, intrinsèquement 3 . »

Il s’agit de faire intégrer – internaliser – au jeune humain les obligations sociales,

de façon qu’il les actualise et reproduise de lui-même. Il faut qu’elles fassent

corps avec lui, qu’il les incorpore : l’éducation lui inculque le sens du devoir, et

donc celui de la faute, elle lui inculque la honte et la culpabilité... Et effectivement,

les sentiments de honte ou de culpabilité prennent littéralement corps, et suscitent

parfois, à notre corps défendant, des réactions (y compris physiologiques) qui

peuvent être extrêmement prégnantes, qu’on identifie à notre propre « être » et qui

orientent profondément notre rapport au monde. Il en va de même d’ailleurs des

sentiments de dégoût (le sale, l’impur...). Générer chez autrui des sentiments forts

1. A. Renaut, op. cit., p. 77.

2. A. Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, op. cit.

3. J.-P. Lepri, La Fin de l’éducation ? Commencements..., L’Instant présent, 2012, p. 38, réédité

par Le Hêtre Myriadis.

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La Domination adulte

et des émotions puissantes, de façon automatique, est un irremplaçable moyen de

contrôler et de gouverner.

La notion de « faute » nous vient en droite ligne de notre passé chrétien et reste

fondatrice de l’idée éducative. On ne parle pas d’erreurs, mais de fautes. Les erreurs

sont fondamentales dans tout processus de connaissance : c’est par ses erreurs, en

tâtonnant, qu’on apprend véritablement. Mais en régime éducatif, l’erreur est soumise

à évaluation et devient vite une faute. La faute, elle, doit être « corrigée ».

D’où le fameux « droit de correction ».

L’éduqué faute, c’est pourquoi en retour il faut l’éduquer. La faute, c’est la

chute : par l’éducation il sera sauvé, il sera élevé, il se relèvera.

« Cette conviction que l’homme n’est rien de déterminé qui lui soit assigné

comme une nature, mais qu’il lui faut devenir homme, c’est-à-dire libre, par l’éducation

1 », cette idée que l’éducation « fait l’homme » (Érasme, Locke, Rousseau,

Kant…) a fait porter un redoutable fardeau sur les frêles épaules des humains,

éducateurs aussi bien qu’éduqués : des résultats obtenus (qui ne sont rien d’autre

que notre personnalité) dépendent le bonheur et l’harmonie sociale tout autant

que de chacun, et de ce fait la capacité à édifier collectivement un monde rationnel

et vertueux. Les Lumières faisaient de l’éducation la condition de la « sortie de

l’homme hors de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute » (Kant).

L’humanisme a ainsi déplacé la conception de l’humanité « de la naturalité vers

l’éducabilité 2 », de l’idée qu’il existe une nature humaine à l’idée que la seule essence

humaine concevable est d’être éducable, perfectible.

De façon très logique, pour les utopistes, qu’ils fussent bourgeois, socialistes ou

anarchistes, l’éducation a été conçue comme le socle sur lequel s’érigerait l’ordre

nouveau ; pour les « réactionnaires », c’est sur l’éducation également que se reconstruirait

en revanche l’ordre ancien. Bref, l’éducation est devenue un enjeu

de pouvoir démesuré, dont les enfants font toujours les frais et sont les premières

victimes, eux qui « incarnent l’avenir ». Les pauvres… Que ne purent-ils rester une

incarnation du présent !

C’est désormais au nom de l’Homme, de l’Humanité, de la liberté, que les petits

humains seront maintenant pris, enfermés, disciplinés, punis et récompensés,

privés de liberté et de droits, soumis à l’arbitraire des déjà-éduqués. La référence à

l’Humanité, à une humanité abstraite, marque souvent une offensive à l’encontre

des individus concrets.

1. A. Renaut, op. cit., p. 338.

2. A. Renaut, op. cit., p. 284.

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L’éducationnisme

La structure d’éducation envahit tout

La structure d’éducation ou d’éducabilité envahit tout. L’éducation devient

le déterminant majeur, exclusif de l’enfance ; toutes les autres relations de l’enfant

avec les adultes ou avec ses pairs ne pourront plus être établies qu’à partir

de l’a priori de l’éducation. […] C’est le système qui a permis de constituer

l’enfance dans sa physionomie moderne, débile, en tutelle, incapable d’autre

chose que « d’enfance », et nourrie dans cette certitude.

1. Le Corps interdit, Op. cit., p. 92.

René Schérer, « Ne pas toucher », 1980 1

C’est à partir du 19 e siècle que la société se donne véritablement les moyens

d’encaserner les enfants. La notion de protection, on l’a vu, a commencé à se

développer en même temps qu’on se souciait de préserver « l’enfant » des travaux

industriels puis agricoles pénibles et de relever l’âge à partir duquel il pouvait

travailler. Moins il pouvait travailler jeune, plus « l’enfant » était perçu comme

incapable par nature, parce qu’enfant et immature, de subvenir seul à ses besoins

et même, progressivement, de faire face aux situations les plus simples de la vie

quotidienne. L’obligation d’éducation a ainsi pu prendre le relais de la contrainte

au travail et s’imposer de façon positive : au lieu d’exploiter l’enfant, on lui donnait

désormais les moyens d’acquérir les outils et les armes de sa libération, ces

outils et armes qui lui permettraient par la suite d’exercer sa capacité de citoyen,

de défendre ses droits et de progresser dans l’échelle sociale. En outre, on feignait

ainsi d’aligner la condition des enfants des classes populaires sur celle des enfants

des classes plus aisées 1 . Néanmoins à partir du 18 e siècle, et tout particulièrement

au 19 e , il n’était nullement fait mystère que l’éducation des enfants avait pour but

l’inculcation des normes sociales et de la soumission à l’autorité, les formait à la

discipline du travail aux ordres en permettant de les tenir à l’écart de la vie sociale

et politique. Dans son Histoire des passions françaises 2 , Theodore Zeldin caracté-

1. En prenant garde, toutefois, de sauvegarder les effets de transmission héréditaire, chargés

de conserver les classes sociales en l’état. Par ailleurs, si l’école n’est pas obligatoire en France, si

l’instruction dans les familles est possible, c’est que la loi de 1882 prévoyait que les classes dominantes

ne seraient pas enthousiastes à envoyer leurs enfants à l’école. C’est à leur destination

que cette « liberté » a initialement été laissée.

2. Recherches, 1978 ; republié par Payot en 1994. Dans Histoire de l’éducation, Année 1978,

Vol. 1, n o 1, pp. 62-63, Pénélope Caspard-Karydis résumait ainsi le livre : « La seconde moitié

de ce volume est consacrée au système d’enseignement français depuis un siècle. Armé d’une

érudition caustique, Th. Zeldin prend principalement pour cibles la théorie et la pratique

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La Domination adulte

rise la période allant de 1850 à 1945 comme « l’Âge de l’éducation », période où

domine l’idée que l’enseignement et l’instruction résoudront tous les maux de la

société : l’inégalité, l’ignorance, la misère, le vice ! Cette justification idéologique

de la confiscation éducative de la vie de la jeunesse a pris, comme prend un ciment,

d’une façon extraordinaire. Elle reste l’alibi par excellence.

Des décennies d’une vie occupées ?

L’école est alors, sous la pression des républicains puis des socialistes, associée

au Progrès et les « études » vont alors occuper progressivement deux, cinq,

dix, et plus de vingt années d’une vie humaine. Situation particulièrement

absurde ! L’école est censée « préparer à la vie active ». Or elle va bientôt occuper

plus de temps dans une vie humaine que cette vie active elle-même ! […]

Preuve s’il en était que l’école remplit d’abord deux fonctions : l’encadrement

et la garderie et l’infantilisation prolongée du peuple.

1. Courant Alternatif, janv. 1984.

J. P. D., « Laïc… Le Hic… », 1984 1

En tout cas, plus que jamais le rapport éducatif aux « enfants » est devenu ces

dernières cinquante années tentaculaire : bien au-delà du simple phénomène scolaire,

l’éducation est le rapport qu’entretiennent les adultes avec les mineurs. Tout

rapport doit être éducatif, seuls les rapports éducatifs ont droit de cité. Une idéologie

de l’éducation s’est répandue dans le monde entier qu’il ne serait pas inutile de

nommer éducationnisme pour permettre d’envisager sa critique, qui voit non seulement

dans l’école, mais dans l’idée même d’éducation la conséquence nécessaire

de ce que sont les enfants et les ados : ce sont des êtres en devenir, non encore faits,

à faire, à former, élever, moraliser, discipliner, socialiser, civiliser, humaniser. En un

mot comme en cent : épanouir. L’enfant est un être-à-épanouir. Un être-à-éduquer,

avant même d’être un élève.

La multiplication des jouets « pour enfants », par exemple, est emblématique

de cette situation de tout-éducatif : les jouets d’antan, qui servaient simplement à

s’amuser, semblent en passe de disparaître. Les jouets ont aujourd’hui pour mission

d’être « pédagogiques », surtout pour les petits enfants. C’est leur argument de

“républicaines” de l’école, dont il critique les objectifs (hypocrites), les promoteurs (réactionnaires)

et les résultats (superficiels ou nuisibles). Il souligne la responsabilité particulière des

enseignants, caste de mandarins puérils et prétentieux. »

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L’éducationnisme

vente premier. Bleus ou roses, ils assignent l’enfant à un genre auquel il lui faudra

se tenir – c’est la forme première d’éducation qu’on leur impose 1 . Mais ensuite, les

cubes, puzzles et autres jouets à sons, couleurs, formes diverses, sont prétendument

conçus pour favoriser un développement optimal du petit. Plus tard, ce seront des

jeux de lettres ou de phrases, etc. Bref, le développement assisté est à l’honneur, et

sa passion de découvrir le monde est instrumentalisée à fin de faire gober à l’enfant

tel ou tel apprentissage. Non seulement on lui inculque ainsi le genre auquel il est

assigné (on ne lui demande pas son avis puisque c’est « Mère Nature » qui aurait

déterminé qu’il y a deux genres et lequel lui revient à sa conception), mais aussi

l’âge social auquel il va devoir se conformer. De même des émissions de télé, ou de

la littérature enfantine ou des contes, par exemple, qui développent chacun à leur

façon une vision extrêmement normative de ce qu’est un enfant de telle ou telle

classe d’âge. Les jeux éducatifs agissent aussi par conditionnement, et l’enfant qui

souhaite sortir du rôle qui lui est imparti se trouve découragé par des rebuffades 2 .

Comme le montre très bien John Holt, il est amené à « faire l’enfant ».

Ici, il s’agit encore d’une forme « douce » d’éducation, de conditionnement par

le jeu et l’environnement. Mais l’éducation fonctionne non seulement par imitation,

imprégnation et conditionnement par l’environnement, mais repose également

sur l’usage constant d’un système de récompenses et de sanctions. Martin

Wilke, un mineur en lutte du groupe allemand Kraetzae, explicite :

L’éducation signifie que des adultes réalisent leur vision de comment doit être un

enfant – si nécessaire contre la volonté de l’enfant. L’éducateur essaie de faire en

sorte que l’enfant atteigne, en un temps fixé par lui, les buts fixés par lui. Il établit

des propositions et des interdictions et s’occupe de leur suivi en employant des

moyens coercitifs et la menace. C’est sans aucun doute une forme de la violence 3 .

Divers idéologues de l’éducation, cet « art de former les hommes 4 », mettent systématiquement

l’accent sur la distinction (qu’ils développent trop peu à mon goût)

d’avec le dressage : celui-ci serait le propre de l’animal (sic !), quand l’éducation serait

propre à l’humanité. Pourtant John Locke, l’un des premiers théoriciens modernes

1. X. Molénat, « Jouets : Des catalogues plus que jamais en rose et bleu », Sciences humaines,

19/12/2011, www.scienceshumaines.com/jouets-des-catalogues-plus-que-jamais-en-rose-etbleu_fr_28286.html.

2. Cf. É. Humblot (sous la direction de Michel Peroni), Les Combats ordinaires : voyage à

travers une maison de l’enfance, Mémoire de Master 1 de Sociologie, université Lyon II, 2011.

3. M. Wilke, Erziehen ist gemein, http://kraetzae.de/erziehung/erziehen_ist_gemein/ (Éduquer

est ignoble ; traduction en français par mes soins : http://fr.kraetzae.de/eduquer).

4. J.-J. Rousseau, préface à Émile ou De l’éducation, 1762.

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La Domination adulte

de l’éducation, n’hésitait pas au 17 e siècle à affirmer encore clairement l’objectif de

l’éducation : « Nous sommes généralement assez avisés pour commencer l’éducation

des animaux quand ils sont jeunes, pour les discipliner de bonne heure, si nous voulons

les employer à notre usage 1 . » Depuis cette époque, la nécessité de distinguer

entre humains et autres animaux s’est imposée avec force. Le dressage vise à former

l’animal à tel ou tel comportement spécifique, à tirer de lui un avantage, bref à l’instrumentaliser,

en esclave qu’il est. L’éducation « au contraire » viserait désormais à

former l’enfant, non plus à un rôle d’esclave, mais à l’état d’« humain », d’« homme

libre », à considérer son intérêt supérieur, à le former à sa liberté (future) : il s’agirait,

répètent en chœur tous les pédagogues, de former son sens critique, son autonomie,

son indépendance, ses capacités d’initiative, etc. Former sa personnalité.

Effectivement, un enfant ne serait occupé à rien d’autre, « en grandissant »

que… développer sa personnalité ! À qui veut-on faire croire que « développer sa

personnalité » soit un but en soi ? De toute façon, on sait ce qu’il en est : ce but est

si bien atteint par nos dispositifs éducatifs que les enfants et adolescents, dans leurs

tentatives désespérées de se procurer un semblant d’identité et donc (?) de personnalité,

se trouvent mercantilement canalisés vers des consommations massifiantes.

