LE COEUR ET L'ODYSSEE_2020_F.VECCHI-MULLER
Un formidable roman d'amour et d'aventure, de Paris à Bellagio, de Monaco à Montréal,
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François Vecchi-Muller
Le Cœur et l’Odyssée
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Prologue
– « Putain de bordel de merde de caribou ! »
Bravo. Belle entrée en matière. Je ne jure jamais,
pourtant, en temps ordinaire. Bon, j’ai une excuse valable :
me voilà perdu, transi de froid, avec une visibilité réduite à
30 mètres, en train de marcher dans la neige. Il est environ
8h20, et le soleil de fin janvier affiche une timidité de pucelle
introvertie. J’avance. Pas après pas. Dans cette couche
blanchâtre parfois boueuse qui recouvre ce que je suppose
être une allée. J’ai quarante piges passées, et me voilà à
porter un colis presque plus grand que moi tel un coursier
d’UPS. Si c’était mon métier, je le saurais. J’ai le cœur
battant d’un adolescent qui monte l’escalier qui l’amène à
son premier rencart. Sauf que j’ai passé l’âge de déflorer des
jeunes vierges portant sous-vêtements Hello Kitty et
appareil dentaire. Mon smartphone lance une série de
« bipbip », avant de s’éteindre. La batterie lithium-ion n’est
pas dans son élément avec ce -15 degrés Celsius de rigueur
en cette saison. J’erre sans GPS au milieu de nulle part. Sauf
que ce « nulle part » porte un nom qui fleure doux le terroir :
« L’île d’Orléans ». Banlieue écolo-bobo de Québec, avec
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son théâtre, ses cidreries et ses massifs de genêts sauvages
qui illuminent l’été indien. L’image doit être superbe. Je ne
la verrai pas aujourd’hui. Faut-il que je sois fou pour venir
au Canada en plein hiver, moi qui ai en horreur tout ce qui
évoque la neige, la glace et les chalets… Le vent du nord me
fouette le visage, malgré la capuche de ma parka. Le bonnet
jaune poussin que je porte en-dessous permettra peut-être
aux policiers d’identifier mon cadavre quand j’aurai claqué
d’hypothermie. Et comme cela ne suffisait pas, mon cerveau
repasse en boucle un film d’épouvante que j’avais vu quand
j’étais teenager. « Wendigo ». Une sorte de yéti tueur du fin
fond du Manitoba. Navet de série Z, bourré d’hémoglobine,
avec un singe géant à poils longs qui passe ses mornes
dimanches à démembrer des campeuses en mini short. Ma
DVDthèque ne contient pas que « Ben Hur » et « Citizen
Kane », je vous le concède. Promis, la prochaine fois, je me
collerai devant Disney Channel. Oui, je sais : j’en fais trop.
Désolé, c’est mon côté français qui ressort. Mais à l’heure où
je pense ces lignes, bien malin qui pourra savoir si je vais
survivre et ce qu’il va advenir de moi.
Je fais glisser le colis le long de mon épaule, puis le pose
délicatement sur mes deux bottes. Inspection rapide de
l’extérieur du paquet. OK. Tout est sous contrôle. J’ai bien
renforcé les angles. Le papier kraft en triple couche, bien
serré avec du ruban adhésif mat, supporte étonnamment
bien la rusticité du transport. Tant mieux. Ce n’est pas le
moment de malmener son contenu. Je n’ai pas fait peu ou
prou 8000 kilomètres pour tout briser. Pas maintenant. Pas
comme ça. La sangle a laissé une trace assez nette sur la
doudoune. Et sur mon corps, probablement. Mon omoplate
gauche me fait un mal de chien. Mais je suis là. Pas question
de faire machine arrière. Je n’ai aucun mal à afficher une
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telle détermination : je ne sais même plus où sont mes
arrières. Les battements de mon cœur s’accélèrent depuis
cinq, dix minutes. Le vent qui ralentissait ma progression
s’est calmé, remplacé en quelques secondes par des flocons
de neige. Je les regarde un instant virevolter au gré des
courants. C’est beau, de les voir scintiller dans la semiclarté.
On dirait des plumes de diamants. Ou des larmes
volantes. Est-ce cela que l’on appelle l’âme ?
« WOOOOOOOOOOOONNNNNNNNNNNNK ! »
Le klaxon rauque d’un énorme camion de livraison me
fait sortir de ma torpeur. J’ai à peine le temps de saisir mon
colis et de me jeter sur le bas-côté. Ce truck a bien failli
mettre fin à toute forme de vie sur ma faible carcasse, avec
sa sirène de cargo en partance pour Valparaiso. Le chauffeur
n’a même pas ralenti l’allure en me voyant. Pas sympa, le
routier. À sa décharge, j’étais en plein au milieu de la route,
si ça se trouve. Résultats des courses : je viens de passer de
transi à trempé. Message personnel à l’attention des
touristes et des gnomes français qui voudraient explorer le
royaume de la reine des neiges : à Sainte-Pétronille, en hiver,
l’adjectif « trempé » n’existe pas. Ici, c’est « frozen » direct.
Congelé cash façon bébé mammouth en Sibérie. Et pas de
jolie scientifique en blouse blanche hyper moulante à
l’horizon pour prélever mon ADN. Si je reste ainsi à plat
ventre dans la poudreuse, je resterai dans cette position
jusqu’à l’apparition des premiers perce-neiges. J’ai prévu
mieux pour ma postérité. Allez, mon gars, on se relève. Seul
comme un grand. Et on se remet en route. L’expression
« Nouveau Monde » me traverse l’esprit. La chanson
éponyme de William Sheller, aussi. J’aimais bien Sheller.
Trop de bruit autour d’« Un homme heureux », mais un
talent musical remarquable. Il suffit d’écouter les premières
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mesures d’Excalibur pour s’en convaincre. « Sont venues
misère et longue nuit / Dieu me l’a donné / Dieu me l’a
repris / Qu’il en soit béni »… Mon truc, c’était plutôt
« Genève ». Mais ça, c’était avant. Je suis ici, maintenant.
Mon fardeau en bandoulière, je fouille dans ma poche
de parka. Pas facile avec les gants. Je retire celui de gauche,
histoire d’aller plus vite. Le bracelet en métal que je porte au
poignet glisse jusqu’à l’attache du pouce. Ça va, le fermoir
est solide, je ne risque pas de le perdre. J’y tiens, à ce bracelet,
mine de rien. Le contraste entre le métal resté chaud au
contact de mon corps et l’air ambiant est sensible. La
morsure du froid est moins vive que je ne l’aurais cru. Mes
doigts tapotent quelques pièces de monnaie et un plan de
Québec, avant de trouver mon Graal. Une photo pliée en
quatre, sur un papier format LEGAL US. D’un point de vue
technique, pas de quoi fouetter un chat. C’est sûr, ce n’est
pas du Cartier-Bresson. J’ai fait mieux avec un jetable
argentique quand j’étais gamin. Couleurs surexposées,
composition atone. Rien d’extraordinaire à voir dessus, non
plus. Une maison, bardée de lambris blancs, comme il en
existe des dizaines sur l’île. Avec de grandes portes fenêtres
et un toit en ardoise sur lequel reposent trois chiens assis à
l’étage. Un porche accueillant qui évoque les discussions
sans fin des longues soirées de juillet et le goût sucré du thé
glacé à la pêche. Des fleurs rouges et blanches dans des pots
en terre cuite. Et trois chiffres en étain, cloués en façade dans
le bois, à côté de la porte d’entrée. 311. Mon 911 à moi. Ou
9/11, si je me suis loupé. « Dieu, qu’as-tu fais de moi ? » Je
n’aurai jamais pensé atterrir ici. Ni battre le pavé pour
trouver ce « Sam’Suffit » dont j’ignore l’adresse. Pas dans
une vie antérieure, en tous cas. C’était il y a un an. C’était il
y a un siècle. Une éternité. Génial. Maintenant, c’est Joe
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Dassin qui s’invite dans ma cervelle. Il ne manquait plus que
lui et l’été indien. J’ai de la chance, la radio qui grésille en
mon for intérieur aurait pu diffuser « Les yeux d’Emilie ».
On respire à plein poumons et ça ira mieux dans quelques
instants. Je longe la route et trace droit devant moi.
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Chapitre Un
« Il y a un an, il y a un siècle… »
Le monde s’est écroulé, comme ça, bêtement, dans le
brouhaha d’un bistro parisien. Un café, un verre d’eau et
une connexion internet sur mon téléphone. Je regarde les
voitures passer au ralenti dans la rue encombrée. Les
parisiennes moroses martèlent le pavé de leurs chaussures
Jimmy Choo achetées en ventes privées. Et toujours la pluie
fine et froide de cet hiver qui n’en finit pas. J’avais un trou
de trop dans mon emploi du temps de professeur vacataire
à temps partiel. Pas trop le moral et envie de voir du monde
pour me sentir moins invisible. Peine perdue. Enfin, je suis
au chaud, c’est déjà ça. Un groupe de jeunes cadres branchés
enfile bière sur bière en racontant des blagues salaces. Très
classe, celle de la religieuse qui bave comme une limace, il
faudra que je la ressorte en cours. J’ai commandé un café,
posé mes affaires sur la banquette fatiguée en skaï vert et
allumé mon téléphone portable. Une télévision LCD
accrochée au mur diffuse en boucle les programmes d’une
chaîne d’information. Une poignée de clients regarde d’un
œil distrait le couple de présentateurs. La femme est
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élégante, trente ans tout au plus. Et un petit je-ne-sais-quoi
susceptible de déclencher des pulsions inavouables. Mais
cette fois, la blonde donzelle affiche un visage fermé. On est
en mode « Bad news ». Flash Spécial. Un titre noir sur fond
rouge emplit d’un coup le 16/9 ème . « Effondrement complet
du système financier international – L’Europe met fin à la
monnaie unique ». Waow. Allocution impromptue et
symptomatique du célèbre « P…, là, on est vraiment dans la
m… » par notre président préféré. Les tics de Louis de Funès
et la gueule de Droopy. On le sent vouté, malgré sa haute
stature. N’est pas Général qui veut et il faut avoir des
corones pour incarner la statue du commandeur… Le
patron du bar a pris la télécommande et monté le volume
du son. Saine initiative. La moitié du pâté de maison sait
désormais que l’Euro est mort, que l’Union Européenne est
en banqueroute et que les trois plus grandes banques
françaises sont en faillite. Bip-bip. Vous avez un nouveau
message. C’est bien le moment. Youpi, un SMS. Sabine. Ma
copine depuis cinq ans. Le texte est pour le moins
laconique : « Je te quitte. Je n’en peux plus de vivre avec un
raté. Marre d’attendre éternellement que ta situation
s’améliore. J’ai trouvé mieux que toi – et ça n’est pas difficile.
Inutile de me rappeler, j’ai bloqué ton numéro et ton adresse
email. Tes affaires sont devant ta porte, dans un carton, dans
le couloir de l’étage. Adieu et bonne chance. Sabine. » Je suis
resté un moment en suspens, les doigts crispés sur l’appareil.
En même temps, je sentais le coup venir. Qu’ai-je à offrir à
une femme ? Rien ou presque. Cela fait dix ans que j’ai
rejoint la cohorte des joyeux précaires, avec un bac + 8 et
des boulots instables. Je vis dans un appartement minable
sous les toits avec en voisine de palier ma mère, comptable
à la retraite. Vu le montant de sa pension, autant ne pas
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compter sur elle pour faire bouillir la marmite. Le loyer est
payé tant bien que mal avec mes revenus de professeur de
Sciences Eco en écoles de commerce. Je peux m’estimer
heureux de gagner 20 % de plus du SMIC en ne travaillant
que 20 heures par semaines. Sauf que je rame comme un
galérien pour trouver d’autres sources de revenus. Travailler
moins pour gagner moins. Chouette programme électoral.
Grandeur et décadence d’un gars qui aurait pu être brillant
s’il s’en était donné la peine. Pays de losers dans lequel je
rumine ma faiblesse. Me voilà trop vieux pour des emplois
de jeunes diplômés, plus assez d’expérience pour tenir un
poste de cadre et « surdimensionné » pour les jobs
alimentaires. Putain, j’ai quarante ans et suis réduit à vivre
dans un studio dont ne veulent même plus les gamins de
vingt ans. Un provisoire qui dure depuis cinq ans. Période
d’irresponsabilité et de fausse volonté durant laquelle j’ai eu
quelques aventures et une relation à peu près suivie avec une
femme qui a attendu en vain que je devienne quelqu’un. Il
me reste mon abonnement internet et les souvenirs de mes
ex pour masquer ma vacuité. Parlons-en, de mes ex. Je passe
le plus clair de mon temps libre – autrement dit, toute ma
vie et mes nuits d’insomnie – à aller sur Facebook pour
regarder le profil de Kristen, la fille que j’ai laissé filer quand
je valais encore quelque chose. Comme un con, je l’ai largué
car elle voulait que je m’engage. Dix ans que je rumine ça.
Résultat des courses : je bois mon café tiède et je mate son
profil actualisé sur un écran de 5 pouces. Un vrai profil de
bonne petite mère trentenaire épanouie, avec la photo de
son rejeton. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que ce gosse ne
soit pas le mien – ce qui est pourtant le cas sans équivoque.
Pour couronner le tout, j’ai encore perdu quatre heures de
cours par semaine aujourd’hui. Les fins de mois
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commencent à être sordidement difficiles. Bref, une journée
de merde de plus dans une vie de merde. Je paie mon café,
enfile ma parka et retrouve les bruits urbains. Que cela me
plaise ou non, il va falloir regagner mes pénates. Je m’y
résous avec l’allégresse du condamné en route vers
l’échafaud. Home, fuite home…
Dialogue avec Mother
Le hall d’entrée de mon immeuble était à l’image de ses
occupants : propre, usé, avec ce reste de dignité de ces
gloires passées qui n’ont plus d’avenir. Le Aberdeen – c’est
fou comme les noms anglais s’accommodent bien de
l’élégance désargentée – aurait plus s’appeler le Has Been.
Le lustre majestueux éclairait par saccades le hall au parquet
ciré, qui ne cachait plus ses stigmates. Les nombreux
déménagements avaient laissé des traces d’usure et arraché
çà et là quelques lattes, que le syndic de copropriété n’a
jamais daigné remplacer. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs ?
Pour faire plaisir à un quarteron de retraités aux pensions
misérables et à trois familles recomposées qui partent à la
cloche de bois ? Sûrement pas. J’avance mécaniquement et
presse le bouton rouge pour appeler l’ascenseur. Sur la
droite, un grand miroir piqueté reflète la moitié de la pièce.
Le type en face de moi me regarde. Taille moyenne,
corpulence fine, faible masse musculaire. Un nez trop long
et des yeux tristes. Un de ces hommes normaux que les
femmes peuvent trouver beaux lorsqu’ils sourient ou
sortent une carte de crédit. Je rentre un peu le ventre, étire
ma colonne vertébrale pour me grandir un peu. Mais le
reflet dans la glace ne parvient pas à esquisser l’ombre d’un
sourire. Le « klong » caractéristique de la machinerie
m’informe que la cage d’ascenseur est de nouveau bloquée
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entre le deuxième et le troisième étage. Je hais les immeubles
bourgeois. Je garderai ma ligne de jeune éphèbe en montant
les marches de l’escalier quatre par quatre.
Pff. On a beau dire, le sport, ça entretient. À condition
d’en faire. Le cinquième étage devrait être supprimé d’office
de tous les bâtiments. Il me faut une minute pour reprendre
mon souffle. Sabine n’a pas menti. Un carton de
supermarché m’attend devant ma porte. Un coup de clé, et
je pousse du pied ce qu’il reste de ma relation avec une jolie
brune. Je claque la porte et jette mon manteau sur le canapélit,
défait depuis un mois. J’ouvre le carton. À l’intérieur, pas
grand-chose : quelques livres et DVD, un maillot de bain,
une trousse de toilette, deux T-shirts « University Of
Oxford » – elle était belle quand elle les portait pour dormir,
la garce, avec ses petits seins juvéniles qui pointaient vers
ma bouche – et une chemise blanche froissée de ma garderobe.
Et qui porte encore son parfum. Salope jusqu’au bout
des ongles. C’est de bonne guerre, peut-être… Ah, une
enveloppe, aussi. Je la déchire sans ménagement. Le
contenu tombe à mes pieds. Une dizaine de photos. Deux
selfies de Sabine et moi, l’un dans les jardins du
Luxembourg, l’autre au château de Vincennes. Images
lambda d’un bonheur passe-partout, comme on en trouve
des millions sur les réseaux sociaux. Faut-il qu’elle ait voulu
croire à cet amour formaté pour imprimer ces photos… Les
autres photographies étaient meilleures. Des scènes de rues,
les Quai de la Mégisserie, une femme SDF avec un beau
sourire et un regard lumineux. Un teckel borgne qui
ramasse un journal, aussi. Je me souviens les avoir prises
moi-même avec le compact numérique qu’elle m’avait
offert au début de notre idylle. Pour m’encourager « à mieux
voir le monde », disait-elle. Peine perdue. Je regarde ma
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montre. 19h35. Il est temps que j’aille dîner chez ma mère.
Non pas que cela m’enchante, mais malgré ses névroses, elle
m’a tenu debout plus souvent qu’à mon tour. Je lui dois bien
de faire les courses et de lui tenir compagnie deux fois par
semaine. C’est triste de vieillir seule.
L’aventure maternelle m’attend au fond du couloir,
porte de droite. Je sens une odeur salée à travers la porte.
Quiche lorraine ou choucroute. De la bonne bouffe qui tient
bien au corps. Pas très glamour, mais adapté au temps
pourri de la Capitale. Ce soir, je mourrai peut-être d’ennui,
mais pas de faim. C’est déjà ça.
Je rentre sans frapper avec mon trousseau. Ma mère est
dans le salon, en train de regarder les infos. Son visage est
aussi soucieux qu’à l’accoutumée. D’aussi loin que mes
souvenirs remontent, je ne lui ai jamais véritablement
connu d’autre expression faciale. Peut-on être née avec la
griffe du lion entre les deux sourcils ?
– Bonsoir, mon grand. Tu as vu ? ça va mal avec
l’Europe, on dirait…
– Bonsoir, Maman. Oui, j’ai vu cela avant de venir.
Fin du dialogue avec Mother. La suite de la conversation
ne mérite même pas d’être mentionnée, entre sermons sur ce
que j’aurai dû faire dans ma vie et critique d’un système dont
se fiche bien ma génitrice – et réciproquement.
La quiche était un peu trop cuite, la choucroute
excellente.
Ma mère a des talents cachés.
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Chapitre Deux
« Plus qu’hier et bien moins que demain »
Ce plantureux (et gratuit) souper achevé, je rentre dans
mon appartement. Les studios parisiens ont une magie que
seuls les autochtones savent apprécier : pour le loyer d’un
manoir à Nancy, vous pouvez vous payer le luxe de vivre au
plus près des étoiles. En d’autres termes : à vous les joies d’un
18m2 qui fait ressembler la boîte à surprise de Zébulon (Qui
se souvient encore du Manège Enchanté ?) à une villa
d’architecte de Miami. Il est 21h15 et j’ai un cours de sciences
économiques à mettre en forme pour demain. Je me mets à
ma table et allume mon ordinateur. J’ouvre en même temps
le dossier de mes cours de BTS, ma messagerie et mon
navigateur. Je repense au cours donné à une classe de BTS
Communication la semaine dernière, et réalise que Loïs, l’une
de mes étudiantes, a fortuitement oublié de mettre sa culotte
durant deux heures. L’image me frappe l’esprit et déclenche
en moi un rire franc et nerveux. C’était donc ça, la raison de
sa mine déconfite, après avoir croisées et décroisées non-stop
ses (fort) jolies jambes jusqu’à la pause de 11 heures ! La
pauvre… Moi qui ai regardé son entrejambes
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complaisamment ouvert sans faire le lien entre mon statut de
playboy sur le retour et son ticket de métro qui aurait fait le
bonheur des contrôleurs de la RATP ! J’ai presque honte
d’être aussi tête en l’air. Presque. Voyons les chapitres à revoir
pour demain : « Le rôle de la monnaie dans l’échange » et
« Les externalités ». Aucun doute, Loïs est taillée pour les
sciences économiques. D’un point de vue universitaire, elles
font parties des sciences humaines, du reste. La préparation
du cours – avec l’aide appuyée de la fonction Copier-coller de
mon traitement de texte – ne prend guère plus de 10 minutes
à un branleur de compétition de mon acabit. Une rapidité de
lièvre priapique sous Viagra qui a un effet indésirable
majeur : je vais devoir occuper ma soirée en tête à tête avec
moi-même. Le pied intégral, pointure 46 fillette. Les ruptures
sentimentales ne devraient exister que dans les pays où le
soleil ne se couche jamais. Pas besoin d’avoir fait
polytechnique pour savoir pourquoi le nombre de suicides
explosent en hiver dans le cercle polaire. J’imagine la
Hildegründ blonde à z’yeux bleus annoncer à son Ingmar de
boy-friend : « Je ne t’aime plus. Je te quitte. Je vais passer cette
nuit du 13 novembre au 15 février dans les bras de ton
meilleur ami Thorvald ». C’est sûr, il ne reste pas beaucoup
d’option dans ce cas : soit tu t’occupes en montant 18 cuisines
IKEA DRÄDMENTLUNGÖR, soit tu ouvres le gaz direct.
J’ai lu dans Femme Actuelle (ou Paris Match, ou une autre
revue scientifique de ce genre) qu’il y avait plus de femmes
que d’hommes en Suède. En revanche, peu d’appartements
avec 18 cuisines. Il y a peut-être un lien entre les deux…
Sabine occupe mes pensées. J’ai un pincement au cœur en
sachant qu’elle n’est plus dans ma vie. En même temps, je ne
peux plaider l’ignorance. J’ai tout fait pour qu’elle parte, ou je
n’ai rien fait pour qu’elle ne parte pas, selon le point de vue.
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Mon cœur et ma raison se renvoient la balle de mes
responsabilités dans ce naufrage des sentiments. Au fond de
moi, je suis plus en rage de savoir Sabine partie avec un autre
que d’avoir perdu son amour. Erreur de casting. Je ne sais
pas si elle m’aimait ou si elle m’a jamais aimé. La lucidité me
porte à croire qu’elle aimait l’amour qu’elle me portait plus
que ma personne. On ne récolte que ce que l’on sème : je le
n’aimais pas d’un amour véritable. J’ai été attiré par son
corps plus jeune, plus beau, plus ferme que le mien. Quinze
ans de différence d’âge. Environ deux fois la vie d’un chien
en comparaison de celle d’un homme. J’ai dit chien, pas
chienne ! J’aimais sa compagnie et les shoots de testostérone
qu’offre le fait de sortir en public avec un bel objet à son
bras. Certains mâles arrivent à passer dix, vingt ans de leur
vie comme ça avec une poupée qui dit non. J’ai échoué à
aimer celle que je n’aimais pas. That’s life…
Je me souviens de cette nuit d’été où elle portait ma
chemise à 4 heures du matin, en regardant une émission sur
la chasse au ragondin dans le marais poitevin. Nous venions
de faire l’amour. Je ne l’aimais pas, elle ne m’aimait pas,
mais ni elle ni moi ne le savions. D’un coup, elle s’est jetée
sur moi et m’a murmuré à l’oreille ce lieu commun au goût
de miel : « Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que
demain… ». Phrase magique post-coïtale, qui se termine tôt
ou tard par « Casse-toi pov’ con ! » en passant par « Et mon
cul sur la commode ! » en milieu de match. L’amertume
rend poète.
