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LE COEUR ET L'ODYSSEE_2020_F.VECCHI-MULLER

Un formidable roman d'amour et d'aventure, de Paris à Bellagio, de Monaco à Montréal,

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François Vecchi-Muller

Le Cœur et l’Odyssée


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Prologue

– « Putain de bordel de merde de caribou ! »

Bravo. Belle entrée en matière. Je ne jure jamais,

pourtant, en temps ordinaire. Bon, j’ai une excuse valable :

me voilà perdu, transi de froid, avec une visibilité réduite à

30 mètres, en train de marcher dans la neige. Il est environ

8h20, et le soleil de fin janvier affiche une timidité de pucelle

introvertie. J’avance. Pas après pas. Dans cette couche

blanchâtre parfois boueuse qui recouvre ce que je suppose

être une allée. J’ai quarante piges passées, et me voilà à

porter un colis presque plus grand que moi tel un coursier

d’UPS. Si c’était mon métier, je le saurais. J’ai le cœur

battant d’un adolescent qui monte l’escalier qui l’amène à

son premier rencart. Sauf que j’ai passé l’âge de déflorer des

jeunes vierges portant sous-vêtements Hello Kitty et

appareil dentaire. Mon smartphone lance une série de

« bipbip », avant de s’éteindre. La batterie lithium-ion n’est

pas dans son élément avec ce -15 degrés Celsius de rigueur

en cette saison. J’erre sans GPS au milieu de nulle part. Sauf

que ce « nulle part » porte un nom qui fleure doux le terroir :

« L’île d’Orléans ». Banlieue écolo-bobo de Québec, avec

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son théâtre, ses cidreries et ses massifs de genêts sauvages

qui illuminent l’été indien. L’image doit être superbe. Je ne

la verrai pas aujourd’hui. Faut-il que je sois fou pour venir

au Canada en plein hiver, moi qui ai en horreur tout ce qui

évoque la neige, la glace et les chalets… Le vent du nord me

fouette le visage, malgré la capuche de ma parka. Le bonnet

jaune poussin que je porte en-dessous permettra peut-être

aux policiers d’identifier mon cadavre quand j’aurai claqué

d’hypothermie. Et comme cela ne suffisait pas, mon cerveau

repasse en boucle un film d’épouvante que j’avais vu quand

j’étais teenager. « Wendigo ». Une sorte de yéti tueur du fin

fond du Manitoba. Navet de série Z, bourré d’hémoglobine,

avec un singe géant à poils longs qui passe ses mornes

dimanches à démembrer des campeuses en mini short. Ma

DVDthèque ne contient pas que « Ben Hur » et « Citizen

Kane », je vous le concède. Promis, la prochaine fois, je me

collerai devant Disney Channel. Oui, je sais : j’en fais trop.

Désolé, c’est mon côté français qui ressort. Mais à l’heure où

je pense ces lignes, bien malin qui pourra savoir si je vais

survivre et ce qu’il va advenir de moi.

Je fais glisser le colis le long de mon épaule, puis le pose

délicatement sur mes deux bottes. Inspection rapide de

l’extérieur du paquet. OK. Tout est sous contrôle. J’ai bien

renforcé les angles. Le papier kraft en triple couche, bien

serré avec du ruban adhésif mat, supporte étonnamment

bien la rusticité du transport. Tant mieux. Ce n’est pas le

moment de malmener son contenu. Je n’ai pas fait peu ou

prou 8000 kilomètres pour tout briser. Pas maintenant. Pas

comme ça. La sangle a laissé une trace assez nette sur la

doudoune. Et sur mon corps, probablement. Mon omoplate

gauche me fait un mal de chien. Mais je suis là. Pas question

de faire machine arrière. Je n’ai aucun mal à afficher une

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telle détermination : je ne sais même plus où sont mes

arrières. Les battements de mon cœur s’accélèrent depuis

cinq, dix minutes. Le vent qui ralentissait ma progression

s’est calmé, remplacé en quelques secondes par des flocons

de neige. Je les regarde un instant virevolter au gré des

courants. C’est beau, de les voir scintiller dans la semiclarté.

On dirait des plumes de diamants. Ou des larmes

volantes. Est-ce cela que l’on appelle l’âme ?

« WOOOOOOOOOOOONNNNNNNNNNNNK ! »

Le klaxon rauque d’un énorme camion de livraison me

fait sortir de ma torpeur. J’ai à peine le temps de saisir mon

colis et de me jeter sur le bas-côté. Ce truck a bien failli

mettre fin à toute forme de vie sur ma faible carcasse, avec

sa sirène de cargo en partance pour Valparaiso. Le chauffeur

n’a même pas ralenti l’allure en me voyant. Pas sympa, le

routier. À sa décharge, j’étais en plein au milieu de la route,

si ça se trouve. Résultats des courses : je viens de passer de

transi à trempé. Message personnel à l’attention des

touristes et des gnomes français qui voudraient explorer le

royaume de la reine des neiges : à Sainte-Pétronille, en hiver,

l’adjectif « trempé » n’existe pas. Ici, c’est « frozen » direct.

Congelé cash façon bébé mammouth en Sibérie. Et pas de

jolie scientifique en blouse blanche hyper moulante à

l’horizon pour prélever mon ADN. Si je reste ainsi à plat

ventre dans la poudreuse, je resterai dans cette position

jusqu’à l’apparition des premiers perce-neiges. J’ai prévu

mieux pour ma postérité. Allez, mon gars, on se relève. Seul

comme un grand. Et on se remet en route. L’expression

« Nouveau Monde » me traverse l’esprit. La chanson

éponyme de William Sheller, aussi. J’aimais bien Sheller.

Trop de bruit autour d’« Un homme heureux », mais un

talent musical remarquable. Il suffit d’écouter les premières

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mesures d’Excalibur pour s’en convaincre. « Sont venues

misère et longue nuit / Dieu me l’a donné / Dieu me l’a

repris / Qu’il en soit béni »… Mon truc, c’était plutôt

« Genève ». Mais ça, c’était avant. Je suis ici, maintenant.

Mon fardeau en bandoulière, je fouille dans ma poche

de parka. Pas facile avec les gants. Je retire celui de gauche,

histoire d’aller plus vite. Le bracelet en métal que je porte au

poignet glisse jusqu’à l’attache du pouce. Ça va, le fermoir

est solide, je ne risque pas de le perdre. J’y tiens, à ce bracelet,

mine de rien. Le contraste entre le métal resté chaud au

contact de mon corps et l’air ambiant est sensible. La

morsure du froid est moins vive que je ne l’aurais cru. Mes

doigts tapotent quelques pièces de monnaie et un plan de

Québec, avant de trouver mon Graal. Une photo pliée en

quatre, sur un papier format LEGAL US. D’un point de vue

technique, pas de quoi fouetter un chat. C’est sûr, ce n’est

pas du Cartier-Bresson. J’ai fait mieux avec un jetable

argentique quand j’étais gamin. Couleurs surexposées,

composition atone. Rien d’extraordinaire à voir dessus, non

plus. Une maison, bardée de lambris blancs, comme il en

existe des dizaines sur l’île. Avec de grandes portes fenêtres

et un toit en ardoise sur lequel reposent trois chiens assis à

l’étage. Un porche accueillant qui évoque les discussions

sans fin des longues soirées de juillet et le goût sucré du thé

glacé à la pêche. Des fleurs rouges et blanches dans des pots

en terre cuite. Et trois chiffres en étain, cloués en façade dans

le bois, à côté de la porte d’entrée. 311. Mon 911 à moi. Ou

9/11, si je me suis loupé. « Dieu, qu’as-tu fais de moi ? » Je

n’aurai jamais pensé atterrir ici. Ni battre le pavé pour

trouver ce « Sam’Suffit » dont j’ignore l’adresse. Pas dans

une vie antérieure, en tous cas. C’était il y a un an. C’était il

y a un siècle. Une éternité. Génial. Maintenant, c’est Joe

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Dassin qui s’invite dans ma cervelle. Il ne manquait plus que

lui et l’été indien. J’ai de la chance, la radio qui grésille en

mon for intérieur aurait pu diffuser « Les yeux d’Emilie ».

On respire à plein poumons et ça ira mieux dans quelques

instants. Je longe la route et trace droit devant moi.

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Chapitre Un

« Il y a un an, il y a un siècle… »

Le monde s’est écroulé, comme ça, bêtement, dans le

brouhaha d’un bistro parisien. Un café, un verre d’eau et

une connexion internet sur mon téléphone. Je regarde les

voitures passer au ralenti dans la rue encombrée. Les

parisiennes moroses martèlent le pavé de leurs chaussures

Jimmy Choo achetées en ventes privées. Et toujours la pluie

fine et froide de cet hiver qui n’en finit pas. J’avais un trou

de trop dans mon emploi du temps de professeur vacataire

à temps partiel. Pas trop le moral et envie de voir du monde

pour me sentir moins invisible. Peine perdue. Enfin, je suis

au chaud, c’est déjà ça. Un groupe de jeunes cadres branchés

enfile bière sur bière en racontant des blagues salaces. Très

classe, celle de la religieuse qui bave comme une limace, il

faudra que je la ressorte en cours. J’ai commandé un café,

posé mes affaires sur la banquette fatiguée en skaï vert et

allumé mon téléphone portable. Une télévision LCD

accrochée au mur diffuse en boucle les programmes d’une

chaîne d’information. Une poignée de clients regarde d’un

œil distrait le couple de présentateurs. La femme est

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élégante, trente ans tout au plus. Et un petit je-ne-sais-quoi

susceptible de déclencher des pulsions inavouables. Mais

cette fois, la blonde donzelle affiche un visage fermé. On est

en mode « Bad news ». Flash Spécial. Un titre noir sur fond

rouge emplit d’un coup le 16/9 ème . « Effondrement complet

du système financier international – L’Europe met fin à la

monnaie unique ». Waow. Allocution impromptue et

symptomatique du célèbre « P…, là, on est vraiment dans la

m… » par notre président préféré. Les tics de Louis de Funès

et la gueule de Droopy. On le sent vouté, malgré sa haute

stature. N’est pas Général qui veut et il faut avoir des

corones pour incarner la statue du commandeur… Le

patron du bar a pris la télécommande et monté le volume

du son. Saine initiative. La moitié du pâté de maison sait

désormais que l’Euro est mort, que l’Union Européenne est

en banqueroute et que les trois plus grandes banques

françaises sont en faillite. Bip-bip. Vous avez un nouveau

message. C’est bien le moment. Youpi, un SMS. Sabine. Ma

copine depuis cinq ans. Le texte est pour le moins

laconique : « Je te quitte. Je n’en peux plus de vivre avec un

raté. Marre d’attendre éternellement que ta situation

s’améliore. J’ai trouvé mieux que toi – et ça n’est pas difficile.

Inutile de me rappeler, j’ai bloqué ton numéro et ton adresse

email. Tes affaires sont devant ta porte, dans un carton, dans

le couloir de l’étage. Adieu et bonne chance. Sabine. » Je suis

resté un moment en suspens, les doigts crispés sur l’appareil.

En même temps, je sentais le coup venir. Qu’ai-je à offrir à

une femme ? Rien ou presque. Cela fait dix ans que j’ai

rejoint la cohorte des joyeux précaires, avec un bac + 8 et

des boulots instables. Je vis dans un appartement minable

sous les toits avec en voisine de palier ma mère, comptable

à la retraite. Vu le montant de sa pension, autant ne pas

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compter sur elle pour faire bouillir la marmite. Le loyer est

payé tant bien que mal avec mes revenus de professeur de

Sciences Eco en écoles de commerce. Je peux m’estimer

heureux de gagner 20 % de plus du SMIC en ne travaillant

que 20 heures par semaines. Sauf que je rame comme un

galérien pour trouver d’autres sources de revenus. Travailler

moins pour gagner moins. Chouette programme électoral.

Grandeur et décadence d’un gars qui aurait pu être brillant

s’il s’en était donné la peine. Pays de losers dans lequel je

rumine ma faiblesse. Me voilà trop vieux pour des emplois

de jeunes diplômés, plus assez d’expérience pour tenir un

poste de cadre et « surdimensionné » pour les jobs

alimentaires. Putain, j’ai quarante ans et suis réduit à vivre

dans un studio dont ne veulent même plus les gamins de

vingt ans. Un provisoire qui dure depuis cinq ans. Période

d’irresponsabilité et de fausse volonté durant laquelle j’ai eu

quelques aventures et une relation à peu près suivie avec une

femme qui a attendu en vain que je devienne quelqu’un. Il

me reste mon abonnement internet et les souvenirs de mes

ex pour masquer ma vacuité. Parlons-en, de mes ex. Je passe

le plus clair de mon temps libre – autrement dit, toute ma

vie et mes nuits d’insomnie – à aller sur Facebook pour

regarder le profil de Kristen, la fille que j’ai laissé filer quand

je valais encore quelque chose. Comme un con, je l’ai largué

car elle voulait que je m’engage. Dix ans que je rumine ça.

Résultat des courses : je bois mon café tiède et je mate son

profil actualisé sur un écran de 5 pouces. Un vrai profil de

bonne petite mère trentenaire épanouie, avec la photo de

son rejeton. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que ce gosse ne

soit pas le mien – ce qui est pourtant le cas sans équivoque.

Pour couronner le tout, j’ai encore perdu quatre heures de

cours par semaine aujourd’hui. Les fins de mois

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commencent à être sordidement difficiles. Bref, une journée

de merde de plus dans une vie de merde. Je paie mon café,

enfile ma parka et retrouve les bruits urbains. Que cela me

plaise ou non, il va falloir regagner mes pénates. Je m’y

résous avec l’allégresse du condamné en route vers

l’échafaud. Home, fuite home…

Dialogue avec Mother

Le hall d’entrée de mon immeuble était à l’image de ses

occupants : propre, usé, avec ce reste de dignité de ces

gloires passées qui n’ont plus d’avenir. Le Aberdeen – c’est

fou comme les noms anglais s’accommodent bien de

l’élégance désargentée – aurait plus s’appeler le Has Been.

Le lustre majestueux éclairait par saccades le hall au parquet

ciré, qui ne cachait plus ses stigmates. Les nombreux

déménagements avaient laissé des traces d’usure et arraché

çà et là quelques lattes, que le syndic de copropriété n’a

jamais daigné remplacer. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs ?

Pour faire plaisir à un quarteron de retraités aux pensions

misérables et à trois familles recomposées qui partent à la

cloche de bois ? Sûrement pas. J’avance mécaniquement et

presse le bouton rouge pour appeler l’ascenseur. Sur la

droite, un grand miroir piqueté reflète la moitié de la pièce.

Le type en face de moi me regarde. Taille moyenne,

corpulence fine, faible masse musculaire. Un nez trop long

et des yeux tristes. Un de ces hommes normaux que les

femmes peuvent trouver beaux lorsqu’ils sourient ou

sortent une carte de crédit. Je rentre un peu le ventre, étire

ma colonne vertébrale pour me grandir un peu. Mais le

reflet dans la glace ne parvient pas à esquisser l’ombre d’un

sourire. Le « klong » caractéristique de la machinerie

m’informe que la cage d’ascenseur est de nouveau bloquée

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entre le deuxième et le troisième étage. Je hais les immeubles

bourgeois. Je garderai ma ligne de jeune éphèbe en montant

les marches de l’escalier quatre par quatre.

Pff. On a beau dire, le sport, ça entretient. À condition

d’en faire. Le cinquième étage devrait être supprimé d’office

de tous les bâtiments. Il me faut une minute pour reprendre

mon souffle. Sabine n’a pas menti. Un carton de

supermarché m’attend devant ma porte. Un coup de clé, et

je pousse du pied ce qu’il reste de ma relation avec une jolie

brune. Je claque la porte et jette mon manteau sur le canapélit,

défait depuis un mois. J’ouvre le carton. À l’intérieur, pas

grand-chose : quelques livres et DVD, un maillot de bain,

une trousse de toilette, deux T-shirts « University Of

Oxford » – elle était belle quand elle les portait pour dormir,

la garce, avec ses petits seins juvéniles qui pointaient vers

ma bouche – et une chemise blanche froissée de ma garderobe.

Et qui porte encore son parfum. Salope jusqu’au bout

des ongles. C’est de bonne guerre, peut-être… Ah, une

enveloppe, aussi. Je la déchire sans ménagement. Le

contenu tombe à mes pieds. Une dizaine de photos. Deux

selfies de Sabine et moi, l’un dans les jardins du

Luxembourg, l’autre au château de Vincennes. Images

lambda d’un bonheur passe-partout, comme on en trouve

des millions sur les réseaux sociaux. Faut-il qu’elle ait voulu

croire à cet amour formaté pour imprimer ces photos… Les

autres photographies étaient meilleures. Des scènes de rues,

les Quai de la Mégisserie, une femme SDF avec un beau

sourire et un regard lumineux. Un teckel borgne qui

ramasse un journal, aussi. Je me souviens les avoir prises

moi-même avec le compact numérique qu’elle m’avait

offert au début de notre idylle. Pour m’encourager « à mieux

voir le monde », disait-elle. Peine perdue. Je regarde ma

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montre. 19h35. Il est temps que j’aille dîner chez ma mère.

Non pas que cela m’enchante, mais malgré ses névroses, elle

m’a tenu debout plus souvent qu’à mon tour. Je lui dois bien

de faire les courses et de lui tenir compagnie deux fois par

semaine. C’est triste de vieillir seule.

L’aventure maternelle m’attend au fond du couloir,

porte de droite. Je sens une odeur salée à travers la porte.

Quiche lorraine ou choucroute. De la bonne bouffe qui tient

bien au corps. Pas très glamour, mais adapté au temps

pourri de la Capitale. Ce soir, je mourrai peut-être d’ennui,

mais pas de faim. C’est déjà ça.

Je rentre sans frapper avec mon trousseau. Ma mère est

dans le salon, en train de regarder les infos. Son visage est

aussi soucieux qu’à l’accoutumée. D’aussi loin que mes

souvenirs remontent, je ne lui ai jamais véritablement

connu d’autre expression faciale. Peut-on être née avec la

griffe du lion entre les deux sourcils ?

– Bonsoir, mon grand. Tu as vu ? ça va mal avec

l’Europe, on dirait…

– Bonsoir, Maman. Oui, j’ai vu cela avant de venir.

Fin du dialogue avec Mother. La suite de la conversation

ne mérite même pas d’être mentionnée, entre sermons sur ce

que j’aurai dû faire dans ma vie et critique d’un système dont

se fiche bien ma génitrice – et réciproquement.

La quiche était un peu trop cuite, la choucroute

excellente.

Ma mère a des talents cachés.

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Chapitre Deux

« Plus qu’hier et bien moins que demain »

Ce plantureux (et gratuit) souper achevé, je rentre dans

mon appartement. Les studios parisiens ont une magie que

seuls les autochtones savent apprécier : pour le loyer d’un

manoir à Nancy, vous pouvez vous payer le luxe de vivre au

plus près des étoiles. En d’autres termes : à vous les joies d’un

18m2 qui fait ressembler la boîte à surprise de Zébulon (Qui

se souvient encore du Manège Enchanté ?) à une villa

d’architecte de Miami. Il est 21h15 et j’ai un cours de sciences

économiques à mettre en forme pour demain. Je me mets à

ma table et allume mon ordinateur. J’ouvre en même temps

le dossier de mes cours de BTS, ma messagerie et mon

navigateur. Je repense au cours donné à une classe de BTS

Communication la semaine dernière, et réalise que Loïs, l’une

de mes étudiantes, a fortuitement oublié de mettre sa culotte

durant deux heures. L’image me frappe l’esprit et déclenche

en moi un rire franc et nerveux. C’était donc ça, la raison de

sa mine déconfite, après avoir croisées et décroisées non-stop

ses (fort) jolies jambes jusqu’à la pause de 11 heures ! La

pauvre… Moi qui ai regardé son entrejambes

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complaisamment ouvert sans faire le lien entre mon statut de

playboy sur le retour et son ticket de métro qui aurait fait le

bonheur des contrôleurs de la RATP ! J’ai presque honte

d’être aussi tête en l’air. Presque. Voyons les chapitres à revoir

pour demain : « Le rôle de la monnaie dans l’échange » et

« Les externalités ». Aucun doute, Loïs est taillée pour les

sciences économiques. D’un point de vue universitaire, elles

font parties des sciences humaines, du reste. La préparation

du cours – avec l’aide appuyée de la fonction Copier-coller de

mon traitement de texte – ne prend guère plus de 10 minutes

à un branleur de compétition de mon acabit. Une rapidité de

lièvre priapique sous Viagra qui a un effet indésirable

majeur : je vais devoir occuper ma soirée en tête à tête avec

moi-même. Le pied intégral, pointure 46 fillette. Les ruptures

sentimentales ne devraient exister que dans les pays où le

soleil ne se couche jamais. Pas besoin d’avoir fait

polytechnique pour savoir pourquoi le nombre de suicides

explosent en hiver dans le cercle polaire. J’imagine la

Hildegründ blonde à z’yeux bleus annoncer à son Ingmar de

boy-friend : « Je ne t’aime plus. Je te quitte. Je vais passer cette

nuit du 13 novembre au 15 février dans les bras de ton

meilleur ami Thorvald ». C’est sûr, il ne reste pas beaucoup

d’option dans ce cas : soit tu t’occupes en montant 18 cuisines

IKEA DRÄDMENTLUNGÖR, soit tu ouvres le gaz direct.

J’ai lu dans Femme Actuelle (ou Paris Match, ou une autre

revue scientifique de ce genre) qu’il y avait plus de femmes

que d’hommes en Suède. En revanche, peu d’appartements

avec 18 cuisines. Il y a peut-être un lien entre les deux…

Sabine occupe mes pensées. J’ai un pincement au cœur en

sachant qu’elle n’est plus dans ma vie. En même temps, je ne

peux plaider l’ignorance. J’ai tout fait pour qu’elle parte, ou je

n’ai rien fait pour qu’elle ne parte pas, selon le point de vue.

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Mon cœur et ma raison se renvoient la balle de mes

responsabilités dans ce naufrage des sentiments. Au fond de

moi, je suis plus en rage de savoir Sabine partie avec un autre

que d’avoir perdu son amour. Erreur de casting. Je ne sais

pas si elle m’aimait ou si elle m’a jamais aimé. La lucidité me

porte à croire qu’elle aimait l’amour qu’elle me portait plus

que ma personne. On ne récolte que ce que l’on sème : je le

n’aimais pas d’un amour véritable. J’ai été attiré par son

corps plus jeune, plus beau, plus ferme que le mien. Quinze

ans de différence d’âge. Environ deux fois la vie d’un chien

en comparaison de celle d’un homme. J’ai dit chien, pas

chienne ! J’aimais sa compagnie et les shoots de testostérone

qu’offre le fait de sortir en public avec un bel objet à son

bras. Certains mâles arrivent à passer dix, vingt ans de leur

vie comme ça avec une poupée qui dit non. J’ai échoué à

aimer celle que je n’aimais pas. That’s life…

Je me souviens de cette nuit d’été où elle portait ma

chemise à 4 heures du matin, en regardant une émission sur

la chasse au ragondin dans le marais poitevin. Nous venions

de faire l’amour. Je ne l’aimais pas, elle ne m’aimait pas,

mais ni elle ni moi ne le savions. D’un coup, elle s’est jetée

sur moi et m’a murmuré à l’oreille ce lieu commun au goût

de miel : « Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que

demain… ». Phrase magique post-coïtale, qui se termine tôt

ou tard par « Casse-toi pov’ con ! » en passant par « Et mon

cul sur la commode ! » en milieu de match. L’amertume

rend poète.

Hier. Demain. Voilà des mots qu’il ne faudrait jamais

taper dans les moteurs de recherche. Étant un sale gosse de

quarante ans, je ne peux m’empêcher de le faire. Ah, la

vache : 12 506 894 147 occurrences avec ces deux mots !

Faut-il que ce monde soit malade pour qu’il y ait autant de

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requêtes alors que si peu de personnes vivent dans le

présent… Je ne jette pas la première pierre : je fais partie du

troupeau. Voyons, que trouve-t-on dans ce foutoir virtuel ?

Des études sur la physique quantique, des romans à l’eau de

rose, des blogs pour adolescents en rut et… des sites de

rencontres. L’un d’entre eux sort du lot. Son postulat est

dans l’air du temps : chaque rencontre génère un Point

d’Intérêt, avec un bonus pour les protagonistes si l’endroit

devient un VHS (Very Hot Spot). Bref, un Google Maps de

la Carte du Tendre. Sauf qu’ici point d’amour courtois et de

transports amoureux. Le site est de facto un Mappy de la

baise rapide, un Via Michelin du Quickie de parking de

supermarché, un Coyote de la sodomie de portes cochères

dans les quartiers huppés. Appli gratuite sur PC, tablette et

smartphone. Même les montres connectées ont droit à ce

traitement. Bon slogan. Marketing bien ciblé. Je clique sur

le lien pour ouvrir la page d’accueil, et là… BINGO !

« Pour supporter le passé, rien ne vaut une rencontre

sans lendemain. Jouissez du présent. C’EST ÇA, ETRE

SEENIQ » Je prends mon portefeuille dans mon manteau et

j’en extrais ma carte de crédit. L’inscription ne prend que

quelques minutes, en théorie. Diantre, par où commencer…

Ah, oui : trouver un pseudonyme. Ou plutôt : LE pseudo.

Zut, je n’avais pas pensé à ça. Tout serait tellement simple

sans masque, sans paravent, sans faux-semblants. En

attendant, je n’ai pas le choix. Vu mon pédigrée de prof

d’éco, DSKing me vient à l’esprit, mais les initiales font faire

désordre. En même temps, elles ne pourront déclencher que

deux réactions : soit m’attirer les foudres des rares femen

présentes sur le site (il ne faut jurer de rien, il peut y en

avoir), soit je me retrouve avec 15 nymphomanes

cramponnées à mes basques. La décence et la lucidité me

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font opter pour la première option. On oublie DSKing. Je

regarde autour de moi pour trouver une idée. Ma

bibliothèque. Bon, on va laisser de côté « Oui-Oui s’amuse »

et « La face cachée de l’économie grecque »… Ah, Euréka !

J’ai trouvé (traduction de moi pour moi-même et pour tous

ceux qui auraient séché les cours de Grec ancien au bahut) !

Je suis devant un vieux livre en anglais des années 60, en

édition de poche. Une autobiographie d’un médecin

américain en Asie du Sud-est. « The Edge of Tomorrow »,

par Tom Dooley. Cela fera l’affaire. Pas Dooley. Un

patronyme comme celui-ci est digne d’un indic de San

Francisco dans les séries de flic des 70s. Mieux vaut la jouer

anglo-sobre avec « edgeoftomorrow ». Un peu confus, mais

au moins, cela filtrera les profils des demoiselles. Enfin, je

suppose. Un peu long, aussi. Pas grave. Je ferai du copiercoller.

Passons aux critères, ensuite. « Choix de partenaire ».

Là, pour moi, c’est simple. Femme. Jolie. Jeune. ET QUI

DIT OUI. Désolé, mesdames, mais mes critères de choix ne

se portent pas sur des femmes de mon âge. Trop de quadra

névrosées en quête du prince charmant qui fasse office de

compte en banque en cas de défaillance de la pension

alimentaire. Dans un cas comme dans l’autre, je ne suis pas

équipé pour cette tâche. Les femmes plus jeunes présentent

des avantages indéniables pour un gars dans ma situation :

elles sont facilement démonstratives, pas farouches, à la fois

fermes et souples, annoncent la couleur de ce qu’elles

veulent et peuvent servir de reproductrices si affinités. Seul

bémol que je viens de tester : elles se barrent vite, aussi. Et

elles ne reviennent pas. Une découverte pour moi. On

apprend à tout âge. Il paraît.

Bon, option « Femelle chaude et humide », c’est fait.

J’aime bien cette expression. On comprend mieux pourquoi

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les climatologues donnent toujours des prénoms de salopes

type Katrina ou Erika aux cyclones tropicaux. Oui, je sais : ce

n’est pas politiquement correct de parler ainsi de celle qui

sera peut-être la femme de ma vie. Franchement, vous croyez

qu’on trouve « the one and only » sur un site où l’espérance

première des demoiselles est de se faire fourrer jusqu’à la

garde ?! Nous sommes d’accord… Texte rapide pour me

présenter : « Je veux rencontrer celles avec qui ma vie

deviendra un destin ». J’aime bien. Un peu pompeux, mais

avec des accents shakespeariens qui sonnent mieux à l’oreille.

En revanche, c’est peut-être un peu « surdimensionné » pour

une gaudriole de dix minutes dans les cabines d’essayage des

galeries Lafayette. Tant pis, je n’ai rien d’autre sous la main.

La photo, pour terminer. Euh… Non. Pas envie qu’une

étudiante tombe sur ma trombine. J’ai déjà assez de

problèmes comme cela, on va éviter le cumul des emmerdes.

Bon… Profil : c’est fait. Je me lance dans le grand bain.

Touche « Entrée » et… c’est parti, mon kiki !

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Chapitre Trois

Touche « Echap ».

Le web est une forêt de Bavière une nuit de décembre :

c’est froid, sombre et on a vite fait de se faire dévorer par les

loups avant même de comprendre que l’on s’est perdu. Dans

ma Schwarzwald à moi, les loups sont des louves et j’ai une

touche « Echap » pour blacklister les profils indésirables. Ou

qui ne suscitent aucun désir. Ce qui, pour une femme, est

pire. À propos de touche… On dirait que ça mord, déjà, au

bout de deux minutes. La vache : plus rapide que Pizza Hut

un soir de coupe du Monde !

Oulaa, rien qu’au pseudo, je sens que je suis tombé sur

du lourd : 2tall2fall. Tout un programme. Je n’ai pas le

temps de consulter la fiche de la susnommée – un des plus

beaux mots de la langue française, avec « circonvolution » et

« concupiscent » – que déjà la donzelle me fait du

rentrededans via chat. Hé, oh, on se calme, ma p’tite dame !

– Bonjour, edgeoftomorrow. Alors, comme ça, tu me

cherches ?

Allons donc. C’est une périprostipute qui se pointe ou

la morte de faim de service ? Avant de répondre quoi que ce

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soit, il faut que je consulte son profil. Allons donc. Divorcée,

mon âge et des enfants. Pile-poil ce que je fuis comme la

peste. La photo, floue, montre un corps longiligne surmonté

d’un visage qui semble fin, avec une belle crinière blonde et

un demi-sourire. Les traits du visage sont diaphanes,

comme effacés. Je serai incapable de la reconnaître si je la

croisais chez mon boulanger demain matin. Quant à sa fiche

signalétique, j’ai dû louper un épisode, car sa taille est en

dehors de la fourchette de grandeur enregistrable. Inutile de

préciser que je vais décliner l’offre.

– Bonsoir, 2tall2fall. C’est gentil de me contacter. Je suis

nouveau sur le site et…

– Te fatigue pas, mon petit, je sais. Trop grande pour

toi ? Tu ne sais pas encore ce que tu perds… – Quoi, par

exemple ?

– Ta vie, ton énergie… Ton talent aussi. Et je serai là

pour t’aider à te sentir enfin toi-même.

– Euh… Sans vouloir être discourtois, on n’est pas

censés être vous et moi sur ce site pour ne pas poser de

questions ?

– Monsieur est un petit malin, à ce que je vois.

– Non. Juste un homme qui veut rencontrer une femme

qui lui fasse oublier son passé.

– Quand comprendras-tu donc ?

– Quoi ? Qu’il est temps que j’arrête de boire des alcools

forts et de lire les propos ridicules d’une pythie de pacotille ?

Je ne sais pas ce que tu cherches, fillette, mais j’ai passé l’âge

de tomber dans n’importe quel panneau.

– C’est qu’il a la tête dure, le lutin ! Que cherches-tu ?

– Je n’en sais rien, ce n’est pas là la question.

– Que cherches-tu ?

– Bon, je veux une ou plusieurs rencontres simples sans

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complication. Fin de cette conversation, je vous souhaite

bonne chance dans votre quête.

– Es-tu lisse, Edgeoftomorrow ? Es-tu lisse ?

– C’est une question que je ne me suis jamais posé. Je

présume que personne n’est lisse. Nous avons tous nos

zones d’ombres, nos secrets. J’ai les miens, et aucune envie

de connaître les vôtres actuellement.

– Je veux que tu commences et que tu termines enfin

quelque chose. Relis bien le sens du mot « Odyssée » et on

se retrouvera quand tu auras grandi.

Avant même que je puisse répondre, 2tall2fall a mis fin

au chat. Bon, cela fait une tarée de moins dans mon paysage.

Internet est décidément un étrange pays, peuplé d’étranges

gens. Plus surprenant encore, son profil semble avoir disparu

en un clic. Ma première rencontre virtuelle a dû activer la

fonction « Blacklister ». Je surmonterai ce traumatisme. Les

choses sérieuses vont pouvoir commencer.

Dans ce barnum de la poufiasse tatouée en chaleur et

de la bourgeoise alcoolique cherchant sa séduction fanée, il

y a pour ainsi dire autant l’embarras que le choix. On trouve

dès les premières pages du site de jolis minois. Avec un

nombre conséquent de femmes slaves obnubilées par le

mariage et prêtes à tout pour que leur prince charmant les

enlève à leur vie monotone de Tchernobyl-sur-Mer. Il y a

dans leur vénalité une forme de candeur teintée de rigueur

orthodoxe qui, en d’autres circonstances, aurait pu me

plaire. Désolé Oksana Iulyia Tiebavdskieva, mais je n’ai pas

le temps – ni les finances – pour m’enticher d’une beauté

moscovite aux pommettes saillantes et à la jupe en cuir

mauve plus courte que mes lignes de crédit à la banque

Populaire. J’entends encore les sirènes du film « Je vous

trouve très beau », susurrer en boucle cette phrase

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d’attrapecon. Lequel d’entre nous n’a pas souhaité, ne

serait-ce qu’une fois, qu’une bombe anatomique lui

murmure la bouche en cœur cette guimauve dans le creux

de l’oreille ? Je compatis aux dégâts que peuvent faire ces

quelques syllabes, prononcées en roulant les « r », sur les

prétendants crédules en mal de gros câlins.

Le « Bibump » sonore de la messagerie de discussion

instantanée me fait revenir sur terre. J’ai reçu un

« Wannafuq », l’équivalent Seeniq du fameux « J’aime » des

réseaux sociaux. Je ne pourrai pas me plaindre de ne pas

avoir de touches, c’est déjà ça. Pour qu’un Wannafuq soit

validé – en d’autres termes, pour avoir une chance de voir

une demoiselle vous présenter ses hommages buccaux les

plus appuyés – il faut passer par l’application mobile. La

géolocalisation permet de situer le point et l’heure de

rencontre, au mètre et à la seconde près. La technologie au

service de la luxure en temps réel. Est-ce si choquant à

l’heure où le clergé dispense des bénédictions par SMS ?

Allez savoir…

Je prends mon smartphone et télécharge l’appli. En

quelques secondes, un VHS m’est communiqué en message

privé. C’est seulement à ce stade que le profil de ma

camarade de jeu m’est dévoilé. Plus ou moins. Le « crash

test » a pour pseudo NoisyK1. Il m’a fallu quelques secondes

avant de percuter sur l’analogie avec Nausicaa. Le message

de ma nouvelle admiratrice est pour le moins laconique.

« Dispo demain soir pour FUQ. Confirmation de l’heure et

du VHS dans la journée ». Le profil de la nymphe est

attirant : la trentaine, beau visage un peu rond, bien

maquillé. Un regard gris bleu comme un matin sur Londres.

Blonde. Mes penchants vont vers les brunes, mais bon,

« Faute de grives… ».

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Il est temps d’aller se coucher, si je veux être en forme

pour combler cette pragmatique nymphomane demain

après les vêpres. Un dernier coup d’œil sur une chaîne

d’information me confirme que la situation économique et

sociale se détériore à vitesse grand V. D’un air grave, le

président de la Banque Centrale Européenne annonce la

tenue dans la nuit d’un sommet extraordinaire des États

membres de l’UE dès 4 heures du matin.

La nuit va être courte pour certains. Autant ne pas

traîner. Après tout, j’ai école demain.

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26


Chapitre Quatre

« Je sippe »

Les bars de quartier situés à un angle de rue devraient

être déclarés d’utilité publique. Carrefours de rencontres

fortuites et de gestes inachevés, ces cafés offrent une vue

imprenable sur des centaines de destins, lycéens braillards

avec leur casque de musique sur les oreilles ou cadre

technique démotivé coincé au feu rouge dans une Clio de

société.

Je me suis levé tôt pour prendre mon RER sous la pluie

fine de novembre. Il fait plutôt froid pour la saison. Ma

journée de cours va se dérouler dans un centre de formation

privée de Vincennes. Une boîte à cancres pour enfants de la

petite bourgeoisie locale, dans une maison-immeuble de

centre-ville. J’ai trente minutes devant moi avant d’entrer en

piste. Derrière la vitre du « Drapeau », port d’attache cosy

face au Château, je sippe une noisette. Oui, je ne sirote pas,

moi, je sippe. Question de standing. Ce franglisme, emprunté

aux ouvriers du BTP américain, me suit depuis trois, quatre

ans. Boire gorgée par gorgée le petit noir du matin a des

vertus apaisantes. Le temps court. Trop vite. Les poncifs,

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aussi. L’expérience virtuelle d’hier soir m’a laissé perplexe.

Ma première pensée au réveil n’a pas été pour Sabine.

Ni même pour mon tire-coup de ce soir. Je me surprends à

repenser à 2tall2fall. « Trop grande pour tomber ».

Pourquoi ? Tout le monde tombe. On apprend à marcher,

on tombe. On tente de voler, on tombe. On aime, on tombe.

On tombe, on tombe. Personne n’est à l’abri. Le plus dur est

de se relever. 8h41. Il faut que je file. Le Cours Steinbach, où

je donne des cours pour des BTS Communication, est à

100 mètres à pieds. La bâtisse est propre, avec sa façade

blanche et sa toiture en zinc qui transforme les gouttes d’eau

en concert de jazz. Je salue Myriam Bauchez, la directrice

adjointe, fais dans la foulée la bise à deux collègues dont la

vie m’indiffère et monte l’escalier. La salle où je suis ce matin

est au premier étage. Vue sur la zone piétonne. Avec

d’autres moyens financiers, j’aurais racheté cette maison

pour l’habiter. La salle 103 est déjà ouverte. 7 étudiantes sur

10 sont déjà assises à leur place, les yeux rivés sur leur

mobile ou leur tablette. Les trois absents sont les seuls

garçons de la promotion. Dans la majorité des classes, les

filles réussissent mieux que les jeunes hommes en raison de

leur assiduité. Les reportages de Géo 360° sur ARTE sont

formels sur ce point : en milieu hostile, les femelles sont plus

féroces que les mâles. Il ne faut guère plus d’1h30 pour que

ce constat scientifique se confirme. Pause de 10h45. Les

grands fauves vont boire. L’une de mes étudiantes, Debrah,

vient m’accoster à la machine à café.

– Monsieur, je peux vous demander quelque chose ? Je

vous préviens, c’est un peu indiscret…

Allons donc. Quand une mignonne d’une vingtaine

d’années ajoute « un peu indiscret » dans une question, la

ligne de démarcation se situe entre « ridicule » et

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« indécent ». Deb’ – comme elle se surnomme elle-même –

ne s’encombre pas du ridicule.

– Allez-y, je vous écoute, jeune fille…

Je n’hésite pas une seconde à prendre ma voix de

crooner, volontairement plus grave et plus lente en fin de

phrases. C’est elle qui commence, après tout.

– Vous savez que vous ressemblez beaucoup à mon ex ?

Non, mais c’est une bonne chose pour vous, hein ?!…

Pupilles légèrement dilatées, torse en avant, une main

qui passe dans ses cheveux roux et épais, glisse le long de

son cou et se pose à la naissance de sa gorge. La grande scène

classique, Acte II, Scène 1. Il me reste 10 minutes à jouer.

Autant en profiter.

– Ah, oui ? Et en quoi ?

– En fait, je suis sortie deux ans avec Michel d’Onofrio,

vous le connaissez ? C’est un pilote de course.

Elle joint le geste à la parole en me montrant un selfie

commun avec son ancien chevalier servant. Elle est bien

roulée, la mâtine. 1,70 mètres, taille de guêpe, beaux seins

mis en valeur par un cachemire gris col V moulant.

– Oulaa, oui, je le connais ! J’ai déjeuné avec lui une fois

lors d’un meeting avec le directeur de son écurie, il y a bien

dix ans de cela. Mais je n’avais pas percuté sur une

quelconque ressemblance avec lui.

Son joker d’ex-boyfriend a failli me déstabiliser, car je

ne m’y attendais pas. Pas plus que de dire spontanément la

vérité à cette prédatrice en (faux) Louboutin. Son regard ne

fuit pas le mien, alors que je la fixe de la manière la plus

ataraxique possible. Je n’ai pas affaire à une ingénue.

– J’ai prévu de vous envoyer un petit message sur

Facebook. Avec en bonus un lien sur des fichiers. Vous

pourrez y aller, ils sont safe. Eux…

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La cloche électrique, aussi agréable à entendre qu’une

fonctionnaire des impôts lors d’un contrôle fiscal, met fin à

la conversation. La vie reprend son cours normal durant

80 minutes de mon existence. Vers la fin du cours, ma

concentration se fait plus… tendue. Je suis soulagé d’avoir

mis une veste plutôt longue ce matin. Personne ne remarque

mon érection naissante. Sauf cette petite salope rousse qui

me regarde en mettant ostensiblement son stylo dans la

bouche. C’est ça, Deb, Joue. Joue pendant que tu peux. Au

final, tu joueras toute seule. Et tu jouiras toute seule.

Cette fichue cloche retentit à nouveau. Fin du cours.

Fin de partie. Pas trop tôt. Les cours privés comme

Steinbach ont une qualité que j’apprécie. La discipline. Tous

les élèves se lèvent et quittent la salle en ordre, sans

brouhaha excessif. Sans surprise, mon aguichante étudiante

sort la dernière. Elle passe devant moi en faisant mine de

humer mon parfum. Et frôle mes attributs du bout de ses

doigts. Garce. Je suis surpris. Choqué. Je ne bouge pas. Sans

s’arrêter, elle murmure à mon oreille :

– Ne t’inquiète pas, personne ne l’a vu. Sauf moi…

Salope. Pas le temps de répliquer. La crinière auburn a

déjà disparu dans l’escalier. Son pas vif martèle les marches.

Je sors à mon tour de la pièce et traverse le couloir qui

débouche sur la salle des professeurs. Chaque enseignant y

a un casier à son nom, dans un haut meuble à tiroirs en

métal vert de gris. Je récupère trois grandes enveloppes de

papier Kraft. La date de retour est inscrite en lettres

capitales, au marqueur rouge. Les copies d’examen blanc de

BTS de trois sections. Environ soixante-dix copies à

corriger. Un joyeux amalgame de plagiat de Wikipédia, de

je-m’en-foutisme générationnel et de perles d’inculture. Je

repense aux copies qui ont occupé mon dernier week-end.

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Entre le « Sommeil de Rio » pour évoquer le sommet

mondial sur l’écologie et « La situation tordue de la Graisse

est le problème des parties de l’Europe » (sic), il y avait un

beau florilège. Corriger des épreuves est parfois aussi

amusant que regarder une rediffusion d’un vieux De Funès.

Un coup d’œil à mon smartphone. Toujours aucune

nouvelle de l’inconnue de ce soir. Je récupère le tas

d’enveloppes, le fourre dans ma sacoche et fonce prendre

mon RER. Les cours supprimés dans mon emploi du temps,

s’ils grèvent mon budget, ont l’avantage de m’offrir un peu

de temps. Autant le mettre à profit pour rentrer chez moi et

commencer les corrections dès que possible. Je m’engouffre

dans la bouche de métro, et parvient à attraper la rame avant

son départ. 20 minutes de sueur chaude, d’odeur de pisse et

d’accordéoniste roumain estropié plus tard, je ressors à l’air

libre. On ne respire pas dans le 10 ème arrondissement

comme dans les grands espaces d’Alaska, mais c’est toujours

mieux que la cour des miracles underground. Les klaxons

sont déchaînés. Les parisiens marchent en tirant la gueule et

les touristes chinois sont aussi paumés qu’à l’accoutumée.

Conséquence de la crise de l’Euro ou simple cyclothymie,

une forme de tension, d’énervement général est perceptible.

Mon buzzer s’est mis en route. « Quelque chose » ne va pas

dans la Capitale. Je n’aime pas cela. J’accélère mon allure et

éprouve un réel soulagement en arrivant devant mon

immeuble.

Noé est revenu. Cela faisait bien deux semaines qu’on

ne le voyait plus. Étrange bonhomme, ce Noé. Ce n’est pas

un Sans Domicile Fixe, comme il fait dire pour être

politiquement correct. Non, Noé n’est pas tombé dans la rue

à la suite d’un accident de la vie. C’est un vrai clochard. Un

poivrot à l’ancienne, avec une gueule buriné de vieil ours et

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une verve à la Audiard. Un philosophe du caniveau, dont le

génie s’est caché au fond d’un litron de gros rouge qui tache.

Difficile de décrire un individu qui semble s’être fondu dans

des guenilles. Un être gris et sale, enfoui sous trois couches

de vêtements. Avec pour seuls traits humains un regard bleu

acier et une bouche capable de rire et de vociférer en même

temps. Je le salue de la main. Il me gratifie en retour d’un

« Hello, P’tit mec ! » qui est sa marque de fabrique. J’ai beau

honnir cette misère dans laquelle j’espère ne pas tomber à

son âge, je suis content de le voir. Au moins, il n’est pas

mort. Pas encore. Je descendrai lui apporter un sandwich et

un café tout à l’heure. J’entre dans le hall. Rien dans ma boîte

aux lettres. L’ascenseur fonctionne, mais reste moribond.

Deux minutes plus, me revoici dans mon « Bachelor pad ».

Avouez que c’est plus classe comme expression que piaule

de célibataire. J’aime à penser que le terme « garçonnière »

est encore usité et reste l’apanage des hétéros en mal de

conquêtes féminines. L’image d’Epinal de « Playboy » dans

les années 60. Je me dis cela en pensant au film « Un pyjama

pour deux », avec Doris Day et Rock Hudson – et réalise

qu’il vaut parfois savoir fermer son clapet avant de l’ouvrir.

Toujours est-il que mon intérieur est plutôt coquet, et qu’il

faut que je trouve le verre à moitié plein, si je veux garder le

moral. Meubles Ikea blancs, une cheminée électrique, une

cuisine Art Déco et de belles photos encadrées aux murs.

Fin de soldes chez Habitat. Bel exemple de VDM à l’heure

actuelle, mais je serai satisfait d’avoir cela si j’avais vingt ans.

La cafetière allumée, je prépare deux sandwiches

menthe/oignons frais/Corned Beef/Fourme d’Ambert que

je coupe en triangle. L’un va dans une assiette, l’autre dans

un papier aluminium. Pour Noé. Je prends l’assiette, ouvre

mon ordi et décachette la première enveloppe de copies. Le

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« Bip » jingle de SEENIQ me fait lever les yeux vers mon

téléphone. Noisik1 confirme le rendez-vous. « 20H. Jardins

du Luxembourg. Sortie Port-Royal. Met un long manteau.

Pas de slip. Tenue facile à enlever. Prends des capotes. J’ai

envie de ta queue et de toi. Tu vas avoir en gros ce que les

autres paient au détail ». Texte rapide à écrire, rapide à

comprendre. Mon enthousiasme pour les rencontres faciles

est déjà en train de retomber. J’ai déjà envie de me

désinscrire du site. Est-ce vraiment ça que je cherche ? Une

bouchée de ma roborative collation m’évite de répondre.

Allez, on attaque le boulot… Quatre heures, cinq cafés et

une vingtaine de copies s’écoulent. Déjà ! Mes distractions

coutumières (post sur Facebook, un peu de zapping TV)

aidant, il est déjà 18h15. Je vérifie mon téléphone. Pas de

nouveau message. Juste le temps de filer sous la douche, de

mettre (ou pas) la tenue demandée par ma nymphomane

préférée, et me voilà opérationnel. Ne pas oublier les

préservatifs. Ni mon portable. Ni un thermos de café avec le

sandwich pour Noé.

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34


Chapitre Cinq

« Les Lotophages »

J’ouvre la porte de l’immeuble. Noé n’a pas bougé d’un

pouce depuis tout à l’heure. En me voyant, prend la peine

de se lever. Il est costaud, l’animal. À force de le voir assis

ou couché, on en oublierait sa carrure de rugbyman. Ou de

catcheur, peut-être. Je lui tends le sac contenant son repas.

Je devrai être fier de ce geste altruiste. Il n’en est rien. Un

homme avec un regard aussi perçant ne devrait pas dormir

sur le pavé. Sait-il ce que je ressens ? Sans prévenir, il me fait

l’accolade. Son haleine pue la vinasse. Aussi sec, il me

repousse et me dit, sur un ton solennel :

– Va, mon gars. Ce soir, les dieux vont s’occuper de toi.

Le destin est en marche.

– Sacré, Noé, toujours le mot pour rire ! Bon, je file, je

suis à la bourre, il est sept heures passées et j’ai un rencard.

Je trace vers Magenta, direction Gare de l’Est, histoire

d’arriver en avance dans le 6 ème Arrondissement. Nouveau

Bip. NoisyK1. « T’inquiète pas, j’ai un passe pour le parc. On

y sera tranquille. A + ». J’avais complètement oublié que les

jardins fermaient à la tombée de la nuit, soit vers 17 heures en

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hiver. Le fait que cette fille ait un passe pour entrer au

Luxembourg titille mon occiput. Un point pour elle. Je

descends dans les entrailles pour prendre le métro. Ligne 5

jusqu’à République, puis Ligne 11 jusqu’à l’Hôtel de Ville. Je

devrai prendre le RER B à la volée pour être dans les temps.

La rame arrive à Hôtel de Ville. Les portes s’ouvrent. Je sors,

bousculé par les entrants. Quelques mètres et je sors du

tunnel de quai. Un BAOUM sec et sourd derrière moi. Un

souffle tiède, presque solide, me projette violemment en

avant. Pas le temps de comprendre. Le cerveau reptilien

prend le contrôle. Deux femmes, que je n’ai pas le temps de

voir, me tombent dessus. Elles me tordent les deux genoux

dans leur chute. Je m’étale face la première sur les marches de

l’escalator. Mon front heurte la marche en acier inoxydable.

Je suis sonné. Les femmes crient. D’autres personnes aussi.

Des sirènes hurlent à travers les haut-parleurs. D’autres sons,

aussi, que je ne reconnais pas. L’escalator me fait monter,

dégageant mes jambes du poids des personnes dans mon dos.

Je vois des canettes vides et des emballages de chips vides

passer sous mes yeux, comme des feuilles mortes dans une

forêt en automne. De la poussière aussi. Beaucoup. Dense.

Âpre. Je tousse. Du sang coule sur mon arcade sourcilière

gauche. La foule présente sur le quai court dans les escaliers.

Chacun pour soi. Sauver sa peau. Pas très glorieux, tout ça.

Une odeur de métal et d’huile se dégage de dessous l’escalier

roulant. Terminator. Je pense à Terminator. Une explosion a

détruit la rame et je pense à Arnold Schwarzenegger. On a des

idées à la con quand le monde s’écroule. La machinerie me

porte jusqu’au niveau supérieur. J’ai à peine le temps de me

relever pour ne pas me faire piétiner. Mes mains cherchent

instinctivement mon téléphone et mon portefeuille dans mes

poches. C’est bon, rien ne manque. Sans me retourner, je

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cours derrière les autres usagers. Dans ma course, je vois un

homme casser la vitrine d’un dépôt de Presse. Pas le temps de

voir ce qu’il vole. Ni d’empêcher le pillage. Je suis un lâche,

mais je n’en rends pas compte. Je n’ai plus le sens du temps.

Le sang cogne dans mes artères temporales Revenir à la

surface a été presque simple, malgré tout. La peur est un bon

GPS. Des sirènes. Des lumières. Rouges. Bleues. L’Hôtel de

Ville est toujours là. Il y a des pompiers, des médecins

urgentistes, des policiers. Je comprends clairement la

situation. La panique souterraine a laissé sa place à une

chorégraphie d’hommes et de femmes en blouse, en

combinaison, en uniformes. Les secours sont à pieds

d’œuvre, en raison de la proximité de l’Assistance Publique

des Hôpitaux de Paris et l’état d’urgence instauré depuis trois

ans. Les reporters de BFM, iTélé et consorts arrivent à leur

tour. Les projecteurs de leurs caméras balaient la Place

comme le feraient des agents du FBI avec leurs torches. Sauf

qu’on n’est pas dans un épisode des Experts. Un ballet

surréaliste se déroule autour de moi. Je respire lentement,

profondément. Une sensation étrange m’envahit. Pour la

première fois de ma vie, je me sens… bien. Même pas vivant.

Ni rescapé. Juste bien.

Une main agrippe ma manche.

– Venez, monsieur. Je vais vous mettre à l’abri.

Je regarde la main. Petite. Flétrie. Vieille. Avec des

tâches sombres. Mon regard se pose sur un manteau bleu

pétrole surmonté d’une tête blanche. Un ange salvateur avec

une coiffure de Playmobil. Ma guide est une minuscule

grand-mère, guère plus d’un mètre cinquante. Son

pardessus doit être plus lourd qu’elle sur une balance. Avec

une poigne étonnante. Je ne pose pas de question. Je la suis.

Nous traversons côté Rue de Rivoli avant de bifurquer Rue

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de la Coutellerie. Au rez-de-chaussée d’un immeuble, un

groupe de personnes âgées nous fait de grands signes depuis

la fenêtre ouverte. Un homme chauve, au teint rougeaud,

nous interpelle.

– Vite, Venez ! Simone, ouvre la porte à Gabrielle !

Nous pénétrons dans le hall d’entrée, puis dans un

appartement. Ou plutôt une grande salle, qui doit occuper

la moitié de la surface au sol de l’immeuble. L’endroit doit

appartenir à la Mairie ou à un comité de quartier pour le

troisième âge. Et effectivement, il n’y a autour de moi que

des retraités. Vingt, peut-être trente. De longues tables et

des chaises sont disposées de part et d’autre d’une allée

centrale. Au fond, une estrade avec une sphère en plastique

transparent et un tableau noir avec des chiffres. Une salle de

Loto associatif. BINGO ! J’avais rendez-vous pour une baise

rapide au Luxembourg, et me voilà à Gériatric Park…

Gabrielle, mon Saint-Bernard lilliputien, me fait

asseoir. Je pose mon manteau sur une chaise. Mes hôtes

accueillent d’autres personnes, des étudiants apparemment.

Deux garçons, trois filles. Ils n’ont pas l’air blessé, mais sont

sous le choc de l’explosion. Surtout un couple, qui pleure et

respire en tremblant. Les seniors sont aux petits soins pour

leurs invités. Sans cynisme aucun, on dirait presque que ce

drame leur donne du tonus. Ils sont actifs, vifs, tout en

restant calmes. Ils sont heureux d’être utiles. Et ils le sont.

Gérard – l’homme au nez d’alcoolique – pousse les meubles,

donne des ordres, joignant le geste à la parole avec de grands

mouvements de bras. Un ancien gendarme, à coup sûr. La

télévision diffuse le flash spécial sur l’accident du métro. La

piste de l’attentat est privilégiée.

– Monsieur, vous entendez ce que je dis ? Vous me

comprenez ? Est-ce que vous souffrez ? me questionne

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Gabrielle avec une voix de Titi parisien. On croirait

entendre Arletty s’écrier « Atmosphère, Atmosphère…

Estce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! ».

– Oui, merci, je vais bien, rien de cassé. Juste une grosse

bosse sur la tête, ici. Ce ne sera pas la dernière. Je suis

indemne, j’ai eu beaucoup de chance.

Ma réponse structurée rassure mon infirmière, qui,

sans attendre, a déjà commencé à nettoyer la plaie et le sang

séché sur mon front.

– On peut le dire. Juste une petite coupure. Si vous

n’êtes pas douillet, vous n’êtes même pas obligé de faire

mettre des points de suture.

– Je sais, j’ai la tête dure, on me le dit souvent.

Mon mince sourire fait pétiller ses yeux. Elle doit être

une grand-mère formidable. Je me lève d’un bond.

– Ma mère ! Il faut que j’appelle ma mère !

Je me rue sur mon portable. Plus d’une heure trente

s’est écoulée depuis l’attentat. Ma mère a déjà essayé de me

joindre trois fois, mais mon téléphone était sur vibreur. Elle

décroche dès la première tonalité. Sa voix traduit une

anxiété sans feinte.

– Mon chéri, ça va ? Où es-tu ? Tu as vu ce qu’il s’est

passé ?! J’étais morte d’inquiétude !…

– Tout va bien, je vais bien. Oui, je sortais de la rame

quand elle a explosé, mais je n’ai rien. Je suis près de Rivoli,

dans une salle des fêtes avec des retraités qui hébergent les

sinistrés. Les flics et les pompiers ont bouclé le périmètre. Je

vais rester ici une bonne partie de la nuit, peut-être jusqu’à

demain, je n’en sais rien. Mes cours de demain matin seront

annulés, en revanche.

– Ce n’est pas grave. Tu n’as rien, tu es entier, c’est

l’essentiel. Prends ton temps, et appelle-moi quand tu

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pourras rentrer. Je t’attends. Je t’aime, tu sais.

– Moi, aussi, maman.

C’est la première fois en vingt ans que ma mère me dit

qu’elle m’aime. Depuis la mort de mon père, en fait. Freud

interpréterait cela comme il voudrait, mais cela me remue

les tripes. Bon, laissons Sigmund à Vienne. Merde !

Noisyk1 ! J’ai oublié mon rencard ! Je me mets dans un coin

et consulte mes messages, toutes sources confondues.

Aucune nouvelle de la blonde. Je lui laisse un message via le

chat SEENIQ pour annuler le VHS. Sans attente de réponse.

Et franchement, j’ai autre chose à penser qu’à jouer à la bête

à deux dos. Le simple fait de penser cela prouve le contraire,

mais bon… No comment.

40


Chapitre Six

« J&B and Me »

22H22. Double Bip. Message Privé Facebook. Debrah.

Il ne manquait plus qu’elle pour compléter cette soirée

homérique. « Bonsoir, cher Professeur. Je vous avais promis

des nouvelles de moi. Les voici. Appelez-moi quand vous

aurez vu mes petites images. Inutile d’aller contre ce que

vous voulez. Vous le voulez… Vous l’aurez. ». Toujours

aussi timide, la rouquine.

Une des retraités – Georgette ? Josette ? Paupiette ? Peu

importe –, me tend une assiette, avec des mini sandwiches.

Je la remercie et en prends une poignée. Ce que j’aime chez

les petits vieux, c’est qu’ils ne mangent rien, mais ont

toujours de la nourriture qui traine chez eux « au cas où ».

Ces gens-là sont merveilleux. J’espère qu’ils ne mourront

pas seuls quand l’heure sera venue. Sauf erreur de ma part,

il y a quand même quatre ancêtres qui n’ont même pas

quitté leur fauteuil depuis mon arrivée. Ils ont continué de

jouer, sans se soucier de l’agitation autour d’eux. Les yeux

rivés sur leurs grilles, à vérifier s’ils avaient ou non les bons

numéros. Et sans boire ni manger, surtout. À croire qu’ils le

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bouffent, leur Loto.