C’est bel et bien en dépit de leur éducation que des enfants ou des adolescents,

puis des adultes, réussissent à développer un certain sens critique et – bien plus

difficile – une certaine capacité à refuser ce qu’on leur « offre », c’est-à-dire, une

capacité à s’insoumettre réellement.

L’humanité se distingue des autres espèces animales par ses capacités cognitives,

et cette distinction doit à tout prix être cultivée : notre spécisme l’exige,

ainsi que le maintien de notre domination humaine sur les autres êtres sensibles,

sentients. Peut-être est-ce pour respecter cette idée que l’éducation est l’humanisation

que l’apprentissage scolaire (français) est tant centré sur le « développement »

des capacités intellectuelles de l’enfant, elles-mêmes appréhendées comme condition

de sa liberté. On invoque d’ailleurs en permanence la liberté de pensée, la

formation du sens critique, pour justifier le programme. Pourtant, déjà Friedrich

W. Hegel en son temps argumentait que c’est par l’action que nous développons

notre conscience de soi et notre liberté. Max Stirner un peu plus tard ne disait pas

non plus autre chose 2 . Vouloir sans pouvoir n’est que ruine de l’âme. La liberté de

conscience, si elle n’est pas une liberté d’action, n’est que le fantôme de la liberté :

si elle ne peut se développer, elle reste si embryonnaire qu’elle ne saurait faire de

l’ombre à quelque pouvoir que ce soit.

1. J. Locke, Quelques pensées sur l’éducation, op. cit.

2. M. Stirner, « Le faux principe de notre éducation », in De l’Éducation, Spartacus, , févr.-mars

1974.

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L’éducationnisme

L’apprentissage, champ séparé

John Holt consacre dans son Instead of Education (Apprendre sans l’école) un

chapitre lumineux à la critique de la notion d’apprentissage 1 : elle désigne aujourd’hui

une activité séparée, spécifique, pratiquée (sous la contrainte) à part

du reste de la vie. Une activité autonome, isolée. Or, laissé livré à soi-même et

non à d’autres, on n’apprend jamais pour apprendre : on fait pour faire, et ce

faisant, on apprend. Celui qui décide de découvrir un instrument de musique

commence à jouer quelques notes, se prend au jeu, joue, teste, expérimente,

pour la plaisir, par curiosité ; ce faisant, il apprend. S’il est libre de son activité,

ce n’est pas même pour apprendre qu’il joue, mais par plaisir de découvrir.

Tout apprenant fait, et l’on n’apprend bien qu’en faisant.

Il a fallu l’institution de l’école et la primauté qu’elle a prise, pour que la

notion d’apprentissage ainsi soit contre toute raison séparée de tout faire.

1. John Holt, Apprendre sans l’école, L’Instant présent, 2012. Sur le même sujet, on pourra

lire avec intérêt les analyses de J.-P. Lepri, op. cit., pp. 76-77.

Les dominants ont toujours une drôle d’appréciation de la réalité, qu’ils ne

confrontent pas, et pour cause, avec la perception qu’en ont ceux qu’ils tiennent

sous leur joug. Ainsi, professeurs et élèves comprennent tout à fait différemment

ce en quoi consiste l’apprentissage scolaire :

Pour les enseignants, travailler, apprendre, c’est avoir une activité intellectuelle

d’appropriation du savoir. Pour les élèves, c’est faire ce que l’école vous dit de faire

[...]. Les élèves, dès le CP (cours préparatoire) définissent le « bon élève » sans faire,

le plus souvent, la moindre allusion au fait qu’il apprend des choses : ses principales

qualités sont d’arriver à l’heure et de lever la main avant de parler 1 .

Alain Renaut 2 , prenant et prônant la théorie pour la réalité, affirme gaillardement

: « Quand il s’agit d’enfants, un dressage satisfaisant à cette obligation [ne

pas faire souffrir] nous apparaîtrait toujours aussi inacceptable : il ne suffit plus ici

d’exclure la cruauté dans le dressage, mais bien le dressage comme tel ; parce qu’il

est analytiquement contradictoire, dans son principe même, avec la reconnaissance

d’une liberté, donc d’une subjectivité. » Malheureusement la question de la différence

entre éducation et dressage est résolue très superficiellement par Renaut, qui

1. B. Charlot, in J. Boudon & C.Thélot (éd.), Éducation et formation. L’apport de la recherche

aux politiques éducatives, CNRS, 1999, cité par L. Bianchi, « Instruction. L’école ça sert à

rien », in RdeRéel.

2. A. Renaut, op. cit., p. 368.

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La Domination adulte

semble assimiler dressage et obtention de réflexes conditionnés (ceci dit, qu’est-ce

qu’arriver à l’heure ou lever la main avant de parler ?). Pourtant, les animaux sont

aussi éduqués, dans la mesure où les résultats visés et obtenus se situent souvent

au-delà de simples réflexes : la différence entre dressage et éducation, à ce niveau,

est bien loin d’être aussi évidente qu’il ne paraît. En outre, n’en déplaise à Renaut,

la plupart des gestes éducatifs, sinon tous, restent aujourd’hui comme hier tout à

fait assimilables à du dressage, sans même parler de leur finalité : qu’il s’agisse de

faire peur à l’enfant pour le faire taire ou obéir, qu’il s’agisse de l’usage de la violence

et de la contrainte, mais tout aussi bien du chantage à l’affection, à l’amour,

au dessert, à la télévision, ou quoi que ce soit d’autre. L’omniprésence de la violence

éducative, comme on l’a vu, est là pour nous rappeler que cette distinction

si volontiers revendiquée par les humanistes est une chinoiserie. Lorsque la carotte

ou le bâton sont brandis, on peut légitimement parler de dressage. Or, il n’y a pas

d’éducation sans sanctions ou sans gratifications.

Toujours selon Renaut, à partir du moment où l’humanité se perçoit comme

incarnant « la liberté » apparaît « l’épineuse question de savoir si la liberté est un

élément du processus éducatif (en d’autres termes : si elle doit être prise en compte

par les éducateurs, au point de limiter leur recours à la contrainte) ou seulement

une finalité de celui-ci (au sens où la liberté serait seulement le produit de l’éducation),

à moins encore qu’elle ne doive être à la fois […] un élément et une

finalité de l’éducation 1 . » Cette épineuse question a effectivement beaucoup agité

les pédagogues et les philosophes. Les décideurs politiques et l’immense majorité

des éducateurs ont tranché sans problème, comme Renaut lui-même : la liberté,

bien sûr, mais pas « au point de limiter le recours à la contrainte » ! Les pédagogies

douces, ou nouvelles, ont même fait leur cet adage : « Toujours plus de liberté, dans

un cadre éducatif » (c’est-à-dire, contraignant). Car les pédagogies encadrent, et le

cadre n’est pas remis en question qui consiste en des horaires, un lieu, une classe

d’âge réunie, des éducateurs et une éducation.

Les types d’éducation « alternatifs » préfèrent dans la mesure du possible l’incitation

à la contrainte (la carotte est alors implicite : il s’agit de faire plaisir à papa

ou maman, à la maîtresse…), mais restent non négociables sur l’essentiel : réaliser

les projets qu’on a conçus pour les enfants et, fondamentalement, le projet qu’on

a conçu des enfants.

Benjamin Kiesewetter, un autre jeune militant de Kraetzae, affirme des idées

d’éducation non-violente ou anti-autoritaire qu’elles sont tout simplement contradictoires

dans les termes 2 .

1. A. Renaut, op. cit., p.170.

2. Cf. B. Kiesewetter, « Ein Plädoyer gegen antiautoritäre und jede andere Erziehung »

(« Un Plaidoyer contre l’éducation auti-autoritaire et toute autre forme d’éducation »), in Die

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L’éducationnisme

Critiquer l’éducation elle-même

L’éducation semble pourtant une notion en soi inattaquable ; on peut bien par

contre critiquer telle ou telle méthode, dénoncer telle ou telle pédagogie ou telles

ou telles valeurs inculquées, mais la notion d’éducation elle-même est intouchable.

Quelques rares personnes s’y sont pourtant frottées. Dans les pays anglo-saxons,

le très sage et très pragmatique John Holt, qui reste une référence

obligée du mouvement des Youth Rights, a publié en 1976 Instead of Education 1 .

Symptomatiquement, le livre traduit en français, qui vient de paraître, s’intitule

Apprendre sans l’école 2 : toute référence à une critique de l’idée d’éducation en ellemême

a été évacuée du titre. De même le best-seller d’Alice Miller sur la violence

de l’éducation et l’ultra-violence de ce qu’elle appelle « la pédagogie noire » (l’éducation

du 19 e et de la première moitié du 20 e siècle), paru en France sous le titre

C’est pour ton bien, s’intitulait en allemand : Am Anfang war Erziehung, (littéralement

: « Au commencement était l’éducation »).

En Allemagne, ce sont les mineurs du collectif Kraetzae qui ont popularisé dans

les années 1990 la critique de l’idée même d’éducation, en reprenant les idées développées

par Ekkehard von Braunmühl, qui publie en 1975 Antipädagogik. Studien

zur Abschaffung der Erziehung 3 . En France, peu d’auteurs se sont intéressés à cette

critique. On trouve René Schérer par exemple. Mais je pense surtout à Catherine

Baker, qui souligne que l’éducation n’est pas un rapport gentillet : elle nécessite un

éducateur et un éduqué, le premier ayant un projet (éducatif) sur le second. Or,

dit-elle, qu’est-ce qui nous pousse à désirer, pour un jeune que nous mettons au

monde, qu’il devienne le petit soldat d’une société militarisante, qui nous enrôle

tous plus souvent qu’à notre tour ? Pourquoi nous donner un rôle de leader, de caudillo,

et désirer à tout prix le guider ? Pourquoi nourrir un projet à son encontre ?

Pourquoi ne pas le laisser vivre, jouir de le regarder vivre et l’aider, l’accompagner

dans sa découverte du monde lorsqu’il en formule le besoin ? Pourquoi ne pas lui

68er – Warum wir Jungen sie nicht mehr brauchen (« Les Soixante-huitards – Pourquoi nous autres

jeunes n’avons plus besoin d’eux »), Berlin, Stiftung für die Rechte zukünftiger Generationen,

1998. Traduction en français par mes soins, voir le site : https://enfance-buissonniere.poivron.

org

1. J? Holt, Instead of Education, Holt Associates Publication, 1976.

2. L’Instant présent, 2012.

3. E. von Braunmühl, Antipädagogik. Studien zur Abschaffung der Erziehung [« Antipédagogie.

Études sur l’abolition de l’éducation»], 1975, réédité chez tologo verlag, Leipzig, 2006.

Traduction française à paraître aux Éditions Le Hêtre Myriadis en 2020. En 1970, Braunmühl

a fondé avec 25 familles à Wiesbaden une garderie qui évite les rapports éducatifs ; elle existe

toujours. En Allemagne paraît régulièrement une revue intitulée Unerzogen (« inéduqué »),

consacrée aux rapports adultes-enfants égalitaires.

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La Domination adulte

faire confiance, et faire confiance en l’amour réciproque qui peut se développer

entre deux êtres qui tentent de se laisser libres ? De fait, si peu de gens finalement

théorisent leurs pratiques, un certain nombre de personnes tout de même refusent

le rapport éducatif avec le(ur)s enfants, et plus généralement avec quiconque : elles

n’ont pas de tels rapports avec leurs amis, pourquoi en auraient-elles spécifiquement

avec des petits, qui justement ne peuvent pas se défendre ? Ce sont souvent

des personnes libertaires de cœur, qui refusent l’institution scolaire comme elles

refusent pareillement pour elles-mêmes et pour les autres toutes les oppressions, et

qui se souhaitent « un monde dans les grandes largeurs 1 ».

C’est que l’éducation n’est pas un rapport égalitaire. « Pas de pédagogie possible

sans trafic ni manigance (puisque la pédagogie repose sur l’idée que l’adulte

est dans le vrai et qu’il faut amener par tous les moyens l’enfant à cette vérité) 2 . »

Alain Renaut ne dit pas autre chose lorsqu’il demande sérieusement : « Comment,

dans une société des égaux, limiter suffisamment l’accès de l’enfant à l’égalité pour

préserver les conditions de possibilité d’une relation éducative 3 » ?

L’éducation signe une absence de confiance envers la personne qui la subit, à

qui elle adresse un discours implicite de négation : « Tu n’es pas comme il faudrait

que tu sois et je veux que tu deviennes autre que ce que tu es ; pour que je t’aime

et pour que tu aies plein droit à exister, le “toi” que tu es devra mourir et céder la

place à “mieux”. » Le mépris est fondamentalement contenu dans cette idée qu’il

faut amener chacun quelque part ailleurs que là où il (en) est, que ce qui compte

n’est pas ce qu’il est (qui est ce qu’il ressent, ce qu’il aime, ce qu’il veut, ce qu’il

refuse…), mais ce qu’il doit devenir. Éduquer vient du latin ex-ducere : conduire

hors de… Éloigner de soi-même ? 4 Une relation d’éducation est définie par le but

que l’un a sur l’autre, c’est une relation où l’éduqué n’est plus que le futur être

que l’éducateur veut qu’il devienne, n’est plus regardé qu’à l’aune de ce projet qui

scrute l’avenir en piétinant le présent. C’est-à-dire que l’éduqué ne vaut pas en

lui-même, ne vaut pas par lui-même ; il ne vaut pas au présent, ni n’apparaît plus

à lui-même suffisant. Mépris : étymologiquement mes-prix, mauvais prix, peu de

1. Lire à ce propos C. Baker, Les Cahiers au feu, op. cit. Une longue et passionnante enquête y

est consacrée à ces insoumis sociaux. On parle parfois aujourd’hui d’unschooling pour désigner

le mouvement désormais international de refus de l’éducation et de la scolarisation des mœurs.