Hier. Demain. Voilà des mots qu’il ne faudrait jamais
taper dans les moteurs de recherche. Étant un sale gosse de
quarante ans, je ne peux m’empêcher de le faire. Ah, la
vache : 12 506 894 147 occurrences avec ces deux mots !
Faut-il que ce monde soit malade pour qu’il y ait autant de
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requêtes alors que si peu de personnes vivent dans le
présent… Je ne jette pas la première pierre : je fais partie du
troupeau. Voyons, que trouve-t-on dans ce foutoir virtuel ?
Des études sur la physique quantique, des romans à l’eau de
rose, des blogs pour adolescents en rut et… des sites de
rencontres. L’un d’entre eux sort du lot. Son postulat est
dans l’air du temps : chaque rencontre génère un Point
d’Intérêt, avec un bonus pour les protagonistes si l’endroit
devient un VHS (Very Hot Spot). Bref, un Google Maps de
la Carte du Tendre. Sauf qu’ici point d’amour courtois et de
transports amoureux. Le site est de facto un Mappy de la
baise rapide, un Via Michelin du Quickie de parking de
supermarché, un Coyote de la sodomie de portes cochères
dans les quartiers huppés. Appli gratuite sur PC, tablette et
smartphone. Même les montres connectées ont droit à ce
traitement. Bon slogan. Marketing bien ciblé. Je clique sur
le lien pour ouvrir la page d’accueil, et là… BINGO !
« Pour supporter le passé, rien ne vaut une rencontre
sans lendemain. Jouissez du présent. C’EST ÇA, ETRE
SEENIQ » Je prends mon portefeuille dans mon manteau et
j’en extrais ma carte de crédit. L’inscription ne prend que
quelques minutes, en théorie. Diantre, par où commencer…
Ah, oui : trouver un pseudonyme. Ou plutôt : LE pseudo.
Zut, je n’avais pas pensé à ça. Tout serait tellement simple
sans masque, sans paravent, sans faux-semblants. En
attendant, je n’ai pas le choix. Vu mon pédigrée de prof
d’éco, DSKing me vient à l’esprit, mais les initiales font faire
désordre. En même temps, elles ne pourront déclencher que
deux réactions : soit m’attirer les foudres des rares femen
présentes sur le site (il ne faut jurer de rien, il peut y en
avoir), soit je me retrouve avec 15 nymphomanes
cramponnées à mes basques. La décence et la lucidité me
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font opter pour la première option. On oublie DSKing. Je
regarde autour de moi pour trouver une idée. Ma
bibliothèque. Bon, on va laisser de côté « Oui-Oui s’amuse »
et « La face cachée de l’économie grecque »… Ah, Euréka !
J’ai trouvé (traduction de moi pour moi-même et pour tous
ceux qui auraient séché les cours de Grec ancien au bahut) !
Je suis devant un vieux livre en anglais des années 60, en
édition de poche. Une autobiographie d’un médecin
américain en Asie du Sud-est. « The Edge of Tomorrow »,
par Tom Dooley. Cela fera l’affaire. Pas Dooley. Un
patronyme comme celui-ci est digne d’un indic de San
Francisco dans les séries de flic des 70s. Mieux vaut la jouer
anglo-sobre avec « edgeoftomorrow ». Un peu confus, mais
au moins, cela filtrera les profils des demoiselles. Enfin, je
suppose. Un peu long, aussi. Pas grave. Je ferai du copiercoller.
Passons aux critères, ensuite. « Choix de partenaire ».
Là, pour moi, c’est simple. Femme. Jolie. Jeune. ET QUI
DIT OUI. Désolé, mesdames, mais mes critères de choix ne
se portent pas sur des femmes de mon âge. Trop de quadra
névrosées en quête du prince charmant qui fasse office de
compte en banque en cas de défaillance de la pension
alimentaire. Dans un cas comme dans l’autre, je ne suis pas
équipé pour cette tâche. Les femmes plus jeunes présentent
des avantages indéniables pour un gars dans ma situation :
elles sont facilement démonstratives, pas farouches, à la fois
fermes et souples, annoncent la couleur de ce qu’elles
veulent et peuvent servir de reproductrices si affinités. Seul
bémol que je viens de tester : elles se barrent vite, aussi. Et
elles ne reviennent pas. Une découverte pour moi. On
apprend à tout âge. Il paraît.
Bon, option « Femelle chaude et humide », c’est fait.
J’aime bien cette expression. On comprend mieux pourquoi
19
les climatologues donnent toujours des prénoms de salopes
type Katrina ou Erika aux cyclones tropicaux. Oui, je sais : ce
n’est pas politiquement correct de parler ainsi de celle qui
sera peut-être la femme de ma vie. Franchement, vous croyez
qu’on trouve « the one and only » sur un site où l’espérance
première des demoiselles est de se faire fourrer jusqu’à la
garde ?! Nous sommes d’accord… Texte rapide pour me
présenter : « Je veux rencontrer celles avec qui ma vie
deviendra un destin ». J’aime bien. Un peu pompeux, mais
avec des accents shakespeariens qui sonnent mieux à l’oreille.
En revanche, c’est peut-être un peu « surdimensionné » pour
une gaudriole de dix minutes dans les cabines d’essayage des
galeries Lafayette. Tant pis, je n’ai rien d’autre sous la main.
La photo, pour terminer. Euh… Non. Pas envie qu’une
étudiante tombe sur ma trombine. J’ai déjà assez de
problèmes comme cela, on va éviter le cumul des emmerdes.
Bon… Profil : c’est fait. Je me lance dans le grand bain.
Touche « Entrée » et… c’est parti, mon kiki !
20
Chapitre Trois
Touche « Echap ».
Le web est une forêt de Bavière une nuit de décembre :
c’est froid, sombre et on a vite fait de se faire dévorer par les
loups avant même de comprendre que l’on s’est perdu. Dans
ma Schwarzwald à moi, les loups sont des louves et j’ai une
touche « Echap » pour blacklister les profils indésirables. Ou
qui ne suscitent aucun désir. Ce qui, pour une femme, est
pire. À propos de touche… On dirait que ça mord, déjà, au
bout de deux minutes. La vache : plus rapide que Pizza Hut
un soir de coupe du Monde !
Oulaa, rien qu’au pseudo, je sens que je suis tombé sur
du lourd : 2tall2fall. Tout un programme. Je n’ai pas le
temps de consulter la fiche de la susnommée – un des plus
beaux mots de la langue française, avec « circonvolution » et
« concupiscent » – que déjà la donzelle me fait du
rentrededans via chat. Hé, oh, on se calme, ma p’tite dame !
– Bonjour, edgeoftomorrow. Alors, comme ça, tu me
cherches ?
Allons donc. C’est une périprostipute qui se pointe ou
la morte de faim de service ? Avant de répondre quoi que ce
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soit, il faut que je consulte son profil. Allons donc. Divorcée,
mon âge et des enfants. Pile-poil ce que je fuis comme la
peste. La photo, floue, montre un corps longiligne surmonté
d’un visage qui semble fin, avec une belle crinière blonde et
un demi-sourire. Les traits du visage sont diaphanes,
comme effacés. Je serai incapable de la reconnaître si je la
croisais chez mon boulanger demain matin. Quant à sa fiche
signalétique, j’ai dû louper un épisode, car sa taille est en
dehors de la fourchette de grandeur enregistrable. Inutile de
préciser que je vais décliner l’offre.
– Bonsoir, 2tall2fall. C’est gentil de me contacter. Je suis
nouveau sur le site et…
– Te fatigue pas, mon petit, je sais. Trop grande pour
toi ? Tu ne sais pas encore ce que tu perds… – Quoi, par
exemple ?
– Ta vie, ton énergie… Ton talent aussi. Et je serai là
pour t’aider à te sentir enfin toi-même.
– Euh… Sans vouloir être discourtois, on n’est pas
censés être vous et moi sur ce site pour ne pas poser de
questions ?
– Monsieur est un petit malin, à ce que je vois.
– Non. Juste un homme qui veut rencontrer une femme
qui lui fasse oublier son passé.
– Quand comprendras-tu donc ?
– Quoi ? Qu’il est temps que j’arrête de boire des alcools
forts et de lire les propos ridicules d’une pythie de pacotille ?
Je ne sais pas ce que tu cherches, fillette, mais j’ai passé l’âge
de tomber dans n’importe quel panneau.
– C’est qu’il a la tête dure, le lutin ! Que cherches-tu ?
– Je n’en sais rien, ce n’est pas là la question.
– Que cherches-tu ?
– Bon, je veux une ou plusieurs rencontres simples sans
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complication. Fin de cette conversation, je vous souhaite
bonne chance dans votre quête.
– Es-tu lisse, Edgeoftomorrow ? Es-tu lisse ?
– C’est une question que je ne me suis jamais posé. Je
présume que personne n’est lisse. Nous avons tous nos
zones d’ombres, nos secrets. J’ai les miens, et aucune envie
de connaître les vôtres actuellement.
– Je veux que tu commences et que tu termines enfin
quelque chose. Relis bien le sens du mot « Odyssée » et on
se retrouvera quand tu auras grandi.
Avant même que je puisse répondre, 2tall2fall a mis fin
au chat. Bon, cela fait une tarée de moins dans mon paysage.
Internet est décidément un étrange pays, peuplé d’étranges
gens. Plus surprenant encore, son profil semble avoir disparu
en un clic. Ma première rencontre virtuelle a dû activer la
fonction « Blacklister ». Je surmonterai ce traumatisme. Les
choses sérieuses vont pouvoir commencer.
Dans ce barnum de la poufiasse tatouée en chaleur et
de la bourgeoise alcoolique cherchant sa séduction fanée, il
y a pour ainsi dire autant l’embarras que le choix. On trouve
dès les premières pages du site de jolis minois. Avec un
nombre conséquent de femmes slaves obnubilées par le
mariage et prêtes à tout pour que leur prince charmant les
enlève à leur vie monotone de Tchernobyl-sur-Mer. Il y a
dans leur vénalité une forme de candeur teintée de rigueur
orthodoxe qui, en d’autres circonstances, aurait pu me
plaire. Désolé Oksana Iulyia Tiebavdskieva, mais je n’ai pas
le temps – ni les finances – pour m’enticher d’une beauté
moscovite aux pommettes saillantes et à la jupe en cuir
mauve plus courte que mes lignes de crédit à la banque
Populaire. J’entends encore les sirènes du film « Je vous
trouve très beau », susurrer en boucle cette phrase
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d’attrapecon. Lequel d’entre nous n’a pas souhaité, ne
serait-ce qu’une fois, qu’une bombe anatomique lui
murmure la bouche en cœur cette guimauve dans le creux
de l’oreille ? Je compatis aux dégâts que peuvent faire ces
quelques syllabes, prononcées en roulant les « r », sur les
prétendants crédules en mal de gros câlins.
Le « Bibump » sonore de la messagerie de discussion
instantanée me fait revenir sur terre. J’ai reçu un
« Wannafuq », l’équivalent Seeniq du fameux « J’aime » des
réseaux sociaux. Je ne pourrai pas me plaindre de ne pas
avoir de touches, c’est déjà ça. Pour qu’un Wannafuq soit
validé – en d’autres termes, pour avoir une chance de voir
une demoiselle vous présenter ses hommages buccaux les
plus appuyés – il faut passer par l’application mobile. La
géolocalisation permet de situer le point et l’heure de
rencontre, au mètre et à la seconde près. La technologie au
service de la luxure en temps réel. Est-ce si choquant à
l’heure où le clergé dispense des bénédictions par SMS ?
Allez savoir…
Je prends mon smartphone et télécharge l’appli. En
quelques secondes, un VHS m’est communiqué en message
privé. C’est seulement à ce stade que le profil de ma
camarade de jeu m’est dévoilé. Plus ou moins. Le « crash
test » a pour pseudo NoisyK1. Il m’a fallu quelques secondes
avant de percuter sur l’analogie avec Nausicaa. Le message
de ma nouvelle admiratrice est pour le moins laconique.
« Dispo demain soir pour FUQ. Confirmation de l’heure et
du VHS dans la journée ». Le profil de la nymphe est
attirant : la trentaine, beau visage un peu rond, bien
maquillé. Un regard gris bleu comme un matin sur Londres.
Blonde. Mes penchants vont vers les brunes, mais bon,
« Faute de grives… ».
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Il est temps d’aller se coucher, si je veux être en forme
pour combler cette pragmatique nymphomane demain
après les vêpres. Un dernier coup d’œil sur une chaîne
d’information me confirme que la situation économique et
sociale se détériore à vitesse grand V. D’un air grave, le
président de la Banque Centrale Européenne annonce la
tenue dans la nuit d’un sommet extraordinaire des États
membres de l’UE dès 4 heures du matin.
La nuit va être courte pour certains. Autant ne pas
traîner. Après tout, j’ai école demain.
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26
Chapitre Quatre
« Je sippe »
Les bars de quartier situés à un angle de rue devraient
être déclarés d’utilité publique. Carrefours de rencontres
fortuites et de gestes inachevés, ces cafés offrent une vue
imprenable sur des centaines de destins, lycéens braillards
avec leur casque de musique sur les oreilles ou cadre
technique démotivé coincé au feu rouge dans une Clio de
société.
Je me suis levé tôt pour prendre mon RER sous la pluie
fine de novembre. Il fait plutôt froid pour la saison. Ma
journée de cours va se dérouler dans un centre de formation
privée de Vincennes. Une boîte à cancres pour enfants de la
petite bourgeoisie locale, dans une maison-immeuble de
centre-ville. J’ai trente minutes devant moi avant d’entrer en
piste. Derrière la vitre du « Drapeau », port d’attache cosy
face au Château, je sippe une noisette. Oui, je ne sirote pas,
moi, je sippe. Question de standing. Ce franglisme, emprunté
aux ouvriers du BTP américain, me suit depuis trois, quatre
ans. Boire gorgée par gorgée le petit noir du matin a des
vertus apaisantes. Le temps court. Trop vite. Les poncifs,
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aussi. L’expérience virtuelle d’hier soir m’a laissé perplexe.
Ma première pensée au réveil n’a pas été pour Sabine.
Ni même pour mon tire-coup de ce soir. Je me surprends à
repenser à 2tall2fall. « Trop grande pour tomber ».
Pourquoi ? Tout le monde tombe. On apprend à marcher,
on tombe. On tente de voler, on tombe. On aime, on tombe.
On tombe, on tombe. Personne n’est à l’abri. Le plus dur est
de se relever. 8h41. Il faut que je file. Le Cours Steinbach, où
je donne des cours pour des BTS Communication, est à
100 mètres à pieds. La bâtisse est propre, avec sa façade
blanche et sa toiture en zinc qui transforme les gouttes d’eau
en concert de jazz. Je salue Myriam Bauchez, la directrice
adjointe, fais dans la foulée la bise à deux collègues dont la
vie m’indiffère et monte l’escalier. La salle où je suis ce matin
est au premier étage. Vue sur la zone piétonne. Avec
d’autres moyens financiers, j’aurais racheté cette maison
pour l’habiter. La salle 103 est déjà ouverte. 7 étudiantes sur
10 sont déjà assises à leur place, les yeux rivés sur leur
mobile ou leur tablette. Les trois absents sont les seuls
garçons de la promotion. Dans la majorité des classes, les
filles réussissent mieux que les jeunes hommes en raison de
leur assiduité. Les reportages de Géo 360° sur ARTE sont
formels sur ce point : en milieu hostile, les femelles sont plus
féroces que les mâles. Il ne faut guère plus d’1h30 pour que
ce constat scientifique se confirme. Pause de 10h45. Les
grands fauves vont boire. L’une de mes étudiantes, Debrah,
vient m’accoster à la machine à café.
– Monsieur, je peux vous demander quelque chose ? Je
vous préviens, c’est un peu indiscret…
Allons donc. Quand une mignonne d’une vingtaine
d’années ajoute « un peu indiscret » dans une question, la
ligne de démarcation se situe entre « ridicule » et
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« indécent ». Deb’ – comme elle se surnomme elle-même –
ne s’encombre pas du ridicule.
– Allez-y, je vous écoute, jeune fille…
Je n’hésite pas une seconde à prendre ma voix de
crooner, volontairement plus grave et plus lente en fin de
phrases. C’est elle qui commence, après tout.
– Vous savez que vous ressemblez beaucoup à mon ex ?
Non, mais c’est une bonne chose pour vous, hein ?!…
Pupilles légèrement dilatées, torse en avant, une main
qui passe dans ses cheveux roux et épais, glisse le long de
son cou et se pose à la naissance de sa gorge. La grande scène
classique, Acte II, Scène 1. Il me reste 10 minutes à jouer.
Autant en profiter.
– Ah, oui ? Et en quoi ?
– En fait, je suis sortie deux ans avec Michel d’Onofrio,
vous le connaissez ? C’est un pilote de course.
Elle joint le geste à la parole en me montrant un selfie
commun avec son ancien chevalier servant. Elle est bien
roulée, la mâtine. 1,70 mètres, taille de guêpe, beaux seins
mis en valeur par un cachemire gris col V moulant.
– Oulaa, oui, je le connais ! J’ai déjeuné avec lui une fois
lors d’un meeting avec le directeur de son écurie, il y a bien
dix ans de cela. Mais je n’avais pas percuté sur une
quelconque ressemblance avec lui.
Son joker d’ex-boyfriend a failli me déstabiliser, car je
ne m’y attendais pas. Pas plus que de dire spontanément la
vérité à cette prédatrice en (faux) Louboutin. Son regard ne
fuit pas le mien, alors que je la fixe de la manière la plus
ataraxique possible. Je n’ai pas affaire à une ingénue.
– J’ai prévu de vous envoyer un petit message sur
Facebook. Avec en bonus un lien sur des fichiers. Vous
pourrez y aller, ils sont safe. Eux…
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La cloche électrique, aussi agréable à entendre qu’une
fonctionnaire des impôts lors d’un contrôle fiscal, met fin à
la conversation. La vie reprend son cours normal durant
80 minutes de mon existence. Vers la fin du cours, ma
concentration se fait plus… tendue. Je suis soulagé d’avoir
mis une veste plutôt longue ce matin. Personne ne remarque
mon érection naissante. Sauf cette petite salope rousse qui
me regarde en mettant ostensiblement son stylo dans la
bouche. C’est ça, Deb, Joue. Joue pendant que tu peux. Au
final, tu joueras toute seule. Et tu jouiras toute seule.
Cette fichue cloche retentit à nouveau. Fin du cours.
Fin de partie. Pas trop tôt. Les cours privés comme
Steinbach ont une qualité que j’apprécie. La discipline. Tous
les élèves se lèvent et quittent la salle en ordre, sans
brouhaha excessif. Sans surprise, mon aguichante étudiante
sort la dernière. Elle passe devant moi en faisant mine de
humer mon parfum. Et frôle mes attributs du bout de ses
doigts. Garce. Je suis surpris. Choqué. Je ne bouge pas. Sans
s’arrêter, elle murmure à mon oreille :
– Ne t’inquiète pas, personne ne l’a vu. Sauf moi…
Salope. Pas le temps de répliquer. La crinière auburn a
déjà disparu dans l’escalier. Son pas vif martèle les marches.
Je sors à mon tour de la pièce et traverse le couloir qui
débouche sur la salle des professeurs. Chaque enseignant y
a un casier à son nom, dans un haut meuble à tiroirs en
métal vert de gris. Je récupère trois grandes enveloppes de
papier Kraft. La date de retour est inscrite en lettres
capitales, au marqueur rouge. Les copies d’examen blanc de
BTS de trois sections. Environ soixante-dix copies à
corriger. Un joyeux amalgame de plagiat de Wikipédia, de
je-m’en-foutisme générationnel et de perles d’inculture. Je
repense aux copies qui ont occupé mon dernier week-end.
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Entre le « Sommeil de Rio » pour évoquer le sommet
mondial sur l’écologie et « La situation tordue de la Graisse
est le problème des parties de l’Europe » (sic), il y avait un
beau florilège. Corriger des épreuves est parfois aussi
amusant que regarder une rediffusion d’un vieux De Funès.
Un coup d’œil à mon smartphone. Toujours aucune
nouvelle de l’inconnue de ce soir. Je récupère le tas
d’enveloppes, le fourre dans ma sacoche et fonce prendre
mon RER. Les cours supprimés dans mon emploi du temps,
s’ils grèvent mon budget, ont l’avantage de m’offrir un peu
de temps. Autant le mettre à profit pour rentrer chez moi et
commencer les corrections dès que possible. Je m’engouffre
dans la bouche de métro, et parvient à attraper la rame avant
son départ. 20 minutes de sueur chaude, d’odeur de pisse et
d’accordéoniste roumain estropié plus tard, je ressors à l’air
libre. On ne respire pas dans le 10 ème arrondissement
comme dans les grands espaces d’Alaska, mais c’est toujours
mieux que la cour des miracles underground. Les klaxons
sont déchaînés. Les parisiens marchent en tirant la gueule et
les touristes chinois sont aussi paumés qu’à l’accoutumée.
Conséquence de la crise de l’Euro ou simple cyclothymie,
une forme de tension, d’énervement général est perceptible.
Mon buzzer s’est mis en route. « Quelque chose » ne va pas
dans la Capitale. Je n’aime pas cela. J’accélère mon allure et
éprouve un réel soulagement en arrivant devant mon
immeuble.
Noé est revenu. Cela faisait bien deux semaines qu’on
ne le voyait plus. Étrange bonhomme, ce Noé. Ce n’est pas
un Sans Domicile Fixe, comme il fait dire pour être
politiquement correct. Non, Noé n’est pas tombé dans la rue
à la suite d’un accident de la vie. C’est un vrai clochard. Un
poivrot à l’ancienne, avec une gueule buriné de vieil ours et
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une verve à la Audiard. Un philosophe du caniveau, dont le
génie s’est caché au fond d’un litron de gros rouge qui tache.
Difficile de décrire un individu qui semble s’être fondu dans
des guenilles. Un être gris et sale, enfoui sous trois couches
de vêtements. Avec pour seuls traits humains un regard bleu
acier et une bouche capable de rire et de vociférer en même
temps. Je le salue de la main. Il me gratifie en retour d’un
« Hello, P’tit mec ! » qui est sa marque de fabrique. J’ai beau
honnir cette misère dans laquelle j’espère ne pas tomber à
son âge, je suis content de le voir. Au moins, il n’est pas
mort. Pas encore. Je descendrai lui apporter un sandwich et
un café tout à l’heure. J’entre dans le hall. Rien dans ma boîte
aux lettres. L’ascenseur fonctionne, mais reste moribond.
Deux minutes plus, me revoici dans mon « Bachelor pad ».