Pour éviter les yeux indiscrets, je me mets dans un coin

de la pièce, en prenant soin de ne pas faire tomber les

victuailles. La vache ! Deb’ me sort le grand jeu. Et me piège

en même temps. En ouvrant les photos, elle pourra dire que

c’est moi qui l’ai dragué si jamais elle compte me causer des

ennuis. Il fallait y penser avant, gros malin. De jolies photos

d’elle, en maillot, en lingerie, puis dans le plus simple

appareil. Mention spéciale pour l’instantané montrant les

cuisses de mademoiselle écartées à 120 degrés, assise sous

une table basse. Avec une cigarette gisant dans un cendrier

et une bouteille de J&B. Presque vide. Entre ses jambes. Qui

laisse apparaitre sa toison d’or derrière le verre.

Nouveau Bip. Nouveau Message.

« Donne-moi ton tel. ».

Le sang tape dans mes tempes. La fatigue. Sons

abrutissants. Le stress. J’ai la sensation d’être ivre. Le

contrecoup de l’attentat. Limite murgé grave. Le sol danse

et gondole. Rhaaa, je déteste perdre le contrôle. Cela suffitil

à expliquer ce que je fais ? Non. Mais je le fais. Tant pis.

J’envoie mon numéro de téléphone à celle qui risque de me

coûter un poste de prof. Un coup d’œil à la fenêtre. Les

gyrophares des forces d’intervention renvoient leurs

lumières sur les murs alentours. Ce soir, c’est soirée Disco.

Et deuil national. Allocution du Premier Sinistre à la

télévision. « Les coupables seront punis… L’Etat ne se

laissera pas impressionner… » On nous réchauffe la soupe

habituelle des veillées funèbres. Il y aurait 16 morts et 135

blessés. Plus moi et les gamins. Un appel. Masqué. Le son

est déformé par un écho désagréable. Kit Bluetooth externe

dans un véhicule. Je connais cette voix. Enfin, je crois…

– Alors, prêt pour le grand frisson ? On se lâche et on

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ne pense à rien. Ce soir, je prends les commandes. Où êtesvous

?

Super Mamie passe avec un plateau et se plante devant

moi. Sans sourciller de me voir au téléphone, elle me tend

un verre en Pyrex façon cantine scolaire et y verse un café.

Pilepoil ce dont j’ai besoin. Je devrais l’épouser, celle-là. Je

la remercie avec un sourire et lui demande l’adresse des

lieux.

– Pas de souci, j’ai entendu. Je passe vous prendre dans

10 minutes, angle Rue Saint-Martin / Avenue Victoria. J’ai

une Smart noire. Soyez à l’heure, je ne vous attendrai pas.

Je regarde ma montre. 23h10. Déjà. Je n’ai pas vu les

minutes passer. J’ai juste le temps de remercier mes hôtes,

de laisser mes coordonnées – les vraies, pour une fois – si je

veux savoir ce qui m’attend. Me voici de nouveau dans la

rue. Presque quatre heures se sont écoulées depuis l’attentat.

Je prends une profonde respiration pour faire passer mon

mal de tête. Les Français ne dorment pas ce soir. Les fenêtres

allumées laissent voir les silhouettes de tous ceux qui

attendent, espèrent, craignent. Ou fuient le sommeil en

regardant dehors pour voir si ce que disent les chaines

d’information est réellement réel. Les rues au-dessus de

Rivoli étant bouclées, le choix du checkpoint sur l’avenue

Victoria est judicieux. J’accélère l’allure pour ne pas être en

retard. 80 mètres. Des phares. 60 mètres. Petite Citadine.

50 mètres. SMART. Noire. Je cours jusqu’au passage piéton.

Elle me passe devant. J’ai juste le temps d’agripper la

poignée. Porte ouverte. C’est la bonne voiture. Je

m’engouffre. Je ne vois pas qui conduit. Il me faut quelques

secondes pour que l’éblouissement des phares quitte mes

rétines. Une main gantée de cuir saisit la mienne et la presse

entre deux cuisses. Je plonge entre le tableau de bord et le

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frein à main. Si on m’avait dit que je ferais cela ce matin.

Avant le métro… Il y a une heure…

– Alors, tu aimes ?

Je reconnais la voix. Mon gars, ce soir, tu vas ajouter

une erreur de plus à ton palmarès. Avec un peu de chance,

tu vas être médaille d’or.

– Waow… Oui… Euh… Jolie voiture, mademoiselle.

Elle éclate d’un rire franc, puis reprend sa voix de

sirène. – Ce soir, c’est Deb. Ou Debbie, pour les intimes…

La situation est comment dire… instable – au propre

comme au figuré. Toujours coincé dans son entrejambe, je

sens les poils pubiens de mon étudiante sous mes doigts, à

travers une très fine dentelle. C’est chaud. Putain, j’aime ce

qui m’arrive. Bon sang. Pas ce soir. Pas après tout ce qui est

arrivé. Surtout, garder une contenance. Je retire ma main,

m’assieds plus confortablement dans la voiture et met la

ceinture de sécurité. Un raclement de gorge, pour que ma

tessiture reste la plus grave possible. Ce n’est pas le moment

de passer pour un gamin.

– Où allons-nous ?

C’est bon. J’ai retrouvé ma voix de prof de fac’ de

quarante piges. Assurée. Mature. Je me sens « homme ». J’ai

intérêt parce que la gamine qui me pilote est en mode

Femme Fatale. Et je la sens équipée pour…

– Au FloWhere. Une boîte de nuit sur une péniche.

Soirée privée organisée par un rappeur américain que vous

ne devez pas connaître. Le bateau est amarré au Port des

Champs Elysées, près du Pont de l’Alma, après celui des

Invalides. Tu n’es pas invalide, toi ?…

– En ai-je l’air, très chère ?

Second rire. J’ai noté qu’elle louvoie entre tutoiement

et vouvoiement. Traduction : Je veux jouer dans la cour des

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grandes en me tapant un mec qui a le double de mon âge,

mais je reste impressionné par son expérience.

Professionnelle, j’entends. Espérons que je ne me

trompe pas.

Le système audio de la SMART, qui jusqu’à présent

diffusait de la musique Groove, S’interrompt pour un flash

d’Info Trafic, qui revient sur l’attentat du métro. Mon air à

la fois concerné et absent fait réagir Debrah, qui soudain me

dévisage.

– Vous avez-vu cet attentat ? C’est fou, il y a des

dizaines des morts. Et personne ne fait rien, dans ce pays.

Excuse-moi, mais, je peux te poser une question, là ?

J’acquiesce d’un hochement de tête. Je connais ça

question et elle comprend la réponse.

– Vous y étiez ? Vous avez l’air un peu bizarre, je

trouve. Ça va ?

– Double réponse : Oui. Je sortais de la rame quand elle

a explosé, c’est un miracle de n’avoir eu que des égratignures.

– Et moi qui… Tu veux… Vous voulez rentrer ?

J’entends une voix de petite fille hésitante dans un

corps de femme sensuelle et dévorante. On sent que ça

cogite dans sa boîte crânienne. Elle est jeune, mais pas sotte.

Ne pas oublier ce détail dans les heures à venir.

– Et toi, tu veux que je rentre ?

Là, je joue au con. Et je gagne.

– Non. Reste, on va passer une soirée d’enfer !

Yahoooooooo, cowboy !

Malgré ou grâce à la situation de crise autour de l’Hôtel

de Ville, nous arrivons en moins de 10 minutes. Difficile de

louper le FloWhere. La barge, imposante, ressemble à un

palais de lumière, avec des dizaines de miroirs étincelants. La

vue d’ensemble me fait penser à ces concours hivernaux où

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des artistes découpent à la scie des sculptures monumentales

dans de la glace. Le rappeur qui a réservé la péniche a dû

laisser un gros chèque aux autorités, car la fête bat son plein

sans se soucier de l’état d’urgence. Musique à fond, jeux de

lumières jusqu’au étoiles. Avec champagne et top models

visibles à 3 kilomètres à la ronde. Deb, qui manifestement

connait bien l’endroit, emprunte le quai jusqu’à l’amarre de

la péniche. Elle arrête net devant le ponton, ouvre la fenêtre

et tend la clé. Un valet voiturier, que je n’ai même pas vu

venir, lui ouvre la portière. Je descends et suit mon poisson

pilote. Bienvenue dans « Gang de requins – Edition Prof

d’Eco ». Le dispositif de sécurité est impressionnant. En jetant

un rapide coup d’œil autour de moi, je dénombre déjà une

bonne trentaine de gros bras. Nous passons sous un portique

qui nous scanne de la tête aux pieds. Je pensais que seuls les

aéroports en avaient. J’avais tort. Un dernier couloir de

10 mètres et nous pouvons. Mon ingénue passe devant deux

cerbères black d’un bon 1,95 mètre de viande de bœuf aux

hormones, qu’elle salue par leur prénom. On dirait les

jumeaux Dupont et Dupont, avec le corps de Dwayne « The

Rock » Johnson et la tête de Maître Gims. Polis, courtois et

avec la capacité de tuer à mains nues n’importe quel intrus

non accrédité. Je suis heureux d’avoir les fesses de mon

Sésame dans mon champ de vision.

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Chapitre Sept

« Polyfame ».

« Tout le monde aura son quart d’heure de célébrité »,

clamait Warhol. Ce brave Andy avait raison, mais à un détail

près : Aujourd’hui, la gloire se fait, se consume et disparait bien

plus rapidement. Même en étant Candide parmi cette faune

qui fleure bon la cocaïne et l’hyper luxe, je reconnais quelques

visages français et étrangers. Je ne suis pas étonné, ni fasciné.

Juste… curieux. Après avoir échappé à la grande faucheuse,

me voici dans la peau d’un anthropologue ou d’un explorateur

de quelques contrées reculées, peuplées de créatures étranges

et primitives. « Il est minuit, docteur Schweitzer… ». Bon sang,

ce night-club flottant est bondé comme le métro aux heures de

pointe. Tout le monde ici ignore ou se fout complètement de

ce qui s’est passé à quelques kilomètres de là intramuros. La

péniche, déjà imposante vue de l’extérieur, est

impressionnante. Quatre niveaux, une salle de concert, un

restaurant, deux plateaux de danse, dont un extérieur et… une

piscine. La décoration combine des éléments de design de suite

d’hôtel 5 étoiles, de laboratoire de biogénétique de film de

science-fiction et de lupanar post-baroque. Pas mon truc, mais

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je dois reconnaître que l’ensemble est très bien réalisé. Nous

sommes à des années-lumière du « Macumba » de Melun avec

sa boule miroir de 60 centimètres antédiluvienne et ses sièges

en skaï orange au bout du rouleau. Mon accompagnatrice,

craignant peut-être que je me perde, me prend par la main et

avance sans hésiter vers une table réservée aux abords de la

piste. Une serveuse aussi rapide que muette apporte deux

coupes de champagne, dont le tour est serti d’une glace pilée

phosphorescente. La lueur verdâtre à un goût de gingembre et

de citron vert. Détonant. Et addictif. Dire que Deborah est une

habituée des lieux est un euphémisme. Ce bel animal racé est

ici dans son milieu naturel. La musique, qui était jusque-là

supportable, est maintenant abrutissante. À peine sommesnous

assis qu’un couple vient saluer ma compagne d’un soir.

Je fais mine de ne pas reconnaître un animateur vedette des

émissions historiques et son partenaire qui me bouffe des yeux.

Bas les pattes. On regarde, on ne touche pas. Je suis un

indécrottable produit de la vieille France : hétéro, monogame

et majoritairement fidèle. Bon, on ne va pas creuser plus avant

mon pédigrée, cela n’intéresse personne ici. Oui, c’est ça.

Kissou Kissou, Deb et au revoir jeune homme. Une clameur

retentit depuis la piste de danse extérieure. La voix tonitruante,

un plutôt l’onde de choc, couvre la mélopée disco-hardcore de

la salle. À ce rythme-là, si je survis, je serai bon pour faire la

publicité pour les prothèses auditives avant la fin de la nuit. Et

si je loupe mon coup… Convention obsèques. Cash. Point de

réjouissance, cela n’est prévu dans mon agenda.

La chevelure rousse se penche vers moi et viens coller ses

lèvres contre mon oreille. Je sens son souffle. Elle prend son

temps avant de parler, et pose ses mots un par un. Sa main

vient se poser sur ma cuisse. Lentement En remontant.

Attention, elle veut prendre l’avantage.

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– Alors, ça te plait ? On se dit tu, d’accord… Tu sais que

dès que je t’ai vu, j’ai pensé à toi… Je te trouve très sexy, comme

prof. Et comme homme, bien sûr !

– C’est gentil, mais je ne suis pas sexy. Surtout en ce

moment.

– Ah, oui ? Et un homme qui bande quand je lui parle,

c’est quoi, à ton avis…

Et merde. Je suis un mâle hétérosexuel, aucun doute làdessus.

Les paroles de cette gamine me foutent en l’air. Sa voix

de sirène m’ensorcèle. J’ai beau connaître le jeu, je marche

quand même. Mon cerveau se scinde en deux, entre signal de

danger immédiat et envie de sentir sa peau contre la mienne.

Putain, c’est bien le moment… En même temps, il me suffisait

de refuser l’invitation. Je ne l’ai pas fait.

Au-dessus de nos têtes, le rappeur américain « SpitfireA »

– Sean Worms pour l’état civil – harangue une foule de fidèles

triée sur le volet tel un prédicateur évangéliste sous stéroïdes.

« Bienheureux les simples d’esprits, le royaume des cieux leur

appartient ». J’en connais qui ont déjà leur titre de propriété. À

commencer par cette jeune chanteuse alcoolique britannique

(pléonasme), déjà bien entamée, qui titube devant nous. Deb

se lève d’un bon, comme piquée au taser.

– Tu la reconnais ? C’est Viviane Parkson ! Celle qui

chante « Whoreolic », le hit du mois ! J’ignorais qu’elle était

invitée. Viens, on la suit !

J’avale ma coupe de champagne. Un peu de gelée verte se

colle sur ma lèvre supérieure. La crinière rousse se secoue,

m’attire vers elle en me prenant par le menton et embrasse la

glace pilée. Mon cœur bat la chamade. Je déconne comme

quand j’avais 20 ans. Belle progression. Iceberg droit devant.

La starlette roastbeef continue sa progression éthylique,

balançant sa plastique impeccable d’un mur de la coursive à

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l’autre. Je crois n’avoir jamais vu quelqu’un souffrir autant du

mal de mer sur une péniche amarrée à quai. La pauvre, elle me

fait presque pitié. Euh… non, plus maintenant. Pas quand elle

gerbe son cocktail sushis-Vodka-Prozac dans le même escalier

que moi. Et que le contenu de son sac se déverse sur les

marches jusqu’à mes pieds. Je me baisse instinctivement pour

ramasser ce que je peux. Mon étudiante n’a pas perdu une

seconde du spectacle et se met à s’écrier comme si elle avait

gagné à l’Euro millions.

– Oh, putain, là, j’ai de la bombe ! Attends, faut que j’aille

leur dire !

– Euh… Quoi ? à qui ?

Pas de réponse. Le poisson-pilote a disparu dans les

abysses du night-club. La diva britannique est vautrée par terre

sur le palier, les yeux dans le vide. Dommage qu’elle soit

malade comme une chienne et complètement défoncée. Une

jolie brune – en faisant abstraction des mèches orange, vert et

rose – avec un visage poupin et des yeux bleus aussi délavés que

son rimmel. Je lui tends la main et l’aide à se relever. Elle

murmure quelque chose, mais le bruit ambiant et son haleine

fétide me dissuadent de lui demander de répéter. Bon, je la

prends par l’épaule et tente de me souvenir où sont les toilettes

les plus proches. Je pivote sur moi et… Me voilà dans la

lumière ! Tout est blanc, lumineux. Une blancheur aveuglante

nous entoure. Holà ! Non, ce n’est pas l’heure du grand

voyage : juste une kyrielle de flash d’appareils photo en pleine

gueule. Ils pourraient prévenir, ces cons ! Je n’y vois rien, je n’ai

pas le temps de me mettre à l’abri. Des voix hurlent à quelques

mètres, si ce n’est centimètres de moi.

– Gotcha ! Gotcha, Vivian ! Come on ! C’mon ! Head up !

Viviane m’a filée entre les doigts et s’est planquée dans les

WC. Les flashes s’éteignent. Bon, on y voit un peu plus clair

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dans le noir. Je percute : des photographes. Deborah a alerté

des paparazzis !

Face à moi, des monstres. Avec un œil unique. Qui balaie

la pièce en quête d’une proie. À croire que ces voyeurs vivent

avec leur objectif greffé sur leur visage. Cette nuit, ils ont eu de

quoi se repaître. Je n’ai jamais compris la raison de l’existence

de ces pseudo-reporters, qui gagnent leur vie en faisant les

poubelles – ou les latrines des dancings parisiens. Je ne

m’attendais pas à des miracles d’éthique de la part de la

rouquine, mais là, c’est comme même un peu trash. Je suppose

qu’elle doit toucher une commission sur les ventes des clichés,

ou qu’elle a négocié une ouverture médiatique pour se faire

connaître. Je vois bien Deborah faire des pieds et des mains et

des pipes pour participer à une émission de télé-réalité, rien

que pour se faire un nom. Je reste hermétique à ces

motivations. Question de génération, sans doute. Le pire est

que personne dans la péniche n’a bronché, ni même prêté

attention. Sans se faire l’avocat du diable, il faut dire que la

quasi-totalité des célébrités, au FloWhere comme ailleurs, est

dans une relation ambiguë avec ces déballeurs de vie privée, en

multipliant les frasques et en s’affichant avec complaisance sur

Instagram.

Mon étudiante est déjà passée à d’autres activités que la

délation option vomi sur Louboutin. Elle me hèle depuis la

terrasse. La fête du rappeur est à son zénith.

– Allez, viens… Ben quoi ? Elle a eu ce qu’elle méritait,

cette pétasse ! Magne-toi, j’ai des amis à te présenter.

– Mais pourquoi as-tu appelé ces photographes ? C’est

quand même dégueulasse – au propre comme au figuré, de

shooter une gamine en train de vomir dans cet état.

– J’ai un intérêt, disons… stratégique à le faire. Je

t’expliquerai plus tard. Parkson, c’est un peu un bonus, répond

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Deborah avec une simplicité désarmante. Et ça fait vendre. Ne

t’inquiète pas pour ça, elle fait trois comas éthyliques par mois,

cette fille. Au pire, elle chialera un peu plus dans la presse, et

tout le monde sera content. Et puis, ce ne sont pas des

paparazzis, ils ont été invités par les sponsors de Spitfire-A

pour couvrir la soirée.

– Bon, au moins je sais que je ne passerai pas la nuit avec

mère Térésa.

Deborah me fixe avec un drôle de rictus au coin des lèvres.

MAYDAY ! MAYDAY ! Là, je sens que je suis l’aimant à

emmerdes par excellence.

– Tu as dit quoi, là ?

– Euh… Mère Térésa ?

– Non, tu as dit que tu ne passerais pas la nuit avec elle !

Et avec moi ? Attend. Hep ! Joost ! Davide ! Jessie ! I’m here !

Ouf. Sauvé par le gong. Ou plutôt par le gang. Trois

grands types viennent dans notre direction. Je reconnais

vaguement deux des photographes de tout à l’heure.

– Puisque tu les as vus à l’œuvre, je te présente Joost

Benoit, Davide Simone et Jessie Kloppf, de l’agence photo

Polyfame. Ce sont de vrais pros, et de bons amis. Et pas des

salopards comme tu le penses…

– Pardon, ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai juste été surpris

par votre manière de travailler, c’est tout. Simple et efficace.

Je ne trouve rien de mieux à dire pour éviter le bourre-pif

que je sens stationnaire au-dessus de mon appendice nasal.

Le premier et le troisième type échangent quelques mots

que je ne comprends pas. Leurs noms et leur accent à cracher

des glaires dans les bénitiers indiquent clairement leur

nationalité néerlandaise. Ou belges flamands, peut-être. Joost

Benoit semble être le benjamin du trio. Le gars est ouvert,

cheveux bien taillés de premier de la classe, sourire facile,

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probablement pas trente ans. L’italien, lui, doit avoir mon âge.

Crâne rasé, avec des gros yeux globuleux. Il me rappelle un

arbitre de foot superstar il y a quelques années. Le dernier,

Kloppf, me fait l’effet d’un ours. Carrure imposante, tignasse

indisciplinée de cheveux bouclés blonds grisonnant. Une lippe

adipeuse et une odeur de whisky imprégnée dans une barbe de

dix jours. Ce type a quelque chose d’animal, de primaire.

Instinctivement, le courant ne passe pas. Question look, les

trois compères doivent acheter leurs sapes chez le même

grossiste : T-shirt noir, Blouson de motard, jeans denim

Selvedge japonais hors de prix, boots à semelle crantée. Je parie

que Kloppf se la pète avec une Harley Davidson ou un

Triumph. Nous restons quelques minutes en terrasse à écouter

Worms se prendre pour Sinatra afin d’épater la galerie. Un

massacre. Ce mec-là a tué le Rat Pack plus sûrement que

l’alcool, les femmes et le cancer. La pluie se remet à tomber,

assez dru cette fois. Nous redescendons à l’abri. L’escalier a été

nettoyé de fond en comble. Il ne reste aucune trace de

l’incident. Notre table est restée réservée. Avec une trois

bouteilles de Cordon rouge qui nous attendent. Soit Deborah

couche avec le barman, soit son père possède la moitié du

vignoble champenois. Leur présence m’importune. Mais ma

partenaire semble aux anges en leur compagnie. Et je suis trop

crevé pour les planter, mais le cœur y est. Debbie doit avoir

perçu mon ras-le-bol, car elle interrompt la conversation d’un

geste et m’embrasse à pleine bouche. Sans prévenir. Hé, oh, j’ai

des droits, tout de même ! La vache, elle sait y faire en plus. Il y

a de la technique et de l’entrain. Elle ira loin, cette petite. Je ne

sais pas si c’est l’effet escompté, mais l’ours ne semble pas

apprécier le spectacle. Il vide sa coupe et la jette contre le mur

et me pointe du doigt. Pas commode, le grizzly. Il est bien

gentil, mais je ne lui ai rien fait, moi !

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– Krijg de klere ! lance-t-il à mon encontre avant de se

lever bruyamment.

Deb se lance à sa poursuite, me plantant comme un gland

entre deux chênes.

– E pericoloso sporgersi… murmure l’Italien qui n’avait

pas dit un mot jusque-là. Je crois que tu ferais mieux de croiser

sa route à nouveau. Pas tout de suite, en tout cas…

– Excusez-moi, les gars, j’ai loupé un épisode, là… Joost

me lance un clin d’œil, accompagné d’un sourire Email

Diamant. Il prend la peine de me confirmer ce que je

soupçonnais.

– It’s because you’re the lucky guy, man ! Tu as de la

chance ! Kloppf a tenté la sienne avec Debbie, mais ça a pas

marché. C’était il y a trois ou quatre ans, mais il n’est pas…

fairplay. Bon pro, mais c’est un hoerenzoon. A son of a bitch.

– Merci, j’ai compris. Bon, si Deborah ne revient pas, je

vais prendre l’air sur le quai. Ravi d’avoir fait votre

connaissance.

J’ai attendu dix minutes que mon étudiante daigne

réapparaitre. En vain. En même temps, c’est certainement

mieux ainsi. De toute manière, je suis vidé et j’ai envie de

rentrer. Je descends la passerelle, salue les deux clones de

Teddy Riner, et cherche du regard ma cavalière. Ou sa

monture. La pluie a cessé, mais la réverbération des lumières

dans les flaques d’eau me gêne un peu. Une dispute. A 100,

150 mètres, tout au plus. C’est bien la SMART du

poissonpilote. Trois personnes discutent avec véhémence,

pour rester dans l’euphémisme. En fait, deux sont surtout

excitées, la dernière reste en retrait. Je reconnais Deborah et

l’autre con de hollandais, mais pas la troisième silhouette,

agrippée à Kloppf. Bonnet et grande cape sombre. Je

m’approche lentement. Ils ne font pas attention à moi.

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J’identifie l’inconnu. Ou plutôt l’inconnue. La chanteuse

anglaise, qui tente de tenir debout. O.K. Je pige. Soit l’ébriété

de Parkson était un coup monté, soit le paparazzi est en

désaccord avec Debbie sur la manière de traiter la star. Peutêtre

même les deux options combinées. Jesse tient fermement

Viviane par l’avant-bras. Elle se débat, et tombe à genoux.

Deborah martèle la poitrine de colosse coiffé en méduse à

coups de poings. Je n’aime pas ça. Il faut que je m’en mêle. Je

prends une profonde inspiration et joue la carte de ma grosse

voix de nabot pas content. La méthode est plus audacieuse que

fiable.

– Kloppf, bas les pattes ! Dégage et fous-leur la paix !

– So what, annusridder ?! Go fuck yourself, droplul !

J’ignore ce que ces deux charmantes expressions

signifient, mais le coup d’appareil photo que je me prends sur

la tempe fait office de ponctuation. Un néerlandophone avisé

aurait alors pu me traduire que l’alcoolisé photographe m’avait

traité de « cavalier du fion » et « pine de réglisse ». Jusqu’où va

se nicher l’esprit poétique chez les gros cons machos bercés

trop près du mur… Un tel esprit créatif laisse rêveur. Et me file

surtout un mal de crâne à me flinguer. Pour couronner le tout,

le voilà qui tente de coller une gifle à Parkson, puis à Debrah.

Là, s’en est trop. Sans réfléchir, je donne un grand coup de pied

dans les parties de Jessie Kloppf. À ma grande surprise, le gars

s’écroule net en se tenant l’entrejambe. Je l’aurais cru plus

résistant à la douleur. Ou alors, j’ai vraiment tapé fort. Tout va

très vite. Debrah attrape la fille, la fourgue dans sa voiture et

démarre en trombe. Hey, et moi, merde ?! Bon, en même

temps, dans une SMART Fortwo, à part courir à côté, je ne vois

pas ce que je pourrais faire. En quelques secondes, tout bascule.

Kloppf me donne à son tour un coup de pied dans le genou.

J’attrape la sangle de son appareil photo. Pour l’étrangler. Ma

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mère ne reconnaitrait pas son chérubin passif dans ce roquet

surexcité qui s’acharne sur un homme à terre. Mon portable se

met à sonner à ce moment. Sonnerie de VHS. Enfin, je crois.

Pas le temps de regarder. La poigne de fer du barbu sur ma

main me fait relâcher mon étreinte. Je trébuche à mon tour sur

les pavés. Surtout, ne pas l’avoir sur moi. Vu son poids, je serai

perdant à coup sûr. Je joue mon va-tout. En lui assénant un

grand coup de coude au niveau du plexus solaire. Je lui arrache

son Reflex avec l’objectif. Son matos est lourd comme une

enclume. Il m’agrippe par le bas du pantalon, en grommelant.

– Uw naam, Krijg de kancer ! Ton nom, flikker !

– Baudy. Arnaud Baudy. Ça te fera un souvenir, enculé !

J’ignore à cet instant qu’un hasard facétieux auquel je ne

crois pas m’a inspiré pour que je lui retourne son insulte – sans

le savoir.

Je ne m’appelle pas Arnaud Baudy. Ne me demandez pas

pourquoi j’ai donné ce nom. C’est venu comme ça. Je plaque

l’appareil contre moi et cours. Droit devant. Je monte les

escaliers quatre à quatre et revient au niveau de la rue. Je cours

comme un damné dans des rues quasi-désertes. Un réflex haut

de gamme volé avec violence sous le bras. Mon dieu, qu’ai-je

fait ?

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Chapitre Huit

« La nymphe au cul d’autobus »

Je suis à bout de souffle. J’ai remonté le courant de la

Seine. Rive droite. Incapable de dire le temps écoulé et la

distance parcourue dans ma course. Ah, si. Port de la

Conférence, Jardin d’Erivan, Cours Albert 1er. Ah, oui,

quand même… Ma tête et mon estomac se disputent le

volant de l’auto-tamponneuse qui me sert d’enveloppe

charnelle. Mon téléphone se remet à carillonner. Je

m’adosse contre la première porte d’immeuble que je

trouve. Et m’effondre sur moi-même. Vidé. Le shoot

d’adrénaline passé, tout autour de moi, tout en moi, semble

s’effilocher, s’affadir, disparaître. J’ai éprouvé plus de

sensations et d’émotions en quatre heures qu’en quarante

ans. J’ai sauvé ma peau, roulé une pelle à une étudiante,

frappé un homme, menti, volé, fuit… Le pied intégral, les

mecs ! La part sombre en moi que je découvre manifeste une

envie primale de recommencer. On se calme, Pépito : je ne

suis pas un héros, ni un braqueur de banque. Et je ne suis

pas équipé pour faire mon remake personnel de Point

Break. Troisième message VHS d’affilée. Je veux juste

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dormir. Dans mon lit. Seul. Bon, il vaut peut-être la peine

d’être lu, ce message. Noisyk1. Je l’avais complètement

oubliée, celle-là ! « J’ai été coincée, impossible de te

contacter. Dis-moi que tu vas bien. Écoute, sexe ou pas, je

suis en voiture. Dis-moi où tu es et on se retrouve si tu es

dehors ». Pas le moment de faire le difficile. Il est presque

deux heures moins le quart. Et elle a une voiture. Pour avoir

de la chance, il faut croire à la chance. Je lui indique ma

position. Elle passe me prendre dans 10 à 15 minutes, rive

Gauche, Pont de la Concorde, entre Anatole France et le

Quai d’Orsay. Une Clio bleu vif. Je confirme. Le cauchemar

va prendre fin. Plus qu’un quart d’heure. Je suis le type le

plus chanceux de l’univers. L’atmosphère reste étrange, ce

soir. L’attentat du métro a eu l’effet d’un couvre-feu. Je ne

sais pas où sont passés les flics, mais présentement, ça

m’arrange. Aucune nouvelle de Déborah et sa protégée. Ni

du Hollandais cognant. Tant mieux. Je confierai demain

l’appareil à ma rousse amie pour qu’elle lui remette. Tant pis

pour le dépôt de plainte de Kloppf. Il est trop tard pour

regretter. Je m’engage sur le pont Les ombres s’allongent

sous les réverbères.

Un vrai no man’s land. Une poignée de gamin, quinze

à 20 ans tout au plus, me fait face, venant de l’autre côté du

pont. J’entends d’ici la musique émanant de leur

smartphone. Génial. Des mélomanes de Zone d’Éducation

Prioritaire, avec la panoplie qui sied à leur rang. Casquette

Lacoste, blouson de sport, Nike à 200 balles aux pieds et

fausse pochette Vuitton en bandoulière. Vu comme ça

gueule, l’un d’entre eux doit transporter une enceinte audio,

histoire d’emmerder les bourgeois. A priori, rien à craindre.

A priori. Je ne sais pas pourquoi, mais mon instinct me dit

que les péripéties ne sont pas terminées. Je pourrai

58


rebrousser chemin, mais je n’ai pas envie d’avoir ces garçons

dans mon dos. Et changer de côté du pont serait presque

une provocation. Je fais mine de faire mon lacet et en profite

pour dissimuler discrètement l’appareil photo derrière une

balustrade. Je planque aussi mon portefeuille et mon

téléphone. Je les récupérerai dans quelques minutes. Vu la

distance, ils n’ont pas pu voir mon manège. Je me redresse

et marche vers l’autre rive. Les gars ne sont plus qu’à

10 mètres de moi. Quatre hommes. À peu près le même

gabarit, mais avec 15 bons centimètres d’écart… Assez

grands, minces, athlétiques. L’équipe est bigarrée, façon

Black Blanc Beur, pour reprendre une expression jadis à la

mode. Ils s’expriment volontairement en braillant, histoire

de jouer les caïds. Je décide de m’accouder à la rambarde,

pour éviter de croiser leurs regards. Je sais, ce n’est pas

glorieux. Réflexe de survie urbaine dans ce monde de

couilles molles auquel j’appartiens. Même si la conversation

virile avec l’autre barrique néerlandophone m’a réinjecté de

la testostérone dans le caleçon. Le premier jouvenceau à

m’aborder doit avoir tout au plus 16 ans. Le plus petit des

Dalton. Typé sud méditerranéen, visage fin basané, sweat à

capuche relevée sous une parka militaire, avec un jean large

et des grosses chaussures de bucheron. Je tente de

mémoriser, on ne sait jamais.

– Hey, Monsieur, Monsieur, où tu vas ? T’as du feu ?

Allez, file du feu !

– Désolé, je ne fume pas.

– Allez, fais pas ton rat ! File ton feu !

Il reste face à moi, tandis que les trois autres

m’encerclent. Je suis dos au pont. Mauvaise idée.

– Allez, si t’as pas du feu, allez, aide-nous !

– Allez, donne du fric ! On a faim, quoi !

59


Les trois autres Dalton surenchérissent sur les paroles de

Joe Dalton. Je ne suis pas Lucky Luke. Ça va être coton pour

me tirer plus vite que mon ombre. Je ne peux m’empêcher

d’ouvrir ma grande gueule. Très mauvaise idée.

– Écoutez, les mecs, j’ai eu une journée difficile, je suis

vidé et j’ai plus un rond. Alors soyez chics, allez emmerder

quelqu’un d’autre.

– T’hein l’autre, comme qu’il nous cause ! Tu

m’insultes pas comme ça, toi !

Le black et l’un des deux caucasiens, cheveux très courts

avec des épis gominés et un diamant en boucle d’oreille,

viennent de m’agripper par les épaules et me tiennent les

bras. Je tente de donner un coup de pied au nabot. Il esquive,

attrape mon pied droit et me retire ma chaussure qu’il jette

dans la Seine.

– C’est pas bien, ça… Faut pas m’énerver quand je

demande gentiment. Bon, allez, je confisque tes pompes !

Hop ! Plouf !

Ma seconde chaussure va nourrir les poissons. Je me

débats, mais Joe Dalton me donne un coup de poing qui me

scie en deux. Puis un autre. Et encore un autre. Salopard.

Souffle coupé. Les gamins exultent. J’ai beau me défendre,

mais les lascars me tiennent les jambes. Et l’autre con qui

défait ma ceinture ! Je veux crier, mais le black me serre la

gorge. Il me broie la glotte. J’étouffe. Et personne sur ce

pont, bordel ?!

– Allez, les mecs, à oilpé le loser !

Les actes suivent les mots. Pantalon. Caleçon. J’ai les

couilles à l’air devant ces tarés. En pleine nuit. Plan Urgence

maximum. Et ça n’y change rien. Les deux sbires me

retournent, face contre le parapet. Manteau, pull, chemise

suivent le même courant que mes souliers. Oulaa, ça se corse.

60


Aïe. Un de ces fils de pute est en train de me mettre un doigt

dans le… Merde, c’est pas moi l’enculé, dans cette histoire !

« TUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUT !!! »

Deus ex machina. Une voiture roule en partie sur le

trottoir et pile à quelques mètres de nous. Mes tortionnaires

détalent comme des lapins.

La portière côté passager s’ouvre. Une voix féminine.

– Monsieur, ça va ? Oh, mon dieu… Edgeoftomorrow ?

C’est toi ?

Oh, non. Tout mais pas ça. La voiture est une Renault

Clio. Bleu. Noisyk1. Quelqu’un là-haut a décidé de me faire

payer en une nuit le poids de tous mes pêchés. Il n’y a

aucune autre explication possible. Je me relève et monte

dans la voiture.

– Attends, marche arrière !

Sans réfléchir, la conductrice s’exécute. Mes papiers.

L’appareil. Mon téléphone. Il faut que je les récupère.

– Là, freine !

Ouch. Ça, pour freiner, elle freine ! J’ai failli laisser un

testicule dans la boîte à gants. Nu comme un ver, je saute de

l’habitacle, ramasse mes affaires et remonte. La Clio repart

en trombe. Il est 2 heures du matin et me voilà en tenue

d’Adam dans le bolide d’une inconnue. Là, je pulvérise mon

record personnel. J’entre direct dans le Guinness Book des

nuits d’épouvante. Option « Mon curé chez les nudistes ».

Si ma mère apprend ça, inutile de compter sur ma part

d’héritage. La voix répète sa question.

– C’est bien toi, Edgeoftomorrow ?

– Oui. Entre autres. Mon dieu, je suis désolé. J’ai

honte…

– De quoi ? D’être déjà nu devant moi avant même

qu’on ait fait les présentations ?!

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Elle éclate de rire. C’est inouï. Ce soir, je fais rire toutes

les femmes que je croise. Quelle bénédiction…

Elle me jette des coups d’œil. Pour ma part, j’ose à peine

la regarder. Je suis mort de honte. J’ai froid. Sans ralentir,

Noisyk1 cherche à tâtons sur la banquette arrière. Elle me

tend un plaid et sa doudoune matelassée. Une grosse puffa

courte remplie de duvet, d’une discrète couleur orange DDE.

Je la remercie d’une voix à peine audible et m’entortille tant

bien que mal dans la couverture grise. Nous restons quelques

minutes dans un silence de plomb. Un silence étrange, s’il en

est. Pas un silence de reproche. Pas un silence d’ennui. Pas un

silence de gêne. Juste un silence. Comme quand on ouvre les

yeux après un long sommeil. Nonobstant le fait que j’ai du

mal à garder les miens ouverts. Le franchissement un peu

abrupt d’un ralentisseur me fait grincer des dents. J’espère ne

pas voir de côtes cassés.

– Tu as mal ? tu veux que je t’emmène à l’hôpital ?

demande mon chauffeur d’une voix douce.

– Non, ça ira, je crois. À vrai dire, j’ai été secoué deux

fois dans la même nuit, ça commence à taper un peu…

– Veux-tu appeler pour prévenir quelqu’un ? Une

femme, une petite amie ? Un petit copain, peut-être ?

– Non, non, non et non. Dans l’ordre et sans élision. En

plus, je n’ai même pas les clefs de chez moi…

– De toute manière, je t’amène chez moi. Non

négociable. Sinon, je te largue direct au Bois de Boulogne,

tu feras des envieux !

– Je ne sais pas si ton sens de l’humour me rassure ou

m’effraie.

– Tu le sauras en temps utile… Bon, au point où nous

en sommes, autant de dire nos prénoms. Je m’appelle

Patricia. Et toi ?

62


Je lui donne mon prénom en retour. Elle me sourit de

nouveau en m’affirmant que j’ai vraiment une tête à

m’appeler ainsi. Et un joli visage, avec un petit nez en

trompette sous des boucles blondes. Vraiment canon. À se

demander ce qu’elle pourrait bien me trouver. Par contre, je

distingue mal son corps dans la pénombre, sous une sorte

de grande cape façon gothique. Elle est magnifique. Ou je

suis crevé, ce qui est possible aussi.

Nous quittons Paris pour la proche couronne. BrysurMarne,

si je m’abuse. La voiture bleue azur stoppe devant

le portail d’un pavillon de banlieue. Façade blanche, toit

anthracite. Une terrasse avec des nains de jardin… La

grande classe. D’un coup de bip, mon taxi ouvre

simultanément le portail et la porte de son garage. Noisyk1

– pardon, Patricia – gare son véhicule et me fait une requête.

– Écoute, je suis seule chez moi, et ce n’est pas très bien

rangé. Si ça ne te dérange pas, je voudrais que tu rentres

dans la maison les yeux fermés. Ça te dérange ?

– C’est nécessaire ? Tu sais j’en ai vu d’autres.

– Je peux te bander les yeux ? S’il te plaît. Comme ça, tu

ne tricheras pas.

Je ferme les yeux et la laisse m’aveugler avec une

écharpe. Je sens sa respiration. Son parfum aussi. Vanillé.

Un peu capiteux. Shalimar, dirait-on.

Elle sort, fait le tour du véhicule. Ouvre une serrure.

Puis une seconde. Puis une porte. Elle revient ouvrir la

portière côté passager et me prends par les mains. J’ai

l’impression d’aller à une initiation maçonnique. Cette fille

sait parler à mon intellect. À mes sens, aussi.

– Ça va ?

Je n’ose plus dire un mot, et me contente de hocher la

tête. Je sens du carrelage sous mes pieds. Puis un tapis. Assez

63


épais, confortable. Assez récent, je pense. Les poils ne sont

pas très aplatis. Mon guide m’attire vers des marches. Un

escalier. J’ai l’impression de passer le rite initiatique de je ne

sais quelle société secrète. Avec le pénis à l’air libre, étant

donné que le plaid vient de glisser. Une autre porte. Je suis

dans une chambre, je suppose. Moquette. Cinq pas. Deux de

travers. Mes cuisses butent contre un lit. Assez haut.

Couette très moelleuse. Je tends un bras sur le côté. Lit à

baldaquin. Un lit d’amoureuse, ça. Ou d’artiste. Ou de

maîtresse Domina.

– Voila. Tu peux défaire le bandeau, maintenant.

Sa voix est vraiment très douce. Il y a de la sollicitude,

chez cette femme. Même yeux écarquillés, je n’y vois

absolument rien. La pièce est dans l’obscurité totale. Pas le

moindre trait de lumière ne filtre. Pièce aveugle sans

fenêtre ? On ne distingue aucun bruit du dehors. Mon

odorat perçoit une odeur d’encens, mais je suis incapable

d’en saisir la teneur. Je me débarrasse de la parka. J’ai beau

écouter, je n’entends pas le moindre son de meuble. La voix

continue à me guider.

– Mets-toi sur le lit. Viens sous les draps. Il n’y a aucun

piège. Viens dormir. Viens…

– C’est gentil, mais je suis vidé, tu sais… – Viens…

Viens… VIENS.

Sa main prend à nouveau la mienne. Je me laisse faire.

Pourvu que ma courte vie ne s’achève pas ici d’un coup de

pic à glace en plein cœur. Ça ferait un peu désordre dans

mon curriculum vitae. Je me glisse sous la couette.

– Mets-toi sur le dos. Oui… c’est bien. Ferme les yeux.

Respire lentement. Lentement… Tu es beau… nu.

La voix de mon hôtesse est particulièrement apaisante.

Je dirai même envoûtante. Comme dans un numéro

64


d’hypnose de music-hall, mes paupières sont lourdes. Je me

sens… partir. Une caresse me réveille. Oui. Me réveille.

Combien de temps me suis-je assoupi ? Les ténèbres sont

toujours là. Et la main me caresse. Elle est gantée. Noisik1.

Patricia. À peine ai-je ouvert la bouche qu’un doigt de

velours se pose sur mes lèvres. Je ne dis mot. Et consens.

Mes pensées ont du mal à se structurer. J’ai l’impression de

flotter dans une sorte d’éther, écarté seulement par cette

main qui fait des mouvements de va-et-vient autour de mon

sexe. D’aussi loin que mes souvenirs sensuels remontent,

aucune femme ne m’a jamais abordé avec autant de doigté.

Mon corps est aussi pesant et immobile que mon pénis est

dur et droit. Dire que je suis en érection est bien en dessous

de l’état charnel qui caractérise mon appendice. Comme si

toute la puissance de mon corps, une force qui m’était

inconnue, était sur le point de jaillir. Je devine plus que je ne

sens un préservatif que l’on déroule. Comme une bouche

qui lentement engouffre cette part d’homme. Une forme –

je ne sais comment qualifier ce qui est contre moi – s’empale

sur ma verge. Patricia pose ses deux mains sur ma poitrine,

m’empêchant de me relever. Mon dieu ! J’ai l’impression de

n’avoir jamais connu aucun autre corps qu’elle. Nos corps

se connaissent, se reconnaissent. Comme une fusion. Je suis

à la fois en extase et en panique. Tout ce qui est ici me

dépasse. Et je bande, bon sang. Je bande. Et j’aime ça. Cette

bête à deux dos qui geint dans un pavillon de classe

moyenne est la chose la plus extatique qui me soit jamais

arrivée. Dire que cette fille est une bombe sexuelle fait passer

Hiroshima et Nagasaki réunis pour des boîtes de confettis

de jours de l’An. Putain, c’est pas possible. Il doit y avoir un

truc avec l’alignement des planètes, la physique quantique,

le karma, ou je ne sais quoi encore… Moi qui n’ai jamais

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connu que des filles bien foutues, avec lesquelles parfois je

n’ai même pas réussi à bander, je suis en train d’éjaculer à

répétition dans une « Plus Size » qui me regarde droit dans

les yeux. Ah, oui, c’est vrai ça. Il n’y a pas le moindre rai de

lumière, et deux pupilles bleues me fixent, montant et

descendant au rythme de mon périnée. Mes mains se posent

sur… ses hanches ? Sa taille ? Je suis en pleine catharsis avec

une fille gaulée comme le Bidendum Michelin et j’en

redemande. En la touchant, je sens littéralement un autre

corps, une femme cachée, enfouie. À l’abri des regards. Je la

veux, cette femme. Je me dégoûte d’être à ce point incapable

d’appréhender la situation et en même temps je prends mon

pied. Pire. Non, ce n’est pas possible. Pas le coup de foudre.

Pas maintenant. Mon Dieu. Tout en moi reconnait cette

femme comme si nous n’étions qu’un depuis toujours.

MAYDAY. MAYDAY. SYNTAX ERROR. Rien ne va plus

entre mes sens, mes sentiments (déjà ?!) et mon

raisonnement. Ce corps échoué sur une couette IKEA 240 x

260cm dégage plus de phéromones que dix années de

calendrier Pirelli. Merde ! Pourquoi moi ?! J’ai failli mourir

déchiqueté par une bombe il y a six, peut-être huit heures,

et un tire-coup glané sur le net me sauve la peau avant de

faire de moi le sex toy de l’année. « Nous sommes dans

l’inconcevable avec des repères éblouissants ». C’est bien le

moment de citer René Char, imbécile. Je dois être chez moi

en train de faire un cauchemar. Pire. Je suis sans doute mort

sur le quai du métro, avec une plaque en fonte « Saint Gobin

– Pont à Mousson » incrustée dans mon front, tandis que

mon torse et mes bras restent accrochés en haut de cette

saloperie d’escalator. En fait, je…

– La ferme. Laisse-toi faire.

La voix. Je ne suis pas mort. Et merde. Elle remet ça.

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C’est géant. Je l’aime. Je l’aime. Putain, je la connais à peine

et je l’aime. Non. Ça ne peut pas être ELLE. Surtout, ne pas

tomber amoureux. Je ne sais pas ce que je fais. Je ne sais pas

comment vivre avec cet amour qui monte en moi comme

une fusée Ariane en lancement à Kourou et qui est trop

grand pour moi dans mon état actuel. Mon dieu, empêchezmoi

d’être aussi con.

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68


Chapitre neuf

« Endurant ».

Une musique de spot TV pour grosse berline

allemande. Et un chat qu’on égorge. Un peu violent au

réveil. J’ouvre les yeux. Le jour est levé. Et la pièce n’était pas

aveugle. Elle. Mal au crâne. Trop de lumière. Même avec ce

ciel gris. Mon cerveau reptilien capte les sons qui émanent

du rez-de-chaussée. Du violon. Non, plus grave. Plus lourd.

Du violoncelle. Mélancolique et beau. Je regarde autour de

moi. Je suis bien dans une chambre, c’est déjà ça. De la taille

de mon appartement, si ce n’est plus. La propriétaire n’a pas

lésiné sur les clichés rococo, si j’en crois les murs rouges

surmontés de corniches dorées, avec des volutes en stuc aux

quatre coins. Des masques de carnaval blancs aux broderies

chamarrées. Une grande rosace florale au plafond. Lustre à

candélabres. Noisyk1 semble être en plein dans son trip

« Voir Venise et mourir ». Le lit à baldaquin est haut perché,

avec un matelas hors norme en termes d’épaisseur.

Et moi… je suis toujours dans mon « costume de

naissance », comme disent les Anglais. 8h40. Bon sang ! Je

bondis comme un possédé. Appeler ma mère. Et les centres

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pour annuler les cours. Rien sur les chevets, ni ailleurs. Un

boxer, un T-shirt et un jean d’homme avec une ceinture ont

été disposés ostensiblement sur le fauteuil, près du dressing

qui prolonge la chambre. Je considère cette panoplie comme

la mienne. Ces vêtements sont deux tailles au-dessus de ce

que je mets, mais ça ira. Tout le monde n’a pas la chance

d’avoir une carrure de demi-nain. Le miroir du placard

m’informe des hématomes qui ont daté la soirée d’hier. Dos,

cou, tempes, poitrine, cuisses… Tu m’étonnes que j’aie

l’impression d’être passé sous une moissonneuse-batteuse.

Pas la peine de chialer, ce ne sont que des bleus. Peut-être

deux côtes fêlées. Mais rien de grave. À cette heure-ci,

certains sont entre la vie et la mort. D’autres se réveillent

avec un membre en moins. Moi, j’ai eu droit à une demidouzaine

de fellations. Je suis verni.

Je descends les marches lentement et découvre la

maison. Pas très bien rangée. Voire limite bordélique. La

maîtresse des lieux est peut-être une experte enthousiaste

dans l’intimité, mais elle n’est pas une fée du logis. La salle à

manger, que je vois depuis l’escalier, est un joyeux

capharnaüm. Sur une grande table en pin massif s’entassent

des courriers, des emballages de produits de beauté, des

partitions de musique, des coupons de réductions et une

poignée de tournevis. De vieux outils rouillés, pas de la

HiTech en aluminium pour célibattantes. De la cuisine

mitoyenne se dégage une odeur de café à réveiller un mort.

Pire. Un archiviste de la Caisse Primaire d’Assurance

Maladie. Si le goût du breuvage vaut son fumet, cette fille a

des qualités à considérer. La musique pour dépressif

chronique cesse enfin.

– Hello ! Bien dormi ?

Patricia me hèle depuis l’autre bout du salon, qui

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traverse la maison et donne sur un jardin. Bon sang, quel

foutoir. Je dois slalomer entre deux fauteuils hors d’âge,

pousser du pied des canettes de soda Diet, et faire comme si

je n’avais pas vu les culottes de forme, texture et couleur

improbables en attente de repassage depuis plusieurs

semaines, pour parvenir jusqu’à elle. Ma première vision

diurne de ma sauveuse a quelque chose d’attirant et de

cocasse. Une paire de jambes écartées derrière un

violoncelle. Dans l’imagerie triviale sur papier glacé, le

spectacle de ce type de musiciennes avec de belles gambettes

longilignes met en route l’érectomètre. Mais quand la belle

est en taille XXL pour 1,60 mètre, mes sens s’affolent

comme une boussole dans le triangle des Bermudes. Et

merde. Je bande à nouveau. Et comme un âne afghan sous

Viagra, en plus. Noisyk1 me regarde droit dans les yeux, sa

tête blonde émergeant du manche, juste au niveau de la

volute. Le message est clair : Boucle d’or et son violoncelle

ne font qu’un. Ne sont qu’un. Au point de fusionner, diraiton.

Je me sens honteux. Non. Doublement honteux.

Honteux d’avoir aimé faire l’amour avec elle. Et d’aimer ça

au point de prier pour que cela se reproduise, alors que je

n’ai jamais imploré personne. Bref, honteux dans les deux

cas. Doublement baisé. Y’a pas à dire, je suis devenu un vrai

gentleman. Et surtout un sinistre connard incapable

d’écouter son cœur. Si quelqu’un là-haut décide un jour de

sauver mon âme, il – ou elle – aura du boulot. Bon, je ne

veux pas me dédouaner, mais j’ai survécu à un attentat, deux

cassages de figure et j’ai commencé la nuit avec un canon

comme Deborah pour la finir avec une personne comme

Patricia. Si mes propos choquent les esprits éclairés, on va

dire que je suis resté à l’âge de pierre. Et je n’ai jamais dit

que j’étais un type bien.

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– Inutile de faire semblant, mon grand. On a baisé

comme des fous une nuit, et tu as le regard du type qui se

demande ce qu’il fiche ici. Tu ne me dois rien. Je fais ce que

j’ai envie, quand j’ai ai envie. Je suis libre.

– Sans doute plus que moi. Je suis désolé de réagir ainsi.

Je n’avais pas prévu tout ça. À ma décharge, la nuit a été un

peu remuante.

– Question sexe, j’ai pris les choses en main car si tu

avais vu le spectacle, tu aurais fuis, ou pire, tu auras menti

en prétextant une quelconque migraine. On ne me la fait

pas, à moi. Allez, viens prendre un café. Tu en as besoin.

Elle lève sa masse avec une étonnante souplesse. Je fais

de mon mieux pour ne pas regarder ses bras bouffis, ses seins

lourds et attirants Elle me plait. Une sorte de honte. J’ai honte

pour elle. J’ai honte de moi. ELLE TE PLAIT, CONNARD.

La lumière de novembre rend ses yeux gris ardoise. Ils sont

beaux. La cuisine est à l’image de la vie que je découvre :

atypique, usée, sans repères. Mélange hétéroclite de vaisselle

sale datant d’avant les vacances d’été, de boites de biscuits

éventrées et de livres allant du Club des Cinq à Kant en

passant par… le Kama Sutra. J’ai failli éclater de rire en

voyant la bible de l’art indien des galipettes à moitié éclatée, à

cheval sur une motte de beurre demi-sel. La blonde gironde

passe et repasse devant moi en chantonnant. J’aime ce

phénomène gai comme un jour ensoleillé de barbecue entre

amis. Difficile de comprendre ce qui se passe dans la caboche

de cet étrange pinson un peu trop lesté. Nous nous mettons à

table, face à face. Diantre. Son regard ne vacille pas d’un

pouce. Elle me fixe avec un sourire mince comme une cloison

japonaise en papier de riz. Une façade. Ce gros bonbon en

sucre n’est pas lisse. Son un air jovial et assuré, il y a un

maelström. Noisyk1 n’a pas toujours été heureuse, et ne l’est

72


sûrement pas. J’en mettrai ma main au feu.

– Alors, il est bon ? Je fais rarement du café, je n’en bois

pas. Mais toi, tu as une tête à en boire dix litres par jour.

– Douze. C’est la crise, je me rationne.

Elle rit. En levant le menton et basculant sa tête en

arrière, puis passe une boucle de cheveux derrière son

oreille. Si je m’y connaissais un peu plus en synergologie –

ou si j’étais moins nigaud – je comprendrais de suite le

message non-verbal.

– On remet ça quand tu veux.

– PPLLFFFTFF !

Sa remarque m’a fait avaler de travers mon p’tit noir.

Ronde et directe. Au bowling, on appelle ça un strike.

– Tu penseras ce que tu veux, mais je tiens à te dire que

tu es un amant… endurant.

– Merci du compliment. Je ne me vois pas ainsi,

pourtant.

– Mon lapin, on a fait l’amour huit fois d’affilée en

quatre heures. Alors, tiens-toi le pour dit : tu es un bon

coup. Essuie tes lèvres, tu en mets partout sur la nappe.

– C’est gentil, mais même si sexuellement on a bien

accroché toi et moi, ça ne marchera pas. Tu n’es pas mon

type de filles, et je ne suis pas un cadeau. Je suis peut-être un

amant recommandable, parfois un ami fiable mais je suis un

compagnon exécrable.

– T’ai-je demandé qu’on vive ensemble ? Je me trompe

rarement sur les hommes, je sais pourquoi ils viennent vers

moi. Maintenant, tu fais ce que tu veux, tu es un grand

garçon, et on n’est pas obligé de se revoir. C’est sûrement

mieux ainsi. Bon, sur ce, je dois aller donner des cours de

violoncelle au Conservatoire. Je ne te dépose pas, mais il y a

une station de RER à un quart d’heure d’ici. Tu n’auras qu’à

73


prendre sur ta droite en sortant, puis tout droit sur 2

kilomètres. Finis ton café, je ferme la maison dans cinq

minutes.

Pas même le temps de prendre une douche. Patricia

m’offre les vêtements, plus une paire de Converse à ma

pointure. En souvenir. Je monte prendre rapidement mes

affaires, et la rejoint sur le perron. Elle me fait un clin d’œil

et me laisse choir là comme une vieille chaussette. Le portail

s’ouvre. Je passe devant sa voiture et m’engage dans la rue.

Je me gèle, avec juste un sweat-shirt sur le dos. La Clio bleu

tourne à gauche et disparaît. Fin de la nuit la plus dingue de

mon existence. En plus, je vais devoir en dire le minimum à

mes proches. De toute manière, personne ne me croirait.

Allez, un footing rapide jusqu’au RER et dans une

heure, je suis chez moi. À l’abri des vents contraires.

74


Chapitre Dix

« On ne meurt que deux fois »

Les yeux des enfants ne mentent jamais. Enfin, tant

qu’on ne leur file pas un billet de 100. Mais pour les moins

vénaux, la remontée du Boulevard Haussmann est un

monde merveilleux dès le début décembre. Déjà quinze

jours que la nuit la plus longue de ma vie s’est terminée dans

la brume d’un matin gris. Pour l’heure, il est 18h, et les

gamins collent leur nez devant les vitrines des grands

magasins. Sous leurs yeux ébahis, des ours en peluches

sponsorisés par Chanel et Dolce & Gabanna font du ski dans

un Courchevel de pacotille. Une galerie chasse l’autre, et

d’autres morveux emmitouflés bavent devant la vitrine d’à

côté, là où les petites souris sortent de leur tanière en tenue

de dominatrice SM pour botter le cul à un raminagrobis

déguisé en banquier londonien. Autre temps, autres

mœurs… On a beau être vendredi soir, je n’ai pas la tête à

sortir ce soir. Depuis l’attentat du métro, les mesures

d’urgence (fouilles des sacs, militaires omniprésents, etc.)

gâchent un peu cette période habituellement frénétique. En

plus, il fait plutôt froid, ce soir. N’étant pas du genre à

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développer un stress post-traumatique – phrase classique

du mec sur la corde, mais qui est dans le déni total – j’ai

repris le cours de ma morne existence. En plus morne, si

cela était possible. En fait, je m’étais préparé à une cascade

d’emmerdements, notamment avec le photographe

hollandais pour le vol de son appareil. Il n’en fut rien. Pour

l’instant, statu quo intégral. Aucune plainte déposée contre

moi. Même chose concernant Deborah. Elle n’a pas remis

les pieds en cours depuis notre virée nocturne. Disparue de

la surface du globe. Aucune de ses amies n’a pu me

renseigner durant le cours. Au moins, notre roulage de pelle

sur la péniche est resté secret. C’est déjà ça. Le pire, s’il en

est, est ailleurs. Pas de nouvelles de la jouissive callipyge. A

priori, c’est une bonne nouvelle. Surtout que j’ai tout fait

pour ne pas en avoir. Je ne me suis pas connecté sur Seeniq

depuis notre mémorable partie de jambes en l’air.

Franchement, bouffer de tarte de poils au saindoux en

format familial, ce n’est pas mon truc. Mais… Et merde. Je

me mens. J’ai aimé son café, à la baleine. Vraiment.

Une jolie rousse à cheveux courts, sanglée dans une

redingote marine me fait un sourire, à côté d’un mini

brasero de l’Armée du Salut. Le brasero n’est même pas le

bon vieux modèle d’antan, avec les flammèches qui

crépitent et la suie qui colle aux mains. On a droit à un bloc

de plastique noir avec des lampes à LED, fabriqué par des

gamins de dix ans aux yeux bridés. Et on s’étonne de

l’augmentation de suicides entre Noël et le Jour de l’An…

BIP-BIP. Tiens, ça faisait longtemps. Un message vocal

via… Seeniq. Allons bon. Noisyk1. Patricia. Je branche mon

casque pour mieux entendre ce qu’elle a à me dire.

« Happy Birthday to you… Happy Birthday to you…

Happy Birthday Mister Endurant… ».

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Merde de merde de merde. Elle imite à la perfection

Marylin Monroe chantant pour l’anniversaire de Kennedy.

La musicienne termine son coup d’éclat en murmurant

d’une voix aguicheuse son numéro de téléphone. Et à votre

avis, il va faire quoi, votre humble serviteur ? Ben oui. Il est

poli. Ou bien dressé. Ou très, très con. Il appelle.