2. C. Baker, Insoumission à l’école obligatoire, op. cit., p. 93.

3. C’est par cette question qu’il fait débuter un chapitre intitulé « Déclarer les droits de l’enfant

» ! A. Renaut, La Libération des enfants, op. cit., p. 376.

4. Qu’est-ce par ailleurs que « soi-même » ? Sans entrer ici dans des considérations complexes

sur cette notion de « soi », je veux souligner que l’éducation vise à identifier chacun avec des

intérêts qui ne deviendraient sans cela jamais spontanément les siens. Elle vise à lui faire intégrer,

internaliser, des intérêts qui lui seraient même sans cela antagoniques.

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L’éducationnisme

valeur. Minus, mineur. On peut présumer qu’un tel mépris est finement perçu par

tout éduqué, qui l’intègre.

Benjamin Kiesewetter faisait le même constat :

L’éducation signifie la contrainte pour l’élève, même si tout semble se passer dans

la joie et l’acquiescement, parce que l’enfant connaît très bien ce qui le menace

implicitement s’il ne collabore pas. Fondamentalement, l’éducation signifie ne

pas accepter l’enfant dans son être, ne pas le respecter ni le tolérer, mais vouloir le

changer (ou : « l’améliorer ») 1 .

D’emblée, les anciens Grecs n’avaient pas manqué de remarquer que l’éducation

signifiait bien cette non-acceptation de « l’enfant dans son être » et impliquait

la disparition de l’éduqué, sa mort. Platon, grand précepteur d’éducation à la face

du monde, met en scène dans un de ses dialogues un critique efficace :

Dites-moi, Socrate et vous autres, qui déclarez être désireux que ce jeune homme

devienne sage, demande le sophiste Dionysodore, plaisantez-vous en disant cela,

ou le désirez-vous vraiment et parlez-vous sérieusement ?

– […] Cette réflexion m’incita, dit Socrate, à déclarer que nous étions prodigieusement

sérieux.

Alors Dionysodore :

– Prends garde, Socrate, dit-il, d’avoir à nier ce que tu affirmes à présent.

– Je sais ce que je dis, répondis-je, soyez sans crainte, je ne le nierai pas.

– Eh bien ! reprit-il, vous désirez, dites-vous, qu’il devienne sage ?

– Certainement.

– Et à présent, demanda-t-il, Clinias est-il sage ou non ?

– Il dit qu’il ne l’est pas encore, car il n’est pas vantard.

– Mais vous, dit-il, vous voulez qu’il devienne sage et non ignorant ?

Nous l’avouâmes.

– Vous voulez donc qu’il devienne ce qu’il n’est pas et qu’il ne soit plus ce qu’il est

à présent.

À ces mots je me sentis troublé, et je l’étais encore quand il reprit :

– Puisque vous voulez qu’il ne soit plus ce qu’il est à présent, c’est apparemment

que vous désirez sa mort ? Ce serait vraiment des gens précieux que des amis et des

amants capables de souhaiter par-dessus tout la mort de leur bien-aimé 2 !

1. B. Kiesewetter, art. cit.

2. Euthydème, 283, c, e, XX, in Protagoras…, Garnier-Flammarion, 1967, pp. 22-123.

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La Domination adulte

L’idée d’égalité, antagonique à celle d’éducation

La critique de l’idée d’éducation développée en Allemagne porte fondamentalement,

d’une part sur le fait qu’elle est un rapport hiérarchique et inégalitaire,

négation en actes des droits fondamentaux censés être octroyés à l’ensemble des

humains, et d’autre part sur le fait qu’elle est nuisible et contre-productive d’un

point de vue « démocratique ». Je pense que ce dernier point relève hélas d’une

vision angélique de la démocratie et que l’éducation présente est au contraire tout

à fait adaptée à ce régime de représentation forcée.

Voici en tout cas ce qu’en dit Benjamin Kiesewetter :

Il en résulte que l’éducation est une pratique intolérante et avant tout antidémocratique.

Les droits fondamentaux à l’autodétermination et à la participation

(cogestion) font partie indissolublement de la démocratie. Ces droits fondamentaux

sont ignorés par l’éducation. Aussi ce mot d’éducation ne devrait-il pas être

mis à l’honneur et utilisé dans un sens d’égalité des droits, parce qu’il sert jusqu’à

présent à masquer avec succès l’abus de pouvoir des parents (ou des professeurs) à

l’égard des enfants.

[...] le débat sur les valeurs éducatives donne lieu à de nombreuses absurdités. Ainsi

on essaie de faire éclore des valeurs démocratiques par des moyens (l’éducation)

non démocratiques, malgré le fait que cette tentative aussi est condamnée à l’échec

par ses contradictions internes. Pourtant, c’est si simple : les valeurs démocratiques,

lorsqu’elles sont vécues, n’ont besoin d’être prêchées ni même enseignées.

Ce n’est pas par l’éducation qu’on obtient que des personnes intègrent les valeurs

démocratiques et les considèrent importantes.

S’il arrive qu’un élève intègre ces valeurs, ce n’est pas imputable à l’éducation, mais

aux expériences que la personne a faites en dehors de l’éducation. Par l’éducation,

on atteint plutôt le contraire : car la sympathie à l’égard des valeurs se réduit

comme peau de chagrin si elles nous sont continuellement prêchées et qu’on essaye

de nous les enseigner. [...] Pour que l’éducation fonctionne, son objectif doit

avoir même contenu que ses moyens (c’est-à-dire qu’ils doivent être aussi non

démocratiques). Qui a des buts démocratiques doit aussi trouver les moyens démocratiques

de les réaliser. Il doit faire ses adieux à l’éducation.

Martin Wilke, lui aussi un des mineurs activistes du collectif Kraetzae, définissait

ainsi l’éducation 1 :

L’éducation est une activité systématique (intentionnelle) et exercée dans un but

précis de formation des personnes, le plus souvent jeunes. L’éducation n’est pas

« naturellement » présente dans toute communication, dans toute influence, mais

seulement si l’un se pose supérieur à l’autre et pense pouvoir ou devoir le tirer vers

1. M. Wilke, Éduquer est ignoble, art. cit. Les citations qui suivent sont tirées du même article.

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L’éducationnisme

un objectif. Dans l’éducation on trouve toujours un sujet d’éducation et un objet

d’éducation, un tirant et un tiré, l’éducateur et l’élève, un haut et un bas.

Il souligne que l’éducation est nécessairement une violence : elle définit un

« bien de l’enfant » indépendamment de l’enfant lui-même, ce qui en soi constitue

déjà une première violence. Elle l’impose ensuite à l’enfant, le cas échéant contre

sa volonté :

L’éducation ne respecte pas les jeunes personnes. Elle se donne le droit de changer

les gens. L’éducateur essaie de réprimer des qualités de l’élève qu’il regarde comme

négatives, pendant qu’il veut renforcer les qualités « positives ». Il veut décider ce

avec quoi l’enfant est en contact. L’éducateur croit qu’il agit dans l’intérêt de l’enfant,

de même que les seigneurs coloniaux autrefois aussi croyaient ou affirmaient

agir dans l’intérêt des colonisés. [...]

Deux moyens d’éducation essentiellement sont à la disposition de l’éducateur : la

séduction d’une part (le détournement, la duperie, la corruption, etc.) et le chantage

d’autre part, donc l’intimidation par la menace et le fait de causer du tort.

L’éducation va à l’encontre de toute forme de relation égalitaire :

L’éducation et son arrière-plan théorique « pédagogique » regardent les enfants

comme des objets, comme un matériel humain à former. Cependant les enfants

ne sont pas des objets. Les enfants sont des sujets, des êtres vivants autonomes

comme toutes les personnes – et cela dès le début. [...] Le fait que des capacités

déterminées leur fassent encore défaut (la prétendue capacité d’exécution), ne

constitue pas un problème fondamental. Si elles sont dans l’incapacité de faire

quelque chose, les personnes âgées ne sont pas « élevées » pour autant, mais au

contraire justement on les aide. L’éducation est caractérisée par la manipulation.

Dans la pratique, l’éducation signifie souvent que des enfants doivent aller se coucher

à un moment choisi par l’éducateur, ne peuvent peut-être pas rencontrer

certains amis, doivent dire « merci » et « s’il vous plaît », ne peuvent parler que

sur invitation, doivent rendre visite à la grand-mère ; ils doivent manger ensemble

avec les parents ou au contraire s’en voient interdits pour des raisons éducatives,

ils doivent ranger leur chambre d’après les souhaits de leurs parents, se coiffer,

s’habiller d’après le goût des parents et se conduire ainsi que les parents le veulent,

afin qu’ils fassent bonne impression à la famille et aux connaissances (le symbole

de standing que constitue l’enfant bien élevé). Cette énumération peut être continuée

à volonté. Ce qui est ici décisif, ce n’est pas si ces actions sont rationnelles ou

non, mais le fait qu’aucun choix n’est laissé à l’enfant. D’adultes égaux en droits

on n’exige pas tout cela, et cela ne viendrait pas à l’idée de l’exiger.

Mais pourquoi les parents font-ils tout cela ? Est-ce qu’une vie commune égalitaire,

libre d’éducation, ne serait pas pour les deux côtés fondamentalement plus

agréable ? La folie éducative conforme de beaucoup de parents trouve son origine

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La Domination adulte

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dans la supposition que les enfants ont besoin d’’éducation. Aussi répandue cette

supposition soit-elle, elle est fausse. Beaucoup de gens confondent éducation et

apprentissage. L’éducation est organisée par l’éducateur. L’apprentissage est au

contraire une activité de l’enfant. Il explore son environnement, prend des informations.

L’enfant est le sujet de son apprentissage. Les enfants apprennent – et

cela sans qu’on les y contraigne. On ne peut même pas empêcher l’apprentissage,

tout au plus peut-on le restreindre, par l’éducation par exemple. Les enfants n’ont

pas besoin d’éducation, ils ont besoin d’apprendre ; et ils apprennent aussi sans

éducation. Que cela ne soit pas seulement théorique, c’est ce que nous indique la

pratique de plusieurs familles, dans lesquelles dès le début les enfants ont grandi

sans être éduqués.

Toute personne laissée libre apprend en faisant – parfois certes en lisant ou

en regardant la télévision, mais généralement plutôt simplement en vivant. Ainsi,

des enfants auxquels on n’a pas mis la pression pour apprendre à lire, et qu’on n’a

donc ni dégoûtés ni découragés, apprendront-ils d’eux-mêmes, sans effort, i-névi-ta-ble-ment

1 . Il en va de même de la musique, de la nage, et plus généralement

de quoi que ce soit d’utile. Je rappelle ici qu’un très bel ouvrage de John Holt est

consacré à détailler et expliciter les processus d’apprentissage spontané, aussi divers

soient-ils (cela concerne également les apprentissages de type scolaire) 2 . Ces modes

d’apprentissages étaient la règle avant que ne s’impose l’éducation.

Non seulement l’éducation nuit à un réel apprentissage, mais la principale inculcation

qui en résulte, outre la soumission... est justement l’idée que l’éducation

est nécessaire :

Naturellement des enfants apprennent aussi avec l’éducation. Ce qu’ils apprennent

ainsi avant toute autre chose, ce sont les règles de l’éducation : que les enfants

doivent faire ce qu’on leur dit. Qu’en cas de conflit, ce qui compte ce n’est pas

ce que l’enfant veut ou pense, mais ce que les éducateurs décident. Les enfants

« apprennent » en fin de compte à croire que l’éducation est indispensable. […]

Ainsi, génération après génération on élève ses enfants – bien que la vie commune

recèle la possibilité de relations égalitaires qui renoncent à la tutelle et à la violence.

[…] Pour éviter encore un malentendu possible : renoncer à l’éducation, ne signifie

pas de négliger l’enfant et de ne plus du tout se soucier de lui. Les enfants

justement petits ne peuvent pas faire encore beaucoup de choses et sont dépendants

du soutien des autres. Mais son impuissance et sa dépendance doivent-elles

1. Dans le film En Rachâchant (1982) que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont tiré d’un

conte de Marguerite Duras, le petit Ernesto décide de ne plus aller à l’école. Sommé de s’expliquer,

il déclare : « C’est pas la peine d’apprendre ce que l’on ne sait pas encore », « Je saurai

i-né-vi-ta-ble-ment », « Vous n’y pouvez rien, calmez-vous ». Montparnasse, 2009, format :

1.37, coffret Straub-Huillet, vol. 4.

2. J. Holt, Apprendre sans l’école, op. cit.

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L’éducationnisme

mener à se placer plus haut que l’autre, lui prescrire un but et réaliser l’acquisition

de ce but si besoin par l’usage de la force ? Agit-on ainsi avec des personnes âgées,

ou bien avec des personnes handicapées ? Et si c’est le cas, est-ce correct ?

[…] Actuellement, en effet, l’éducation est imposée le plus souvent très subtilement,

alors qu’autrefois on était battu ou enfermé. Les deux variantes ne sont

pas compatibles avec la dignité humaine et les droits fondamentaux de l’enfant à

l’autodétermination et au libre développement de sa personnalité.

Les mineurs de Kraetzae reprennent la distinction opérée par von Braunmülh

concernant ce problème des « limites » (Kiesewetter note opportunément qu’on

utilise le terme « limites » quand il s’agit de mineurs pour parler de façon euphémisée

d’« interdictions ») qui fait couler tant d’encre :

Un autre aspect important : les enfants ont-ils besoin de limites ? Les partisans de

l’éducation traditionnelle répondent à cette question clairement par « oui », quand

les partisans de la variante « anti-autoritaire » disent « non ». Les uns et les autres

font l’erreur de jeter toutes les limites dans une même bassine. Il y a, en effet,

deux sortes de limites qualitativement complètement différentes. Il y a des limites

agressives et il y a des limites défensives. On met des limites défensives pour se

défendre, pour se protéger des empiétements des autres (par exemple : « Cela me

dérange si tu écoutes de la musique à 3 h du matin parce que je ne peux alors pas

dormir. »). Elles correspondent au principe : « ma liberté s’arrête là où commence

celle des autres ». Ces limites de légitime défense sont pleines de sens pour une

vie commune paisible. Et elles ne contredisent aucunement l’égalité des droits des

parents et enfants.