Avouez que c’est plus classe comme expression que piaule
de célibataire. J’aime à penser que le terme « garçonnière »
est encore usité et reste l’apanage des hétéros en mal de
conquêtes féminines. L’image d’Epinal de « Playboy » dans
les années 60. Je me dis cela en pensant au film « Un pyjama
pour deux », avec Doris Day et Rock Hudson – et réalise
qu’il vaut parfois savoir fermer son clapet avant de l’ouvrir.
Toujours est-il que mon intérieur est plutôt coquet, et qu’il
faut que je trouve le verre à moitié plein, si je veux garder le
moral. Meubles Ikea blancs, une cheminée électrique, une
cuisine Art Déco et de belles photos encadrées aux murs.
Fin de soldes chez Habitat. Bel exemple de VDM à l’heure
actuelle, mais je serai satisfait d’avoir cela si j’avais vingt ans.
La cafetière allumée, je prépare deux sandwiches
menthe/oignons frais/Corned Beef/Fourme d’Ambert que
je coupe en triangle. L’un va dans une assiette, l’autre dans
un papier aluminium. Pour Noé. Je prends l’assiette, ouvre
mon ordi et décachette la première enveloppe de copies. Le
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« Bip » jingle de SEENIQ me fait lever les yeux vers mon
téléphone. Noisik1 confirme le rendez-vous. « 20H. Jardins
du Luxembourg. Sortie Port-Royal. Met un long manteau.
Pas de slip. Tenue facile à enlever. Prends des capotes. J’ai
envie de ta queue et de toi. Tu vas avoir en gros ce que les
autres paient au détail ». Texte rapide à écrire, rapide à
comprendre. Mon enthousiasme pour les rencontres faciles
est déjà en train de retomber. J’ai déjà envie de me
désinscrire du site. Est-ce vraiment ça que je cherche ? Une
bouchée de ma roborative collation m’évite de répondre.
Allez, on attaque le boulot… Quatre heures, cinq cafés et
une vingtaine de copies s’écoulent. Déjà ! Mes distractions
coutumières (post sur Facebook, un peu de zapping TV)
aidant, il est déjà 18h15. Je vérifie mon téléphone. Pas de
nouveau message. Juste le temps de filer sous la douche, de
mettre (ou pas) la tenue demandée par ma nymphomane
préférée, et me voilà opérationnel. Ne pas oublier les
préservatifs. Ni mon portable. Ni un thermos de café avec le
sandwich pour Noé.
33
34
Chapitre Cinq
« Les Lotophages »
J’ouvre la porte de l’immeuble. Noé n’a pas bougé d’un
pouce depuis tout à l’heure. En me voyant, prend la peine
de se lever. Il est costaud, l’animal. À force de le voir assis
ou couché, on en oublierait sa carrure de rugbyman. Ou de
catcheur, peut-être. Je lui tends le sac contenant son repas.
Je devrai être fier de ce geste altruiste. Il n’en est rien. Un
homme avec un regard aussi perçant ne devrait pas dormir
sur le pavé. Sait-il ce que je ressens ? Sans prévenir, il me fait
l’accolade. Son haleine pue la vinasse. Aussi sec, il me
repousse et me dit, sur un ton solennel :
– Va, mon gars. Ce soir, les dieux vont s’occuper de toi.
Le destin est en marche.
– Sacré, Noé, toujours le mot pour rire ! Bon, je file, je
suis à la bourre, il est sept heures passées et j’ai un rencard.
Je trace vers Magenta, direction Gare de l’Est, histoire
d’arriver en avance dans le 6 ème Arrondissement. Nouveau
Bip. NoisyK1. « T’inquiète pas, j’ai un passe pour le parc. On
y sera tranquille. A + ». J’avais complètement oublié que les
jardins fermaient à la tombée de la nuit, soit vers 17 heures en
35
hiver. Le fait que cette fille ait un passe pour entrer au
Luxembourg titille mon occiput. Un point pour elle. Je
descends dans les entrailles pour prendre le métro. Ligne 5
jusqu’à République, puis Ligne 11 jusqu’à l’Hôtel de Ville. Je
devrai prendre le RER B à la volée pour être dans les temps.
La rame arrive à Hôtel de Ville. Les portes s’ouvrent. Je sors,
bousculé par les entrants. Quelques mètres et je sors du
tunnel de quai. Un BAOUM sec et sourd derrière moi. Un
souffle tiède, presque solide, me projette violemment en
avant. Pas le temps de comprendre. Le cerveau reptilien
prend le contrôle. Deux femmes, que je n’ai pas le temps de
voir, me tombent dessus. Elles me tordent les deux genoux
dans leur chute. Je m’étale face la première sur les marches de
l’escalator. Mon front heurte la marche en acier inoxydable.
Je suis sonné. Les femmes crient. D’autres personnes aussi.
Des sirènes hurlent à travers les haut-parleurs. D’autres sons,
aussi, que je ne reconnais pas. L’escalator me fait monter,
dégageant mes jambes du poids des personnes dans mon dos.
Je vois des canettes vides et des emballages de chips vides
passer sous mes yeux, comme des feuilles mortes dans une
forêt en automne. De la poussière aussi. Beaucoup. Dense.
Âpre. Je tousse. Du sang coule sur mon arcade sourcilière
gauche. La foule présente sur le quai court dans les escaliers.
Chacun pour soi. Sauver sa peau. Pas très glorieux, tout ça.
Une odeur de métal et d’huile se dégage de dessous l’escalier
roulant. Terminator. Je pense à Terminator. Une explosion a
détruit la rame et je pense à Arnold Schwarzenegger. On a des
idées à la con quand le monde s’écroule. La machinerie me
porte jusqu’au niveau supérieur. J’ai à peine le temps de me
relever pour ne pas me faire piétiner. Mes mains cherchent
instinctivement mon téléphone et mon portefeuille dans mes
poches. C’est bon, rien ne manque. Sans me retourner, je
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cours derrière les autres usagers. Dans ma course, je vois un
homme casser la vitrine d’un dépôt de Presse. Pas le temps de
voir ce qu’il vole. Ni d’empêcher le pillage. Je suis un lâche,
mais je n’en rends pas compte. Je n’ai plus le sens du temps.
Le sang cogne dans mes artères temporales Revenir à la
surface a été presque simple, malgré tout. La peur est un bon
GPS. Des sirènes. Des lumières. Rouges. Bleues. L’Hôtel de
Ville est toujours là. Il y a des pompiers, des médecins
urgentistes, des policiers. Je comprends clairement la
situation. La panique souterraine a laissé sa place à une
chorégraphie d’hommes et de femmes en blouse, en
combinaison, en uniformes. Les secours sont à pieds
d’œuvre, en raison de la proximité de l’Assistance Publique
des Hôpitaux de Paris et l’état d’urgence instauré depuis trois
ans. Les reporters de BFM, iTélé et consorts arrivent à leur
tour. Les projecteurs de leurs caméras balaient la Place
comme le feraient des agents du FBI avec leurs torches. Sauf
qu’on n’est pas dans un épisode des Experts. Un ballet
surréaliste se déroule autour de moi. Je respire lentement,
profondément. Une sensation étrange m’envahit. Pour la
première fois de ma vie, je me sens… bien. Même pas vivant.
Ni rescapé. Juste bien.
Une main agrippe ma manche.
– Venez, monsieur. Je vais vous mettre à l’abri.
Je regarde la main. Petite. Flétrie. Vieille. Avec des
tâches sombres. Mon regard se pose sur un manteau bleu
pétrole surmonté d’une tête blanche. Un ange salvateur avec
une coiffure de Playmobil. Ma guide est une minuscule
grand-mère, guère plus d’un mètre cinquante. Son
pardessus doit être plus lourd qu’elle sur une balance. Avec
une poigne étonnante. Je ne pose pas de question. Je la suis.
Nous traversons côté Rue de Rivoli avant de bifurquer Rue
37
de la Coutellerie. Au rez-de-chaussée d’un immeuble, un
groupe de personnes âgées nous fait de grands signes depuis
la fenêtre ouverte. Un homme chauve, au teint rougeaud,
nous interpelle.
– Vite, Venez ! Simone, ouvre la porte à Gabrielle !
Nous pénétrons dans le hall d’entrée, puis dans un
appartement. Ou plutôt une grande salle, qui doit occuper
la moitié de la surface au sol de l’immeuble. L’endroit doit
appartenir à la Mairie ou à un comité de quartier pour le
troisième âge. Et effectivement, il n’y a autour de moi que
des retraités. Vingt, peut-être trente. De longues tables et
des chaises sont disposées de part et d’autre d’une allée
centrale. Au fond, une estrade avec une sphère en plastique
transparent et un tableau noir avec des chiffres. Une salle de
Loto associatif. BINGO ! J’avais rendez-vous pour une baise
rapide au Luxembourg, et me voilà à Gériatric Park…
Gabrielle, mon Saint-Bernard lilliputien, me fait
asseoir. Je pose mon manteau sur une chaise. Mes hôtes
accueillent d’autres personnes, des étudiants apparemment.
Deux garçons, trois filles. Ils n’ont pas l’air blessé, mais sont
sous le choc de l’explosion. Surtout un couple, qui pleure et
respire en tremblant. Les seniors sont aux petits soins pour
leurs invités. Sans cynisme aucun, on dirait presque que ce
drame leur donne du tonus. Ils sont actifs, vifs, tout en
restant calmes. Ils sont heureux d’être utiles. Et ils le sont.
Gérard – l’homme au nez d’alcoolique – pousse les meubles,
donne des ordres, joignant le geste à la parole avec de grands
mouvements de bras. Un ancien gendarme, à coup sûr. La
télévision diffuse le flash spécial sur l’accident du métro. La
piste de l’attentat est privilégiée.
– Monsieur, vous entendez ce que je dis ? Vous me
comprenez ? Est-ce que vous souffrez ? me questionne
38
Gabrielle avec une voix de Titi parisien. On croirait
entendre Arletty s’écrier « Atmosphère, Atmosphère…
Estce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! ».
– Oui, merci, je vais bien, rien de cassé. Juste une grosse
bosse sur la tête, ici. Ce ne sera pas la dernière. Je suis
indemne, j’ai eu beaucoup de chance.
Ma réponse structurée rassure mon infirmière, qui,
sans attendre, a déjà commencé à nettoyer la plaie et le sang
séché sur mon front.
– On peut le dire. Juste une petite coupure. Si vous
n’êtes pas douillet, vous n’êtes même pas obligé de faire
mettre des points de suture.
– Je sais, j’ai la tête dure, on me le dit souvent.
Mon mince sourire fait pétiller ses yeux. Elle doit être
une grand-mère formidable. Je me lève d’un bond.
– Ma mère ! Il faut que j’appelle ma mère !
Je me rue sur mon portable. Plus d’une heure trente
s’est écoulée depuis l’attentat. Ma mère a déjà essayé de me
joindre trois fois, mais mon téléphone était sur vibreur. Elle
décroche dès la première tonalité. Sa voix traduit une
anxiété sans feinte.
– Mon chéri, ça va ? Où es-tu ? Tu as vu ce qu’il s’est
passé ?! J’étais morte d’inquiétude !…
– Tout va bien, je vais bien. Oui, je sortais de la rame
quand elle a explosé, mais je n’ai rien. Je suis près de Rivoli,
dans une salle des fêtes avec des retraités qui hébergent les
sinistrés. Les flics et les pompiers ont bouclé le périmètre. Je
vais rester ici une bonne partie de la nuit, peut-être jusqu’à
demain, je n’en sais rien. Mes cours de demain matin seront
annulés, en revanche.
– Ce n’est pas grave. Tu n’as rien, tu es entier, c’est
l’essentiel. Prends ton temps, et appelle-moi quand tu
39
pourras rentrer. Je t’attends. Je t’aime, tu sais.
– Moi, aussi, maman.
C’est la première fois en vingt ans que ma mère me dit
qu’elle m’aime. Depuis la mort de mon père, en fait. Freud
interpréterait cela comme il voudrait, mais cela me remue
les tripes. Bon, laissons Sigmund à Vienne. Merde !
Noisyk1 ! J’ai oublié mon rencard ! Je me mets dans un coin
et consulte mes messages, toutes sources confondues.
Aucune nouvelle de la blonde. Je lui laisse un message via le
chat SEENIQ pour annuler le VHS. Sans attente de réponse.
Et franchement, j’ai autre chose à penser qu’à jouer à la bête
à deux dos. Le simple fait de penser cela prouve le contraire,
mais bon… No comment.
40
Chapitre Six
« J&B and Me »
22H22. Double Bip. Message Privé Facebook. Debrah.
Il ne manquait plus qu’elle pour compléter cette soirée
homérique. « Bonsoir, cher Professeur. Je vous avais promis
des nouvelles de moi. Les voici. Appelez-moi quand vous
aurez vu mes petites images. Inutile d’aller contre ce que
vous voulez. Vous le voulez… Vous l’aurez. ». Toujours
aussi timide, la rouquine.
Une des retraités – Georgette ? Josette ? Paupiette ? Peu
importe –, me tend une assiette, avec des mini sandwiches.
Je la remercie et en prends une poignée. Ce que j’aime chez
les petits vieux, c’est qu’ils ne mangent rien, mais ont
toujours de la nourriture qui traine chez eux « au cas où ».
Ces gens-là sont merveilleux. J’espère qu’ils ne mourront
pas seuls quand l’heure sera venue. Sauf erreur de ma part,
il y a quand même quatre ancêtres qui n’ont même pas
quitté leur fauteuil depuis mon arrivée. Ils ont continué de
jouer, sans se soucier de l’agitation autour d’eux. Les yeux
rivés sur leurs grilles, à vérifier s’ils avaient ou non les bons
numéros. Et sans boire ni manger, surtout. À croire qu’ils le
41
bouffent, leur Loto.
Pour éviter les yeux indiscrets, je me mets dans un coin
de la pièce, en prenant soin de ne pas faire tomber les
victuailles. La vache ! Deb’ me sort le grand jeu. Et me piège
en même temps. En ouvrant les photos, elle pourra dire que
c’est moi qui l’ai dragué si jamais elle compte me causer des
ennuis. Il fallait y penser avant, gros malin. De jolies photos
d’elle, en maillot, en lingerie, puis dans le plus simple
appareil. Mention spéciale pour l’instantané montrant les
cuisses de mademoiselle écartées à 120 degrés, assise sous
une table basse. Avec une cigarette gisant dans un cendrier
et une bouteille de J&B. Presque vide. Entre ses jambes. Qui
laisse apparaitre sa toison d’or derrière le verre.
Nouveau Bip. Nouveau Message.
« Donne-moi ton tel. ».
Le sang tape dans mes tempes. La fatigue. Sons
abrutissants. Le stress. J’ai la sensation d’être ivre. Le
contrecoup de l’attentat. Limite murgé grave. Le sol danse
et gondole. Rhaaa, je déteste perdre le contrôle. Cela suffitil
à expliquer ce que je fais ? Non. Mais je le fais. Tant pis.
J’envoie mon numéro de téléphone à celle qui risque de me
coûter un poste de prof. Un coup d’œil à la fenêtre. Les
gyrophares des forces d’intervention renvoient leurs
lumières sur les murs alentours. Ce soir, c’est soirée Disco.
Et deuil national. Allocution du Premier Sinistre à la
télévision. « Les coupables seront punis… L’Etat ne se
laissera pas impressionner… » On nous réchauffe la soupe
habituelle des veillées funèbres. Il y aurait 16 morts et 135
blessés. Plus moi et les gamins. Un appel. Masqué. Le son
est déformé par un écho désagréable. Kit Bluetooth externe
dans un véhicule. Je connais cette voix. Enfin, je crois…
– Alors, prêt pour le grand frisson ? On se lâche et on
42
ne pense à rien. Ce soir, je prends les commandes. Où êtesvous
?
Super Mamie passe avec un plateau et se plante devant
moi. Sans sourciller de me voir au téléphone, elle me tend
un verre en Pyrex façon cantine scolaire et y verse un café.
Pilepoil ce dont j’ai besoin. Je devrais l’épouser, celle-là. Je
la remercie avec un sourire et lui demande l’adresse des
lieux.
– Pas de souci, j’ai entendu. Je passe vous prendre dans
10 minutes, angle Rue Saint-Martin / Avenue Victoria. J’ai
une Smart noire. Soyez à l’heure, je ne vous attendrai pas.
Je regarde ma montre. 23h10. Déjà. Je n’ai pas vu les
minutes passer. J’ai juste le temps de remercier mes hôtes,
de laisser mes coordonnées – les vraies, pour une fois – si je
veux savoir ce qui m’attend. Me voici de nouveau dans la
rue. Presque quatre heures se sont écoulées depuis l’attentat.
Je prends une profonde respiration pour faire passer mon
mal de tête. Les Français ne dorment pas ce soir. Les fenêtres
allumées laissent voir les silhouettes de tous ceux qui
attendent, espèrent, craignent. Ou fuient le sommeil en
regardant dehors pour voir si ce que disent les chaines
d’information est réellement réel. Les rues au-dessus de
Rivoli étant bouclées, le choix du checkpoint sur l’avenue
Victoria est judicieux. J’accélère l’allure pour ne pas être en
retard. 80 mètres. Des phares. 60 mètres. Petite Citadine.
50 mètres. SMART. Noire. Je cours jusqu’au passage piéton.
Elle me passe devant. J’ai juste le temps d’agripper la
poignée. Porte ouverte. C’est la bonne voiture. Je
m’engouffre. Je ne vois pas qui conduit. Il me faut quelques
secondes pour que l’éblouissement des phares quitte mes
rétines. Une main gantée de cuir saisit la mienne et la presse
entre deux cuisses. Je plonge entre le tableau de bord et le
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frein à main. Si on m’avait dit que je ferais cela ce matin.
Avant le métro… Il y a une heure…
– Alors, tu aimes ?
Je reconnais la voix. Mon gars, ce soir, tu vas ajouter
une erreur de plus à ton palmarès. Avec un peu de chance,
tu vas être médaille d’or.
– Waow… Oui… Euh… Jolie voiture, mademoiselle.
Elle éclate d’un rire franc, puis reprend sa voix de
sirène. – Ce soir, c’est Deb. Ou Debbie, pour les intimes…
La situation est comment dire… instable – au propre
comme au figuré. Toujours coincé dans son entrejambe, je
sens les poils pubiens de mon étudiante sous mes doigts, à
travers une très fine dentelle. C’est chaud. Putain, j’aime ce
qui m’arrive. Bon sang. Pas ce soir. Pas après tout ce qui est
arrivé. Surtout, garder une contenance. Je retire ma main,
m’assieds plus confortablement dans la voiture et met la
ceinture de sécurité. Un raclement de gorge, pour que ma
tessiture reste la plus grave possible. Ce n’est pas le moment
de passer pour un gamin.
– Où allons-nous ?
C’est bon. J’ai retrouvé ma voix de prof de fac’ de
quarante piges. Assurée. Mature. Je me sens « homme ». J’ai
intérêt parce que la gamine qui me pilote est en mode
Femme Fatale. Et je la sens équipée pour…
– Au FloWhere. Une boîte de nuit sur une péniche.
Soirée privée organisée par un rappeur américain que vous
ne devez pas connaître. Le bateau est amarré au Port des
Champs Elysées, près du Pont de l’Alma, après celui des
Invalides. Tu n’es pas invalide, toi ?…
– En ai-je l’air, très chère ?
Second rire. J’ai noté qu’elle louvoie entre tutoiement
et vouvoiement. Traduction : Je veux jouer dans la cour des
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grandes en me tapant un mec qui a le double de mon âge,
mais je reste impressionné par son expérience.
Professionnelle, j’entends. Espérons que je ne me
trompe pas.
Le système audio de la SMART, qui jusqu’à présent
diffusait de la musique Groove, S’interrompt pour un flash
d’Info Trafic, qui revient sur l’attentat du métro. Mon air à
la fois concerné et absent fait réagir Debrah, qui soudain me
dévisage.
– Vous avez-vu cet attentat ? C’est fou, il y a des
dizaines des morts. Et personne ne fait rien, dans ce pays.
Excuse-moi, mais, je peux te poser une question, là ?
J’acquiesce d’un hochement de tête. Je connais ça
question et elle comprend la réponse.
– Vous y étiez ? Vous avez l’air un peu bizarre, je
trouve. Ça va ?
– Double réponse : Oui. Je sortais de la rame quand elle
a explosé, c’est un miracle de n’avoir eu que des égratignures.
– Et moi qui… Tu veux… Vous voulez rentrer ?
J’entends une voix de petite fille hésitante dans un
corps de femme sensuelle et dévorante. On sent que ça
cogite dans sa boîte crânienne. Elle est jeune, mais pas sotte.
Ne pas oublier ce détail dans les heures à venir.
– Et toi, tu veux que je rentre ?
Là, je joue au con. Et je gagne.
– Non. Reste, on va passer une soirée d’enfer !
Yahoooooooo, cowboy !
Malgré ou grâce à la situation de crise autour de l’Hôtel
de Ville, nous arrivons en moins de 10 minutes. Difficile de
louper le FloWhere. La barge, imposante, ressemble à un
palais de lumière, avec des dizaines de miroirs étincelants. La
vue d’ensemble me fait penser à ces concours hivernaux où
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des artistes découpent à la scie des sculptures monumentales
dans de la glace. Le rappeur qui a réservé la péniche a dû
laisser un gros chèque aux autorités, car la fête bat son plein
sans se soucier de l’état d’urgence. Musique à fond, jeux de
lumières jusqu’au étoiles. Avec champagne et top models
visibles à 3 kilomètres à la ronde. Deb, qui manifestement
connait bien l’endroit, emprunte le quai jusqu’à l’amarre de
la péniche. Elle arrête net devant le ponton, ouvre la fenêtre
et tend la clé. Un valet voiturier, que je n’ai même pas vu
venir, lui ouvre la portière. Je descends et suit mon poisson
pilote. Bienvenue dans « Gang de requins – Edition Prof
d’Eco ». Le dispositif de sécurité est impressionnant. En jetant
un rapide coup d’œil autour de moi, je dénombre déjà une
bonne trentaine de gros bras. Nous passons sous un portique
qui nous scanne de la tête aux pieds. Je pensais que seuls les
aéroports en avaient. J’avais tort. Un dernier couloir de
10 mètres et nous pouvons. Mon ingénue passe devant deux
cerbères black d’un bon 1,95 mètre de viande de bœuf aux
hormones, qu’elle salue par leur prénom. On dirait les
jumeaux Dupont et Dupont, avec le corps de Dwayne « The
Rock » Johnson et la tête de Maître Gims. Polis, courtois et
avec la capacité de tuer à mains nues n’importe quel intrus
non accrédité. Je suis heureux d’avoir les fesses de mon
Sésame dans mon champ de vision.
46
Chapitre Sept
« Polyfame ».
« Tout le monde aura son quart d’heure de célébrité »,
clamait Warhol. Ce brave Andy avait raison, mais à un détail
près : Aujourd’hui, la gloire se fait, se consume et disparait bien
plus rapidement. Même en étant Candide parmi cette faune
qui fleure bon la cocaïne et l’hyper luxe, je reconnais quelques
visages français et étrangers. Je ne suis pas étonné, ni fasciné.