– Patricia ? C’est moi. Je suis content d’avoir de tes

nouvelles.

– Menteur.

– Non. Et merci, c’est sympa d’avoir pensé à mon

anniversaire. Surprenant, mais pas désagréable… –

Reformule.

– Pardon ?

– Reformule. Ta phrase.

– Euh… Moi pas comprendre.

Elle est en train de me dresser comme un chien. Il ne

lui manque plus que la boîte de biscuits en forme d’os riches

en calcium et le collier étrangleur. Et encore, j’ai des doutes

pour le collier.

– Il faut que tu apprennes à vivre positivement. Cesse

de dire « ce n’est pas désagréable » quand ton cœur crève de

dire « j’aime ». Tu vivras mieux et tu auras une bien

meilleure estime de toi.

– Tu as sans doute raison, mais je n’ai pas l’habitude.

Bon, si tu sors de ta réserve au bout de deux semaines, ce

n’est pas par hasard, je présume ?

– Bon, on va faire court. Trois questions. Tu dis oui ou

non sans réfléchir.

– Vas-y, je t’écoute…

– Question 1 : As-tu aimé faire l’amour avec moi ?

– …

– J’ai dit oui ou non.

77


– Oui.

– Question 2 : En quinze jours, as-tu pensé à moi avec

l’envie de remettre ça ?

– Oui, mais…

– Pas de « Mais. ». Question 3 : Au moment où nous

parlons, là, est-ce que tu bandes ?

– Euh…

– Bonne réponse, Rocco Siffredi. Tu sais où j’habite.

Viens chez moi dans une heure. Tache de venir habillé, pour

une fois !

Toujours ce même rire cristallin. Elle m’énerve. Et pour

qui se prend-elle, avec ses questions imbéciles ?! Bon, en

même temps, comme dit le proverbe camerounais : « C’est

pour la nuit, pas pour la vie ». Et je n’ai rien de prévu pour

ce soir. Faut-il que l’ennui me suive pas à pas pour que j’en

sois réduit à me farcir un Top Model de chez Olida. Avec

100 % de matière grasse. Et le double de matière grise.

Quand j’avais de l’argent, je ne me posais pas la question de

me taper ou non une mince. J’étais un royal connard, à cette

époque. C’était cool. La pauvreté fait des ravages en France.

Cette réflexion sur la déprime économique dans

laquelle se morfond mon pénis me fait donc retourner sur

le lieu du crime. Dans le genre « Fontaine, je ne boirai pas

de ton eau… », je me parjure tellement que je vais finir à la

tête d’un centre de cure thermale à Vichy. Ou noyé dans une

barrique de lipides. La belle n’ayant pas l’intention de venir

me chercher, me voici de retour dans les entrailles de Paris.

Étrangement, l’attentat auquel j’ai assisté ne m’a pas affecté.

J’ai certes ressenti une forme d’empathie pour les victimes.

De la colère, sinon de la haine à l’encontre de ces fanatiques

irresponsables et de leur idéologie ringarde et calibrée, aussi.

Mais rien en ce qui me concerne. Pas de peur. Je suis

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retourné prendre le métro quelques heures après, sans

même y penser. Les évènements de cette fameuse nuit ont

eu un effet anesthésiant. Voire euphorisant. Mon corps et

mon cerveau se sont consumés d’adrénaline durant

quelques heures. Puis plus rien. J’ai été moralement et

physiquement à la ramasse durant trois jours. Et la routine

s’est substituée à l’angoisse. Dans les couloirs, les passants

passent. La bonne humeur trépasse. Les transports en

commun franciliens, guerre ou pas, continuent de véhiculer

ce bouillon de culture qui sent l’urine et la résignation.

L’odeur de ma peau dans vingt, trente ans tout au plus. Une

fois descendu à la station, j’hésite. Sur le chemin. Sur le fait

de devoir aller chez Noisyk1 ou non. Baiser une fois une

femme qui ne vous plait pas, c’est une erreur de casting.

Baiser deux fois avec cette même femme, c’est une erreur de

jugement. Baiser trois fois, c’est admettre que l’on s’est

menti à soi-même lors des deux premières. Le hic, c’est que

mon cerveau supérieur pense non, alors que mon cerveau

inférieur a déjà dit oui. Preuve qu’on ne peut pas être à la

fois juge et parties… J’arrive à l’angle de la rue où habite

Patricia, dont j’ignore le nom de famille. Zut. J’ai oublié le

numéro de sa maison. Et tous les pavillons de banlieue se

confondent. BIP-BIP. Nouveau message. Patricia. À croire

qu’elle m’a posé une puce GPS pour me localiser. « C’est au

22. Inutile de sonner au portail, je t’ouvrirai. Tu trouveras

accroché à ma porte d’entrée ce qu’il faut pour te mettre à

l’aise ; -) ». Un émoticône. Ce que nos amis yankees

appellent un smiley. Raccourci commun de cette funeste

époque où des dessins remplacent le verbe. Comme les

hiéroglyphes de la haute antiquité égyptienne, mais sans le

génie qui a érigé les pyramides. Je me contenterai pour ma

part d’un sourire de sphinx. 22. Sans flic, ni Fernand

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Raynaud. Je n’ai qu’à nier Asnières. Le portail s’active.

Sésame, Ouvre-toi. Je sais que mon imprévisible amante est

dans la place, mais je ne vois aucune lueur à l’intérieur.

J’avance vers le perron. Un spot s’allume au-dessus de la

porte d’entrée. Accroché à la poignée, un petit sac en velours

pourpre. Une enveloppe au format carte de visite y a été

épinglée avec précaution. BIP-BIP. Nouveau SMS.

« Ouvre l’enveloppe. Fais ce qui est inscrit sur la carte.

N’oublie pas d’éteindre ton portable ».

Je m’exécute, en commençant par l’extinction de mon

emmerdophone. Plus de fil à la patte. Ni de secours en cas

de problème avec SuperFat. Ce n’est pas le moment de virer

paranoïaque. Si la donzelle avait voulu me transformer en

mou pour le chat ou me séquestrer, elle l’aurait fait quand

elle en avait l’occasion. Or, elle n’a rien fait pour me retenir.

Ce qui est la première raison qui m’a poussé à revenir. Bon,

trêve de rêveries. Voyons la carte. Bristol de qualité. Belle

couleur ivoire mat. On sent la sensibilité d’une artiste.

Contenu explicite. « Ouvre tous tes boutons de chemise et

de pantalon. Défais ta montre et mets-la dans une poche.

Enfile (complètement) la cagoule qui est dans la sacoche et

passe les menottes, derrière ton dos. Bien serrées. NE

TRICHE PAS. ». Oulaaaa. La vache laitière veut la jouer SM.

Elle prend vite les habitudes. Il va falloir remédier à cela dès

que possible. Bon, voyons le côté positif des choses. Si je suis

les consignes, je ne verrai pas sa ventripotence et mes mains

ne regretteront pas de ne pas être coincées sous les plis de sa

peau. Bref, que de avantages. Enfin, je crois. Me voilà donc

une trente secondes plus tard dépenaillé, en train de

regarder, un brin dubitatif, ladite cagoule. Pour les noninitiés

des séances au Donjon (dont je fais partie), cet attirail

ne laisse pas indifférent. N’ayant pas basculé du côté obscur

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de la fesse, ce masque intégral me fait rire un peu jaune. La

cagoule, en simili-cuir noir, doit être un modèle pour

amateurs éclairés. Un comble, si l’on tient compte des

caches matelassés sur les yeux qui rendent complètement

aveugle. Des lacets et des sangles complexes servent à

bloquer le cou, la nuque et le haut de la tête, dans l’axe des

yeux. Deux trous sous les narines permettent de respirer. Je

note bien deux pressions de part et d’autre de la bouche,

dont l’orifice rond est cerclé d’acier. C’est un peu idiot, mais

bon. Les menottes sont elles aussi de belle facture, plus

lourde que je ne le pensais. Je me demande si ce sont de vrais

exemplaires de Police. Bon. J’attache mon poignet droit.

J’enfile la cagoule. Lacets et sangles. Poignet gauche. Clic. Je

suis fait comme un rat. Bruit de serrure. La porte s’ouvre.

Quelqu’un devant moi m’attire vers l’intérieur. La porte se

referme. Patricia passe derrière moi. Serre davantage mes

poignets. Resserre énergiquement les lacets et… met des

cadenas sur les trois sangles de la cagoule. Elle repasse

devant moi. D’un coup, un objet en plastique

caoutchouteux vient taper dans mes dents. J’ouvre

machinalement la bouche. Mauvaise idée. Si ma langue

m’informe convenablement, je suis l’heureux gagnant d’un

bâillon en forme de… pénis. Bien bloqué par les pressions

extérieures. Là, au moins, j’ai appris quelque chose. Je serais

volontiers resté dans l’ignorance. J’aurais eu l’air moins

crétin que maintenant.

– Bonsoir, vous.

La voix… La voix ! Ce n’est pas celle de Noisyk1 ! J’ai

beau me débattre, rien n’y fait, les menottes font leur job. Et

vu ma tenue, je n’irai pas loin de toute manière. Ce n’est pas

le moment de paniquer, mon lapin. Bon, je me calme. Une

main gantée vient se poser sur mon torse. Me caresse. Je

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crois reconnaître le toucher de Patricia, mais je ne suis plus

sûr de rien.

– Ne résiste pas. Ne bouge pas. Il ne t’arrivera rien de

mal. Au contraire.

Aucun doute, c’est une autre voix de femme. Bravo. Me

voici en pleine de soumission avec deux maîtresses Domina

qui déchargent sur moi leurs fantasmes de chef comptable à

la Sécurité Sociale. Si je pouvais mettre la main sur le

pignouf à plumes qui a écrit « Fifty shades of Grey ». Il peut

se les mettre où je pense, ses nuances. À cause de ce crétin,

les ménagères ont remplacé les réunions Tupperware du

mercredi par du zizi panpan avec cravache et contrition. Et

c’est censé être du « sexe sûr », ça ?!

– Je vais te mettre des moufles, puis je retirerai les

menottes. Tu seras plus à l’aise.

– MMMPPpFFFpHHhMMmmm !

– Inutile, je ne comprends rien. Détends-toi, le jeu ne

fait que commencer.

Bravo, mon grand. Tu es le gagnant du jour. J’ai passé

l’âge de ces conneries. En plus, si ça ne m’a pas tenté avant,

je ne vois pas pourquoi ça m’amuserait ce soir. Mon cerveau

rationnel me sort sa litanie de « Je t’avais bien dit de ne pas

t’inscrire sur un site de rencontres de plan cul ». Je me

désabonne dès que je sors de cette piaule. Et là, mon cerveau

reptilien commence, lui, à me tenir un autre discours…

Seigneur, que faut-il faire pour qu’on me laisse juste un peu

tranquille et serein, de temps à autre ?

Bon, la dame – en espérant que s’en soit une – vient

d’enfourner mes mimines dans des sortes de bourses

matelassées, soigneusement cadenassées à leur tour audessus

de mes poignets. Aucune hésitation. À croire qu’elle

a fait ça toute sa vie.

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– Alors, tu aimes ?

La voix est toujours la même. Pas de Patricia audible. Je

commence à baliser. Méchamment. Ma nouvelle amie (?)

me tient par derrière et me pousse vers ce que je suppose

être le salon que j’ai visité l’autre matin. J’ignore où nous

sommes, mais elle me plaque dos au mur et attache mes

mains écartées au-dessus de mes épaules à des

mousquetons. Je reconnais le clic caractéristique. Mes

jambes ont droit au même traitement. Allez-y

mesdemoiselles, c’est open bar ! Putain quel con je suis… La

main, ou plutôt les mains, puisque j’en sens deux, me

caresse l’entrejambe. Évidemment, ça ne fait ni une, ni

deux : Jean-Vincent se met au garde-à-vous. Ah, oui, j’ai

oublié de préciser que mon pénis porte un prénom. Après

tout, certaines ont bien une chatte qui surnommée Hello

Kitty ou Saint-Macloud, je ne vous pas pourquoi mon

sceptre n’aurait pas le droit d’être baptisé. Il le mérite bien,

au regard des bons et loyaux services rendus sur le dernier

quart de siècle. Pourquoi Jean-Vincent ? Parce qu’il est

souvent bien placé et toujours vert. Comprendra qui pourra.

Bref, dans cette obscurité et cet inconfort moral qui sont

miens, j’ai une érection de pendu. À croire que mon cerveau

inférieur apprécie le stress. C’est nouveau, ça. La zone de

réflexion qui fait l’objet de mon élévation est maintenant…

encerclée. Par une bouche, me semble-t-il. Je confirme, ce

n’est pas par une cafetière Nespresso. C’est chaud. Et

humide. Wouarch. J’ignore qui est cette femme, mais ce

n’est pas une novice en la matière. Elle a dû en prononcer,

des prénoms comme le mien ! Surtout, ne pas jouir. Surtout,

ne pas jouir. SURTOUT, NE PAS JOUIR… Trop tard. Ma

camarade de jeu (je n’ose la conjuguer autrement qu’au

féminin singulier) est particulièrement goulue. J’arrive à

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entendre le bruit de sa déglutition. Elle s’en donne à cœur

joie, la bougresse ! Je suis parti en un temps record. Je ne l’ai

même pas vu venir. Euh… Vu la cagoule, on va éviter les

allusions idiotes, ça changera.

La mystérieuse main, sans dire un traître mot cette fois,

vient maintenant nettoyer Jean-Vincent avec un gant de

toilette. Je me fais violer par la nymphomane inconnue,

mais au moins, elle est propre. Tous les espoirs sont permis.

J’ai beau tenter une nouvelle percée à l’oral, mon copain le

godemiché ne me laisse pas en placer une. Si je m’en sors, je

me documenterai sur Google à propos de ces charmants

ustensiles sado-masochistes. Histoire de ne pas mourir

idiot. Et de prendre ma revanche dès que possible. Je suis un

mâle, merde ! Ma partenaire anonyme doit avoir un grand

besoin d’amour ce soir. Son petit cœur ou sa libido a

manifestement envie d’un gros câlin avec le meilleur de

moi-même. Son nouveau mouvement le laisse à croire. La

voici qui prend à nouveau mon sexe pour une manette de

baby-foot. Avec un gel chauffant. Ah, ben oui, sinon, c’est

moins drôle. Rebelote. Penis Erectus Maximus. La chaleur

et une odeur de camphre donnent une volonté d’airain à

mes tissus spongieux. Grâce leur soit rendue. Ah. La main

me met un… préservatif. Et S’empale lentement sur moi. Vu

la masse qui s’appuie progressivement sur mon bas-ventre,

je suppose que mon hôtesse – par pudeur, sans doute – me

tourne le dos. Surtout, ne pas citer Confucius. Non. Non.

Bon tant pis. « Quand la rivière est rouge, emprunte l’étroit

chemin boueux ». Fallait pas m’inviter. Je vous avais

prévenu. Après un temps incommensurable de va-et-vient,

je décharge à nouveau mon ire et mon courroux dans l’objet

de cette discussion qui n’est pas sans fondement. J’ai

l’impression d’y avoir laissé 5 litres de super.

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Techniquement parlant, j’ignore comment on classe

une sodomie active quand on n’est pas décisionnaire des

faits, mais celle-ci restera dans les annales. Madame se retire

dans ses quartiers. Ouf. On devrait pouvoir respirer un peu,

JeanVincent et moi.

Des pas qui montent dans l’escalier. Et reviennent,

quelques minutes plus tard. Ma partenaire revient vers moi.

Je sens les mains secouer ma tête et retirer un à un les

cadenas de la cagoule. Et le bâillon gode. J’en avais la

mâchoire endolorie. Un coup sec, et… Fiat Lux ! (« Que la

lumière soit », pour ceux qui ont séché les cours de latin ou

sont allés au catéchisme sans se faire peloter par un gentil

monsieur en soutane qui aimait vous montrer ses boîtes de

cachous.)

Je cligne des yeux. Je me sens comme un lapin

myxomatosé.

– Alors, ça t’as plu, mes surprises ?

Patricia est devant moi. Hilare. Je vais la tuer.

– Mais bon sang, c’est quoi ce bordel ? T’es malade ou

quoi ? Et c’est qui l’autre ?! Détache-moi tout de suite !

– Promets-moi d’abord de te calmer et de ne pas te

mettre en colère contre moi… – Je m’en cogne, détachemoi

!

– Non.

– Détache-moi.

– Non.

– S’il te plaît.

– Tu vois, quand tu veux…

Deux minutes et quelques cadenas plus tard, je suis en

train de me rhabiller. Patricia me regarde, ou plutôt me

contemple. Cette femme pose sur moi un regard d’esthète.

Comme le font ces passionnés d’un artiste qui viennent au

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Louvre chaque jour que Dieu fait pour admirer une pièce

précise, en ignorant tous les autres chefs-d’œuvre alentours.

C’est étrange. A-t-on déjà posé le regard sur moi de la sorte ?

Je ne m’en souviens pas.

J’ai beau regarder autour de nous et écouter le moindre

bruit dans la maison, je ne perçois que nos deux présences.

– Bon, je ne vais pas m’énerver, mais dis-moi, c’était

qui, l’autre femme ? Et pourquoi ?

– Tu ne devines pas ?

– Non.

– Tu n’as pas aimé ?

– Réponds à ma question.

– Bon, OK. Je réponds dans l’ordre inverse de ta

question. Ce coup avec deux femmes, c’était parce que j’en

avais envie et que je voulais voir comment tu réagirais, petit

coquin.

– Qui était l’autre ?

– Sony.

– Pardon ?

Patricia me refait le coup de son sourire de Joconde.

Elle se lève et va jusqu’à la table basse en verre du salon. Elle

me tourne le dos, je ne vois pas ce qu’elle prend. La masse

blonde pose un dictaphone numérique sur la table. Elle

presse le bouton Play. La voix de cette soirée sort du hautparleur

« Alors, tu as aimé ?… Alors, tu as aimé ?… Alors,

tu as… ».

– Je voulais juste te faire une blague. Ce sont des

phrases que j’ai enregistré dans un soap américain pour

ménagère de moins de cinquante ans ! Si tu voyais ta tête !

Je vais la tuer. Plus tard. Là, j’ai trop envie de lui rouler

une pelle, à cette conne désirable. Une petite lueur s’allume

dans ma tête. Plus tard, quand j’aurai grandi, je comprendrai

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ce qu’est cette ampoule instable, cette flamme qui vacille.

Pour l’instant, ce que mon cerveau, mon cœur et mon corps

assimilent ne sont que des bribes d’informations, des

brouillons aux contours flous et maladroits. Je m’assois sans

y penser à la même place que la dernière fois. Même joueur,

même table. Le Bulgom à damiers qui en couvre le plateau

fait remonter à la surface la scène mythique de la partie

d’échecs entre Steve McQueen et Faye Dunaway dans

« L’Affaire Thomas Crown ». J’y vois une romance entre

deux esprits retords. Erreur de jugement. Je viens seulement

d’entrer en huitième de finale. Je ne le sais pas.

Noisyk1 est une masse lumineuse. Un soleil dont le

poids détraque la balance. Et dont le volume masque la lune

et les ténèbres. Elle me regarde. Les mêmes tics que la

dernière fois. Je sens des mots en suspens. Son regard est un

peu plus fuyant que lors de notre première discussion. Ma

colère est contenue comme la croupe de J-LO dans un

legging en Spandex. Personne ne sait quand ça va craquer.

Bon sang, ce qu’elle me plait.

– Bon, tu dois être furieux contre moi.

– Tu es perspicace.

– Écoute, je… j’ai compris de suite qu’entre toi et moi,

il se passait quelque chose. C’est électrique, chimique, je ne

sais pas. Mais c’est. Je suis aussi lucide. Je sais que mon corps

te met mal à l’aise. J’ai pensé que jouer ce genre de jeux

t’aiderait à te sentir mieux avec mon corps. Moi, j’aime le

tien. Et je sais que ton corps aime le mien aussi. Mais cela ne

suffit pas pour une relation.

Je crève de lui dire que moi aussi, j’adore son corps. Et

que j’aime la regarder droit dans les yeux, y compris et

surtout dans l’intimité. Ces mots-là ne parviennent pas à

sortir de ma bouche. Ils restent bloqués dans mon cœur.

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Mon cerveau prend le relais et me fait prononcer des paroles

en mode « Pilotage automatique ».

– Je te signale que SEENIQ n’est pas fait pour trouver

un partenaire stable.

CONNARD. DIS-LUI QUE TU TE NOIES DANS SES

YEUX. DIS-LE LUI. DIS-LUI QU’ELLE T’A PLU DE

SUITE DANS LA VOITURE SUR LE PONT, ABRUTI !

– Je sais. Mais tu sais très bien de quoi je parle. Tu es

sensible. Tu vas le nier, alors ne dis rien. Considère que faire

l’amour ensemble toi et moi va être une forme de thérapie.

Cela te va ?

– Développe.

– Je ne sais pas ce que tu cherches, mais ce n’est pas du

sexe. C’est une évidence.

– Continue. Tu ne me dis pas tout…

MAIS CESSE DE JOUER AU PSEUDO-CYNIQUE,

IMBECILE !

– Tu sais, je n’ai pas toujours été… enfin… comme ça.

J’ai été violée, il y a dix ans, après un concert. L’homme me

plaisait, mais il n’a pas voulu m’écouter quand je lui ai dit

stop. Je n’en avais parlé à personne. Je ne sais pas pourquoi

je t’en parle aujourd’hui, du reste. Puis je suis sorti avec un

autre musicien. Qui a été un tyran avec moi. Je l’ai quitté

une semaine avant notre mariage. Il me trompait avec un

homme. J’ai eu du mal à vivre avec lui, et encore plus de mal

à remonter la pente après l’avoir viré de ma vie. Durant tout

ce temps, j’ai compensé. Beaucoup. Trop.

– Je peux comprendre. Mais tu peux aussi comprendre

que c’est difficile pour moi aussi. À vrai dire, je n’avais

jamais pensé, et encore moins eu envie de faire l’amour

avec… une fille comme toi. Et je ne suis pas sûr de pouvoir

le refaire.

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QUEL CON ! MAIS QUEL CON ! TU EN CREVES

D’ENVIE !

– Au fond de toi, tu en meurs d’envie. Je le sais. Et tu es

un super coup au pieu, en plus !

– Va au bout de ta pensée.

– Je te fais une proposition. Entre nous, ça restera

purement sexuel. On se voit uniquement pour la baise, sans

engagement, en attendant que l’un ou l’autre trouve

quelqu’un qui lui plaise. Tu n’auras même pas besoin de me

voir si c’est trop pénible pour toi. Et puis, tu sais, j’ai des

gadgets sympas, qu’on pourrait utiliser ensemble. Allez, dismoi…

Tu n’as rien à craindre, je ne m’attache pas.

– Mais toi, tu veux bien m’attacher, par contre…

Elle me refait le coup du rire invincible. Merde. Je

marche à fond. Stupido. Je viens de signer un pacte avec le

diable, en étant confiant. Je n’ai plus d’âme à vendre.

Noisyk1 vient de faire un marché de dupe. Enfin, j’espère.

Sinon, j’ai pris perpète. Quoi qu’il en soit, je signe. Les yeux

fermés. Deux fois plutôt qu’une.

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Chapitre Onze

« Molly & Friends »

– Monsieur ! Monsieur ! Je sais : c’est le sommeil de

Rio ! Cette petite Barbara est mignonne comme un cœur.

Bonne éducation, bon esprit. Ne gentille gamine, qui rêve

d’être chef de produit chez L’Oréal et d’aller installer des

pompes à eau en Somalie. Je vais y aller mollo. Histoire de

ne pas la faire pleurer en cinq secondes. À vaincre sans péril,

on triomphe sans gloire…

– Barbara, on parle de développement durable, tu sais,

ce que l’on espère pour ton avenir. Tu es sûre que c’est le

« sommeil » de Rio ?

– Ben oui : un sommeil, c’est comme un colosse, y’a des

gens qui se réunissent !

– Colloque, pas colosse. Comme disait la Vénus de

Milo : « Les bras m’en tombent… »

La vie de prof a son lot de perles. Si je collectionnais à

chaque cours des pièces aussi belles que celle que je viens

d’entendre, Jackie Kennedy aurai porté un collier de 258

rangs. La cloche sonne. Dix minutes de pause. Il me faut un

café. Je reviens deux minutes plus tard devant ma classe avec

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mon gobelet en carton. Belle rousse se tient venant moi. À

la fois altière et humble. Presque un mois d’absence. On

dirait le retour de Pomponnette dans « La femme du

Boulanger ». Je ne ferai aucune allusion à la moindre miche.

Pas envie de me mettre à nouveau dans le pétrin. Bon, O.K.

Demain, j’arrête.

– Bonjour. Je suis revenue…

– Je vois. Motif de cette absence ?

– C’est compliqué…

– En clair, avant que l’on rentre en classe ?

– J’ai participé à une émission de téléréalité, type

« Bachelor ». Tournage dans un lieu secret. Ça s’est mal

passé pour moi. J’ai été lamentable. La diffusion aura lieu

dans quelques jours…

– Allons, bon, il manquait plus que ça. Vous auriez au

moins pu me donner des nouvelles. Notre escapade

nocturne a eu un goût d’inachevé, jeune fille… – Je sais.

Pardon. Je regrette.

– L’heure n’est pas aux regrets, mais aux effets du

réchauffement climatique sur l’économie internationale. Et

vous avez des cours à rattraper.

Elle a beau être une sale gosse gâtée et capricieuse, je

suis heureux de revoir Debrah. Un brin soulagé aussi.

L’horizon s’éclaircit. Une part de moi attend Noël. Je n’ai

pas vu le reste de l’après-midi filer. Debrah n’est pas partie

la dernière, pour une fois. J’en suis presque frustré. Au

moins, cela simplifie les rapports.

Même métro, mêmes rues, même immeuble. Même

mug de café que je me remplis une fois rentré dans mon

appartement. J’ai profité de ces quelques semaines – et de la

générosité inopinée de ma mère après la nuit de l’attentat –

pour aménager un peu mon appartement. Cela n’a pas

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poussé les murs, mais ma garçonnière a meilleure allure

avec un tapis neuf, une table basse façon design scandinave

et quelques cadres. Il faudra qu’un jour je songe à encadrer

mes propres photos.

Une semaine sans que Noisyk1 se manifeste. En dépit

du bon souvenir que j’ai d’elle et des promesses faciles d’une

relation SM light entre adultes consentant, mon cerveau

reste sur la défensive. Penser à cette fille commence à me

faire un effet indésirable. Maux de tête. Allez comprendre

pourquoi. Le côté « Chérie, pas ce soir, j’ai la migraine »,

peut-être ?…

Bip Bip.

Juste quand mon esprit commence à divaguer. SMS de

ma télégénique étudiante. Qui va probablement s’épandre

sur ses déboires de prétendante répudiée dans l’émission

« Un Prince plus que charmant ». Ben oui, ma grande. Tu t’es

pris un grand vent dans ton joli minois. Il ne fallait pas

embrasser avec la langue devant les caméras. Des fois, ça

laisse des traces, le rouge à lèvres. En langage de blogueuse de

mode, on dirait que tu as fait une « gloss’ière erreur ».

Mauvais karma. Faudra rejouer ou passer un tour. Bon,

voyons ce que veut la donzelle. « Désolé pour le plan foireux

du mois dernier. Je n’avais pas prévu que ça se passerait

comme ça. J’ai été nulle. Mais si vous voulez toujours me voir,

c’est O.K. Moi, je veux. Répondez si vous aussi. Si toi aussi. »

Le retour de la revanche de la mission du

vouvoiementtutoiement. Bon, restons zen. Posons le pour

et le contre avant de répondre. Commençant par ce qui va

contre le fait de sortir avec une étudiante. C’est vite fait.

Trop jeune. Immature. Potentiel de salope. Risque de me

faire virer. Risque qu’elle me fasse du chantage. Choix

multiple, du reste : notes, réputation, gosse. J’ai au moins un

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atout dans ma manche : pas marié, et aucun enfant, donc

risque zéro qu’elle fiche en l’air ma vie personnelle. Passons

au pour. Elle est foutrement canon. Et jeune. Et pas grosse.

Et gaie comme un pinson. Potentiel de salope – je l’ai déjà

dit, ça, déjà, non ? – Elle ne veut pas de gosse à son âge. Et

puis, le préservatif, ce n’est pas pour les chiens. Pour les

chiennes… No comment. Elle me pousse à sortir. De ma

coquille. De ma vie. Je n’ai pas eu autant d’adrénaline que

lorsque j’ai fait le coup de poing avec le gros porc hollandais.

Résultat des comptes débit/crédit. Bilan : équilibré. Je

reprends la main. « On peut se revoir. Mais on ne joue pas.

O.K ? » Il m’a bien fallu attendre deux mugs de Ricola avant

que la rouquine à intelligence mammaire manifeste ne

valide ma proposition. Puisque nous sommes vendredi soir

et que Paris est en théorie suffisamment grand pour y être

anonyme, nous convenons de nous retrouver au Café de la

Paix, Place de l’Opéra. Ambiance Belle Epoque, rideaux

bordeaux et boiseries, serveurs aimables comme seuls les

Parisiens savent l’être… On moins, pas de rappeurs ni de

paparazzis. L’affaire est entendue.

Me voilà donc à 18h30 devant le Café. Debrah est déjà

dans la place. Pensive devant une théière fumante en

porcelaine blanche. Je n’avais pas remarqué que sa masse de

cheveux, épaisse et légèrement frisée, lui donnait un peu

l’allure de Nana, version Véronique Genest, dans une série

française des années 80. Nana. Debrah. Étudiante.

Courtisane. La citation d’Emile Zola sur le personnage de

Guy de Maupassant revient à la surface : « Une mouche

dorée qui s’envole de l’ordure pour empoisonner les

hommes rien qu’à se poser sur eux ». Fine ou venimeuse,

elle est jolie, la mouche. Étrange génération que celle de ces

filles qui pourraient être les miennes et ne sait pas encore si

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elles doivent rester fraîches et intègres ou se dévoyer au

matérialisme avec leur charme juvénile et leurs sacs à 5000

euros. J’ai un peu froid. J’ai besoin de chaleur. Une

silhouette longiligne en tablier noir et gants blancs m’ouvre

la porte avec un sourire fatigué. Je lui rends un sourire

idoine. Lui aussi a eu sa journée dans les pattes, après tout.

Adossée à une confortable banquette, Deb ne me voit

pas venir à elle. Non pas que j’ai envie de la surprendre, mais

les quelques secondes qui me séparent d’elle m’offrent

plusieurs modes de reprise de contact. J’opte pour l’homme

pressé qui se pose. Cela élimine la gêne de ces lèvres qui ne

savent pas où se poser. Atterrissage sur la bouche ? Cavalier

ou mort de faim. Sur la joue ? Amical et détaché. Je n’ai

aucune envie de me jeter de moi-même dans la « friend

zone ». Surtout pas avec une gamine. Je m’assois tout de go

et la fixe droit dans les yeux. Elle sursaute un peu, puis me

sourit. Je commande moi aussi un thé fruits rouges en levant

le bras vers le serveur. Ce qui a pour effet de stopper net

Debrah dans son élan pour tendre son visage vers moi. Bon,

le problème numéro un est réglé. Voyons la suite des

réjouissances. Comme aux échecs, les blancs jouent le

premier coup. Je me lance.

– Bon, Debrah, puisque nous sommes ici pour faire le

point, si tu m’en disais un peu plus sur toi. Notre soirée sur

la péniche a été un beau fiasco, et nous n’avons même pas

eu le temps de parler. Et s’il te plait, pas de vouvoiement. On

ne joue plus.

– OK, je te dois quelques explications. Mais tu risques

de ne pas aimer. Surtout que j’ai des trucs pour toi ensuite…

– Vas-y, je t’écoute.

– Tu connais des magazines comme PFP (People From

Paris), NoSeecret ? Les sites Povedarsh.com et Voigtlanders ?

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Ces titres appartiennent au groupe EEA.

– Oui, je vois plus ou moins. Quel rapport avec toi ?

– EEA appartient à mon père. Et je travaille pour lui en

marge de mes études.

– Ah, ok ! Je comprends mieux le coup avec la

chanteuse et les paparazzis. Tu les connais bien ?

– J’ai grandi dans ce milieu de la presse tabloïde, avec

les photographes, les stars, ceux qui font la mode, les

potins… Pour moi, c’est comme quand on est boucher de

père en fils, ou enfant de musiciens. On fait « comme Papa »

et rien ne nous étonne.

– Sur la péniche, l’un des gars m’a dit que tu avais eu

une liaison avec Kloppf. C’est vrai ?

– Je suis sorti quelques semaines avec lui il y a deux ans,

mais il n’est pas mon genre. Trop bourrin. Un peu con,

aussi. Mais c’est un super photographe. Il sait dénicher les

scoops. Mon père le paie bien.

– Au fait, tu peux m’expliquer pourquoi Il n’a pas porté

plainte contre moi ? Je lui ai quand même piqué son appareil.

– L’appareil ne valait plus grand-chose, en fait. Jesse

l’avait déjà déclaré volé il y a six mois pour toucher du fric

de l’assurance. Il ne pouvait pas refaire le même coup. Et

puis, mon père lui a dit de s’écraser et de te ficher la paix.

– Ton père est au courant de la soirée ?

– Mon père est au courant de tout. C’est son fric, après

tout. Bon, on bouge ? j’ai envie d’aller au Habanera. Allez,

bouge, le vieux !

– Petite conne. Petit cul.

– Je sais.

Mon thé n’a même pas eu le temps de refroidir. J’en bois

une gorgée avant de me lever. Et me brûle le palais, sinon,

c’est moins fun. La rouquine ne m’attend même pas et sort

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sans un coup d’œil derrière elle. Et moi, avec mes deux fois

vingt ans bien tapés, je la suis comme un toutou. Je me sens

comme un vieux chihuahua fébrile qui court la queue en l’air

pour se faire une grande femelle lévrier afghan. La crise de la

quarantaine revue et corrigée par « Nos amis les bêtes ». Pas

sûr que je me bonifie avec l’âge. Elle est belle, cette petite

garce. Et elle le sait. Deux clopes et cinq minutes de marche

plus tard, nous voici devant le Habanera. Un de ces restos

bars-boîtes thématiques lancés par des entrepreneurs bobos

au début des années 2000. Le concept du lieu est simple :

Vous prenez un public de petits branleurs sortis d’écoles de

commerce avec des costumes Zara en polyester de synthèse

véritable. Vous ajoutez quelques gamines demi-putes mal

fardées qui ne tiennent pas l’alcool, de la musique électrocubaine

mixée par un DJ sino-américano-suédois au look de

surfer qui fait ses playlists avec des moufles et vous vendez à

tour de bras des téquilas citron de 3 centilitres à 20 euros le

verre. Le tout dans un décor kitsch de Malecon et de Chan

Lipo de carton-pâte à faire gerber Hemingway. Effet garanti.

Gueule de bois, pelotage soft et compte en banque à plat en

deux heures maxi. J’adore le capitalisme. Hasta siempre,

commandante !

L’endroit est bondé. Mais je ne m’inquiète pas. La fille à

papa va battre des cils et le génie de la lampe va nous trouver

une table. Une jeune femme brune en uniforme – T-Shirt noir

moulant aux armoiries de la maison, jean usé jusqu’à la corde

et oreillette – vient au-devant de Debrah. À part la couleur de

cheveux, elles pourraient être sœurs. Trois mots échangés,

deux tapotements de stylet sur une tablette et elle nous envoie

sur la mezzanine. L’ambiance y est heureusement moins

bruyante qu’au rez-de-chaussée. La décoration est un poil plus

qualitative, également. Une banquette et de grands fauteuils

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clubs en cuir vieilli artificiellement, avec une lumière de salle

de jeu clandestine rendent l’aire plus cosy. Je ne vais pas m’en

plaindre. Sans doute échaudé par notre précédente soirée, je

jette un coup d’œil circulaire. A priori, rien d’anormal. Deb

s’assoit sur le fauteuil, puis se ravise et vient se coller contre

moi sur la banquette. Elle me lance un gentil (?) sourire et

reprend notre conversation.

– Ça ne te dérange pas ? Allez, on oublie tout et on

remet les compteurs à zéro.

– Ça marche. Bon, si tu m’éclairais un peu sur tes

activités et celles de ton père ? J’ai envie de comprendre…

– OK. Mon père a démarré sa carrière il y a trente ans

comme vendeur de film plastique pour les vitres de voitures.

Tu sais, pour les vitres teintées. À l’époque, ça marchait

bien. Sa boîte a mis des vitres fumées sur les voitures de

clients jet-set, politiques, etc, dans les années 90. Il s’est fait

un bon réseau, et quand il s’est rendu compte qu’il passait

plus de temps à connaitre les potins et les coups d’enflures

sur Paris qu’à vendre du film, il a vendu ses franchises pour

se mettre dans l’édition. Fin des années 90, c’est là que la

presse people a commencé à exploser. Je suis née là-dedans,

comme je te l’ai dit. C’est ma vie et elle me plait.

– Jusque-là, je suis, mais…

– Bonsoir, vous avez commandé ?… Deb, quelle bonne

surprise ! Tu vas bien ?

L’homme qui vient de m’interrompre est un grand type

mince, la trentaine tout au plus. Brun, cheveux courts,

lunettes d’intellos. Plutôt beau gosse. Sourie facile. Même

uniforme que les filles, avec une chemise au lieu d’un T-

shirt. Avec une kyrielle de tatouages sur ses bras et jusqu’à

la base du cou. On dirait un écrivain new-yorkais hipster en

goguette.

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Mon étudiante fait les présentations. Le Henry Miller

du pauvre a été baptisé Jason. Un prénom de tueur

psychopathe de films gore des années 80, ça. Bon, je ne vais

pas être persiffleur, il ne m’a rien fait. Deb commande deux

cocktails Médusa, sans me demander mon avis – « Discute

pas, tu vas voir, c’est une tuerie ! » et le hipster disparait de

mon champ de vision. Reprise de la conversation avec la

rouquine. J’essaie de savoir ce que la miss a en tête.

– Donc, tu me parlais des éditions de ton père… Vas-y,

continue. Je t’écoute.

– Justement, j’ai une proposition pour toi. En fait, c’est

mon père qui a eu l’idée.

– Oulaaa, je crains le pire.

J’ai beau dire cela sur le ton de la plaisanterie, je me

méfie. Personne ne me propose jamais rien, d’habitude.

Loser un jour…

– Voilà, mon père cherche un responsable de rédaction

pour son nouveau magazine, qui va mélanger people et

économie. Vu ton profil et que je sais que tu écris bien – il

suffit de lire les corrigés que tu nous donnes, on dirait des

romans d’espionnage, c’est géant – je lui ai parlé de toi. Il

s’est renseigné et il m’a dit de te faire une offre.

– Euh… je ne sais que dire. Je n’avais jamais pensé à

écrire.

– Écoute, il peut te payer le triple de ce que tu gagnes

actuellement, et tu feras un boulot qui t’éclatera.

– Mais je n’ai jamais fait cela !

– Quand on te fait une proposition mirobolante, et que

tu n’as jamais essayé, dis oui. Tu apprendras plus tard. Et

c’est valable dans tous les domaines, d’ailleurs. Il faut savoir

saisir le train, il ne passera pas deux fois. Il te faut un

dessin ?…

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Sans doute pour influencer ma décision, et pour faire

valoir ses arguments, la crinière rousse passe ses bras autour

de mon cou et me roule une pelle de la plus belle eau. 18

secondes. Bonne maîtrise des langues. Je note ça sur son CV.

Elle relâche son étreinte et me fait sa moue de bébé rieurboudeur…

– Allez, dis oui…

Et comme un con, je dis oui. La serveuse qui nous a

accueillis nous apporte les deux cocktails. Étrange breuvage,

s’il en est. Servie dans de grands verres ronds avec un

serpent en métal ciselé tout autour du bord, la Médusa

ressemble à un smoothie gazeux, avec des bulles qui

remontent sans cesse à la surface. Et une sorte de lueur

palpitante vers le fond. J’ai beau touiller avec la paille, je ne

vois aucune ampoule LED. Le goût est lui aussi…

surprenant. On dirait de l’absinthe mélangée à du

champagne, avec un arrière-goût de cerise, de café et… de

viande crue. Vu comme ce petit lait arrache déchausse les

gencives, je doute fort que l’on soit au-dessous des 70 degrés

de volume. Si je fais du bouche-à-bouche à un T-Rex, je le

tue raide sur le champ. Mais les dinosaures sont morts et

Debrah, elle, est bien vivante. Elle sirote à la paille par toutes

petites gorgées. Tu as raison, mieux vaut passer par le

pédiluve, fillette.

– Oups ! Désolée !

Génial. Ma presque future employeuse vient de

renverser la moitié de sa coupe en s’approchant de moi.

Juste sur ma cuisse. Et ça coule vers l’entrejambe. Y’a pas à

dire, j’ai eu droit à la meilleure de la portée… Je me lève en

sursaut et l’eng… Non. NON. Restons gentleman.

– Rien de grave, je vais aller rincer. Où sont les toilettes ?

– En bas, près du comptoir principal.

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Je descends et file réparer les dégâts. Bon, un coup d’eau

et quelques minutes à me brûler les testicules sous le sèchemains,

et me voilà présentable. Je m’apprête à remonter

lorsque Jason, derrière le comptoir, me hèle. Oui, chez moi,

on utilise encore le verbe héler, ne vous en déplaise.

– Hep, attends ! Attends, j’ai un truc pour toi !

Il me tend un verre de cuisine rempli de curaçao ou

similaire.

– C’est pour moi, pour les amis de Debrah. Allez bois

cul-sec, c’est du Molly. La seule boisson divine certifiée

antipoison ! Avec Debrah, crois-moi c’est préférable.

Le regard complice du barman l’emporte. Je bois son

mescal à deux balles. Pas mauvais. J’ai un peu l’impression

que ce truc me tapisse la paroi de l’estomac. Cela me

rappelle les cuillères d’huile d’olive que je buvais les soirs de

réveillon pour éviter la gueule de bois du Jour de l’An. Je lui

serre la main qu’il me tend, et il me glisse une sorte de petit

biscuit rouge vif sous cellophane.

– Garde-le pour après, ça aide à faire passer le Molly, si

tu sens que ça vient dans une heure.

Je mets le Spéculos écarlate dans ma poche de pantalon

et rejoins ma jeune compagne.

Debbie est là où je l’ai laissée, cramponnée à son

portable. Règle essentielle à l’attention des quadragénaires

qui sortent avec leurs étudiantes : ne jamais faire confiance

à quelqu’un qui passe son temps à envoyer des messages

lorsque vous êtes ensemble – et qui mets des heures à vous

répondre. Je finis ma coupe, et Debrah me propose un

dernier verre chez elle. Elle a un deux-pièces près de Rivoli.

Après tout, nous sommes sortis pour rentrer tôt, cette fois.

Devant la porte du Habanera, je la vois regarder de gauche

à droite.

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– J’ai commandé un VTC, il devrait être là dans… Ah,

tiens, le voilà.

Une grosse limousine Mercedes arrive. Pas un mot

durant le trajet. Je n’ose briser le silence qu’elle impose.

Nous arrivons devant la porte d’un immeuble

haussmannien cossu. Avec deux caméras à l’entrée. Dont

une thermique. Porte blindée. Un premier sas. Puis un

second. Ascenseur à code. On ne plaisante pas avec la

sécurité. J’ai l’impression d’entrer dans le coffre-fort d’une

banque zurichoise. En ignorant comment faire le coup du

siècle. Et si je vais en sortir.

Oulaaa. Danger. Je dois mal supporter l’alcool, car je

commence à ressentir de fourmillements dans les

extrémités. Et le sang me taper dans les tempes. Et à mettre

Jean-Vincent au garde-à-vous. Mauvaise combinaison.

L’ascenseur s’ouvre directement sur le salon de son

appartement. Beaux meubles design. Des tableaux

modernes. Une cuisine américaine High-tech blanche et

chrome. Une porte entr’ouverte que je suppose être la

chambre. Je ne sais pas si ça vient de moi, mais… Debrah

me parle avec une drôle de voix. Et arbore un drôle de

sourire. Ses yeux brûlent d’un étrange feu. Que je connais.

Sans connaitre.

– Oh, ça ne va pas, mon chéri ? Tu es tout pâle d’un

coup. Viens t’allonger sur le lit.

Elle pousse la porte de l’autre pièce. C’est bien la

chambre. Ouuuuh… Rupture. Quelque chose me cogne

dans la tête. Je me sens abruti. Le plafond. Danse. Les. Murs.

Sont. Des. Serpents. Je bande. Mes bras. Sont. Lourds.

Comme du plomb. Deb. Me déshabille. Elle se met. Nue.

Sur. Moi. Drogué. Suis drogué. Dans le jus. Dans le verre.

Cocktail. Lueur. Concentré. Rester concentré. La vache. Ça

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tourne. Debout. Bouger. Faut que je bouge. Jason. Molly.

Poison. Gorgone. Méduse. Deb. Visage. Rictus. Sa voix.

Jouir. Non. Ne pas jouir. Pas comme ça. Compris. Elle. Va.

Me. Violer. Non. Je ne veux pas. Non. Molly. Poison.

Gâteau. Pantalon. Mon bras. Ceinture. Je l’ai. Poche.

L’autre. Pas l’écouter. Elle attrape. Ma. Queue. Elle suce.

Sans capote. Elle s’empale. Ne pas jouir. Je l’ai. Papier. C’est

bon. J’avale. Pas. De. Sperme. Ça. Va mieux. Je commence à

recouvrer mes esprits. Je repousse Debrah. Mon corps

quitte le sien. Dieu merci, je n’ai pas joui.

– Salope, tu m’as drogué !

– Et alors, tu voulais du cul, non ? Je t’ai fait accélérer le

mouvement. Je te veux. Toi. Et je t’aurai.

– Tu es une malade, Debrah. Que m’as-tu fait boire ?

Du GHB ?

– Yep. La drogue du violeur, couplée à du Viagra, mon

grand. Et j’y ai mis la dose, pourtant. Tu devrais être dans

les vaps la bite en l’air en train, normalement…

Ma brave petite étudiante n’est assurément pas à son

coup d’essai en la matière. Je savais que les nymphomanes

existaient, mais à vrai dire, je n’y croyais pas trop. Une sorte

de légende urbaine pour nourrir les fantasmes des lecteurs

de FHM. Et payer les vacances d’hiver à Megève des psys du

XVIème. Ou une sorte de maladie honteuse, comme pour

les dépressifs. Tout le monde en parle, mais espère que la

dépression ne lui tombera pas dessus. Ma dépression à moi

est un canon capricieux et pété de thunes qui a voulu me

violer. C’est d’autant plus crétin que j’avais envie d’elle. Sans

stratagème. Sans névrose. À l’ancienne. Elle m’avait, et elle

vient de me perdre. Quelle ironie. Je viens de me prendre un

coup de vieux. Tout ça pour un coup de queue. Je percute.

Vite. Jason m’a refilé un antidote. La belle poupée rousse est

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une récidiviste. Je parie qu’elle a fait le coup à Jason. Et qu’il

n’avait pas d’antidote. Mon dieu, et si Debrah avait le SIDA

et refilait son HIV à ses amants pour se venger ? Pas le temps

de réfléchir. Il faut que j’agisse. Vite.

– O.K, ma grande. Désolé, mais ton coup a foiré.

J’ignore pourquoi tu as fait ça, mais tu n’avais besoin de le

faire.

Mon ex-future girlfriend me jette un regard perdu.

Comme si elle ne comprenait pas. Sa réponse me sidère.

– J’en avais envie. Je ne comprends pas. Aucun mec ne

m’a jamais résisté. Surtout pas avec ça…

– Tu croyais quoi ? Que tu allais me menacer si jamais

je refusais ? Que tu allais me refiler une MST ? Désolé, mais

je n’ai pas le profil. Même ma connerie à des limites.

– J’ai pas le SIDA. Je suis clean. Je fais le test à chaque

fois.

– Mais qu’est-ce que tu veux, bordel ? Tu as tout, et tu

peux avoir le reste sans tricher. Tu n’as rien compris. Tu

peux avoir des mecs, comme ça. Mais pas des hommes. C’est

la vie, c’est comme ça. Bon, là, je ne joue plus. Ton père veut

m’embaucher ? OK. Prends ton téléphone et envoie-lui de

suite un message. Le salaire passe de trois à cinq. Et je

commence en avril. Pas avant. D’ici là, tu files droit avec moi

et tu passes ton diplôme.

– Mais…

– La ferme. Je décide. Ah, j’ai une autre bonne nouvelle,

pour toi. J’ai eu la curiosité de regarder le contenu de

l’appareil de Kloppf. La qualité des vidéos de ces nouveaux

reflex est affolante. J’ai beaucoup aimé le passage sur le quai,

devant la péniche. Tu sais, quand vous faites votre numéro

de duettistes avec cette pauvre chanteuse bourrée pour la

faire chanter. Ce bon vieux Jessie a dû filmer sans s’en

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rendre compte. À moins qu’il ait voulu te doubler. Tout est

possible. En attendant, c’est moi qui décide.

– Attends, je peux tout t’expliquer…

– Ta gueule. Tu prends ton téléphone. Illico. J’attends.

Trente secondes plus tard, l’affaire était réglée. Le

contrat de travail sera dans mes mails demain à 9 heures.

Pour la première fois de ma vie, j’ai les bonnes cartes en

main. Je mens, je vole, je fais chanter. Mon morne horizon

se dégage.

Chouette.

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Chapitre Douze

Joyeux Noël. Joyeux Noël. Joyeux Noël. Et crève connard.

22 décembre. Noël approche à vitesse grand V. Pour

gérer comme un homme la complexité de ma vie

sentimentale – enfin, si l’on considère qu’une paire

d’attributs est douée de sentiments –, j’ai agi en homme : je

n’ai rien fait et laissé les évènements décider à ma place. En

clair : Je couche lâchement une à trois fois par semaine avec

une femme à qui je prête une confiance aveugle, mais en

compagnie de laquelle je n’assume pas d’être vu et je couche,

parfois dans la même journée, avec une femme à qui je

n’accorde aucune confiance, mais avec laquelle je serai aux

anges d’être vu en public. Je n’ai pas le bon calibre pour être

un chasseur et je veux néanmoins exhiber mon trophée.

Quel con je suis. Patricia Vs Debrah. Poids lourd contre

poids mouche. Une masse qui a les pieds sur terre contre

une guêpe qui ne demande qu’à sortir son dard pour piquer.

Entre les deux : votre serviteur et ses états d’âme. Et ma

mère, car je n’arrive pas à l’envoyer se faire foutre. Résultats

des courses : je suis bigame du sexe, ou infidèle semiclandestin,

avec une conscience sclérosée qui voit le monde

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avec le regard d’une femme de plus de soixante ans et qui

n’admet pas que tout le monde ment. Mieux vaut éviter de

lui annoncer que son fils chéri est comme tout le monde.

Elle n’admettrait pas. Pire. Elle ne comprendrait pas.

C’est ainsi que je me retrouve à 15 heures dans le lit de

NoisyK1. Les mêmes rideaux. Le même baldaquin. La même

cagoule que je retire pendant qu’une femme avec un cœur

gros comme son corps file sous sa douche pour laver toute

trace de mon passage sur sa peau. Et pour pleurer. Je ne suis

pas dupe. Personne ne l’est jamais. Je commence à

m’attacher à elle. Et je déteste cette cagoule. J’accepte ce jeu

pour elle. Mais ce n’est pas ainsi que je voudrais l’aimer.

Patricia prend soin de moi. Serviette et savon personne à

mon goût, fellation amoureuse et café chaud sans même

avoir à le demander. Cette femme-là est du bois dont on fait

les épouses. Je tente de me convaincre que je ne me vois pas

finir ma vie avec elle. J’aurais aimé que mon cerveau

supplante mon cœur. Ou l’inverse. Sur le fond, Patricia

remplit le cahier des charges de ce que j’ai longtemps

cherché dans mes relations passées : complicité, esprit

affûté, culture, compatibilité sexuelle. Mais par cet orgueil

de mâle inepte et destructeur, je n’arrive pas à me

soumettre. J’ai beau savoir qu’on ne peut gagner sur tous les

tableaux, je ne peux chasser l’image du corps de mon

étudiante lorsque je suis dans ma musicienne lubrique.

Même en sachant que Debrah est un serpent capricieux qui

me donne une illusion de joie. Même pas de bonheur. J’aime

Patricia et je m’évertue à lui faire croire le contraire. Je ne

mérite aucune compassion. Pas même la mienne.

Je pars de chez ma blonde avaleuse de sperme le cœur

lourd. Je n’ai pas eu le courage d’offrir un cadeau de Noël à

Noisyk1, même une babiole. Je voulais le faire. Au dernier

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moment, j’ai reposé le petit violoncelle miniature en bois

que j’avais trouvé dans une boutique près de Rivoli. Elle m’a

offert un livre : « Aime-toi toi-même pour défoncer le cul

des autres ». Très classe. Et surtout très drôle. Le hic, c’est

qu’elle a raison. Au fond de moi, je rêve de présenter ma

violoncelliste à ma mère, à mes amis (si j’en avais) et à la

Terre entière. Je n’ai pas la maturité d’envoyer ma mère se

faire foutre et d’assumer d’aimer une belle âme, peu importe

le volume de son cœur. J’ai dit à Patricia que j’allais faire des

courses avec ma mère. J’ai menti. Debrah m’attend dans son

palace de petite fille riche. Je suis presque un salaud. Ditesmoi

que je suis « presque ». Sans cela, je ne suis qu’un salaud

triste. Avec un peu de chance, on me retrouvera dans 10, 15

ans maximum, mort étouffé dans mon vomi sur le linoléum

d’une piaule minable, avec pour seuls partenaires une

bouteille de mauvaise vodka low-cost et des barbituriques.

C’est chouette, l’esprit de Noël, non ?

17 heures. Entrée dans Fort Knox. Les récents attentats

et l’imminence des fêtes ont rendu les syndics d’immeuble

encore plus vigilants qu’avant pour protéger les clientèles

aisées ou « sensibles ». Le domicile de Debrah ne fait pas

exception à la règle. Depuis ma première visite, une nouvelle

caméra a été installée. Même en sachant que cette sorcière

aux cheveux de feu m’ouvre les sas depuis son visiophone,

j’ai l’impression de rentrer dans un quartier de haute

sécurité. Ce parcours a le mérite de me laisser assez de temps

pour réfléchir. J’ai revu, ou plutôt j’ai recouché deux fois

avec Debrah depuis son piège éventé. Je ne sais pas quoi

penser. Elle me donne l’impression de filer droit. Je n’irai

pas jusqu’à avancer qu’elle est amoureuse de moi, mais on

en est pas loin. Le destin joue aux osselets avec mes nerfs.

Ou avec mon cœur. J’ai deux femmes dans ma vie alors que

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je ne devrais en avoir aucune. Et les deux ont une part de ce

qui me manque. Mais l’une a ce qui fait défaut à l’autre. Et

réciproquement. Je frôle la masturbation intellectuelle de

teenager. Pathétique. J’assume. L’appartement de Debrah

est à l’image de notre relation : moderne, stylée, superficiel,

esthétique. Lisse. Froid. Sans âme. Mais fait de belles images

sur papier glacé dans ces magazines que l’on retrouve

sagement empilés sur les tables basses des salons CSP + +. Il

y a dix ans, j’aurai été le plus heureux des hommes avec

Debrah. Si je mets de côté ses mauvaises habitudes de petite

fille capricieuse, il faut lui reconnaître une forme de gaieté

insolente qui ressemble parfois à du bonheur. Elle n’est pas

aussi téflon qu’il n’y paraît. Tout semble glisser sur elle, mais

il y a des fêlures. Une gamine manipulatrice qui a peur de

ne pas être aimée. La bonne blague. Mais cela ne suffit pas.

Avant-hier, j’ai retrouvé Debrah aux Galeries Lafayette. La

pauvre petite faisait la crise existentielle qui rend la vie des

femmes parfois si difficile : elle n’avait « plus rien à se

mettre ». Traduction à l’attention des mâles et des imbéciles

(si, si, j’en connais qui cumulent) : Je veux te plaire et je suis

à court d’arguments. Dicté sans doute pas mes goûts

d’adulte, je lui ai proposé d’essayer un tailleur pantalon

smoking noir, genre YSL du pauvre. La tenue lui allait à

merveille. Sur son corps de jeune liane, le prêt-à-porter

devenait du sur-mesure. J’ai aimé la voir comme la femme

qu’elle sera dans dix ans. L’estocade est venue de la vendeuse

du rayon, une belle femme divorcée – à mon âge, on les

renifle à 50 mètres en milieu urbain – qui, avec une candeur

désarmante la regarde, puis me regarde et lui dit : « Votre

époux a raison, sa coupe est impeccable sur vous ». Crash.

La bagnole dans le mur à 180 km/heure. Même pas eu le

temps d’activer l’airbag. Merde, elle n’avait pas le droit de

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dire ça, cette blondasse de 55 piges qui s’est fait larguer pour

une morue qui a l’âge de sa fille ! Normalement, elle aurait

dû détester Debrah. Non. Elle était bienveillante. Envers un

type qui a 40 ans passés, n’a pas été fichu de tenir à une

femme assez fort pour vouloir se marier et avoir un enfant.

J’ai failli tomber amoureux de mon étudiante à ce momentlà.

Soyons sérieux. On parle d’une femme qui pourrait être

réellement ma moitié. Ou ma fille. On se calme. Les choses

ne sont pas écrites ainsi. Ou ne doivent pas l’être. C’est pour

cela que je suis chez elle. À trois jours de Noël. Et qu’elle me

tend un paquet cadeau avec un sourire timide.

– Tiens. Je l’ai fait pour toi.

Elle a dit « fait ». Pas « acheté ». Houston, nous avons

(encore) un problème. Je déchire le paquet cadeau. Un cadre

de photo, recouvert d’un collage d’images de l’iconographie

masculine idéalisée : cigares, voitures anciennes, mobilier

sixties… Le camaïeu me surprend tant dans ses choix – qui

montrent clairement qu’elle voit en moi un homme et non

un gamin de son âge – que par le fait qu’elle s’implique dans

ce cadeau. La jeune sorcière serait-elle tombée en amour ?

Idée flatteuse, mais dangereuse. Bon, il va falloir que je lui

offre un présent en retour. Ou que je lui fasse sacrément

bien l’amour. Va pour l’amour. Cela me coûtera moins cher.

Quelques centilitres de ma semence soigneusement

emprisonnée dans un préservatif et jetée dans une poubelle

plus tard, me revoilà sur mon lit, dans ma piaule, à fixer

mon plafond. Cette chienne de vie ne cessera de me

surprendre. J’ai laissé la gamine chez elle il y a deux heures,

et je ne suis ni plus avancé, ni plus heureux. Et pourtant…

Quand je songe à ce que j’avais dans mes mains l’an passé à

la même date, et ce que je tiens alternativement aujourd’hui,

je me dis que tout ceci doit bien rimer à quelque chose. Si je

111


tiens jusqu’en avril avec Debrah, je peux démarrer une

nouvelle carrière dans la presse et les médias. Et mener enfin

une vie plus que décente. Et pourtant, je me sens prisonnier.