Au contraire on fixe des limites agressives à d’autres personnes pour les protéger, par

exemple, « d’elles-mêmes » et les contraindre à leur prétendu bien (par exemple :

« Tu ne peux pas écouter de musique bruyante parce que ce n’est pas bien pour

toi ! »). Les limites éducatives sont des limites agressives. Elles ne peuvent pas être

justifiées par le droit de légitime défense. À un niveau social on retrouve en général

cette sorte de limites, de façon remarquable, dans les États dans lesquels les droits

des personnes, les droits fondamentaux et les droits citoyens ne sont pas considérés

non plus pour des adultes. Les limites agressives ont à voir avec le pouvoir, et non

avec le droit (la justice) comme c’est le cas des limites défensives.

L’erreur de la prétendue éducation anti-autoritaire consistait à non seulement supprimer

les limites agressives, mais encore les défensives. Les enfants qui ont grandi

de façon anti-autoritaire étaient habitués ainsi à ne pas respecter non plus les frontières

défensives des autres, ce qui mène à des conflits avec eux. Maintenant, des

partisans de l’éducation traditionnelle affirment que la tentative de laisser grandir

les enfants plus librement a échoué. Cependant l’éducation anti-autoritaire a

échoué non pas à cause des comportements anti-autoritaires à l’égard des enfants,

mais parce qu’elle n’a pas su renoncer à l’idée qu’on doit éduquer les enfants. Et à

tous ceux qui pensent que les enfants auraient besoin d’eux-mêmes de limites aux-

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La Domination adulte

quelles pouvoir se heurter, on peut répondre qu’il y a suffisamment de résistances

auxquelles se confronter, loin des univers des certificats pédagogiques.

De la violence, des règles, des seuils, des limites

Quelques écoles parallèles, face à ces brutalités [d’enfants qui avaient été

scolarisés auparavant] se sont contentées de légiférer. Depuis que le monde est

monde, on n’a rien imaginé de pire, il est facile de s’en apercevoir. D’autres

cependant, celles – on ne saurait s’en étonner ! – qui ne se sont pas fait reconnaître

par l’État, ont refusé lois et punitions : les conflits ont été appréhendés

différemment à chaque fois selon les individus (adultes et enfants) qui en

étaient l’objet. Bien des pédagogues patentés ont vociféré contre cette absence

de règles et d’autorité qui « insécuriserait les enfants ». Sottise ! Ce qui insécurise

le monde, c’est la loi du plus fort (toutes les lois), les armées, les juges, les

polices ; ce qui insécurise quelqu’un, c’est de savoir que l’autre, en face de lui,

a en lui des lois, des armées, des juges, des polices...

Un enfant à qui l’on dit avec respect, avec confiance : « Fais ce que tu

veux », s’estime lui-même. C’est dans la juste estime de soi qu’on puise la vraie

puissance : celle de n’avoir pas besoin d’user de la force.

Quand une colère ou une ruse fait des victimes, la majorité des adultes,

dans ce genre de lieu, réagit par une discussion ou encore par des câlins consolateurs.

On tente d’exprimer sa désaprobation de manière non culpabilisante ;

dire son désaccord est toujours une marque de considération pour l’autre.

Parfois aussi, une question est réglée par un échange de coups ; qu’il jette la

première pierre, celui qui n’a jamais perdu son sang-froid.

1. Op. cit., p. 176.

Catherine Baker, Les Cahiers au feu, 1988 1

Cette question des limites revient comme un leitmotiv dans les discours sur

l’enfance. La nécessité de « fixer des limites à l’enfant » est invoquée pour légitimer

de sans cesse prescrire, proscrire. Elle s’est cristallisée dans la psychanalyse, qui l’a

justifiée « anthropologiquement » en en faisant un référent universel : « fixer des

limites » serait indispensable à une structuration saine de l’enfant, à un développement

social et moral harmonieux. Ce sont elles qui lui permettraient d’intégrer un

nécessaire « principe de réalité » qui ferait pièce à un supposé capricieux « principe

de plaisir ». Il s’agit donc là d’un lieu commun des discours psychologisants sur

l’enfance, qui vient légitimer les contraintes exercées en universalisant abusivement

un mode de développement de « l’enfant » : la psychanalyse au mieux constitue

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DA Bonnardel BI.indb 240 04/11/2019 12:34


L’éducationnisme

une description du processus de socialisation et des rapports sociaux adultes-enfants

qui sévissent dans nos contrées. Elle ne peut en aucun cas prétendre expliquer

quoi que ce soit de façon universelle. Elle ne peut, tout particulièrement, prétendre

à quelque prescription que ce soit. Hélas, elle prétend pourtant, et fonde son audience

sur cette prétention.

Des enfants dans mon entourage ne sont pas éduqués ; la plupart des gens qui

les entourent ne cherchent pas à leur imposer de limites. Les adultes présents n’ont

jamais pensé se réunir pour discuter de « comment être ou comment faire avec

eux » : l’idée nous serait apparue saugrenue et obscène. On leur dit éventuellement

ce qu’on pense de leurs manières de faire, on leur fait remarquer plus ou moins

délicatement quand ils dérangent, on compose avec eux, on les accompagne lorsqu’ils

en manifestent le besoin, on tente de les avertir si on pense qu’ils se mettent

en danger (ce qui s’avère peu fréquent), comme on le fait avec des adultes. Ils vont

bien, Dieu merci. Ils sont plutôt plus assurés, plus entreprenants, plus vifs – plus

heureux assurément que nombre d’autres enfants.

Effectivement, qu’est-ce donc que les mineurs allemands de Kraetzae opposent

à l’idée d’éducation ? L’idée d’égalité, de rapports égalitaires. Martin Wilke, encore :

Dans les relations égalitaires entre parents et enfants, la question ne se pose pas du

tout de permettre ou d’interdire quoi que ce soit. Chacun est pris au sérieux avec

son intérêt et sa décision. L’autodétermination n’implique pas que chaque décision

est rationnelle, ou qu’aucune erreur n’est faite. Ce qui est réfléchi, c’est que

chaque personne peut décider pour elle-même ce qu’elle éprouve comme « son

bien » ou comme enviable et comment elle se conduit. Les parents n’ont pas à

apprécier le mode de vie de l’enfant. Si les parents croient que ceci ou cela serait

cependant mieux pour l’enfant, ils peuvent en parler avec lui, lui proposer des

renseignements concrets, l’informer des conséquences de ses actes, lui faire des

propositions. Il peut bien sûr y avoir des manifestations de sympathie ou d’antipathie

envers le comportement de l’enfant dans des situations déterminées, de même

qu’entre adultes. Seulement les parents n’ont pas à prescrire à l’enfant ce qu’il a à

faire ou à éviter – pas plus en tout cas qu’ils n’ont à le faire entre adultes.

Comment cela se traduit-il concrètement ?

Les interdictions ne sont pas compatibles avec le principe ci-dessus exposé,

concernant les limites, et elles ne constituent non plus aucune protection efficace,

puisque les enfants peuvent expérimenter à tout moment les choses interdites

lorsqu’ils sont seuls. Les enfants eux-mêmes ne veulent pas du tout se mettre en

danger. Les interdits peuvent provoquer au contraire des réactions par lesquelles

les enfants oublient leur propre sécurité, si bien qu’ils se trouvent seulement ainsi

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DA Bonnardel BI.indb 241 04/11/2019 12:34


La Domination adulte

réellement en danger 1 . En outre, des interdits ne contribuent pas à la compréhension

des situations de danger.

Fondamentalement, on devrait considérer que la protection ne doit pas mener à une

restriction des droits, mais à proposer des moyens de prévention supplémentaires.

[...] Cependant, on ne réussira jamais à éviter tous les dangers. Conseiller, soutenir,

mettre en œuvre des moyens de prévention, non seulement donne des relations

plus agréables, mais se révèle aussi plus efficace que punir, interdire et éduquer.

Bref, parler d’éduquer dans l’intérêt de l’autre, c’est se moquer du monde.

Benjamin Kiesewetter souligne qu’« il est important d’expliciter cela et de veiller

qu’à l’avenir l’éducation cesse d’être synonyme de “ce qui est bon pour des enfants”

». L’abolition de la domination adulte passe nécessairement par la critique

de la notion d’éducation, nécessite de déconstruire l’idéologie pédagogique qui la

soutient et de dévoiler la réalité brutale des rapports sociaux majeurs-mineurs que

masquent les connotations positives du mot.

Éducation, socialisation, instrumentalisation

Qu’est-ce qui fait que nous tenons tant que cela à instrumentaliser la jeunesse

des petits humains qui nous entourent, à les socialiser… les éduquer ? De même

que l’instruction scolaire, l’éducation n’apparaît-elle pas comme un avantage seulement

dans cet état de guerre généralisée de tous contre tous qui nous mobilise sans

fin ? Pourtant, rien ne prouve qu’elle permette à l’éduqué de s’en tirer au mieux : il

a appris à réprimer les processus physiologico-émotionnels qui lui permettraient de

sortir de la confusion dans laquelle le plongent ses détresses, à réprimer ses désirs

et à se résigner, à obéir, à se soumettre, à se conformer aux normes, à se mentir et

à se voiler la face... Si l’éducation fournit des armes et des armures à l’enfant, elle

ne lui apprend pas le moins du monde à se défendre mais simplement, comme le

souligne Catherine Baker, à devenir le mercenaire de la société qui l’a formé.

Émile Durckheim, l’un des pères de la sociologie, précisait sans ambages :

L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont

pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer

chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament

de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel

il est particulièrement destiné 2 .

1. « Faire le contraire de ce qui est exigé, c’est souvent l’unique possibilité qu’a l’enfant de

montrer qu’il décide de façon autonome ce qu’il fait », affirme encore Martin Wilke.

2. É. Durckheim, article « Éducation », in F. Buisson, Nouveau Dictionnaire de pédagogie,

Hachette, 1911, p. 532. Cité par C. Baker, Insoumission…, op. cit., p. 41.

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L’éducationnisme

L’instrumentalisation ici est clairement admise et définie : l’éducation vise à la

reproduction de l’ordre social et du « milieu spécial auquel [l’enfant] est particulièrement

destiné ».

Qu’est-ce donc qui est si attachant dans notre ordre social, qu’on souhaite si

aveuglément sacrifier les petits sur son autel ?

En fait, dans la plupart des sociétés, les enfants vivent au milieu des adultes,

avec eux, et intègrent au fil du temps les façons de faire, les normes et les hiérarchies,

à force de simplement partager le quotidien de tous. L’éducation existe bel et

bien, et elle est sans doute aussi fondamentalement critiquable que celle qui sévit

dans nos contrées, mais elle est loin d’avoir pris la dimension totalitaire qui lui a été

donnée dans nos sociétés, et « passe » le plus souvent par les pratiques informelles

de la vie quotidienne. Les interactions entre adultes et enfants restent diversifiées

et ne sont pas tout entières conçues pour réaffirmer l’enfant dans son rôle d’enfant

à éduquer et l’adulte dans son rôle de maître et d’éducateur. Dans nos sociétés, par

contre, « les théoriciens du développement de l’enfant savent depuis longtemps

que la première relation sociale consiste à reconnaître les suggestions de l’autorité

et à s’y plier 1 . » Je l’avais déjà mentionné : une étude de psychologie sociale a mis à

jour qu’au sein d’une famille moyenne, 70 % des adresses verbales d’un adulte vers

un enfant consistent en des ordres ou des requêtes (qui sont les versions édulcorées

de l’ordre). Un tel bombardement autoritaire incessant, des années durant, ne peut

laisser quiconque indemne.

Le contenu fondamental de l’éducation, celui dont on parle le moins, vise à

faire ingurgiter tout le reste : ce n’est rien moins que la soumission. Ci-dessous,

Catherine Baker parle de l’école, mais son propos est extensible sans effort à l’éducation

en soi :

Quels que soient les contenus des programmes, l’enseignement donné répond

à des besoins précis qui n’ont rien à voir avec ce qui semble à première vue « de

notre temps » ou non. On peut bien supprimer un peu plus tôt ou un peu plus

tard l’enseignement de la philosophie, pour ce qu’on en fait ! Car la seule chose

qui importe, c’est ce qui passe à travers n’importe quel programme. Illich dit que

le meilleur enseignant du monde ne peut protéger efficacement ses élèves contre

ce qu’il appelle le « programme occulte de la scolarité ». Ce qui est en cause dans

l’école, c’est ce qu’il y a par exemple de commun entre un cours de physique en première,

et une leçon de gymnastique en classe de C.P. Par ses quatre caractéristiques

(l’enseignement est obligatoire et prend un maximum de temps ; il est donné par

des enseignants patentés ; à une classe d’âge spécifique ; il suit un programme établi),

l’école remplit sa fonction qui est de « conserver », par la sélection, les normes

1. B. Dantier, Textes de méthodologie en sciences sociales, « Organisation sociale et dépendance

hiérarchique : Stanley Milgram, Soumission à l’autorité », http://classiques.uqac.ca/collection_

methodologie/milgram_stanley/org_soc_dependance_hierarchique/texte.html.

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La Domination adulte

sociales en vigueur grâce à la transmission d’une culture elle-même « conservée ».