Juste… curieux. Après avoir échappé à la grande faucheuse,
me voici dans la peau d’un anthropologue ou d’un explorateur
de quelques contrées reculées, peuplées de créatures étranges
et primitives. « Il est minuit, docteur Schweitzer… ». Bon sang,
ce night-club flottant est bondé comme le métro aux heures de
pointe. Tout le monde ici ignore ou se fout complètement de
ce qui s’est passé à quelques kilomètres de là intramuros. La
péniche, déjà imposante vue de l’extérieur, est
impressionnante. Quatre niveaux, une salle de concert, un
restaurant, deux plateaux de danse, dont un extérieur et… une
piscine. La décoration combine des éléments de design de suite
d’hôtel 5 étoiles, de laboratoire de biogénétique de film de
science-fiction et de lupanar post-baroque. Pas mon truc, mais
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je dois reconnaître que l’ensemble est très bien réalisé. Nous
sommes à des années-lumière du « Macumba » de Melun avec
sa boule miroir de 60 centimètres antédiluvienne et ses sièges
en skaï orange au bout du rouleau. Mon accompagnatrice,
craignant peut-être que je me perde, me prend par la main et
avance sans hésiter vers une table réservée aux abords de la
piste. Une serveuse aussi rapide que muette apporte deux
coupes de champagne, dont le tour est serti d’une glace pilée
phosphorescente. La lueur verdâtre à un goût de gingembre et
de citron vert. Détonant. Et addictif. Dire que Deborah est une
habituée des lieux est un euphémisme. Ce bel animal racé est
ici dans son milieu naturel. La musique, qui était jusque-là
supportable, est maintenant abrutissante. À peine sommesnous
assis qu’un couple vient saluer ma compagne d’un soir.
Je fais mine de ne pas reconnaître un animateur vedette des
émissions historiques et son partenaire qui me bouffe des yeux.
Bas les pattes. On regarde, on ne touche pas. Je suis un
indécrottable produit de la vieille France : hétéro, monogame
et majoritairement fidèle. Bon, on ne va pas creuser plus avant
mon pédigrée, cela n’intéresse personne ici. Oui, c’est ça.
Kissou Kissou, Deb et au revoir jeune homme. Une clameur
retentit depuis la piste de danse extérieure. La voix tonitruante,
un plutôt l’onde de choc, couvre la mélopée disco-hardcore de
la salle. À ce rythme-là, si je survis, je serai bon pour faire la
publicité pour les prothèses auditives avant la fin de la nuit. Et
si je loupe mon coup… Convention obsèques. Cash. Point de
réjouissance, cela n’est prévu dans mon agenda.
La chevelure rousse se penche vers moi et viens coller ses
lèvres contre mon oreille. Je sens son souffle. Elle prend son
temps avant de parler, et pose ses mots un par un. Sa main
vient se poser sur ma cuisse. Lentement En remontant.
Attention, elle veut prendre l’avantage.
48
– Alors, ça te plait ? On se dit tu, d’accord… Tu sais que
dès que je t’ai vu, j’ai pensé à toi… Je te trouve très sexy, comme
prof. Et comme homme, bien sûr !
– C’est gentil, mais je ne suis pas sexy. Surtout en ce
moment.
– Ah, oui ? Et un homme qui bande quand je lui parle,
c’est quoi, à ton avis…
Et merde. Je suis un mâle hétérosexuel, aucun doute làdessus.
Les paroles de cette gamine me foutent en l’air. Sa voix
de sirène m’ensorcèle. J’ai beau connaître le jeu, je marche
quand même. Mon cerveau se scinde en deux, entre signal de
danger immédiat et envie de sentir sa peau contre la mienne.
Putain, c’est bien le moment… En même temps, il me suffisait
de refuser l’invitation. Je ne l’ai pas fait.
Au-dessus de nos têtes, le rappeur américain « SpitfireA »
– Sean Worms pour l’état civil – harangue une foule de fidèles
triée sur le volet tel un prédicateur évangéliste sous stéroïdes.
« Bienheureux les simples d’esprits, le royaume des cieux leur
appartient ». J’en connais qui ont déjà leur titre de propriété. À
commencer par cette jeune chanteuse alcoolique britannique
(pléonasme), déjà bien entamée, qui titube devant nous. Deb
se lève d’un bon, comme piquée au taser.
– Tu la reconnais ? C’est Viviane Parkson ! Celle qui
chante « Whoreolic », le hit du mois ! J’ignorais qu’elle était
invitée. Viens, on la suit !
J’avale ma coupe de champagne. Un peu de gelée verte se
colle sur ma lèvre supérieure. La crinière rousse se secoue,
m’attire vers elle en me prenant par le menton et embrasse la
glace pilée. Mon cœur bat la chamade. Je déconne comme
quand j’avais 20 ans. Belle progression. Iceberg droit devant.
La starlette roastbeef continue sa progression éthylique,
balançant sa plastique impeccable d’un mur de la coursive à
49
l’autre. Je crois n’avoir jamais vu quelqu’un souffrir autant du
mal de mer sur une péniche amarrée à quai. La pauvre, elle me
fait presque pitié. Euh… non, plus maintenant. Pas quand elle
gerbe son cocktail sushis-Vodka-Prozac dans le même escalier
que moi. Et que le contenu de son sac se déverse sur les
marches jusqu’à mes pieds. Je me baisse instinctivement pour
ramasser ce que je peux. Mon étudiante n’a pas perdu une
seconde du spectacle et se met à s’écrier comme si elle avait
gagné à l’Euro millions.
– Oh, putain, là, j’ai de la bombe ! Attends, faut que j’aille
leur dire !
– Euh… Quoi ? à qui ?
Pas de réponse. Le poisson-pilote a disparu dans les
abysses du night-club. La diva britannique est vautrée par terre
sur le palier, les yeux dans le vide. Dommage qu’elle soit
malade comme une chienne et complètement défoncée. Une
jolie brune – en faisant abstraction des mèches orange, vert et
rose – avec un visage poupin et des yeux bleus aussi délavés que
son rimmel. Je lui tends la main et l’aide à se relever. Elle
murmure quelque chose, mais le bruit ambiant et son haleine
fétide me dissuadent de lui demander de répéter. Bon, je la
prends par l’épaule et tente de me souvenir où sont les toilettes
les plus proches. Je pivote sur moi et… Me voilà dans la
lumière ! Tout est blanc, lumineux. Une blancheur aveuglante
nous entoure. Holà ! Non, ce n’est pas l’heure du grand
voyage : juste une kyrielle de flash d’appareils photo en pleine
gueule. Ils pourraient prévenir, ces cons ! Je n’y vois rien, je n’ai
pas le temps de me mettre à l’abri. Des voix hurlent à quelques
mètres, si ce n’est centimètres de moi.
– Gotcha ! Gotcha, Vivian ! Come on ! C’mon ! Head up !
Viviane m’a filée entre les doigts et s’est planquée dans les
WC. Les flashes s’éteignent. Bon, on y voit un peu plus clair
50
dans le noir. Je percute : des photographes. Deborah a alerté
des paparazzis !
Face à moi, des monstres. Avec un œil unique. Qui balaie
la pièce en quête d’une proie. À croire que ces voyeurs vivent
avec leur objectif greffé sur leur visage. Cette nuit, ils ont eu de
quoi se repaître. Je n’ai jamais compris la raison de l’existence
de ces pseudo-reporters, qui gagnent leur vie en faisant les
poubelles – ou les latrines des dancings parisiens. Je ne
m’attendais pas à des miracles d’éthique de la part de la
rouquine, mais là, c’est comme même un peu trash. Je suppose
qu’elle doit toucher une commission sur les ventes des clichés,
ou qu’elle a négocié une ouverture médiatique pour se faire
connaître. Je vois bien Deborah faire des pieds et des mains et
des pipes pour participer à une émission de télé-réalité, rien
que pour se faire un nom. Je reste hermétique à ces
motivations. Question de génération, sans doute. Le pire est
que personne dans la péniche n’a bronché, ni même prêté
attention. Sans se faire l’avocat du diable, il faut dire que la
quasi-totalité des célébrités, au FloWhere comme ailleurs, est
dans une relation ambiguë avec ces déballeurs de vie privée, en
multipliant les frasques et en s’affichant avec complaisance sur
Instagram.
Mon étudiante est déjà passée à d’autres activités que la
délation option vomi sur Louboutin. Elle me hèle depuis la
terrasse. La fête du rappeur est à son zénith.
– Allez, viens… Ben quoi ? Elle a eu ce qu’elle méritait,
cette pétasse ! Magne-toi, j’ai des amis à te présenter.
– Mais pourquoi as-tu appelé ces photographes ? C’est
quand même dégueulasse – au propre comme au figuré, de
shooter une gamine en train de vomir dans cet état.
– J’ai un intérêt, disons… stratégique à le faire. Je
t’expliquerai plus tard. Parkson, c’est un peu un bonus, répond
51
Deborah avec une simplicité désarmante. Et ça fait vendre. Ne
t’inquiète pas pour ça, elle fait trois comas éthyliques par mois,
cette fille. Au pire, elle chialera un peu plus dans la presse, et
tout le monde sera content. Et puis, ce ne sont pas des
paparazzis, ils ont été invités par les sponsors de Spitfire-A
pour couvrir la soirée.
– Bon, au moins je sais que je ne passerai pas la nuit avec
mère Térésa.
Deborah me fixe avec un drôle de rictus au coin des lèvres.
MAYDAY ! MAYDAY ! Là, je sens que je suis l’aimant à
emmerdes par excellence.
– Tu as dit quoi, là ?
– Euh… Mère Térésa ?
– Non, tu as dit que tu ne passerais pas la nuit avec elle !
Et avec moi ? Attend. Hep ! Joost ! Davide ! Jessie ! I’m here !
Ouf. Sauvé par le gong. Ou plutôt par le gang. Trois
grands types viennent dans notre direction. Je reconnais
vaguement deux des photographes de tout à l’heure.
– Puisque tu les as vus à l’œuvre, je te présente Joost
Benoit, Davide Simone et Jessie Kloppf, de l’agence photo
Polyfame. Ce sont de vrais pros, et de bons amis. Et pas des
salopards comme tu le penses…
– Pardon, ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai juste été surpris
par votre manière de travailler, c’est tout. Simple et efficace.
Je ne trouve rien de mieux à dire pour éviter le bourre-pif
que je sens stationnaire au-dessus de mon appendice nasal.
Le premier et le troisième type échangent quelques mots
que je ne comprends pas. Leurs noms et leur accent à cracher
des glaires dans les bénitiers indiquent clairement leur
nationalité néerlandaise. Ou belges flamands, peut-être. Joost
Benoit semble être le benjamin du trio. Le gars est ouvert,
cheveux bien taillés de premier de la classe, sourire facile,
52
probablement pas trente ans. L’italien, lui, doit avoir mon âge.
Crâne rasé, avec des gros yeux globuleux. Il me rappelle un
arbitre de foot superstar il y a quelques années. Le dernier,
Kloppf, me fait l’effet d’un ours. Carrure imposante, tignasse
indisciplinée de cheveux bouclés blonds grisonnant. Une lippe
adipeuse et une odeur de whisky imprégnée dans une barbe de
dix jours. Ce type a quelque chose d’animal, de primaire.
Instinctivement, le courant ne passe pas. Question look, les
trois compères doivent acheter leurs sapes chez le même
grossiste : T-shirt noir, Blouson de motard, jeans denim
Selvedge japonais hors de prix, boots à semelle crantée. Je parie
que Kloppf se la pète avec une Harley Davidson ou un
Triumph. Nous restons quelques minutes en terrasse à écouter
Worms se prendre pour Sinatra afin d’épater la galerie. Un
massacre. Ce mec-là a tué le Rat Pack plus sûrement que
l’alcool, les femmes et le cancer. La pluie se remet à tomber,
assez dru cette fois. Nous redescendons à l’abri. L’escalier a été
nettoyé de fond en comble. Il ne reste aucune trace de
l’incident. Notre table est restée réservée. Avec une trois
bouteilles de Cordon rouge qui nous attendent. Soit Deborah
couche avec le barman, soit son père possède la moitié du
vignoble champenois. Leur présence m’importune. Mais ma
partenaire semble aux anges en leur compagnie. Et je suis trop
crevé pour les planter, mais le cœur y est. Debbie doit avoir
perçu mon ras-le-bol, car elle interrompt la conversation d’un
geste et m’embrasse à pleine bouche. Sans prévenir. Hé, oh, j’ai
des droits, tout de même ! La vache, elle sait y faire en plus. Il y
a de la technique et de l’entrain. Elle ira loin, cette petite. Je ne
sais pas si c’est l’effet escompté, mais l’ours ne semble pas
apprécier le spectacle. Il vide sa coupe et la jette contre le mur
et me pointe du doigt. Pas commode, le grizzly. Il est bien
gentil, mais je ne lui ai rien fait, moi !
53
– Krijg de klere ! lance-t-il à mon encontre avant de se
lever bruyamment.
Deb se lance à sa poursuite, me plantant comme un gland
entre deux chênes.
– E pericoloso sporgersi… murmure l’Italien qui n’avait
pas dit un mot jusque-là. Je crois que tu ferais mieux de croiser
sa route à nouveau. Pas tout de suite, en tout cas…
– Excusez-moi, les gars, j’ai loupé un épisode, là… Joost
me lance un clin d’œil, accompagné d’un sourire Email
Diamant. Il prend la peine de me confirmer ce que je
soupçonnais.
– It’s because you’re the lucky guy, man ! Tu as de la
chance ! Kloppf a tenté la sienne avec Debbie, mais ça a pas
marché. C’était il y a trois ou quatre ans, mais il n’est pas…
fairplay. Bon pro, mais c’est un hoerenzoon. A son of a bitch.
– Merci, j’ai compris. Bon, si Deborah ne revient pas, je
vais prendre l’air sur le quai. Ravi d’avoir fait votre
connaissance.
J’ai attendu dix minutes que mon étudiante daigne
réapparaitre. En vain. En même temps, c’est certainement
mieux ainsi. De toute manière, je suis vidé et j’ai envie de
rentrer. Je descends la passerelle, salue les deux clones de
Teddy Riner, et cherche du regard ma cavalière. Ou sa
monture. La pluie a cessé, mais la réverbération des lumières
dans les flaques d’eau me gêne un peu. Une dispute. A 100,
150 mètres, tout au plus. C’est bien la SMART du
poissonpilote. Trois personnes discutent avec véhémence,
pour rester dans l’euphémisme. En fait, deux sont surtout
excitées, la dernière reste en retrait. Je reconnais Deborah et
l’autre con de hollandais, mais pas la troisième silhouette,
agrippée à Kloppf. Bonnet et grande cape sombre. Je
m’approche lentement. Ils ne font pas attention à moi.
54
J’identifie l’inconnu. Ou plutôt l’inconnue. La chanteuse
anglaise, qui tente de tenir debout. O.K. Je pige. Soit l’ébriété
de Parkson était un coup monté, soit le paparazzi est en
désaccord avec Debbie sur la manière de traiter la star. Peutêtre
même les deux options combinées. Jesse tient fermement
Viviane par l’avant-bras. Elle se débat, et tombe à genoux.
Deborah martèle la poitrine de colosse coiffé en méduse à
coups de poings. Je n’aime pas ça. Il faut que je m’en mêle. Je
prends une profonde inspiration et joue la carte de ma grosse
voix de nabot pas content. La méthode est plus audacieuse que
fiable.
– Kloppf, bas les pattes ! Dégage et fous-leur la paix !
– So what, annusridder ?! Go fuck yourself, droplul !
J’ignore ce que ces deux charmantes expressions
signifient, mais le coup d’appareil photo que je me prends sur
la tempe fait office de ponctuation. Un néerlandophone avisé
aurait alors pu me traduire que l’alcoolisé photographe m’avait
traité de « cavalier du fion » et « pine de réglisse ». Jusqu’où va
se nicher l’esprit poétique chez les gros cons machos bercés
trop près du mur… Un tel esprit créatif laisse rêveur. Et me file
surtout un mal de crâne à me flinguer. Pour couronner le tout,
le voilà qui tente de coller une gifle à Parkson, puis à Debrah.
Là, s’en est trop. Sans réfléchir, je donne un grand coup de pied
dans les parties de Jessie Kloppf. À ma grande surprise, le gars
s’écroule net en se tenant l’entrejambe. Je l’aurais cru plus
résistant à la douleur. Ou alors, j’ai vraiment tapé fort. Tout va
très vite. Debrah attrape la fille, la fourgue dans sa voiture et
démarre en trombe. Hey, et moi, merde ?! Bon, en même
temps, dans une SMART Fortwo, à part courir à côté, je ne vois
pas ce que je pourrais faire. En quelques secondes, tout bascule.
Kloppf me donne à son tour un coup de pied dans le genou.
J’attrape la sangle de son appareil photo. Pour l’étrangler. Ma
55
mère ne reconnaitrait pas son chérubin passif dans ce roquet
surexcité qui s’acharne sur un homme à terre. Mon portable se
met à sonner à ce moment. Sonnerie de VHS. Enfin, je crois.
Pas le temps de regarder. La poigne de fer du barbu sur ma
main me fait relâcher mon étreinte. Je trébuche à mon tour sur
les pavés. Surtout, ne pas l’avoir sur moi. Vu son poids, je serai
perdant à coup sûr. Je joue mon va-tout. En lui assénant un
grand coup de coude au niveau du plexus solaire. Je lui arrache
son Reflex avec l’objectif. Son matos est lourd comme une
enclume. Il m’agrippe par le bas du pantalon, en grommelant.
– Uw naam, Krijg de kancer ! Ton nom, flikker !
– Baudy. Arnaud Baudy. Ça te fera un souvenir, enculé !
J’ignore à cet instant qu’un hasard facétieux auquel je ne
crois pas m’a inspiré pour que je lui retourne son insulte – sans
le savoir.
Je ne m’appelle pas Arnaud Baudy. Ne me demandez pas
pourquoi j’ai donné ce nom. C’est venu comme ça. Je plaque
l’appareil contre moi et cours. Droit devant. Je monte les
escaliers quatre à quatre et revient au niveau de la rue. Je cours
comme un damné dans des rues quasi-désertes. Un réflex haut
de gamme volé avec violence sous le bras. Mon dieu, qu’ai-je
fait ?
56
Chapitre Huit
« La nymphe au cul d’autobus »
Je suis à bout de souffle. J’ai remonté le courant de la
Seine. Rive droite. Incapable de dire le temps écoulé et la
distance parcourue dans ma course. Ah, si. Port de la
Conférence, Jardin d’Erivan, Cours Albert 1er. Ah, oui,
quand même… Ma tête et mon estomac se disputent le
volant de l’auto-tamponneuse qui me sert d’enveloppe
charnelle. Mon téléphone se remet à carillonner. Je
m’adosse contre la première porte d’immeuble que je
trouve. Et m’effondre sur moi-même. Vidé. Le shoot
d’adrénaline passé, tout autour de moi, tout en moi, semble
s’effilocher, s’affadir, disparaître. J’ai éprouvé plus de
sensations et d’émotions en quatre heures qu’en quarante
ans. J’ai sauvé ma peau, roulé une pelle à une étudiante,
frappé un homme, menti, volé, fuit… Le pied intégral, les
mecs ! La part sombre en moi que je découvre manifeste une
envie primale de recommencer. On se calme, Pépito : je ne
suis pas un héros, ni un braqueur de banque. Et je ne suis
pas équipé pour faire mon remake personnel de Point
Break. Troisième message VHS d’affilée. Je veux juste
57
dormir. Dans mon lit. Seul. Bon, il vaut peut-être la peine
d’être lu, ce message. Noisyk1. Je l’avais complètement
oubliée, celle-là ! « J’ai été coincée, impossible de te
contacter. Dis-moi que tu vas bien. Écoute, sexe ou pas, je
suis en voiture. Dis-moi où tu es et on se retrouve si tu es
dehors ». Pas le moment de faire le difficile. Il est presque
deux heures moins le quart. Et elle a une voiture. Pour avoir
de la chance, il faut croire à la chance. Je lui indique ma
position. Elle passe me prendre dans 10 à 15 minutes, rive
Gauche, Pont de la Concorde, entre Anatole France et le
Quai d’Orsay. Une Clio bleu vif. Je confirme. Le cauchemar
va prendre fin. Plus qu’un quart d’heure. Je suis le type le
plus chanceux de l’univers. L’atmosphère reste étrange, ce
soir. L’attentat du métro a eu l’effet d’un couvre-feu. Je ne
sais pas où sont passés les flics, mais présentement, ça
m’arrange. Aucune nouvelle de Déborah et sa protégée. Ni
du Hollandais cognant. Tant mieux. Je confierai demain
l’appareil à ma rousse amie pour qu’elle lui remette. Tant pis
pour le dépôt de plainte de Kloppf. Il est trop tard pour
regretter. Je m’engage sur le pont Les ombres s’allongent
sous les réverbères.
Un vrai no man’s land. Une poignée de gamin, quinze
à 20 ans tout au plus, me fait face, venant de l’autre côté du
pont. J’entends d’ici la musique émanant de leur
smartphone. Génial. Des mélomanes de Zone d’Éducation
Prioritaire, avec la panoplie qui sied à leur rang. Casquette
Lacoste, blouson de sport, Nike à 200 balles aux pieds et
fausse pochette Vuitton en bandoulière. Vu comme ça
gueule, l’un d’entre eux doit transporter une enceinte audio,
histoire d’emmerder les bourgeois. A priori, rien à craindre.
A priori. Je ne sais pas pourquoi, mais mon instinct me dit
que les péripéties ne sont pas terminées. Je pourrai
58
rebrousser chemin, mais je n’ai pas envie d’avoir ces garçons
dans mon dos. Et changer de côté du pont serait presque
une provocation. Je fais mine de faire mon lacet et en profite
pour dissimuler discrètement l’appareil photo derrière une
balustrade. Je planque aussi mon portefeuille et mon
téléphone. Je les récupérerai dans quelques minutes. Vu la
distance, ils n’ont pas pu voir mon manège. Je me redresse
et marche vers l’autre rive. Les gars ne sont plus qu’à
10 mètres de moi. Quatre hommes. À peu près le même
gabarit, mais avec 15 bons centimètres d’écart… Assez
grands, minces, athlétiques. L’équipe est bigarrée, façon
Black Blanc Beur, pour reprendre une expression jadis à la
mode. Ils s’expriment volontairement en braillant, histoire
de jouer les caïds. Je décide de m’accouder à la rambarde,
pour éviter de croiser leurs regards. Je sais, ce n’est pas
glorieux. Réflexe de survie urbaine dans ce monde de
couilles molles auquel j’appartiens. Même si la conversation
virile avec l’autre barrique néerlandophone m’a réinjecté de
la testostérone dans le caleçon. Le premier jouvenceau à
m’aborder doit avoir tout au plus 16 ans. Le plus petit des
Dalton. Typé sud méditerranéen, visage fin basané, sweat à
capuche relevée sous une parka militaire, avec un jean large
et des grosses chaussures de bucheron. Je tente de
mémoriser, on ne sait jamais.
– Hey, Monsieur, Monsieur, où tu vas ? T’as du feu ?