De l’autre côté, entamer quoi que ce soit avec Patricia ne

rimerait à rien également. Beau cœur. Bel esprit. Belle

personne. Corps qui me rend malade. Et pourtant… Je vais

courir entre deux femmes et ma mère le 25 décembre. La

faiblesse de caractère complique l’existence des gens

intelligents. Les cons ont des tripes. Vivement que je

devienne con. Je me lève du lit et allume ma cafetière à

dosette. Ah, la dosette… Aveu froid et implacable de cette

solitude qui rend le pichet de la bonne vieille cafetière à filtre

trop grand pour un homme seul. Et aveu tout aussi patent

de ce narcissisme mondain qui amène toute maîtresse de

maison à poser cette question : « Vous voulez un

Espresso ? ». Phrase courtoisement méprisante dont le sens

à peine caché est : « Et vous soumettre à mon bon vouloir,

moi qui ne partagerai jamais rien de réel avec toi, pauvre

cloche… ». Je regarde benoitement le Luongo remplir de

son jus noirâtre mon verre IKEA, quand mon smartphone

reprend sa litanie des BIP BIP. Un message SEENIQ. Oh.

De la dernière personne dont j’attendais des nouvelles. La

fameuse 2tall2fall. Mon buzzer se remet immédiatement en

marche. Sensation particulière. Inédite. Je ne sais pas si cette

personne m’attire ou m’effraie. Elle peut se targuer de ne pas

générer l’indifférence. Un point pour elle.

« Tu as l’outil, ne gâche pas ton don. Tu voles des cœurs

alors que tu n’as pas le tien. STOP IT RIGHT NOW ».

Euh… t’es gentille, ma p’tite chatte, mais on n’a pas

gardé les putes ukrainiennes ensemble, d’aussi loin que je

me souvienne. Alors, un ton en-dessous. Je prends une

profonde inspiration et décide de lui renvoyer la politesse. –

112


Primo, on dit Bonsoir. Cela se fait, chez les gens éduqués.

Vous devriez essayer. Secundo, Je suis assez grand pour

savoir ce que je dois faire.

– Et tertio, tu la fermes et tu lis calmement ce que

j’écris. Tu jugeras plus tard. Tu veux que ta vie change ?

C’est toi qui dois changer. Le destin – et pas le hasard – t’a

mis entre les mains un outil qui est quasiment taillé sur

mesure pour toi. Et tu vas faire chier le monde encore

longtemps avec tes apitoiements de puceau ? Cesse de jouer

avec des corps qui ne sont pas pour toi et vise plus haut,

ducon.

– Tu ne sais rien de ma vie, ni avec qui je baise – ou ne

baise pas. Quant à l’outil, je ne vois pas de quoi tu parles. Je

ne joue avec personne, c’est même plutôt le contraire. On

joue avec moi, la plupart du temps. Et puisque toi aussi, tu

as envie de jouer, j’ai un jeu génial pour toi : va te faire…

– FOUTRE. Un jour, tu demanderas Grâce, à ce jeu-là.

– Mais oui, ma grande. Et mon cul sur la commode, en

grande largeur et en 16/9ème. Joyeux Noël et bonne année.

J’ai coupé la conversation. Je lui ai cloué le bec, à ce

corbeau de malheur ! Non, mais, pour qui se prend-elle,

cette grande conne ?!… Elle a vu de quoi je suis capable. Elle

a vu… Que j’ai marché à fond dans sa manipulation de bas

étage. Le simple fait de lui répondre lui a donné de l’emprise

sur moi. Et merde. Il est temps que je grandisse. Je me fais

encore avoir comme un bleu. Mais bon sang, qui est cette

femme et que veut-elle ? J’ai besoin d’un café. Et qu’on me

fiche la paix. Pitié, là-haut, accordez-moi une trêve. On

règlera nos comptes après les fêtes. Merci.

Zut, j’ai oublié de regarder si j’ai du courrier dans ma

boîte à lettre en rentrant. Vu l’heure, ça pourra attendre

demain… Non. On ne sait jamais. J’ai relancé des centres de

113


formation pour des cours, il y aura peut-être une lettre de

réponse entre deux pubs. Je prends mes clés et mon

smartphone, et décide de descendre. J’appelle l’ascenseur,

qui met un temps fou à venir. Blong. Blong. Blong. La cage

descend par soubresauts. Avec ma veine aux abonnés

absents, je vais me retrouver coincé seul dans cette cabine

jusqu’à demain. Blong. Arrivée au rez-de-chaussée un peu

brutale, mais arrivée quand même. Il faudrait vraiment que

le Syndic fasse son boulot. Bon. Tout le monde est vivant,

c’est déjà ça. On voit que c’est Noël dans quelques jours. Les

boîtes regorgent de publicités pour des magasins de jouets,

de fringues, de matériel multimédia, avec leur lot de familles

photoshoppées où tous les parents sont beaux riches et

bronzés, et où des étoiles font briller des yeux des bambins

qui aiment leurs parents presque autant que leur argent. La

solitude et la misère se contenteront des flyers sur papier

recyclé après les fêtes, au moment des soldes sur le Blanc.

Malheur aux gens seuls, aux pauvres et aux disgracieux.

Amen. Je trie rapidement les différents plis. Quelques

factures de mutuelle, une cotisation pour un club de sport

où je ne vais presque jamais, et une lettre personnelle.

Écriture manuscrite. Ronde. Féminine. Bien équilibrée. Je

retourne l’enveloppe. Un tampon représentant un

violoncelle. Pas la peine d’être devin pour connaitre

l’expéditeur. NoisyK1. Patricia. Je ne me souviens pas lui

avoir donné mon adresse.

Elle a dû fouiller dans mes papiers quand j’étais chez

elle.

– Ah, tu es là ? Bonsoir, mon chéri.

Voix familière. Je lève les yeux de mon courrier. Ma

mère est devant moi. Elle revient du local aux poubelles, si

j’en juge au petit container en plastique rouge qu’elle tient à

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la main. Je dois reconnaître que ma mère fait jeune, de style,

pour ses 65 ans. Carré long peroxydé, jean, pull en

cachemire. Elle tient encore son rang, la duègne, malgré les

revers de fortune.

– Tu as dîné ? Tu ne veux pas venir au moins manger

un dessert avec moi ? Depuis l’attentat du métro, tu as l’air

fatigué. On dirait un zombie. Allez, secoue-toi un peu !

Pense à ton père. Lui, au moins, il savait prendre sa vie en

main.

– Oui, je sais. Papa était parfait, et moi je suis nul. Je

connais la chanson.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu prends toujours

tout comme une agression. C’est pénible, avec toi…

On a beau avoir de plus en plus de mal à se comprendre,

elle reste ma mère. Je lui ouvre la porte de l’ascenseur et

monte avec elle. Le Blong de tout à l’heure est plus fort. Plus

sec. Plusieurs claquements se font entendre. La cabine freine

brusquement, entre le 3 ème et le 4 ème étage.

KLAAAAAANG !

Ce bruit. Le câble. L’ascenseur glisse vers le sol. Ma

mère hurle. Je la regarde. Aucun son ne sort de ma bouche.

Le bruit. La cabine s’éteint. Nos deux corps sont projetés au

plafond de la cabine, avant de rebondir sur les parois. Le

choc. Un fracas de caisse métallique contre de la pierre. Ma

tête heurte quelque chose. La cabine de l’ascenseur est

écrasée au niveau du ballast. On dirait une mauvaise

compression de César. Avec deux êtres humains à

l’intérieur. Noir. Ça devait bien arriver un jour. Le crash. Je

quitte la scène. Je ferme les yeux sous l’impact. Mes dents

écrasent littéralement ma mâchoire.

Je suis mort.

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Chapitre 13

Le monde est blanc.

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Chapitre 14

Les vivants et les morts.

L’ampoule. Encore une de ces LED à deux balles.

Blanche et trop forte en intensité. Mon œil se détourne

instinctivement du faisceau lumineux. En plus, cela me fait

pleurer, c’est malin. Ma tête est une boule de mercure dans

une boule de plomb dans une boule en béton. J’ai du mal à

garder les yeux ouverts. Méchante, la gueule de bois. J’ai la

gorge complètement desséchée. Un goût de métal et

d’aspirine dans la bouche. L’homme en face de moi est…

médecin. La trentaine. Hôpital. Je suis à l’hôpital. Pas mort,

donc. Enfin, je crois. Ce type me parle. Je sais que j’entends,

mais mon cerveau ne parvient pas à mémoriser ni à traduire

ce qu’il me dit. Doucement. Ça vient.

– Vous m’entendez ? Est-ce que vous me comprenez ?

J’acquiesce douloureusement d’un double battement

de cils. Le grognement que j’émets en guise de parole n’a pas

pour effet de calmer l’inquisition. Au contraire. Allez, le

toubib remet ça avec sa lampe de poche. Filez-moi un

Opinel pour que je le larde.

– Vous pouvez parler ?

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– Oui.

– Je m’appelle Bernard. Et vous ?

Même intubé sur un lit en aluminium dans une

chambre en réanimation, je me souviens de qui je suis. Pas

certain que j’y gagne, du reste. On fera avec pour l’instant.

Torquemada continue son petit jeu de devinettes. Allez

savoir pourquoi, une peur soudaine m’envahit. Mes mains.

Je veux voir mes mains. Je me tourne sur le côté gauche. J’ai

l’impression de peser une tonne. Ma main gauche est

plâtrée, mais je peux voir tous mes doigts. Je réalise au

même instant que je sens ma main droite. Mes jambes.

Douleur diffuse, sorte de picotements. Le médecin qui

s’occupe de moi a dû percevoir mon angoisse.

– Tout va bien, vous êtes en un seul morceau. En gros,

fracture cérébrale, écrasement des vertèbres cervicales, trois

côtes cassées, fracture partielle main gauche, légère entorse

aux deux chevilles. Plus une bonne cinquantaine

d’ecchymoses et d’hématomes sous-cutanés. On vous a

administré une bonne dose d’analgésique, vous ne devriez

pas avoir trop mal, compte tenu de votre état. On peut dire

que vous êtes un miraculé. Pouvez-vous me dire quel jour

sommes-nous ?

– Vendredi. 20 décembre.

– Nous sommes le mercredi 25 décembre. Pouvez-vous

me parler de la dernière chose dont vous vous souvenez ?

Là, je sens que quelque chose dérape.

– Ma mère ! Où est ma mère ?!

– Vous vous souvenez ?

– Oui, nous étions dans l’ascenseur vendredi soir

quand la cabine s’est écrasée.

– Monsieur… Il faudra être fort.

Oh, Putain. Pas la peine d’en dire plus. Je pose quand

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même la question qui tue.

– Elle est… morte ?

– Votre mère n’a pas survécu au choc. Elle a fait un

arrêt cardiaque au moment de l’impact. Elle est morte sur le

coup. Elle n’a pas souffert, si cela peut vous apaiser.

Apaiser. C’est sûr, savoir tout ceci va m’apaiser au-delà

du raisonnable. Ma mère est morte et je suis en vrac. Joyeux

Noël et bonne année, connard.

Me voilà désormais seul au monde. Petit garçon

orphelin à quarante piges. Mais petit garçon quand même.

Une fois seul, les larmes sont plus fortes que moi. Je pleure.

Non. Je chiale. Les antidouleurs aidant, la douleur et la

souffrance prennent une dimension particulière. Oui, j’ai

mal. Mais une part de moi est soulagée. Sereine. J’ai honte

de ressentir cela. Il faut que je dorme encore un peu.

Quatre heures plus tard. J’appelle une infirmière, pour

savoir comment s’organiseront les obsèques et si je pourrai

sortir pour les funérailles de ma mère. La double réponse est

prompte à venir : j’ai deux jours pour prendre tout en

charge et je pourrai sortir uniquement sur avis du médecin

et avec une décharge. Vu mon insistance, elle accepte de me

faire sortir du lit pour que je puisse régler ces affaires

urgentes. Check-up rapide. Elle semble surprise de mes

facultés de récupération. Si l’on met de côté une tête

partiellement bandée, une main bloquée et deux plâtres aux

jambes. Un quart d’heure plus tard, un infirmier vient me

mettre dans un fauteuil roulant pour me descendre dans

une salle de repos et de visite. Les visites. Une bonne blague.

Avant de sortir de ma chambre, je peux récupérer certains

de mes effets, dont mon téléphone, qui a survécu à la chute,

et ce que j’avais dans les poches. Un peu de monnaie et

surtout, la lettre de NoisyK1. Cette enveloppe est mon

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dernier souvenir clair et précis avant l’accident. La chute

elle-même et le fracas de la cabine sont encore dans ma tête

des images déformées et incomplètes. Comme lorsqu’on

émerge en pleine nuit d’un rêve en ne sachant pas si on est

réveillé ou si l’on est encore inconscient. Dans mon

malheur, j’ai une forme de chance : je suis en pilotage

automatique. Malgré la fatigue et les courbatures, les

connexions de mes synapses se refont vite. L’avantage

d’avoir un cerveau Plug & Play.

Je n’avais pas traversé un centre hospitalier depuis des

années. C’est propre, net, prévisible. Froid, aussi. Pas la

température. L’ambiance. Je suppose que les accessoires

cosys sont incompatibles avec la sécurité et la lutte contre

les infections nosocomiales. Sans espérer un showroom

Habitat, il serait temps que rentre et que l’on sorte d’un

hosto avec l’envie de vivre. Et ce n’est pas avec des murs vert

pâle et des chaises en (mauvais) plastique blanc que la

neurasthénie partira en vacances à Cancun. Je dois être

malade et mes soignants inconscients, car on me fait

prendre l’ascenseur sans le moindre examen psychologique.

Je ne ressens rien. Ni peur. Ni angoisse. Une bonne

nouvelle. Je ne serai pas obligé de prendre l’escalier lorsque

je rentrerai chez moi. Chez moi… Avec personne. L’homme

en blouse blanche, un brave type, la cinquantaine un peu

bourru, me dépose dans la salle de repos. Il est14h20, et

l’endroit est presque désert. Tant mieux. J’ouvre

l’enveloppe. Patricia m’écrit. Une lettre manuscrite. Datée

de la veille de l’accident.

« Bonjour, mon partenaire de jeux. Si je t’écris

aujourd’hui, c’est parce que je me suis regardée ce matin

dans le miroir. Et pour la première fois, je me suis vue. Avec

mes 100 kilos bien tassés. J’ai un joli visage. Un joli cœur,

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aussi. Mais mon corps ne ressemble plus à rien. Il ne cache

plus rien. Sais-tu quand je m’en suis rendu compte ? Quand

j’ai vu ton corps, fin, presque ascétique, l’autre jour. Avec la

cagoule. Je ne supporte plus de faire l’amour avec un

homme qui ne veut pas me voir. En même temps, je ne

supporte plus le regard d’un homme sur moi. Tu vois, nous

sommes d’accord. Nous pouvons nous amuser ensemble

durant des mois encore. Peut-être même des années. Mais

cela ne nous mènera à rien, mon Amour. Oui, je t’appelle

mon Amour. Avec un A majuscule. Parce que tu es plus

grand que tu ne le penses. Mais soyons honnêtes : tu vois

d’autres femmes, plus jeunes sans doute, car elles ont un

plus beau corps. Je ne te critique pas. Il n’y a pas de mal à

cela. Je vois moi aussi d’autres hommes, qui n’aiment pas

mon corps, mais qui aiment le sexe avec moi. Comme toi.

Tu peux difficilement le cacher, cagoule ou pas. Mais nous

allons nous attacher l’un à l’autre, et plus nous attendrons,

plus nous aurons du mal à nous séparer. Si nous restons

ensemble, tu ne seras jamais entièrement heureux. Tu me

tromperas, tu me trompes déjà sans doute, et tu n’aimeras

pas le faire. Mais tu le feras. Je lis en toi comme dans un livre

ouvert. Tout le monde lit en toi comme dans un livre ouvert,

du reste. Tu es bien le seul à te croire impénétrable. Tu as la

beauté des faibles, mon Amour. Tu attends toujours que les

circonstances te dispensent de choisir. Choisir, c’est

renoncer. Je choisis pour toi. De temps à autre, j’espère que

je sentirais ton souffle dans mes cheveux ou un effluve de

ton parfum flottant dans ma chambre ou dans ma cuisine.

Les femmes sentent parfois cela. Un jour, tu comprendras.

Adieu, mon amour.

P.S. : à l’heure où tu liras cette lettre, j’aurai déménagé

et changé de numéro de téléphone. Mais je sais que tu

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n’insisteras pas. C’est mieux ainsi. »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le message est

direct. Et beau. Je crois bien que c’est la première fois qu’une

femme m’écrit une lettre d’amour. Car s’en est une. Je suis

heureux de ne pas avoir eu à la larguer. Je ne savais pas

comment faire. J’ai une grosse boule à la gorge. Mes

paupières inférieures ressemblent à des sacs de toile des GI

avant de débarquer sur Omaha Beach. Lourdes. Pesantes.

J’ai sous les yeux deux mines Claymore qui ne demandent

qu’à exploser à la gueule de la première personne qui me

demandera comment je vais. J’ai le cœur au napalm et de

l’agent orange plein la boîte crânienne. Il ne manque que la

Valkyrie et les hélicoptères au-dessus des rizières et je suis

en plein Apocalypse Now. Croyez-en mon expérience, je

déconseille vivement d’inviter Le Colonel Kurz et Joseph

Conrad dans votre tête pour les fêtes de fin d’année. J’ai un

goût de liquide vaisselle dans la bouche et je me sens « Au

cœur des ténèbres ». Youpi. Allez, on passe aux croquemorts,

maintenant.

À ma grande surprise, les formalités avec les pompes

funèbres ont été réglées rapidement et avec une facilité

déconcertante. La coordination entre l’entreprise et

l’assurance de ma mère a été exemplaire. Paradoxe d’un

monde névrosé, où il est semble-t-il plus facile de réussir sa

sortie que sa vie entière. Je pourrai aller voir ma mère à la

morgue. Je le devrai sûrement. Mais je ne peux m’y résoudre.

Le docteur m’a averti qu’il serait préférable d’attendre que

l’entreprise de thanatopraxie fasse le travail d’embaumement.

Je n’insiste pas. Mon cœur et mon cerveau semblent

fonctionner sur deux fuseaux horaires différents. Je n’ose

imaginer le moment où l’horloge va se réaligner. J’ai peur de

pleurer pendant un mois. Ou ne de plus jamais pleurer.

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M.I.R. Mind Instant Recovery. Ce terme m’est complètement

inconnu au moment où je raccroche le téléphone. Il s’agit de

cette fraction de seconde où l’esprit humain fait LE choix. Se

soumettre ou se relever. Et contre toute attente, ma psyché

tortueuse, perdue dans les méandres de mes névroses

quadragénaires, a choisi la seconde option. Un jour,

quelqu’un me dira que je suis né à cet instant précis. Mais ce

jour-là n’est pas encore dans mon présent.

Je repense à Patricia. Je repense à Debrah. Je repense à

Sabine. Et à toutes les autres. À ma mère, peut-être, aussi.

Des femmes belles. Sensibles. Avec lesquelles j’ai toujours

joué au jeu du plus con. Winner toutes catégories. Or,

Argent et bronze de la loositude égocentrique et immature.

Ma vie personnelle et professionnelle n’est qu’une longue

litanie d’actes égoïstes et de peur d’agir. Il faut que ma vie

change. Non. Il faut que je change dans ma vie. C’est officiel.

Je suis mort.

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Chapitre Quinze

Pars loin et reviens tard.

– Vous êtes sûr que vous ne le regretterez pas ?

Le notaire me regarde derrière ses lunettes rondes et

bleues comme deux aquariums. Sa voix, nasillarde et haut

perchée, marque un net contraste avec la physionomie du

bonhomme. La soixantaine, très corpulent, Maître Jacques

Estienne-Bellon fait proprement et sans état d’âme son

office. Après la mort de ma mère, les évènements se sont

précipités. La succession a été réglée rapidement, et, chose

étonnante la vente s’est faite à une vitesse incroyable. Deux

jours après le mandat, un client, une visite et l’affaire était

entendue. C’est comme cela que je me retrouve, stylo en

main, en train de solder tout ce qui reste de ma vie à Paris.

Ma mère n’avait plus de famille, et je n’ai plus de mère.

J’aurai pu reprendre pour moi l’appartement de ma mère,

mais vivre dans cet immeuble m’est impossible. Les jours

qui ont suivi l’accident et les funérailles de ma mère ont été

pénibles. Il a fallu repousser plusieurs journalistes,

rencontrer le Procureur de la République, plusieurs experts

pour l’assurance, et j’en oublie. C’est inouï le nombre de

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personnes qui d’un coup entrent dans votre vie lorsque vous

êtes confronté à une situation médiatisée, ne serait-ce que

quelques heures. Plus inouï encore le nombre de personnes

qui sortent de cette même vie par la grande ou la petite

porte. Il n’y avait pas dix personnes aux obsèques de ma

génitrice. Et puisque ma convalescence a démarré en même

temps que les soldes, j’ai liquidé les fins de série. Exit mon

boulot. Adios les contraintes attenantes. Et basta Debrah. Je

l’ai largué à la hussarde : un sms, et je l’ai blacklisté. Façon

merdeux de télé-réalité cramponné à son IPhone. Exercice

un brin salopard, mais extrêmement jouissif. J’ai sacrifié

une place en or dans un groupe de presse et le plus beau

corps dans lequel j’ai eu l’occasion de me mouvoir en

profondeur. Calcul hasardeux ou réflexe salutaire ? L’avenir

le dira. Pour l’heure, j’attends le virement du notaire et celui

de l’assurance de la copropriété. L’avocat que j’ai engagé a

vite orienté mes intérêts vers une conciliation avec

l’assureur du syndic. Je devrais m’en tirer financièrement à

bon compte. De quoi dire adieu à la Capitale. À tout le

moins un long au-revoir. That’s life. Je sors de l’étude

notariale, et mon premier geste est de faire ma star en

mettant mes lunettes de soleil. Il fait étonnement beau en ce

mois de mars naissant. Allez savoir pourquoi, une phrase du

moyen-âge me revient en tête. « Pars loin et reviens tard ».

Les paysans la prononçaient pour éloigner la peste noire.

Elle rendrait à merveille sur un blason, si ma famille en avait

un. Faute de sang bleu et de château, je me contenterai de la

faire imprimer sur un T-Shirt, si j’y pense.

Mon assurance responsabilité civile, qui est bien l’une

des choses dont je ne pensais jamais avoir besoin, a été

impeccable. Outre les frais médicaux et ma rééducation –

légère, car à mon sens, deux entorses ne justifient pas des

128


heures de kiné – la compagnie a pris en compte les

recommandations du psychiatre de l’hôpital et m’a relogé

dans un appartement meublé avec ascenseur, le temps pour

moi de me « reconstruire », comme on dit. Reconstruire.

Quelle foutaise. Comme si trois Pater et deux mea culpa,

allongé sur un divan sous le nez d’une grognasse à queue de

cheval et ray-ban wayfarer de vue sur le nez allaient faire

remonter le cours du temps. Non. Ma mère est morte, mon

passé aussi, et même si deux ou trois collègues de travail se

sont manifestés entre les fêtes, la galette des rois a été tirée

sans moi dans les demeures bourgeoises. Et si je n’ai pas eu

la fève, je ne peux m’en prendre qu’à moi d’avoir mis fin à

cette jolie tradition qui nous vient de Bourg-La-Reine. Je

n’avais qu’à pas répudier Debrah. Ou comment dire adieu

en même temps aux Hauts-de-Seine et bas des seins. Mon

logement temporaire est dans une résidence type

Appartements-hôtel récente, installée il y a sept ou huit ans.

Mon T2 est atone, mais propre. Quand on y pense : si la

mort de ma mère m’a fait gagner une pièce, c’est con que

mon père soit parti en cendres depuis vingt ans et que je sois

fils unique, j’aurais eu un quatre pièces pour moi tout seul.

La mort est mal faite. Au moins, je vois la vie différemment.

C’est déjà ça de (com) pris.

Même joueur, autre table : mes habitudes de vieux

célibataire ont repris le dessus. À peine arrivé, je pose mes

affaires, me fais un café et m’assieds au bureau pour allumer

mon ordinateur portable. Le mois dernier, j’ai annoncé à

tous les centres dans lesquels je travaillais mon intention de

les quitter une fois ma convalescence achevée. La réaction a

variée entre le « Quel dommage… vous nous manquerez »

policé et le « Ah, vous nous foutez dans la merde » des plus

âpres au gain. Au registre des bonnes nouvelles, j’ai une

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réception internet sans fil ultra-rapide. Et comme mon

quart de neurone sauvé du naufrage est au diapason, je vais

vite dans mes recherches. D’emploi et d’appartement. Le

froid et la grisaille ont eu raison de moi. Je quitte Paris, ses

baguettes de pain à 2 euros et les staphylocoques de la

RATP. Le 2 janvier, j’ai bêtement entendu en passant devant

la salle de repos du personnel hospitalier, une chanson à la

radio. Dick Rivers. Vieux rocker crooner des sixties, banane

de jais surteintée à la gomina et humour goguenard nourri

au pan bagnat. « Nice Baie des Anges ». C’est sûr, c’est pas

du Jacques Brel ou du Léo Ferré. Mais il a suffi que j’entende

« Si t’avais connu la Miss Baie des Anges à moitié nue, les

voitures de sport sur les avenues, tu regretterais tout ça… ».

TILT. Partie gratuite de flipper dans ma p’tite tête. Ma vie

est foutue, vive ma vie. Je n’ai plus rien à perdre. Cap au Sud.

C’est ainsi que l’on se retrouve à boire un café à peine tiède

en écumant les sites de locations par particuliers. J’ai essayé

de passer par des agences immobilières, mais les prix et les

conditions de location sur la Côte d’Azur ne sont guère plus

favorables que ceux de l’Île de France. En cette ère

d’économie collaborative et de travail non déclaré au Fisc,

les sites de locations sont légions. Réservation en fonction

du nombre de lits, de personnes, de surface,

d’équipements… Si les interfaces de navigation sont

simples, les choix multiples avant la sacrosainte validation

ressemblent à un maquis corse. Bon, où puis-je aller traîner

mes guêtres ? Monaco ? Surfait – et pas dans mes tarifs. Et

puis, j’aurais trop peur que les beautés locales, avec leurs

moues boudeuses et leurs allures de lolitas me restent sur

l’estomac. Périphérie immédiate, genre Beausoleil,

Beaulieu, la Turbie, Eze ? J’y avais songé, pendant un temps.

Trop loin des réalités du monde des vivants. Bon, j’élimine

130


Menton, ses citrons, sa Riviera ligure et ses jeunes éphèbes

octogénaires. Bon, je reste concentré sur Nice.

J’ignorais que la ville avait plus d’un code postal. 06000,

06200… bon, je tape 06400, et je prends le premier T2 venu.

Coup de bol. Le premier appart de la liste est un meublé

dans une petite rue commerçante. Pas très grand, plutôt

bien équipé au niveau de la cuisine et de la salle de bain.

Petite chambre. En même temps, si c’est juste pour y dormir

et baiser, pas la peine d’avoir un hall de gare. J’ai fait des

galipettes dans une Austin Mini de 1996, je sais de quoi je

parle. L’immeuble a du cachet, dirait-on. Un peu cher, mais

dans mon budget néanmoins. J’envoie mon dossier et le

paiement en ligne de réservation. Deux cafés et trois Tumblr

plus tard… Bingo ! Réponse positive. Un souci de moins à

régler. Je me laisse trois mois sur place. Après, je partirai soit

la tête haute, soit la queue basse. Et pas l’inverse, pour une

fois. Départ dans deux jours. Un peu précipité, mais comme

on dit : « Les intelligents ont des doutes, les idiots ont des

couilles ». Mes facultés intellectuelles ont beaucoup

diminué depuis deux mois et demi.

Travelling avant. Je me retrouve 48 heures plus tard

devant la sortie Voyageurs de Nice T2. Je dois avoir uriné

sur la tombe d’un sorcier vaudou dans une vie antérieure,

ou quelque chose dans ce genre, pour arriver sur la Côte

d’Azur un jour où il pleut des hallebardes. Je hèle – pour ne

pas dire je bêle – un taxi, dans lequel je m’engouffre dès que

le chauffeur a mis ma valise dans le coffre de son SUV. Je

tends un conducteur le post-it jaune sur lequel j’ai noté

l’adresse de ma prochaine demeure. Qui, j’espère, ne sera

pas ma dernière.

Le gars se tourne vers moi, l’air mi-amusé, mi-ahuri.

– Vous voulez vraiment que j’aille là, monsieur ?

131


– Oui pourquoi ?

– Parce que votre adresse, elle est à Cannes, pas à Nice.

C’est 06400, pas 06200, votre adresse, vous êtes sûr ?

Je jette un coup d’œil rapide sur mon smartphone pour

vérifier la réservation de mon appartement. OH PUTAIN

LE CON !

Et c’est ainsi que je passe ma première nuit azuréenne

à regarder les éclairs depuis la baie vitrée de ma nouvelle

garçonnière. À Cannes.

Lendemain de tempête. Pas fermé l’œil de la nuit ou

presque. Mon nouveau Sam’Suffit est à équidistance entre

La Californie, quartier rupin s’il en est, et la République, à

l’environnement plus… cosmopolite. Ou comment passer

d’une vie où j’avais le cul entre deux chaises à une autre où

j’ai un pied dans chaque monde. Dieu merci, j’ai la

schizophrénie heureuse, ce matin. Un rayon de soleil perce

à travers les nuages et projette sa clarté ivoire sur les murs

de ma chambre. Il est 9 heures. Largement l’heure de me

bouger, prendre une douche, m’habiller et battre le trouver

un nouveau boulot. Je réglerai cet après-midi les questions

d’intendance, telles que remplir le réfrigérateur ou entrer le

code du Wi-Fi dans mon ordinateur. Ce Sud qui fascine

autant qu’il agace a au moins une qualité : les orages, pour

violents qu’ils soient, ne durent jamais très longtemps. Et

leurs stigmates s’effacent relativement vite ensuite. Tout le

contraire de Paris.

Aussi incroyable que cela puisse être, je n’avais jamais

mis un pied sur la Côte d’Azur. En fait, si. Lorsque mes

parents ont passé deux semaines de vacances chez un ami

de mon père, à Antibes. Mais j’avais trois ans et mes seuls

vagues souvenirs sont composés de sable dans mon

sandwich sur la plage, mon nez en chou-fleur quand je suis

132


tombé dans l’escalier du Phare de la Garoupe et de coups de

soleil sur ma ventripotence juvénile en dépit du port

obligatoire d’un bob orange vif dont l’élastique me sciait la

glotte. Bon, c’était il y a peu ou prou quarante ans. Il y a

prescription sur cette maltraitance évidente.

Premières impressions d’un parigot sur Cannes : c’est

propre, lisse, les rues sont petites et le ciel bien plus haut que

sur la capitale. Les femmes sont plus sophistiquées, aussi. Le

mythe de la Parisienne est à mon sens surfait. Disons que la

gente féminine d’île de France se scinde en deux catégories

bien distinctes. D’un côté, la dinde de surface, maquillée

comme un Mondrian, qui vit en plein air avec son Iphone à

l’oreille et ses Louboutin achetées en seconde main sur le

web. De l’autre, la caille laborieuse, teint blafard, la ride

facile, vêtements ternes et regard éteint, dissimulant tout

signe ostentatoire de féminité par crainte de se faire peloter

dans la rame de 17h21.

Bon, si je veux trouver rapidement un nouvel emploi, si

possible dans quelque chose que je puisse faire, j’ai intérêt à

me bouger. La logique voudrait que je commence par

contacter les centres de formation, écoles de commerce, etc,

inscrits dans le triangle Nice/Cannes/Sophia. Mais il y a un

double hic : d’une part, je n’ai pas acheté de voiture, et d’autre

part, le second semestre universitaire a déjà démarré, ce qui

revient à dire que mes chances de trouver un poste dans

l’enseignement sont quasi-nulles. Inutile de se mettre martel

en tête. Il y a toujours une solution. Puisque nous sommes

vendredi et que j’ai le look preppy « casual Friday », autant

démarcher au culot la première enseigne qui m’inspirera. Je

descends la rue d’Antibes, l’artère commerçante de Cannes,

qui traverse le centre-ville d’Est en Ouest, parallèlement à la

mythique Croisette. Il doit y avoir un salon quelconque, car

133


j’ai droit autour de moi à un festival de badges, pendant

négligemment autour du cou d’hommes et de femmes tantôt

en costumes, tantôt plus décontractés. À entendre les accents,

il y a aussi bien des Français, des anglophones, des

scandinaves, des Russes que des Néerlandais. Je profite d’une

courte attente au feu rouge pour lorgner discrètement sur le

badge et le cordon d’un congressiste. Un salon international

de l’immobilier, dirait-on. Tiens, et si je postulais dans cette

branche ? Je décide d’y aller franco avec la première agence

que je vois. Bon, la première, avec ses rideaux jaunis par le

soleil, son mobilier fatigué et ses affichettes de vitrine mal

imprimées me freine dans mon élan. J’en avise une autre,

quelques dizaines de mètres plus bas, non loin du marché

Gambetta, proche de la gare. Ambiance blanche et lisse,

élégante et surfaite. Très cannoise, en somme. Coup de bol ou

coup de pouce du destin : un panneau sur la porte indique

que l’agence cherche des commerciaux. Je n’ai rien à perdre.

Je pousse la porte en arborant mon sourire le plus carnassier.

En gros, je tente de paraître sympa avec une grimace digne du

Muppet Show. Kermit chasseur d’appartement. Crise de

l’euro et de l’immobilier oblige, les clients ne se bousculent

pas au portillon. Il n’y a que deux personnes présentes, pour

quatre bureaux. Une femme, une brune, la quarantaine, type

mère célibataire – maquillage marqué pour séduire, mais

vêtements qui ont vécu – qui court après sa pension

alimentaire, discute fermement au téléphone. L’homme, la

cinquantaine sportive, s’avance vers moi en me rendant mon

sourire.

– Bonjour, Monsieur, que puis-je faire pour vous ?

– Un chèque.

Ma réponse le désarçonne un moment.

– Pardon ?

134


– Oui, un chèque. De salaire. Si vous m’embauchez. Ce

qui serait judicieux, étant donné que vous cherchez un

collaborateur et moi, un nouvel emploi. Nous sommes faits

pour nous entendre.

Mon culot brise d’emblée la glace. Derrière ses lunettes

d’instituteur de province, mon interlocuteur éclate d’un rire

franc et me serre la main. Avec son teint halé et ses cheveux

blancs et plutôt longs, l’homme travaille manifestement son

look, à mi-chemin entre l’universitaire italien et le marin de

pontons. Il doit travailler aussi ses relations, sur les greens

ou les voiliers. On n’obtient pas un bronzage viril de ce type

dans les cabines à UV. Je me présente. Il en fait de même.

Michel Attias. Je lui confirme que je viens pour postuler à

l’annonce. Il me reçoit dans son bureau, aussi High-Tech

que le reste des locaux. La conversation s’installe vite,

naturellement. Attias est affable, mais attentif. Sans me

quitter du regard, il note au fur et à mesure les détails de

mon parcours et mes ambitions. Je le pipote un peu, mais

avec parcimonie et à bon escient. Point trop n’en faut. En

moins d’une demi-heure, l’affaire est entendue. Il m’offre

une partie de rémunération en fixe pour les tâches

administratives, le reste en commission. Pas le Pérou, mais

la partie fixe a le mérite d’exister, ce qui n’est pas le cas dans

la plupart des agences. Il s’agit maintenant d’être à la

hauteur. Comme nous sommes vendredi, je commencerai

lundi prochain. Je prends congé en bénissant ma bonne

étoile. Pour une fois que quelque chose marche pour moi du

premier coup ! Il s’agit maintenant d’être à la hauteur des

espérances. J’ai 48 heures pour me former. Bagatelle. Je ne

vais pas me plaindre, mais cette bonne fortune me laisse un

peu… pantois. Après un rapide passage dans une libraire

pour acheter un livre du type « L’immobilier pour les nuls »,

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et fait un rapide lèche-vitrine, je me décide à rentrer dans

mon nouveau cadre de vie. Une fois chez moi, mon moral

de néo-battant retombe. J’ai tout plaqué pour me retrouver

seul dans une ville inconnue et superficielle. Il va falloir

assumer. Et ranger mes affaires. Dieu merci, mes habitudes

de vieux major anglais en exil au fin fond de Tadjikistan

reprennent le dessus. Café, internet, masturbation

intellectuelle. Et une folle envie d’appeler quelqu’un. Juste

envie d’entendre une voix féminine et familière. Mais je n’ai

plus personne à contacter. L’heure n’est plus aux regrets. Je

remplis mon mug et entame la lecture de ma bible de la

vente de studio à 500.000 euros. BIP BIP. J’étais tellement

absorbé par mes pensées que le bruit me fait sursauter.

Génial. À peine installé, et déjà une tâche de p’tit noir sur la

moquette. Sratch. Ou si vous préférez, « Merde », pour les

amis de Poutine et de Mireille Mathieu. Allons donc.

SEENIQ. Avec le retour de la revanche de la frappadingue

anonyme. 2tall2fall. Le pire, c’est que je suis presque content

qu’elle se manifeste. Au moins, quelqu’un pense à moi.

Même si je n’ai aucune idée à quoi peut ressembler ce

quelqu’un. Bizarrement, je n’y arrive pas. « Bon, tu vas te

bouger le cul, ou tu attends encore que la vie change alors

que c’est toi qui doit changer ? Décide. Soit tu pars et tu

arrives. Soit tu restes au bord et tu pleures sur ton sort ». Fin

de message. Je donne un coup d’éponge, ferme mon

ordinateur et reprends ma lecture. Marre que tout le monde

sache mieux que moi ce que je dois faire. Je suis en exil et je

vous emmerde. J’essuie mon mug et met du papier

absorbant sur la moquette. À genoux par terre, je tombe sur

mon sac de voyage. L’objectif de l’appareil photo du

photographe néerlandais émerge du fatras, entre les slips et

les T-Shirts. Par un fétichisme immature, j’ai gardé l’engin

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comme un trophée. C’est un peu le doudou de mes peurs

refoulées, le bouclier de Brennus de ces tripes endormies qui

se sont enfin réveillées dans mon bas-ventre.

Je saisis l’appareil et le manipule machinalement. Je

n’en reviens toujours pas que le vol n’ait pas été déclaré.

Même en s’y connaissant un peu en photographie, force est

de constater que les boitiers pros sont vraiment réservés à

des experts. Il y a plus de menus et de touches que sur le

tableau de bord de mon ancienne voiture. Bon, pensons

peu, pensons bien. Que faire avec cet appareil, maintenant

qu’il est ici, à Cannes avec moi ? L’envie de jouer les

paparazzis sur la Croisette ne me fait pas bondir au plafond,

mais vendre des photos de starlettes ne devrait pas être trop

compliqué à faire, avec un peu de travail. Reflex sous le bras,

je décide de redescendre près de la foule qui arpente

nonchalamment la rue d’Antibes en ce début d’après-midi.

Je lirai les B.A. BA du droit de l’immobilier en revenant.

Avant de ressortir, une idée me vient à l’esprit. Faire des

cartes de visite pour mes nouvelles activités, histoire

d’accrocher des clients. Il faut que je soigne les détails, si je

veux être crédible. On n’attire pas les mouches russes avec

du vinaigre de parisien pâlichon. Un petit tour sur le web, et

me voilà sur un site archi-connu de création de cartes de

visite à bas coût. Le choix est pléthorique. À croire que la

carte de visite est, après le selfie, la trace la plus marquée du

narcissisme de mes contemporains. Soit. Puisqu’il me faut à

moi aussi de la brosse à reluire, autant bien choisir le cirage.

J’opte pour des cartes de visite verticales, avec une police

« bâton » style Art Déco qui évoque davantage les affaires

financières que l’art ou le paparazzo. J’ai trouvé le titre

ronflant qui correspond à ce que je veux faire :

« Photographe Consultant ». Ah, consultant… L’intitulé de

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poste baudruche et fourre-tout par excellence. Le vademecum

de ceux qui n’ont rien à dire et se figurent avoir tout

à vendre. Un de mes titres favoris, que je n’ai jamais osé

utiliser pour moi auparavant. Le tout ensuite est de bien

préparer son discours, pour être crédible. Est-il nécessaire

de détailler ensuite le moindre fait et geste de cette nouvelle

partie de ma vie ? Sans doute pas. Qui plus est, c’est un

mensonge que de parler de « Nouvelle vie ». Il y a une

incompréhension, pire, un mensonge dans le terme. Car ce

n’est pas une nouveauté, un concept abstrait qui vous fait

passer d’un lieu à un autre, d’un moment à un autre, d’un

corps à rien du tout. Cette nouvelle vie, c’est une personne.

Une femme qui peut avoir mille visages, sans jamais qu’on

ne la voit venir dans votre vieille vie moribonde, avant

qu’elle ne la mette en charpie. Et elle est douée, la garce.

Ingénue discrète qui s’incruste peu à peu dans votre

quotidien pour certains, femme mûre et langoureuse qui

vous attire vers sa bouche vénéneuse pour d’autres. Si j’en

juge d’après ce qui m’est arrivé, ma nouvelle vie a les traits

d’une nonne dépravée, psychotique, alcoolique et fumeuse

de joints, qui se promène avec un flingue, un gourdin et un

coupe-câble d’ascenseur. Elle a tapé fort, la salope. Assez

pour que je frappe à la porte de la quasi-totalité des

restaurants, galeries d’arts, magasin de décoration et

cabinets de dentistes et d’avocats de l’aire cannoise. Tablette

dans mon sac, reflex à la main, j’ai pris un maximum de

clichés d’ambiance, de gens, de détails architecturaux… Les

urbains, obnubilés par le temps après lequel ils courent et

par leur nombril dévoreur d’authenticité à l’appétit

gargantuesque, ne regardent pas la ville. Ils la consomment,

mais ne la voient pas. Une chance pour moi. Après une

bonne centaine de refus en un mois, j’ai enfin eu mon ticket

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d’entrée pour la photographie. En me rendant dans un

restaurant branché du Suquet, le vieux centre historique de

Cannes, j’ai croisé le directeur de publication d’un magazine

local financé par la publicité. Sa feuille de chou s’appelle

« Cann’on ». Un gratuit en quadrichromie de presse orienté

People et Mode. Pas original, mais bien fait au demeurant.

Papier glacé, titres accrocheurs, et photos de beautés

anorexiques déambulant sur la croisette avec des sacs de

courses Vuitton, Prada ou Loro Piana. Le truc pour caser

mes photos dans cette revue est d’une simplicité enfantine :

prendre avec la meilleure définition possible, avec le

meilleur éclairage possible, le plus beau cul en taille 36

française possible. La tâche est un peu répétitive, parfois un

brin risqué – surtout si l’on croise le regard courroucé de la

« proie » ou le poing voltigeur de son boy-friend oligarque

– mais au final plutôt amusante. Gaspard, le jeune gars –

trente ans tout au plus – qui édite le magazine, achète mes

photos au tarif syndical de pige (autant dire une misère),

mais elles sont toutes créditées. Ce n’est certes pas grandchose,

mais cela donne un soupçon d’existence.

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140


Chapitre Seize

Un cul de vingt ans au BangBangBali – et une grande

femme qui pleure.

À peine février s’en est allé que la frénésie de mai prend

ses quartiers sur la Croisette. Occupé à gagner ma vie et à

me faire un minimum de réseau sur place, je n’ai pas vu le

printemps venir. Dans l’intervalle, pas de joie, pas de peine.

Une vie quasi monacale. Je n’ai pas tiré un coup depuis mon

arrivée. Et je n’ai eu aucune envie de me reconnecter sur

SEENIQ ou de tenter d’autres aventures en Sodomie

Occidentale. À vrai dire, cela ne me manque pas. Je suis

surtout concentré sur ce qui se passe autour de moi. Ça y

est, nous y sommes. La grande kermesse cannoise du

Festival International du Film a commencé il y a deux jours.

Dire que la ville est une fourmilière en hypertension revient

à qualifier Dwayne « The Rock » Johnson de gringalet

anémié. Les récents attentats survenus en France et dans

certains pays voisins placent la nouvelle édition du festival

dans un contexte particulier, difficile à appréhender. Entre

résistance européenne et paranoïa américaine. Je n’ose

imaginer le casse-tête des opérateurs du tourisme et de

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l’hôtellerie de luxe. Le centre-ville est bipolaire : les

patrouilles de militaires, armés jusqu’aux dents avec des

fusils d’assauts gros comme des camions pizza cohabitent

tant bien que mal avec les ringards locaux (si, si : une

octogénaire au joues liftées comme des fesses d’actrice

porno, moulée dans une combinaison léopard, et portant

escarpins rose fuchsia et casquette à visière translucide bleu

piscine, on peut qualifier ça de ringard. Ou de vulgaire. Ou

de pitoyable) et les starlettes cramponnées au bras de leurs

chevaliers servants en costume Brioni à la dentition

indécemment parfaite.

Et ma pomme, dans tout ça ? Elle vient présentement

d’arriver au BangBangBali, alias B3 pour les habitués. Ce

complexe restaurant-boite de nuit – plage privée en bordure

de plage est devenu en cinq ans « The place to be » de la jetset

internationale en goguette. Le principe est simple : La

beauté peut y entrer. Le fric peut y entrer. Le pouvoir peut y

entrer. Vous et moi restons à la porte. Enfin, plus vous que

moi, car ce soir, je suis dans la place. Mes efforts pour

infiltrer les instances locales du clubbing sont récompensés.

Gaspard m’a obtenu le Sésame du B3, la « Media

Membership Card ». En gros, ce laissez-passer est à

l’accréditation Presse ce que la classification Double Zéro

est à James Bond. Le permis de tuer en moins. Quoique. Il

est 22h30 environ et la boîte est pleine comme un œuf de

Fabergé. C’est la première fois que je remets les pieds dans

un endroit de ce genre depuis la « nuit du métro ». Mon

reflex autour du coup, j’ai l’impression de faire un retour en

arrière. Non. Pas un flashback. Ni un jour sans fin. C’est

plutôt… une boucle qui se ferme pour en former une autre.

Voilà, c’est ça. Un cercle de Moebius. Deux boucles

entrelacées qui n’en font qu’une. Quelque chose qui ne

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commence et ne finit jamais. Une illusion qui est une réalité

qui est une illusion. Zavan Kodjak, le fondateur et gérant du

club, me salue lorsque je pénètre dans la salle du bar. Ancien

handballeur professionnel reconverti dans les affaires,

Kodjak est un certes un parvenu avec les attributs qui vont

avec – Rolex en or au poignet, gros 4x4 Hummer et

compagne ex-pseudo mannequin – mais il sait se faire

respecter. Il est possible que ses 2,04 mètres pour 120 kilos

de muscles y soient pour quelque chose. Quand l’homme

met sa main sur mon épaule et me dit, de sa voix rocailleuse :

« Petit, aujourd’hui, tu ne prends pas de photos, car j’ai dû

VIP. Non négociable. Va boire, c’est gratuit pour toi », je

n’insiste pas. Comme dit un adage italien : « Parfois, il faut

avoir le courage d’être lâche ». En clair : je ferme ma gueule

et je m’exécute. Je laisse mon appareil au vestiaire sans poser

de question et profite de la soirée. De toute manière, c’est ça

ou rentrer chez moi prendre un verre de lait devant ma télé.

Impossible de trouver du lait ici. Mais l’alcool est gratuit. Va

pour un Martini Rosso. Pas vraiment une boisson de

winner, mais c’est la seule qui me soit venue à l’esprit au

moment de la commande. Mon verre à la main, je déambule

tant bien que mal entre des sirènes pré-pubères qui se

trémoussent en Louboutin et des versions haut de gamme

du Jacky de camping. Avec la panoplie des mecs qui bossent

dans les banques, les assurances ou l’immobilier. Chemise

ultra-slim noire, pantalon moule-burnes et mocassins à

bout pointus qui font danser ces grands petits garçons

comme des espadons. Je me sens presque… vieux. Ou

pauvre. Précision utile à l’attention des représentants de la

confédération paysanne et des charcutiers d’Indre-et-Loire :

à Cannes ou à Monaco, un quadragénaire qui vient en boîte

branchée seul est soit en train de chercher à tromper sa

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femme qui le trompe déjà, soit un loser pauvre et sans

avenir. Je n’ai pas de femme.

Sur l’une des pistes, je vois une jeune danseuse, payée

pour se produire en show sexy. Une jolie brune, moue

boudeuse, avec de grands yeux clairs d’héroïne de manga

japonais. La combinaison en cuir échancrée qu’elle porte

semble avoir été moulée sur son corps. Magnifique corps.

Elle doit avoir dans les 22, 23 ans. Son visage me rappelle

confusément quelqu’un. D’un coup de rein, elle lance sa

jambe en l’air et s’enroule tel un serpent autour d’une barre

de pole dance. Son dos dénudé offre d’un coup le spectacle

d’un grand dragon tatoué, allant de la nuque à la naissance

du coccyx. Le monstre rouge, jaune, vert et noir ondule sur

la peau de la belle comme s’il était vivant. Et je continue à

me dire que je la connais. Samantha. Samantha De Vries.

Une de mes ex-étudiantes, que j’ai eue en classe il y a trois

ans à Paris. Que diable fait-elle ici, à danser ainsi ? Le

souvenir que j’ai d’elle est celui d’une jeune femme plutôt

intelligente, parfois un peu cyclothymique.

Assurément, la dernière personne que je m’attendais à

voir ici. Je regrette presque de l’avoir trouvée sexuellement

attirante. Merci, j’ai déjà donné dans l’étudiante. On ne m’y

prendra pas deux fois. Parole de moi. Promis, juré, craché.

Mon moral en prend un coup. Ce que je trouvais sexy il y a

deux minutes me parait maintenant vide de sens. Elle valait

mieux que ça. Allez, ce n’est pas mes affaires de toute

manière. Je vide mon Martini et retourne illico au comptoir

demander son petit frère. Pour détourner mon attention de

Samantha, je balaie du regard les invités des tables VIP. Sans

savoir pourquoi, mon œil est attiré par une belle femme,

blonde, la quarantaine. Elle est vautrée sur la banquette,

accrochée à son téléphone. La robe fourreau noire qu’elle

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porte dévoile une paire de longues jambes fines et bronzées.

Tout en elle respire le luxe, l’inaccessible, l’iconique. Une

belle masse de cheveux blonds peroxydés et des doigts qui

passent bien trop souvent et trop nerveusement à travers

pour que cela soit bon signe. En cinq minutes, elle a dû

jongler sept ou huit fois entre les appels et l’écriture de

messages. La musique ambiante m’empêche d’entendre

quoi que ce soit. J’ai l’impression d’avoir treize ans et de

regarder un film érotique sans mettre le son, en cachette de

mes parents un dimanche soir. Elle pleure. Pas de ces pleurs

déchirants, avec les lèvres tremblantes et les yeux exorbités.

Non. De vrais pleurs de femme. Contenus. Teintés

d’incompréhension, de certitude et de colère sourde. Pas la

peine d’avoir fait Sciences Po pour comprendre que cette

grande tringle est un tsunami en puissance. Je plains

l’homme qui verra trop tard la vague s’abattre sur lui. En

comparaison, le raz-de-marée sur Fukushima ressemblera à

un pédiluve de piscine municipale. Belle, triste et digne.

Merde, j’aurais dû faire Flaubert en seconde langue, au

lycée. J’aurais su quoi lui dire. Oulaaa. Elle m’a repéré. Sans

cesser d’écrire ses textos, deux yeux noirs me fixent. Le

visage reste impassible. S’il le faut, elle est juste myope et

regarde dans le vide en pensant à ses problèmes. Ah. Non.

En une fraction de seconde, j’ai perdu la main. Ce n’est plus

moi qui la regarde. C’est elle qui m’observe. M’évalue.

M’examine. J’ai l’impression d’être devant un jury lors d’un

oral quelconque. Sauf qu’ici, point de mot. Juste un geste.

Sans cesser ces activités téléphoniques ni battre un cil, elle

me fait signe de la main de me rapprocher. Dire que je suis

décontenancé est bien en-dessous de la vérité. Je suis

liquéfié, mais elle ne doit surtout pas le voir. Surtout, rester

calme. Zen. Imperturbable. Monolithique. Pire : aussi vif

145


qu’un agent du Trésor Public assis derrière son bureau au

poste N°3. À peine ai-je fait quelques pas pour m’approcher

qu’elle a disparu. Je la vois emprunter l’escalier qui monte à

l’étage. Je ne sais si c’est une impression d’optique ou les

Martini qui commencent à faire leur effet, mais la femme au

téléphone me semble vraiment grande. Un bon mètre

quatre-vingt-dix, peut-être deux mètres, perché sur des

talons aiguilles aiguisés comme des scalpels. Elle passe le sas

du lounge VIP et même les deux molosses devant l’entrée

s’écartent devant elle. Vu d’ici, la scène impressionne. Des

versets de l’Exode me viennent spontanément à l’esprit :

« Moïse étendit sa main sur la mer, et l’Éternel fit reculer la

mer, toute la nuit par un vent d’est impétueux, et il mit la

mer à sec, et les eaux furent divisées. Les enfants d’Israël

entrèrent au milieu de la mer, dans son lit desséché, les eaux

se dressant en muraille à leur droite et à leur gauche ». La

basketteuse de service (vu sa taille, cela ne peut être que ça)

vient d’écarter la mer rouge. Je la suis de quelques mètres, et

personne ne m’en empêche. C’est à n’y rien comprendre. La

salle est un nouveau concept, qui fait fureur depuis quelques

temps un peu partout dans le monde. Une piste de danse

silencieuse, où les danseurs s’agitent sans bruit avec des

mini casques audio Bluetooth multicanaux. Chacun est libre

de diffuser dans les écouteurs la piste qu’il veut. Certains ont

même des playlists exclusives, mixées en live par un DJ qui

peut être à Singapour, Moscou ou San Francisco. Elle a de

nouveau disparue. J’ai rencontré Miss Houdini ou quoi ?!

Une hôtesse, tout aussi muette que les autres âmes autour

de moi, me pose un casque sur les oreilles. La musique

« Electro Chill Out » est forte. Et surtout lancinante.

Ensorcelante. Une bonne centaine de zombies se

trémoussent lentement, la plupart sans se toucher. J’ai

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l’impression d’être un bizut teenager qui débarque en pleine

cérémonie vaudou. Ou dans une secte pentecôtiste. Je tente

de maintenir mon seuil de vigilance, ce qui n’est pas facile,

avec la musique, les éclairages et les mouvements ondulant

de la foule. Et l’alcool ne fait pas mon affaire. Tiens,

Samantha est là, elle aussi. J’ignore comment elle a pu

monter sans que je la voie. Dans l’intervalle, la jolie brune a

troqué sa combinaison d’Emma Peel (« Chapeau melon et

botte de cuir », ça vous parle ?) contre un minikini en Lurex,

façon écailles de serpent. Son maquillage pailleté lui rend la

peau volontairement huileuse, renforçant le caractère

ophidien du personnage. Elle est vraiment bien faite. Un

cercle de fantômes de tous les sexes s’est formé autour d’elle.

Tous semblent attirés vers elle comme s’ils avaient vu la

vierge. J’ai un peu la tête qui tourne. Mes pas me mettent en

périphérie. Sans prévenir, la géante blonde vient de se placer

devant moi. Elle danse en rythme. Dans la zone intime.

Moins de la moitié de la longueur d’un bras. Je dois lever la

tête pour la regarder. Il y a comme une dimension mystique

dans cette scène. L’élévation. L’aspiration de l’être humain à

rechercher quelque chose de plus grand que lui, au-dessus

de sa condition. Elle ne me fixe plus, elle m’hypnotise

littéralement. Contact. Ses deux grands bras viennent

lentement se poser sur mes épaules. Génial. Je suis à deux

doigts de danser un slow, mais dans le rôle de la femme.

C’est… déroutant. Les yeux de ma partenaire sont d’un noir

profond. C’est comme si je plongeais dans deux puits de

pétrole. Elle me dit quelque chose. Je fais mine de retirer

mon casque, mais elle plaque ses longues mains contre mes

oreilles pour m’en dissuader. O.K. Je joue le jeu, quel qu’il

soit. Cette Barbie XXXL au physique de mannequin

continue son monologue auquel je ne comprends rien. Hé,

147


fillette, j’ai pas appris à lire sur les lèvres, moi ! Je ne peux

m’empêcher d’ouvrir la bouche, par mouvement réflexe,

alors que je tente de déchiffrer ce qu’elle murmure. Bien mal

me prend. Ou plutôt, c’est la meilleure idée depuis six mois.

La femme de Godzilla me fait fermer ma bouche – en y

apposant la sienne. Whoa. Option All Inclusive, avec la

langue. Expertise de professionnelle ? Suis-je affaibli par la

situation ? Toujours est-il que son baiser est à la hauteur de

sa stature. C’est crétin à penser, et encore plus à écrire, mais

elle embrasse comme moi. Je veux dire : comme un homme.

Enfin, non, pas comme un homme. Encore que je n’en sais

rien, je n’ai jamais embrassé d’homme. Disons qu’elle

embrasse comme le ferait une femme qui aurait de

l’ascendant comme peut en avoir un homme. La musique

augmente d’un cran. Violent, pour le coup. À peine ai-je

fermé les yeux, deux, peut-être quatre secondes, que la tour

Eiffel en robe fourreau s’est évanouie dans la nature. Envolé,

le bel oiseau noir. Je dévale les marches quatre à quatre. J’ai

beau scruter partout, aucune trace de cette licorne nulle

part. Pas même l’effluve de son parfum. Un vrai parfum de

femme, pas un sent-bon pour midinettes. C’est la première

chose que j’ai repéré lorsqu’elle a posé ses lèvres sur les

miennes. Bon sang, ça se remarque, une pleureuse de

cinquante pieds ! Elle ne s’est pas téléportée à Lilliput, tout

de même ! Après vingt minutes de recherches infructueuses,

je me résigne à tourner casaque. Je prends un dernier

Martini pour calmer mon adrénaline. Tant que c’est gratuit,

j’en profite. J’aurais pu m’en passer. Je bois deux gorgées, et

me rend compte que je n’arrive pas à me souvenir avec

précision des traits du visage de Miss Hulk. Je me sens

« mesmerized », comme disent les anglo-saxons. Si j’étais

saoul, je dirais que ce qui vient de se produire est le fruit de

148


mon imagination. ‘Faut pas déconner. Avec cinq Martini, je

suis con, mais pas bourré. Ce qui rend mon trou de

mémoire encore plus dur à encaisser. Je finis mon verre, le

dépose à la volée sur le plateau d’une serveuse. Du coin de

l’œil, j’aperçois Samantha qui poursuit son show avec une

sensualité contrôlée. Elle connait son job. Je vais chercher

mon appareil à la consigne et remonte sur la Croisette, puis

Rue d’Antibes. Il y a autant de monde qu’en journée, et la

foule n’a d’yeux que pour la vie simulée qui défile sur les

marches du Palais des Festivals. Les locaux le surnomment

« le Bunker », en raison de sa forme, critiquée lors de son

inauguration. Étrange endroit où la foule anonyme voudrait

être enfermée. La liberté contre l’illusion de la gloire et de

l’argent. Une sorte d’Alcatraz à l’envers. Avec Clint

Eastwood, dans les deux cas. Je suis fatigué. Il faut que je

rentre. Du haut de leurs mats en métal brossé, les caméras

de vidéosurveillance semble se délecter de ma déconvenue.

Fuck you, Big Brother. 1984 n’était pas censé être un manuel

d’instruction sur « Comment être dragué par une

nymphomane sans corde vocale et dormir seul sur la

béquille ». Vivement demain.

149


150


Chapitre Dix-Sept

« Est-ce que tu mens ? »

L’aspirine effervescente dégage une odeur blanche. Avec

des bulles minables, pauvres, moches. L’antithèse sociale de

celles qui remontent, fines et légères, à la surface des flûtes de

champagne. Cela doit bien faire cinq minutes que je fixe le

verre, dont la surface fait un bruit de gargouillis qui rappelle

celui d’un chat qui urine dans sa litière. Bêtement. Il y a des

matins où j’en arrive à être hermétique à ma propre poésie.