L’inculcation du savoir, quel qu’il soit, permet le dressage et l’entraînement à la

soumission. Le programme occulte ne transmet telle ou telle qualification (qui

pourrait bien mieux se trouver dans la vie et auprès des praticiens) que d’une manière

autoritaire qui vise à « socialiser » l’individu dans un certain sens : la société

pour laquelle on le taille est forcément dirigiste, inégalitaire 1 .

Personne mieux que Kant n’a si bien exprimé, dans un passage célèbre, la réalité

de ce programme occulte :

C’est ainsi par exemple que l’on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans

l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer

tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne,

en sorte que par la suite, ils puissent ne pas mettre réellement et sur-le-champ leurs

idées à exécution. Cependant l’homme, par nature, a un si grand penchant pour

la liberté, que, s’il commence à s’habituer à elle quelque temps, il lui sacrifie tout.

C’est pourquoi, comme on l’a dit, il faut avoir très tôt recours à la discipline 2 …

Un siècle auparavant, Locke déjà n’avait pas dit autre chose, lui qui exhortait

à « former leur esprit à la discipline, les habituer à plier devant la raison, à l’âge où

ils sont le plus dociles, le plus en état de recevoir un pli » (§ 35). C’est que « les

enfants aiment la liberté » (§ 106) et, « encore plus que la liberté, l’empire » : ils

veulent être les maîtres 3 . Il nous faut donc nous protéger d’eux, dit Locke. Un

siècle plus tard, chez Kant, apparaît déjà en filigrane l’idée qu’il faut surtout les

protéger d’eux-mêmes.

L’internalisation des règles sociales

On parle beaucoup, à la fois de « laisser les enfants être des enfants », et de

« faire des enfants des adultes ». Injonctions contradictoires ? Que non pas !

On a gardé de Rousseau l’idée qu’il faut laisser l’enfance se développer librement

en l’enfant, « laisser mûrir l’enfance dans les enfants », comme il dit si joliment. Or,

cette idée d’enfance à respecter en l’enfant, à sauvegarder en l’enfant, est contemporaine

de l’enfermement éducatif des enfants, est contemporaine de leur dressage

institutionnalisé et généralisé. Qu’est-ce qui, plus que la spontanéité, la découverte,

1. C. Baker, Insoumission à l’école obligatoire, op. cit., p. 45.

2. E. Kant, Réflexions sur l’éducation,Vrin, 1966, pp. 70-71.

3. J. Locke, Quelques Pensées sur l’éducation, op. cit., citations par A. Renaut qui juge qu’il

s’agit là des prolégomènes d’une « éducation à la liberté ».

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L’éducationnisme

la profusion, la vitalité et la créativité, caractérise l’enfance ? Et qu’est-ce qui, plus

que ces caractéristiques, est écrasé par l’éducation systématique qui s’est instituée à

partir du 17 e siècle dans nos « sociétés monstrueusement développées » 1 ?

Rousseau parle par ailleurs bel et bien de « faire d’un enfant un enfant », trahissant

ainsi ce qui sera le projet éducatif fondamental de la modernité, sous couvert

de « laisser mûrir l’enfance dans les enfants » : faire des enfants… des enfants. Ça

s’appelle simplement : infantiliser.

Alain Renaut fait ses gorges chaudes de cet immense progrès que constituerait

selon lui ce « faire d’un enfant un enfant » : la norme n’est plus extérieure à l’enfant

! Il ne s’agirait plus, désormais, d’en faire un adulte, une femme, un homme,

un artisan ou un médecin… « La norme n’est plus pensée dans les termes d’une

extériorité que l’on impose au sujet, mais elle est plutôt appréhendée au sens d’une

intériorité qu’il appartient à l’individu lui-même de prospecter 2 » ; Renaut reconnaît

bien que le devoir-être est toujours aussi pressant, et « la normativité comprise

dans la notion même d’éducation » toujours aussi présente. « L’enfant doit être

un enfant, et l’enfant ne peut, si l’on ose dire, devenir enfant que par une éducation

qui respecte en lui (au sens que l’on a analysé) l’enfance », nous dit-il. Mais

qu’est-ce que cette enfance qui n’est jamais questionnée et qu’il s’agit pourtant de

respecter avec suffisamment de publicité et de pression répétée pour que l’enfant

finisse par l’endosser ? Comment Renaut et les autres humanistes contemporains

connaissent-ils avec certitude que cette « enfance » est une bonne chose, à quoi

précisément l’enfant va avoir à se conformer ?

Le piège est aujourd’hui éventé, qui veut que désormais on soit tenu simplement,

en toute authenticité, de se conformer à « soi-même », à soi « enfant », à soi

« humain », à soi « adulte », à soi « homme » ou « femme », etc. Les identités n’ont

jamais été aussi présentes, les devoir-être persistent, la pression perdure ; les exhortations

sont désormais moins explicites, et de ne pas être dites permet qu’elles ne

puissent être aisément… contredites, contrées. Difficile désormais de les dévoiler,

de les critiquer et refuser.

Le but suprême de l’éducation humaniste est censé être l’autonomie, la liberté

de l’individu, qui doit être « capable de vivre conformément aux règles

qu’il s’est lui-même données 3 ». On conçoit pourtant que l’éducation réelle, et

non celle fantasmée par nos auteurs, refourgue volontiers en sous-main quelques

1. L’expression est de Catherine Baker, dans L’Abolition de la prison signifie-t-elle l’abolition

du droit, de la justice, et de toute société ?, auto-édition, 1985, brochure rééditée par les Éditions

du Ravin bleu, 2002.

2. A. Renaut, reprenant Vigarello (p. 300 sqq), op. cit., p. 88.

3. A. Renaut, op. cit., p. 346.

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La Domination adulte

règles, que l’éduqué sera amené « de lui-même » à se donner en toute liberté

éducative et pédagogique.

L’insistance sur la définition de l’autonomie héritée de Kant, entendue comme

« capacité à vivre en suivant les règles qu’on s’est fixées » paraît bien étonnante.

Pourquoi définir l’autonomie par le rapport à des règles ? En quoi l’aptitude à se

fixer des règles et les suivre signifie-t-il être « autonome » ? Une plus grande souplesse

de réactions, non enfermées a priori dans un cadre de règles préconçues, ne

pourrait-elle pas par exemple apparaître comme un effet d’une plus grande maturité,

d’une plus grande assurance, d’une plus grande adéquation aux situations,

et finalement d’une plus grande capacité à réagir en intelligence avec son environnement

? Être autonome, ne pourrait-ce pas simplement signifier qu’on sait ce

qu’on veut, indépendamment de quelque règle que ce soit ? Qu’on est simplement

en capacité de dire oui ou non, d’accepter ou de refuser, et, troisième voie plus

essentielle encore, de décider de construire de toutes pièces ce dont on rêve et qui

n’existe pas encore ? En revanche, référer à des règles censées être fixées par chacun,

pose un problème lorsque la société dans son ensemble (c’est-à-dire, relayée par

l’ensemble des sociétaires qui s’en font volontiers les ardents zélateurs) souhaite

« par ailleurs » elle aussi nous faire respecter des règles, nous soumettre à des lois,

nous fixer des limites et des interdits. Après quelque dix-huit ans d’une éducation

sans trêve, il est évident que les règles qu’on est susceptible de se fixer « soi-même »

risquent fort d’avoir beaucoup de liens de parenté avec les règles sociales en vigueur,

fussent-elles les plus imbéciles, les plus immorales et les plus dangereuses. Et

l’expérience quotidienne de la vie sociale la plus commune montre bien par contre

que des capacités qui devraient être la moindre des choses pour s’autoriser à parler

de vie « autonome », comme celle de savoir dire oui ou non de façon raisonnée,

manquent en fait cruellement.

Ainsi, l’« être libre » rêvé par Alain Renaut sera tout à fait capable, une fois passé

sous les fourches caudines de l’éducation, de vivre selon les règles de la société, qu’il

se sera donc lui-même données. Dit autrement : l’« être libre » de Renaut sera tout

à fait incapable, une fois passé sous les fourches caudines de l’éducation, de vivre

selon ses désirs et volontés propres. Dix-huit ans de privation de liberté n’auront

pas été de trop pour faire accepter l’auto-amputation et pour intégrer les réquisits

sociaux comme autant de béquilles existentielles.

Cette notion d’autonomie, si centrale dans la définition de soi de l’adulte,

et si centrale par conséquent dans la notion d’éducation contemporaine, mérite

qu’on s’y attarde un peu : « Pousser les enfants à “devenir autonomes” est l’objectif

principal (qui paraît être des plus légitimes) des institutions de socialisation ou

d’éducation, depuis la propreté jusqu’au premier salaire. La notion d’autonomie

est associée au libre arbitre et à la formation de la personnalité : elle est une étape

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L’éducationnisme

vers la constitution de soi 1 . » La sociologue Élisa Herman a analysé longuement les

pratiques et les discours usuels des animateurs/trices dans ces lieux d’éducation que

sont les Centres de loisir sans hébergement (CLSH) :

Devenir autonome est en effet un objectif assigné à chacun qui dès l’enfance s’établit

comme un principe d’éducation : l’enfant doit devenir autonome dans ses

gestes (ce que l’on nomme ici une indépendance corporelle) pour ensuite l’être

dans ses choix (notion indissociable de l’autonomie) et enfin dans sa « personnalité

», son « identité ». [L’autonomie] incarne un principe socialisateur qui s’exprime

à la fois en tant qu’objectif du processus de socialisation, et en tant que moyen

ou forme prise par la socialisation, ce qui renvoie à l’adoption d’une pédagogie

prônant plus souvent l’expérience personnelle que la transmission « verticale ».

L’« autonomie » ici est définie comme la « faculté de se déterminer par soimême,

de choisir, d’agir librement ». Au moins ne s’agit-il plus de se fixer ses

propres règles ! Il n’empêche : on retrouve la même difficulté avec cette notion de

« soi-même » qu’avec l’idée de « règles personnelles ». Dans un monde où l’on est

soumis à des injonctions permanentes, à des devoir-être innombrables et incessants,

que peut bien signifier cette dernière injonction, « être autonome », sinon,

très insidieusement, son exact contraire : se plier aux normes prescrites ? Il s’agit

bien souvent, très prosaïquement, de savoir se débrouiller au plus vite tout seul

dans certains domaines particuliers requis par les exigences adultes, que ce soit

pour « de soi-même » aller sur le pot ou qu’il s’agisse « de soi-même » de retenir ses

larmes lorsqu’on est lâché à la garderie ou à l’école maternelle. Plus tard, c’est « de

lui-même » que l’élève organisera son travail à la maison, qu’il se lèvera à l’heure et

arrivera à temps. Etc.

Cette volonté de faire intérioriser les règles par l’éduqué rend bien compte du

projet terrible de Rousseau, fantasmé par cet auteur dans son Émile, mais finalement

appliqué par les sociétés modernes, en cela ses héritières : le projet éducatif

tout entier fondé sur l’idée de liberté humaine et de respect de la liberté de l’enfant

n’a quasiment pas d’équivalent dans l’histoire de la pédagogie par l’exemple d’une

emprise aussi totalitaire exercée par le maître sur l’enfant :

Qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y

a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ;

on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut

rien, n’est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce

qui l’environne ? N’êtes-vous pas le maître de l’affecter comme il vous plaît ? Ses

1. É. Herman, « La notion d’autonomie et ses impensés dans la socialisation enfantine », in Le

Gouvernement des enfants, revue Mouvements, La Découverte, janv.-fév. 2007, p. 46.

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La Domination adulte

travaux, ses plaisirs, ses peines, tout n’est-il pas dans vos mains sans qu’il le sache ?

Sans doute il ne doit rien faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit pas faire un pas

que vous ne l’ayez prévu ; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez déjà

ce qu’il va dire 1 .

Ce texte bien connu de Rousseau dévoile sans fard l’objectif réel de l’éducation

moderne, moderniste, humaniste.

Ses attendus sont aujourd’hui pleinement confirmés par la psychologie sociale

qui montre que la manipulation donne des résultats inespérés à condition de se

fonder sur l’idée de liberté du manipulé. Laissez les contraintes informulées et

faites que la liberté au contraire soit sans cesse proclamée, et vous obtiendrez de

façon étonnante tout ce que vous voudrez, ayant rendu votre victime réellement

sans défense 2 . Vous obtiendrez d’elle les comportements escomptés, et vous l’amènerez

en outre à modifier son psychisme (son univers cognitif, sa psychologie) pour

l’adapter à ce que vous avez requis d’elle...

Ce sont là des résultats sur lesquels vous ne pouvez compter en usant de la

force : celui qui braque un pistolet sur la tempe de sa victime pourra bien l’obliger

à faire sur le moment ce qu’il lui ordonne, il n’obtiendra guère son assentiment.

Celui qui presse sa victime de faire ce qu’il souhaite, tout en lui répétant qu’elle est

bien évidemment libre de refuser de lui complaire, a en revanche toutes les chances

d’obtenir ce qu’il veut. Il modifiera en outre en conséquence l’état d’esprit de la

personne qu’il a ainsi asservie à ses intérêts. Je ne m’étends pas plus sur le sujet, il

a suffisamment été développé par ailleurs par nombre de psycho-sociologues. Mais

on ne peut comprendre l’éducation moderne sans être au fait des procédés de manipulation

fondés sur l’affirmation de liberté du sujet.

Et effectivement, Rousseau nous livre ici l’essence même de l’éducation moderne

; et, au-delà, l’essence même de la vie politique moderne, que l’on appelle

démocratique. Rousseau écrivait et publiait simultanément l’Émile et le Contrat social

: « les deux ouvrages sont en fait rigoureusement parallèles » s’en loue Renaut 3 .

1. J.-J. Rousseau, Émile, op. cit.

2. J.-L. Beauvois & R. Joule, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses

universitaires de Grenoble, 1988, et Soumission et idéologies. Psychosociologie de la rationalisation,

Presses Universitaires de France, 1981.