Allez, file du feu !
– Désolé, je ne fume pas.
– Allez, fais pas ton rat ! File ton feu !
Il reste face à moi, tandis que les trois autres
m’encerclent. Je suis dos au pont. Mauvaise idée.
– Allez, si t’as pas du feu, allez, aide-nous !
– Allez, donne du fric ! On a faim, quoi !
59
Les trois autres Dalton surenchérissent sur les paroles de
Joe Dalton. Je ne suis pas Lucky Luke. Ça va être coton pour
me tirer plus vite que mon ombre. Je ne peux m’empêcher
d’ouvrir ma grande gueule. Très mauvaise idée.
– Écoutez, les mecs, j’ai eu une journée difficile, je suis
vidé et j’ai plus un rond. Alors soyez chics, allez emmerder
quelqu’un d’autre.
– T’hein l’autre, comme qu’il nous cause ! Tu
m’insultes pas comme ça, toi !
Le black et l’un des deux caucasiens, cheveux très courts
avec des épis gominés et un diamant en boucle d’oreille,
viennent de m’agripper par les épaules et me tiennent les
bras. Je tente de donner un coup de pied au nabot. Il esquive,
attrape mon pied droit et me retire ma chaussure qu’il jette
dans la Seine.
– C’est pas bien, ça… Faut pas m’énerver quand je
demande gentiment. Bon, allez, je confisque tes pompes !
Hop ! Plouf !
Ma seconde chaussure va nourrir les poissons. Je me
débats, mais Joe Dalton me donne un coup de poing qui me
scie en deux. Puis un autre. Et encore un autre. Salopard.
Souffle coupé. Les gamins exultent. J’ai beau me défendre,
mais les lascars me tiennent les jambes. Et l’autre con qui
défait ma ceinture ! Je veux crier, mais le black me serre la
gorge. Il me broie la glotte. J’étouffe. Et personne sur ce
pont, bordel ?!
– Allez, les mecs, à oilpé le loser !
Les actes suivent les mots. Pantalon. Caleçon. J’ai les
couilles à l’air devant ces tarés. En pleine nuit. Plan Urgence
maximum. Et ça n’y change rien. Les deux sbires me
retournent, face contre le parapet. Manteau, pull, chemise
suivent le même courant que mes souliers. Oulaa, ça se corse.
60
Aïe. Un de ces fils de pute est en train de me mettre un doigt
dans le… Merde, c’est pas moi l’enculé, dans cette histoire !
« TUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUT !!! »
Deus ex machina. Une voiture roule en partie sur le
trottoir et pile à quelques mètres de nous. Mes tortionnaires
détalent comme des lapins.
La portière côté passager s’ouvre. Une voix féminine.
– Monsieur, ça va ? Oh, mon dieu… Edgeoftomorrow ?
C’est toi ?
Oh, non. Tout mais pas ça. La voiture est une Renault
Clio. Bleu. Noisyk1. Quelqu’un là-haut a décidé de me faire
payer en une nuit le poids de tous mes pêchés. Il n’y a
aucune autre explication possible. Je me relève et monte
dans la voiture.
– Attends, marche arrière !
Sans réfléchir, la conductrice s’exécute. Mes papiers.
L’appareil. Mon téléphone. Il faut que je les récupère.
– Là, freine !
Ouch. Ça, pour freiner, elle freine ! J’ai failli laisser un
testicule dans la boîte à gants. Nu comme un ver, je saute de
l’habitacle, ramasse mes affaires et remonte. La Clio repart
en trombe. Il est 2 heures du matin et me voilà en tenue
d’Adam dans le bolide d’une inconnue. Là, je pulvérise mon
record personnel. J’entre direct dans le Guinness Book des
nuits d’épouvante. Option « Mon curé chez les nudistes ».
Si ma mère apprend ça, inutile de compter sur ma part
d’héritage. La voix répète sa question.
– C’est bien toi, Edgeoftomorrow ?
– Oui. Entre autres. Mon dieu, je suis désolé. J’ai
honte…
– De quoi ? D’être déjà nu devant moi avant même
qu’on ait fait les présentations ?!
61
Elle éclate de rire. C’est inouï. Ce soir, je fais rire toutes
les femmes que je croise. Quelle bénédiction…
Elle me jette des coups d’œil. Pour ma part, j’ose à peine
la regarder. Je suis mort de honte. J’ai froid. Sans ralentir,
Noisyk1 cherche à tâtons sur la banquette arrière. Elle me
tend un plaid et sa doudoune matelassée. Une grosse puffa
courte remplie de duvet, d’une discrète couleur orange DDE.
Je la remercie d’une voix à peine audible et m’entortille tant
bien que mal dans la couverture grise. Nous restons quelques
minutes dans un silence de plomb. Un silence étrange, s’il en
est. Pas un silence de reproche. Pas un silence d’ennui. Pas un
silence de gêne. Juste un silence. Comme quand on ouvre les
yeux après un long sommeil. Nonobstant le fait que j’ai du
mal à garder les miens ouverts. Le franchissement un peu
abrupt d’un ralentisseur me fait grincer des dents. J’espère ne
pas voir de côtes cassés.
– Tu as mal ? tu veux que je t’emmène à l’hôpital ?
demande mon chauffeur d’une voix douce.
– Non, ça ira, je crois. À vrai dire, j’ai été secoué deux
fois dans la même nuit, ça commence à taper un peu…
– Veux-tu appeler pour prévenir quelqu’un ? Une
femme, une petite amie ? Un petit copain, peut-être ?
– Non, non, non et non. Dans l’ordre et sans élision. En
plus, je n’ai même pas les clefs de chez moi…
– De toute manière, je t’amène chez moi. Non
négociable. Sinon, je te largue direct au Bois de Boulogne,
tu feras des envieux !
– Je ne sais pas si ton sens de l’humour me rassure ou
m’effraie.
– Tu le sauras en temps utile… Bon, au point où nous
en sommes, autant de dire nos prénoms. Je m’appelle
Patricia. Et toi ?
62
Je lui donne mon prénom en retour. Elle me sourit de
nouveau en m’affirmant que j’ai vraiment une tête à
m’appeler ainsi. Et un joli visage, avec un petit nez en
trompette sous des boucles blondes. Vraiment canon. À se
demander ce qu’elle pourrait bien me trouver. Par contre, je
distingue mal son corps dans la pénombre, sous une sorte
de grande cape façon gothique. Elle est magnifique. Ou je
suis crevé, ce qui est possible aussi.
Nous quittons Paris pour la proche couronne. BrysurMarne,
si je m’abuse. La voiture bleue azur stoppe devant
le portail d’un pavillon de banlieue. Façade blanche, toit
anthracite. Une terrasse avec des nains de jardin… La
grande classe. D’un coup de bip, mon taxi ouvre
simultanément le portail et la porte de son garage. Noisyk1
– pardon, Patricia – gare son véhicule et me fait une requête.
– Écoute, je suis seule chez moi, et ce n’est pas très bien
rangé. Si ça ne te dérange pas, je voudrais que tu rentres
dans la maison les yeux fermés. Ça te dérange ?
– C’est nécessaire ? Tu sais j’en ai vu d’autres.
– Je peux te bander les yeux ? S’il te plaît. Comme ça, tu
ne tricheras pas.
Je ferme les yeux et la laisse m’aveugler avec une
écharpe. Je sens sa respiration. Son parfum aussi. Vanillé.
Un peu capiteux. Shalimar, dirait-on.
Elle sort, fait le tour du véhicule. Ouvre une serrure.
Puis une seconde. Puis une porte. Elle revient ouvrir la
portière côté passager et me prends par les mains. J’ai
l’impression d’aller à une initiation maçonnique. Cette fille
sait parler à mon intellect. À mes sens, aussi.
– Ça va ?
Je n’ose plus dire un mot, et me contente de hocher la
tête. Je sens du carrelage sous mes pieds. Puis un tapis. Assez
63
épais, confortable. Assez récent, je pense. Les poils ne sont
pas très aplatis. Mon guide m’attire vers des marches. Un
escalier. J’ai l’impression de passer le rite initiatique de je ne
sais quelle société secrète. Avec le pénis à l’air libre, étant
donné que le plaid vient de glisser. Une autre porte. Je suis
dans une chambre, je suppose. Moquette. Cinq pas. Deux de
travers. Mes cuisses butent contre un lit. Assez haut.
Couette très moelleuse. Je tends un bras sur le côté. Lit à
baldaquin. Un lit d’amoureuse, ça. Ou d’artiste. Ou de
maîtresse Domina.
– Voila. Tu peux défaire le bandeau, maintenant.
Sa voix est vraiment très douce. Il y a de la sollicitude,
chez cette femme. Même yeux écarquillés, je n’y vois
absolument rien. La pièce est dans l’obscurité totale. Pas le
moindre trait de lumière ne filtre. Pièce aveugle sans
fenêtre ? On ne distingue aucun bruit du dehors. Mon
odorat perçoit une odeur d’encens, mais je suis incapable
d’en saisir la teneur. Je me débarrasse de la parka. J’ai beau
écouter, je n’entends pas le moindre son de meuble. La voix
continue à me guider.
– Mets-toi sur le lit. Viens sous les draps. Il n’y a aucun
piège. Viens dormir. Viens…
– C’est gentil, mais je suis vidé, tu sais… – Viens…
Viens… VIENS.
Sa main prend à nouveau la mienne. Je me laisse faire.
Pourvu que ma courte vie ne s’achève pas ici d’un coup de
pic à glace en plein cœur. Ça ferait un peu désordre dans
mon curriculum vitae. Je me glisse sous la couette.
– Mets-toi sur le dos. Oui… c’est bien. Ferme les yeux.
Respire lentement. Lentement… Tu es beau… nu.
La voix de mon hôtesse est particulièrement apaisante.
Je dirai même envoûtante. Comme dans un numéro
64
d’hypnose de music-hall, mes paupières sont lourdes. Je me
sens… partir. Une caresse me réveille. Oui. Me réveille.
Combien de temps me suis-je assoupi ? Les ténèbres sont
toujours là. Et la main me caresse. Elle est gantée. Noisik1.
Patricia. À peine ai-je ouvert la bouche qu’un doigt de
velours se pose sur mes lèvres. Je ne dis mot. Et consens.
Mes pensées ont du mal à se structurer. J’ai l’impression de
flotter dans une sorte d’éther, écarté seulement par cette
main qui fait des mouvements de va-et-vient autour de mon
sexe. D’aussi loin que mes souvenirs sensuels remontent,
aucune femme ne m’a jamais abordé avec autant de doigté.
Mon corps est aussi pesant et immobile que mon pénis est
dur et droit. Dire que je suis en érection est bien en dessous
de l’état charnel qui caractérise mon appendice. Comme si
toute la puissance de mon corps, une force qui m’était
inconnue, était sur le point de jaillir. Je devine plus que je ne
sens un préservatif que l’on déroule. Comme une bouche
qui lentement engouffre cette part d’homme. Une forme –
je ne sais comment qualifier ce qui est contre moi – s’empale
sur ma verge. Patricia pose ses deux mains sur ma poitrine,
m’empêchant de me relever. Mon dieu ! J’ai l’impression de
n’avoir jamais connu aucun autre corps qu’elle. Nos corps
se connaissent, se reconnaissent. Comme une fusion. Je suis
à la fois en extase et en panique. Tout ce qui est ici me
dépasse. Et je bande, bon sang. Je bande. Et j’aime ça. Cette
bête à deux dos qui geint dans un pavillon de classe
moyenne est la chose la plus extatique qui me soit jamais
arrivée. Dire que cette fille est une bombe sexuelle fait passer
Hiroshima et Nagasaki réunis pour des boîtes de confettis
de jours de l’An. Putain, c’est pas possible. Il doit y avoir un
truc avec l’alignement des planètes, la physique quantique,
le karma, ou je ne sais quoi encore… Moi qui n’ai jamais
65
connu que des filles bien foutues, avec lesquelles parfois je
n’ai même pas réussi à bander, je suis en train d’éjaculer à
répétition dans une « Plus Size » qui me regarde droit dans
les yeux. Ah, oui, c’est vrai ça. Il n’y a pas le moindre rai de
lumière, et deux pupilles bleues me fixent, montant et
descendant au rythme de mon périnée. Mes mains se posent
sur… ses hanches ? Sa taille ? Je suis en pleine catharsis avec
une fille gaulée comme le Bidendum Michelin et j’en
redemande. En la touchant, je sens littéralement un autre
corps, une femme cachée, enfouie. À l’abri des regards. Je la
veux, cette femme. Je me dégoûte d’être à ce point incapable
d’appréhender la situation et en même temps je prends mon
pied. Pire. Non, ce n’est pas possible. Pas le coup de foudre.
Pas maintenant. Mon Dieu. Tout en moi reconnait cette
femme comme si nous n’étions qu’un depuis toujours.
MAYDAY. MAYDAY. SYNTAX ERROR. Rien ne va plus
entre mes sens, mes sentiments (déjà ?!) et mon
raisonnement. Ce corps échoué sur une couette IKEA 240 x
260cm dégage plus de phéromones que dix années de
calendrier Pirelli. Merde ! Pourquoi moi ?! J’ai failli mourir
déchiqueté par une bombe il y a six, peut-être huit heures,
et un tire-coup glané sur le net me sauve la peau avant de
faire de moi le sex toy de l’année. « Nous sommes dans
l’inconcevable avec des repères éblouissants ». C’est bien le
moment de citer René Char, imbécile. Je dois être chez moi
en train de faire un cauchemar. Pire. Je suis sans doute mort
sur le quai du métro, avec une plaque en fonte « Saint Gobin
– Pont à Mousson » incrustée dans mon front, tandis que
mon torse et mes bras restent accrochés en haut de cette
saloperie d’escalator. En fait, je…
– La ferme. Laisse-toi faire.
La voix. Je ne suis pas mort. Et merde. Elle remet ça.
66
C’est géant. Je l’aime. Je l’aime. Putain, je la connais à peine
et je l’aime. Non. Ça ne peut pas être ELLE. Surtout, ne pas
tomber amoureux. Je ne sais pas ce que je fais. Je ne sais pas
comment vivre avec cet amour qui monte en moi comme
une fusée Ariane en lancement à Kourou et qui est trop
grand pour moi dans mon état actuel. Mon dieu, empêchezmoi
d’être aussi con.
67
68
Chapitre neuf
« Endurant ».
Une musique de spot TV pour grosse berline
allemande. Et un chat qu’on égorge. Un peu violent au
réveil. J’ouvre les yeux. Le jour est levé. Et la pièce n’était pas
aveugle. Elle. Mal au crâne. Trop de lumière. Même avec ce
ciel gris. Mon cerveau reptilien capte les sons qui émanent
du rez-de-chaussée. Du violon. Non, plus grave. Plus lourd.
Du violoncelle. Mélancolique et beau. Je regarde autour de
moi. Je suis bien dans une chambre, c’est déjà ça. De la taille
de mon appartement, si ce n’est plus. La propriétaire n’a pas
lésiné sur les clichés rococo, si j’en crois les murs rouges
surmontés de corniches dorées, avec des volutes en stuc aux
quatre coins. Des masques de carnaval blancs aux broderies
chamarrées. Une grande rosace florale au plafond. Lustre à
candélabres. Noisyk1 semble être en plein dans son trip
« Voir Venise et mourir ». Le lit à baldaquin est haut perché,
avec un matelas hors norme en termes d’épaisseur.
Et moi… je suis toujours dans mon « costume de
naissance », comme disent les Anglais. 8h40. Bon sang ! Je
bondis comme un possédé. Appeler ma mère. Et les centres
69
pour annuler les cours. Rien sur les chevets, ni ailleurs. Un
boxer, un T-shirt et un jean d’homme avec une ceinture ont
été disposés ostensiblement sur le fauteuil, près du dressing
qui prolonge la chambre. Je considère cette panoplie comme
la mienne. Ces vêtements sont deux tailles au-dessus de ce
que je mets, mais ça ira. Tout le monde n’a pas la chance
d’avoir une carrure de demi-nain. Le miroir du placard
m’informe des hématomes qui ont daté la soirée d’hier. Dos,
cou, tempes, poitrine, cuisses… Tu m’étonnes que j’aie
l’impression d’être passé sous une moissonneuse-batteuse.
Pas la peine de chialer, ce ne sont que des bleus. Peut-être
deux côtes fêlées. Mais rien de grave. À cette heure-ci,
certains sont entre la vie et la mort. D’autres se réveillent
avec un membre en moins. Moi, j’ai eu droit à une demidouzaine
de fellations. Je suis verni.
Je descends les marches lentement et découvre la
maison. Pas très bien rangée. Voire limite bordélique. La
maîtresse des lieux est peut-être une experte enthousiaste
dans l’intimité, mais elle n’est pas une fée du logis. La salle à
manger, que je vois depuis l’escalier, est un joyeux
capharnaüm. Sur une grande table en pin massif s’entassent
des courriers, des emballages de produits de beauté, des
partitions de musique, des coupons de réductions et une
poignée de tournevis. De vieux outils rouillés, pas de la
HiTech en aluminium pour célibattantes. De la cuisine
mitoyenne se dégage une odeur de café à réveiller un mort.
Pire. Un archiviste de la Caisse Primaire d’Assurance
Maladie. Si le goût du breuvage vaut son fumet, cette fille a
des qualités à considérer. La musique pour dépressif
chronique cesse enfin.
– Hello ! Bien dormi ?
Patricia me hèle depuis l’autre bout du salon, qui
70
traverse la maison et donne sur un jardin. Bon sang, quel
foutoir. Je dois slalomer entre deux fauteuils hors d’âge,
pousser du pied des canettes de soda Diet, et faire comme si
je n’avais pas vu les culottes de forme, texture et couleur
improbables en attente de repassage depuis plusieurs
semaines, pour parvenir jusqu’à elle. Ma première vision
diurne de ma sauveuse a quelque chose d’attirant et de
cocasse. Une paire de jambes écartées derrière un
violoncelle. Dans l’imagerie triviale sur papier glacé, le
spectacle de ce type de musiciennes avec de belles gambettes
longilignes met en route l’érectomètre. Mais quand la belle
est en taille XXL pour 1,60 mètre, mes sens s’affolent
comme une boussole dans le triangle des Bermudes. Et
merde. Je bande à nouveau. Et comme un âne afghan sous
Viagra, en plus. Noisyk1 me regarde droit dans les yeux, sa
tête blonde émergeant du manche, juste au niveau de la
volute. Le message est clair : Boucle d’or et son violoncelle
ne font qu’un. Ne sont qu’un. Au point de fusionner, diraiton.
Je me sens honteux. Non. Doublement honteux.
Honteux d’avoir aimé faire l’amour avec elle. Et d’aimer ça
au point de prier pour que cela se reproduise, alors que je
n’ai jamais imploré personne. Bref, honteux dans les deux
cas. Doublement baisé. Y’a pas à dire, je suis devenu un vrai
gentleman. Et surtout un sinistre connard incapable
d’écouter son cœur. Si quelqu’un là-haut décide un jour de
sauver mon âme, il – ou elle – aura du boulot. Bon, je ne
veux pas me dédouaner, mais j’ai survécu à un attentat, deux
cassages de figure et j’ai commencé la nuit avec un canon
comme Deborah pour la finir avec une personne comme
Patricia. Si mes propos choquent les esprits éclairés, on va
dire que je suis resté à l’âge de pierre. Et je n’ai jamais dit
que j’étais un type bien.
71
– Inutile de faire semblant, mon grand. On a baisé
comme des fous une nuit, et tu as le regard du type qui se
demande ce qu’il fiche ici. Tu ne me dois rien. Je fais ce que
j’ai envie, quand j’ai ai envie. Je suis libre.
– Sans doute plus que moi. Je suis désolé de réagir ainsi.
Je n’avais pas prévu tout ça. À ma décharge, la nuit a été un
peu remuante.
– Question sexe, j’ai pris les choses en main car si tu
avais vu le spectacle, tu aurais fuis, ou pire, tu auras menti
en prétextant une quelconque migraine. On ne me la fait
pas, à moi. Allez, viens prendre un café. Tu en as besoin.
Elle lève sa masse avec une étonnante souplesse. Je fais
de mon mieux pour ne pas regarder ses bras bouffis, ses seins
lourds et attirants Elle me plait. Une sorte de honte. J’ai honte
pour elle. J’ai honte de moi. ELLE TE PLAIT, CONNARD.
La lumière de novembre rend ses yeux gris ardoise. Ils sont
beaux. La cuisine est à l’image de la vie que je découvre :
atypique, usée, sans repères. Mélange hétéroclite de vaisselle
sale datant d’avant les vacances d’été, de boites de biscuits
éventrées et de livres allant du Club des Cinq à Kant en
passant par… le Kama Sutra. J’ai failli éclater de rire en
voyant la bible de l’art indien des galipettes à moitié éclatée, à
cheval sur une motte de beurre demi-sel. La blonde gironde
passe et repasse devant moi en chantonnant. J’aime ce
phénomène gai comme un jour ensoleillé de barbecue entre
amis. Difficile de comprendre ce qui se passe dans la caboche
de cet étrange pinson un peu trop lesté. Nous nous mettons à
table, face à face. Diantre. Son regard ne vacille pas d’un
pouce. Elle me fixe avec un sourire mince comme une cloison
japonaise en papier de riz. Une façade. Ce gros bonbon en
sucre n’est pas lisse. Son un air jovial et assuré, il y a un
maelström. Noisyk1 n’a pas toujours été heureuse, et ne l’est
72
sûrement pas. J’en mettrai ma main au feu.
– Alors, il est bon ? Je fais rarement du café, je n’en bois
pas. Mais toi, tu as une tête à en boire dix litres par jour.
– Douze. C’est la crise, je me rationne.
Elle rit. En levant le menton et basculant sa tête en
arrière, puis passe une boucle de cheveux derrière son
oreille. Si je m’y connaissais un peu plus en synergologie –
ou si j’étais moins nigaud – je comprendrais de suite le
message non-verbal.
– On remet ça quand tu veux.
– PPLLFFFTFF !
Sa remarque m’a fait avaler de travers mon p’tit noir.
Ronde et directe. Au bowling, on appelle ça un strike.
– Tu penseras ce que tu veux, mais je tiens à te dire que
tu es un amant… endurant.
– Merci du compliment. Je ne me vois pas ainsi,
pourtant.
– Mon lapin, on a fait l’amour huit fois d’affilée en
quatre heures. Alors, tiens-toi le pour dit : tu es un bon
coup. Essuie tes lèvres, tu en mets partout sur la nappe.
– C’est gentil, mais même si sexuellement on a bien
accroché toi et moi, ça ne marchera pas. Tu n’es pas mon
type de filles, et je ne suis pas un cadeau. Je suis peut-être un
amant recommandable, parfois un ami fiable mais je suis un
compagnon exécrable.
– T’ai-je demandé qu’on vive ensemble ? Je me trompe
rarement sur les hommes, je sais pourquoi ils viennent vers
moi. Maintenant, tu fais ce que tu veux, tu es un grand
garçon, et on n’est pas obligé de se revoir. C’est sûrement
mieux ainsi. Bon, sur ce, je dois aller donner des cours de
violoncelle au Conservatoire. Je ne te dépose pas, mais il y a
une station de RER à un quart d’heure d’ici. Tu n’auras qu’à
73
prendre sur ta droite en sortant, puis tout droit sur 2
kilomètres. Finis ton café, je ferme la maison dans cinq
minutes.