Ce sont rarement des jours sans migraine. Ou sans café.

5H38. La migraine, ma plus fidèle amie, est revenue me tenir

compagnie depuis deux nuits. En amante attentionnée, elle a

pris la peine de me border dans mon lit avant de me coucher,

de se coller à moi toute la nuit pour veiller à ce que je ne

dorme pas plus d’une heure trente d’affilée et de me réveiller

tôt ce matin. C’est sûr, je n’ai pas eu de panne d’oreiller. Pas

eu le temps. Aux maux habituels, remèdes éprouvés. Je place

une dosette dans la cafetière, prends un grand mug et y verse

en même temps le fuel noir et l’aspirine. La mousse épaisse

m’évoque immanquablement celle d’une bière brune dans un

pub irlandais. Le goût est à vomir. Mais – miracle – la mixture

151


est efficace. Je vais travailler à l’agence immobilière

aujourd’hui. Nous ouvrons à 9 heures, et j’habite à un quart

d’heure à pieds du bureau. En clair, j’ai encore deux bonnes

heures à hésiter sous ma couette entre tenter de dormir un

peu pour récupérer ou m’activer et me secouer. Je prends la

meilleure option. Je reste au pieu, mais j’ouvre mon ordi

portable. Par ce genre d’ennui qui se pointe après une

mauvaise nuit, je me connecte sur SEENIQ. Je n’avais pas fait

cela depuis mon départ de Paris. On en fait des conneries,

quand il n’y a aucun corps chaud de l’autre côté du lit. BIP.

BIP. Messagerie instantanée. Oh, shit. 2tall2fall. C’est

Rantanplan, cette cyber-gonzesse. Ou Dexter en bas résille.

Dans tous les cas, soit elle est tarée, soit elle est mordue. Donc

tarée. J’ignore pourquoi elle reste en contact avec moi. Je ne

suis même plus actif sur les réseaux sociaux. Le soleil est levé.

Je fais mine de rentrer dans son jeu. La première phrase de la

fausse ingénue est directe.

– Est-ce que tu mens ?

– Pardon ? Moi pas comprendre. Bonjour, au fait. Ça se

dit entre adultes de bonne éducation.

– Ton éducation, tu peux te la mettre en suppositoire,

mon grand. Je t’ai posé une question.

– Tu es gentille, ma grande, mais c’est un peu facile de

ramener sa fraise tous les six mois pour poser des questions

idiotes ou pour critiquer.

– Est-ce que tu mens ?

– Tu es monomaniaque ou juste conne ?

– Ni l’une ni l’autre. J’attends ta réponse.

– Tu es folle.

– Non. Et même si je l’étais, tu n’as rien à craindre à me

donner ta réponse.

– Pas faux, d’autant que je peux te mentir. Donc, est ce

152


que je mens ? Oui, comme tout le monde, je présume.

Personne ne dit la vérité sur tout.

– Tu restes en surface.

– Bon, j’ai menti à des femmes, si c’est ce à quoi tu

penses. Souvent. Trop souvent. Par orgueil. Par faiblesse.

Par lâcheté. Mais je n’ai jamais menti en voulant faire du

mal, si c’est le sens de ta question.

– Peut-être. As-tu rencontré des femmes sur ce site ?

– Question indiscrète, mais oui, j’en ai rencontré. Une.

Ce n’était pas une bonne idée. Et puis, j’ai eu d’autres

priorités…

– Tu as eu mal.

– C’est une question ?

– Non.

– Qu’est-ce qui te fait dire ça, alors ?

– Tes mots. Je sens de la douleur, de la tristesse, derrière

eux. Tu n’étais pour rien dans ce qui s’est passé. Et tu n’es

pas non plus responsable de ce que sont ou deviennent les

gens que tu connais. Les femmes que tu touches en

particulier.

– Arrête de fumer du Viandox, ça ronge les synapses. Je

vais très bien.

– L’inconnu te fascine. Non. Pas fascine. L’inconnu

t’attire. Tu ne sais pas encore ce que tu cherches ; mais tu le

cherches. Depuis longtemps. Tu l’as nié pendant des siècles.

Et ce n’est pas en étant polygame que tu as eu ta

réponse.

– Qui te dit que j’ai été polygame ?

– Ta réponse, gros malin. Tu devrais regarder sur la toile,

on trouve des tas de bouquins de psychologie pour les nuls.

Profite, y’a des promos en ce moment. Si ça peut te consoler,

tu n’es pas le premier, ni le seul à avoir été adultérin.

153


– De quoi je me mêle ? En plus, je suis seul et je ne

cherche personne en ce moment.

– C’est vrai, mon lapin. Cela ne t’empêche pas d’être

attiré, voire troublé par des jeunes femmes très belles, et qui

ont la moitié de ton âge. Je ne critique pas, c’est humain.

Mais as-tu déjà trouvé le bonheur avec ces filles ? Non. Tu

as besoin d’une relation avec une personne différente, mais

tu fais en boucle les mêmes erreurs dans tes choix. Pose-toi

des questions.

– La conversation prend une tournure intéressante. Tu

es une femme intelligente, cela se sent, mais je n’ai pas envie

d’évoquer tout ça. En tous cas, pas par chat. Pour

information, je ne suis plus sur Paris, ce qui était le cas

lorsque je me suis inscrit. Donc, si ton but est de me

rencontrer, c’est impossible. Au fait, question stupide,

mais… Tu es bien une femme ?

– Mon but n’est pas de te rencontrer, mais que TU te

rencontres. Et mon sang, cesse d’être négatif ! Une distance

n’est rien. Regarde, tu travailles désormais à dix minutes de

ton bureau. Je sais par expérience que rien n’est impossible

à l’esprit humain. Alors le coup de la distance pour justifier

que tu n’as pas assez de tripailles pour affronter tes peurs, tu

le laisse à tes gamines. Et pour répondre à ta question – dans

laquelle j’ai cru relever une pointe d’angoisse – oui, je suis

une femme. Une vraie avec toute la panoplie. Mais je ne me

montre qu’à qui me mérite. Et avec toi, on n’est pas rendu…

– Oooooh, jolie l’expression de provinciale ! Ça sent la

post-péquenaude de classe ouvrière ou la fin de race catho

de patelin à plein nez. Merci de l’indice…

– En d’autres circonstances et si tu étais moins con, tu

pourrais me plaire.

– Ravi de le savoir, cela va égayer ma journée. Bon, ravi

154


d’avoir discuté mais il faut que j’y aille. J’ai du boulot, moi.

– Moi aussi, qu’est-ce que tu crois ! Allez, hop hop hop,

dégage !

BIP de fin. Envolée la tarée. Mon cortex doit rimer avec

Fervex, car je me sens un peu dans les vaps. Comme si j’avais

la grippe. On ne mettra jamais assez en garde contre les

virus provenant d’internet. Le mien est une prêtresse

virtuelle à l’humour grinçant. Et dont j’ignore le visage. Pas

mon genre. Plutôt mon genre, en fait. Et merde, pourquoi je

pense ça, moi ?! Je me lève, fais pisser un coup et passe sous

la douche. Plus d’eau chaude. Le cumulus vient de rendre

l’âme. Chouette. J’ai une vie glamour.

Mon goût immodéré pour le strass et les paillettes

atteint son climax deux heures plus tard. Me voici à l’agence

immobilière, en train de répondre par mail aux demandes

d’achat de biens. Avec une fenêtre ouverte sur les réseaux

sociaux et un site d’achat de montres en ligne. Niveau de

concentration sur ces messages bourrés de fautes de

Français écrits par des hôtesses de caisse à Bac –5 : faible.

Niveau d’intérêt pour des clients qui veulent un manoir de

600m2 en bord de mer pour le prix d’une studette à

Dunkerque : intermédiaire. Niveau d’imagination pour tout

ce qui pourrait me faire sortir d’ici et glander sans en avoir

l’air : expert. Je saute sur l’occasion lorsque mon boss me

demande d’aller faire un peu de prospection dans le bas du

Boulevard Carnot. J’en rajoute une couche en lui affirmant

avoir un contact pour un mandat putatif sur un petit

immeuble de ville. Un dernier mug de café avant et à moi la

grande aventure. Le café pris au bureau dans les boites qui

ont une cafetière est toujours le meilleur. Savez-vous

pourquoi ? Il est gratuit. Je prends ma sacoche et vais jouer

dehors. Comme à l’accoutumée début mai dans ce petit

155


nombril du monde, la météo est un brin capricieuse. Il

pleuvra avant l’après-midi. Au grand dam des touristes et

des vendeurs de strings. Ils survivront. Bon, trêve de

plaisanterie, il me faut gagner ma pitance. Je coupe par la

République et arpente les rues parallèles à l’axe Nord-Sud.

BIP. Mon smartphone perso. L’appli SEENIQ. Il faudra que

je la désinstalle. Encore elle. 2tal2fall. Message sans réponse

possible. Contenu laconique. « C’est vrai qu’on s’ennuie

dehors avec juste un café dans l’estomac ». Comment

saitelle que je suis dehors ? Elle ne connait rien de moi !

D’instinct, je regarde autour de moi, près à accrocher le

premier regard féminin suspect. Rien. Nada. Que dalle. Ce

genre de blagues potaches ne m’amuse pas. Je range mon

portable dans ma poche et vais battre le pavé. J’ai bien peur

de faire le second plus vieux métier du monde. À ce jeu-là,

les dames d’abord. Question de courtoisie. Après une bonne

heure de marathon urbain – et trois contacts pour des

mandats, par un bienheureux hasard auquel je ne crois pas

– les premières gouttes arrivent. Vite suivies par leurs

petites sœurs. Et le reste de la smala O2. Bref, j’ai peine le

temps de courir jusqu’à l’agence pour éviter l’orage. Lourd,

intense. Par la porte vitrée, je vois passer à petits cris et

grandes enjambées des apprenties top models russophones

dans leurs mini shorts en jeans. Plouf. À l’eau, le sexy Outfit

spécial Cannes Fashion Week. C’est sûr, le T-Shirt Comme

Des garçons, c’est beau, mais ça ne vaut pas le bon vieux

KWay des familles. Elles sècheront leurs belles gambettes ce

soir dans leur chambre d’hôtel. Zut. Je n’ai pas eu le temps

d’acheter un sandwich. Tant pis. Je vais manger un énième

café. J’ai dû en boire au moins cinq, déjà. Je suis seul à tenir

la boutique, ce qui me laisse du temps pour somnoler, entre

midi et deux, histoire de passer la migraine qui monte.

156


BIP. Oh, putain, c’est pas vrai… Second message en oneshot.

Mais qu’est-ce qu’elle me veut, à la fin ?! La réponse est :

« Gros malin, pour le savoir, tu dois aller jusqu’à la fin ». Et

merde. Comme si j’en avais le temps, moi !

– « Arrête de douter et va jusqu’au bout, au lieu de

fainéanter au bureau. Prends-toi un sixième café et travaille.

Je te recontacterai très bientôt ».

Forte. Très forte, la mentaliste sans visage. En même

temps, l’équation homme seul + travail de

bureau + testostérone = café à répétition est facile à écrire

pour prendre l’ascendant sur quelqu’un. Cela ne marche pas

sur moi. Je suis bien trop futé pour ça. Et je ne vais pas me

gêner pour lui dire dès notre prochain contact. Non, mais

c’est vrai, qui commande, ici ?! Dieu merci, comme dans les

séries B, le soleil revient toujours. Bon, pas un grand soleil en

cinémascope, orange vif sur fond bleu, mais un soleil quand

même. Un rendez-vous pour une location à deux rues de

l’agence me permet à nouveau d’aérer mon ennui. Une

étudiante au look de guitariste de heavy metal accompagnée

de sa Môman. La dégaine de Joan Jett et le mental d’une

héroïne du Disney Channel. C’est sûr, ça va être sex, drug and

rock’n’roll. Je les accompagne sur site. La fille a un accent ch’ti

à couper du verre à la tronçonneuse. Joli brin de fille pour

ceux qui aiment le genre, mais une syntaxe qui pique les yeux

dès les premiers mots. Avec un « Je n’étais pas au courante »

de toute beauté. Ne cherchez plus, on a trouvé une femelle

pour accouplement avec Franck Ribéry. Je montre sans

enthousiasme immodéré la cuisine équipée de ce T2

bourgeois loué meublé, quand BIP BIP refait des siennes. La

fille et sa duègne muette étant sur la terrasse, je jette un coup

d’œil rapide à mon portable. Sans surprise, la persiffleuse

masquée m’envoie une pique SMS de son cru.

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– Alors, on drague des petites jeunes branchées,

maintenant ?

Réponse immédiate de ma part.

– 1) Je ne drague jamais. Je saute, c’est plus simple, 2)

Je n’aime pas qu’on m’espionne.

– Je ne t’espionne pas. Simple supposition. Mais je vois

que c’est la bonne. A plus tard, Don Juan…

Elle commence à me chauffer les nerfs, avec ses points

de suspension. Pas le temps de répondre, je dois terminer la

visite. On réglera les affaires privées plus tard.

Acte II, scène 3. 18H22. Mon Attias de patron étant

parti, me voici de fermeture ce soir. C’est aussi bien comma

cela, j’apprécie la solitude en fin d’après-midi. J’ai bien

avancé sur trois dossiers de compromis en suspens, ce qui

va me permettre de respirer un peu demain. Lorsque l’on

travaille dans le domaine de l’immobilier, on a vite fait de

constater que le temps est une donnée relative, avec des

mouvements de contraction ou de dilatation à faire pâlir

feue Yvette Horner. Monsieur Hornani, un client qui a

vendu sa villa grâce à nous le mois dernier, passe en courant

d’air pour voir mon boss. À défaut, il me propose d’aller

boire un verre. Le gars, un divorcé de mon âge, est assez

jovial. Je me laisse convaincre, histoire de faire un peu de

réseau. Par chance, le pâté de maison où nous sommes

fourmille de restaurants et de bars. Je baisse le rideau jusqu’à

demain. « Happy Hour », me voilà !

– Et, là, mon ex-femme me dit : « C’est le hamster ou le

4x4. Et vous savez quoi ?

– Vous avez choisi le hamster.

Je n’ai aucun mérite à savoir quel était son choix. Cela

fait 1h20 que j’écoute un type dont je ne sais quasiment

vomir sur son ex moitié qui s’est barrée avec une bonne part

158


de son pécule. Je ne me pose pas en censeur. Sans avoir

connu le mariage, je n’ai que droit au silence. Mais dieu que

ce brave type peut être chiant dans sa diatribe. S’il a toujours

été aussi long à s’expliquer, je comprends que sa bourgeoise

a eu des envies d’ailleurs. Pendant que l’infortuné vocifère

en agitant les bras comme un sémaphore en pleine tempête

Katrina, je fais mine d’acquiescer en me gavant de tapas.

Note pour plus tard : toujours se faire inviter par un

dépressif volubile après les vêpres. On augmente de 200 %

les chances de manger à l’œil et de ne pas avoir besoin de

faire la vaisselle le soir chez soi. La cordialité est un sport de

combat.

BIP BIP. Le retour de la mission du fils de l’emmerdeuse

masquée. Le nouveau message de 2tall2fall me fait sursauter.

Puis sourire.

– Ben alors, mon grand, qu’est-ce que tu fiches encore

à cette heure à traîner avec un loser au lieu de rentrer ? Allez,

dis bonsoir au monsieur et file chez toi prendre un bain. Tu

as de la chance, j’ai envie de dialoguer avec toi ce soir.

La prose numérique de ma compagne d’infortune me

fait plaisir. Elle me fournit l’alibi idéal pour prendre

aimablement congé du sieur Hornani, prétextant un

message de ma copine. J’en oublierais presque qu’une fois

encore, cette femme me suit ou m’observe. Tant pis. La

paranoïa attendra.

159


160


Chapitre Dix-huit

La nuit de huit minutes.

Ploc. Ploc. Paupières mi-closes, je regarde sans bouger

la goutte se former le long du robinet. Grossir. Lentement.

S’étirer. Et tomber dans l’eau du bain avec ce bruit

caractéristique. La pénombre me fait du bien. La lumière qui

filtre à travers la porte ouverte de la salle de bain suffit

largement à m’éclairer. J’ai disposé sur le sol, à côté de la

baignoire, mon smartphone, une bouteille de bière

mexicaine et une barquette de raviolis passée au four microondes.

Je bois au goulot la moitié de la pisse d’âne tiède. Un

rôt impromptu sorti de ma gorge vient troubler le silence.

Très classe. Je pique deux raviolis pour manger sans avoir à

sortir de l’élément liquide. Un ravioli et un peu de sauce

tomate tombent dans l’eau. Je le récupère et l’avale d’un

trait. Une fois encore, je parviens à frôler le bon goût sans

jamais tomber dedans. Il est 21 heures passées. Le TER des

souvenirs se mue en TGV de la déprime. Prochain arrêt :

plaisir solitaire. Terminus. Tout le monde descend.

BIP BIP. 2tall2fall tient parole. Je suis soulagé d’être

ainsi caché dans l’obscurité. J’aurais honte qu’elle me voit

161


ainsi. En même temps, cela ne risque pas d’arriver, donc on

reste zen. 21h28. Début de partie. Comme aux échecs, les

blancs ont l’avantage du jeu. Je suis galant – et imprudent.

Je laisse l’engagement à ma mystérieuse acolyte.

– Alors, tu es bien rentré ? Pas trop de vague à l’âme ?

Sollicitude et psychologie active. Il va falloir que je joue

serré.

– Va bene, ragazza. Alors, à quoi joue-t-on ?

– Au jeu de la vérité, mon coco. Et à ce jeu-là, je suis

forte. Tu peux encore reculer et on arrête là. Si tu gagnes à

ce jeu, tu doubles ta mise. Tout le monde n’y parvient pas.

– OK. Cela me va. Début des hostilités ?

– C’est déjà fait. Ton nom, STP.

Faut-il que je sois cinglé pour lui donner. Après tout,

au point où j’en suis dans ma vie…

– C’est joli, ce nom composé. Des origines italiennes ?

– Vaguement. Une vieille lignée aristocratique du

Latium, mais je ne connais pas grand-chose de mes origines

au-delà de mes arrières grands-parents.

– On va passer sur un autre terrain de jeu. Donne-moi

ton numéro de portable, s’il te plait. On sera mieux en

dehors de SEENIQ.

– OK. C’est moi ou on devient intime, là ?

– FERME-LA ET ENVOIE TON NUMERO.

On dirait que j’ai touché un point sensible. J’aime bien

son humour, finalement. Je m’exécute et ferme l’application

mobile du site de rencontres. Dix secondes. Vingt secondes.

Trente secondes. BZZ BZZ. Vibreur. SMS. Par une étrangeté

du réseau mobile, le numéro de 2tall2fall ne s’affiche pas. À la

place, j’ai droit à un pseudo. NUNOFAKIND. Il m’a quand

même fallu deux secondes avant de traduire le jeu de mots

entre « Nun » (Nonne, en Anglais) et « Of a kind ». En gros,

162


pas deux comme la nonne. Avec ma veine, Dieu, le grand

architecte de l’univers ou le flamboyant maraboushna Virtuli

Chico Paco Pacawana m’a refilé une religieuse défroquée en

mal de miséricorde et de câlins gratuits. Bon, qu’est-ce qu’elle

veut, la nonne ?

– Bon, on joue cartes sur table ? Parle-moi de toi. Sans

tricher. 1) Je sais quand tu mens et 2) de ta franchise

dépendra la suite des opérations.

Bien mon général. Bizarrement, je n’ai pas envie de

jouer au plus idiot. J’aurai trop peur de gagner. Et puis, cela

fait bien longtemps que je n’ai pas été complètement

honnête avec une femme. Le moment est venu de changer.

– Par quoi veux-tu que je commence ?

– Je reviens à la question que je t’avais posée il y a

quelques mois : que fiches-tu sur ce site ? Tu n’as pas le

profil de ces types qui veulent tirer un coup.

– Je me suis inscrit par ennui, par désespoir. Je n’allais

pas bien dans ma vie.

– Qu’est-ce qui n’allait pas ?

– Moi. Je suis incapable d’aimer quelqu’un

proprement. Sans tout briser. Je suis une sorte d’handicapé

du sentiment.

– Tu ne l’es pas.

– Comment peux-tu savoir ?

– J’ai rencontré pas mal d’hommes. Des hommes bien.

Deux m’ont d’ailleurs fait une cour assidue récemment. Je

sais quand un homme est un type bien ou une enflure.

– Soit. Toujours est-il que j’ai gâché beaucoup de

chances. Et je suis seul désormais.

– Tu ne l’es pas vraiment. La preuve, je suis là.

– Une amante invisible sous pseudonyme, rencontrée

sur un site de plan cul… C’est sûr, je ne suis pas seul !

163


– Ne te fais pas plus cynique que tu ne l’es. Tu ne me la

fais pas, à moi.

– OK, un point pour toi.

– Bon, Calimero, poursuis, je n’ai pas que ça à faire,

moi ! ; -)

Tiens, madame joue avec des émoticônes. Elle veut

marquer son sens de l’humour et se montrer elle aussi

moins méchante qu’elle en a l’air.

– Tu sais, beaucoup de choses se sont produites autour

de moi depuis notre premier contact. J’ai perdu. Gros.

– Du genre ?

– Ma mère est décédée dans un accident qui a failli me

tuer également. J’ai quitté Paris. J’ai mal digéré de me faire

larguer par ma copine qui ne m’a pas trouvé à la hauteur de

ses ambitions. Elle avait sans doute raison.

– Je suis navré pour ta mère. Vous étiez proches ?

– Oui, par l’usage. Nous avions une certaine habitude

de vie. Non, par l’usure du temps. Elle ne me comprenait

plus depuis des années.

– Tu es libre, maintenant. – Libre, oui. Mais à quel

prix… – Développe.

– Non. À toi le sablier. À moi de reposer une bonne

vieille question : que veux-tu ?

– De toi ? Rien. Pour toi ? J’ai mon idée. Avec toi ? Tu

reposeras cette question dans quelques heures. Ou pas.

Cette femme sait y faire lorsqu’il s’agit de relancer

l’intérêt qu’un homme peut avoir pour elle. Je commence à

trouver du plaisir à converser avec elle. Dans la grotte

obscure de mes synapses, des connexions chimiques

commencent à se mettre en branle. Pas bon. Pas bon. Pas

bon, ça. Je ne me connais que trop bien. Comme aurait dit

un certain capitaine de paquebot en 1912 : « Iceberg droit

164


devant ! ». Dieu merci, je ne suis pas obligé d’entendre un

boucle dans ma tête la chanson guimauve d’une vocaliste

canadienne braillant que son cœur continuera après que

Leonardo Di Caprio ait coulé dans l’eau glacée. Bon, à moi

de reprendre la main sur le jeu.

– J’aime assez votre sens de l’humour, jeune fille.

Qu’est-ce peut bien pousser une femme manifestement

intelligente à se protéger derrière tes flèches acérées

trempées au vitriol ?

– Bien tenté, la flatterie. Je ne suis pas intelligente. Toi,

tu l’es.

– Bien tenté, la flatterie. Tu en as d’autres, des éponges

grattantes pour récurer mon ego corrodé ?

– Au lieu de compiler les billevesées de pilier de zinc

que tu n’es pas, parle-moi de ce que tu aimes, de tes

passions…

– Tu ne lâches pas le morceau, toi… Soit. J’ai un passetemps,

que je travaille depuis longtemps, que j’avais laissé

tomber et que j’ai repris il y a quelques mois.

– La masturbation ?

– Mieux. La photographie. Mais je note que madame

est une femme de contact. Et quelle élégance !…

– (rires). Il parait que les gens photographient ce qu’ils

ont viscéralement peur de perdre. C’est ton cas, Helmut

Newton ?

– Bonne question. Je ne sais pas… Non, je ne crois pas.

– Tu m’envoies une de tes photos, STP ?

– Qui te dit que j’en aie dans mon téléphone ?

– Arrête ton char, Ben-Hur ! Allez, hop hop hop, je

veux voir tes œuvres !

– Bon, faudra pas pleurer ensuite.

Là, mon grand, c’est du travail sans filet. Elle sait parler

165


à mon cerveau, la bougresse ! J’ai presque honte d’exposer

ce que je fais à quelqu’un, en particulier à une inconnue. En

particulier à cette inconnue. Tant pis. Trop tard pour mettre

les rétro-patins. Il me faut assumer. Je sélectionne des

clichés plus ou moins récents, mais qui à mon sens ont un

supplément d’âme : un gros plan en noir et blanc sur la main

d’un nageur qui agrippe le bord d’une piscine, une fleur

dans la forêt de Fontainebleau entourée d’un halo mystique

s’élevant vers les cieux au petit matin, avec un palette de

couleurs automnales de toute beauté, un jeune couple

s’embrassant sur un banc de la Gare du Nord, dans

l’indifférence générale (oui, je sais, mais on a tous eu notre

période Doisneau, non ?!…), un enchevêtrement de fils de

fer barbelé rouillés qui symbolise ma propre psyché torturée

parfois… Fichiers envoyés. Le jugement dernier ne serait

pas plus important à cet instant précis.

Elle ne répond pas. J’attends dix secondes. Trente

secondes. C’est long. Une minute. C’est très long. Deux

minutes. Elle le met sur les charbons ardents, cette cyber

sadique.

– Tu vois quand tu veux !

Délivrance.

– Que veux-tu dire ?

– Tes photos sont magnifiques ! Tu es fait pour ça,

fonce ! Cesse de te perdre et de gâcher un tel talent !

– J’ai passé l’âge d’entamer une carrière de photographe

professionnel. On peut juste vivoter avec ça.

– Ça y est, il nous la rejoue croque-mort ! Mais tu ne

peux pas la fermer un peu, par moment ?! Bon, on continue

sur ta lancée, et là, pas d’échappatoire…

– Elle veut quoi, la dame ?

– Un portrait de toi.

166


– Et pourquoi ?

– Parce que ? Grouille, j’ai pas posé des RTT pour ça,

moi.

– Je n’en ai pas.

– Tu mens.

– Non.

– Ne fais pas l’enfant et envoie-moi un portrait de toi.

Tout le monde a au moins un selfie dans son téléphone.

J’attends.

J’ai envie de mettre à cette imbécile une gifle à lui

décoller la tête. Elle me pousse dans mes retranchements.

Dans mon intimité. Merde, elle devrait comprendre que je

n’aime pas me voir en portrait ! J’enrage. Et je lui envoie un

autoportrait. Pris il y a deux semaines. J’avais les cheveux

mouillés, il faisait beau, une belle lumière dans mon

appartement. J’avais l’air presque attirant. Avec ma pomme

et mon estime de soi, c’est pas gagné d’avance. Voilà

comment un crétin quadragénaire se retrouve dans la fosse

aux lions dans un mauvais péplum. Prions pour que

l’anonyme donzelle ne baisse pas pouce. J’ai envie de lui

plaire. Et merde. J’avais le droit de penser à tout, sauf à ça.

– Ah, la vache !

– Pardon ?

– C’est bien toi, sur la photo ?

– Oui.

– TU ES BEAU.

TIMBEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEER !

Vlan, cette phrase me fait l’effet d’un sapin que l’on scie

à la base dans une forêt du Manitoba ! Avec un sacré boucan

en tombant au sol. Merde, à quoi joue-t-elle ? Si j’étais beau,

cela se saurait ! Le genre de coup bas dont j’ai du mal à me

remettre. Il faut VRAIMENT que je bosse sur mon estime

167


de soi. Bon, on verra ça demain, avec deux litres de café en

intraveineuse. Une réplique. Il me faut une réplique. Du

bon, du lourd. Du gros rouge qui tache. Saint Audiard, par

pitié, ce n’est pas le moment de me laisser en rade. J’ai une

réputation à soigner, moi, soyez sympa !

– Merci.

CRETINDECRETINDECRETINDECRETINDECRET

INDECRETINDECRETIN.

Cher cerveau, cesse de me trahir et de me faire passer

pour un sinistre abruti congénital au seul moment dans ma

vie où cette option est manifestement inappropriée. Merci.

Attention, elle remet ça. Tous aux abris. Les femmes et

les enfants, je m’en tamponne la cellulite. Moi d’abord.

– Sérieusement, tu es beau mec. Je ne m’attendais pas à

ça. Vraiment.

– Je ne sais plus où me mettre.

Et en plus, c’est vrai. Vite, ducon. Active ton neurone

en mode turbo. Retrouve ton esprit fielleux et décroche-lui

une flèche entre les deux yeux. Sinon, tu es cuit.

Trop tard. Elle tire plus vite que moi.

– On dirait que cela te gène. Hey, pépère, faut vivre

dans son temps ! Une femme a le droit, parfois le devoir, de

trouver un mec à son goût et de se rincer l’œil ! Et moi, cela

m’arrange. Na !

– Oui, cela me gêne. Je ne me vois pas beau. Voilà, c’est

dit. Tu es contente ?!

– Oui, je m’éclate à te voir gigoter ainsi dans ton p’tit

corps.

– Holaaaaa, on se calme ! Valium pour tout le monde !

Tu mets ton cul dans l’eau froide et tu profites de la vapeur,

ça te fera une séance de saune gratuite !

– O.K. Pouce. Temps mort. As-tu d’autres photos à me

168


montrer ? Pas de toi, coco. J’en ai assez vu sur la marchandise

comme ça, tu peux remballer ta came…

Elle est foutrement rusée, la mâtine. Elle a beau

m’agacer, je me sens sourire. Et je suis prêt à parier un lapin

sous Viagra contre un pare-choc de Kangoo qu’elle sourit

aussi de son côté. Sa diversion sur mes créations visuelles

m’offre la possibilité de revenir à un niveau d’adulte, et non

d’adolescent de quinze ans. Grâce lui soit rendue, à cette

grande malade. Pour la peine, je fais les fonds de tiroirs et

lui envoie une dizaine de mes meilleurs clichés.

– N’attends plus. Vis de tes photographies. Je n’ai pas

vu d’images aussi personnelles, aussi pleines de pensées

depuis au moins vingt ans.

– Je n’avais pas pensé à gagner ma vie avec ça. Ou,

plutôt, si, mais c’était quand j’étais jeune…

– Tu peux encore le faire. Mais ne loupe pas

l’embranchement. Il n’y aura pas de troisième chance.

– Comment sais-tu que j’en ai seulement une seconde ?

– Bouge-toi et va chauffer ta cafetière… La nuit va être

longue… Plus que longue…

169


170


Chapitre Dix-neuf

2tall2fake.

– … Et là, je me suis retrouvé seul comme un con, avec

mon bout de corde bleu, en plein milieu de la grande salle

de l’Hôtel de Ville de Nuremberg… Ose me dire que tu as

connu pire, toi, comme grand moment de solitude ?!

– (RIRES). Effectivement, là, tu as passé un Master 2 en

Loositude Artistique Appliquée ! Mon Dieu, tu as vu

l’heure ?!

– Le soleil se lève ! Nous avons échangé plus de

2500 messages durant la nuit !

– Quand je te disais que tu devrais apprendre à la

fermer ! (RIRES)

– Ah Ah Ah. Très drôle. Je suis désolé, je n’avais pas

prévu de passer la nuit ainsi.

– C’est chouette, non ?

– Oui. J’ignore toujours qui tu es, mais tu es une femme

surprenante. Surtout en ne disant rien sur toi et en

m’amenant à me confier autant. Tu dois me trouver pédant…

– Oui. Et très con, aussi. Oh, coco, c’est une blague, je

plaisante ! Je n’avais pas ri autant depuis des lustres. Et tous

171


les hommes sur SEENIQ n’ont pas ton sens de l’humour, ni

ton éducation. Loin s’en faut.

– Ah.

– Ne te sens pas pousser des ailes, papillon. Je ne sais

pas où tu vas, mais tu n’es pas encore arrivé au but.

– Bon, que faisons-nous, maintenant ?

– Toi, tu files dormir de suite. Avec un peu de chance,

tu peux avoir une nuit de sommeil de huit minutes.

– Très drôle. Je veux dire : que veux-tu que nous

fassions, toi et moi ?

La réponse n’est pas immédiate. Elle me fait poireauter

à nouveau. Une minute. Deux minutes. Deux minutes et

trente-sept secondes. La fatigue aidant, je me sens devenir

un peu grognon.

– Bon, petit bonhomme, lis bien ce qui va venir, parce

que ce message va s’effacer dans 15 secondes, façon

Mission : Impossible. Avec de la fumée et tout le toutim.

– Vas-y, je bois tes paroles.

– 22H22.

– Aujourd’hui ?

– Oui.

– Et ?

– Tu te pointes à cette heure-là. Précise. Pas une minute

de retard, sinon, tu resteras seul avec Popaul et tes

hémorroïdes.

– Et ?

– Sois comme les autres hommes et tu passeras le reste

de ta vie seule. En tous cas, sans moi. Surprends-moi et tu

me rencontres. Et nous passons la nuit ensemble. Une nuit.

Une seule. Nous ne nous reverrons jamais après. C’est le

seul deal possible avec moi. Tu peux encore dire non.

– Je n’ai aucune envie de te faire plaisir. Je dis oui.

172


– Miramar. Plage.

J’ai à peine le temps de lire que l’écran de mon

téléphone devient noir. Extinction totale. Panne de batterie.

Je me précipite sur mon chargeur rapide. Mon appareil met

bien cinq minutes avant de se rallumer. Plus aucun message

de cette nuit. Un esprit sain aurait douté même d’avoir vu

ces SMS. Je suis dingue et je ne rêve pas.

Tu veux que je te surprenne, ma grande inconnue qui

joue partout un coup d’avance ? O.K. Je relève le gant.

J’AI. UN. PLAN.

173


174


Chapitre Vingt

Miramar.

22H17. Dire que la Croisette est fréquentée est un

euphémisme. Festival International du film oblige, les

badauds et les apprenties starlettes pullulent comme des

bûcherons turgescents fin mars, lorsque les premiers strings

ressortent des chutes de reins de la gente féminine. Les bras

encombrés, je me faufile tant bien que mal pour arriver à

destination dans les temps. Malgré l’affluence, la populace

en smoking a l’heur de rester agglutinée près du Palais. Je

descends sur le sable et opte pour une tenue de combat. Je

retrousse légèrement le bas de mon Chino et retire mes

mocassins à glands en daim fauve. Ne riez pas, ça a naguère

été un « must have », avant d’être le second choix des

dragueurs octogénaires, juste après la paire de Crocs… Le

sable fin est doux et tiède sous mes pieds. Une sensation

organique, sensuelle. J’aime ça. Et j’aime aimer ça. Le sang

coule de nouveau dans mes veines. 22H19. Je fais mon

malin, mais mon palpitant joue du Heavy Metal dans ma

cage thoracique. Keep Calm and Carry on, Super Blaireau.

Le rendez-vous avec l’invitée mystère étant fixé sur une

175


plage, je décide d’aller le plus près possible de l’eau. Choix

stratégique : en tournant le dos à la mer, je peux voir les

promeneurs sur le trottoir, et gagner quelques secondes

précieuses lorsque ma Dulcinée d’un soir avancera dans ma

direction. En espérant ne pas me faire poser le lapin de

l’année. En dépit de la douche prise avant de partir, je

commence à sentir un peu la fatigue de la nuit dernière. Elle

ne doit surtout pas le remarquer. Mes paupières se ferment

quelques secondes, le temps pour moi de remonter le fil de

la journée écoulée. J’entends au loin une chanson digne de

cet instant. Alain Chamfort. Manureva. Si le destin se met à

faire des playlists, maintenant… Mine de rien, je n’ai pas

chômé avant. Après mes huit heures de texting

interrompues avec ma surprise du soir, j’ai carburé à

l’adrénaline. Journée calme à l’agence – si j’omets un

touriste néerlandais qui est venu vomir son Sunday Caramel

Noix de pécan sur la vitrine. J’en ai profité pour faire

fonctionner mes synapses. Et pour une fois, le résultat est

concluant. Avant midi, j’ai dégoté sur zegoodcorner.fr un

panier en osier pas cher, avec juste ce qu’il faut de patine et

de toile Vichy à l’intérieur. Par chance, le vendeur était sur

Cannes Centre. Phase 1 du plan : OK.

Pause déjeûner transformée en marathon urbain. Pour

une bonne cause. La mienne. Faut-il que je sois à l’Ouest pour

me précipiter dans un supermarché de surgelés (oui, celui des

bébés éponymes…). Ou comment se retrouver aussi stupide

qu’une vache australienne devant la discographie intégrale de

Sim, face au plus grand dilemme de l’histoire de l’Humanité.

Non, je n’en fais pas des tonnes. Essayez de choisir vite entre

des salades de lentilles Bio au saumon, des bagels au poulet

citronnelle (« Avec ma veine, c’est la seule viande qu’elle

n’aime pas ») et un gaspacho au Porto et vous verrez. Surtout,

176


ne pas oublier le dessert. Je prendrai une belle panière de

fruits frais. Les panières de fruits sont aux femmes ce que la

strip-teaseuse est aux hommes : une envie parfois, une

politesse toujours. Pour ma part, je n’ai jamais vu quelqu’un

refuser une effeuilleuse gratuite. Bon, je ne connais pas

grand-monde non plus. Bon, jusqu’ici, nul besoin d’être allé

à Harvard pour deviner la suite. Oui, je vais bluffer mon

oracle sans visage avec… un pique-nique. Mon cerveau

reptilien est en train de m’envoyer un Télex, mais je ne suis

pas assez concentré pour le lire. Je fais avec les moyens du

bord. Quelque chose me dit que je fais ce qu’il faut. Si je me

plante, je mangerai seul mes victuailles de guinguette des

bords de Marne. Faut pas gâcher, ma bonne dame.

Je sors du supermarché. SMS. Hé ben, c’est pas trop

tôt ! Pourvu qu’elle n’annule pas. Pourvu qu’elle n’annule

pas. Pourvu qu’elle n’ann…

– « Alors, beau gosse, tout roule ? J’espère que tu vas être

à la hauteur. Étrange… Mais… Je pense… Que… Oui… »

Garce. Sa bienveillance me met encore plus de pression.

Si j’échoue, faites-moi penser à me couper les attributs avec

un couteau à huîtres. Ma vie d’eunuque sera sûrement

beaucoup plus calme – et moins compliquée.

Sortie de bureau. Passage incontournable chez le

caviste. Le retour de la question-piège : quel boisson

prendre ? Du champagne ? Toujours une bonne idée pour

rendre une gourde intelligente, mais il ne faut pas se

tromper. Et encore moins faire dans la demi-mesure. Mon

PEL va y passer. J’assume. Pour une fois. Oui, mais… Il me

faut un autre vin. Un apéritif. Un truc léger. Respectons les

mœurs et les vignerons locaux. Je tombe sur un rosé

providentiel, rien que par son nom. « Nuit sans sommeil ».

Je n’aurais pu rêver mieux.

177


Mes emplettes terminées, je file chez moi. À peine la

porte fermée, je reçois un nouveau message.

– Je te préviens, si tu t’attends à voir une bombe en

porte-jarretelles et bas résille, tu vas déchanter, mon coco.

Avec moi, c’est jogging en molleton de vingt ans d’âge et

espadrilles…

– 1) Si je venais pour tes bas résilles, il faudrait que tes

jambes me plaisent autant que ton minois. Pour l’instant, tu

es sursitaire. Et 2) la perspective de me taper la ménagère de

moins de cinquante ans avec clope au bec et bigoudis me

transporte au-delà de mon morne quotidien.

– [RIRES]. T’es con, toi. Mais tu me plais. Enfin…

jusqu’à 22H21… Après…

– Je suis joueur. Fais gaffe, ce soir, il va y avoir des

morts. Tu as intérêt à bien numéroter tes abattis, quand je

te tomberai dessus. Enfin… Si le plumage est à la hauteur

du ramage… Wait and See…

– Allez, dégage et va prendre une douche, je n’ai pas

l’intention de saluer un pue-la-sueur !

BIP. BIP.

Le SMS me fait ouvrir les yeux en sursaut.

22H22.

Je regarde instinctivement autour de moi. Personne

dans mon périmètre immédiat. J’ai la chair de poule, avec

ma chemise blanche façon BHL et ma mallette de

piquenique posée devant moi.

– « Excellent choix. Tu es celui que je choisis. Monte

dans le canot »

Le canot ? Je me tourne face à la mer, médusé. Un

tender de navire, sans doute propulsé par un moteur

électrique, accoste le rivage. L’embarcation est un Riva ou

similaire. Je ne m’y connais pas assez et il fait trop sombre

178


pour lire une quelconque indication sur la coque. Une chose

est sûre, on ne rigole plus. Teck et cuir blanc. Je ne vais pas

découvrir une vieille rombière en sapes Tati avec la Gitane

aux lèvres. Un homme de haute stature, la trentaine, est à la

barre de l’esquif. Sa tenue en costume, formelle et

incongrue, lui donne un statut de majordome plus que de

skipper. Il se contente de m’indiquer un siège d’un geste du

bras. Je prends mes affaires en vrac et m’installe sur la

banquette arrière de l’embarcation, sans dire un mot.

Décrire mon état d’esprit à cet instant précis est presque

impossible. Je ressens une forme d’excitation

paradoxalement calme. La situation est digne d’un roman

d’espionnage des années soixante. Ou d’une romance pour

milliardaires oisifs. Le plus surprenant est que pour la

première fois de ma vie, j’ai l’impression d’être à ma place.

J’ai presque une sensation de déjà-vu.

Ce soir, ce n’est pas une femme que je vais rencontrer.

C’est mon destin.

179


180


Chapitre Vingt et un

Ce que l’on perd. Ce que l’on gagne.

Le Riva accélère l’allure, et martèle les vagues, laissant

derrière lui un sillage d’écume. La lune est presque cachée,

confondant la nuit et l’élément marin en un unique bloc noir

teinté de marine. En prévision d’une longue soirée à discuter

assis sur le sable – je suis un incurable romantique – j’avais

pris soin d’emporter un gilet matelassé sans manches. J’ai été

bien inspiré. Les embruns et l’air frais me fouettent le corps

et le visage. Au moins, cela me réveille. Le pilote, dont je ne

vois plus que la silhouette de dos, se tient debout, sans

broncher. Nous contournons les îles de Lérins par l’Est. Après

l’île Sainte-Marguerite, mon transport peu commun dépasse

l’île de la Tradelière, oblique, puis file droit devant jusqu’à

Saint-Honorat. On ne va pas passer la nuit dans une abbaye,

tout de même ?! La réponse est encore plus surprenante que

ma question. Le capitaine ralentit soudain l’allure, et laisse

glisser le canot jusqu’à l’île Saint-Féréol. En souplesse,

comme attiré par un invisible aimant, mon cocon de bois

laqué se rapproche d’une grosse masse sombre, duquel filtre

une poignée de lumières ambrées. Un imposant yacht noir

181


mat est notre destination. Du gros, du lourd, avec hélico sur

le pont et un matériel Hi-Tech à rendre jaloux la NSA.

Bienvenue chez SPECTRE. Il ne me manque plus qu’une

bague avec une pieuvre au doigt pour être raccord avec le

cadre. Si le comité d’accueil a une balafre à l’œil et caresse un

chat persan, je rentre à la nage. Le tender se place à la poupe

du yacht, juste au niveau d’une plage inférieure. Je dépose la

mallette en osier tressé et y pose les pieds. Je lève la tête vers

le pont supérieur du navire. Personne en vue. Soudain, une

porte dissimulée s’ouvre devant moi. Un ascenseur. Piquenique

en main, je pénètre dans l’étroite cabine. Quatre

secondes plus tard, je découvre ce lieu de perdition. Le pont

est grand, probablement trois fois plus vaste que mon

appartement. Une lumière tamisée émane du fond. J’avance

à pas mesurés. Il ne faut paraître ni empressé, ni émerveillé.

Face à moi, une grande cloison en verre poli aux reflets dorés.

BIP. BIP.

– « Tu peux ouvrir la porte ».

C’est officiel. Je suis mort et réincarné dans la peau de

Felix Baumgartner. J’avance la main. Détecteur de

mouvement. La porte s’ouvre.

Impact.

– Surprise ! Alors, pas trop déçu ?

WOUARCH. LA BAFFE. EN PLEINE POIRE.

Déçu, non. Personne ne le serait dans de telles

circonstances. Surpris ? Euh… Comment dire. Je suis face à

une superbe femme. Sa voix grave et sensuelle s’insinue en

moi comme un virus. Je la déteste.

– J’ignorais que c’était toi. En même temps, je le savais.

Crinière blonde. Robe noire. Talons hauts. Des yeux de

charbon. Pas mieux.

– Je suis contente de te voir.

182


– Moi aussi. Vous avez frappé fort, très chère…

Mains sur les hanches, elle me sourit. Je ne connaissais

d’elle que deux pseudonymes. Je la connais désormais par

son surnom.

La femme de deux mètres.

Je m’attends à voir de l’hydromel couler de mon front.

Quelqu’un doit boire dans mon crâne ou un truc de ce

genre. Je suis mort et Odin doit être au zinc du Valhalla en

train de trinquer à la santé des dragueurs lilipputiens. C’est

la seule explication rationnelle possible. Mon rythme

cardiaque se régule un peu. Un certain soulagement

tempère mon excitation. Suffisamment pour me rendre

l’usage de mon cortex. J’attaque.

– Cette robe te sied à merveille. Pas autant que le

jogging Adidas année modèle 92, mais bon, on fera sans…

Elle rit et se penche vers moi. En théorie, je suis encore

étanche. Pas de flaque sous la plante de mes pieds. Seigneur,

faites que ma connerie aille jouer dehors pendant quelques

heures. Je lui paye le billet pour Disneyland s’il le faut.

Une gêne indicible nous freine dans notre élan l’un vers

l’autre. Bise ? Baiser court de bienvenue ? Baiser fougueux

de presque retrouvailles ?

– Tiens, je t’avais promis une surprise de mon côté : le

pique-nique de madame est avancé !

Je pousse ma valisette en avant et la suit vers le fond du

salon. Ma pirouette nous remet au diapason l’un de l’autre.

L’endroit cumule les superlatifs : trop beau, trop élégant,

trop riche, trop… tout. Le constat devrait sans doute

s’appliquer à son occupante, mais je ne parviens pas à la

trouver inaccessible. Cette robe perchée sur des talons de 15

centimètres qui me fait passer pour un nain de jardin

débarqué d’un jardin berlinois m’est familière. Pire. Il y a

183


comme une part d’elle qui fait partie de moi. Je secoue la tête

pour chasser cette idée. Quelle que soit la tournure des

événements à partir de maintenant, il ne faut surtout pas

oublier que c’est un one shot. Me voici Cendrillon arrivant

au Palais. À minuit, mon carrosse redeviendra citrouille.

Résister à l’envie de regarder autour de moi la

décoration, aussi élégante que fastueuse, est un tour de

force. Jetée de canapé Kelly Hoppen, mobilier Lalique, un

Degas et un Warhol au mur, un de ces hideux chiens en

forme de ballons pour enfants, frère jumeau de celui exposé

à Versailles l’an dernier… La lecture des magazines d’art et

d’immobilier de prestige aura eu le mérite de renforcer ma

culture triviale de la vie des grands de ce monde.

– Viens.

Mon hôtesse me précède sur le pont latéral du navire.

Une table pour deux personnes a été dressée, avec un

raffinement exquis. Sans me démonter, je joue le jeu

jusqu’au bout et déballe méticuleusement les victuailles.

Comme j’aurais dû m’en douter, une bouteille de

champagne attend sagement dans son seau en argent –

massif. Accompagné du sourire de Joconde de cette femme

trop grande, je remplis tant bien que mal mon rôle de

sommelier d’un soir. La lecture de l’étiquette achève de me

donner des sueurs froides : Cristal Brut Methuselah 1990 de

Roederer. Si je découvrais maintenant les 17 625 dollars que

coûte cette collation, je serai illico sous défibrillateur

cardiaque. Je tends à 2tall2fall une flûte, avec la sensation

physique de courir sur une planche à clous. J’aurais dû

prendre option fakir indien, au Baccalauréat.

– Mon nom est Valérie Trudeau. J’ai 45 ans ce soir et tu

me plais.

BANG.

184


À froid, comme ça, ça fait mal.

BONSANGDEBONSANGDEBONSANGDEBONSA

NGDEBONSANGDEBONSOIR.

Elle ne pouvait pas mettre le clignotant, avant de

tourner ?! Tout me plait dans ce que je viens d’entendre. Et

je ne pourrais rien garder de ce soir, même pas une petite

cuillère.

– Enchanté, Valérie. Je m’appelle…

– Je sais.

– Mais, non, je…

– JE SAIS.

Voilà que ma girafe version « Fortune » me récite d’un

ton monocorde, presque en le lisant, mon pédigrée complet.

Nom, date et lieu de naissance, diplômes, adresses passées

et actuelle. Je ne suis pas scié. Je suis en copeaux. En poudre.

En atomes.

– Bon, j’ai comme l’impression que cette soirée va être

plus mouvementée que prévue.

– Assieds-toi. Trinquons.

– À quoi ?

– Aux choses qui ne sont plus et à celles qui ne seront

plus jamais pareilles.

Nos flutes s’entrechoquent à peine. Je la regarde boire.

Un peu mal à l’aise, j’essaie de ne pas la fixer et de détacher

mon regard de son visage. Il y a dans la situation comme

dans nos attitudes, peut-être même dans nos émotions qui

sait, une étrange alchimie. Son assurance affichée, avec des

gestes assurés et précis au millimètre près, me laisse

paradoxalement à penser qu’elle aussi est intimidée. Cela

n’a aucun sens. Cette femme a tout. TOUT. Dans ce cadre,

un poète en manque d’inspiration évoquerait en mon nom

un ver de terre amoureux d’une étoile. Les poètes sont des

185


hooligans. Ces gens-là ne respectent rien. Par un hasardeux

coup de bonneteau, une petite voix dans ma tête, à peine

audible il y a deux minutes, et plus forte à chaque seconde,

me dit de ne pas avoir peur. De prendre de l’assurance.

Après tout, elle t’a choisi, Ducon ! Et sûrement pas par

manque de choix. Et encore moins pour ton pognon. Mes

neurones, paresseux depuis des lustres, semblent soudain se

réveiller de je ne sais quelle torpeur. À croire que j’ai passé

20 ans dans le coma et que je viens d’ouvrir les yeux. Bon,

on garde son sang-froid et on évite de mettre trop vite son

caleçon en zone inondable. J’attaque.

– Tu… Je… Nous… Euh… Pourquoi ?

Bravo, champion. Si c’est ton meilleur coup, tu es mûr

pour récolter des fonds au prochain Téléthon, toi…

Bafouillage et crétinage sont les deux mamelles auxquelles

je viens de m’accrocher. Dieu merci, j’ai en face de moi une

femme. Une vraie. Avec un cœur et un cerveau.

– On se calme et on reprend des bulles, Coco. Tu es là

car j’ai aimé ton regard l’autre soir. Tu ne m’as pas jugé. Ni

convoité. Tu m’as juste… regardé. Peu d’hommes savent

encore le faire.

– Cela n’explique pas tout. Pourquoi SEENIQ ?

Pourquoi le baiser ? Pourquoi le silence ?

– Bon, avec toi, on n’est pas couché ! Tu sais qu’en toute

logique, nous ne sommes pas censés passer la nuit à se

raconter nos vies ? Le sablier s’écoule, bonhomme…

– Je m’en moque. Continue.

– Soit. Mais tu es prévenu : d’une part, nous ne nous

reverrons pas, et d’autre part, tout ce que tu vas découvrir

va changer le cours de ta vie. Tu devras te débrouiller avec

ensuite, je n’assure pas le SAV.

– Continue.

186


– Je suis née hier. Ne souris pas. Il n’y a rien d’amusant

dans mes propos. Ma vie n’a rien de comparable avec tout

ce que tu as connu auparavant. Je suis heureuse aujourd’hui.

Heureuse ce soir. Je suis libre. Je ne l’ai pas toujours été.

– Tu as tout pour être heureuse, si je regarde autour de

moi.

– Tu regardes. Tu ne vois pas. Je n’ai rien.

– Continue.

– Arrête. Je ne parle jamais de moi. C’est… délicat…

et… compliqué.

– Alors, je vais t’aider un peu, si tu le permets. Tu es une

belle femme, avec un comportement qui trahit une

intelligence peu commune. Enfant surdouée ?

Elle éclate d’un rire franc.

– Oh, non, loin s’en faut ! J’ai tout connu dans la vie.

Tout. L’Enfer et les flammes aussi.

– On a tous eu un moment où l’on se sent au fond du

trou.

– Ne dis pas de sottise ! Je te parle de l’Enfer, pas d’une

dépression nerveuse ! L’enfer, nous l’avons en nous. Et toi,

mon coco, tu l’as en toi. Et tu n’en sortiras qu’après une

longue, longue traversée…

– Je ne suis pas sûr de comprendre. Ou j’ai peur de

comprendre. Passons. Je t’écoute.

Sans me quitter des yeux, elle plisse ses paupières, sort

de nulle part une cigarette électronique et en tire une

profonde bouffée. L’effluve est atypique. Je ne saurai dire si

l’odeur rappelle le tabac ou la cannelle. Il y a dans l’air

quelque chose d’organique. Je ne sais pas si je peux dire

charnel. C’est… plus que ça.

– Je suis née et j’ai passé mon enfance dans la peau

d’une gamine provinciale qui a dû grandir plus vite que

187


d’autres. Ne pose pas de question sur mes plus jeunes

années. J’ai grandi. Quitté le trou où je vivais. Pour vivre

dans d’autres lieux plus sombres et parfois plus glauques

que les mots ne peuvent le décrire.

– O.K. Je n’insiste pas. Mais cela n’explique pas ce que

je vois autour de moi.

– Après un parcours singulier, j’ai atterri dans une

maison de Genève dont le nom ne te dirait rien. Disons que

c’est le genre d’endroits où les mâles helvètes montrent les

limites de leur calme légendaire. Et où ma voix de travelot m’a

conféré une assurance particulière. Toujours est-il que ma

route a croisé celle d’un jeune banquier suisse – oui, je sais,

j’accumule les poncifs ! – et que je l’ai accompagné le temps

nécessaire à sa carrière. Cela a duré dix ans. Dix ans de bonne

société à Zurich, où nous avions emménagé. Dieu que cette

ville est morne et conformiste ! J’ai cru que j’allais mourir de

l’intérieur si j’y restais. Un hasard bienheureux a voulu que

mon époux me trompe avant que je n’ai eu le temps de le faire

moi-même. Enfin, techniquement parlant, c’est presque ça…

Valérie tire une longue bouffée de sa cigarette

électronique et me la souffle au visage. Je ne bronche pas.

Son regard de chat est plus perçant que jamais. Le timbre de

voix de cette pétroleuse vibre en moi comme un violoncelle.

Elle est forte. Très forte. Je ne baisse pas ma garde.

– Bon, « Passage par la case divorce. Vous touchez

800.000 Euros » ?

Elle rit. Ouf. Je n’ai peut-être pas perdu la main.

– Oui, on peut dire ça ! J’ai touché un peu plus. Mais c’est

un peu grâce à ce Monopoly que j’ai épousé mon second mari.

Il travaillait dans le cryptage des données informatiques, juste

à l’essor du e-commerce. Bien lui a pris, ses compétences lui

ont permis de se placer comme prestataire référent auprès des

188


majors de la vente en ligne en Europe.

– Tu as eu des enfants.

– Oui. Si on te demande combien et leurs prénoms, tu

répondras que tu n’en sais rien. Compris, p’tit bonhomme ?

– Pigé, grande femme. Et à vrai dire, je m’en tamponne

la cellulite. Poursuis.

– Mon second mari m’a initié aux TIC. J’ai pris goût à

l’aventure numérique et j’ai créé plusieurs start-ups à

succès, dont SEENIQ. Toutes sous pseudonyme ou avec des

prête-noms. Cette discrétion est devenue ma seconde

nature. Puis ma première. Mon mari m’a quittée pour partir

avec une autre femme. Le pire, c’est que je ne l’ai même pas

vu venir. Le divorce est en cours depuis presque un an.

Comme tu as pu le constater, j’ai la possibilité d’accéder à

pratiquement n’importe quelle source de données existant

dans le monde. Je suis une NSA à moi toute seule. Caméra

de surveillance, compte de réseaux sociaux… Et je comble

mes besoins de femme en choisissant des hommes. Choix

délibéré. Aucune place pour le hasard. Aucun grain de sable.

– Il y en a toujours un.

– Crois-tu ? Tu as encore beaucoup à apprendre,

petit… petit… Comment dit-on, déjà ?

Elle prononce un mot que seule ma mère et un vieil

oncle décédé il y a 15 ans connaissaient. Je la tuerai pour ça,

si j’étais du genre à le faire.

– Comment sais-tu ça ?!

Oulaaa. Mon timbre de voix n’est pas gentil tout plein.

On se calme. Si je la mords, elle me mord. Et elle est sans doute

plus carnassière que moi. Sans se départir de son flegme, ce

sensuel gratte-ciel me répond d’un timbre presque inaudible.

– On me l’a dit.

Rien qu’à l’entendre, je sais qu’elle ne plaisante pas. Il

189


serait facile, pour ne pas dire normal, de poser la question

du « On ». Je ne la poserai pas. J’ai compris.

– Tu as du souffrir pour en être là où tu es…

Ma remarque, qui n’avait rien de narquois, la fait sourire.

Mon dieu. Je crois que je n’ai jamais perçu de toute ma vie

autant de bienveillance que celle qui a illuminée un quart de

seconde les deux puits noirs qui me fixent sans ciller. Même

un épagneul français, au retour d’une chasse au canard un

matin de décembre en Sologne, n’a pas ce regard-là.

– Oui, coco, j’ai souffert. Je suis même morte. Mais ça,

c’est une autre histoire.

– Que compte-tu faire, après ton divorce, si ce n’est pas

indiscret ?

– Ça ne l’est pas. Je pars dans quelques jours. Un aller

sans retour pour le Canada. Québec, pour être précis. Je

quitte tout ce que j’ai ici. Regarde bien ce yacht, c’est la

dernière fois que toi et moi y mettons les pieds. Fin de série.

Liquidation après inventaire. On fait les soldes et on part

avec la caisse. Sans regret.

– Tu as un plan de vie, là-bas ?

Elle éclate de rire.

– Un plan de quoi ?! Grand dieu, non ! J’ai préparé mon

départ, mais pour vivre comme je l’entends. Plus de

contrainte. Plus de guide. Plus de garde-fou. Plus de filet de

secours Juste une indicible liberté et l’air frais dans mes

cheveux. Tu ne pourrais pas comprendre.

– Je sais, je suis trop con pour comprendre ça. Merci.

Cela fait plaisir à entendre.

– Ne sois pas susceptible.

– Je ne le suis pas.

Elle se lève de son fauteuil et se penche vers moi.

190


Chapitre Vingt-deux

Le bruit et le chaos.

– Embrasse-moi.

À vrai dire, je ne sais pas si je n’osais pas l’embrasser ou

si l’idée ne m’avait tout bonnement pas traversé l’esprit.

Cette femme est un fantasme ambulant. Et son histoire me

fascine tellement que la perspective sexuelle avait été

reléguée au second rang des priorités.

Un baiser long. Calme. Adulte. Elle embrasse bien. À

mi-chemin entre le baiser de professionnelle et celui de

femme amoureuse. Cocktail envoûtant s’il en est. J’ai

quarante ans passés, je ne suis pas un saint et cette géante

sortie de nulle part me fait passer d’un stade à un autre,

simplement en collant sa langue contre la mienne. That’s

insane. Mais ce n’est pas de l’amour.