3. Alain Renaut ajoute : « Nous aurions à l’évidence quelque peine à considérer qu’un tel

dispositif respecte véritablement (au sens fort que Rousseau donne à ce terme) la dignité de

l’élève. En ce sens déjà, le modèle rousseauiste, qui semblait avoir acheminé la problématique

de l’éducation dans des parages très proches de ceux dans lesquels nous la récupérons nousmêmes

aujourd’hui, se dévoile soudain beaucoup plus loin de nous que nous ne l’imaginions

jusqu’ici. » (Renaut, op. cit., p. 355) Un tel passage est typique : comme si nous nous étions

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L’éducationnisme

L’un a fondé l’éducation moderne, l’autre la société démocratique contemporaine,

toutes deux bâties de façon aussi dangereuse l’une que l’autre sur les notions de

liberté et de responsabilité individuelles, bref, sur la participation « libre » à son

propre asservissement. Le gars Rousseau ne précise-t-il pas :

[le pacte social] renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de

la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera

contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera

d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le

garantit de toute dépendance personnelle.

Il ne s’agit de rien de moins que du programme « libéral » (au sens anglo-saxon

du terme), formulé crûment comme il était encore d’usage à l’époque de Rousseau

ou de Kant.

S’étendre sur l’idée de liberté demanderait un autre livre. Je ne m’attarde donc

pas, même si cette question concerne au premier chef les rapports adultes-enfants

et leurs identités respectives. Retenons simplement que l’autonomie, qu’il s’agisse

de celle de l’enfant, ou de celle du citoyen face aux lois, est une arme aux mains de

ceux qui ont le pouvoir. Dans des sociétés de domination, il n’y a hélas aucun discours

qui ne puisse un jour servir à asservir. Depuis l’avènement de l’humanisme,

la domination avance ainsi parée des plus beaux atours de la réalisation de soi, de

l’épanouissement, du développement, de l’autonomie, de la liberté, de l’humanité

en progrès.

L’éducation actuelle consiste à traiter aussi longtemps que possible les enfants

« en enfants ». Afin de ne pas les déposséder de leur enfance, on les dépossède de

leur « maturité ». À cette éducation qui « respecte en eux l’enfant », s’ajoute une

éducation à l’autonomie, qui consiste à « se hâter de les traiter en adultes 1 »... qui

consiste plutôt en réalité à faire semblant de les traiter progressivement en ce qu’on

imagine être des adultes. L’éducation à l’autonomie est une farce, mais il ne saurait

en être autrement, de même qu’on ne peut éduquer à la liberté (on n’apprend pas à

être libre en étant enfermé, contrôlé, dirigé). À moins de ne voir dans l’autonomie

ou la liberté que ce qu’on y projette effectivement généralement : la capacité à se

mouvoir dans un dispositif contraignant en pouvant prendre toutes les initiatives

que ce dispositif requiert pour fonctionner.

réellement éloignés de l’infamie que Rousseau « dévoile » ! Renaut ne semble hélas fréquenter

ni les familles ni les écoles contemporaines et, mystificateur lui-même, reprend volontiers à son

compte les escroqueries intellectuelles qu’il trouve dans les ouvrages des pédagogues.

1. « Plus vous vous hâterez de traiter votre fils en homme, et plus tôt il commencera à le devenir.

» J. Locke, Quelques pensées sur l’éducation, § 95, op. cit., cité par Renaut, op. cit., p. 240.

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DA Bonnardel BI.indb 249 04/11/2019 12:34


La Domination adulte

Alors, laisser l’enfant être un enfant, ou l’amener à vivre pleinement sa vie

d’enfant ? Ou bien, l’amener progressivement à vivre une vie d’adulte, à prendre

son autonomie et sa liberté ? Certes, on ne peut jamais s’affranchir pleinement de

nos présupposés, des idées que nous nous formons des choses et des êtres... mais il

y a un abîme entre revendiquer d’éduquer quelqu’un à devenir un enfant (ou un

adulte, un être de raison, un être autonome, un être à jouer, un être à épanouir,

etc.) et laisser cette personne vivre sa vie, quitte à l’aider autant que possible si elle

le souhaite, comme on le ferait pour n’importe qui que l’on apprécie et dont on

souhaite le bonheur.

Éducation et rééducation

Étonnamment, on ne pense guère à opérer le parallèle entre éducation et

rééducation. C’est une mineure qui avait attiré mon attention sur le rapprochement

pourtant évident entre les deux notions : elle appelait une école un « camp

d’éducation ».

L’éducation constitue une noble tâche, un labeur harassant qui exprime

l’immense dévouement des parents et des éducateurs, quand la rééducation fait désormais

l’objet d’opprobre, étant considérée très généralement comme une activité

ignoble entreprise à l’encontre d’un être humain, absolument immorale et violant

son droit fondamental à l’intégrité psychique.

La rééducation s’adresse plutôt à des adultes et est dès lors perçue comme

un viol de la subjectivité, comme une violence et une agression faite à l’intégrité

psycho- sociale des individus : les rééduquer comme communistes orthodoxes,

par exemple, ou comme agents anti-impérialistes, nous semble monstrueux. On

ne devrait s’adresser à des humains adultes que respectueusement, comme à des

égaux, en considérant leur « dignité humaine », et non pas en les forçant et dressant.

Des « thérapies » sont critiquées pour cette raison, qui infligent par exemple

des décharges électriques à des homosexuels afin qu’ils « ne pensent plus à ça »,

ou aux transgenres pour qu’ils reviennent à une vision plus « naturelle » d’euxmêmes

1 … Mais quelle différence entre une rééducation et une éducation – si ce

n’est certes que la première doit faire table rase d’une éducation qui l’a précédée et

a eu le temps de sédimenter, mais qui partageait elle-même nombre de ses caractéristiques

? Pourtant, peu s’indignent de l’existence des écoles : l’intégrité morale des

enfants n’existe pas. Elle n’est en tout cas pas reconnue.

Quelle normativité serait juste, justifiée, défendable ? Quelle emprise d’un individu,

ou d’une communauté, sur un autre individu ? Et du coup, quelle éduca-

1. C’est encore le cas en Birmanie et en Thaïlande.

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DA Bonnardel BI.indb 250 04/11/2019 12:34


L’éducationnisme

tion ? La loi, de quel droit 1 ? L’éducation, de quel droit ? La réponse que donnait

Tolstoï s’appliquait bien évidemment tout autant à l’idée d’éducation qu’à celle de

rééducation :

Le droit de donner l’éducation n’existe pas. Par quoi prouvez-vous ce droit ? Vous

supposez le nouveau droit d’un homme à faire des autres hommes ce qu’il veut

qu’ils soient, droit qui pour nous n’existe pas. Prouvez ce droit, mais non par cela

seul que l’abus de pouvoir existe depuis longtemps déjà. La question est ainsi posée

: un homme a-t-il ou non le droit d’éduquer les autres 2 ?

De fait, on n’ose plus guère parler de rééducation, en France, en ce qui concerne

les majeurs. On en parle par contre sans ambages en ce qui concerne les enfants

en « difficulté scolaire » ; cette rééducation, pour le coup, n’est pas censée être

exercée par une violence explicite, parce qu’elle vise à réussir justement là où l’éducation

normale a échoué. C’est qu’il s’agit – au niveau des discours – à la fois de

« restaurer l’estime de soi » (que l’éducation a brisée trop profondément) et de

« rendre l’enfant acteur de ses apprentissages 3 ». De fait, il s’avère que « restaurer

l’estime de soi » de l’enfant n’est qu’un moyen, le but de cette rééducation étant

fondamentalement l’adaptation et l’intégration scolaire : « Une rééducation est un

travail psychique qui s’effectue dans la réalité mentale des enfants. Quel que soit le

problème de l’enfant, il doit pouvoir être résolu pour que l’enfant revienne vers la

norme scolaire 4 . »

Dans les faits, ce qu’on appelle alors rééducation se fonde sur « une gestion

stricte et “non complaisante” des élèves ». Il est certainement fallacieux d’opposer

éducation et rééducation comme le fait ci-dessous Laurent Ott, alors qu’il y a une

continuité de l’une à l’autre ; il n’empêche qu’il a raison de souligner que les différences

de connotations de l’une et de l’autre font sens :

On est ainsi passés d’un registre d’une logique éducative à une logique rééducative

: le régime disciplinaire auquel on soumet l’enfant est aujourd’hui censé

corriger les défauts de son milieu social et de son éducation familiale, et plus particulièrement

pour les pauvres de la société.

L’objectif est assumé de fixer comme objectif prioritaire aux institutions éducatives,

de fournir des « repères » et des « limites » aux enfants de milieux populaires,

des quartiers, issus de l’immigration, au motif supposé que leurs parents ou leur

1. Cf. L. Sala-Molins, La Loi, de quel droit ?, Flammarion, 1993.

2. L. Tolstoï, Œuvres complètes, XIII, Articles pédagogiques, p. 158. Cité par par J.-P. Lepri,

La Fin de l’éducation ?, op. cit., p. 66.

3. C. Busquet, Groupe et rééducation, CAPA-SH option G, session 2005.

4. A. Malik, cité par C. Busquet, op. cit. On peut gager que « restaurer » une trop grande

estime de soi ne mènerait peut-être pas précisément l’enfant « vers la norme scolaire »...

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DA Bonnardel BI.indb 251 04/11/2019 12:34


La Domination adulte

252

milieu auraient failli dans ce domaine. On véhicule ainsi à l’école une image d’emblée

péjorative tant des parents que de leur milieu social ou culturel d’origine dans

leur ensemble. Les parents eux-mêmes ne sont que passivement associés à cette

politique et surtout sommés de prendre des mesures et de venir en aide à une institution

scolaire qui cherche à refonder son autorité principalement par l’autorité

qu’elle impose d’abord dans la vie de la famille. [...] Classe après classe, les enfants

et leurs parents se trouvent « coincés » davantage par les injonctions « éducatives »

qu’ils reçoivent : du point de vue de l’institution scolaire, ils accumulent les fautes,

les retards, les manquements, les lacunes dans les prescriptions qu’ils reçoivent

continuellement de la part des enseignants des réseaux d’aide, des directeurs et des

rééducateurs. Les parents ne peuvent plus dès lors représenter quelque légitimité

que ce soit face à une institution qui, peu à peu, se spécialise dans le pointage de

leurs fautes et leur surveillance ; ces derniers se trouvent finalement contraints

d’adhérer aux mesures de rééducation, aux redoublements, aux orientations, aux

parcours individualisés, aux classes aménagées, etc 1 .

La (re)mise en forme des enfants nécessite non seulement de les surveiller et

contrôler, mais de généraliser cette surveillance à l’ensemble de leur environnement.

Comme l’exprimaient fort bien les écrits de Rousseau, la volonté d’éducation

est fondamentalement panoptique. Dès sa mise en place, l’école républicaine

de l’État-nation a permis de quadriller l’espace social. Rappelons-nous qu’Anne

Querrien notait que d’emblée l’entreprise d’éducation nationale a servi à moraliser

et discipliner les familles populaires.

Dans nos pays, on l’a vu, autant il apparaît normal de tenir sous son emprise

quelqu’un de jeune pour l’éduquer, pour le plier bon gré mal gré aux règles sociales,

autant il est reconnu inique de vouloir rééduquer quelqu’un qui a déjà été formé,

un majeur – sauf bien évidemment si l’éducation première a raté. S’il s’avère qu’il

n’est pas « capable » de respecter les règles sociales dites fondamentales, s’il a commis

un crime ou en cas d’importante déviance sociale ou mentale, il pourra être envoyé

en rééducation. En pays humaniste, il n’est alors pas censé être soumis à lavage de

cerveau, formatage actif, mais simplement être « incarcéré » pour « pouvoir réfléchir

sur son acte, exprimer sa contrition et payer sa dette », ou bien être « soigné » pour

être débarrassé de sa « pathologie » et pouvoir retrouver « une personnalité saine ».

Si l’on évite aujourd’hui la plupart du temps d’utiliser le terme de « rééducation 2 »,

c’est que le majeur, l’adulte, est reconnu « en pleine possession de ses moyens » : il est

1. L. Ott, « Le Roi est nu ! », art. cit., pp. 100-101.

2. Sauf dans les pays totalitaires, qui se sont donné pour idéologie la réalisation de « l’homme

nouveau » : Troisième Reich, URSS des années 1920-30, et actuellement Chine, Vietnam,

Malaisie, Corée du Nord. Ceci dit, des camps de « redressement » existent aussi aux USA où

des parents inscrivent leur mineurs récalcitrants ou déviants pour leur faire subir les pires avanies

disciplinaires – certains en meurent parfois.

DA Bonnardel BI.indb 252 04/11/2019 12:34


L’éducationnisme

désormais propriétaire de lui-même, théoriquement seul maître du contenu ou de la

dynamique de son esprit. Il a été formé, il est maintenant « lui-même » et on n’a plus

le droit de vouloir le modifier activement, directement. Dans d’autres pays, cette rééducation

est acceptée et pleinement assumée ; il s’agit alors de refaire son éducation

politique, dans d’autres cas son éducation de genre, etc. Dans tous les cas, il s’agit de

corriger son rapport à la normalité, pour prévenir tout « trouble à l’ordre public ».

Témoignage d’une jeune fille dans un centre éducatif fermé

– Là, je suis gentille et tout, mais c’est pas pour leur faire plaisir à eux,

c’est pour obtenir ce que je veux moi, tu vois. Y sont fous, y sont fous ! Y

veulent faire de moi quelque chose que je serai jamais. En fait, toute ma

personnalité elle change à cause d’eux, tu vois. Je suis plus moi-même et

j’ai l’impression, même quand je sors sans eux, qu’ils ont réussi ce qu’ils

voulaient. Tu sais quoi, j’ai peur, j’ai l’impression d’avoir peur de tout, de

la vie. Quand je suis dans un magasin, j’ai toujours l’envie de voler, même

si j’ai peur de le faire, j’ai toujours l’envie.