Pas même le temps de prendre une douche. Patricia
m’offre les vêtements, plus une paire de Converse à ma
pointure. En souvenir. Je monte prendre rapidement mes
affaires, et la rejoint sur le perron. Elle me fait un clin d’œil
et me laisse choir là comme une vieille chaussette. Le portail
s’ouvre. Je passe devant sa voiture et m’engage dans la rue.
Je me gèle, avec juste un sweat-shirt sur le dos. La Clio bleu
tourne à gauche et disparaît. Fin de la nuit la plus dingue de
mon existence. En plus, je vais devoir en dire le minimum à
mes proches. De toute manière, personne ne me croirait.
Allez, un footing rapide jusqu’au RER et dans une
heure, je suis chez moi. À l’abri des vents contraires.
74
Chapitre Dix
« On ne meurt que deux fois »
Les yeux des enfants ne mentent jamais. Enfin, tant
qu’on ne leur file pas un billet de 100. Mais pour les moins
vénaux, la remontée du Boulevard Haussmann est un
monde merveilleux dès le début décembre. Déjà quinze
jours que la nuit la plus longue de ma vie s’est terminée dans
la brume d’un matin gris. Pour l’heure, il est 18h, et les
gamins collent leur nez devant les vitrines des grands
magasins. Sous leurs yeux ébahis, des ours en peluches
sponsorisés par Chanel et Dolce & Gabanna font du ski dans
un Courchevel de pacotille. Une galerie chasse l’autre, et
d’autres morveux emmitouflés bavent devant la vitrine d’à
côté, là où les petites souris sortent de leur tanière en tenue
de dominatrice SM pour botter le cul à un raminagrobis
déguisé en banquier londonien. Autre temps, autres
mœurs… On a beau être vendredi soir, je n’ai pas la tête à
sortir ce soir. Depuis l’attentat du métro, les mesures
d’urgence (fouilles des sacs, militaires omniprésents, etc.)
gâchent un peu cette période habituellement frénétique. En
plus, il fait plutôt froid, ce soir. N’étant pas du genre à
75
développer un stress post-traumatique – phrase classique
du mec sur la corde, mais qui est dans le déni total – j’ai
repris le cours de ma morne existence. En plus morne, si
cela était possible. En fait, je m’étais préparé à une cascade
d’emmerdements, notamment avec le photographe
hollandais pour le vol de son appareil. Il n’en fut rien. Pour
l’instant, statu quo intégral. Aucune plainte déposée contre
moi. Même chose concernant Deborah. Elle n’a pas remis
les pieds en cours depuis notre virée nocturne. Disparue de
la surface du globe. Aucune de ses amies n’a pu me
renseigner durant le cours. Au moins, notre roulage de pelle
sur la péniche est resté secret. C’est déjà ça. Le pire, s’il en
est, est ailleurs. Pas de nouvelles de la jouissive callipyge. A
priori, c’est une bonne nouvelle. Surtout que j’ai tout fait
pour ne pas en avoir. Je ne me suis pas connecté sur Seeniq
depuis notre mémorable partie de jambes en l’air.
Franchement, bouffer de tarte de poils au saindoux en
format familial, ce n’est pas mon truc. Mais… Et merde. Je
me mens. J’ai aimé son café, à la baleine. Vraiment.
Une jolie rousse à cheveux courts, sanglée dans une
redingote marine me fait un sourire, à côté d’un mini
brasero de l’Armée du Salut. Le brasero n’est même pas le
bon vieux modèle d’antan, avec les flammèches qui
crépitent et la suie qui colle aux mains. On a droit à un bloc
de plastique noir avec des lampes à LED, fabriqué par des
gamins de dix ans aux yeux bridés. Et on s’étonne de
l’augmentation de suicides entre Noël et le Jour de l’An…
BIP-BIP. Tiens, ça faisait longtemps. Un message vocal
via… Seeniq. Allons bon. Noisyk1. Patricia. Je branche mon
casque pour mieux entendre ce qu’elle a à me dire.
« Happy Birthday to you… Happy Birthday to you…
Happy Birthday Mister Endurant… ».
76
Merde de merde de merde. Elle imite à la perfection
Marylin Monroe chantant pour l’anniversaire de Kennedy.
La musicienne termine son coup d’éclat en murmurant
d’une voix aguicheuse son numéro de téléphone. Et à votre
avis, il va faire quoi, votre humble serviteur ? Ben oui. Il est
poli. Ou bien dressé. Ou très, très con. Il appelle.
– Patricia ? C’est moi. Je suis content d’avoir de tes
nouvelles.
– Menteur.
– Non. Et merci, c’est sympa d’avoir pensé à mon
anniversaire. Surprenant, mais pas désagréable… –
Reformule.
– Pardon ?
– Reformule. Ta phrase.
– Euh… Moi pas comprendre.
Elle est en train de me dresser comme un chien. Il ne
lui manque plus que la boîte de biscuits en forme d’os riches
en calcium et le collier étrangleur. Et encore, j’ai des doutes
pour le collier.
– Il faut que tu apprennes à vivre positivement. Cesse
de dire « ce n’est pas désagréable » quand ton cœur crève de
dire « j’aime ». Tu vivras mieux et tu auras une bien
meilleure estime de toi.
– Tu as sans doute raison, mais je n’ai pas l’habitude.
Bon, si tu sors de ta réserve au bout de deux semaines, ce
n’est pas par hasard, je présume ?
– Bon, on va faire court. Trois questions. Tu dis oui ou
non sans réfléchir.
– Vas-y, je t’écoute…
– Question 1 : As-tu aimé faire l’amour avec moi ?
– …
– J’ai dit oui ou non.
77
– Oui.
– Question 2 : En quinze jours, as-tu pensé à moi avec
l’envie de remettre ça ?
– Oui, mais…
– Pas de « Mais. ». Question 3 : Au moment où nous
parlons, là, est-ce que tu bandes ?
– Euh…
– Bonne réponse, Rocco Siffredi. Tu sais où j’habite.
Viens chez moi dans une heure. Tache de venir habillé, pour
une fois !
Toujours ce même rire cristallin. Elle m’énerve. Et pour
qui se prend-elle, avec ses questions imbéciles ?! Bon, en
même temps, comme dit le proverbe camerounais : « C’est
pour la nuit, pas pour la vie ». Et je n’ai rien de prévu pour
ce soir. Faut-il que l’ennui me suive pas à pas pour que j’en
sois réduit à me farcir un Top Model de chez Olida. Avec
100 % de matière grasse. Et le double de matière grise.
Quand j’avais de l’argent, je ne me posais pas la question de
me taper ou non une mince. J’étais un royal connard, à cette
époque. C’était cool. La pauvreté fait des ravages en France.
Cette réflexion sur la déprime économique dans
laquelle se morfond mon pénis me fait donc retourner sur
le lieu du crime. Dans le genre « Fontaine, je ne boirai pas
de ton eau… », je me parjure tellement que je vais finir à la
tête d’un centre de cure thermale à Vichy. Ou noyé dans une
barrique de lipides. La belle n’ayant pas l’intention de venir
me chercher, me voici de retour dans les entrailles de Paris.
Étrangement, l’attentat auquel j’ai assisté ne m’a pas affecté.
J’ai certes ressenti une forme d’empathie pour les victimes.
De la colère, sinon de la haine à l’encontre de ces fanatiques
irresponsables et de leur idéologie ringarde et calibrée, aussi.
Mais rien en ce qui me concerne. Pas de peur. Je suis
78
retourné prendre le métro quelques heures après, sans
même y penser. Les évènements de cette fameuse nuit ont
eu un effet anesthésiant. Voire euphorisant. Mon corps et
mon cerveau se sont consumés d’adrénaline durant
quelques heures. Puis plus rien. J’ai été moralement et
physiquement à la ramasse durant trois jours. Et la routine
s’est substituée à l’angoisse. Dans les couloirs, les passants
passent. La bonne humeur trépasse. Les transports en
commun franciliens, guerre ou pas, continuent de véhiculer
ce bouillon de culture qui sent l’urine et la résignation.
L’odeur de ma peau dans vingt, trente ans tout au plus. Une
fois descendu à la station, j’hésite. Sur le chemin. Sur le fait
de devoir aller chez Noisyk1 ou non. Baiser une fois une
femme qui ne vous plait pas, c’est une erreur de casting.
Baiser deux fois avec cette même femme, c’est une erreur de
jugement. Baiser trois fois, c’est admettre que l’on s’est
menti à soi-même lors des deux premières. Le hic, c’est que
mon cerveau supérieur pense non, alors que mon cerveau
inférieur a déjà dit oui. Preuve qu’on ne peut pas être à la
fois juge et parties… J’arrive à l’angle de la rue où habite
Patricia, dont j’ignore le nom de famille. Zut. J’ai oublié le
numéro de sa maison. Et tous les pavillons de banlieue se
confondent. BIP-BIP. Nouveau message. Patricia. À croire
qu’elle m’a posé une puce GPS pour me localiser. « C’est au
22. Inutile de sonner au portail, je t’ouvrirai. Tu trouveras
accroché à ma porte d’entrée ce qu’il faut pour te mettre à
l’aise ; -) ». Un émoticône. Ce que nos amis yankees
appellent un smiley. Raccourci commun de cette funeste
époque où des dessins remplacent le verbe. Comme les
hiéroglyphes de la haute antiquité égyptienne, mais sans le
génie qui a érigé les pyramides. Je me contenterai pour ma
part d’un sourire de sphinx. 22. Sans flic, ni Fernand
79
Raynaud. Je n’ai qu’à nier Asnières. Le portail s’active.
Sésame, Ouvre-toi. Je sais que mon imprévisible amante est
dans la place, mais je ne vois aucune lueur à l’intérieur.
J’avance vers le perron. Un spot s’allume au-dessus de la
porte d’entrée. Accroché à la poignée, un petit sac en velours
pourpre. Une enveloppe au format carte de visite y a été
épinglée avec précaution. BIP-BIP. Nouveau SMS.
« Ouvre l’enveloppe. Fais ce qui est inscrit sur la carte.
N’oublie pas d’éteindre ton portable ».
Je m’exécute, en commençant par l’extinction de mon
emmerdophone. Plus de fil à la patte. Ni de secours en cas
de problème avec SuperFat. Ce n’est pas le moment de virer
paranoïaque. Si la donzelle avait voulu me transformer en
mou pour le chat ou me séquestrer, elle l’aurait fait quand
elle en avait l’occasion. Or, elle n’a rien fait pour me retenir.
Ce qui est la première raison qui m’a poussé à revenir. Bon,
trêve de rêveries. Voyons la carte. Bristol de qualité. Belle
couleur ivoire mat. On sent la sensibilité d’une artiste.
Contenu explicite. « Ouvre tous tes boutons de chemise et
de pantalon. Défais ta montre et mets-la dans une poche.
Enfile (complètement) la cagoule qui est dans la sacoche et
passe les menottes, derrière ton dos. Bien serrées. NE
TRICHE PAS. ». Oulaaaa. La vache laitière veut la jouer SM.
Elle prend vite les habitudes. Il va falloir remédier à cela dès
que possible. Bon, voyons le côté positif des choses. Si je suis
les consignes, je ne verrai pas sa ventripotence et mes mains
ne regretteront pas de ne pas être coincées sous les plis de sa
peau. Bref, que de avantages. Enfin, je crois. Me voilà donc
une trente secondes plus tard dépenaillé, en train de
regarder, un brin dubitatif, ladite cagoule. Pour les noninitiés
des séances au Donjon (dont je fais partie), cet attirail
ne laisse pas indifférent. N’ayant pas basculé du côté obscur
80
de la fesse, ce masque intégral me fait rire un peu jaune. La
cagoule, en simili-cuir noir, doit être un modèle pour
amateurs éclairés. Un comble, si l’on tient compte des
caches matelassés sur les yeux qui rendent complètement
aveugle. Des lacets et des sangles complexes servent à
bloquer le cou, la nuque et le haut de la tête, dans l’axe des
yeux. Deux trous sous les narines permettent de respirer. Je
note bien deux pressions de part et d’autre de la bouche,
dont l’orifice rond est cerclé d’acier. C’est un peu idiot, mais
bon. Les menottes sont elles aussi de belle facture, plus
lourde que je ne le pensais. Je me demande si ce sont de vrais
exemplaires de Police. Bon. J’attache mon poignet droit.
J’enfile la cagoule. Lacets et sangles. Poignet gauche. Clic. Je
suis fait comme un rat. Bruit de serrure. La porte s’ouvre.
Quelqu’un devant moi m’attire vers l’intérieur. La porte se
referme. Patricia passe derrière moi. Serre davantage mes
poignets. Resserre énergiquement les lacets et… met des
cadenas sur les trois sangles de la cagoule. Elle repasse
devant moi. D’un coup, un objet en plastique
caoutchouteux vient taper dans mes dents. J’ouvre
machinalement la bouche. Mauvaise idée. Si ma langue
m’informe convenablement, je suis l’heureux gagnant d’un
bâillon en forme de… pénis. Bien bloqué par les pressions
extérieures. Là, au moins, j’ai appris quelque chose. Je serais
volontiers resté dans l’ignorance. J’aurais eu l’air moins
crétin que maintenant.
– Bonsoir, vous.
La voix… La voix ! Ce n’est pas celle de Noisyk1 ! J’ai
beau me débattre, rien n’y fait, les menottes font leur job. Et
vu ma tenue, je n’irai pas loin de toute manière. Ce n’est pas
le moment de paniquer, mon lapin. Bon, je me calme. Une
main gantée vient se poser sur mon torse. Me caresse. Je
81
crois reconnaître le toucher de Patricia, mais je ne suis plus
sûr de rien.
– Ne résiste pas. Ne bouge pas. Il ne t’arrivera rien de
mal. Au contraire.
Aucun doute, c’est une autre voix de femme. Bravo. Me
voici en pleine de soumission avec deux maîtresses Domina
qui déchargent sur moi leurs fantasmes de chef comptable à
la Sécurité Sociale. Si je pouvais mettre la main sur le
pignouf à plumes qui a écrit « Fifty shades of Grey ». Il peut
se les mettre où je pense, ses nuances. À cause de ce crétin,
les ménagères ont remplacé les réunions Tupperware du
mercredi par du zizi panpan avec cravache et contrition. Et
c’est censé être du « sexe sûr », ça ?!
– Je vais te mettre des moufles, puis je retirerai les
menottes. Tu seras plus à l’aise.
– MMMPPpFFFpHHhMMmmm !
– Inutile, je ne comprends rien. Détends-toi, le jeu ne
fait que commencer.
Bravo, mon grand. Tu es le gagnant du jour. J’ai passé
l’âge de ces conneries. En plus, si ça ne m’a pas tenté avant,
je ne vois pas pourquoi ça m’amuserait ce soir. Mon cerveau
rationnel me sort sa litanie de « Je t’avais bien dit de ne pas
t’inscrire sur un site de rencontres de plan cul ». Je me
désabonne dès que je sors de cette piaule. Et là, mon cerveau
reptilien commence, lui, à me tenir un autre discours…
Seigneur, que faut-il faire pour qu’on me laisse juste un peu
tranquille et serein, de temps à autre ?
Bon, la dame – en espérant que s’en soit une – vient
d’enfourner mes mimines dans des sortes de bourses
matelassées, soigneusement cadenassées à leur tour audessus
de mes poignets. Aucune hésitation. À croire qu’elle
a fait ça toute sa vie.
82
– Alors, tu aimes ?
La voix est toujours la même. Pas de Patricia audible. Je
commence à baliser. Méchamment. Ma nouvelle amie (?)
me tient par derrière et me pousse vers ce que je suppose
être le salon que j’ai visité l’autre matin. J’ignore où nous
sommes, mais elle me plaque dos au mur et attache mes
mains écartées au-dessus de mes épaules à des
mousquetons. Je reconnais le clic caractéristique. Mes
jambes ont droit au même traitement. Allez-y
mesdemoiselles, c’est open bar ! Putain quel con je suis… La
main, ou plutôt les mains, puisque j’en sens deux, me
caresse l’entrejambe. Évidemment, ça ne fait ni une, ni
deux : Jean-Vincent se met au garde-à-vous. Ah, oui, j’ai
oublié de préciser que mon pénis porte un prénom. Après
tout, certaines ont bien une chatte qui surnommée Hello
Kitty ou Saint-Macloud, je ne vous pas pourquoi mon
sceptre n’aurait pas le droit d’être baptisé. Il le mérite bien,
au regard des bons et loyaux services rendus sur le dernier
quart de siècle. Pourquoi Jean-Vincent ? Parce qu’il est
souvent bien placé et toujours vert. Comprendra qui pourra.
Bref, dans cette obscurité et cet inconfort moral qui sont
miens, j’ai une érection de pendu. À croire que mon cerveau
inférieur apprécie le stress. C’est nouveau, ça. La zone de
réflexion qui fait l’objet de mon élévation est maintenant…
encerclée. Par une bouche, me semble-t-il. Je confirme, ce
n’est pas par une cafetière Nespresso. C’est chaud. Et
humide. Wouarch. J’ignore qui est cette femme, mais ce
n’est pas une novice en la matière. Elle a dû en prononcer,
des prénoms comme le mien ! Surtout, ne pas jouir. Surtout,
ne pas jouir. SURTOUT, NE PAS JOUIR… Trop tard. Ma
camarade de jeu (je n’ose la conjuguer autrement qu’au
féminin singulier) est particulièrement goulue. J’arrive à
83
entendre le bruit de sa déglutition. Elle s’en donne à cœur
joie, la bougresse ! Je suis parti en un temps record. Je ne l’ai
même pas vu venir. Euh… Vu la cagoule, on va éviter les
allusions idiotes, ça changera.
La mystérieuse main, sans dire un traître mot cette fois,
vient maintenant nettoyer Jean-Vincent avec un gant de
toilette. Je me fais violer par la nymphomane inconnue,
mais au moins, elle est propre. Tous les espoirs sont permis.
J’ai beau tenter une nouvelle percée à l’oral, mon copain le
godemiché ne me laisse pas en placer une. Si je m’en sors, je
me documenterai sur Google à propos de ces charmants
ustensiles sado-masochistes. Histoire de ne pas mourir
idiot. Et de prendre ma revanche dès que possible. Je suis un
mâle, merde ! Ma partenaire anonyme doit avoir un grand
besoin d’amour ce soir. Son petit cœur ou sa libido a
manifestement envie d’un gros câlin avec le meilleur de
moi-même. Son nouveau mouvement le laisse à croire. La
voici qui prend à nouveau mon sexe pour une manette de
baby-foot. Avec un gel chauffant. Ah, ben oui, sinon, c’est
moins drôle. Rebelote. Penis Erectus Maximus. La chaleur
et une odeur de camphre donnent une volonté d’airain à
mes tissus spongieux. Grâce leur soit rendue. Ah. La main
me met un… préservatif. Et S’empale lentement sur moi. Vu
la masse qui s’appuie progressivement sur mon bas-ventre,
je suppose que mon hôtesse – par pudeur, sans doute – me
tourne le dos. Surtout, ne pas citer Confucius. Non. Non.
Bon tant pis. « Quand la rivière est rouge, emprunte l’étroit
chemin boueux ». Fallait pas m’inviter. Je vous avais
prévenu. Après un temps incommensurable de va-et-vient,
je décharge à nouveau mon ire et mon courroux dans l’objet
de cette discussion qui n’est pas sans fondement. J’ai
l’impression d’y avoir laissé 5 litres de super.
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Techniquement parlant, j’ignore comment on classe
une sodomie active quand on n’est pas décisionnaire des
faits, mais celle-ci restera dans les annales. Madame se retire
dans ses quartiers. Ouf. On devrait pouvoir respirer un peu,
JeanVincent et moi.
Des pas qui montent dans l’escalier. Et reviennent,
quelques minutes plus tard. Ma partenaire revient vers moi.
Je sens les mains secouer ma tête et retirer un à un les
cadenas de la cagoule. Et le bâillon gode. J’en avais la
mâchoire endolorie. Un coup sec, et… Fiat Lux ! (« Que la
lumière soit », pour ceux qui ont séché les cours de latin ou
sont allés au catéchisme sans se faire peloter par un gentil
monsieur en soutane qui aimait vous montrer ses boîtes de
cachous.)
Je cligne des yeux. Je me sens comme un lapin
myxomatosé.
– Alors, ça t’as plu, mes surprises ?
Patricia est devant moi. Hilare. Je vais la tuer.
– Mais bon sang, c’est quoi ce bordel ? T’es malade ou
quoi ? Et c’est qui l’autre ?! Détache-moi tout de suite !
– Promets-moi d’abord de te calmer et de ne pas te
mettre en colère contre moi… – Je m’en cogne, détachemoi
!
– Non.
– Détache-moi.
– Non.
– S’il te plaît.
– Tu vois, quand tu veux…
Deux minutes et quelques cadenas plus tard, je suis en
train de me rhabiller. Patricia me regarde, ou plutôt me
contemple. Cette femme pose sur moi un regard d’esthète.
Comme le font ces passionnés d’un artiste qui viennent au
85
Louvre chaque jour que Dieu fait pour admirer une pièce
précise, en ignorant tous les autres chefs-d’œuvre alentours.
C’est étrange. A-t-on déjà posé le regard sur moi de la sorte ?
Je ne m’en souviens pas.
J’ai beau regarder autour de nous et écouter le moindre
bruit dans la maison, je ne perçois que nos deux présences.
– Bon, je ne vais pas m’énerver, mais dis-moi, c’était
qui, l’autre femme ? Et pourquoi ?
– Tu ne devines pas ?
– Non.
– Tu n’as pas aimé ?
– Réponds à ma question.
– Bon, OK. Je réponds dans l’ordre inverse de ta
question. Ce coup avec deux femmes, c’était parce que j’en
avais envie et que je voulais voir comment tu réagirais, petit
coquin.
– Qui était l’autre ?
– Sony.
– Pardon ?
Patricia me refait le coup de son sourire de Joconde.
Elle se lève et va jusqu’à la table basse en verre du salon. Elle
me tourne le dos, je ne vois pas ce qu’elle prend. La masse
blonde pose un dictaphone numérique sur la table. Elle
presse le bouton Play. La voix de cette soirée sort du hautparleur
« Alors, tu as aimé ?… Alors, tu as aimé ?… Alors,
tu as… ».
– Je voulais juste te faire une blague. Ce sont des
phrases que j’ai enregistré dans un soap américain pour
ménagère de moins de cinquante ans ! Si tu voyais ta tête !
Je vais la tuer. Plus tard. Là, j’ai trop envie de lui rouler
une pelle, à cette conne désirable. Une petite lueur s’allume
dans ma tête. Plus tard, quand j’aurai grandi, je comprendrai
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ce qu’est cette ampoule instable, cette flamme qui vacille.