Sans quitter mes lèvres, elle me prend par les mains

pour me faire lever. Je la suis. Elle place mes mains sur ses

hanches, tandis qu’une sono démarre comme par magie une

liste de titres musicaux. Dès l’intro, je reconnais le groupe et

la chanson. Radiohead. Creep.

Salope.

191


Elle vise juste à tous les coups.

La flamme des bougies oscille lentement dans les

photophores. Je déteste les slows depuis l’adolescence. Je

déteste danser. Le simple fait d’y penser me met en panique.

Pas ce soir. J’ai l’impression d’être dans un coma ou un drôle

de rêve. Seigneur, Donnez-moi juste un peu de temps…

La suite – prévisible s’il en est – fait partie de ces

séquences de vie qui échappent aux règles ordinaires du

temps, de la mémoire et de la bienséance. Me voici sur un lit

XXL, en train de besogner cet OVNI échassier que je n’ai

même pas le souvenir d’avoir vu se dévêtir. La robe noire git

au sol, comme le linceul du fantôme de la rationalité. Mon

cortex fonctionne sur un mode fascinant et effrayant. Tout

en touchant son corps, je ne peux m’empêcher de

mémoriser le moindre grain de beauté, la plus infime tâche

de peau, la cicatrice à peine visible à l’œil nu. Je n’y peux

rien. Cette nuit, j’absorbe. Tout. Elle. Je passe au travers de

son parfum pour pénétrer son odeur. Je dissèque du cerveau

cette putain d’enveloppe charnelle. Pas que pour

l’apparence. Ce corps, élancé et majestueux, n’est pas mon

idéal. Ni même un fantasme. Je ne peux pas décemment dire

que je suis bien avec ce corps, que des centaines d’hommes

voudraient. Mais il y a quelque chose de sous-jacent, cette

forme floue, cette force indicible qui me fait me rapprocher

de ses pensées à chaque mouvement de reins. Ce que nous

faisons est mécanique et métaphysique. Pourtant, ce n’est

pas de l’amour. Je n’étais pas préparé à cela. Comment

diable ai-je autant d’emprise sur moi à cet instant précis où

je devrais perdre les pédales dans un grognement de

phacochère ? Mystère. Ma partenaire de jeux ferme les yeux,

puis les ouvre, par intermittence. Elle n’est pas femme à

lâcher prise simplement parce qu’un pénis sous plastique

192


tente d’être à la hauteur. Non. Je n’y crois pas. Fuit-elle

quelque chose, entre deux respirations saccadées ? Possible.

Elle veut faire l’amour en silence. Je le sais. Mais la vérité

doit éclater. Sans ralentir le balancier de nos pulsions

hormonales, je penche ma bouche vers son oreille.

– You can run, but you can’t hide.

Oui, je sais, ma vérité est sortie spontanément dans la

langue de Janis Joplin. J’ignore pourquoi. J’ai voulu une fois

de plus faire mon malin. La dilatation de la pupille droite de

cette blonde en CCD d’une nuit que j’honore sans passion,

même si elle n’a duré qu’une fraction de seconde, me prouve

que j’ai raison. Il est probable que je mourrai ce soir ou dans

quelques mois des suites de cette rencontre. Mais si jamais

j’en réchappe…

– Tu es un salaud.

J’adore entendre ça quand je suis en train de jouer à la

bête à deux dos. Surtout quand la femme qui me dit cela me

regarde droit dans les yeux, sans cesser son ondulant

mouvement. Je lui souris. Elle me rend mon sourire. Étrange

relation que celle qui nous unit depuis quelques minutes.

Nous sommes elle est moi dans un état d’entre-deux. Ni

vraiment sur notre garde, ni vraiment dans le lâcher prise.

Je pense à quelqu’un d’autre. Patricia. Il ne faut pas. Je

me suis piégé moi-même. Comme un renard dont la patte

brisée saigne entre les mâchoires métalliques, j’ai mal. Je suis

dans un déni lumineux. Je ressens la douleur, mais continue

à nier l’existence du piège. Je sais que Patricia n’est plus dans

ma vie, et pourtant je pense à elle. Là, sur ce yacht. Avec cette

femme qui n’existe peut-être que dans mon imagination.

Puis l’étreinte se relâche. La sudation l’emporte. Deux

cœurs doivent réduire le nombre de pulsations. Les cages

thoraciques se soulèvent un peu bruyamment, puis

193


retrouvent leur point d’équilibre. Je me relève et quitte la

couche en affectant un calme olympien. La géante attend

que je la quitte du regard pour chausser ses lunettes de

presbyte. Aussi belle soit-elle, la lecture de SMS lui rappelle

qu’elle n’est plus une ingénue. Voir cela dans le reflet d’un

miroir me rassure. J’aime la normalité que cette créature

atypique tente de cacher. Je ne doute pas qu’elle abuse 99 %

de ses relations. Je ne suis pas l’une de ses relations.

La salle de bain est dans la norme de ce que l’on peut

attendre : une compilation de bon goût et de qualité zéro

défaut. Mosaïque beige et brune, robinetterie artisanale,

lumière adaptative qui réagit aux mouvements. J’ai connu

cela. Jadis. Il y a des années. Un détail attire mon attention :

la femme de 50 pieds utilise un shampoing et un dentifrice

des plus courants. Madame Michu en robe Prada. Il y a

quelque chose en elle de maternel, de louve qui veille sur sa

portée et met en avant les besoins de ses proches avant les

siens propres. Une superficialité de façade. Vous feriez un

inépuisable sujet pour une thèse de sociologie, Miss

Trudeau. Mais je n’ai pas ma place dans la vie d’une louve.

Il lui faut un loup. Je n’en suis pas un. Je suis tout au plus un

chien qui attend le soir que sa maîtresse rentre pour lui faire

la fête en jappant. À peine ai-je mis un pied dans la cabine

de douche à l’italienne que la lumière se tamise. La

température de l’eau s’aligne automatiquement sur celle de

mon corps. Surtout, bien se nettoyer de partout. Vestige

freudien ou simple timidité, j’ai toujours eu la phobie de ne

pas être impeccablement propre avant et après l’acte sexuel.

Ce soir plus que jamais.

Je sors de la salle de bain quelques minutes plus tard. La

longiligne silhouette blonde est dehors sur le pont. Elle me

tourne le dos, face à la mer. La chemise tunique blanche

194


qu’elle a enfilé tranche singulièrement avec la robe noire de

son accueil. Il y a comme un signe de rédemption dans ce

changement vestimentaire. Mon amante éphémère fait cette

nuit un acte symbolique. Je suis un adieu pour elle. Ou

plutôt un nouveau départ. Mieux. Une gare de triage. Je

m’approche lentement et me place à côté d’elle. J’aimerais la

serrer dans mes bras, mais ce n’est pas ce qui est écrit. La

différence de gabarit rendrait le spectacle grotesque. Elle

n’aimerait pas cela, de toute manière. Enfin, si. Une part

d’elle en crève, j’en mettrai ma main au feu. Mais elle ne veut

pas céder à la moindre démonstration d’affect – et je

respecte son choix.

– Tout est si calme. Si beau.

– Mais rien ne dure, n’est-ce pas ?

– Ne m’en veux pas. Je n’y peux rien, crois-moi.

Elle semble sincèrement navrée. Je n’aime pas ce que je

sens monter en moi.

– Tutto va bene, ragazza. Je ne te demande rien. Je

partirai quand tu me le diras.

– Tu es un homme bien et tu es beau, …

Rhaaa. Ses cordes vocales vibrent un peu plus que

nécessaire lorsqu’elle prononce mon prénom. Elle tire une

bouffée de sa cigarette électronique comme s’il s’agissait

d’un narguilé.

Les lumières de la côte scintillent. Je sursaute devant

l’évidence.

– Je rêve ou le navire a bougé ?! Nous étions derrière

l’île, à mon arrivée !

– Bien vu, Sherlock. Le yacht dispose d’un pilotage

automatique pour bouger en mode électrique à basse

vitesse. Je peux le mouvoir depuis mon smartphone. J’avais

envie de voir la Croisette, et je me suis dit que toi aussi.

195


– Merci de cette attention. Quel bûcher des vanités, ce

festival. Tous ces gens qui n’existent pas, adulés par des

groupies incultes ou désargentées. Enfin, c’est un mal

nécessaire, je suppose.

– Ne sois pas méprisant. J’ai pratiqué ces vanités plus

souvent que toi tu n’as changé de caleçon.

– TU SAIS CE QU’IL TE DIT, LE SANS-CULOTTE ?!

Le rire de la blonde insensée résonne dans tout le yacht.

Elle prend ma main et m’attire vers l’intérieur.

– Tu es un nain immature doublé d’un éjaculateur

précoce. Viens.

Et moi, comme une andouille, je ne pense même pas à

la gifler pour m’avoir traité d’étalon de taille lilliputienne. Je

vieillis.

Nous repassons une seconde fois à l’horizontale. Tiens,

madame a une tâche de naissance en forme de code IRQ.

Amusant. On dirait presque un tatouage, mais non. Je sens

la fêlure sous la peau. Ses seins siliconés, également. Une

première, pour moi. Faire l’amour à un spécimen estampillé

Top Model retouché au bistouri est un plaisir premium. Un

peu comme se voir offrir un coffret de pilotage de Ferrari au

centre d’essai de Monza. J’ai la carrure d’Ayrton Senna.

C’est déjà ça. Sauf que je suis juste équipé pour conduire une

Twingo. Attention à la prochaine chicane. Le coït qui suit

de près le premier a les attributs d’une suite de film

d’action : si l’on vise la surenchère, on est forcément déçu.

Je reste dans l’euphémisme. Les meilleures suites sont celles

où le héros devient sentimental – ou se fait tuer. La grande

mort n’ayant pas succédé à la petite. La basketteuse se fait

plus humaine. Moins sexuelle, en quelque sorte. Nous voici

côte à côte, lovés l’un contre l’autre comme un impossible

vieux couple. Elle blottit sa tête contre moi. Je respire

196


lentement sa crinière, que je caresse de ma main disponible.

Conscient que toutes ces jolies phéromones ne seront pas à

moi. Nos mains sont emboitées, doigts contre doigts. Je sais

que je mens. Que je me mens. Je n’ai pas de sentiments. Les

jointures de nos phalanges blanchissent, avant que je ne

prenne sur moi de desserrer notre poignée. L’installation

audio de la chambre diffuse « Calling you ». Jevetta Steele.

La bande-son aura été en tout point parfaite.

– Tu devrais…

BAAAAAAOUUUUUMMMMWWWWMMmm !!!

La déflagration fait vibrer jusqu’à la double coque du

navire. Les dispositifs de sécurité ferment automatiquement

la quasi-totalité des surfaces vitrées. L’épaisseur des baies ne

laisse guère de doute sur leur blindage anti-armes à feu. J’ai

bondi du lit avant Valérie. Nous assistons nus, impuissants,

à l’inconcevable.

– Oh, mon…

… Dieu. Dieu est aux abonnés absents.

Le Palais des Festivals de Cannes s’est effondré suite à

une énorme explosion. Un bon tiers des enseignes de la

Croisette ont été soufflé par le blast.

J’allume la télévision. Le téléphone de Valérie sonne

comme les cloches de Westminster lors d’un couronnement.

Je me mets volontairement en retrait pour ne pas écouter ses

conversations.

La multitude de chaînes de télévisions présentes à

Cannes rend la situation poignante. J’ai mis par défaut une

chaîne d’information en direct. Les images montrent un

chaos indescriptible, à quelques encablures seulement de

notre abri flottant. La mine décomposée et le regard presque

hagard du journaliste parlent d’eux-mêmes.

« … Le toit s’est d’abord effondré, avant que l’aile Est du

197


bâtiment ne bascule vers la façade, emportant avec elle le

célèbre tapis rouge. Festival oblige, des centaines de

personnes, des Cannois, mais aussi des touristes venus du

monde entier étaient présentes et ont été écrasées. Une

explosion de forte intensité a été entendue et des flammes

d’une ampleur considérables ont jailli de toutes les issues du

Palais. Il est impossible à l’heure où nous vous parlons de

savoir qui parmi les festivaliers, les organisateurs, le jury et

toutes les stars présentes a été blessé ou pire, mais on peut

d’ores et déjà parler d’hécatombe. On peut malheureusement

parler de probables dizaines, voire centaines de victimes. La

dépêche vient de tomber : l’attentat, s’il s’agit bien d’un

attentat, a été revendiqué par… »

– Il va falloir que tu partes.

Le couperet tombe. Comme ça, sans prévenir. En même

temps, je ne m’attendais pas à un petit déjeuner sous la

couette.

– OK. Je m’habille. Tu as pu joindre ton équipage ?

– Oui, la vedette sera là dans dix minutes. Ça ira, toi ?

– Ne t’inquiète pas, je suis un grand garçon. Et puis, ce

qui se passe a pour moi comme un goût de déjà-vu. J’en suis

à mon second attentat en six mois. Cela fait quand même un

drôle d’effet…

– Je comprends. Tu as des amis à contacter ?

– Les réseaux sont saturés, j’ai envoyé quelques mails.

Pas de réponse pour l’instant.

Je reste planté là, devant elle, les mains posées sur une

commode. Un drap de bain noué autour de ma taille me

rend présentable pour la prochaine phase.

La sortie.

198


Chapitre Vingt-trois

Les chiens de chasse

Une odeur de brûlé perce à travers les embruns. L’air

marin est chargé de résidus de pétrole et de suie. En homme

avisé, le capitaine du yacht m’amène en canot, non pas à

mon point de départ, inaccessible vu la cohue, mais en

direction opposée, vers Antibes. Les émotions et les chocs

successifs du canot contre les vagues me donnent la nausée.

Mon estomac se convulse. Bingo ! Penché sur le bord du

Riva comme un prêtre au-dessus d’un enfant de chœur, je

gerbe. De toutes mes tripes. Adieu, veaux, vaches, cochons,

poulets et champagne. Mon haut-le-cœur va puiser dans

mes entrailles jusqu’à mes testicules. Aucun doute sur ma

fibre écologique : je viens de nourrir les poissons de la

Méditerranée avec un bon repas bio. Et chaud. Même pas eu

besoin de le réchauffer, en plus. Les mains agrippées au

bastingage, je fais un geste pour l’environnement, en

somme. Je suis le nouveau Nicolas Hulot. Ma chemise

blanche maculée comme l’hymen d’une fillette turque de 12

ans en est la preuve. Débarquement à la plage de la Salice.

Peu ou prou déserte. Je ressens la même pesanteur que lors

199


de l’attentat du métro. Ce n’est pas la peur qui tient les

Antibois loin du bord de mer. C’est l’incroyable. La

démesure. La fin de toute chose. La France, qui croyait avoir

tout vu, vient de connaitre son 9 septembre 2001. Un peuple

entier est tétanisé par l’ampleur de la barbarie. Je ne fais pas

exception à la règle. Le cynisme n’a plus cours. Ce n’est pas

le moment. La torpeur collective a un avantage : l’arrivée du

hors-bord a battu un record de furtivité.

– Descendez. On vous raccompagne chez vous.

Une berline noire fait un bref appel de phares. Je salue

le marin d’un geste de la main et remonte sur le quai. Le

chauffeur descend de voiture et m’accueille d’un hochement

de tête. À cette heure-ci et au vu la situation, je ne pose plus

de question. Les gants et la douceur avec laquelle ce pilote

ouvre et ferme la portière témoignent de son

professionnalisme. L’homme est un chauffeur de grande

remise, et je suis prêt à parier que son CV l’a fait passer par

la case protocole, pour le compte de la République ou sous

les ors d’une quelconque ambassade. Le retour sur Cannes

est incroyablement rapide. La liste des surprises serait

incomplète si j’omettais de citer que nous passons devant un

contrôle de Police, à la sortie de l’Autoroute et que la

maréchaussée arrête un à un chaque véhicule – chose

compréhensible – et s’écarte pour laisser passer mon

transport. Impressionnant. Le chauffeur me dépose devant

mon immeuble et s’éloigne sans un mot. Les sirènes de

police se disputent l’air ambiant avec celles des ambulances

et les rotors des hélicoptères militaires. Je réalise du reste

que leur présence est un bon indicateur du chaos.

L’ascenseur a beau fonctionner, je prends les escaliers.

Dire que je suis crevé est un euphémisme. Plus tard, je

réaliserai qu’on n’assiste pas impunément à deux attentats.

200


Pas maintenant. Allez comprendre pourquoi, mais là, à

l’instant, malgré le sculptural cadeau que l’on m’a offert

dans un luxe que je n’aurais jamais à nouveau, je pense à

quelqu’un d’autre. J’ai une envie viscérale et irrépressible

d’appeler Patricia. Je n’ai plus son numéro. Je l’ai effacé il y

a quelques semaines. À quoi bon ? Je me sens à nouveau vide

et je donnerai cher pour être dans son « plein ». Sans mon

orgueil et ma stupidité, j’aurais pris mon téléphone et parlé

avec NoisyK1. J’aimais plus de choses en elle que mon

cerveau n’a voulu l’admettre. Il suffit parfois de l’erreur de

trop pour que tout bascule. Je sens que je pars en vrille. Il

me faut une nuit de sommeil.

Je rentre dans mon appartement, verrouille la porte et

m’affale habillé sur mon lit. 4H41. Les chiffres verts de mon

radio réveil donnent sans âme l’heure où je dévisse. L’heure

de la folie. L’heure où il ne faut plus penser. Plus croire. Plus

bouger. Juste fermer les yeux et se laisser partir. Sauf que

moi, avec un égo gonflé à l’hélium et un sens consommé de

la connerie à ne pas faire, je lutte. Je veux être le plus fort. Le

plus malin. Celui qui infléchit le destin. Je me relève sur

mon lit, étends le bras et saisis mon ordinateur portable.

Grâce aux réseaux sociaux et aux agents de recherche, je

peux courir après n’importe quel lièvre, traquer n’importe

qui, me joindre à la meute des chiens de chasse. Je veux

retrouver la femme de deux mètres. Je veux me prendre

pour Dieu sans même savoir à quoi il ressemble. Pauvre fou

que je suis.

Les nouvelles interfaces de recherche sont bluffantes. Il

suffit de parler, décrire un mot ou un concept, et la requête

part dans des dimensions infinies. On ne soupçonne pas

encore les conséquences merveilleuses et funestes du passage

aux processeurs quantiques. Le « Quantum computing »,

201


comme on le nomme, fait fonctionner les ordinateurs et tout

objet connecté sur une logique un peu compliquée à

formuler, mais au final simple en soi : Requête = [(Somme de

toutes les requêtes émises sur le sujet) + (Somme de toutes les

requêtes non émises sur le sujet)] / [(Somme de toutes les

requêtes émises sur le sujet) X (Somme de toutes les requêtes

non émises sur le sujet)]. Enfin, je crois.

Par défi intellectuel plus que par attirance, je décide

d’inverser les rôles. J’en ai marre d’être manipulé. O.K, ma

grande. Tu penses tout savoir de moi et tenir les rênes ? Soit.

Passons à la seconde manche.

Le feuilleton des heures qui suivent aurait pu s’intituler

« Génération Wikileaks » ou « Bienvenue en Assangerie ».

J’ai tout cherché. Me suis connecté au darknet via Tor et une

flopée de VPN. Je remue la fange. Ce que je vois me corrompt.

Je n’aime pas cela. Je sens, je sais que quelque chose

m’échappe. Le malaise s’amplifie entre ma perception des

évènements de cette nuit et cette petite voix à peine audible

mais bien présente, qui me dit de ne pas poursuivre. On

devrait toujours écouter cette voix-là. Le problème, c’est que

cette voix, je préfère la faire taire à grands coups de verres

d’alcool de verveine. Tiens, c’est vrai, j’ai oublié de parler de

la verveine magique. Lorsque je suis sorti de l’hôpital pour

récupérer mes affaires dans mon studio, j’ai trouvé une

bouteille de ce spiritueux. Je suis sûr de n’en avoir jamais

acheté de ma vie. Et pourtant la bouteille, une sorte de carafe

de style baroque, était rangée dans mon placard. Peut-être

est-ce un cadeau de ma mère avant de mourir. À vrai dire, je

m’en moque. Je vide un verre. Puis deux. Le troisième

commence à taper. Je crois avoir trouvé ma chère Valérie. En

la personne d’une gamine brune, cheveux courts, regard

triste. C’est elle. Quelques points de reconnaissance faciale

202


plus tard, j’avais un parcours plus précis. Avec une mère en

train de clamser de son crabe et un mari sur lequel je mets un

visage. Loin de l’image que j’aurais pu m’en faire, du reste. Un

petit homme assez quelconque. Pas une gravure de mode. Pas

un grand marrant, mais un type qui respire la stabilité. Un

physique digne de Napoléon Bonaparte. Moi, si j’étais plus

méditerranéen. Et moins insipide. Et avec des tripes. Je bois

un dernier shot cul-sec. J’appelle 2Tall2fall. Je fais la connerie

de ma vie.

203


204


Chapitre Vingt-quatre

Jamais deux fois.

Une cloche tibétaine. Petite. Mais lourde. Grave.

Pesante. Ce qui se passe entre mes deux oreilles vibre. La

sensation est réelle. Comme si je passais un mur d’eau. J’ai

beau avoir Dame Trudeau en ligne, j’ai l’impression d’être

dans une autre dimension. Pas bon, pas bon, ça. Faisons

bonne figure. Après tout, je maîtrise, non ?

– Valérie, c’est moi. Comment vas-tu ? As-tu des

connaissances parmi les victimes de l’attentat ?

– Non. Ce qui en soi est presque un miracle. Tous mes

proches étaient à l’abri. Beaucoup se sont inquiétés pour

moi, en revanche.

Un infime trémolo dans les cordes vocales. L’attentat l’a

secouée, même si elle le cache bien. Je reprends

l’interrogatoire.

– Tu es sûre que tout va bien ?

– Oui, mon petit ! Tu me prends pour Mère Térésa ou

pour ta mère ?!

– Ce n’est pas drôle. Moi, ça ne me fait pas rire.

– Arrête de suite. Tu es aussi cynique que moi, mais tu

205


n’as pas les tripes de l’admettre.

– J’ai été cynique. J’ai changé.

– Si tu le dis. Bon, tu ne m’as pas appelée pour enfiler

des perles, alors accouche. Je n’ai pas toute la journée, moi !

– Pardon, votre Altesse. Bon, Je crois que tu as encore

deux ou trois zones d’ombres à éclaircir, avant de me

prendre davantage pour un imbécile congénital.

– Ça dépend de toi. Et je n’y peux rien si tu as toujours

crains de ne pas être à la hauteur de ton père.

Salope. Elle ne perd jamais une occasion d’appuyer là

où ça fait mal. Je lui renvoie la politesse en lui envoyant coup

sur coup une demi-douzaine de liens pointant vers des sites

de « vieux souvenirs ». Je la sens en suspens une minute.

– T’es pas si con que tu en as l’air.

– Bon, on fait quoi, maintenant ? On n’est pas censés se

revoir, mais…

– Oui. Il y a un Mais.

– Puisque tu pars sans retour et que je n’ai pas vocation

à t’accompagner, si on se voyait une dernière fois ? Une

journée, rien que toi et moi. Et pas dans un yacht aux

premières loges d’un massacre.

– Pourquoi ferais-tu cela ?

– Disons que j’ai besoin de traiter bien quelqu’un qui

n’est pas là et ne peut l’être et que toi, tu as besoin que l’on

te traite bien. J’ai vu certaines photos. Je sais que c’est toi

dessus. Ose dire le contraire.

– La vérité est celle que tu voudras bien créer.

– Cesse le discours ésotérique, veux-tu ? À la longue,

c’est un peu pénible.

– Apprends à croire en toi et tu verras ce qui est

réellement pénible.

O.K. Claque dans ma face. Merci. J’allume

206


machinalement la télévision, pour suivre ce qui se passe

dehors. Les toits de Cannes résonnent des vibrations des

hélicoptères de combat. Des hélicos lourds. Militaires. Fait

inédit sur la Côte d’Azur. J’ai coupé le son. Les images

suffisent. Le bilan évoque déjà 1582 morts, sans compter des

milliers de blessés et des dizaines, voire centaines de

personnes sous les décombres. La partie commerçante de la

Croisette et une aile du port du Suquet ont été rayées de la

carte de la ville. Hollywood est décimé : l’industrie

américaine a perdu une bonne moitié de ses réalisateurs

emblématiques et de ses icônes de blockbusters. Sans parler

des producteurs. Les cinémas international et européen

pleurent ici un réalisateur chilien, là une jeune étoile

montante chinoise, fauchée en pleine ascension. Côté

français, nous perdons la même donne, plus une ministre de

la Culture, le Maire de Cannes, et des dizaines de factotums,

parasites mondains, représentants des médias et figures

populaires du grand écran et de la petite lucarne. Tant de

souffrance, tant de haine, tant de sang. Mon cerveau ne

pense plus. Il prend directement le contrôle de mes lèvres

pour exprimer une idée d’une rare ineptie.

– Passons une journée ensemble en Italie. Lac majeur

ou similaire. Je m’occupe de tout. Une belle histoire, de

beaux souvenirs et chacun reprend sa route.

– D’accord. Laisse-moi quelques jours pour

m’organiser, afin de pouvoir disparaître aux yeux du

monde. Mon ex a mis des enquêteurs privés à mes trousses,

pour espionner tous mes faits et gestes. Les gens de

confiance dans mon entourage se comptent sur moins que

les doigts d’une main.

Je suis presque contrarié qu’elle accepte. En mon for

intérieur, une réponse négative m’aurait arrangé. Plus je

207


prends le contrôle, plus quelque chose s’emballe

confusément en moi. Je le sens. Je le nie, mais je le sens. Le

soleil se lève. Il faut que je dorme. Inutile d’appeler mes

patrons et collègues de l’agence. Soit ils sont morts ou

hospitalisés, et je n’y peux rien, soit ils sont sains et saufs, et

on y verra plus clair demain.

Dormir.

Oublier.

Partir.

208


Chapitre Vingt-cinq

Jeûner et vomir.

DRIIIIIIIIIIIIIIIING ! DRIIIIIIIIIIIING ! Mon rêve fait

un bruit de sonnette. Non. Pas mon rêve. Ma tête. Non. Pas

ma tête. Mon portable. J’ouvre les yeux. Il fait largement

jour. Trop de soleil. La sonnette continue. Ce n’est pas mon

smartphone. On sonne à ma porte. Mon corps est en pleine

zombification. J’ouvre la porte, sans regarder par le judas.

Michel Attias. Mon boss. J’ouvre la porte et le laisse entrer.

– Content de te savoir en vie ! J’ai essayé de te contacter

hier, mais impossible de t’avoir au téléphone. Ça sonnait

soit occupé, soit dans le vide.

Je ramasse machinalement mon portable qui a glissé

par terre durant mon sommeil. Il est 10 heures du matin. Je

ferme la moitié des rideaux. Trop de lumière.

– Tout le monde va bien, à l’agence ? Personne que l’on

connait parmi les victimes ?

Attias semble soulagé d’entendre ma voix. Le regard qu’il

pose sur moi, réellement concerné, me ramène sur terre. Il

n’y a pas que mon ego et mes problèmes de cul autour de moi.

Je fais un geste à mon patron, qui s’assoit dans mon fauteuil.

209


– Tout le monde va bien à l’agence. Tu sais, comme

tous les Cannois, on a tendance à se mettre un peu en retrait

du festival, le soir. Nous étions chez nous quand c’est arrivé.

Je m’inquiétais pour toi, car tu n’es pas du genre à ne pas

répondre aux appels. En revanche, nous sommes au

chômage technique : l’explosion a soufflé la devanture de

l’agence. Les deux vitrines ont explosé, comme presque

toutes celles aux alentours, sans parler des fenêtres des

immeubles. Le périmètre est bouclé par la Police, l’Identité

judiciaire, etc. Patty, la serveuse du SafeWay, Peter et son

copain, les deux gars du magasin à l’angle de la rue, sont

morts.

– Mon dieu, les pauvres. Patty était une gentille fille, en

plus. Vu les dégâts, il y a des chances que l’on apprenne

d’autres décès. Quel cauchemar… Il me faut un café. Fort.

Je t’en fais un ?

– Oui. Au fait, où étais-tu, hier soir ?

– Je n’en sais trop rien. Quelque part, perdu en

Absurdie…

Le bourdonnement de ma cafetière à dosette fait office

de diversion. Attias a le tact de ne pas insister. J’apprécie. Je

lui tends un verre rempli à ras bord de fuel, avec trois sucres

dedans. Je connais son goût de juif séfarade pour les

douceurs. Michel goûte sa boisson sans mot dire, et me

lance un sourire fatigué.

– Bon, vu le merdier, je vais bosser chez moi avec mon

ordi, histoire de gérer les urgences avec les syndics s’il y a

lieu. Ta présence n’est pas nécessaire, prends quelques jours

de congé. On y verra plus clair la semaine prochaine.

La grande carcasse se déplie et prend congé de moi. Je

bois mon café et regarde par la fenêtre. Quelle connerie, la

vie. Mon portable se remet à sonner. Message Texte.

210


– OK POUR DEMAIN. RECUPERE MOI SUR LE

PORT DE GENES. ITALIE. 8H. DIRECTION BELLAGIO

ENSUITE. TU AS UNE JOURNEE. ESTIME-TOI

HEUREUX.

Merde. Il faut encore que je sois à la hauteur de ce

fantasme qui vire au mauvais psychodrame. Je surjoue pour

me donner des allures de gars virils, de loup solitaire au cuir

endurci. Je boxe tout au plus en catégorie poids mouche et

veux me faire passer pour Mohamed Ali. Je n’ai pas la

carrure. Tant pis. Il faut que j’assume. Mon moi profond sait

que je ne fais pas ce que fais par plaisir, mais bien par

désespoir. Un désespoir cynique qui porte le masque du

charme et d’une assurance qui n’est pas la mienne. Kipling

me revient à l’esprit. « L’homme qui voulut être roi ».

Impossible de se sortir de là.

J’allume mon ordinateur et me livre à sport favori.

Foutre ma vie en l’air.

Une heure de sérendipité et d’hésitations plus tard, me

voici heureux utilisateur pour demain d’une Mini, louée à

prix d’or chez un prestataire. Je décide aussi de trouver une

chambre d’hôtel même si je n’ai plus envie de ce jeu. Une

suite avec vue sur le lac. Le prix est très raisonnable, car j’ai

déniché une promo de dernière minute. Mais c’est un prix

lourd pour mon budget actuel. Je réserve quand même.

Embrasement imminent de ma carte de crédit. Je sais que je

fonce droit dans le mur. Je le sais, bon sang ! Renoncer ou

poursuivre. Charybde et Scylla. Je ne suis pas près d’aller

faire du yachting dans le détroit de Messine, moi.

Je suis crevé. Il faut que je me recouche. Ne plus exister.

Jusqu’à demain.

Nous somme demain.

6H15. Je suis sur l’autoroute de la Turbie. Direction

211


l’Italie. J’ai eu le nez creux hier après-midi d’aller chercher

le véhicule le soir avant la fermeture. Je n’avais pas conduit

de Mini Cooper S auparavant. Encore un vieux fantasme qui

se réalise. Je suis de moins en moins enclin à réaliser mes

fantasmes : la voiture est certes maniable, mais mon dos

souffre, et pour être franc, je ne m’y sens pas à ma place. Ce

genre de jouets vient trop tard. Ou trop tôt. En tous cas, je

ne me sens pas moi-même au volant de cette petite bombe.

Je rêve d’un SUV fabriqué en Roumanie. Moins clinquant.

Plus réel. Moins adolescent. Je conduis comme un abruti, et

mes points de permis vont sûrement me faire défaut avant

d’avoir passé la frontière. Je me suis couché tôt hier, vers 21

heures, après avoir préparé un sac kit de survie : un pull, une

chemise, une paire de chaussure de ville, mon nécessaire de

toilette et mon appareil photo, on ne sait jamais. Sans

oublier les préservatifs qui n’ont pas quitté ma poche depuis

le yacht. Entre adultes consentants, on peut jouer avec le

corps, le cœur, mais on ne joue pas avec le sexe. Hors de

question de mettre ma santé ou celle de quiconque en

danger pour quelques secondes d’inconscience. J’ai toujours

été un paranoïaque de la capote. Il n’y a qu’une seule femme

avec qui j’aurais aimé faire l’amour entièrement nu dès la

première fois. Elle le sait. Je ne le sais pas. Une petite heure

suffit pour aller de Cannes à la frontière italienne via

l’autoroute. Je découvre cette route. Elle est à la fois belle et

un brin angoissante, au moins dans la partie adossée à la

montagne. En revanche, dès que l’on voit la mer, c’est une

renaissance. Surtout avec le soleil levant. Pas tip top pour

conduire, car la lumière m’éblouit, mais ce soleil me rend

vivant. J’ai bien révisé ma leçon. Je veux me montrer en

parfait gentleman. Les premiers tunnels italiens, ouverts

côté mer par des arches, me font penser à la scène

212


d’introduction de « Quantum Of Solace », un James Bond

avec Daniel Craig. Lumière. Ombre. Lumière. Ombre.

L’une et l’autre existent. Sans jamais parvenir à décider qui

doit être. Une synthèse de ma vie. L’Italie est pour un

Français non initié un pays surréaliste. Une sorte de douce

folie qui sera restée bloquée dans une faille temporelle.

Curieux mélange de joies plébéiennes, d’innovations,

d’excès, de mélancolie et de noblesse fatiguée. Tout en

slalomant entre les camions, j’admire le paysage. La Riviera

ligure, pourtant si proche de la nôtre, semble s’être échouée

sur les années 80. Ici, pas d’immeubles luxueux en bord de

mer, pas de villa somptueuses avec piscine à débordement.

Je vois des serres, beaucoup de terrains maraichers.

L’habitat de la côte lui-même est cocktail pas toujours

digeste. Sorte d’agglomérat d’immeubles de plan courant

actualisé et de demeures de maîtres sur le déclin, avec

sporadiquement un bâtiment d’architecte sans lien avec

l’urbanisme environnant. D’après le GPS de mon

smartphone, je suis largement dans les temps. Il y a une aire

d’autoroute à deux kilomètres. Un café me fera du bien.

Que dire des aires de repos transalpines ? Ma foi, c’est

une expérience à tenter. Le routier maussade ou la mère de

famille débordée par sa marmaille qui se déverse du

monospace confluent directement à la caisse, où l’on paie

avant de commander au comptoir. L’anti-zinc à la française,

en somme. Je fais la queue et commande, dans un italien de

cuisine, un café long (Americano, pour le serveur) et un

panini au poulet. À cinq euros pièce, ce morceau de sciure

jaunâtre avec une feuille de salade décrépie et une rondelle

de salade sous Prozac est une escroquerie. J’ai faim et besoin

d’arrêter de cogiter à vide. Deux raisons suffisantes pour me

caler l’estomac. Ma collation en mains, je m’attable dehors.

213


Deux types, la cinquantaine bedonnante, dévorent des yeux

une belle femme, sans doute la trentaine, au corps de déesse.

Robe moulante blanche et paire de lunettes

surdimensionnées Dolce & Gabanna. Une bombe russe, si

j’en vois la plaque de la Porsche dont elle descend. Je suis

surpris par sa chevelure, blonde, très épaisse et frisée. Je ne

vois pas d’où je suis si elle arbore des dreadlocks, mais l’effet

est saisissant. Comme si sa crinière était faite de serpents. Elle

passe devant les deux pourceaux et ôte ses lunettes. Sans

ralentir l’allure jusqu’au restaurant, elle les fusille du regard.

Les jumeaux de grivoiserie stoppent net leurs commentaires.

Pétrifiés. Elle ressort trente secondes plus tard avec une

bouteille d’eau gazeuse. Je la suis du regard. La voiture passe

devant moi. Je peux lire la plaque. M3DUS4.

Le soleil franc annonce une belle journée. L’air est à

peine frais, il fera bon à midi. D’après le site de météo que je

consulte, nous aurons une température pré-estivale, ce qui

n’est pas rare dans la région des lacs en cette période de

l’année. Même si toutes les télévisions, radios et journaux ne

parlent que de l’hécatombe de Cannes, je me sens…

détaché. Pas insensible. Plutôt comme lorsque l’on feuillette

l’album d’un mariage de son ex. Sauf qu’à Cannes, la mariée

est en noir. Je retourne à ce bolide qui n’est pas le mien. J’ai

encore de la route jusqu’à Gênes.

7h55. Arrivée à destination. La cité génoise fait penser

à Marseille et à Toulon. Sans être une belle ville de prime

abord, l’ensemble est moins pire que prévu. On voit que la

municipalité fait des efforts et a investi dans les

infrastructures de tourisme et de transport. Le port est

grand. Le parking le plus proche de l’Aquarium est facile

d’accès. Je me gare en plein air, à deux pas. En fait

d’aquarium, il s’agit d’une grande géode, visible de loin.

214


Je sors mon téléphone pour appeler Valérie. La femme

de 2 mètres me devance. Je décroche en regardant

instinctivement autour de moi.

– Bonjour ! Où es-tu ?

– Partout.

– Très drôle. Sérieusement, où es-tu ? Je suis juste

devant le beau bâtiment carré avec des fresques.

– Tourne-toi.

Je m’exécute. Elle est là, debout, à dix mètres de moi. Je

me demande comment je ne l’ai pas vue avant. Même

silhouette longiligne. Même robe noire. Verres fumés.

Cigarette électronique aux lèvres. Superbe. Mon cerveau

hurle au danger.

– Bonjour. Excuse-moi, j’ai une tête de déterrée. La nuit

a été courte, pas vrai ?

J’ouvre la bouche pour répondre. Elle m’embrasse. Sans

la langue. Je ne sens aucune chaleur, aucune passion. Je suis

à deux doigts de tourner casaque et de filer droit sur Paris.

Mon ego remet le masque. Même dans la séduction, je fais

semblant. Je suis adultérin à moi-même et à mes sentiments

réels. Elle est trop grande pour moi.

Nous marchons jusqu’à la voiture en enfilant les perles.

Faux couple. Vrai vide. Nous avons tous deux cette forme

ultime de désespoir que l’on appelle la politesse. En ce doux

matin de mai, nous n’avons jamais été aussi respectueux de

l’étiquette. Elle me félicite sur le choix de mon véhicule,

affirmant préférer les petites voitures aux grosses

limousines. Je la crois sincère, sur ce point. Le trafic est

fluide en dépit de l’heure matinale. Il est 8H20. Le bruit

rauque du moteur fait sourire ma passagère, qui ne quitte

pas son narguilé de poche. En cinq minutes, l’habitacle est

saturé d’une odeur à laquelle mon sens olfactif n’est pas

215


habitué. La senteur évoque tour à tour le tabac blond, la

barbe à papa et la tarte tatin. Il y a dans ce parfum un

caractère léger et juvénile en total décalage avec la femme

fatale désabusée, perchée sur ses stilettos, assise à ma droite.

– J’aime bien.

Elle rompt le silence. Autant être agréable. Après tout,

c’est pour cela que je suis là, non ?

– Quoi ?

– Ta conduite. Tu fais attention.

– C’est normal, c’est un véhicule de location.

– Je ne parle pas de la route. Tu es attentionné. Tu

mesures tes mouvements. Fais attention à tes pensées. Elles

te trahiront plus que tes gestes.

– Et si nous baissions la garde, pour quelques heures ?

– J’ai besoin de musique. Mets la playlist.

– Qui te dit que j’en ai fait une ?

– Mets-là. Apprends le silence. Tu vas devoir

apprendre à jeuner et à vomir.

Je n’insiste pas et fais jouer le premier morceau. Florent

Pagny. « Mourir les yeux ouverts ». Sous le dégradé de ses

verres teintés, ses yeux de chatte se plissent. Je suis incapable

de dire si elle me juge ou si elle apprécie. Sa dernière phrase

tourne dans ma tête. Jeûner et vomir. Pas au sens propre,

non. Encore que. Le sens symbolique est clair. Il est temps

pour moi d’apprendre la frustration. Et le dégoût. Ou la

purge libératoire, peut-être. Je déteste ce jeu auquel elle joue

avec moi. Mais je veux jouer jusqu’au dernier service. Pas

par luxure. Encore moins par amour. Je veux des réponses.

Même si je ne comprends pas toutes les questions qui se

posent à moi. Nous ne tardons pas à prendre l’autoroute

vers Milan. Plein Nord. Six ou sept chansons se sont

écoulées. La végétation et le relief de montagne tranchent

216


singulièrement avec le littoral. Cannes ne me semble pas

seulement loin dans l’espace, mais aussi dans le temps. Les

kilomètres deviennent des heures, des jours, des semaines.

Je me sens double. L’impression confuse d’être à la fois ici,

concentré sur les grandes courbes ascendantes et ailleurs.

Dans une autre vie. En train de faire la route avec quelqu’un

d’autre. En passager et non en conducteur.

– On peut parler, maintenant ?

– Si tu veux. Mais ne sois pas chiant. Dis les choses

simplement. Tu dois apprendre cela, aussi.

– D’accord. Est-ce que ta vie d’avant te manque ?

– Non. Je n’ai aucun regret.

– Même pas celui d’avoir perdu l’homme de ta vie ? Je

suis sans doute mal placé pour parler, mais a priori, cela doit

être dur, de perdre la personne qui compte le plus dans une

vie.

– Le passé est le passé. Même si je le pouvais, je ne

changerai rien.

– Même si tu pouvais corriger ta plus grave erreur ?

C’est difficile à comprendre.

– C’est justement le jour où tu sais que tu ne corriges

aucune de tes erreurs que tu comprends la vie.

– Je comprends ce que tu veux dire, mais j’ai du mal à

l’admettre.

– Débarrasse-toi de ton ego. L’ego tue tout. L’ego tue le

courage, l’espoir, l’amour. L’ego te tuera, si tu ne changes pas.

Sa voix, déjà grave naturellement, me donne la chair de

poule. La lecture à voix haute de ma nécrologie n’aurait pas

été plus funeste. L’ombre portée de la montagne sur

l’asphalte n’arrange rien. Un ange passe. Ma passagère aux

jambes interminables est recroquevillée sur son siège. Elle

m’observe par le rétroviseur central. Je fais de même. Pas de

217


provocation, pas de combat de pitbulls. Il me faut de l’air

frais. J’entr’ouvre la vitre de mon côté. Vivifiant, à défaut

d’être rassurant. Je remets la playlist. Franck Sinatra. Oldie

but goodie. « The Voice » a un pouvoir sur nous autres

mortels : en quelques phrases chaudes et claires, il apaise

tout. Les tensions, les rancœurs. Une sorte d’ionisateur pour

purifier les lieux clos. Dispositif efficace. Il marche pour à

peu près tout. Sauf la nostalgie.

218


Chapitre Vingt-six

Sine Sole Sileo.

Nous sortons de la zone de montagne, la route se fait

plus droite. Le paysage de part et d’autre n’est guère

différent de celui que l’on trouve en France après Lyon. Le

soleil perce à nouveau à travers les nuages. Le toit en verre

de la Mini nous renvoie une lumière céleste. Allelujah.

2tall2fall redevient plus loquace. Il était temps.

– C’est la première fois que tu fais la route ? Tu sembles

la connaitre.

– À vrai dire, j’ai sporadiquement une sensation de

déjà-vu. C’est idiot, n’est-ce pas ?

– Non. C’est normal.

– Pourquoi ?

– Ton cerveau – ou plutôt ton âme, mais le concept

t’échappe – t’indique ce qui est, ce qui n’est plus et ce qui

peut encore être. Tant que tu n’auras pas accordé les trois,

ton subconscient t’enverra des messages. Plus ou moins

clairs, mais des messages quand même. Un peu comme

l’intrusion des dieux de l’Olympe dans la vie courante,

lorsqu’on lit les récits mythologiques. Si tu veux que cela

cesse, il ne tient qu’à toi de faire le ménage dans ton bordel

219


intérieur. Mais ne demande pas aux autres de faire place

nette à ta place.

– En clair, je la ferme et je relis Homère.

Ma remarque, au premier degré, réactive son sourire de

Joconde. Je profite de l’éclaircie et lui rend son sourire. Je

fais bien, car l’instant d’après, le visage de la géante se ferme

à nouveau, avec un brin de colère en bonus.

– Mince ! Je suis de nouveau sur traceur !

– Moi pas comprendre.

– Mon téléphone est doté d’un programme spécial de

brouillage satellite. En théorie, je suis sur une île de la mer

Egée. Ma couverture est éventée.

– Faut-il s’inquiéter ? Dois-je faire quelque chose ?

– Non. On ne change rien au programme. On va à

Bellagio. Et on en revient.

Je n’avais pas l’intention d’y rester. Voir le lac et

mourir, très peu pour moi. La Cooper avale les kilomètres

avec aisance. Mondovi, Turin, Milan… Un jour, j’aimerais

visiter ces lieux. Le jour où je ne porterais plus de masque.

Le panneau autoroutier Tangenziale Est me fait sortir de

l’hypnose de conduite. J’ai lu Cremona-Piacenza. Crémone.

La Mecque du Stradivarius. Je me demande si Patricia joue

aussi bien du violon que du violoncelle. Elle doit avoir des

gestes souples, élégants. Pensée stupide. Je zappe.

Valérie vapote sans plaisir apparent deux bouffées de

son formol pour bobos, avant de reprendre la conversation.

Je mets Janis Joplin sur pause.

– Tu crois que tu seras un homme, un jour ?

Il n’y a (presque) aucune ironie dans sa question. Je lui

conseillerais volontiers de lire un peu moins souvent

« Psychologie Magazine », mais l’heure n’est pas à

l’escarmouche.

220


– Je pensais en être un.

– Tu sais très bien ce que je veux dire.

– Un homme, un vrai, avec des tripes et tout le reste ?

– Oui. Tu es resté au stade d’enfant.

– J’ai mal vécu la promiscuité avec ma mère, ces vingt

dernières années. Elle a fait son boulot de mère, mais je n’ai

pas su lui dire d’arrêter à temps.

– Elle te manque.

– Non. Sans bravade aucune, elle m’a plus manqué de

son vivant qu’après sa mort. Elle n’a jamais compris ma

manière d’être, toujours dans le passé et les regrets.

– Elle parle encore par ta bouche. Tu restes ancré dans

le passé et hésite à prendre la moindre décision.

– J’ai pourtant pris celle de faire ce voyage avec toi.

– Ce n’est pas avec moi que tu le fais. C’est avec toimême.

Tu es seul dans la voiture, mais tu refuses de

l’admettre. Tu espères une auto-stoppeuse mystérieuse qui

viendrait changer le cours de ton existence.

– Ça ne fait pas un peu cliché, ça ?

– Le cliché, c’est le petit garçon incapable de dire merde

à qui il faut.

Je lui crache au visage le mot de Cambronne. Elle ne

bronche pas. Avec toujours ce regard supérieur qui filtre

sous les cils trop fardés.

– Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ce mot, petit con. Tu

t’es trompé de personne.

Nous passons à proximité de Monza, Seregno,

Oggiono. Le paysage est vert et bien plus plat que je ne

l’aurais imaginé. En arrivant sur Lecco, le relief se fait

soudain plus abrupt. Jolie petite ville, Lecco. Un mélange de

Menton pour l’architecture et Annecy dans son rapport

avec l’eau. D’un commun accord, nous décidons de ne pas

221


nous y arrêter pour être le plus tôt possible à Bellagio. Au

retour, peut-être… La route mène jusqu’au confluent du lac

de Côme. Malgrate, Valmadrera, Onno, Oliveto Lario,

Limonta… Les patelins de carte postale défilent jusqu’à

notre Graal pour un jour et une nuit.

Rouge. Jaune. Rose. Des géraniums et des cyprès.

Bellagio tient ses promesses de rêve facile et de gloire

feutrée. La femme de deux mètres sourit imperceptiblement

alors que la Mini traverse la Via Garibaldi. Nous remontons

lentement vers l’Est de la ville.

– Où allons-nous ?

– Patience, patience…

À mon tour d’arborer un sourire de sphinx. Le pied

léger sur l’accélérateur, je conduis l’équipage jusqu’au

promontoire le plus prisé de la cité. Je tourne à gauche. Une

maison de gardien couvert de lierre. Une barrière rouge et

blanche qui s’ouvre. Puis l’Olympe. Nous sommes arrivés

au Grand Hôtel Villa Serbelloni. Le seul 5 Etoiles de luxe de

la cité. Une splendeur construite en 1873. Murs jaunes,

arcades blanches, stores framboise… Les 4 corps de

bâtiment pourraient rivaliser par leurs couleurs avec les

gâteaux d’anniversaire pour enfants que l’on trouve chez

Marks & Spencer. J’ai bien étudié la brochure avant de

partir. Chose surprenante, les voitures stationnées ne sont

pas toutes, loin s’en faut, des supercars aux couleurs criardes

ou des Range Rover Sport. Fiat 500, Mini, Coccinelle y

côtoient sans complexe le gratin automobile. Je laisse passer

une calèche sombre tirée par deux chevaux blancs à la robe

lustrée de frais. À peine notre carrosse arrêté, un groom en

livrée grise et noire vient à notre rencontre et propose de

prendre nos bagages. À raison d’un sac de voyage par

personne, notre affable serviteur n’aura pas d’hernie discale.

222


Comme le veut l’étiquette – et contrairement à ce que font

la majorité des hommes –, j’entre le premier. Un gentleman

entre toujours le premier dans un lieu public, afin de

préparer le terrain pour sa cavalière. Ceci dit, je me sens

comme un parvenu qui trimballe sa pute de luxe. Ou

comme un gigolo qui voudrait épater sa cliente. Dans un cas

comme dans l’autre, je n’en sors pas grandi. Le hall de l’hôtel

est grandiose. La hauteur sous plafond donne l’impression

de pénétrer dans une cathédrale belle époque, matinée de

baroque. Les peintures, aux motifs floraux pour la plupart

de ce que je vois, sont magnifiques. Les murs, jaunes d’un

côté et bleu de l’autre, portent tous des tableaux plutôt

petits, notamment beaucoup de portraits. Malgré ma

culture générale sommes toutes potable, je ne reconnais

personne. Tapis persans écarlate et marine délimitent les

zones de conversation, autour de guéridons et de fauteuils

soit style Belle Epoque gris bleutés, soit en bois acajou et

rotin tressé aux motifs Liberty. Colonnes en marbre à

chapiteaux décorés à la feuille d’or et piano complètent cet

ensemble au charme désuet.

Je compose un personnage d’habitué de ce genre

d’endroits qui n’abuse personne. La réceptionniste, une jolie

brune d’une trentaine d’années, fait avec tact le scan de nos

papiers. Voyant ma nationalité française et ma résidence à

Cannes, elle présente ses condoléances au peuple français.

Sa gorge à peine serrée et ses yeux légèrement embués

m’émeuvent. Elle est sincère. Je peux bien en faire autant en

la gratifiant d’un « Mille Grazie » spontané. Pour faire mon

intéressant, je sors mon passeport. Qui n’a jamais été utilisé

depuis que je l’ai réceptionné il y a six ans. Ou comment se

ridiculiser aux yeux d’une femme qui a vu plus de pays en

six mois que moi en quarante ans. Le sourire à mes lèvres

223


est aussi faux que toute ma vie. Les muscles de mon ventre

se contractent chaque minute davantage. 2tall2fall n’est pas

dupe, et me susurre à l’oreille une de ses vacheries élégantes

dont elle a le secret :

– Sois toi-même. Tout le monde ici sait que tu te pisses

dessus, mais personne ne notera tes traces.

Quand Audiard rencontre Goethe… La bougresse en

connait un rayon sur les hommes. Dans les méandres de la

gélatine qui occupe ma boite crânienne, je sais que je ne suis

pas ici, avec cette créature, pour quelques heures de

galipettes. Il y a une dimension psychologique à cette

mascarade. Je veux des réponses. À moi. À la vie. À ma vie.

À quelqu’un. La prompte arrivée d’un autre personnel

d’étage, qui nous guide à notre suite, me permet d’éluder les

questions que je me pose. C’est aussi bien ainsi. À l’escalier

majestueux qui rappelle celui de nombreux opéras

transalpins, mais aussi français ou russes, nous préférons

suivre le groom et prendre l’ascenseur. Sans être bluffante,

la suite réservée (qui n’est pas de facto une suite, mais une

Executive Double Room) est en parfaite harmonie avec le

rez-de-chaussée. Moquette vert sapin à motifs cachemire,

commode style Empire en acajou à plateau de marbre de

Carrare… Tout est dans la note. Rien à redire. Il est onze

heures et nous commençons à ressentir la fatigue de la

route. La vue depuis notre chambre vers le lac fait embrasser

du regard un best of de cette luxueuse retraite. La piscine,

avec ses parasols et ses chaises longues rouge et blanc, la

terrasse en belvédère, le parc arboré et la jetée permettant

aux Rivas d’accoster en toute discrétion. Il ne manque que

George Clooney dans ce paysage de carte postale. Si un jour

je me marie, j’aimerais un cadre aussi parfait. Ce n’est pas

inscrit au programme des prochaines 24 heures. La femme

224


de 50 pieds propose de se rafraichir en prenant un bain. À

deux. L’idée ne m’avait même pas effleuré, mais après tout,

pourquoi pas ?

Valérie profite de quelques secondes où je ferme les

yeux pour faire le vide pour retirer sa robe et me précéder

dans la salle de bain, attenante à la chambre. J’apprécie la

pudeur sporadique de cette femme de mon âge. Quelque

part, cela signifie qu’elle n’est pas entièrement pourrie par

les rencontres faciles et le désespoir. À travers la porte, je

l’entends saisir et déplacer des objets, actionner les robinets.

Puis l’eau qui coule.

– Tu n’entres pas dans la salle de bain avant que je te le

dise, O.K. ?

Je reste muet. Ce genre de questions n’attend pas de

réponse. Juste de l’obéissance. J’en profite pour me mettre à

l’aise en retirant chaussures, chaussettes et pull. Le lit King

Size est haut et moelleux. J’ai presque envie de faire une

courte sieste. J’ai un manque patent de sommeil à

compenser. Quand on y pense, les derniers jours sont

surréalistes. Femme fatale, luxe, attentats, road trip… On se

croirait dans une mauvaise série B hollywoodienne. Par

moment, j’ai l’impression de voir un film se dérouler devant

moi. Ou d’être en délire hallucinatoire. Ou dans une sorte

de coma éveillé. Rien de ce qui se passe n’a de rapport avec

la vie « normale », avec le quotidien tel qu’il devrait être. Et

me voici en perdition, sinon en exil, à Bellagio. Mes

paupières closes m’offrent la paix. Quelques secondes.

Quelques minutes. Je voudrais être ailleurs. Libre.

– Tu peux venir.

J’ouvre les yeux. Avec la sensation indicible de revenir

d’un voyage. Je me lève du lit, retire le reste de mes effets et

pousse la porte de la salle de bain. Le style plus moderne,

225


avec des sanitaires et des robinets design ne déçoit plus qu’il

ne me surprend. Normes de confort et de sécurité oblige, la

pièce semble un copié-collé de celle d’hôtels de chaîne de

grand standing. Cabine de douche, WC et baignoire dans le

même espace. Le présent fonctionnel efface peu à peu les

traces d’un passé imparfait, mais plus romantique.

La géante est plongée dans son bain moussant, cachant

la quasi-totalité de son corps. C’est la première fois que je la

vois avec les cheveux relevés en chignon et portant des

lunettes de vue. Son smartphone allumé sur le bord de la

baignoire m’indique qu’elle devait régler ses affaires à

distance avant que je n’entre. Ce simple arrangement

capillaire me fait voir différemment ses traits de visage. Elle

n’est pas superbe, et je réalise que c’est une femme de mon

âge, avec des rides et des traits plus marqués que ceux d’une

étudiante. Cela m’attendrit un peu. Le registre sexuel

m’échappe de plus en plus. C’est donc sans érection aucune

que je plonge mon corps dans cette eau chaude. Je n’ai pas

envie de la baiser. Mais je donnerais tout pour qu’elle me

serre fort dans ses bras. Je me suis trompé de boutique pour

les câlins gratuits. Je rêve fugacement de la compagnie d’un

Leonberg. Un gros chien baveux avec de grosses pattes et un

gros cœur. Je tente sans espoir d’obtenir un ersatz de

sentiments en lui demandant de me savonner un peu.

Valérie me fait un sourire triste et mouille mon torse avec

une éponge de corps. Les pores de ma peau se dilatent peu à

peu. Les mains de la naïade viennent caresser mes épaules.

Ses gestes sont lents, précis, méticuleux. Pas dénués de

sentiments. Juste dénués de sentiments envers moi. Je ne me

plains pas. Je comprends. Notre face-à-face est un concentré

d’empathie. Un couple de miroirs placés l’un en face de

l’autre. Nous sommes deux naufragés, mal assis dans un

226


océan de quelques centaines de litres. Se noyer ainsi sur la

terre ferme, à deux pas du lac… À ce stade, ce n’est plus du

romantisme, c’est du snobisme. Dame Trudeau relève sa

posture. Sa poitrine de la mousse. Pointes dressées.

Sensualité naturellement artificielle. Mes yeux se posent sur

ses seins. Leur texture insensible à la gravité, leur grain

tendu, presque lisse est un pot de miel pour le mâle

hétérosexuel. Peut-être aussi pour certaines femmes. Mon

cerveau perçoit ce spectacle de chair implémentée comme

une planche d’anatomie. Mon cœur ne bat pas plus vite. Je

me penche vers elle, met ma main droite sur sa nuque et

pose mes lèvres sur les siennes. Elle ne se dérobe pas. Je sais

qu’en son for intérieur, elle me remercie pour ce silence. Je

souris. J’ai une boule à la gorge et envie de pleurer. Mettons

cela sous le coup de la fatigue. Il est temps de sortir de l’abri.

Rhabillés et présentables, nous décidons de prendre

l’air. J’ai pris mon Reflex à l’épaule. Vu que je ne reviendrais

jamais ici, autant garder des souvenirs cela en vaut la peine.

Retour à la Mini. Pas de groom magique à l’horizon, cette

fois. Tant mieux. Je me sens plus à l’aise.

– Bon, si l’on attend de se nourrir d’amour et d’eau

fraîche, on ne va pas vivre vieux. Tu as un plan, Superman ?

– Bien sûr que j’en ai un ! Je suis Superman, moi ! Laissemoi

juste le temps de l’inventer…

Ma franchise amène un rayon de soleil au-dessus de

nos têtes. Voyons voir… On retourne Via Garibaldi, j’ai

repéré un petit resto sympa. « Art in Flower », si j’ai bonne

mémoire.

Coup de bol. J’ai une bonne mémoire. Et la chance

revient : une place de parking se libère à deux pas du

restaurant. L’emplacement en lui-même ne paie pas de

mine : un immeuble ancien rosâtre, avec à côté de la porte

227


d’entrée un panneau présentant 24 photographies des plats

de la maison. J’entre en mode macho pygmée et lance au

serveur un « Tavola per due, per favore » bien timbré. Je

choisis une banquette en bois clair, avec une table type

Bistro rectangulaire, qui tranche avec les chaises IKEA en

plastique blanc. Une pâle copie de Mucha orne le mur audessus

de la banquette. La grande femme retrouve le sourire.

Son regard affiche une sérénité rassurante. Sa voix redevient

douce quand elle s’adresse à moi.

– Bon choix. Pour le restaurant. Pour la table.

– Merci. J’ai improvisé.

– J’ai vu. Tu t’en tires bien, pour l’instant. Fais-toi

confiance. Tu es mieux ainsi. Choisis pour moi.