– Donc, en fait, ce qui a changé c’est qu’on t’a foutu la peur ?

– Voilà, voilà le mot exact. Et en plus de la peur, le doute aussi, tu vois, je

sais pas t’expliquer... Quand tu sors de là, t’es complètement conne. Si, c’est

vrai ! Si tu ressors d’ici en ayant écouté tout ce qu’ils veulent faire de toi, tu

ressors conne, saisie. T’es dans la rue, tu marches, t’as peur de tout. J’te jure,

ça marche comme ça.

Témoignage d’une jeune fille

dans un centre éducatif fermé (Belgique) 1 ,

extrait de la brochure Même pas sage… même pas mal ! 2

1. Ce témoignage est extrait du film de Bénédicte Liénard, La tête au mur, (Belgique, Les

films du Tournesol, 1997). Adoptant le point de vue de quatre adolescents en centre fermé,

ce film montre clairement le fossé entre leur parole et le discours des institutions qui les

encadrent.

2. Collectif. Première édition sous forme d’agenda (2007) en octobre 2006 par les

Chemins de nulle part [cheminsdenullepart@no-log.org] ; réédition sous forme de livret

téléchargeable par hobolo en septembre 2008. [hobolo@no-log.org].

Les formes actuelles de rééducation qui s’adressent à des majeurs, dans le secteur

psychiatrique ou dans le domaine carcéral par exemple, font la part belle à l’enfermement,

la contrainte « pour le bien de la personne », la médicalisation, l’arbitraire,

le système des punitions/récompenses. Les prisonniers comme les psychiatrisés reviennent

constamment, dans leurs propos, sur leur infantilisation dans l’institution.

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La Domination adulte

Effectivement, l’institution de la psychiatrie a fort à voir avec celle de l’éducation :

dans les deux systèmes idéologiques/pratiques, les victimes se voient dénier toute capacité

de discernement et on analyse pour elles ce qu’elles veulent « vraiment », ce qui

motive leurs comportements présents et vers quel « état » ultérieur et meilleur il faut

les mener « pour leur bien ». Dans les deux cas, on empêche les décharges émotionnelles

et rend donc malaisée toute réévaluation rationnelle de sa situation ; dans les

deux cas, l’enfermement est au centre du dispositif du contrôle total. Foucault établit

un parallèle constant entre l’histoire des rapports à la folie et aux fous, et celle des

rapports à l’enfance et aux enfants 1 , toutes deux perçues « comme constituant, à l’âge

classique, deux faces d’un même processus d’exclusion, animé par le refoulement de la

singularité au nom de la rationalité établie en tant que norme 2 . » La rationalité ayant

été définie à l’encontre des émotions, les manifestations émotives « déchaînées » liées

aux décharges émotionnelles ont été de plus en plus réprimées puis, depuis la seconde

moitié du siècle dernier, empêchées par les divers psychotropes déployés au service

de la paix sociale : or, si l’on empêche le libre cours des émotions, la pensée se fige

dans des automatismes, et des réactions de destruction ou d’auto-destruction, effort

désespéré ou résignation, occupent tout l’espace mental.

Le désir d’éducation, une menace pour tous

Le désir d’éducation constitue une menace pour tous, au-delà même des seuls

mineurs. Il implique fort logiquement le désir de rééducation. Cette dernière

n’ayant plus bonne presse depuis la guerre froide et la dénonciation des camps de

rééducation des Goulags, des laogais chinois ou des camps des Khmers rouges, et

les adultes de nos contrées bénéficiant de quelques droits fondamentaux, le désir

de rééducation se porte donc sur des populations socialement vulnérables – rendues

vulnérables par l’âgisme, le racisme, la relégation sociale, etc. La façon dont

la presse, les hommes politiques et l’ensemble de la population française ont traité

ce qu’on a appelé les « émeutes des banlieues » de fin 2005 montre bien que les

dizaines de milliers de personnes qui se sont soulevées n’avaient aucun droit à la

parole – n’avaient droit qu’au mépris, au déni et à la répression, qui fut féroce. Près

de 5 000 personnes ont été interpellées, la grande majorité d’entre elles ayant été

jugées en comparution immédiate par une justice d’exception et condamnées pour

un oui ou pour un non à des peines sans précédent. Les déclarations dans la presse

au sujet des émeutiers étaient un constant tissu de contre-vérités, de mensonges,

d’omissions, de déformations 3 .

1. A. Farge, M. Foucault, Le Désordre des familles, Galllimard, 1982.

2. A. Renaut, op. cit., p. 62.

3. Cf. Une Révolte en toute logique. Des banlieues en colère, collectif, L’Archipel des pirates, 2006.

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L’éducationnisme

À cette occasion, les politiciens français, et plusieurs de ces experts ou philosophes

qui ont pignon sur rue dans les média nationaux, n’ont pas manqué d’en appeler à

la constitution d’institutions de parachèvement de l’éducation, voire de rééducation.

Vouloir rééduquer, en ces circonstances, constitue à la fois une excellente façon de

dépolitiser les événements et de parfaire le système d’encadrement des populations.

En effet, les émeutes sont les conséquences des conditions sociales et politiques :

On comptabilise en 2008 environ 270 émeutes, tous continents confondus. On

passe à 540 en 2009, puis à 1 238 en 2010. Ce chiffre sera dépassé en 2011,

puisqu’au 31 août nous en sommes déjà à plus de 1 100. Nous vivons une séquence

particulière de très forte fréquence des affrontements, entre populations

et autorités, ou entre populations elles-mêmes. Il en était de même au 18 e siècle,

en 1848 ou en 1917. Avec une grande différence cependant : ces précédentes

périodes conflictuelles étaient visibles, et compréhensibles, par les acteurs des

émeutes eux-mêmes, grâce aux discours politiques qui les accompagnaient. Pour

l’instant, l’actuelle intensification des émeutes n’émerge pas dans l’espace public.

Cela demeure une partie immergée de la conflictualité politique 1 .

Voici donc un tout petit florilège de ce qu’ont pu dire quelques hommes politiques,

à la fois pour tenter de désamorcer la signification politique de ce qui se

passait alors, et pour promouvoir une fois de plus une vision dictatoriale de la

démocratie :

J’ose affirmer aujourd’hui qu’il est urgent de mettre en place des « bataillons disciplinaires

» qui allieront à une discipline de fer l’effort physique et l’apprentissage

d’un métier et de la citoyenneté. C’est la seule solution pour sauver ces jeunes

révoltés d’un échec total.

Jacques Myard, député UMP des Yvelynes,

Le Figaro, 4 nov. 2005

Nous souhaitons, nous, un service civique obligatoire universel, de façon que

tous les jeunes de notre pays, filles et garçons, consacrent quelques semaines ou

quelques mois de leur vie au service de leurs concitoyens, faisant ainsi un apprentissage

concret de la citoyenneté et du civisme...

Jean Glavany, député PS, Assemblée nationale,

16 nov. 2005

Ce n’étaient pas de simples effets d’annonce : en septembre 2010, les chefs

de file de l’UMP François Baroin, Jean-François Copé, Christian Jacob et Bruno

Le Maire soutiennent toujours la création d’un service civique obligatoire. Quant

1. I. Du Roy, « L’augmentation des émeutes : un phénomène mondial. Interview d’Alain

Bertho », Bastamag, 19 sept. 2011, www.bastamag.net/article1717.html

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La Domination adulte

au Parti socialiste, lors de la « Convention pour une égalité réelle », en décembre

2010, il propose toujours de « mettre à l’étude un service civique universel ».

Ségolène Royal proposait de faire intervenir l’armée dans les banlieues, d’abord

pour contenir et réprimer, puis de façon permanente, pour éduquer plus efficacement

; elle n’hésite plus à parler de placement d’office des « jeunes délinquants »

dans « des établissements à encadrement militaire », de « remettre au carré les

familles » et d’avoir « un système d’obligation pour les parents de faire des stages »

quand « les incivilités se multiplient ». Dans une interview au journal Le Parisien,

elle affirmait encore à propos de l’armée : « Cette institution véhicule la transmission

de l’amour du pays, le respect des règles, le travail collectif, le sens de la

hiérarchie, de l’exemplarité. » L’armée, unité d’éducation. En septembre 2011, en

même temps qu’il annonce la création de trente mille nouvelles places en prison

(presque un doublement des capacités d’accueil théoriques), Nicolas Sarkozy reprend

l’idée de Ségolène Royal, sous la forme d’une proposition du député Éric

Ciotti (UMP) de faire encadrer les mineurs délinquants par des militaires, pour

« permettre que les auteurs de délits puissent accomplir, pendant quelques mois,

un service citoyen dans le cadre d’un établissement d’insertion de la défense ». Il

s’agit d’instaurer, selon Ciotti, « un service citoyen proposé aux mineurs délinquants

de 16 ans avec pour principal objectif de rechercher la resocialisation de ces

jeunes 1 ». La « socialisation » est un objectif majeur de l’éducation ; la « resocialisation

», le but logique de la rééducation. L’armée, comme la prison ou l’école, est

le terreau par excellence de cette (re)socialisation : possibilités aussi rognées que

possible d’individualisation, conditions de vie massifiantes, enfermement, contrôle

permanent et hiérarchie omniprésente...

Ce mot de socialisation rejoint celui d’éducation : tout comme lui, il est systématiquement

utilisé en bonne part. Il est volontiers assimilé à l’idée même de

sociabilité. Pourtant, il ne désigne jamais autre chose que la soumission à la communauté

et à ses hiérarchies, aux règles du groupe et à son arbitraire. Socialisation,

éducation : enrôlement.

Depuis 2002 a progressivement été démantelée l’ancienne justice pénale des

mineurs (celle instituée par les ordonnances de 1945, que seules les présentes

politiques pénales/éducatives peuvent faire regretter) et ont été érigés une cinquantaine

de Centres éducatifs fermés, une centaine de Centres éducatifs renforcés,

six Établissements pénitentiaires pour mineurs... Éducation, rééducation : par la

famille, par le travail, par l’armée... puis la prison.

1. Des colonies éducatives prônant la rééducation par le travail ou par le sport, et encadrées

par d’anciens militaires, étaient déjà mises en place sous De Gaulle et sous Mitterrand.

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DA Bonnardel BI.indb 256 04/11/2019 12:34


L’éducationnisme

Tout étant devenu possible pour les partisans de l’ordre, on a même vu à l’occasion

des émeutes refleurir le vieux pathos kantien sur la maîtrise de soi marque

d’humanité, qu’on aurait aimé croire définitivement enterré ; ainsi, Sophie Ernst,

philosophe chargée d’études à l’Institut national de recherche pédagogique,

commettait dans Libération du 28 nov. 2005 l’article « Chaos urbain : le besoin

d’école », dont voici un extrait édifiant :

Les études révèlent des êtres qui n’ont pas intégré des apprentissages minimaux de

maîtrise de l’émotivité, de l’impulsivité et ne sont pas à même de se poser comme

sujets si peu que ce soit autonomes. [...] Contre les jeunes immatures qui brûlent

des voitures, les idéologies victimistes sont vaines.

Les « sauvageons »

Malgré la volonté de modeler l’enfant à l’image de l’adulte, l’enfant persiste

à rester insaisissable. Il est coincé dans une représentation manichéenne

de l’ange et du démon, selon qu’il obéit ou qu’il désobéit.

Pour stigmatiser ceux qui n’ont pas ou peu d’avenir, le pouvoir en fait des

diables (« racaille », « sauvageons », « barbares », « ennemi intérieur ») qu’il faut

exorciser. C’est à ceux-ci que l’armada de lois et de mesures répressives de ces

dernières années s’adresse tout particulièrement.

Des cités entières sous le régime du couvre-feu, occupées par la police

qui contrôle jour et nuit les allées et venues de ces jeunes « désœuvrés » en les

harcelant par des contrôles d’identité à répétition le plus souvent « musclés ».

C’est le partenariat entre l’école, les éducateurs, la police et la justice, le développement

des filières sécuritaires à l’école, la pénalisation de l’absentéisme.

L’instauration des bourses au mérite. La responsabilisation pénale des parents,

la suppression des allocations familiales en cas « d’infractions ».

L’interdiction de stationner dans les halls d’immeuble sous peine d’emprisonnement.

L’abaissement de l’âge pénal à 13 ans et la possibilité de passer

devant un juge pour enfant dès 10 ans.

La construction de neuf cents places de prison supplémentaires, la création

de centres fermés pour mineurs.

Pour les jeunes pauvres et étrangers, la situation répressive s’aggrave d’une

menace permanente d’expulsion et les policiers ne s’embarrassent pas pour

venir chercher les sans-papiers dans les établissements scolaires.

Bref, la liste n’est pas close, et plus ça va, plus le traitement soi-disant spécifique

des enfants s’aligne sur celui des adultes.

Extrait du journal anti-carcéral L’Envolée, n°16, février 2006

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DA Bonnardel BI.indb 257 04/11/2019 12:34


La Domination adulte

L’école et l’éducation sont dirigés contre les éduqués, pour leur « bien » et celui

de la société. Ceux-ci ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui ont pris de très

nombreuses écoles comme cibles. On leur dénie une subjectivité souveraine pour

s’autoriser à tenter d’en prendre le contrôle. C’est ce qu’on fait le plus quotidiennement

et banalement du monde à l’encontre des mineurs. Les méthodes de rééducation

tiennent le plus souvent des méthodes de lavage de cerveau sectaires (l’Église

de Scientologie d’ailleurs utilise des camps de rééducation qui n’ont rien à envier

à ceux des pays totalitaires ou à ceux pour mineurs des USA) – mais toute société

n’est-elle pas tendanciellement une grande secte ? Et toute secte n’est-elle pas un

modèle de société, pour ne pas dire une société modèle ?