Pour l’instant, ce que mon cerveau, mon cœur et mon corps
assimilent ne sont que des bribes d’informations, des
brouillons aux contours flous et maladroits. Je m’assois sans
y penser à la même place que la dernière fois. Même joueur,
même table. Le Bulgom à damiers qui en couvre le plateau
fait remonter à la surface la scène mythique de la partie
d’échecs entre Steve McQueen et Faye Dunaway dans
« L’Affaire Thomas Crown ». J’y vois une romance entre
deux esprits retords. Erreur de jugement. Je viens seulement
d’entrer en huitième de finale. Je ne le sais pas.
Noisyk1 est une masse lumineuse. Un soleil dont le
poids détraque la balance. Et dont le volume masque la lune
et les ténèbres. Elle me regarde. Les mêmes tics que la
dernière fois. Je sens des mots en suspens. Son regard est un
peu plus fuyant que lors de notre première discussion. Ma
colère est contenue comme la croupe de J-LO dans un
legging en Spandex. Personne ne sait quand ça va craquer.
Bon sang, ce qu’elle me plait.
– Bon, tu dois être furieux contre moi.
– Tu es perspicace.
– Écoute, je… j’ai compris de suite qu’entre toi et moi,
il se passait quelque chose. C’est électrique, chimique, je ne
sais pas. Mais c’est. Je suis aussi lucide. Je sais que mon corps
te met mal à l’aise. J’ai pensé que jouer ce genre de jeux
t’aiderait à te sentir mieux avec mon corps. Moi, j’aime le
tien. Et je sais que ton corps aime le mien aussi. Mais cela ne
suffit pas pour une relation.
Je crève de lui dire que moi aussi, j’adore son corps. Et
que j’aime la regarder droit dans les yeux, y compris et
surtout dans l’intimité. Ces mots-là ne parviennent pas à
sortir de ma bouche. Ils restent bloqués dans mon cœur.
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Mon cerveau prend le relais et me fait prononcer des paroles
en mode « Pilotage automatique ».
– Je te signale que SEENIQ n’est pas fait pour trouver
un partenaire stable.
CONNARD. DIS-LUI QUE TU TE NOIES DANS SES
YEUX. DIS-LE LUI. DIS-LUI QU’ELLE T’A PLU DE
SUITE DANS LA VOITURE SUR LE PONT, ABRUTI !
– Je sais. Mais tu sais très bien de quoi je parle. Tu es
sensible. Tu vas le nier, alors ne dis rien. Considère que faire
l’amour ensemble toi et moi va être une forme de thérapie.
Cela te va ?
– Développe.
– Je ne sais pas ce que tu cherches, mais ce n’est pas du
sexe. C’est une évidence.
– Continue. Tu ne me dis pas tout…
MAIS CESSE DE JOUER AU PSEUDO-CYNIQUE,
IMBECILE !
– Tu sais, je n’ai pas toujours été… enfin… comme ça.
J’ai été violée, il y a dix ans, après un concert. L’homme me
plaisait, mais il n’a pas voulu m’écouter quand je lui ai dit
stop. Je n’en avais parlé à personne. Je ne sais pas pourquoi
je t’en parle aujourd’hui, du reste. Puis je suis sorti avec un
autre musicien. Qui a été un tyran avec moi. Je l’ai quitté
une semaine avant notre mariage. Il me trompait avec un
homme. J’ai eu du mal à vivre avec lui, et encore plus de mal
à remonter la pente après l’avoir viré de ma vie. Durant tout
ce temps, j’ai compensé. Beaucoup. Trop.
– Je peux comprendre. Mais tu peux aussi comprendre
que c’est difficile pour moi aussi. À vrai dire, je n’avais
jamais pensé, et encore moins eu envie de faire l’amour
avec… une fille comme toi. Et je ne suis pas sûr de pouvoir
le refaire.
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QUEL CON ! MAIS QUEL CON ! TU EN CREVES
D’ENVIE !
– Au fond de toi, tu en meurs d’envie. Je le sais. Et tu es
un super coup au pieu, en plus !
– Va au bout de ta pensée.
– Je te fais une proposition. Entre nous, ça restera
purement sexuel. On se voit uniquement pour la baise, sans
engagement, en attendant que l’un ou l’autre trouve
quelqu’un qui lui plaise. Tu n’auras même pas besoin de me
voir si c’est trop pénible pour toi. Et puis, tu sais, j’ai des
gadgets sympas, qu’on pourrait utiliser ensemble. Allez, dismoi…
Tu n’as rien à craindre, je ne m’attache pas.
– Mais toi, tu veux bien m’attacher, par contre…
Elle me refait le coup du rire invincible. Merde. Je
marche à fond. Stupido. Je viens de signer un pacte avec le
diable, en étant confiant. Je n’ai plus d’âme à vendre.
Noisyk1 vient de faire un marché de dupe. Enfin, j’espère.
Sinon, j’ai pris perpète. Quoi qu’il en soit, je signe. Les yeux
fermés. Deux fois plutôt qu’une.
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Chapitre Onze
« Molly & Friends »
– Monsieur ! Monsieur ! Je sais : c’est le sommeil de
Rio ! Cette petite Barbara est mignonne comme un cœur.
Bonne éducation, bon esprit. Ne gentille gamine, qui rêve
d’être chef de produit chez L’Oréal et d’aller installer des
pompes à eau en Somalie. Je vais y aller mollo. Histoire de
ne pas la faire pleurer en cinq secondes. À vaincre sans péril,
on triomphe sans gloire…
– Barbara, on parle de développement durable, tu sais,
ce que l’on espère pour ton avenir. Tu es sûre que c’est le
« sommeil » de Rio ?
– Ben oui : un sommeil, c’est comme un colosse, y’a des
gens qui se réunissent !
– Colloque, pas colosse. Comme disait la Vénus de
Milo : « Les bras m’en tombent… »
La vie de prof a son lot de perles. Si je collectionnais à
chaque cours des pièces aussi belles que celle que je viens
d’entendre, Jackie Kennedy aurai porté un collier de 258
rangs. La cloche sonne. Dix minutes de pause. Il me faut un
café. Je reviens deux minutes plus tard devant ma classe avec
91
mon gobelet en carton. Belle rousse se tient venant moi. À
la fois altière et humble. Presque un mois d’absence. On
dirait le retour de Pomponnette dans « La femme du
Boulanger ». Je ne ferai aucune allusion à la moindre miche.
Pas envie de me mettre à nouveau dans le pétrin. Bon, O.K.
Demain, j’arrête.
– Bonjour. Je suis revenue…
– Je vois. Motif de cette absence ?
– C’est compliqué…
– En clair, avant que l’on rentre en classe ?
– J’ai participé à une émission de téléréalité, type
« Bachelor ». Tournage dans un lieu secret. Ça s’est mal
passé pour moi. J’ai été lamentable. La diffusion aura lieu
dans quelques jours…
– Allons, bon, il manquait plus que ça. Vous auriez au
moins pu me donner des nouvelles. Notre escapade
nocturne a eu un goût d’inachevé, jeune fille… – Je sais.
Pardon. Je regrette.
– L’heure n’est pas aux regrets, mais aux effets du
réchauffement climatique sur l’économie internationale. Et
vous avez des cours à rattraper.
Elle a beau être une sale gosse gâtée et capricieuse, je
suis heureux de revoir Debrah. Un brin soulagé aussi.
L’horizon s’éclaircit. Une part de moi attend Noël. Je n’ai
pas vu le reste de l’après-midi filer. Debrah n’est pas partie
la dernière, pour une fois. J’en suis presque frustré. Au
moins, cela simplifie les rapports.
Même métro, mêmes rues, même immeuble. Même
mug de café que je me remplis une fois rentré dans mon
appartement. J’ai profité de ces quelques semaines – et de la
générosité inopinée de ma mère après la nuit de l’attentat –
pour aménager un peu mon appartement. Cela n’a pas
92
poussé les murs, mais ma garçonnière a meilleure allure
avec un tapis neuf, une table basse façon design scandinave
et quelques cadres. Il faudra qu’un jour je songe à encadrer
mes propres photos.
Une semaine sans que Noisyk1 se manifeste. En dépit
du bon souvenir que j’ai d’elle et des promesses faciles d’une
relation SM light entre adultes consentant, mon cerveau
reste sur la défensive. Penser à cette fille commence à me
faire un effet indésirable. Maux de tête. Allez comprendre
pourquoi. Le côté « Chérie, pas ce soir, j’ai la migraine »,
peut-être ?…
Bip Bip.
Juste quand mon esprit commence à divaguer. SMS de
ma télégénique étudiante. Qui va probablement s’épandre
sur ses déboires de prétendante répudiée dans l’émission
« Un Prince plus que charmant ». Ben oui, ma grande. Tu t’es
pris un grand vent dans ton joli minois. Il ne fallait pas
embrasser avec la langue devant les caméras. Des fois, ça
laisse des traces, le rouge à lèvres. En langage de blogueuse de
mode, on dirait que tu as fait une « gloss’ière erreur ».
Mauvais karma. Faudra rejouer ou passer un tour. Bon,
voyons ce que veut la donzelle. « Désolé pour le plan foireux
du mois dernier. Je n’avais pas prévu que ça se passerait
comme ça. J’ai été nulle. Mais si vous voulez toujours me voir,
c’est O.K. Moi, je veux. Répondez si vous aussi. Si toi aussi. »
Le retour de la revanche de la mission du
vouvoiementtutoiement. Bon, restons zen. Posons le pour
et le contre avant de répondre. Commençant par ce qui va
contre le fait de sortir avec une étudiante. C’est vite fait.
Trop jeune. Immature. Potentiel de salope. Risque de me
faire virer. Risque qu’elle me fasse du chantage. Choix
multiple, du reste : notes, réputation, gosse. J’ai au moins un
93
atout dans ma manche : pas marié, et aucun enfant, donc
risque zéro qu’elle fiche en l’air ma vie personnelle. Passons
au pour. Elle est foutrement canon. Et jeune. Et pas grosse.
Et gaie comme un pinson. Potentiel de salope – je l’ai déjà
dit, ça, déjà, non ? – Elle ne veut pas de gosse à son âge. Et
puis, le préservatif, ce n’est pas pour les chiens. Pour les
chiennes… No comment. Elle me pousse à sortir. De ma
coquille. De ma vie. Je n’ai pas eu autant d’adrénaline que
lorsque j’ai fait le coup de poing avec le gros porc hollandais.
Résultat des comptes débit/crédit. Bilan : équilibré. Je
reprends la main. « On peut se revoir. Mais on ne joue pas.
O.K ? » Il m’a bien fallu attendre deux mugs de Ricola avant
que la rouquine à intelligence mammaire manifeste ne
valide ma proposition. Puisque nous sommes vendredi soir
et que Paris est en théorie suffisamment grand pour y être
anonyme, nous convenons de nous retrouver au Café de la
Paix, Place de l’Opéra. Ambiance Belle Epoque, rideaux
bordeaux et boiseries, serveurs aimables comme seuls les
Parisiens savent l’être… On moins, pas de rappeurs ni de
paparazzis. L’affaire est entendue.
Me voilà donc à 18h30 devant le Café. Debrah est déjà
dans la place. Pensive devant une théière fumante en
porcelaine blanche. Je n’avais pas remarqué que sa masse de
cheveux, épaisse et légèrement frisée, lui donnait un peu
l’allure de Nana, version Véronique Genest, dans une série
française des années 80. Nana. Debrah. Étudiante.
Courtisane. La citation d’Emile Zola sur le personnage de
Guy de Maupassant revient à la surface : « Une mouche
dorée qui s’envole de l’ordure pour empoisonner les
hommes rien qu’à se poser sur eux ». Fine ou venimeuse,
elle est jolie, la mouche. Étrange génération que celle de ces
filles qui pourraient être les miennes et ne sait pas encore si
94
elles doivent rester fraîches et intègres ou se dévoyer au
matérialisme avec leur charme juvénile et leurs sacs à 5000
euros. J’ai un peu froid. J’ai besoin de chaleur. Une
silhouette longiligne en tablier noir et gants blancs m’ouvre
la porte avec un sourire fatigué. Je lui rends un sourire
idoine. Lui aussi a eu sa journée dans les pattes, après tout.
Adossée à une confortable banquette, Deb ne me voit
pas venir à elle. Non pas que j’ai envie de la surprendre, mais
les quelques secondes qui me séparent d’elle m’offrent
plusieurs modes de reprise de contact. J’opte pour l’homme
pressé qui se pose. Cela élimine la gêne de ces lèvres qui ne
savent pas où se poser. Atterrissage sur la bouche ? Cavalier
ou mort de faim. Sur la joue ? Amical et détaché. Je n’ai
aucune envie de me jeter de moi-même dans la « friend
zone ». Surtout pas avec une gamine. Je m’assois tout de go
et la fixe droit dans les yeux. Elle sursaute un peu, puis me
sourit. Je commande moi aussi un thé fruits rouges en levant
le bras vers le serveur. Ce qui a pour effet de stopper net
Debrah dans son élan pour tendre son visage vers moi. Bon,
le problème numéro un est réglé. Voyons la suite des
réjouissances. Comme aux échecs, les blancs jouent le
premier coup. Je me lance.
– Bon, Debrah, puisque nous sommes ici pour faire le
point, si tu m’en disais un peu plus sur toi. Notre soirée sur
la péniche a été un beau fiasco, et nous n’avons même pas
eu le temps de parler. Et s’il te plait, pas de vouvoiement. On
ne joue plus.
– OK, je te dois quelques explications. Mais tu risques
de ne pas aimer. Surtout que j’ai des trucs pour toi ensuite…
– Vas-y, je t’écoute.
– Tu connais des magazines comme PFP (People From
Paris), NoSeecret ? Les sites Povedarsh.com et Voigtlanders ?
95
Ces titres appartiennent au groupe EEA.
– Oui, je vois plus ou moins. Quel rapport avec toi ?
– EEA appartient à mon père. Et je travaille pour lui en
marge de mes études.
– Ah, ok ! Je comprends mieux le coup avec la
chanteuse et les paparazzis. Tu les connais bien ?
– J’ai grandi dans ce milieu de la presse tabloïde, avec
les photographes, les stars, ceux qui font la mode, les
potins… Pour moi, c’est comme quand on est boucher de
père en fils, ou enfant de musiciens. On fait « comme Papa »
et rien ne nous étonne.
– Sur la péniche, l’un des gars m’a dit que tu avais eu
une liaison avec Kloppf. C’est vrai ?
– Je suis sorti quelques semaines avec lui il y a deux ans,
mais il n’est pas mon genre. Trop bourrin. Un peu con,
aussi. Mais c’est un super photographe. Il sait dénicher les
scoops. Mon père le paie bien.
– Au fait, tu peux m’expliquer pourquoi Il n’a pas porté
plainte contre moi ? Je lui ai quand même piqué son appareil.
– L’appareil ne valait plus grand-chose, en fait. Jesse
l’avait déjà déclaré volé il y a six mois pour toucher du fric
de l’assurance. Il ne pouvait pas refaire le même coup. Et
puis, mon père lui a dit de s’écraser et de te ficher la paix.
– Ton père est au courant de la soirée ?
– Mon père est au courant de tout. C’est son fric, après
tout. Bon, on bouge ? j’ai envie d’aller au Habanera. Allez,
bouge, le vieux !
– Petite conne. Petit cul.
– Je sais.
Mon thé n’a même pas eu le temps de refroidir. J’en bois
une gorgée avant de me lever. Et me brûle le palais, sinon,
c’est moins fun. La rouquine ne m’attend même pas et sort
96
sans un coup d’œil derrière elle. Et moi, avec mes deux fois
vingt ans bien tapés, je la suis comme un toutou. Je me sens
comme un vieux chihuahua fébrile qui court la queue en l’air
pour se faire une grande femelle lévrier afghan. La crise de la
quarantaine revue et corrigée par « Nos amis les bêtes ». Pas
sûr que je me bonifie avec l’âge. Elle est belle, cette petite
garce. Et elle le sait. Deux clopes et cinq minutes de marche
plus tard, nous voici devant le Habanera. Un de ces restos
bars-boîtes thématiques lancés par des entrepreneurs bobos
au début des années 2000. Le concept du lieu est simple :
Vous prenez un public de petits branleurs sortis d’écoles de
commerce avec des costumes Zara en polyester de synthèse
véritable. Vous ajoutez quelques gamines demi-putes mal
fardées qui ne tiennent pas l’alcool, de la musique électrocubaine
mixée par un DJ sino-américano-suédois au look de
surfer qui fait ses playlists avec des moufles et vous vendez à
tour de bras des téquilas citron de 3 centilitres à 20 euros le
verre. Le tout dans un décor kitsch de Malecon et de Chan
Lipo de carton-pâte à faire gerber Hemingway. Effet garanti.
Gueule de bois, pelotage soft et compte en banque à plat en
deux heures maxi. J’adore le capitalisme. Hasta siempre,
commandante !
L’endroit est bondé. Mais je ne m’inquiète pas. La fille à
papa va battre des cils et le génie de la lampe va nous trouver
une table. Une jeune femme brune en uniforme – T-Shirt noir
moulant aux armoiries de la maison, jean usé jusqu’à la corde
et oreillette – vient au-devant de Debrah. À part la couleur de
cheveux, elles pourraient être sœurs. Trois mots échangés,
deux tapotements de stylet sur une tablette et elle nous envoie
sur la mezzanine. L’ambiance y est heureusement moins
bruyante qu’au rez-de-chaussée. La décoration est un poil plus
qualitative, également. Une banquette et de grands fauteuils
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clubs en cuir vieilli artificiellement, avec une lumière de salle
de jeu clandestine rendent l’aire plus cosy. Je ne vais pas m’en
plaindre. Sans doute échaudé par notre précédente soirée, je
jette un coup d’œil circulaire. A priori, rien d’anormal. Deb
s’assoit sur le fauteuil, puis se ravise et vient se coller contre
moi sur la banquette. Elle me lance un gentil (?) sourire et
reprend notre conversation.
– Ça ne te dérange pas ? Allez, on oublie tout et on
remet les compteurs à zéro.
– Ça marche. Bon, si tu m’éclairais un peu sur tes
activités et celles de ton père ? J’ai envie de comprendre…
– OK. Mon père a démarré sa carrière il y a trente ans
comme vendeur de film plastique pour les vitres de voitures.
Tu sais, pour les vitres teintées. À l’époque, ça marchait
bien. Sa boîte a mis des vitres fumées sur les voitures de
clients jet-set, politiques, etc, dans les années 90. Il s’est fait
un bon réseau, et quand il s’est rendu compte qu’il passait
plus de temps à connaitre les potins et les coups d’enflures
sur Paris qu’à vendre du film, il a vendu ses franchises pour
se mettre dans l’édition. Fin des années 90, c’est là que la
presse people a commencé à exploser. Je suis née là-dedans,
comme je te l’ai dit. C’est ma vie et elle me plait.
– Jusque-là, je suis, mais…
– Bonsoir, vous avez commandé ?… Deb, quelle bonne
surprise ! Tu vas bien ?
L’homme qui vient de m’interrompre est un grand type
mince, la trentaine tout au plus. Brun, cheveux courts,
lunettes d’intellos. Plutôt beau gosse. Sourie facile. Même
uniforme que les filles, avec une chemise au lieu d’un T-
shirt. Avec une kyrielle de tatouages sur ses bras et jusqu’à
la base du cou. On dirait un écrivain new-yorkais hipster en
goguette.
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Mon étudiante fait les présentations. Le Henry Miller
du pauvre a été baptisé Jason. Un prénom de tueur
psychopathe de films gore des années 80, ça. Bon, je ne vais
pas être persiffleur, il ne m’a rien fait. Deb commande deux
cocktails Médusa, sans me demander mon avis – « Discute
pas, tu vas voir, c’est une tuerie ! » et le hipster disparait de
mon champ de vision. Reprise de la conversation avec la
rouquine. J’essaie de savoir ce que la miss a en tête.
– Donc, tu me parlais des éditions de ton père… Vas-y,
continue. Je t’écoute.
– Justement, j’ai une proposition pour toi. En fait, c’est
mon père qui a eu l’idée.
– Oulaaa, je crains le pire.
J’ai beau dire cela sur le ton de la plaisanterie, je me
méfie. Personne ne me propose jamais rien, d’habitude.
Loser un jour…
– Voilà, mon père cherche un responsable de rédaction
pour son nouveau magazine, qui va mélanger people et
économie. Vu ton profil et que je sais que tu écris bien – il
suffit de lire les corrigés que tu nous donnes, on dirait des
romans d’espionnage, c’est géant – je lui ai parlé de toi. Il
s’est renseigné et il m’a dit de te faire une offre.
– Euh… je ne sais que dire. Je n’avais jamais pensé à
écrire.
– Écoute, il peut te payer le triple de ce que tu gagnes
actuellement, et tu feras un boulot qui t’éclatera.
– Mais je n’ai jamais fait cela !
– Quand on te fait une proposition mirobolante, et que
tu n’as jamais essayé, dis oui. Tu apprendras plus tard. Et
c’est valable dans tous les domaines, d’ailleurs. Il faut savoir
saisir le train, il ne passera pas deux fois. Il te faut un
dessin ?…
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Sans doute pour influencer ma décision, et pour faire
valoir ses arguments, la crinière rousse passe ses bras autour
de mon cou et me roule une pelle de la plus belle eau. 18
secondes. Bonne maîtrise des langues. Je note ça sur son CV.
Elle relâche son étreinte et me fait sa moue de bébé rieurboudeur…
– Allez, dis oui…
Et comme un con, je dis oui. La serveuse qui nous a
accueillis nous apporte les deux cocktails. Étrange breuvage,
s’il en est. Servie dans de grands verres ronds avec un
serpent en métal ciselé tout autour du bord, la Médusa
ressemble à un smoothie gazeux, avec des bulles qui
remontent sans cesse à la surface. Et une sorte de lueur
palpitante vers le fond. J’ai beau touiller avec la paille, je ne
vois aucune ampoule LED. Le goût est lui aussi…
surprenant. On dirait de l’absinthe mélangée à du
champagne, avec un arrière-goût de cerise, de café et… de
viande crue. Vu comme ce petit lait arrache déchausse les
gencives, je doute fort que l’on soit au-dessous des 70 degrés
de volume. Si je fais du bouche-à-bouche à un T-Rex, je le
tue raide sur le champ. Mais les dinosaures sont morts et
Debrah, elle, est bien vivante. Elle sirote à la paille par toutes
petites gorgées. Tu as raison, mieux vaut passer par le
pédiluve, fillette.
– Oups ! Désolée !
Génial. Ma presque future employeuse vient de
renverser la moitié de sa coupe en s’approchant de moi.
Juste sur ma cuisse. Et ça coule vers l’entrejambe. Y’a pas à
dire, j’ai eu droit à la meilleure de la portée… Je me lève en
sursaut et l’eng… Non. NON. Restons gentleman.
– Rien de grave, je vais aller rincer. Où sont les toilettes ?
– En bas, près du comptoir principal.
100
Je descends et file réparer les dégâts. Bon, un coup d’eau
et quelques minutes à me brûler les testicules sous le sèchemains,
et me voilà présentable. Je m’apprête à remonter
lorsque Jason, derrière le comptoir, me hèle. Oui, chez moi,
on utilise encore le verbe héler, ne vous en déplaise.