Aïe. Choisir le menu pour une inconnue. Le challenge

type qu’une femme utilise pour tester un homme. J’opte

pour une pizza margherita pour deux en entrée, puis un

poisson avec une sauce au cresson, accompagné de petites

pommes de terre et de roquette pour madame, et des

tagliatelle alla carbonara pour moi. Pas très original, mais il

me faut des hydrates de carbone. Ou une nuit de trois

semaines. À l’autre bout de la salle, une horloge

représentant des papillons fuchsia attire notre attention. La

citation peinte au mur tombe à pic. « L’avvenire ci tormenta,

il passato ci trattiene, ecco perché il presente ci scappa ».

« L’avenir nous tourmente, le passé nous retient, c’est

pourquoi le présent nous échappe ». Flaubert dans une

gargote.

Les mets tiennent leur promesse. Simples copieux et

bons. Que demander de plus ? La conversation qui

accompagne le repas est lisse, sans aspérité. Un café pour se

réchauffer et nous entamons une promenade digestive.

Nous marchons côte à côte. Pas de main dans la main, de

228


bras enlaçant une épaule. Je n’ai pas la bonne stature et une

femme ne met pas ses bras au cou d’un nain de jardin. Nos

pas nous mènent Piazza Don Miotti. Une peinture sur une

façade me fait lever les yeux. Une méridienne, sorte de

rosace utilisée en navigation. J’en avais vu une dans un livre

de nautisme étant adolescent. Avec une maxime en latin.

C’est la journée de la prose murale, on dirait. « Sine Sole

Sileo ». « Sans soleil, je suis silencieux ». Nous sommes

devant le Musée des instruments de Navigation. Le lieu est

encore ouvert, fermeture dans 30 minutes. Cela ne nous

rebute pas. Le musée n’est pas très grand, mais les objets

collectionnés sont d’une grande qualité historique. Un

théodolite, des graphomètres, des astrolabes, une sphère

armillaire du 17 ème siècle, des sextants… Bref, tout ce qu’il

faut pour partir explorer de lointaines contrées, en

affrontant tempêtes et solitude. Un journal de bord, avec

une belle page de garde, sort du lot. Je devrais en tenir un,

pour consigner mes pensées au fil de l’existence. Je suis

peut-être un Ulysse qui s’ignore, écrivant son odyssée sans

idée du retour. Bling. En m’avançant pour regarder de près

la vitrine, mon pied vient de buter sur un petit objet, qui luimême

vient de glisser sur le sol. Je me baisse et le ramasse.

Un bracelet pour homme en argent, neuf ou peu porté. Il

représente trois serpents de formes différentes entrelacés.

On dirait une réplique d’un bracelet antique, grec ou

romain. Je regarde autour de moi. Personne. Je lève la main

pour montrer mon butin au gardien. Il me faut un geste de

négation et me tourne le dos. Bon, à défaut, je le garde.

J’essuie le bracelet sur mon pantalon et le passe à mon

poignet gauche. Je ne porte jamais de bijou, mais celui-ci me

va parfaitement. Après tout, ce n’est pas du vol. Si quelqu’un

le réclame, je lui rendrai volontiers. Les habitants de la

229


région ont le sens de l’humour, quand on y songe. Créer un

musée sur la thématique des instruments de navigation,

autrement dit sur ce qui permet aux marins de revenir à leur

point de départ après être allés au-delà de l’horizon, dans

une zone de lac, il fallait y penser ! En même temps,

l’histoire fourmille de récits de naufrages à quelques miles

nautiques du rivage. Le gardien nous dit quelque chose que

je ne comprends pas. Nous supposons qu’il ferme le musée

et reprenons notre périple.

Bellagio au printemps dégage une magie simple et noble.

L’alternance de ruelles en pente, où se nichent des échoppes

aux pas de porte généreusement fleuris, et d’arcades où l’on

peut circuler à l’abri des intempéries sur le port ravit les

touristes déboulant à l’embarcadère. Je suis surpris par le

nombre de boutiques type « Industria Italiana » qui fait

commerce d’objets en bois d’olivier. Regard masqué sous une

paire de verres fumés, la basketteuse de service met soudain

sa main dans la mienne. Cela n’augure rien de bon.

– Nous sommes suivis, murmure-t-elle.

Sans ciller, je fais mine de me recoiffer dans une vitrine

pour observer autour de nous. Il y a effectivement un

couple, la quarantaine sportive, que nous avons croisé au

sortir de l’hôtel et dans une rue après notre visite au musée.

Pure coïncidence, peut-être. Mais Valérie est ésotérique,

mais pas paranoïaque. Je préfère opter pour une certaine

vigilance.

– Viens, allons prendre deux billets pour aller à Côme.

– Je n’aime pas le bateau.

– Laisse-moi agir.

Quelques minutes plus tard, nous voici devant l’Hôtel

du Lac (en Français sur la façade), face à l’embarcadère de

la navette. Je prends deux billets au guichet. La mini-

230


croisière sur le lac dure environ deux heures. Valérie a ôté

ses lunettes et me fixe. Regard noir interrogateur. Nous

nous installons sur le pont inférieur. Le couple repéré est

également monté à bord. Un groupe de retraités allemands

d’une quinzaine de personnes vient occuper les sièges

autour de nous.

– Go !

2tall2fall n’a pas besoin de développement pour

comprendre. Nous quittons le navire juste avant qu’il ne

quitte le quai, au grand dam du couple qui tente de nous

suivre. Peine perdue. Nous avons été plus rapides. La femme

de deux mètres avait vu juste.

– Bon, Superman, que faisons-nous maintenant ?

– On va prendre la voiture et faire le tour du lac par la

corniche. Désolé pour cette croisière avortée, mais j’ai fait

au mieux. Je n’ai pas réfléchi. Pas trop déçue ?

– Au contraire. Tu as bien agi. Je me doutais de ce que

tu allais faire.

Le soleil de ce début d’après-midi perce de nouveau à

travers les nuages. La lumière donne au lac des reflets irisés.

Et un peu de pep’s dans mon corps de ludion fatigué. Je vais

mieux. Mieux : je vais bien. Je suis ici pour l’instant. La

situation est bonne. Aucun problème insurmontable. Je suis

en compagnie d’une femme belle et cultivée. D’autres sont

en détresse. Moi pas. Juste en manque de quelqu’un. Donc,

tout va bien. Nous ne sommes pas dans une romance, alors

autant faire baisser la pression et apprécier cette forme

particulière d’amitié. Et lui faire savoir.

– Merci d’être ici avec moi.

– Tu me traites bien, j’apprécie.

– Allez, on ne va pas verser dans la sensiblerie. Move

you ass, on part à l’aventure !

231


Le moyen le plus approprié pour prendre la route de

Côme, qui se situe pourtant en-dessous de Bellagio, est de

prendre le ferry Bellagio-Cadenabbia et de descendre la

corniche vers le Sud. Compter une bonne heure ensuite

pour arriver à Côme. Les dieux sont avec nous : il reste une

place pour la navette qui part dans 15 minutes. De quoi

compenser la frustration de ne pas avoir fait la minicroisière

à cause des deux indésirables. La traversée du lac

est rapide, moins de dix minutes. Nous découvrons

Cadenabbia en débarquant. La cité mérite d’être connue,

avec davantage de demeures en pierre blanche et moins de

frontons jaunes que dans les autres villages. La Mini absorbe

mieux que prévu les pavés. Cela nous fera faire des

économies sur les préparations anti-hémorroïdes. Il n’y a

pas de petit profit. La route défile. Au bout d’un quart

d’heure, nous arrivons à Tremezzo. Un panneau nous

indique la « Villa Carlotta ». La demeure est située en

bordure de route et surplombe le lac.

Je gare la voiture sur le parking en contrebas. Il est

possible de visiter la villa et son jardin aujourd’hui. Je doute

par moment d’être accompagné, tant ma compagne est

distante, sinon absente. Si elle parle peu, son regard, lui en

dit long. Elle observe, évalue, scrute. Vu qu’il est déjà

presque 16 heures, mieux vaut commencer par le jardin. La

vue depuis le double escalier qui descend symétriquement

dans l’axe du portail est au-delà des mots. Le portail en fer

forgé, qui n’est pas très large, est encadré par deux colonnes

surmontées chacune d’une divinité. Le triton au milieu du

petit bassin se joue du temps qui passe, occupé qu’il est à

regarder l’ondulation de l’eau. Un faux calme, ce lac. Il suffit

de s’arrêter quelques instants pour sentir sa force, sa

violence. Je n’aimerais pas être seul sur un frêle esquif un

232


soir d’orage sur le lac de Côme. Le parc est fréquenté. Sans

ressembler à une zone commerciale un samedi après-midi,

il y a bien une cinquantaine de visiteurs. Beaucoup de

femmes retraitées. Pas mal d’Anglaises. Botanistes et

jardinières. L’entretien du parc doit coûter une fortune.

Tout ici est taillé au millimètre. Tracé au cordeau. Les

couleurs des massifs font un feu d’artifice : orange, mauve,

rouge, bleu. Si les fleurs ont un langage, à la Villa Carlotta,

ce n’est pas un patois, c’est un espéranto. Un jardinier, un

homme de mon âge avec un tablier vert, passe avec une

petite brouette. Je lui demande si je peux prendre des

photos, il opine du chef, sans même ralentir l’allure. Valérie

est en train d’envoyer des messages avec son smartphone.

Par souci de discrétion, mais aussi un peu par dépit, je pars

en avant à la chasse aux clichés. La patine donne aux statues

de pierre une âme, une essence quasi humaine. Je

comprends que l’on puisse tomber amoureux d’une statue.

Je ne suis pas amoureux de celle que j’ai rencontrée un soir

de massacre azuréen. Une sculpture, nichée au fond du parc,

m’intrigue. Je m’approche doucement, tel un chasseur qui

ne veut pas effrayer sa proie. Je ne m’attendais pas à voir cela

ici. Ni même ailleurs, du reste. La statue présente une

femme, les bras levés vers le ciel, paumes de mains jointes.

Comme un appel vers le ciel. Mais le statue est en fait

composée de trois morceaux. Ce triptyque est tout

bonnement fabuleux. Je comprends comment fonctionnent

les deux pans latéraux, mais au centre… O MON DIEU !

Je prends quelques clichés, juste avant que ma batterie

de l’appareil ne tombe en panne. Et je n’en ai qu’une. Tant

pis. Il me restera ma mémoire. La géante m’a rejoint, sans

même que je m’en rende compte.

– Tout va bien ? Tu sembles un peu secoué.

233


Je ne sais quoi lui répondre. Elle me sonde, regarde la

statue et pousse un profond soupir, avant de reprendre.

– Je vois. Mais toi, tu es sous le choc. Tu ne peux pas

comprendre. Pas aujourd’hui. Il te manque des clés.

– Lesquelles ?

– Je ne peux pas t’en dire plus. Je voudrais, je ne peux

pas. C’est à toi de les trouver. Je ne fais que passer des

messages.

– J’ai bien compris que tu n’étais qu’une sorte de

messager. Mais de qui ? Dans quel but ?

– Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer. Tu es à

l’abri. Rien ne mauvais ne va t’arriver ici. Les plus grandes

douleurs sont derrière toi, désormais.

– Je ne comprends rien.

– Viens. On repart. C’est le moment de partir.

Elle prend ma main à nouveau. Pas de danger, cette

fois. Je la suis. Elle a raison. Il est temps de partir. Direction

Côme. J’ai hâte de rentrer à l’hôtel.

234


Chapitre Vingt-sept

Le sommeil et l’adieu.

Note pour plus tard : revoir ses idées préconçues.

J’ignore pourquoi, mais j’imaginais Côme comme une

petite ville. Ce n’est certes pas une mégalopole, mais avec 85

000 habitants, la cité lombarde a de la ressource.

Puisque le temps presse et qu’aller en Italie sans entrer

dans une église est, plus qu’un sacrilège, une faute de goût, la

femme de deux mètres me suggère de visiter la cathédrale.

Adjugé, vendu ! Fiction de couple dans ce théâtre à ciel ouvert,

Miss Trudeau et votre aimable serviteur sommes là, bras

ballants, devant ce duomo de catégorie B. Une cathédrale

atypique, avec une extension et une tour sur le côté gauche.

Nos voisins transalpins vivent dans deux réalités parallèles :

l’une, celle de l’Italie avec un grand I, cumule les superlatifs

pour attirer les tours opérateurs dans les endroits de premier

ordre que sont Rome, Venise ou Florence. L’autre, la sansgrade,

la modeste, la populaire, regorge de trésors de second

rang. Ces musées, ces édifices, ces cathédrales que l’on

découvre sur place, mais pour lesquels le touriste lambda ne

penserait pas à se déplacer. Ce qui en soi est une bonne chose.

235


Tout se mérite, dans la vie. L’envie comme la surprise. La

surprise comme l’amour. L’amour comme la perte. La perte

comme les retrouvailles. Pour l’heure, nous en sommes à

l’envie. Valérie met son pull sur ses épaules avant de se signer

en entrant. L’intérieur est grandiose : la voûte est couverte de

pavés d’or, qui renvoient de part et d’autre la lumière du jour.

Sans être touché par la grâce, il y a en ce lieu une ambiance

que l’on ressent sans pouvoir la décrire. Les ténèbres reculent

face à la lumière. L’espoir qui remporte l’âpre combat contre

tout ce qui détruit les âmes et les cœurs. C’est étrange. Je sens

une énergie dans mon corps. Une sorte de chaleur, concentrée

sur mes poignets, le gauche, surtout. Est-ce cela que les

croyants nomment la foi ?

Sans réponse d’un esprit supérieur, je regarde Valérie.

Et j’ai droit à un miracle, ou ce qui s’en approche : je la vois

contempler le plafond, yeux grands ouverts, avec un regard

dépourvu de toute méfiance. Pour la première fois, je vois

cette femme étrange baisser sa garde et n’être qu’elle-même.

Peu importe qu’elle ne le fasse pas pour moi. Mon statut de

pion sur son échiquier est acté. Le fait qu’elle puisse ainsi

poser certains poids qui lui pèsent, même si cela ne dure que

quelques secondes, apporte un peu de réconfort. J’ai fait

connerie sur connerie depuis mon inscription sur SEENIQ,

mais voir cette femme heureuse me met sur la voie du

purgatoire. Le paradis attendra. Ou pas. Sur le pupitre près

de l’entrée de l’église, je tombe sur une brochure du

funiculaire reliant Côme à Brunate. Il y a un dénivelé de

500 mètres, et un panorama à couper le souffle, qui permet

au regarder d’embrasser le lac, mais aussi le cirque

montagneux jusqu’à la Suisse. Nous pouvons y être dans dix

minutes. Ma blonde amie prend le prospectus que je lui

tends. Nouveau sourire. Je viens de marquer un point. Nous

236


sortons prendre l’air, le parfum d’encens répandu dans

l’église commence à me donner la migraine. Nous avons un

peu de temps devant nous avant de prendre le funiculaire.

La géante souhaite que l’on trouve une terrasse au soleil

pour prendre un thé. Saine initiative. Nous trouvons notre

bonheur à deux pâtés de maison de la Piazza de Gasperi,

point de départ du funiculaire. À peine sommes-nous

attablés qu’une serveuse, joli minois et tatouages couvrant

ses deux bras et épaules dénudées, vient à nous en parlant

un français impeccable. Je la complimente. Elle a fait ses

études à Grenoble durant trois ans. Valérie commande un

thé au jasmin, j’opte pour un cappuccino. Nos boissons

nous sont apportées en moins de deux minutes. Une telle

célérité se fait rare, des deux côtés des Alpes. L’infusion du

thé me donne l’occasion de questionner ma partenaire sur

certains points que j’entends clarifier.

– Valérie, j’aimerais savoir une chose : comment peuxtu

être aussi sûre de tes propos sur les gens que tu croises ?

N’as-tu pas peur de te tromper et de blesser sans le vouloir

les gens qui t’écoutent ?

– Viens-en au fait. Je te sens tourmenté depuis la Villa

Carlotta.

– Le petit con se demande ce qu’il va devenir.

– Un homme bien.

– C’est gentil, mais imagine que tu te trompes. Que je

ne parvienne pas à mener la vie que je souhaite. Que se

passera-t’il ?

– Rien. Cela n’arrivera pas. Tu es déjà en route. Tu es

en pleine traversée, mon coco. Mais tu ne sauras qui tu es

qu’après coup. Tu te réveilleras un jour et la réponse à ta

question sera là, devant toi.

– Mouais…

237


Mon incrédulité – ou mon ego – est tenace. C’est un

truc de mecs, d’être borné devant les évidences. À croire que

tout petit, dès le primaire, on doit nous apprendre à pisser

plus haut que les autres et à nier les faits, surtout lorsque

l’acceptation nous permettrait de mieux vivre. Nos boissons

ingurgitées, nous nous dirigeons vers le funiculaire. Le

fronton en brique rouge du bâtiment d’accès a été très bien

restauré. La cabine ascendante arrive quelques secondes

seulement après que nous ayons pris nos tickets. Il n’y a que

six personnes qui souhaitent atteindre le sommet, nous

inclus. Je ne suis jamais monté dans un funiculaire, c’est une

première. Idem pour la femme de deux mètres. Comme à

son habitude, elle ne dit rien, et d’un geste, me fait mine de

me taire. Le décalage entre nos conversations par messages

naguère et son goût, pour ne pas dire son obsession du

silence depuis ce matin, me dérange. Je me sens exclu, mais

je ne sais pas de quoi. Elle ne semble pas agir par mépris ou

par arrogance. C’est autre chose. Elle se comporte parfois

comme si elle menait deux vies en même temps : l’une au

dehors, et une, pour elle seule. Je serai incapable de vivre au

quotidien avec une femme pareille. Je sais pourtant, à

travers ses confidences sur son bateau, qu’elle est capable

d’un amour hors normes. Elle a aimé son mari. Pour être

ainsi, la rupture a dû la ravager. Perdre son amant, son

meilleur ami, son frère, son compagnon, bref, l’homme

d’une vie doit être une épreuve terrible. Je n’ose imaginer la

souffrance. On devrait tous pouvoir épouser et vivre cent

ans avec la même personne. L’unique. Pour être franc, je

n’aime pas ce que je suis en train de penser. Depuis l’attentat

du Palais des festivals, j’ai un mauvais pressentiment sur la

femme de ma vie. Et la grande blonde qui regarde la cabine

monter n’est pas cette femme.

238


L’ascension est rapide. Le funiculaire se fraye un chemin

quasi rectiligne entre les arbres. C’est beau. Et apaisant.

Arrivés au terminus, nous jouons les touristes, bouche

bée devant la beauté du point de vue. Le panorama est bien

celui du dépliant. Mon dieu, ces montagnes et ce lac sont là

depuis des millénaires et nous ne sommes rien. Des gouttes

dans la mer des sarcasmes. Des atomes de vanité dans un

univers qui a vécu et vivra sans nous. Rien de tel que la nature

pour vous remettre à votre place. 2tall2fall et moi restons

impassibles, calmes durant un quart d’heure. La navette est

prête à redescendre parmi les hommes. Nous aussi.

Le retour sur Bellagio n’a pas dérogé à la règle de cette

journée particulière. Je me souviens des églises, des

paysages, des monuments vus sur le trajet. Mais mon

amnésie est totale sur ce que nous avons pu dire en 1h30

avant de rentrer à la Villa Serbelloni.

Il est 19h30 et j’ai l’impression qu’il est trois heures du

matin pour mon organisme. La traversée du hall d’entrée de

l’hôtel. La jeune femme de tout à l’heure a cédé la place à un

homme d’une soixantaine d’années, à l’allure un peu terne.

Je récupère la clé de notre suite et rejoins la grande femme

qui m’attend devant l’ascenseur.

À peine entrés dans la chambre, nous jetons nos

chaussures à terre et sans se concerter, nous nous

allongeons sur le lit. Cette complicité impromptue nous fait

sourire. Je suis crevé.

– Tu as faim ? s’enquiert-elle.

– Non, merci. Je n’ai pas envie de manger pour

l’instant. Juste besoin de m’allonger…

– Ça te dit, un Spritz, pour se croire en villégiature ?

J’en commande deux chacun. Et deux thés, aussi. Et un café

pour toi.

239


Elle m’amuse, malgré la migraine qui déboule comme

un TGV sans freins dans une unité de soins palliatifs. J’ai

froid. Je retire ma chemise, chaussettes et pantalon, fouille

dans mon sac et enfile le T-shirt que j’ai emporté. Sexy

comme un pot de chambre, je me réfugie sous les draps en

claquant des dents.

La tête sous l’oreiller, j’entends une servante apporter

les boissons. Je claque des dents. Avec des tournevis qui

transpercent mon crâne de part en part. Cinq tournevis. Je

peux les compter. Je sais où ils se trouvent.

Sans dire un mot, je sens la géante se blottir dans mon

dos. Ses seins nus me donnent un succédané de réconfort. Je

suis en position du fœtus et c’est elle qui me couvre. Étrange

spectacle en vérité que ce petit homme fragile protégé par une

femme trop grande pour sa vie. Ma virilité est en berne. Nous

sommes restés ainsi pendant plus de deux heures, avant que

je ne puisse bouger à nouveau. Vers 23 heures, je me relève

sur mon séant. Valérie se lève et me tend un Spritz. Ce

cocktail emblématique de la riviera Ligure, avec son arrièregoût

d’orange, de bitter et de prosecco met un goût sucré dans

mon palais. Cela me fait du bien. Elle me tend le second

d’affilée, puis le café. J’en avais besoin. Je la regarde, debout

devant moi, enveloppée dans un drap, sa cigarette

électronique à la main. Je ne peux pas dire que je la trouve

belle à cet instant, mais je lui reconnais une prestance que je

n’avais pas connue depuis au moins dix ans. Elle éteint la

lumière et se remet dans le lit. Nous sommes tous deux sur le

côté, face à face. Je l’étreins et l’embrasse. Elle accepte mon

baiser et me le rend. Il n’y a aucun amour dans cet échange

de salives. Juste le besoin primaire de se sentir vivant.

D’oublier le froid. La solitude. Cet hiver qui est en nous en

plein mois de mai. Oublier la mort. Oublier la faim. Oublier

240


l’absence. Oublier la fin. Oublier l’oubli. Je pense à Brel. Làbas.

Aux Maldives. Et je pars.

7H10. J’ouvre les yeux. Valérie fait de même quelques

secondes après moi. Nous restons en suspens. Aussi surpris

l’un que l’autre de ce qui nous est arrivé.

– Mon dieu ! Nous nous sommes endormis dans cette

position ! Cela ne m’est jamais arrivé !

– Je te rassure, belle blonde, moi non plus. Je ne dors

jamais avec une inconnue. Et je ne passe pas la nuit.

– Moi non plus. Ne parle jamais de cela à personne.

Promet-le moi.

– Tu as ma parole. À qui en parlerai-je, de toute

manière ? Ni toi ni moi n’existons dans la vie de l’autre. Tu

veux passer sous la douche la première ?

Elle murmure quelque chose que je ne comprends pas

et file dans la salle de bain. Je me lève, fais craquer mes os et

regarde par la fenêtre. Foutu lac. Sa beauté ne me rendra pas

heureux ici. Ni ailleurs. Je prends le combiné et commande

deux petits déjeuners continentaux. Dans 30 minutes. Avec

une ponctualité de coucou suisse, un serveur en livrée nous

apporte le plateau. Valérie, habillée, maquillée et

opérationnelle, réceptionne ce dernier repas de condamné.

Je finis de m’habiller et m’assieds avec elle à la table basse de

la suite. Nous sommes assis face à face. Elle n’a pas ses

sempiternelles lunettes de soleil, ni sa cigarette de

substitution pour se donner une contenance. Je la regarde

droit dans les yeux. Pas pour la faire craquer. Ni pour jouer

le mâle dominant. Pour savoir ce qu’il y a au fond de Valérie

Trudeau. Au fond du fond du fond. Je sens ce qu’il y a. Je

suis bien incapable, là, devant une assiette d’œufs brouillés,

un café noir et deux croissants encore chauds, de savoir ce

qui est devant moi. Mais je le sens.

241


– Arrête. Ne fais pas ça.

– Je n’y peux rien. Je te regarde, c’est tout. Je mémorise.

Je photographie. J’enregistre.

– Non. Tu sondes. Tu creuses. Tu remues la vase. Ne va

pas là. Tu ne trouveras rien sur toi. Ne t’inflige pas des

tourments qui ne sont pas les tiens, Ulysse. Tu reverras

Ithaque.

– Mon nom n’est pas Ulysse.

– On s’en moque. Mange, tes œufs vont être froids.

Un rayon de soleil éclaire la table. Cela fait du bien.

Merci, vous, là-haut. Je suis bien.

Le petit-déjeuner avalé, nous levons le camp. Dernier

check-up pour être sûrs de ne rien oublier. De ne pas laisser

de traces. Je regarde sous le lit. Elle fait le ménage dans la

salle de bain. Notre attitude commune me fait penser à un

couple de nettoyeurs de scène de crime dans un épisode de

CSI : Les Experts. La grande prêtresse des sites de rencontres

sort de la suite la première. Je jette un dernier coup d’œil à

la chambre. J’y aurais brillé par ma contre-performance.

Sans regret. Adieu Bellagio. Tu n’étais pas pour moi.

Nous descendons dans le hall rendre la clé. Nous

retrouvons la jeune femme qui nous a accueillis hier. Je paie

la note. Wouarch. Les cocktails coûtent le prix du caviar,

dans ce patelin ! Fa niente. Je joue le grand seigneur en

priant pour que mon compte ne soit pas dans le rouge. Alors

que je tape mon code de carte de crédit, la réceptionniste

voit le bracelet et s’exclame :

– Vous aurez de la chance ! Vous êtes aimé, monsieur.

– Pardon ?

– Votre bracelet. C’est un bracelet d’amour. Les femmes

de Crête l’offrent aux marins pour qu’ils reviennent. Cela

veut dire qu’une femme vous aime et vous protège, même si

242


vous êtes loin ou en danger.

– Très belle tradition. Je m’en souviendrai.

Valérie m’a écouté en silence. Je sens une remarque

acerbe imminente. Je n’allais pas dire à la jeune femme que

je l’avais trouvé, ce bracelet, tout de même ! Allez, back to

the Mini et on trace pour rentrer. Fin de la récréation.

– Tu n’avais pas besoin de mentir, dit froidement la

crinière blonde en rentrant dans la voiture.

– Je n’ai rien dit, j’ai juste menti par omission.

– Cesse de mentir sur ta vie, jusque dans le moindre

détail. Tu vivras enfin.

– Tu fais chier. Je ne suis pas responsable de tout sur

cette terre non plus.

Silence. Janis Joplin. Silence. AC/DC. Silence. Tunnel.

Tori Amos. Silence. George Michael. Silence. Goldfrapp.

Silence. Joan as the police woman. Silence. Chris Isaak.

Silence. Saturé par tant de silence, mon cerveau se ferme.

Mon cœur, aussi. Ce fantasme d’adolescent boutonneux qui

n’existe que par le physique a volé en éclat sur le silence de

trop. Je respecte le silence comme parole. Je vomis le silence

comme alibi. Nous arrivons sur la Spezia. Valérie ouvre les

yeux, tire une bouffée de sa cigarette électronique et daigne

parler.

– Tu pourras me déposer à Monaco.

– Je croyais que ton yacht était à Gênes.

– Je ne vais pas au yacht. Je n’irai plus sur ce bateau. Tu

me déposeras sur le port.

La circulation a été fluide sur tout le parcours. 12h30 en

Principauté. La Mini descend le Boulevard d’Ostende, et

s’immobilise peu avant le bâtiment du Yacht Club. Je trouve

une place pour me garer. Frein à main. Regards croisés.

Nous sortons en même temps du véhicule. J’ouvre le coffre

243


et lui tend son bagage à main.

– Nous y sommes. Dernier acte, je suppose…

– Oui, il le faut. Je suis désolée. Je ne peux donner plus.

– Je ne te demande rien. Cela a été un honneur de

croiser ta route. Me diras-tu un jour qui tu es, ou plutôt, ce

que tu es vraiment ?

– Je suis Valérie. Le reste, tu le sais déjà. Ou tu le sauras

plus tard.

Elle m’embrasse. Je ne bouge pas. Ce baiser n’est pas

pour moi. C’est un souvenir en temps réel. Rien de plus. Elle

met ses lunettes de soleil et part sans se retourner. Je remonte

en voiture. Direction l’autoroute. Retour à la vraie vie. Sans

palace ni paillettes. J’ai la migraine. Les trois serpents de mon

bracelet dansent au rythme des mouvements du volant.

244


Chapitre Vingt-huit

Un cul de 20 ans au BangBangBali – et un homme seul qui

pleure.

Dimanche 15 août. Quatre mois après la tragédie,

Cannes panse ses blessures. Le traumatisme mondial a été

immédiatement relayé par une solidarité internationale

d’une ampleur inédite. Le monde entier s’est mobilisé pour

sauver le soldat Croisette. S’il est impensable de rebâtir le

Palais des Festivals au même endroit, sanctuarisé comme un

Ground Zéro du 7 ème art, le projet de Cité du Cinéma a

bénéficié d’un levier extraordinaire. Le tourisme, fortement

impacté, n’a pas repris tous ses droits, mais les Cannois

croient dur comme fer aux beaux jours qui reviendront.

J’ai repris le boulot une semaine après l’attentat. Il faut

bien se nourrir. Autant être franc : l’immobilier cannois

s’est pris une claque historique. Mes revenus aussi, par voie

de conséquence. Ma collaboration photographique est, elle,

toujours d’actualité. Un bon moyen de boire du champagne

à l’œil et de manger gratuit quasiment tous les samedis et

dimanches soir. En clair : le BangBangBaoli est devenu ma

seconde maison. Voire ma première, si je compte les fois où

245


je suis allé directement de la boîte de nuit à l’agence sans

même rentrer chez moi prendre une douche. Kodjak m’a

pris en sympathie. J’apprécie cette amitié nouvelle. Il est

assez protecteur avec moi. À croire que je suis le seul à ne

pas voir que je suis un ado dans un monde d’adultes. Grâce

à mon charisme animal et à mon don inné pour faire des

conneries, j’ai transformé ma vie de merde en une vie de

con. Par lassitude et par cette forme larvée de désespoir qui

mène à la dépression, j’ai enchaîné les aventures d’un soir,

les coups de baise dans les parkings et les râteaux consolés

par la Vodka. Un conseil, les enfants : ne cherchez pas des

réponses à vos questions dans les alcools forts. Vous n’y

découvrirez que l’art de vous endormir dans votre vomi et

de vous réveiller en vous re-vomissant dessus lorsque

l’odeur de votre déchéance monte à vos narines. Privilège de

la solitude, c’est vous – et vous seul – qui devez nettoyer

votre immaturité. Génial. Valérie Trudeau a disparu dans la

nature. Effacement complet de ses traces sur le net. Je l’ai

cherché, je l’avoue. Par curiosité plus que par sentiment. En

vain. Bon, allez, au boulot. B3. Me voici devenu un

fonctionnaire du clubbing, un ouvrier à la chaîne de

l’éphémère et de l’ostentatoire. Toujours la même musique

techno-branchouille pour faire danser les pseudos-top

models azuréens avec leurs petits culs bien moulés dans des

robes Zara. Toujours les mêmes vieux beaux qui viennent

chaque week-end claquer leurs billets de 500 euros pour

payer du mousseux à des gamines qui pourraient être leurs

filles. J’ai un profond respect pour les patrons de cette usine

à ego. Au moins, ils ont su rentabiliser la vanité humaine.

Samantha est toujours là. Elle est restée, finalement. Faute

d’avoir trouvé mieux ailleurs. Ce n’est pas une critique, juste

un constat. Je la regarde faire son show, cramponnée à sa

246


barre de pole dance. Toujours le même tatouage de serpent

ondulant. Ce même dos lisse, sans vertèbre apparente. Un

modèle du genre. Elle est jolie, quand j’y pense. Vulgaire,

mais jolie. Ce soir, j’ai envie d’elle. Ne me demandez pas

pourquoi. On va mettre ça sur le compte de la crise de la

quarantaine. Ou de l’ennui. J’ai envie de respirer sa peau.

Sans aucune joie, aucune lumière. La musique me donne des

vertiges. Mon ex-étudiante me regarde à son tour, sans

cesser sa parade lascive. Il faut bien assurer le spectacle. Sa

prestation assurée, Mademoiselle De Vries. Avant de filer en

coulisses, elle me jette un dernier regard. Ses paupières se

ferment plus lentement qu’à l’accoutumée. Pas besoin de

traduction. J’ai croisé assez de femmes ces derniers mois

pour ne plus en avoir besoin. Je shoote une dizaine de

photos d’un groupe de fêtards saoudiens, salue la direction

et me dirige vers l’extérieur. J’attends Samantha à la sortie

des artistes. Attente de courte durée. Démaquillée, en jean,

pull col en V et avec un bonnet, la jeune femme n’a plus rien

de commun avec la bombe sexuelle qu’elle était trente

minutes auparavant. Elle croise les bras, pour se réchauffer.

C’est vrai qu’il fait frisquet, pour la mi-août. Elle est

mignonne, cette gamine. Elle est gamine, cette mignonne.

Oui, je sais : quarante divisé par deux égale vingt. Je n’ai pas

dit que j’étais amoureux. Ni fier. J’ai besoin de compagnie.

Elle aussi. Mon cœur est ailleurs. Je ne sais où. Mais ailleurs.

Il connait le chemin, ce crétin. Il refuse juste de me le dire.

Samantha me gratifie d’un de ces sourires fatigués que l’on

a à trois heures du matin. Quand « Oui » signifie « À dieu

vat ». Un silence. Je la laisse s’exprimer en premier.

– J’ai froid. On va boire un truc chaud quelque part ?

– J’ai du thé et du café chez moi, si cela te dit.

– D’accord. Je suis crevée.

247


– Viens.

La suite a la prévisibilité des amours sans amour. Une

nuit agréable, pour une première nuit. La chaleur animale

permet de ne pas penser. De ne pas ressentir. De se sentir en

vie, même si ce n’est pas la vie que l’on souhaite. Samantha

m’accompagne jusqu’à la Toussaint. Un semblant de vie

commune. Deux solitudes agglomérées. C’est idiot, come

configuration. Elle a besoin de vivre, de s’éclater. Elle n’a pas

besoin de moi. Je vais jusqu’à lui offrir un double de mes

clés. Sans enthousiasme. Juste parce qu’il faut le faire et que

je ne l’ai jamais fait avant. Ce n’est pas à elle que je donne

les clés. Mon cœur voudrait les donner à quelqu’un d’autre.

Mon cerveau l’ignore. Ou nie. Mais c’est Samantha qui est

là. Les baisers passent. Sans saveur. Au fil des semaines,

l’incompréhension succède à l’indifférence. Je ne bande

même plus pour elle. Pénis aux abonnés absents. Elle vient

chez moi pour déguster ma bouffe italienne de pacotille et

passe son temps à envoyer des textos à son meilleur ami. Je

ne suis pas étonné lorsqu’elle me largue par SMS après une

soirée d’Halloween à laquelle je ne suis pas convié. Je réagis

mal sur le coup. Mon orgueil de mâle vieillissant en prend

plein la gueule. Je sais qu’elle a raison de partir. C’est mieux

ainsi. Ma crise de la quarantaine se mue en lente dépression.

Je ne m’en rends pas compte. On ne se rend jamais compte

de ces choses-là. Le diable ne retire son masque qu’après

être entré dans votre demeure.

Et soudain le miracle. Ou presque. 18h20. Patricia. Là,

devant moi, à Monop’. En train de mettre un paquet de riz

basmati dans son panier. Je fais mes courses de temps à

autre à l’enseigne populaire, en face de la gare SNCF. Nous

sommes aussi surpris l’un que l’autre. Mon cœur bat. Fort.

Plus fort. PLUS FORT. Je ne sais pas comment je dois me

248


tenir. Je n’ose même pas lui faire la bise. Je risque de vouloir

plus. Je veux plus.

– Bonjour. Si je m’attendais à ça ! Tu es bien la dernière

personne que j’imaginais revoir ici. Tu es radieuse.

Elle l’est. Elle n’a pas changé. Mais putain, ce que son

sourire illumine tout autour d’elle ! Cette femme est une

supernova dans ma galaxie ténébreuse. J’ai besoin de

Biafine. Elle répond avec son sourire de madone.

– Bonjour. Alors tu vis à Cannes, ou tu es là pour le

boulot ? Je n’ai plus eu de tes nouvelles. Alors j’ai continué

ma vie.

– J’habite ici. J’ai tout quitté après la mort de ma mère.

Et toi ?

– J’ai obtenu un contrat de six mois à l’Orchestre

Régional de Cannes PACA. Juste un CDD. Mais c’est bien

payé.

– On pourrait se revoir si tu veux.

– J’ai un copain.

BAM. Le ballon gonflé à l’hélium explose dans

l’atmosphère de ma cage thoracique. Trois mots et j’ai mal.

Oui. Là, j’ai mal. Je ne peux m’en prendre qu’à moi. Faisons

bonne figure. PUTAINDEBORDELDEMERDE.

– Je comprends.

– Mais on peut quand même se revoir.

– Je ne comprends pas.

– Si. Tu comprends. Je t’appellerai.

– Tu as gardé mon téléphone ? Je n’ai plus le tien.

– Je ne te le donnerai pas. Mais je t’appellerai.

Fin de conversation. Nous nous faisons une bise

étrange, à la commissure des lèvres. Je déteste ça.

Un mois passe. Noël approche. Pas pour tout le monde.

Samedi 20 décembre. 22h30. Je suis seul dans mon T2, à

249


occuper mon temps de cerveau disponible devant un navet

rediffusé quinze fois. BIP BIP. Appel masqué. Je ne

décroche pas d’habitude. Là, oui.

– C’est Patricia. Je te dérange ?

– Non. Tu ne me dérangeras jamais.

– Veux-tu que l’on se voit ce soir ?

Ce n’est pas le moment de jouer au con.

– Oui.

– Chez toi. Envoie-moi ton adresse par SMS. J’arrive

dans une demi-heure.

Elle raccroche illico. Panique à bord. Je me précipite

pour ranger ma piaule. Rock the casbah. Je ramasse en vrac

ce qui traîne par terre et sur ma table : chaussettes, livres,

factures en souffrance. Vite. Ranger la vaisselle. Nettoyer le

miroir de la salle de bain. J’ai fait un Matisse avec du

dentifrice. Me laver les dents. Changer de fringues.

DRING ! La sonnette. Elle n’a même pas sonné à

l’interphone, la garce ! Je ne suis pas prêt. Je ne suis jamais

prêt, de toute manière. J’ouvre. Elle est belle.

Elle est belle. Elle est belle. Reste Zen, crétin.

– Entre, je t’en prie.

Elle me fait la bise. Elle est venue avec son violoncelle.

Je la laisse manœuvrer dans le couloir pour poser son

encombrant étui. La relation fusionnelle que Patricia a avec

son instrument est belle. Mais elle éloigne aussi ceux qui

voudraient l’aimer et dont je fais partie. Si seulement elle

pouvait faire une place pour moi. Je passerai dans un

interstice aussi fin qu’une tranche de mortadelle italienne,

si elle me donnait ne serait-ce que cet espace pour lui dire

combien je l’aime. Je touche furtivement sa main alors

qu’elle pénètre dans mon salon. Je crève de la serrer contre

moi.

250


Je prends son manteau, une grosse doudoune marine.

Belle qualité. Marque de prix. Elle a du goût. Sans demander,

elle s’installe sur mon canapé. J’ose poser la question stupide.

– Alors, où en sommes-nous ? Pourquoi ce soir ?

– Je suis venue parce que j’ai envie de te voir, et que tu

ne me l’as pas demandé. Si tu m’avais supplié, je t’aurais

blacklisté. Il se trouve que j’ai envie de toi. Point.

– Comme avant ?

– Non. Pas comme avant. Comme je te l’ai dit, j’ai

quelqu’un dans ma vie. Un gars très bien. Adulte. Mature.

Responsable. Lui. Prêt à s’engager. Mais j’ai eu envie de te

voir. Je ne te fais pas un dessin.

– Non. Où est le piège ?

– Tu es assez grand pour savoir ce que tu fais.

– Tu ne m’as même pas demandé si j’avais moi aussi

quelqu’un dans ma vie.

– Si c’était le cas, tu n’aurais pas décroché.

Elle me connait par cœur. Ses yeux brillent. Comme

avant. Merci mon dieu. Nous nous embrassons. Comme la

première fois. Comme si c’était la première fois. J’aurai

passé ma vie à faire des premières fois avec elle. J’aurai voulu

l’épouser et être bagué comme un pigeon. Devant Dieu et

les hommes. Elle ne le saura jamais. Nos corps ont la

mémoire l’un de l’autre. C’est terrible. Cela balaie tout. Le

reste est à mi-chemin entre « L’empire des sens » et la

physique quantique. Il fallait que ce soit nous. C’est nous.

Seul Dieu peut comprendre ce qui se passe quand je suis en

elle.

J’ouvre les yeux. Je dors cramponné à son corps. Ce

même corps, avec ses replis, ses vallées, ses crevasses. J’aime

ce paysage. Il n’a pas changé. Tant mieux. Je ne l’avais juste

pas vu depuis presque un an. Je me fous de son poids, de sa

251


taille de vêtements. Sa peau à une odeur de miel et de lait.

Cette femme est un petit-déjeuner pour enfants méritants.

Ai-je été assez sage ? Noisyk1 ouvre les yeux. J’aime les

deux.

Gauche et droit.

– Bonjour, vous.

Elle sourit à ma voix.

– Bien dormi ?

– Oui. Tu as ronflé.

Sa remarque nous fait rire de bon cœur. Je suis de

nouveau avec mon amie. Avec ma meilleure amie. Pouvonsnous

être autre chose ? Elle se lève, prend le mug qui traîne

sur l’évier de la cuisine et allume ma cafetière à dosette. Un

aperçu de ce que devrait être la vie.

Elle me tend mon café chaud.

– Il est beau ce bracelet. Un cadeau d’une ex ?

J’avais complètement oublié mes trois serpents hier

soir.

Je n’arrive pas à retirer ce bracelet, c’est plus fort que

moi.

– Non. Trouvé en Italie lors d’un voyage initiatique.

– Toi, tu fais des voyages initiatiques ?! J’ai du mal à le

croire…

– Si je te disais tout ce qui m’est arrivé depuis notre

séparation, tu ne me croirais pas. Moi-même, je ne sais pas

si tout ceci est réel ou si j’ai fait un cauchemar.

– Ça, mon grand, toi seul peut le savoir. À ton réveil, tu

auras grandi, qui sait ?

– Il est bon, ton café.

– Je sais. Bon, je file prendre une douche. Il faut que je

parte travailler.

Je la contemple de dos. Elle ne cache plus son corps.

252


Voilà ce qui a changé en elle. Je l’aime autant comme ça.

Assis sur le lit, je regarde mes jambes maigrelettes, mes bras

trop fins. Et si c’était ça, le bonheur : accepter l’autre en

s’acceptant comme on est ?

Patricia reste peu de temps dans son coin, dix minutes

tout au plus. Crinière blonde bien brossée, air conquérant :

c’est une déesse grecque que je vois dans l’encadrement de

la porte. Athéna, déesse de la guerre et de la sagesse. Non,

pas Athéna. Patricia est une Ariane. Le genre de femmes qui

peut tout avoir d’un homme, qui peut lui faire retrouver la

sortie du labyrinthe s’il ne perd pas le fil. Je donnerai mes

deux reins et mes couilles pour être son Thésée et qu’elle me

tende une pelote de fil.

– Bon, j’y vais.

– On se revoit ?

– Je ne sais pas. Tu n’as pas fini de grandir. Je sais que

tu es un type bien, mais cela ne me suffit pas. J’ai besoin de

plus. J’ai besoin d’un homme fiable. Ah, au fait : fais

attention à ton bracelet, ça coûte cher, un modèle comme

ça.

Elle m’embrasse. Un vrai baiser. MON DIEU NE ME

LAISSEZ PAS LA LAISSER PARTIR. Je n’avais pas connu

cela depuis tant de siècles. Le bruit de la porte qui se ferme

derrière elle me fait mal. Rien à voir avec le bruit de la même

porte lorsque Samantha est partie. Non. Rien à voir. Mon

orgueil, ma stupidité et ma peur m’apparaissent en

Cinémascope. Couleurs pétantes et son Dolby THX. Tu viens

de foirer ta vie en Miramax, mon gars. Je repense à la phase

de Valérie : « Jeûner et vomir ». Une larme coule. Puis sa

petite sœur. Puis toute la famille Kardashian. Tout s’effondre.

J’ai envie de gerber. Je gerbe. Sur moi. C’est sale et

moche.

253


PUTAIN, NON. PAS ELLE. PAS MAINTENANT.

L’hiver va être long et rude. Pendant quarante ans peutêtre.

BORDEL DE MERDE. J’AI TOUT DETRUIT. IL NE

RESTE PLUS RIEN.

254


Chapitre Vingt-neuf

Fourbir ses armes.

La vie, dans sa folie, nous offre deux options. Rester par

terre ou se relever. Je dois avouer que je me surprends moimême.

Le retour, puis le départ de Patricia a été un

électrochoc. Non. Un tsunami. Plus fort. Un Big Bang. Une

création du monde. Ou, tout simplement, la branlée que je

méritais depuis vingt ans.

Je me bats. Je découvre la solitude. Cela fait un mal de

chien. Je vis 24 heures sur 24 avec un nid de scorpions dans

mon ventre. Ma liste de contacts dans mon smartphone est

vide comme le cerveau d’une chroniqueuse de talk-show sur

la TNT. Ma libido est partie sans laisser d’adresse. À la cloche

de bois, en me laissant la maison de mon slip à mettre en

ordre. Je ne bande plus. Je n’ai même plus la pensée de

bander. Le plus dur, c’est l’absence de voix, le soir. Et le matin

au réveil. Les couples ne savent pas la chance qu’ils ont de

pouvoir dire « Bonne nuit » et « Bonjour » chaque jour en

posant les yeux sur l’être aimé. On n’apprend pas ça à la fac.

L’autre soir, j’ai sorti du placard l’appareil photo de

Kloppf. Le Néerlandais est un abruti fini, mais son matériel

255


est de premier ordre. Les photos déchargées sur mon

ordinateur, je me suis mis au post-traitement des photos.

Patiemment, j’ai appris à traiter les fichiers RAW. Fait des

erreurs. Corrigé ces erreurs. Recommencé. Une fois. Deux

fois. Je me suis énervé. Je me suis calmé. Je me suis endormi

sur mon clavier d’ordinateur. Passé des nuits presque

blanches. Je suis sorti prendre l’air, aussi. Souvent le matin

tôt, quand l’aurore remplace la noirceur. Parfois à deux

heures du matin, quand le cœur crie famine. Toujours avec

mon Réflex sous le bras. J’ai mitraillé, j’ai attendu. Mais le

travail paie. Mes images prennent vie. Ce que j’ai capturé

possède une âme. Visages, objets, maisons, troncs d’arbres

et bouteilles de vodka brisées dans mon lavabo. J’ai

également fait le tri des clichés pris lors de mon escapade

transalpine avec la femme trop grande. Avec le recul, une

vingtaine de photographies sont présentables. J’en ai

encadré quelques-unes, en grand format, pour habiller les

murs de mon appartement. Pour me gonfler mon estime de

soi, aussi. Puisqu’il faut que je change dans ma vie pour que

ma vie change, je décide de trouver une galerie pour

exposer. Pas ici. Ce n’est pas la gloire que je veux. Ni de

l’argent. Je veux des réponses. Patricia est partie avec mon

âme. Valérie, elle, m’a planté avec des points

d’interrogations. C’est un peu facile de me jeter dans la fosse

aux lions, me laissant assailli par mes doutes, et de se barrer

sans assurer le service après-vente. Il est temps de mettre un

point final à ma psyché tourmentée. O.K., ma grande. Tu es

au Canada ? Soit. Je vais inonder le pays de demandes

d’exposition pour que tu voies ce que le petit con est capable

de faire. Dans les galeries de Toronto. Les musées de

Vancouver. Les restaurants branchés de Montréal. Les bars

à hôtesses d’Ottawa. Les cidreries de Québec. Tu n’imagines

256


pas ce qui s’est réveillé en moi depuis le départ de Patricia.

Il me reste des congés à prendre. J’en profite pour turbiner

dans mon coin entre Noël et le jour de l’An. Cela me fait

drôle de passer ces soirées de convivialité en ermite. Il y aura

des jours meilleurs.

2 Janvier. J’ai la foi. Et des Knackis Balls dans mon

frigo. Donc, tout va bien. Moine copiste du numérique, ce

sont plusieurs milliers de mails que j’envoie, du Manitoba

au Yukon, de la Colombie-Britannique à la Nouvelle-

Ecosse. Tiens, j’ai connu une fille qui venait d’Halifax,

quand j’étais étudiant. Une fausse blonde. Un râteau soft

lors d’une soirée roulage de pelles chez une amie dont j’ai

oublié le nom. Un quart de siècle à chercher à plaire. On voit

où cela mène. Allez, on y croit et on envoie de jolis fichiers

PDF avec de jolies photos de géraniums et de statues en

pierre en bord de lac.

Tout compte fait, je revois ma position concernant

l’argent. La lecture d’un article sur le net d’un belge qui s’est

fait connaître en mettant ses photos sur Instagram et vend

ses clichés comme des petits pains m’a fait réfléchir. Mes

revenus hibernent, mais pas mes dépenses. Il faut bien payer

le loyer et les frais courants. Il faut être lucide : sans nerf de

la guerre, je vais finir ma vie seul, sans espoir de rencontres

et sans projets réalisés. Et si je retrouve 2Tall2fall pour lui

demander des comptes, voire plus, il faudra bien payer le

voyage. Je décide de mettre cinq de mes meilleures images,

dont deux photos éditées en Série Limitée, en vente sur

pictobellpix.com, un site d’impression en HD. La

tarification se fait sur la base d’un système d’enchères. Un

moyen pragmatique, même si cruel, de voir si votre travail

a une valeur quelconque. L’option payante, mais rentable.

Hardi, Pardaillan !

257


17 Janvier. 13H30. Ma messagerie mail est en berne.

Taux de retour à mes demandes : 3 %. Réponses négatives :

100 %. Les Canadiens sont professionnels et courtois. Ce

qui ne change rien à leurs réponses. Le travail à l’agence

immobilière me pèse, malgré le soutien de mon directeur. Il

faut que je conserve ma motivation si je veux conserver mon

gagne-pain. Vivement ce soir. Pas pour finir le boulot. Pour

vite passer à demain. Et cesser de manger du café tous les

midis. Il faudrait que je passe plus souvent à Monoprix pour

acheter des sandwiches thon/pistou et des salades de

fettucini au speck. Cesser d’espérer d’y croiser Patricia. Ou

d’espérer ne pas la croiser. Oui, je sais, c’est tordu comme

raisonnement. Vous avez mieux à me proposer ? Bon, alors

fermez-là et suivez le guide. Toute manière, je ne sais pas

faire mieux actuellement. Allez, je vais me bourrer de

féculents. Lentilles et pâtes. Pas par goût. Par Darwinisme.

Il faut que je m’adapte à cette foutue réalité. Je n’ai plus

envie de me tuer moi-même. En plus, je ne suis pas manuel

pour deux sous : si je voulais me flinguer, je me louperais, je

dégommerais le lustre et ma proprio ne me rendrait pas ma

caution. Inutile d’insister.

18 janvier. 23H17. Journée morose. La nuit a été

mauvaise. La température a chuté de dix degrés par rapport

aux moyennes habituelles. J’ai crevé de froid. Dans ma peau.

Dans mes tripes. Dans mes pensées. Le zéro absolu qui vient

de l’intérieur est peut-être pire que l’hypothermie. O.K., c’est

facile à dire quand on ne couche pas sur un banc d’arrêt de

bus. J’arrête de me plaindre. Mon rêve de photographe est à

l’épreuve des jours sombres. Il faut tenir. Garder la foi. C’est

ça ou démissionner et avoir les tripes à l’air 25 heures sur 24.

En passant en boucle le film de mes erreurs. Avec une séance

VOD spéciale sur les dix-huit mois écoulés. No way.

258


19 janvier. 4h10. Je reçois une alerte mail sur mon

téléphone. Le Bip me réveille. J’écarquille les yeux pour être

certain d’avoir bien lu. Un internaute américain a acheté le

diptyque en série limitée en enchères pour… 3000 dollars !

C’est incroyable ! Impossible de rester calme. L’adrénaline

me donne des fourmis dans les jambes. D’après l’appli

mobile sur site, ce client achète ponctuellement des photos

d’artistes inconnus pour spéculer. Si l’envie lui prend de

miser sur mes talents, je ne vais pas le contrarier. C’est son

argent, après tout. Par précaution, je consulte mon compte

bancaire en ligne. Le virement de pictobellpix.com a déjà été

effectué. Je n’en reviens pas d’avoir eu un tel deus ex

machina. Je fais une capture d’écran et éteins la lumière.

L’émotion passée, je m’écroule du sommeil du juste.

Quelqu’un là-haut a décidé de me rendre l’espoir. Qui que

vous soyez, MERCI.

259


260


Chapitre Trente

Les prétendants du Saint-Laurent.

19 janvier. 08h10. Humeur matinale. Réveillé dès 05h45

part une inhabituelle absence de bruit. Je n’ai pas beaucoup

dormi, après ce message de bonne fortune à 4h10. La raison

m’apparait en ouvrant les rideaux. Il neige. Il neige à gros

flocons. Je n’avais pas suivi la météo depuis plusieurs jours.

Voir ces petites boules de coton blanc danser au gré des vents

à quelque chose de magique. Je suis de nouveau un enfant

devant ce spectacle. Cela fait un bien fou. La beauté de ces

confettis dans la lueur des réverbères n’a pas besoin d’artifice.

C’est beau. Juste beau. Et cela m’évite d’aller au bureau. Attias

m’a envoyé un SMS pour me dire de rester chez moi. Je ne

me suis pas fait prier. Les clients ne vont pas se bousculer au

portillon ce jour. Notre agence vend des appartements sur la

Riviera. Pas des chalets à Courchevel. L’atmosphère ambiante

incite au cocooning. Un bon chocolat chaud remplit le cahier

des charges. Autant en profiter pour poursuivre sur ma

lancée et continuer ma quête du Graal canadien. À force de

cogner à toutes les portes, il y en a bien une qui s’ouvrira.

Partant du principe que l’américain a peut-être acheté mes

261


photos pour les exposer sans me demander mon avis, je lance

une requête Google Images. Oh, Oh. Ce que je découvre ne

me plait pas trop. Si j’en crois ce que je lis, deux photos prises

par votre serviteur à la Villa Carlotta sont exposées à Québec

dans une galerie associative. La galerie Janus. Tout un

programme. Je devrais bondir de joie. Je suis enfin exposé

dans le Nouveau Monde ! Sauf que… Non. Dixit le site de

l’association, mes œuvres sont attribuées à un collectifs

d’artistes, parmi lesquels je compte les dénommés Henry

Maque, Shanti Noos, Ange Gélahosse, Léo Crite et Henri

Nomauz. Ces types-là ne manquent pas de culot ! Super : ça

tombe bien, je viens d’écrire Les Misérables et je termine la

composition du Beau Danube Bleu ! Je vérifie que je n’ai pas

mal lu ou confondu mes photos avec d’autres. Non. Les

photos sont univoques. J’ai beau zoomer, je ne vois rien qui

pourrait prêter à confusion. Je vais leur envoyer un de ces

courriers, moi, ils vont m’entendre jusqu’au bout du rondin,

ces enfoirés ! S’ils se figurent que je vais leur faire cadeau des

droits d’auteur et me laisser spolier de ma première vraie

création, ils se mettent le doigt dans l’œil jusqu’au sphincter !

Fini de m’écraser comme un gamin. Je ne suis plus d’humeur.

Ça, c’était bon l’année passée. Le vent a tourné. Bon, avant de

foncer tête baissée dans le panneau, mieux vaux savoir à qui

j’ai affaire. Les Québécois, par culture, sortent leur avocat à la

moindre brise. Je n’ai pas les moyens de payer les frais d’un

procès que je risquerais de perdre. Il faut ruser et se

renseigner avec la plus grande objectivité. Quel est le profil de

cette association ? À première vue, c’est une structure

récente, créée il y a quatre ans à Québec ville. Elle bénéficie

du mécénat d’une start-up,

moncouchageestsuperchouette.com, alias MCSC, qui surfe

sur la vague AirB’n’B. Grand bien lui fasse. Jusqu’ici, rien

262


d’alarmant. Le vernissage a eu lieu hier. La presse locale a un

peu couvert l’évènement. Pas de quoi faire les gros titres, mais

je trouve déjà quatre articles. Les deux premiers sont d’une

platitude extrême. On ne voit même pas mes photos, et cela

ressemble méchamment à du plagiat de dossier de presse. Pas

de quoi fouetter un chat. Le troisième article, bien écrit au

demeurant, loue la qualité de mes travaux. La journaliste a

pris soin de détailler ses impressions sur les différentes

œuvres exposées. J’aime bien sa sensibilité et son expression.

Le métier de critique d’art doit être particulier, entre

hommage et frustration. Je n’aimerais pas faire cela. La

manifestation, qui expose plusieurs artistes peintres et

photographes, a attiré une centaine de curieux. J’ignore si

c’est beaucoup pour Québec, mais j’y vois une belle réussite

pour un galop d’essai. Une des photos de presse présente les

mécènes de l’association. On y voit trois hommes et deux

femmes. Plutôt une femme entière et, de dos, le bras d’une

autre femme. Encore un génie du cadrage. Wait. Attendez. Je

connais ce coude. Non. C’est impossible. Le hasard n’existe

pas. Je télécharge la photographie en haute résolution et

zoome au maximum exploitable. Le grain de beauté. En

forme d’IRQ Code. C’est elle. J’en mettrais ma main au feu.

J’ignore ce que tu faisais à ce cocktail, mais tu y étais. Et tu as

forcément reconnu ce qui était sur ces photos. Tu ne vas pas

te débarrasser de moi comme ça, Valérie Trudeau. Je suis plus

coriace que tu ne le penses. Et pas pour les raisons que tu

aurais pu croire. Mon cœur souffre d’un pincement

inhabituel. Mon cerveau m’envoie lui aussi des signaux

brouillés. Mes sentiments vis-à-vis de la femme de deux

mètres sont d’un registre inconnu pour moi. Avec toutes ces

pitreries, mon chocolat est froid. La sagesse sortira du four à

micro-ondes une fois le breuvage réchauffé.

263


– Oh, et puis merde !

L’avantage d’être seul, c’est que l’on peut penser à voix

haute. Je veux des réponses ? La belle affaire ! Ce n’est pas

en restant assis sur ma chaise que je vais les avoir.

Statistiquement, la possibilité que je vende mes

photographies aussi rapidement, que je les vois exposées et

que je retrouve la trace de la relation la plus étrange qui soit

entrée dans ma vie est infinitésimale. Donc, soit on me

manipule (et cela commence à me les briser menu-menu),

soit j’ai une fenêtre de tir à ne pas manquer.

J’envoie un SMS à Attias pour lui dire que je prends une

nouvelle semaine de congé, et qu’en cas de refus, je

démissionne. Je n’attends pas de réponse pour chercher un

vol Vers Québec. La baraka est revenue. Il reste une place en

première classe sur un vol Nice-Québec via Paris et Montréal.

Les vols sont maintenus malgré les conditions

météorologiques inhabituelles. Départ de Nice dans deux

heures. Toutes correspondances alignées, je serai à Québec

vers 16 heures, heure locale. Je valide. Je trouve dans la

foulée un hôtel abordable à quelques pâtés de maison de la

galerie. Inutile de chercher un hôtel de standing, je ne

resterai que quelques jours. Je réserve pour quatre nuits.

Cela devrait suffire. Dans le cas contraire, j’improviserai sur

place. Ma dernière manne financière est déjà bien entamée.