Famille, école, église, travail, armée, associations, média, autant d’institutions

intégrées plus ou moins directement aux structures politiques et économiques,

qui jouent un rôle éducatif, qui pointent vers l’enfant, puis vers

l’adulte, pour le former en permanence. Et qui dans la continuité, produisent

l’éducation permanente du « citoyen », voire le rééduquent constamment, préventivement,

en distillant inlassablement les mêmes exhortations, les mêmes

schémas de pensée, les mêmes valeurs, les mêmes préoccupations, les mêmes

attitudes, les mêmes comportements.

Assurer la stabilité du régime

Ne devons-nous pas interroger plus précisément cette notion d’éducation ?

Lorsque l’on parle d’éducation aujourd’hui, il s’agit avant tout de conformer

les individus à ce qu’on attend d’eux : obéir aux règles qu’on leur pose sans

qu’ils les remettent trop en cause ; se préparer non pas, comme on veut nous le

faire croire, à devenir autonome et critique mais à devenir productif et utile à

la société, à savoir se vendre et se satisfaire de sa condition...

De nombreuses pédagogies ont tenté, et tentent de sortir de ce schéma

mais, dans l’ensemble, ce qui se passe au niveau de l’école, de la famille et des

autres espaces éducatifs s’inscrit dans une logique générale. [...] On vise à assurer

la stabilité du régime et sa reproduction non plus seulement par la force

mais par la mise en place d’une autorégulation citoyenne et par la croyance

que ce système est indépassable.

Extrait de la brochure Fugue en Si mineur,

rédigée lors de l’occupation du chantier

de la future EPM de Nantes début 2006.

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DA Bonnardel BI.indb 258 04/11/2019 12:34


L’éducationnisme

« Bien réussir l’éducation dispense d’autant plus de tout attendre du politique

et de son pouvoir », affirme Alain Renaut, qui ajoute : « l’État pourra être d’autant

plus libéral (il pourra d’autant plus se limiter par la reconnaissance de l’indépendance

des individus) que les parents et les maîtres rempliront avec talent leurs

métiers de parents et de maîtres 1 . » Formulé de façon moins positive, on retrouve

la conviction de Michel Foucault selon laquelle plus le projet d’éducation est une

réussite, plus l’éducation parvient à canaliser les désirs et à normaliser les individus,

plus le pouvoir peut se permettre d’être « libéral » ou « démocratique ». La liberté

politique peut être octroyée sans risques à des citoyens formés à ne pas outrepasser

les limites admises. Cela explique fort bien que nos sociétés démocratiques, à la

liberté formelle étendue, reposent sur quelques dix-huit ans de formation en régime

dictatorial et disciplinaire, mâtiné parfois de permissivité libérale. En temps

d’abondance et de paix sociale (les Trente glorieuses, par exemple), l’État pouvait

se permettre d’être d’autant plus libéral que l’emprise éducative s’étendait à tous les

domaines de la vie des mineurs, et même bien au-delà avec le développement des

études post-bac. L’époque actuelle voit se généraliser la mainmise des classes possédantes

sur l’ensemble des ressources mondiales et sur le monde du travail, et nécessite

sans doute de retrouver une éducation plus violente et plus répressive qu’elle

n’était ces dernières décennies. L’éducation aujourd’hui se fonde de nouveau de

plus en plus sur des évaluations et discriminations, de façon à briser dans l’œuf et

à stigmatiser précocement les conduites de rupture, et à tenter en contrepoint de

normaliser la masse des élèves de façon plus contrôlée et approfondie.

Vivre sans éducation

Qu’il s’agisse d’en faire un rouage social, ou bien un « être libre », l’éducation

consiste toujours en un projet sur l’individu. Que ne peut-on laisser les êtres tranquilles,

et refuser de les instrumentaliser, quels que soient les bons projets qu’on

peut nourrir à leur égard ? L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. L’éducation

se justifie par le bien de l’éduqué, sa liberté, son autonomie, son humanité, ou que

sais-je encore. Mais en étant un projet sur l’autre, elle ne peut qu’être contraignante,

manipulatoire, instrumentalisante, et du coup méprisante et autoritaire.

Sans domination, il n’y a pas d’éducation. Il y a vie, accompagnements, conflits,

oppositions, convergences, amitiés ou amours, etc. Pas d’éducation.

1. Certes Renaut commente ici Locke, mais il ne fait guère de doute qu’il partage cet objectif.

A. Renaut, op. cit., p. 255.

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La Domination adulte

Éduquer, c’est inculquer des peurs, des interdits, des aversions, des tabous.

C’est imprimer des normes, des préférences, des goûts, des désirs. C’est orienter,

canaliser, former la personnalité. Il s’agit là d’un pouvoir exorbitant.

L’intérêt supérieur de la société est invoqué, toujours ; mais en quoi l’intérêt d’un

regroupement devrait-il se révéler supérieur à celui de chacun de ses « membres » ?

Si le regroupement en question se révèle nuisible à chacun, par exemple, ne devrait-on

pas lui refuser allégeance ? Et s’il se révèle nuisible à une minorité, n’est-elle

pas en droit de s’insoumettre ? Et s’il s’avère néfaste à un seul, celui-là n’a-t-il pas

raison de refuser de plier ? Nous n’avons qu’une vie, et c’est la nôtre. Nous vivons

certes avec les autres et par les autres, mais nous vivons aussi seuls et mourons seuls.

Qui d’autre que nous-mêmes peut évaluer ce que nous vivons nous-mêmes ? Qui

d’autre est en mesure de juger notre vie, de la mesurer à quelque aune que ce soit ?

Nous sommes tout petits dans l’immensité de l’espace et du temps, et l’on voudrait

nous réduire encore ?

Des adultes qui refusent l’obligation de scolarité pour leurs enfants déclarent

ainsi :

Nous prenons la parole pour témoigner ici de notre réalité et de nos choix ; nous

sommes de ceux qui tiennent à leur liberté.

Nous traçons notre chemin sans rendez-vous, et nos jours se colorent au rythme

de nos envies. Nous sommes riches de relations qui nous sont chères ; quiconque y

pose un regard dénué de tendresse nous blesse. Nous aimons les horizons dégagés ;

on y respire tellement mieux.

Nous sommes de ceux que l’École ne concerne pas.

Nous n’accordons à personne le droit d’évaluer nos choix, de vouloir les corriger

ou les référer à une norme ; nous sommes notre propre réponse.

Qui prétend y poser des balises, nous indiquer la route à suivre 1 ?

Le mot éducation, et la notion qui va avec, semblent incontournables : comment

peut-on agir avec des enfants, sans que cela devienne de l’éducation ?

L’éducationnisme, c’est cela : l’impossibilité même d’arriver à seulement concevoir

des modes de relations entre adultes et enfants qui ne soient spécifiques, qui ne soient

pétris d’éducation. L’éducationisme, c’est cette idéologie et cette réalité qui ont tant

et si bien rempli tous les interstices de la vie sociale qu’on ne voit plus aucune faille,

aucune fissure par laquelle commencer à envisager à sortir de cette situation. Comme

si les relations que nous entretenons entre adultes ne pouvaient permettre, au moins

en creux, de voir ce que peut être une relation qui n’est pas, ou qui n’est pas essentiellement,

d’éducation. Une relation entre pairs, entre voisins, collègues, collaborateurs,

1. « Hors cases », article paru dans Les Enfants d’Abord, lettre de l’association du même nom.

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DA Bonnardel BI.indb 260 04/11/2019 12:34


L’éducationnisme

amis ou amoureux, par exemple ; ou peut-être entre personnes concluant un contrat,

ou un pacte, ou s’associant de façon ou d’autre pour quelque histoire que ce soit.

Une relation où l’autre est considéré comme notre égal, notre partenaire, c’est-à-dire

comme sachant et pouvant vouloir comme tout un chacun, désirant et refusant avec

tout le discernement voulu ce qui lui agrée ou non.

Possibles...

La question des apprentissages par des rencontres dans une société déscolarisée

ne peut être résolue globalement. Toute société vise à éliminer le hasard

et « la meilleure des sociétés possibles » cherchera fatalement à organiser les

échanges. Ce qu’il faudrait préserver, c’est le hasard, le très pur hasard. Être

prêt à tout et vouloir la liberté des choses, la liberté des situations. [...] Il me

semble primordial de laisser chacun à ses propres initiatives sans jamais chercher

à généraliser telle ou telle expérience. Un monde desinstitutionnalisé où

les rapports seraient sans cesse créés (c’est-à-dire, possibles) et non imposés par

cet état de choses appelé Société, infiniment plus contraignante encore que

l’État.

1. Op. cit., p. 271.

Catherine Baker, Les Cahiers au feu, 1988 1

Catherine Baker, Christiane Rochefort, John Holt dans leurs livres se sont attachés

à montrer ce que peuvent être des rapports entre humains qui ne soient plus

de domination, d’éducation ou de rééducation. Des lieux existent ou ont existé,

qui ont su éviter ces écueils destructeurs : la Barque parisienne des années 1970,

par exemple, dont parle Baker ; présentés par John Holt, la Ny Lilleskole danoise,

qui, comme son nom ne l’indique pas, est une non-école, ou le Pioneer Health

Center de Peckam, dans le Sud de Londres. Et bien d’autres encore.

Les réseaux d’échanges de savoir (ou d’autres types d’échanges, d’ailleurs) sont

également cités comme de bons exemples : il s’agit d’une mise en réseau toute

simple (aujourd’hui, par internet) permettant un service d’échanges des connaissances

entre ceux qui désirent faire profiter tout un chacun de leurs compétences

propres et ceux qui ont l’envie ou le besoin d’apprendre quelque chose dans

le même domaine 1 . La seule obligation, pour celui qui se dispose à apprendre,

sera d’enseigner en retour autre chose à quelqu’un d’autre – afin que chacun dé-

1. Cf. C.& M. Héber-Suffrin, L’École éclatée, Epi/Desclée de Brouwer, 1981, et C. Baker, Les

Cahiers au feu, op. cit., p. 266.

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DA Bonnardel BI.indb 261 04/11/2019 12:34


La Domination adulte

couvre qu’il possède aussi des savoirs qui intéressent les autres. Les personnes se

mettent d’accord sur ce qu’elles veulent, et sur la façon dont elles veulent y arriver.

L’ensemble du processus est entre leurs mains, est de leur fait. Rien ni personne

ne chapeaute ce qu’elles font. Ces réseaux d’échanges de savoirs existent depuis les

années 1970 dans le monde entier.

Catherine Baker cite aussi ces centres d’accueil pour les jeunes qui refusent l’école :

Il est très amusant de constater que des « centres d’absentéistes » s’ouvrent un peu

partout (notamment dans les pays anglo-saxons) pour accueillir dans la journée

des jeunes qui ne veulent plus aller à l’école. Il faut dire que dans certaines zones

citadines populaires anglaises, on atteignait en 1975 le chiffre de 40 % d’enfants

inscrits ne fréquentant plus l’école. La présence dans les « centres d’absentéistes »

n’étant pas obligatoire, ils ont été fréquentés assidûment 1 …

On parle aujourd’hui de mouvement, non plus tant de home schooling (l’éducation

à la maison) que de unschooling : le refus de la scolarisation de la vie, qui mène

bien souvent au refus éducatif. Se reconnaissant ou non dans ce terme, quelques

communautés et de nombreuses familles refusent ainsi d’exercer le pouvoir adulte ;

les enfants qui y vivent généralement ne vont pas à l’école, où s’y rendent pour

retrouver des amis scolarisés. Dans Les Cahiers au feu, Catherine Baker s’est attachée

à donner la parole à nombre de ces personnes – tant aux mineurs qu’aux

majeurs – et cette parole pétille toujours de vitalité, de confiance en soi et en son

entourage proche :

Anne-Sophie : « Ce n’est pas pour l’avenir que j’élève mon enfant. C’est vrai que

je refuse aussi l’école comme étant la condition a priori de la reproduction d’une

société que je juge insupportable. Mais ce refus qui m’a fait quitter l’enseignement

n’est pas premier. Avant tout, c’est moi qui cherche à vivre de manière différente.

Il s’ensuit que je vis avec Judith des rapports que nous inventons, que nous n’avons

trouvés ni elle ni moi nulle part ailleurs. En ce domaine je suis aussi neuve qu’elle.

Certainement, ayant vécu différemment de ce qu’on aurait attendu d’elle à l’école,

Judith vivra différemment ce que la société attendra d’elle. Mais cela ne me regarde

pas... »

Sarah : « J’ai été élevée dans le respect de la Loi et des lois. Toute éducation vise à

ce respect des lois. Je n’ai pas mis Arthur à l’école parce que le plus beau cadeau

qu’on puisse faire à un enfant, dans ce monde d’oppression, c’est lui offrir notre

rébellion très douce, très tranquille. Lui montrer, face aux horreurs de la vie qu’on

nous impose, qu’on peut toujours être rebelle, calmement rebelle. » 2

1. C. Baker, ibid., p. 126.

2. Ibid., p. 122.

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DA Bonnardel BI.indb 262 04/11/2019 12:34


L’éducationnisme

Jesper Juul, un thérapeute familial danois qui connaît une grande audience

dans les pays scandinaves, affirme simplement : « Les enfants n’ont pas besoin

d’être éduqués, mais d’être accompagnés avec empathie 1 ».

C’est vrai, c’est magnifique de voir des enfants (et des adultes !) évoluer en

liberté.

1. Cité sur le site de l’OVÉO, http://oveo.org.

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DA Bonnardel BI.indb 263 04/11/2019 12:34

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