En même temps, j’ai souhaité tout ce qui arrive. Je sors mon

sac de voyage du placard, mets des affaires de rechange pour

cinq jours, mon chargeur de téléphone avec le câble USB et

une paire de chaussures montantes qui peuvent supporter

la neige. Renseignements pris, il va faire froid et la neige

tombe sur Québec. En même temps, je vais au Canada fin

janvier, et pas à Cancun. Ne pas oublier mes gants de ski. Et

un bonnet. Là, ça se gâte. Le seul en ma possession est un

264


cadeau de Sabine. Jaune poussin. Je déteste le jaune. Tant

pis. J’assume. Ma parka polaire, achetée à prix d’or pour

frimer, va enfin éprouver ses qualités thermiques. Mon

passeport est dans le tiroir de mon chevet. Encore valide

pour deux mois. Ouf. Sauvé. En tant que Français, je n’ai pas

besoin de Visa pour un séjour touristique de courte durée.

Un problème réglé. Une preuve. Il me faut une preuve de

ma bonne foi si je veux attaquer les types de Janus. Et régler

mes comptes avec 2tall2fall dans la foulée. Réfléchis, mon

gars. Réfléchis. Je l’ai sous le nez, ma preuve ! Comment n’y

ai-je pas pensé plus tôt ?! Je récupère l’objet du délit,

l’emballe avec soin dans du plastique bulle, puis dans du

papier Kraft. Double enveloppe. Je renforce l’ensemble avec

du ruban adhésif mastic, utilisé pour les cartons de

déménagement. Si les manutentionnaires d’aéroport ne

sont pas des sagouins, j’ai une mince chance de livrer mon

colis entier.

BIP-BIP. SMS de mon patron. « Inutile de revenir si tu

pars. Je suis las de tes caprices ».

Au moins, la réponse d’Attias a le mérite de la clarté. Le

pire, c’est que cette fois, ce n’est pas un caprice. C’est une

prise de décision. La différence est de taille. Prokofiev se met

à tinter dans ma tête. Cette petite musique entêtante que

l’on apprend aux enfants de maternelle. « Pierre et le loup ».

Ta gueule, le Russkoff. Ce n’est pas le moment de me

narguer. J’appelle un taxi pour me conduire à l’aéroport. Un

quart d’heure plus tard, un petit homme habillé comme un

explorateur polaire quitte la cité du 7 ème art avec un sac

rempli à ras bord et un encombrant fardeau. Adios, amigos.

Bonjour, la Belle Province.

265


266


Chapitre trente-et-un

Les dieux et les vents.

Cinquante-trois minutes et vingt-deux secondes. Les

pneus du vol AirMess 13720 en provenance de Montréal

touchent le sol de Québec. Aéroport Jean Lesage. YQB, pour

les intimes. À travers le hublot, je vois cette réalité qui

s’impose à moi. Un ciel gris et une neige fine et sale qui

tombe sur le tarmac. Il est 16h02, heure locale. Nous

sommes toujours le 19 janvier. Impossible de fermer l’œil.

Je passe la journée la plus longue de ma courte vie. Avant

que l’avion ne s’immobilise, je repasse dans ma tête le film

de cet étrange voyage. Ce premier vol transatlantique s’est

globalement bien passé. J’apprends sur moi à mesure que les

kilomètres s’additionnent et me rapprochent de mon

objectif. Ce premier voyage transatlantique s’est passé sans

encombre. Les trois correspondances se sont emboitées

l’une dans l’autre. L’attente a été longue, à Paris. Je me suis

senti seul. Je n’avais personne à qui parler, personne à

appeler. J’ai dû me promener dans une bonne quinzaine de

boutiques à Charles De Gaulle. J’ai cherché un sourire, un

regard ami. En vain. Même le serveur du bar où j’ai pris une

267


collation ne m’a pas calculé. C’est officiel : on se gèle les

cacahuètes en janvier et je suis l’homme invisible. La

solitude au milieu de la foule est l’une des souffrances les

plus emblématiques de ce siècle égoïste. Combien ai-je

croisé d’hommes et de femmes, qui, derrière un sourire

lisse, avaient envie de crier, de hurler leur mal-être ? Mieux

vaut que je ne le sache pas. Pour supporter ce passage à vide,

je me suis concentré sur ma mission. Certes, je me suis

demandé plusieurs fois si je n’avais pas agi sur un coup de

tête. Si je n’ai pas lâché la proie pour l’ombre. Pour savoir ce

qu’au fond de moi, j’attends – ou j’ai attendu un jour – de

cette femme vers qui je vais. Au-dessus de l’Atlantique, en

pleine nuit, j’ai pensé à Debrah. À l’homme que je serais

aujourd’hui si j’avais accepté cette vie lisse que m’aurait

procuré le poste dans le magazine de son père. Un bon

salaire, une belle femme, de quoi pavaner dans les pages

People de la presse mondaine. Un rêve sur papier glacé. Au

lieu de ça, j’ai opté pour une vie d’expédients, dans laquelle

je n’ai fait que perdre mon temps, mes illusions, mon argent.

En même temps, soyons franc : je n’ai jamais eu d’avenir

avec une étudiante dont je pourrais être le père. Le constat

était valable pour Debrah comme pour Samantha.

Probablement pour Sabine, aussi, avec presque quinze ans

d’écart d’âge. J’ai aussi pensé à Patricia. La plus coriace de

toutes. Penser à notre dernière nuit ensemble à Cannes m’a

arraché les tripes. La lucidité et la franchise de ma

violoncelliste préférée m’ont anéanti. J’aurais aimé

appréhender autrement notre relation. Moi qui ai toujours

refusé le moindre engagement, prisonnier que je l’étais de

mon Œdipe, je voulais faire ma vie avec elle. En fait, j’étais

prêt à l’épouser. Elle ne le saura jamais. J’ai beau refouler,

mon cœur me dit quelque chose. Une chose qui tape dans

268


mon cerveau. Qui vibre. Comme une cloche sourde, lourde.

Il faut que je cesse de penser à Patricia. Que n’ai-je su être

adulte à temps… Suis-je condamné à ne faire que des choix

par défaut, ballotté au gré des vents ? La voix monocorde du

commandant m’extrait de mes réflexions métaphysiques.

– Mesdames et messieurs, dans quelques instants, nous

allons atterrir à l’aéroport International Jean Lesage. La

température au sol est de – 6 degrés Celsius. L’équipage et

moi-même vous souhaitons un agréable séjour à Québec.

Nous vous souhaitons un agréable séjour et espérons vous

retrouver prochainement sur un vol de notre compagnie

AirMess.

Je n’écoute pas le même discours en anglais. J’ai

décroché. La détermination qui n’animait lorsque j’ai fermé

la porte de mon domicile est en jet lag. Mais pas de marche

arrière possible. Je ne me suis pas farci huit mille bornes en

mangeant des sushis en plateau repas et en regardant deux

fois de suite la projection de « Kill Bill » pour caler avant la

ligne d’arrivée. L’avion s’est enfin immobilisé sur la piste.

Connexion avec le sas de débarquement. Inutile de se

presser. Sans être en panique, je sens une oppression dans

ma poitrine. Je suis seul ici, et je dois agir en homme. Je

laisse passer des retraités, des personnes de tous âges. Assis

sur mon siège, je vois passer une jeune femme, vingt-deux,

vingt-cinq ans tout au plus. Elle n’avait plus de doigts à ses

mains. Tout au juste des moignons de premières phalanges.

Je lève les yeux. L’inconnue porte un foulard sur sa tête. Un

joli visage, avec de grands yeux noirs, ouverts comme des

baies vitrées sur un paysage de Toscane. Mais son cou, ses

mains et probablement le reste de son corps, ont été

atrocement brûlés. Ces blessures sont relativement récentes,

deux, trois ans au plus. Elle a dû, et doit encore souffrir. J’ai

269


de l’empathie pour elle. Mes petits problèmes ne sont rien à

côté de sa vie. Et pourtant, elle sourit. Elle sourit aux

hôtesses, à un petit garçon qui la dévisage. La voir me fait

souvenir d’un article sur un type particulier, et absolument

génial, de prothèses de doigts. Pas le genre de trucs dont on

parle dans les centres de rééducation fonctionnelle. Je

prends à l’arrachée une feuille de papier qui traîne sur un

fauteuil et griffonne en quelques mots le nom et les

fonctions de ces doigts, qui pourraient changer sa vie. Je me

précipite derrière elle sans le sas, mon sac à la main, et la

percute volontairement.

– Hey, watch out !

– Oh, I’m sorry ! I do apologize ! Pardon, désolé !

Tout en m’excusant, je mets le bout de papier plié en

quatre dans la poche de son gros manteau matelassé.

J’accélère l’allure et la devance. Si elle ne perd pas

l’information, j’ai peut-être changé positivement sa vie. Je

ne sais même pas pourquoi j’ai fait ça. Je n’ai pas réfléchi.

J’ai écouté mon cœur. Ce que je n’avais pas fait depuis des

années. Je suis capable de faire de bonnes choses, désormais.

Je me sens mieux. Qui sait, je suis peut-être en train de

devenir un type bien. Plus question de laisser le hasard

décider à ma place. J’agis.

Me voici dans l’aéroport proprement dit. YQB fait

figure d’entreprise familiale de province en comparaison du

mastodonte qu’est l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau-

Montréal. L’ironie d’être arrivé au Canada dans une

enceinte qui porte le nom de la femme que je traque m’a fait

rire jaune. Pour ma santé mentale, mieux vaut s’en tenir aux

faits plus qu’aux signes. L’idée qu’un aéroport porte un jour

mon nom me fait sourire. Au mieux, on donnera peut-être

mon nom à une niche à chien du côté d’Aix-en-Provence.

270


L’espoir fait vivre. Bon, trêve de plaisanterie. J’ai mon colis

à récupérer, moi. Carrousel B. Il me faut trois tours de piste

du tapis roulant avant de repérer ce qui m’appartient. Je

trouve mon paquet plus grand et plus lourd qu’à

l’embarquement. Je vérifie le nom sur l’étiquette. O.K. j’ai la

bonne marchandise. La neige tombe plus intensément qu’à

mon arrivée. Sac d’une main et paquet de l’autre, je traverse

le grand hall ultra moderne pour trouver un taxi. Je sors

prendre l’air. Waow, la vache ! On se croirait en Sibérie,

dehors ! Le vent froid brûle mes poumons. Pas le temps de

mettre mon bonnet, je rabats la capuche de ma parka et hèle

le premier taxi qui vient à ma rencontre. Un grand gaillard

d’une cinquantaine d’années, chauve avec des lunettes, sort

de son véhicule et se plante devant moi. Costaud, le

chauffeur. Bien 25o livres à la pesée. La sensation de

vibrations, d’ondes dans ma tête reprend. Je dois mal

supporter le décalage horaire. Ou le froid. Il faut vite que je

mette mes gants.

– Bonjour, monsieur ! Je dois aller en centre-ville.

– Bonjour, où puis-je vous conduire astheure ?

Ah, oui. Dans ma précipitation, j’ai complètement

oublié de lire un lexique de vocabulaire franco-québécois

avant de venir. Ce n’est pas grave. Les gens sont aimables, et

l’homme est avenant.

Je donne au chauffeur l’adresse de mon lieu d’accueil.

L’hôtel se nomme « Le Pigeonnier ». Je réalise en disant cela

que je ne vois pas d’oiseaux ici. Ils ont dû migrer vers des

contrées moins septentrionales. De quoi donner des envies

d’équateur. Mon lieu de résidence temporaire est micro

hôtel que six ou huit chambres, situé à l’angle de la Côte de

la montagne et de la rue Dalhousie. Le trajet devrait durer

vingt, trente minutes tout au plus en tenant compte de la

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circulation et de la neige. Si j’ai bien lu le plan de Québec

lors de la réservation, je serai face au Saint-Laurent. La

galerie Janus n’est pas très loin, dans le vieux Québec, à

l’angle de la rue Notre-Dame et de la rue du Porche. Il

émane de mon premier interlocuteur à Québec quelque

chose de rassurant. Une sorte d’aura. À peine le véhicule en

route, il entame la conversation.

– Vous êtes Français ? Première venue à Québec ?

– Oui, je suis venu spontanément pour retrouver une

amie. Ce matin, en France, j’ignorais que je serai ici ce soir.

– Elle doit être belle, vot’ blonde, pour que vous veniez

de si loin pour elle !

– En fait, ce n’est pas vraiment ma blonde. Ma blonde,

la vraie, je l’ai perdue. Pour de bon. Si tant est que je ne l’aie

jamais eue…

– Allez, il ne faut pas manger vos bas, chaque torchon

trouve sa guenille !

Je ris. Je n’ai rien compris à son expression, mais je ris.

– Vous avez raison.

– Vous devriez mettre votre tuque en sortant, vous aller

être gelé comme une crotte.

– Tuque ?

– Votre cap. Votre bonnet, chez vous. Le froid va vous

donner un mal de bloc.

– Ah, OK. Si vous saviez pourquoi je suis ici… Ma vie

depuis une quinzaine de mois est un bordel innommable. Je

suis venu pour faire le ménage.

– On dirait que le diable est aux vaches, chez vous. Je ne

sais pas ce que vous avez cédulé, mais vous devriez vous

reposer avant de faire quoi que ce soit.

En clair, ce bon bougre m’annonce que le froid file la

migraine, que j’ai l’air d’être dans un beau merdier et qu’il

272


ignore ce que j’ai prévu de faire, mais que j’ai intérêt à

dormir un peu avant de faire quoi que ce soit. Après la

portion autoroutière, nous arrivons sur Québec centre. Je

vois de loin l’emblème de la cité, le château Frontenac, audessus

des remparts. C’est beau, avec la nuit qui tombe. Les

jeux de lumière donnent l’impression de prolonger les fêtes

de Noël. Le trafic est dense, mais fluide. Les automobilistes

sont nettement plus prudents et plus calmes qu’en France.

La neige n’altère en rien la conduite de mon taxi, qui a cessé

de parler avec moi pour se concentrer sur la circulation.

– Nous y sommes. Cela vous fera 35 dollars.

Ayant eu la présence d’esprit de changer 300 euros en

dollars canadiens à Charles De Gaulle, je paie mon dû en

liquide. Le chauffeur sort mon colis et mon sac du coffre de

la berline et m’accompagne devant la porte de l’hôtel.

J’apprécie son sens du service. Je pousse la porte en bois et

en verre. Vu de l’extérieur, l’hôtel a un je-ne-sais-quoi de

britannique. Rien ici ne dégage quoi que ce soit de l’Europe

continentale. Le hall d’entrée n’est pas très grand, avec des

murs peints en jaune et rouge. Cela met un peu de soleil

dans le décor. Le réceptionniste est un homme assez âgé,

largement soixante-dix ans. Tout comme mon chauffeur, ce

nouveau visage est jovial. Cela fait du bien après ce périple.

La fatigue commence sérieusement à peser sur mes jambes.

Une fois les formalités nécessaires remplies, je me vois

attribuer la chambre 308. Vue sur le Saint-Laurent. Ça, c’est

chouette. Même si je ne suis pas a priori venu pour admirer

le paysage, j’aime l’idée de me réveiller demain et de voir le

soleil se lever sur le fleuve. Je prends l’ascenseur et trouve

ma chambre ma chambre tout seul. Je n’ai aucun mérite : il

n’y en a que deux par pallier. J’ouvre la porte avec la carte

magnétique et allume la lumière. L’ambiance est cosy.

273


Limite un brin désuet, mais le confort l’emporte sur le reste.

Tiens, il y a une cafetière à dosette sur le bureau. Bien

pensé. Le lit double place, avec un gros cadre en acajou et

une couette voluptueuse, me fait le chant des sirènes. Je

retire prestement mes chaussures, ma parka et m’allonge

cinq minutes. 17h 05. Je sortirai juste après rendre une visite

à la galerie Janus.

ZZZZZZZZZZZZZzzzzzzzzz (ceci est un ronflement

de fatigue)

– AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHAAA !

(ceci est un réveil en sursaut).

Il est 19h40. Merde de merde de merde. Je bondis sur

mon téléphone, active le wifi et rentre le code du réseau de

l’hôtel pour me connecter à internet. La galerie fait nocturne

ce soir jusqu’à 21h30. Ouf. Je respire. Au pire, j’y serais allé

demain mais mon instinct me dit d’aller vite. Mon mal de

tête va crescendo. Toujours cette vibration sournoise,

comme si mon corps était coupé en deux et mis sur deux

plaques vibrantes mises face à face. Je déteste le froid. Je me

rechausse, enfile un T-shirt sous ma chemise, puis un autre

pull-over plus épais et met de la crème sur mes mains

abîmées. Le bonnet. Ne pas oublier mon bonnet. Jaune

poussin. Ni mon colis.

À nous deux, Janus.

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Chapitre trente-deux

Un Irlandais chez Athéna.

À quelle heure soupent les Québécois ? Aucune idée,

mais même à 21h heures, les rues sont fréquentées dans le

centre-ville historique. Petite précision : les Français dînent,

les Québécois soupent. J’ai lu ça dans l’avion entre Paris et

Montréal. Les restaurants et bars alentours, sans être

bondés, sont remplis à moitié. Tiens, il y en a un semble

sympathique. Ambiance Lounge, musique techno-jazz,

mobilier néo Art déco de belle facture. Ça fleure bon le

CSP + branché des IT, de la finance et de l’immobilier, tout

ça. Athéna Café. Un pose-cul qui ne respire pas la plèbe et

le choléra. Bon, je ne suis pas ici en goguette. La galerie

Janus est à deux blocs. Je marche le plus vite possible,

handicapé par mon fardeau. Ce n’est pas tant le poids, mais

plutôt le volume de mon colis qui rend le trajet pédestre

fatigant. Les trottoirs ne sont pas tous déblayés, et la neige

qui tombe à nouveau s’accumule entre les automobiles

stationnées. J’espère que les tricheurs de l’association

artistique vont me renseigner sur Valérie Trudeau. Sinon, le

jeu va se compliquer. Et je rentrerai en France la queue

275


basse. Si tant est que j’ai jamais eu du plaisir à l’avoir en

position haute. Si. Avec… NE PENSE PAS !

EN FACE. DANS LA VITRINE. LE REFLET.

J’ai eu une hallucination, une fraction de seconde. La

fatigue me joue des tours. J’ai cru avoir vu… Bon, mieux

vaut laisser tomber. Et puis, des femmes qui lui ressemblent,

on en trouve, surtout ici. Ce ne sont pas les jolis brins de fille

qui manquent. J’arrive à l’angle de la rue Notre-Dame. La

galerie est éclairée, il y a environ vingt personnes à

l’intérieur. La décoration est moderne, j’aime. Murs ivoire

et taupe, châssis noirs pour mettre les cadres des photos et

tableaux. L’éclairage est parfait. Je pousse la porte. Un

homme s’avance et écartant les bras. Cheveux un peu longs,

barbe de trois jours, visage mince. Il pourrait être mon frère,

sinon mon clone.

– Bonsoir ! Bienvenue à la Galerie Janus ! Vous arrivez

juste à temps, nous fêtons le succès de notre vernissage en

début de début de semaine.

O.K. Je vais la jouer cordial. On verra comment la

situation évoluera.

– Bonsoir. Vous êtes le directeur de la galerie ?

– Je dirai plutôt président de l’association qui s’occupe

de la promotion d’artistes. Je m’appelle Shanti Noos. Vous

êtes Français, à ce que j’entends ?

Je lui dis mon nom. Il ne bronche pas. Tant mieux. Soit

il ment bien, soit il ne sait pas qui a fait les photos. J’attaque.

– Dites-moi, il y a des journalistes aussi ce soir ? J’ai vu

quelques personnes filmer en faisant des commentaires.

– Oui, trois blogueurs assez influents sur Québec.

Pourquoi ?

– Disons que j’aimerais avoir des précisions sur le

diptyque de photos exposé là-bas. Des photos prises en

276


Italie, non ? Si vous m’éclairez un peu, je pense que nos amis

rédacteurs pourraient filmer ou diffuser en streaming sur

Facebook, ce sera plus convivial.

– Pourquoi pas ? Janice, Bernard ! Vous pouvez faire

une vidéo ? Ce monsieur vient de France, je vais lui

expliquer la genèse de nos travaux. Henry, Léo, venez me

rejoindre, vous êtes concernés aussi.

Henry Maque et Léo Crite se présentent. Je les avais

reconnus d’après les reportages vus sur la toile.

– Vous voyez, cette statue, découpée en deux, est un

chef d’œuvre que Léo, Henry et moi avons découvert l’an

dernier dans un jardin en Italie, près du Lac de Côme. J’ai

eu l’idée de prendre deux photos, montrant les deux moitiés

de cette femme, qui, comme vous le voyez, en appelle aux

dieux. Sa silhouette longiligne, en forme de triangle, est

étonnamment moderne pour une statue de style classique.

– Donc, vous êtes bien l’auteur de ces photos ?

J’articule bien mes mots et regardant l’une des caméras.

Je vois au visage de Janice qu’elle est à l’affût d’un scoop. Elle

sent le coup venir. C’est une pro qui a de l’avenir.

– Oui, bien sûr ! Où voulez-vous en venir ?

Noos commence à s’énerver. Son débit verbal est plus

rapide. Ce gars-là ment. Je sors mon joker. Je traverse la

pièce, ramasse mon colis, me plante devant les trois lascars.

Janice ne perd pas une seconde de vidéo.

– Vous permettez ?

J’emprunte à Bernard, un binoclard longiligne avec un

charisme de bulot, le porte-clés en métal qui pend accroché

à son passant de ceinture. En quelques coups de poignet, je

déballe, et place mon colis devant les deux pans du diptyque.

– OH MON DIEU !

Léo Crite, qui vient de crier sa surprise, est livide. Il

277


passe sa main sur son crâne chauve et s’effondre sur ma

chaise pliante que Bernard place in extremis sous ses fesses.

Ma voix n’a pas sa tessiture habituelle. J’ai l’impression de

parler d’outre-tombe. Ne pas s’arrêter. Il faut que je

continue à parler.

– Je suis l’auteur des photos. Je les ai vendues à un

amateur d’art américain, mais je conserve tous les droits

d’auteur. Alors, qui a mis ces photos ici ? Répondez ou je

vous colle un procès, en plus de la diffusion de la vidéo, ce

qui discréditera votre galerie en moins d’une journée !

– Attendez ! Nous pouvons trouver un arrangement !

Noos met la paume de sa main sur la caméra

numérique de la blogueuse pour mettre fin à la séquence.

Peine perdue.

– Je vous écoute.

– Combien voulez-vous ? Si vous voulez, nous vous

exposons sous votre nom, et gratuitement. Mais il n’est pas

nécessaire d’en aviser un tribunal.

– Consignez-moi tout ceci par écrit pour demain matin

et j’aviserai. En revanche, j’ai besoin d’une information.

Immédiatement. Et « Non » n’est pas la bonne réponse. Lors

du vernissage, y avait-il parmi les invités une très grande

femme, presque deux mètres si elle portait des talons

aiguilles ? Elle était blonde, je pense. Une belle femme,

mince, la quarantaine. Je veux son nom et, si vous les avez,

ses coordonnées. Après, je vous laisse tranquille.

C’est Henry Maque qui s’exprime le premier.

– Oui, je vois de qui vous parlez. Difficile de ne pas la

remarquer, vu sa hauteur. Je ne connais pas son nom. Cette

dame est venue au nom de notre entreprise mécène, mais

personne n’a vu ni entendu son nom.

– Vous savez où elle est partie ?

278


– Diantre, non ! Nous pourrions demander à la chargée

des relations publiques de notre mécène, mais elle est partie

hier en voyages de noces aux Seychelles, et elle a

volontairement coupé tout contact avec le monde.

– Je comprends.

La blogueuse coupe sa caméra. La galerie s’est vidée de

ses visiteurs en un quart d’heure. Noos, qui n’est plus sur la

défensive, me regarde avec une expression que je n’arrive

pas à déchiffrer. Si. Je déchiffre. De la pitié. Il ressent de la

pitié.

– Vous n’êtes pas venu pour vos droits d’auteur. Vous

êtes venu pour elle.

Que répondre à ça ? Entre les lumières des LED fixées au

mur, la vérité m’apparait. Nue. Froide. Comme du granit. J’ai

couru après un fantôme. Pire. J’ai couru après un fantasme.

Une chimère. Ma migraine me donne envie de vomir. Il faut

que je sorte. Je ramasse avec soin mon colis. Henry Maque

me tend un rouleau de ruban adhésif et de la ficelle pour que

je referme au mieux l’emballage. Solidarité de photographes,

sans doute. Je rafistole ce souvenir encombrant et sors. Je me

sens vide. Ce n’est pas à Valérie que je pense. C’est à la

vacuité. À l’orgueil. À l’égo. À toutes ces lâchetés ordinaires

qui ont balisé ma vie comme les lampes bleues et rouges sur

les pistes d’aéroport. Les réverbères m’attendent. Je sors

retrouver leur compagnie. Au moins, eux ne partiront pas

sans laisser d’adresse. Le froid me mord comme un husky

affamé. Saleté de clébard. J’ai la moelle osseuse prise dans la

glace, comme un bateau bloqué par la banquise. Il faut que je

retrouve le chemin de l’hôtel. L’Athéna Café est sur le

parcours. Il faut que je voie du monde, sinon la déprime va

me tenir compagnie toute la nuit. Vous avez déjà entendu la

mélopée des idées noires à 2 heures, puis 3 heures, puis 4

279


heures, puis 5 heures du matin, cette foutue mélopée qui

commence doucement, lentement, lourdement, comme un

chant grégorien, avant de vous péter à la gueule comme une

rave party de 40.000 connards sous amphétamine dans un

champ du Finistère ? Moi oui. Et plutôt cent fois qu’une. Un

conseil, mes p’tit loups : tuez vos peurs, flinguez vos

angoisses, décanillez vos insomnies avant qu’elles aient votre

peau. Ce soir, je vais vivre. Je vais allez jusqu’au bout et mes

turpitudes iront se coucher avant moi. Et je leur laisserai les

joies de la gueule de bois. Je pénètre dans cet antre de

coolitude, qui, si j’en juge les photos surdimensionnées

accrochées aux murs de briques rouge – ben oui, faut pas

chercher l’originalité dans le vieux Québec – mélange sans

être trop regardant Steve McQueen, Che Guevara et David

Bowie. Bon, on a vu pire. Il faudrait juste leur dire, aux

gérants du bar, que les vivants existent aussi. Je m’approche

du comptoir. La jeune barmaid, une rouquine un peu forte

avec un piercing dans le nez et des cheveux comme des câbles

de combiné téléphonique mural des années 80, se présente

(Michèle – enchanté), me salue et s’enquiert de ma

commande. Il me faut un remontant.

– Vous servez uniquement des cafés, ou vous vendez

aussi des alcools ?

– On a tout le choix sur notre carte, monsieur.

– Que me recommanderiez-vous ?

– Vous êtes français, si je m’abuse ?

– Oui, pourquoi ?

– Rien, mais à vous voir, j’en déduis que vous avez froid

et que vous voulez quelque chose de fort pour oublier un

mauvais moment. Ou un mauvais souvenir. Ou une

mauvaise personne.

– Bingo. Vous êtes perspicace.

280


– J’observe. Si vous voulez, je peux vous faire un vrai

café irlandais.

– Un Irish Coffee ? Pourquoi pas.

– Je vous préviens, il faut aimer le café, le whiskey et la

vie, pour boire ça.

– J’en ai deux sur trois, c’est déjà pas mal.

Michèle revient quelques minutes après, avec un mug

gros comme une chope lors de la fête de la bière à Munich.

Ma tête ahurie accroche à ses lèvres un sourire encore plus

chaleureux que ce pub. Je pousse du revers de la main la

grosse bougie à LED pour faire de la place à ma boisson. La

Québécoise toise mon colis et me lance :

– J’ai droit à 5 minutes de pause. Vous êtes acheteur de

tableaux ?

– Non, en fait, je suis plutôt de l’autre côté.

– Peintre ?

– Photographe.

– Il y a des galeries de renom, ici. Et des nouvelles, qui

savent vendre les artistes. Vous avez tenté votre chance à la

galerie Janus, juste à l’angle ?

– J’en reviens. En fait, je suis déjà exposé là-bas. Vous

la connaissez bien, cette galerie ?

– J’ai travaillé deux mois en stagiaire, à leur lancement.

Ils font de bonnes idées de collection, vous savez.

– Dites-moi, est-ce que par hasard, vous auriez vu

récemment, à la galerie ou dans les parages, une très grande

femme, presque deux mètres lorsqu’elle met des talons

aiguilles ? Blonde, quarante ans, mince, les yeux noirs.

– Euh… Oui, c’est possible. Une amie à vous ?

– Oui, on va dire ça. C’est pour elle que je suis venu,

mais j’ai perdu toutes ses coordonnées à la descente de

l’avion. Je n’ai plus son numéro de téléphone. Je dois lui

281


apporter quelque chose, et impossible de savoir où elle est,

ni comment la joindre. Autant chercher une aiguille dans

une botte de foin.

Je mens sur la perte du numéro de téléphone. Michèle

n’est pas dupe. Tiens, c’est marrant : elle porte le même

parfum que Sabine, mon ex d’il y a… si longtemps.

– C’est bien français, ça, comme expression ! Vous avez

essayé les réseaux sociaux ?

– Oui, mais elle n’y est pas. Vous venez de dire que vous

la connaissez peut-être ?…

– En fait, la grand-mère de mon chum a vendu tantôt

sa chaumière à une étrangère. La maison était un ancien

relais de la Poste, si cela peut être utile. Et elle lui a dit que

l’acquéreuse était une très grande femme. Je viens d’y

penser. C’est peut-être elle.

– Vous avez l’adresse de la grand-mère de votre amie ?

– Non, je ne la connais pas personnellement. En plus,

je suis un peu séparée de mon chum depuis trois semaines.

J’ai pas trop envie de lui parler. Vous comprenez… –

Oui. Où est cette maison ?

– Sur l’île d’Orléans, du côté de Sainte-Pétronille.

– C’est l’île en face, là où il y a un grand pont ?

– Oui. Attendez, il doit me rester une photo de la

maison, dans la poche de ma parka. Christophe, mon chum,

me l’avait passée pour que j’aille voir la maison. Je reviens.

La barmaid s’éclipse. Il est presque 23h. Il neige pas mal

dehors. Un grand type chauve à lunettes, assis à une table

non loin de moi, murmure quelque chose à l’oreille d’une

petite asiatique qui ressemble à un Pokémon. Elle rit. Elle

lui donne son numéro de téléphone. Vas-y, mon gars.

Fonce. Ne laisse pas passer ta chance. Une longue gorgée de

café chaud me fait du bien. Il est bon, mais il est raide, cet

282


Irlandais. Michèle a été généreuse sur la partie distillée du

breuvage. Oulaa, ça tangue un peu si je tente de me lever. Je

ne vais pas tarder à lever le camp. Mon mal de tête cohabite

mal avec le whiskey. Mon hôtesse revient et me tend un bout

de papier plié.

– Tenez, je n’avais plus la photo, alors, j’ai imprimé la

photo depuis un courriel.

Sa gentillesse m’émeut. Je déplie la feuille. L’impression

est assez mauvaise, mais je m’en accommoderai. Trouver

cette maison qui ressemble à des centaines d’autres dans un

paysage déformé par la reine blanche qui recouvre tout, ça

ne va pas être du tout cuit. À vrai dire, ça sent plutôt le frigo

mortuaire. Bon, je verrai demain ce que je fais. Il faut que je

dorme. Je paie, laisse un pourboire qui quadruple le prix de

l’Irish Coffee et profite de ce que Michèle a le dos tourné

pour m’éclipser. C’est mieux ainsi. Elle gardera un bon

souvenir d’un étranger avec un grand paquet plat.

L’hôtel n’est qu’au bout de la rue, mais entre les

éléments, l’alcool et ma migraine, je marche à l’aveugle en

plein milieu de l’Alaska. Ma pomme Vs Wild. Je suis le Bear

Grylls de la connerie ambulante. Par -20 degrés. Je veux

rentrer chez moi. Ah, je suis devant mon hôtel. Accueil.

Sourire. Carte magnétique. Ascenseur. Chambre. 308.

Fermer porte. Poser colis. Lit. Lit…

05H20. Réveil en sursaut. Coupé en deux. J’ai mal au

ventre. À peine le temps d’aller dans la salle de bain pour

vider mes entrailles dans les toilettes. J’ai de violents

spasmes et je dégueule à triple boyaux. Le pied intégral.

Putain, j’avais bien besoin de ça. Me voici assis par terre,

cramponné à la porcelaine blanche de la lunette des chiottes.

Seul. Je ne me suis jamais senti aussi seul. Dieu, s’il te plait,

envoie-moi quelqu’un à qui parler…

283


06H12. Dieu a autre chose à foutre qu’à m’écouter

chialer comme un gamin. Je me relève. Je suis en T-Shirt et

en caleçon. Tu m’étonnes que je crève de froid. Contre toute

attente, mon cerveau reptilien réagit. Je me lève péniblement,

entre dans la douche sans même retirer mes vêtements. Eau

froide. Je claque des dents. Tiède. Chaude. Je mets le jet de la

paume de douche aussi fort que possible. J’ai mal au ventre.

Toujours ce mal de tête délirant qui se scinde en deux. Mais

je suis vivant. Je survivrai. Je passerai à travers. On passe

toujours à travers un jour ou l’autre. La salle de bain

ressemble à un sauna. Tant mieux. Je m’essuie rapidement,

fonce près du lit et récupère des vêtements propres dans mon

sac de voyage. Nu avec ma serviette rose sur le ventre, j’allume

la cafetière et y mets une dosette. La machine chauffe vite. Je

me fais un café long tout en mettant mon jean. Je viens de

passer un cap. Je ne suis plus victime. J’agis.

07h10. Un inuit tout neuf. Oui, bon, je ne suis pas un

inuit malgré ma parka et mon bonnet, mais je me sens bien

mieux moralement. Mes maux de ventre étant passés, j’ai pris

le risque de boire un café et de manger quelques fruits et un

pancake. La logistique s’améliore : j’ai pensé à sangler mon

colis avec une ceinture. Je peux tenir l’ensemble en

bandoulière, ce qui sera plus facile si je dois marcher

longtemps. Le jour n’est pas encore levé. Il neige par

intermittence. L’île d’Orléans est à quinze kilomètres de

Québec. Le centre-ville est relativement encombré. Si je

prends le bus, j’en ai pour plus d’une heure. Je vais opter pour

un taxi. Cela me coutera plus cher, mais je serai plus

confortable. Depuis le hall de l’hôtel, j’appelle une compagnie

de taxi. Un cab blanc et bleu arrive devant l’hôtel en un quart

d’heure. J’indique au chauffeur que je vais sur l’île d’Orléans.

Ne sachant quelle adresse donner, je lui tends la photo.

284


– Vous avez une idée de l’endroit où cette photo a été

prise ? On m’a dit que c’était un ancien relais de Poste, si

cela peut vous aider…

– Oui, ch’crois ben qu’c’est du côté de la Jouvencelle, à

Sainte-Pétronille. Y’a une couple de maisons qui peuvent être

la bonne. Ch’peux vous chauffer là-bas, mais ch’pourrais pas

vous déposer près de la maison. Y’a pas d’route, là ben.

Soit. Je marcherai vers l’infini et au-delà. C’est mon

côté Buzz L’éclair. Mon coche remonte la rue Dahlousie et

remonte la 440 vers la Baie de Beauport, en direction de

Chûte-Montmorency. Les embouteillages matinaux me

font regarder les habitants, les camions que l’on décharge,

les enseignes des magasins… Le jour est levé, mais le soleil

est resté sous la couette des nuages. Le pont de l’île d’Orléans

se situe avant la chute de la Dame Blanche. Nous bifurquons

par la 368. Le pont de l’île est une construction en métal vert,

avec une structure typique des années 1930. La traversée audessus

du Saint-Laurent fait plus de quatre kilomètres. Nous

arrivons sur l’île. Le véhicule, dixit le GPS « oblique sur la

droite ». Bref, il tourne, quoi. Nous descendons vers le Sud,

mais les routes sont impraticables. Le couperet tombe avec

cet accent d’outre-Atlantique qui nous a fait aimer le

chanteur Robert Charlebois.

– Ben V’là. Ch’peux pas vous m’ner plus loin. Le char

passera pas. C’est tout droit sur deux kilomètres, puis y’a des

demeures sur la droite.

– Merci. Je vais me débrouiller seul.

Je paie ma course en liquide. Le chauffeur me salue d’un

« Bonjour », qui chez nous veut dire « Au revoir ». Il est 08h.

J’ajuste mon bonnet et sort de la voiture. Bon, bonhomme,

faut y aller. Je dois affronter mon destin – s’il m’en reste

quelques miettes.

285


La lumière du jour est grise. Aussi glamour que les

matins parisiens. Le vent souffle, soulevant des masses de

poudre blanche. À cet instant précis, je crois que j’aurais

aimé que ce soit de la coke plutôt que de la neige. Au moins,

j’aurais de quoi oublier pourquoi je suis ici. Je fais un

premier pas dans la neige. Puis un second. J’avance. Le

temps ne recule jamais.

Note à l’attention des jeunes filles en fleur qui se

trémoussent dans leur body en Lycra dans les cours de

Zumba : Si vous voulez brûler des calories et sentir votre

cœur se décrocher dans la poitrine, laissez tomber le fitness.

Perdez-vous en pleine cambrousse avec de la neige jusqu’au

genou, c’est vachement mieux. Cela doit faire vingt bonnes

minutes que je marche, sans trouver la maison que je

cherche. Sans trouver de maison tout court, en fait. Je

commence sérieusement à m’inquiéter. Grosse boule à la

gorge. Il n’en mène pas large, Ulysse. Je tombe. Me relève.

Fais cinq pas. Tombe à nouveau. Me relève à nouveau. Mes

nerfs – qui ne sont pas isothermes – craquent.

– « Putain de bordel de merde de caribou ! »

286


Chapitre Trente-trois

Choisir, c’est renoncer.

Je longe la route et trace droit devant moi. Ma crise de

larmes est terminée. Ce n’est rien. Je suis fort, désormais. Le

blizzard se dissipe. Un rayon de soleil touche enfin le sol de

l’île d’Orléans. Mes yeux suivent le trajet de ce signe d’enhaut.

Ils font bien : il y a bel et bien une maison blanche, à

quelques centaines de mètres. Les dieux sont de nouveau

avec moi. Je marche vite. J’ai la conviction que c’est la

maison que je cherche. Au pire, je pourrai leur demander

asile, le temps pour moi d’appeler un taxi avant de revenir

sur Québec.

L’allée devant la maison est dégagée. Une fumée légère

sort de la cheminée. La maison est habitée. 311. C’est le bon

numéro. Je touche le gros lot. 30 mètres. 20 mètres.

10 mètres. 5 Mètres. Les rideaux épais empêchent de voir

quoi ce soit. J’ai vu furtivement une ombre, une silhouette.

Sans discerner si c’est Valérie ou une autre personne. Je

monte les quatre marches. Me voici sous le porche. Cet

endroit doit être beau, l’été. Nous sommes en Janvier. Une

respiration profonde. Il faut que je me calme. Je tends la

287


main vers la porte. Le heurtoir en bronze est lourd. Je frappe

trois coups, forts et nets. J’entends des pas, des bruits de

mouvements.

La porte s’ouvre.

– Bonjour.

La personne en face de moi porte un jean, un gros pull

en mailles torsadées, avec une chemise de bucheron endessous.

C’est une grande femme. Blonde. Aux yeux noirs.

Sans maquillage ni fard.

– Bonjour.

Voix grave et profonde. Certaines choses ne changent

pas. Je tente de contenir mon émotion de la revoir.

– Bonjour.

– Je ne te demande pas ce que tu fais ici.

– Non. Je pars ou je reste. Je comprendrais un refus de

me voir.

– Je ne suis pas seule.

– Je ne suis pas venu pour ça.

Précision utile à l’attention des quadragénaires et des

imbéciles (parfois les mêmes) : « ça », dans le contexte, c’est le

mot couteau suisse pour désigner toute tentative pathétique

de se recoller avec une ex qui ne veut plus de vous dans votre

vie. Oui, je sais, je ne suis pas le seul à pratiquer. Vous aussi.

2tall2fall me fait entrer dans cette bâtisse. Comme

beaucoup de maisons de pays froids, celle dans laquelle je

suis possède un petit sas, qui permet de ne pas perdre trop

de chaleur en hiver. Je ferme consciencieusement la porte

d’entrée, avant qu’elle n’ouvre la seconde. Je fais glisser mon

colis plat le long de mon corps pour ne pas faire trop de

bruit ni abîmer les murs.

– Merci de me recevoir, Valérie. J’ai fait un long

chemin, et je pensais ne pas te trouver.

288


– Cesse les palabres, veux-tu. Retire tes bottes, elles

sècheront près de la cheminée. Et cesse de me regarder avec

une tête de croque-mort, j’ai envie de te gifler. La vie est

belle et tu n’en as qu’une, souviens-toi.

– Tu as raison.

La bonne nouvelle, c’est que Miss Trudeau n’a pas

changé de fournisseur pour ses réparties au vitriol. La

mauvaise nouvelle, c’est que je ne sais plus trop pourquoi je

suis ici. Certes, je veux des réponses. Mais à quoi ?

– Attends-moi là et ne dis rien. Tu ne bouges pas.

J’obéis. Elle va vers sa gauche, sans doute dans le salon.

Le rez-de-chaussée est plus vaste que je ne le pensais vu de

l’extérieur. Il y a dans l’air une assez forte odeur d’encens

brûlé, de cannelle et d’autre chose, qui attire mon attention,

mais que mon cerveau n’arrive pas à reconnaître. L’intérieur

de la maison compile les classiques des maisons d’hôtes :

murs peints en couleurs pastels jaune ou vert pâle, meubles

en acajou, vieux outils de métier accrochés en hommage à

quelque aïeul méritant, rideaux bien repassés en tissu

Liberty à motifs floraux multicolores… Pas d’équipement

multimédia, pas de toile de maître, ni d’objet design m’astu-vu.

On est bien loin de la femme fatale sur un yacht de

papier glacé. C’est aussi bien. La grande femme revient. Son

regard est impénétrable.

– C’est quoi, ce carton ?

– Quelque chose que je voulais te montrer. Et te

donner.

– Soit. Mais réfléchis avant de parler. Avant de donner.

Avant de faire. Les mots, les actes, ne s’effacent jamais. Ils

restent inscrits dans le temps, atome par atome. Prends ton

truc et suis-moi.

Je la suis. Nous tournons sur la gauche, longeant le mur

289


du salon. Arrivée devant l’encadrement de la double porte,

Valérie, qui me précédait, s’écarte. Et là…

?! #####CERVEAU####CŒUR####OUT####SYNTAX

ERROR.

C’est impossible.

ELLES SONT DEVANT MOI.

SABINE. DEBRAH. PATRICIA. SAMANTHA.

Je suis pétrifié. Je ne comprends pas. Là, je suis

littéralement sur le cul. Je m’appuie sur mon paquet de

papier Kraft pour ne pas défaillir. J’ouvre la bouche, mais

aucun son ne sort.

– …

– Oui. Elles sont là. Les femmes que tu aimes. Que tu as

aimées. Celles à qui tu as menti. Celles dont tu t’es moqué. Par

lâcheté. Par inconscience. Par mépris. Par incompréhension.

Par erreur. Par impatience. Par ta faute. Par celle de ta mère.

Par immaturité. Par connerie pure.

Je m’assieds lourdement dans le premier fauteuil venu.

Mes jambes ne me portent plus. 2tall2fall a réuni le tribunal

de ma vie. Je dévisage, une par une mes anciennes amantes.

Sabine est à l’extrême gauche du canapé qui siège en face de

moi, de l’autre côté de la table basse. Je ne l’ai pas vue depuis

un an et demi. Une éternité, maintenant. Ses traits sont un

peu moins poupins. Elle fait plus mature. Sa tenue n’a rien

d’exubérant : un jean, des grosses chaussures, un gros pull

col roulé noir. Ses cheveux sont plus courts que lorsque

nous étions ensemble. Ça lui va bien. Ça la vieillit un peu,

peut-être.

Mon regard passe à Debrah. Pull cachemire à paillettes

moulant, mauve ou parme. Je n’ai jamais su faire la

différence entre les deux. Toujours la même manière de se

tenir droite, avec les reins cambrés, pour mieux mettre ses

290


atouts en avant. Elle porte également une jupe en laine avec

des bas épais… et des chaussures à talons. Sexy jusqu’au

bout des ongles – quitte à frôler le ridicule. Elle me regarde

comme lorsqu’elle m’a emmené en voiture à la péniche le

soir de l’attentat du métro.

Patricia me fixe. Son regard est impassible. Toujours ce

même mélange gris et bleu. Elle est moins blonde qu’à notre

dernière rencontre. Elle laisse sa couleur châtain dominer.

Sans doute l’influence de son nouveau compagnon. Une

vraie beauté au naturel. Elle est vêtue de noir. Son élégance

me trouble. Je ne l’avais pas perçue comme une femme

aussi… femme. Pas en termes de féminité : elle dégage des

phéromones à faire tomber raide Rocco Siffredi. Non, elle

est femme dans sa majesté. Elle est accomplie. Et me regarde

comme si je n’allais pas sortir vivant de cette maison.

Samantha. J’aimerais dire le meilleur pour la fin. Mais

ici, il n’y a ni meilleur, ni fin. Jean et bottines. Elle a gardé

son blouson sur elle. Une parka vert pomme, serrée à la

taille. Elle a gardé son bonnet, aussi. À croire qu’elle met

toujours son bonnet lorsqu’elle est en repos. Je vois en elle

une gamine un peu paumée. Ses yeux sont las, un peu tristes.

Soit elle a rompu avec son petit copain, soit le décalage

horaire l’a mise K.O.

Bref, voilà à quoi se résume ma vie : un homme d’âge

mûr, qui n’a pas su grandir, face à un carré de dames,

exceptionnelles, chacune dans leur genre : patience, beauté,

générosité, détermination… Que de qualités que je n’ai pas

su voir, pas su avoir, pas su apprécier.

Je n’ai même pas la présence d’esprit de demander

comment la géante a réussi ce tour de force. C’est plus que

ma psyché ne peut en supporter. Quelque chose vient de se

briser en moi. J’ignore quoi. Mais c’est bien plus qu’un

291


déclic. C’est un tsunami, un maelstrom, un big bang dans

tout mon être. Pas uniquement dans ma tête. Mon cœur,

mes veines, mes muscles absorbent ce choc incroyable. Si ce

mot n’était pas galvaudé, je dirais que je viens de découvrir

que j’avais une âme. Un TGV rempli de nitroglycérine m’a

percuté de plein fouet. Ça fait beaucoup dans le salon d’une

maison sur le Saint-Laurent. Je sens toujours cette odeur

particulière. Valérie reprend son réquisitoire.

– Comme tu le vois, j’ai contacté les quatre femmes que

tu as tourmentées. Mais tu sais la vérité. La réalité. C’est toi

qui t’es tourmenté, tout seul. Tu t’es emprisonné dans ton

univers de mensonges, de parjures, de faiblesses. Par

culpabilité. Par incapacité à grandir. À faire sortir un beau

papillon de sa chrysalide. Tu peux le faire, pourtant. Tu

peux encore le faire. Je n’ai pas eu de mal à retrouver tes

amies. Je suis partout, grâce aux réseaux. Quand je leur ai

dit qui tu étais vraiment et ce que tu voulais être, elles ont

toutes acceptées. Sans réserve. Quoi que tu penses, tu es

aimé, petit con. Tu as été et tu es aimé. Bien plus que tu ne

l’as jamais pensé.

– Mais comment as-tu su… ?

– Que tu venais ? Voyons, fais travailler tes méninges,

Coco, tu nous as habituées à mieux !…

– C’est toi qui a fait acheter mes photographies et

orienté mes recherches par le référencement des sites. D’où

les messages tôt le matin, pour faire baisser mon seuil de

vigilance. Ensuite, tu n’avais qu’à suivre mes déplacements

par mes réservations en ligne.

– T’es pas si con, quand tu veux.

– Mais que veux-tu ? Qui es-tu ?

– Qui je suis n’a aucune importance. Tu le sauras un

jour, mais ce jour n’est pas encore venu. Ce que je veux ?

292


C’est ce que TOI tu veux. Ce que tu cherches depuis

toujours. Le sens de ta vie. Tu es venu pour demander des

réponses ? Hé ben, c’est TOI qui va nous en donner.

– Je ne comprends pas.

– Tu doutes de ta raison. Tu penses que tu es malade, et

que c’est pour cela que tu as tant merdé, entre lâchetés,

adultères et renoncements prématurés. J’ai une bonne

nouvelle pour toi.

– Laquelle ?

– Tu n’es ni fou, ni malade. Tu as juste été perdu. Tu as

erré sur ta route, Ulysse. Et pourtant, ici, ce matin, tu as une

chance, une infime chance, de retrouver Ithaque. Ne la

gâche pas.

– Que dois-je faire ?

– Lève-toi et sors le contenu de ton colis.

Je m’exécute, déchire grossièrement l’emballage avec

mes doigts. Je sors le cadre, face contre moi. Ce truc qui

vivre entre ma tête et mon cœur est de plus en plus fort.

– Tourne-toi.

Je gire de 180 degrés. Les deux photos exposées à la

galerie Janus sont accrochés sur le mur, à hauteur d’homme.

Notre hôtesse a le goût du ressort dramatique. Je n’ai pas

non plus vu ce coup-ci venir. Avec juste l’espace nécessaire

pour y placer le cœur de ce qui a toujours été, non pas un

diptyque, mais un triptyque.

– Accroche-le à sa place.

Sitôt dit, sitôt fait.

– Oh, mon…

C’est une des quatre femmes assises derrière moi qui a

parlé. Je n’ai pas eu le temps de savoir laquelle. Valérie

reprend le contrôle de la situation.

– Oui, comme vous le voyez, notre homme avait sous

293


le nez la réponse essentielle à sa vie. Sa quête éperdue de

l’amour. Une femme qui l’élève, qui le fait grandir. Mais au

centre, au milieu, ce morceau qui manquait, c’est cette autre

femme dans le corps de la première, avec un visage solaire

et un cœur qui sort de sa poitrine. L’artiste du 17 ème siècle

qui a fait ce chef-d’œuvre a eu une vision onirique après

avoir rencontrée la femme de sa vie, et l’avoir perdue suite à

ses infidélités. Il est mort fou et seul. A 46 ans. Tu vois, petit

homme, ce que ta photo représente ? Le reflet de ton âme,

de ce qui te fera vivre ou périr. Mais je suis magnanime.

D’aucuns au-dessus de toi ont décidé de t’accorder une

ultime chance. Il fait froid. Je vais dans la cuisine faire

chauffer de l’eau et préparer le thé. À mon retour, tu auras

choisi la femme avec qui tu veux finir tes jours. Sinon, ta vie

va tourner sans fin et ce que tu ressens comme des maux de

tête va t’acculer à la folie, façon Nietzsche.

Elle secoue sa crinière blonde et fait ce qu’elle dit. Me

voici face à mes juges. Mon cœur s’emballe. Je risque

l’infarctus, si je ne contrôle pas ma respiration.

Mon dieu, il me faut choisir. Et je le veux.

Sabine lève son visage vers moi, avec un timide sourire.

Elle a la trentaine, maintenant. Le bon âge pour que je songe

à l’enfanter et pour que je joue mon rôle d’homme.

Pourquoi est-ce que cela n’avait pas marché entre nous ?

Parce nos ambitions, notre façon de voir la vie, nos objectifs

n’étaient au final pas les mêmes. Sois libre, Sabine. Tu es

heureuse ailleurs.

Debrah. Un fantasme, une crise de la quarantaine. Une

illusion dans l’illusion dans l’illusion. La poupée (même pas

russe) à Papa, qui ne verra jamais en moi qu’un caprice de

plus afin de grandir. J’aurais pu accepter sa proposition et

vivre dans une cage dorée. Je ne suis pas fait pour vivre en

294


captivité. En tout cas, pas comme ça.

Samantha a bougé le bras pour défaire son bonnet. Je

passe machinalement à elle. Elle est jolie. Très jolie. Elle

tripote nerveusement son bonnet dans ses mains. Je ne l’ai

jamais trouvé aussi jeune. Je m’imagine avec elle dans vingt

ans. Pitoyable spectacle que celui d’un homme à la retraite

en train de teindre ses cheveux pour garder un soupçon de

présentation, alors qu’il a dépassé la date limite de

conservation. Tu mérites mieux que moi, fillette.

Patricia. Noisyk1. Une rencontre improbable.

Atypique. Délirante. Tout jouait contre nous et pourtant

tout s’éclairait sur son passage. Comme si tous les feux

passaient au vert. Et moi, crétin immature, j’ai focalisé sur

un détail alors que je savais que l’essentiel était…

NOOON ! IL FAUT QUE CELA CESSE !!!!!!!!!

– Patricia, je t’aime. Je t’ai aimé dès le premier mot, le

premier regard, le premier contact. Ce n’est pas un corps

jeune, ce n’est pas une ambition, ce n’est pas un train de vie

qui fera ma vie et qui m’illumine de l’intérieur. C’est une

belle âme, c’est un cœur qui bat, c’est un sourire rieur, c’est

un regard. C’est une main qui me tend un café le matin. Pas

pour le café. Pour cette main tendue. Je suis le roi des cons,

Patricia ! Pardonne-moi ! J’aime ton âme, ton cœur, ton

corps, j’aime et je prends tout si tu veux encore de moi ! Je

veux vivre avec toi et t’épouser !

Je tends la main vers elle. Elle en fait de même vers moi.

Avec toujours ce sourire qui balaie tout, qui rend tout

possible.

PUTAIN, L’ODEUR ! LE GAZ !

BAAAAOOOUMMMMMMMMMMMMMMM !!!

Mon bras, arraché par l’explosion, est projeté devant

moi. Je hurle sans aucun son. Les serpents de mon bracelet

295


se désagrègent dans l’air. On dirait des sardines pêchées à la

grenade. Le canapé et les meubles volent en tous sens,

comme au ralenti. Je vois Patricia et les autres femmes

soustraites à ma vue par la déflagration. La pièce est

pulvérisée par le souffle. Mes yeux ne voient plus. Ma vie

défile. La maison n’est plus que…

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Chapitre Trente-quatre

LE GRAND NOIR.

Plus rien n’est.

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Épilogue

L’ampoule. Encore une de ces LED à deux balles.

Blanche et trop forte en intensité. Mon œil se détourne

instinctivement du faisceau lumineux. En plus, cela me fait

pleurer, c’est malin. Ma tête est une boule de mercure dans

une boule de plomb dans une boule en béton.

– Ah, notre miraculé ! Est-ce que vous me comprenez ?

Je vois flou. Mais je vois. Et j’entends.

– Oui…

– Je suis le docteur Bernard Mercier. On peut dire que

vous êtes verni, vous ! Quel est votre nom ?

Je lui donne. J’ai du mal à comprendre. Mon cerveau

reconnecte.

– L’ascenseur…

– Oui, vous avez eu un accident. Très grave.

Je regarde ma main. Elle est toujours au bout de mon

bras. Je ne comprends pas.

– Ma mère ? Où est ma mère ?

– Vous devez vous reposer. Pas d’émotions fortes. Vous

êtes resté inconscient durant quatre mois.

– Quel jour est-on ?

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– Le 11 avril. Où est ma mère ? Elle est… morte ?

– Oui. Elle n’a pas souffert. Ne pensez pas à cela pour

l’instant. Pensez à vous. Il vous faut vivre.

– Je vois flou.

– C’est normal, cet état n’est que temporaire. L’afflux

sanguin va se réguler. Vous verrez normalement d’ici

quelques heures.

– Quel est mon état ?

– En ce qui concerne vos capacités mentales, vous êtes

dans un état inouï vu votre phase rapide de réveil. Pour le

reste, vous avez eu de nombreuses fractures aux membres

supérieurs et inférieurs, mais nous avons pu les sauver.

Vous pouvez remercier votre femme. Elle s’est battue

comme une lionne pour vous. Je crois qu’elle ne va pas

tarder à venir. Je vous laisse, l’infirmière va venir changer

votre perfusion et vos équipements.

Je vois la silhouette s’éloigner. Une autre lui succède, et

se pencher vers moi. Une femme, une brune, petite. Blouse

blanche. L’infirmière.

– Bienvenue à la vie ! Je m’appelle Camélia. Comme la

fleur. Vous savez, vous êtes la mascotte du service, vous ! On

ne parle que de vous dans tout l’hôpital. Bon, on va y aller

doucement. On va vous remettre en forme, et on verra

comment vous transférer plus tard dans un autre service.

Jusqu’à maintenant, c’est le kiné qui s’est occupé de vos

fractures pendant votre coma. Vos fractures sont réparées,

mais la vraie rééducation va être longue. En tout cas, vous en

avez de la chance. Votre femme, elle nous a bien fait rire,

durant quatre mois ! Toujours optimiste, joyeuse, agréable.

Un vrai soleil ! Pourtant, elle en a bavé, avec vous. Elle est

venue tous les jours, vous parler, se battre avec les médecins

quand ils voulaient vous couper le bras. Et elle a gagné. À

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chaque fois qu’elle vous quittait, elle disait toujours la même

phrase : « Reviens, mon Ulysse. Tu es mon amour, mon ami,

mon frère, mon amant. Reviens et écris la suite de notre

histoire ». Tout le monde dans le service la connait par cœur,

cette phrase ! Ah, je crois que quelqu’un veut vous voir…

L’infirmière part. J’ai vraiment mal aux yeux, ça pique.

Moi qui déteste pleurer, j’ai les glandes lacrymales en feu.

Une ombre arrive. Elle se penche sur moi. Putain,

impossible d’y voir clair.

– Qui est là ?

C’est moi…

Je ne suis pas sûr de reconnaître la voix.

– Patricia ?

– Tu peux m’appeler Patricia, Noisyk1, ou même

Ariane, si ça te chante. Ne t’inquiète plus. Tu es plus fort que

tu ne le penses. Je suis là. Tu m’as fait une sacrée peur, tu sais !

Quand nous nous sommes quittés, je t’ai écrit une lettre. J’ai

regretté de l’avoir fait. J’ai voulu la reprendre chez toi, dans ta

boîte aux lettres. Je suis arrivée à ton domicile quelques

minutes après les secours, quand l’ascenseur s’est écrasé. J’ai

réalisé que malgré tes défauts et tes erreurs, tes infidélités – et

dieu sait que tu n’es pas un cadeau ! – tu me plaisais.

Vraiment. Entre nous, ce n’était pas « purement sexuel ». Tu

as une âme. Un cœur. Tu vaux mieux que la somme de tes

errances passées. Dieu sait pourtant que tu en as fait, des

conneries, avant l’accident ! Et puis, j’ai aimé te faire le café le

matin. C’est comme ça. J’ai bien cru que tu ne reviendrais pas

de ton odyssée, mon Ulysse. Bon retour à Ithaque. Je t’aime.

Elle dépose sur mes lèvres un baiser calme. Doux.

Je suis vivant.

Elle prend ma main et l’embrasse.

Il y a un bracelet à mon poignet.

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– Je t’ai offert ce bracelet durant ton coma, je savais

qu’il te protègerait.

Je connais ce bijou.

Trois serpents entrelacés.

En argent massif.

La vie est merveilleuse.

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ISBN papier : 978-2-414-05591-3

ISBN pdf : 978-2-414-05592-0

ISBN epub : 978-2-414-05590-6

Dépôt légal : décembre 2017

© Edilivre, 2017

Imprimé en France, 2017

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