– Hep, attends ! Attends, j’ai un truc pour toi !
Il me tend un verre de cuisine rempli de curaçao ou
similaire.
– C’est pour moi, pour les amis de Debrah. Allez bois
cul-sec, c’est du Molly. La seule boisson divine certifiée
antipoison ! Avec Debrah, crois-moi c’est préférable.
Le regard complice du barman l’emporte. Je bois son
mescal à deux balles. Pas mauvais. J’ai un peu l’impression
que ce truc me tapisse la paroi de l’estomac. Cela me
rappelle les cuillères d’huile d’olive que je buvais les soirs de
réveillon pour éviter la gueule de bois du Jour de l’An. Je lui
serre la main qu’il me tend, et il me glisse une sorte de petit
biscuit rouge vif sous cellophane.
– Garde-le pour après, ça aide à faire passer le Molly, si
tu sens que ça vient dans une heure.
Je mets le Spéculos écarlate dans ma poche de pantalon
et rejoins ma jeune compagne.
Debbie est là où je l’ai laissée, cramponnée à son
portable. Règle essentielle à l’attention des quadragénaires
qui sortent avec leurs étudiantes : ne jamais faire confiance
à quelqu’un qui passe son temps à envoyer des messages
lorsque vous êtes ensemble – et qui mets des heures à vous
répondre. Je finis ma coupe, et Debrah me propose un
dernier verre chez elle. Elle a un deux-pièces près de Rivoli.
Après tout, nous sommes sortis pour rentrer tôt, cette fois.
Devant la porte du Habanera, je la vois regarder de gauche
à droite.
101
– J’ai commandé un VTC, il devrait être là dans… Ah,
tiens, le voilà.
Une grosse limousine Mercedes arrive. Pas un mot
durant le trajet. Je n’ose briser le silence qu’elle impose.
Nous arrivons devant la porte d’un immeuble
haussmannien cossu. Avec deux caméras à l’entrée. Dont
une thermique. Porte blindée. Un premier sas. Puis un
second. Ascenseur à code. On ne plaisante pas avec la
sécurité. J’ai l’impression d’entrer dans le coffre-fort d’une
banque zurichoise. En ignorant comment faire le coup du
siècle. Et si je vais en sortir.
Oulaaa. Danger. Je dois mal supporter l’alcool, car je
commence à ressentir de fourmillements dans les
extrémités. Et le sang me taper dans les tempes. Et à mettre
Jean-Vincent au garde-à-vous. Mauvaise combinaison.
L’ascenseur s’ouvre directement sur le salon de son
appartement. Beaux meubles design. Des tableaux
modernes. Une cuisine américaine High-tech blanche et
chrome. Une porte entr’ouverte que je suppose être la
chambre. Je ne sais pas si ça vient de moi, mais… Debrah
me parle avec une drôle de voix. Et arbore un drôle de
sourire. Ses yeux brûlent d’un étrange feu. Que je connais.
Sans connaitre.
– Oh, ça ne va pas, mon chéri ? Tu es tout pâle d’un
coup. Viens t’allonger sur le lit.
Elle pousse la porte de l’autre pièce. C’est bien la
chambre. Ouuuuh… Rupture. Quelque chose me cogne
dans la tête. Je me sens abruti. Le plafond. Danse. Les. Murs.
Sont. Des. Serpents. Je bande. Mes bras. Sont. Lourds.
Comme du plomb. Deb. Me déshabille. Elle se met. Nue.
Sur. Moi. Drogué. Suis drogué. Dans le jus. Dans le verre.
Cocktail. Lueur. Concentré. Rester concentré. La vache. Ça
102
tourne. Debout. Bouger. Faut que je bouge. Jason. Molly.
Poison. Gorgone. Méduse. Deb. Visage. Rictus. Sa voix.
Jouir. Non. Ne pas jouir. Pas comme ça. Compris. Elle. Va.
Me. Violer. Non. Je ne veux pas. Non. Molly. Poison.
Gâteau. Pantalon. Mon bras. Ceinture. Je l’ai. Poche.
L’autre. Pas l’écouter. Elle attrape. Ma. Queue. Elle suce.
Sans capote. Elle s’empale. Ne pas jouir. Je l’ai. Papier. C’est
bon. J’avale. Pas. De. Sperme. Ça. Va mieux. Je commence à
recouvrer mes esprits. Je repousse Debrah. Mon corps
quitte le sien. Dieu merci, je n’ai pas joui.
– Salope, tu m’as drogué !
– Et alors, tu voulais du cul, non ? Je t’ai fait accélérer le
mouvement. Je te veux. Toi. Et je t’aurai.
– Tu es une malade, Debrah. Que m’as-tu fait boire ?
Du GHB ?
– Yep. La drogue du violeur, couplée à du Viagra, mon
grand. Et j’y ai mis la dose, pourtant. Tu devrais être dans
les vaps la bite en l’air en train, normalement…
Ma brave petite étudiante n’est assurément pas à son
coup d’essai en la matière. Je savais que les nymphomanes
existaient, mais à vrai dire, je n’y croyais pas trop. Une sorte
de légende urbaine pour nourrir les fantasmes des lecteurs
de FHM. Et payer les vacances d’hiver à Megève des psys du
XVIème. Ou une sorte de maladie honteuse, comme pour
les dépressifs. Tout le monde en parle, mais espère que la
dépression ne lui tombera pas dessus. Ma dépression à moi
est un canon capricieux et pété de thunes qui a voulu me
violer. C’est d’autant plus crétin que j’avais envie d’elle. Sans
stratagème. Sans névrose. À l’ancienne. Elle m’avait, et elle
vient de me perdre. Quelle ironie. Je viens de me prendre un
coup de vieux. Tout ça pour un coup de queue. Je percute.
Vite. Jason m’a refilé un antidote. La belle poupée rousse est
103
une récidiviste. Je parie qu’elle a fait le coup à Jason. Et qu’il
n’avait pas d’antidote. Mon dieu, et si Debrah avait le SIDA
et refilait son HIV à ses amants pour se venger ? Pas le temps
de réfléchir. Il faut que j’agisse. Vite.
– O.K, ma grande. Désolé, mais ton coup a foiré.
J’ignore pourquoi tu as fait ça, mais tu n’avais besoin de le
faire.
Mon ex-future girlfriend me jette un regard perdu.
Comme si elle ne comprenait pas. Sa réponse me sidère.
– J’en avais envie. Je ne comprends pas. Aucun mec ne
m’a jamais résisté. Surtout pas avec ça…
– Tu croyais quoi ? Que tu allais me menacer si jamais
je refusais ? Que tu allais me refiler une MST ? Désolé, mais
je n’ai pas le profil. Même ma connerie à des limites.
– J’ai pas le SIDA. Je suis clean. Je fais le test à chaque
fois.
– Mais qu’est-ce que tu veux, bordel ? Tu as tout, et tu
peux avoir le reste sans tricher. Tu n’as rien compris. Tu
peux avoir des mecs, comme ça. Mais pas des hommes. C’est
la vie, c’est comme ça. Bon, là, je ne joue plus. Ton père veut
m’embaucher ? OK. Prends ton téléphone et envoie-lui de
suite un message. Le salaire passe de trois à cinq. Et je
commence en avril. Pas avant. D’ici là, tu files droit avec moi
et tu passes ton diplôme.
– Mais…
– La ferme. Je décide. Ah, j’ai une autre bonne nouvelle,
pour toi. J’ai eu la curiosité de regarder le contenu de
l’appareil de Kloppf. La qualité des vidéos de ces nouveaux
reflex est affolante. J’ai beaucoup aimé le passage sur le quai,
devant la péniche. Tu sais, quand vous faites votre numéro
de duettistes avec cette pauvre chanteuse bourrée pour la
faire chanter. Ce bon vieux Jessie a dû filmer sans s’en
104
rendre compte. À moins qu’il ait voulu te doubler. Tout est
possible. En attendant, c’est moi qui décide.
– Attends, je peux tout t’expliquer…
– Ta gueule. Tu prends ton téléphone. Illico. J’attends.
Trente secondes plus tard, l’affaire était réglée. Le
contrat de travail sera dans mes mails demain à 9 heures.
Pour la première fois de ma vie, j’ai les bonnes cartes en
main. Je mens, je vole, je fais chanter. Mon morne horizon
se dégage.
Chouette.
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Chapitre Douze
Joyeux Noël. Joyeux Noël. Joyeux Noël. Et crève connard.
22 décembre. Noël approche à vitesse grand V. Pour
gérer comme un homme la complexité de ma vie
sentimentale – enfin, si l’on considère qu’une paire
d’attributs est douée de sentiments –, j’ai agi en homme : je
n’ai rien fait et laissé les évènements décider à ma place. En
clair : Je couche lâchement une à trois fois par semaine avec
une femme à qui je prête une confiance aveugle, mais en
compagnie de laquelle je n’assume pas d’être vu et je couche,
parfois dans la même journée, avec une femme à qui je
n’accorde aucune confiance, mais avec laquelle je serai aux
anges d’être vu en public. Je n’ai pas le bon calibre pour être
un chasseur et je veux néanmoins exhiber mon trophée.
Quel con je suis. Patricia Vs Debrah. Poids lourd contre
poids mouche. Une masse qui a les pieds sur terre contre
une guêpe qui ne demande qu’à sortir son dard pour piquer.
Entre les deux : votre serviteur et ses états d’âme. Et ma
mère, car je n’arrive pas à l’envoyer se faire foutre. Résultats
des courses : je suis bigame du sexe, ou infidèle semiclandestin,
avec une conscience sclérosée qui voit le monde
107
avec le regard d’une femme de plus de soixante ans et qui
n’admet pas que tout le monde ment. Mieux vaut éviter de
lui annoncer que son fils chéri est comme tout le monde.
Elle n’admettrait pas. Pire. Elle ne comprendrait pas.
C’est ainsi que je me retrouve à 15 heures dans le lit de
NoisyK1. Les mêmes rideaux. Le même baldaquin. La même
cagoule que je retire pendant qu’une femme avec un cœur
gros comme son corps file sous sa douche pour laver toute
trace de mon passage sur sa peau. Et pour pleurer. Je ne suis
pas dupe. Personne ne l’est jamais. Je commence à
m’attacher à elle. Et je déteste cette cagoule. J’accepte ce jeu
pour elle. Mais ce n’est pas ainsi que je voudrais l’aimer.
Patricia prend soin de moi. Serviette et savon personne à
mon goût, fellation amoureuse et café chaud sans même
avoir à le demander. Cette femme-là est du bois dont on fait
les épouses. Je tente de me convaincre que je ne me vois pas
finir ma vie avec elle. J’aurais aimé que mon cerveau
supplante mon cœur. Ou l’inverse. Sur le fond, Patricia
remplit le cahier des charges de ce que j’ai longtemps
cherché dans mes relations passées : complicité, esprit
affûté, culture, compatibilité sexuelle. Mais par cet orgueil
de mâle inepte et destructeur, je n’arrive pas à me
soumettre. J’ai beau savoir qu’on ne peut gagner sur tous les
tableaux, je ne peux chasser l’image du corps de mon
étudiante lorsque je suis dans ma musicienne lubrique.
Même en sachant que Debrah est un serpent capricieux qui
me donne une illusion de joie. Même pas de bonheur. J’aime
Patricia et je m’évertue à lui faire croire le contraire. Je ne
mérite aucune compassion. Pas même la mienne.
Je pars de chez ma blonde avaleuse de sperme le cœur
lourd. Je n’ai pas eu le courage d’offrir un cadeau de Noël à
Noisyk1, même une babiole. Je voulais le faire. Au dernier
108
moment, j’ai reposé le petit violoncelle miniature en bois
que j’avais trouvé dans une boutique près de Rivoli. Elle m’a
offert un livre : « Aime-toi toi-même pour défoncer le cul
des autres ». Très classe. Et surtout très drôle. Le hic, c’est
qu’elle a raison. Au fond de moi, je rêve de présenter ma
violoncelliste à ma mère, à mes amis (si j’en avais) et à la
Terre entière. Je n’ai pas la maturité d’envoyer ma mère se
faire foutre et d’assumer d’aimer une belle âme, peu importe
le volume de son cœur. J’ai dit à Patricia que j’allais faire des
courses avec ma mère. J’ai menti. Debrah m’attend dans son
palace de petite fille riche. Je suis presque un salaud. Ditesmoi
que je suis « presque ». Sans cela, je ne suis qu’un salaud
triste. Avec un peu de chance, on me retrouvera dans 10, 15
ans maximum, mort étouffé dans mon vomi sur le linoléum
d’une piaule minable, avec pour seuls partenaires une
bouteille de mauvaise vodka low-cost et des barbituriques.
C’est chouette, l’esprit de Noël, non ?
17 heures. Entrée dans Fort Knox. Les récents attentats
et l’imminence des fêtes ont rendu les syndics d’immeuble
encore plus vigilants qu’avant pour protéger les clientèles
aisées ou « sensibles ». Le domicile de Debrah ne fait pas
exception à la règle. Depuis ma première visite, une nouvelle
caméra a été installée. Même en sachant que cette sorcière
aux cheveux de feu m’ouvre les sas depuis son visiophone,
j’ai l’impression de rentrer dans un quartier de haute
sécurité. Ce parcours a le mérite de me laisser assez de temps
pour réfléchir. J’ai revu, ou plutôt j’ai recouché deux fois
avec Debrah depuis son piège éventé. Je ne sais pas quoi
penser. Elle me donne l’impression de filer droit. Je n’irai
pas jusqu’à avancer qu’elle est amoureuse de moi, mais on
en est pas loin. Le destin joue aux osselets avec mes nerfs.
Ou avec mon cœur. J’ai deux femmes dans ma vie alors que
109
je ne devrais en avoir aucune. Et les deux ont une part de ce
qui me manque. Mais l’une a ce qui fait défaut à l’autre. Et
réciproquement. Je frôle la masturbation intellectuelle de
teenager. Pathétique. J’assume. L’appartement de Debrah
est à l’image de notre relation : moderne, stylée, superficiel,
esthétique. Lisse. Froid. Sans âme. Mais fait de belles images
sur papier glacé dans ces magazines que l’on retrouve
sagement empilés sur les tables basses des salons CSP + +. Il
y a dix ans, j’aurai été le plus heureux des hommes avec
Debrah. Si je mets de côté ses mauvaises habitudes de petite
fille capricieuse, il faut lui reconnaître une forme de gaieté
insolente qui ressemble parfois à du bonheur. Elle n’est pas
aussi téflon qu’il n’y paraît. Tout semble glisser sur elle, mais
il y a des fêlures. Une gamine manipulatrice qui a peur de
ne pas être aimée. La bonne blague. Mais cela ne suffit pas.
Avant-hier, j’ai retrouvé Debrah aux Galeries Lafayette. La
pauvre petite faisait la crise existentielle qui rend la vie des
femmes parfois si difficile : elle n’avait « plus rien à se
mettre ». Traduction à l’attention des mâles et des imbéciles
(si, si, j’en connais qui cumulent) : Je veux te plaire et je suis
à court d’arguments. Dicté sans doute pas mes goûts
d’adulte, je lui ai proposé d’essayer un tailleur pantalon
smoking noir, genre YSL du pauvre. La tenue lui allait à
merveille. Sur son corps de jeune liane, le prêt-à-porter
devenait du sur-mesure. J’ai aimé la voir comme la femme
qu’elle sera dans dix ans. L’estocade est venue de la vendeuse
du rayon, une belle femme divorcée – à mon âge, on les
renifle à 50 mètres en milieu urbain – qui, avec une candeur
désarmante la regarde, puis me regarde et lui dit : « Votre
époux a raison, sa coupe est impeccable sur vous ». Crash.
La bagnole dans le mur à 180 km/heure. Même pas eu le
temps d’activer l’airbag. Merde, elle n’avait pas le droit de
110
dire ça, cette blondasse de 55 piges qui s’est fait larguer pour
une morue qui a l’âge de sa fille ! Normalement, elle aurait
dû détester Debrah. Non. Elle était bienveillante. Envers un
type qui a 40 ans passés, n’a pas été fichu de tenir à une
femme assez fort pour vouloir se marier et avoir un enfant.
J’ai failli tomber amoureux de mon étudiante à ce momentlà.
Soyons sérieux. On parle d’une femme qui pourrait être
réellement ma moitié. Ou ma fille. On se calme. Les choses
ne sont pas écrites ainsi. Ou ne doivent pas l’être. C’est pour
cela que je suis chez elle. À trois jours de Noël. Et qu’elle me
tend un paquet cadeau avec un sourire timide.
– Tiens. Je l’ai fait pour toi.
Elle a dit « fait ». Pas « acheté ». Houston, nous avons
(encore) un problème. Je déchire le paquet cadeau. Un cadre
de photo, recouvert d’un collage d’images de l’iconographie
masculine idéalisée : cigares, voitures anciennes, mobilier
sixties… Le camaïeu me surprend tant dans ses choix – qui
montrent clairement qu’elle voit en moi un homme et non
un gamin de son âge – que par le fait qu’elle s’implique dans
ce cadeau. La jeune sorcière serait-elle tombée en amour ?
Idée flatteuse, mais dangereuse. Bon, il va falloir que je lui
offre un présent en retour. Ou que je lui fasse sacrément
bien l’amour. Va pour l’amour. Cela me coûtera moins cher.
Quelques centilitres de ma semence soigneusement
emprisonnée dans un préservatif et jetée dans une poubelle
plus tard, me revoilà sur mon lit, dans ma piaule, à fixer
mon plafond. Cette chienne de vie ne cessera de me
surprendre. J’ai laissé la gamine chez elle il y a deux heures,
et je ne suis ni plus avancé, ni plus heureux. Et pourtant…
Quand je songe à ce que j’avais dans mes mains l’an passé à
la même date, et ce que je tiens alternativement aujourd’hui,
je me dis que tout ceci doit bien rimer à quelque chose. Si je
111
tiens jusqu’en avril avec Debrah, je peux démarrer une
nouvelle carrière dans la presse et les médias. Et mener enfin
une vie plus que décente. Et pourtant, je me sens prisonnier.
De l’autre côté, entamer quoi que ce soit avec Patricia ne
rimerait à rien également. Beau cœur. Bel esprit. Belle
personne. Corps qui me rend malade. Et pourtant… Je vais
courir entre deux femmes et ma mère le 25 décembre. La
faiblesse de caractère complique l’existence des gens
intelligents. Les cons ont des tripes. Vivement que je
devienne con. Je me lève du lit et allume ma cafetière à
dosette. Ah, la dosette… Aveu froid et implacable de cette
solitude qui rend le pichet de la bonne vieille cafetière à filtre
trop grand pour un homme seul. Et aveu tout aussi patent
de ce narcissisme mondain qui amène toute maîtresse de
maison à poser cette question : « Vous voulez un
Espresso ? ». Phrase courtoisement méprisante dont le sens
à peine caché est : « Et vous soumettre à mon bon vouloir,
moi qui ne partagerai jamais rien de réel avec toi, pauvre
cloche… ». Je regarde benoitement le Luongo remplir de
son jus noirâtre mon verre IKEA, quand mon smartphone
reprend sa litanie des BIP BIP. Un message SEENIQ. Oh.
De la dernière personne dont j’attendais des nouvelles. La
fameuse 2tall2fall. Mon buzzer se remet immédiatement en
marche. Sensation particulière. Inédite. Je ne sais pas si cette
personne m’attire ou m’effraie. Elle peut se targuer de ne pas
générer l’indifférence. Un point pour elle.
« Tu as l’outil, ne gâche pas ton don. Tu voles des cœurs
alors que tu n’as pas le tien. STOP IT RIGHT NOW ».
Euh… t’es gentille, ma p’tite chatte, mais on n’a pas
gardé les putes ukrainiennes ensemble, d’aussi loin que je
me souvienne. Alors, un ton en-dessous. Je prends une
profonde inspiration et décide de lui renvoyer la politesse. –
112
Primo, on dit Bonsoir. Cela se fait, chez les gens éduqués.
Vous devriez essayer. Secundo, Je suis assez grand pour
savoir ce que je dois faire.
– Et tertio, tu la fermes et tu lis calmement ce que
j’écris. Tu jugeras plus tard. Tu veux que ta vie change ?
C’est toi qui dois changer. Le destin – et pas le hasard – t’a
mis entre les mains un outil qui est quasiment taillé sur
mesure pour toi. Et tu vas faire chier le monde encore
longtemps avec tes apitoiements de puceau ? Cesse de jouer
avec des corps qui ne sont pas pour toi et vise plus haut,
ducon.
– Tu ne sais rien de ma vie, ni avec qui je baise – ou ne
baise pas. Quant à l’outil, je ne vois pas de quoi tu parles. Je
ne joue avec personne, c’est même plutôt le contraire. On
joue avec moi, la plupart du temps. Et puisque toi aussi, tu
as envie de jouer, j’ai un jeu génial pour toi : va te faire…
– FOUTRE. Un jour, tu demanderas Grâce, à ce jeu-là.
– Mais oui, ma grande. Et mon cul sur la commode, en
grande largeur et en 16/9ème. Joyeux Noël et bonne année.
J’ai coupé la conversation. Je lui ai cloué le bec, à ce
corbeau de malheur ! Non, mais, pour qui se prend-elle,
cette grande conne ?!… Elle a vu de quoi je suis capable. Elle
a vu… Que j’ai marché à fond dans sa manipulation de bas
étage. Le simple fait de lui répondre lui a donné de l’emprise
sur moi. Et merde. Il est temps que je grandisse. Je me fais
encore avoir comme un bleu. Mais bon sang, qui est cette
femme et que veut-elle ? J’ai besoin d’un café. Et qu’on me
fiche la paix. Pitié, là-haut, accordez-moi une trêve. On
règlera nos comptes après les fêtes. Merci.
Zut, j’ai oublié de regarder si j’ai du courrier dans ma
boîte à lettre en rentrant. Vu l’heure, ça pourra attendre
demain… Non. On ne sait jamais. J’ai relancé des centres de
113
formation pour des cours, il y aura peut-être une lettre de
réponse entre deux pubs. Je prends mes clés et mon
smartphone, et décide de descendre. J’appelle l’ascenseur,
qui met un temps fou à venir. Blong. Blong. Blong. La cage
descend par soubresauts. Avec ma veine aux abonnés
absents, je vais me retrouver coincé seul dans cette cabine
jusqu’à demain. Blong. Arrivée au rez-de-chaussée un peu
brutale, mais arrivée quand même. Il faudrait vraiment que
le Syndic fasse son boulot. Bon. Tout le monde est vivant,
c’est déjà ça. On voit que c’est Noël dans quelques jours. Les
boîtes regorgent de publicités pour des magasins de jouets,
de fringues, de matériel multimédia, avec leur lot de familles
photoshoppées où tous les parents sont beaux riches et
bronzés, et où des étoiles font briller des yeux des bambins
qui aiment leurs parents presque autant que leur argent. La
solitude et la misère se contenteront des flyers sur papier
recyclé après les fêtes, au moment des soldes sur le Blanc.
Malheur aux gens seuls, aux pauvres et aux disgracieux.
Amen. Je trie rapidement les différents plis. Quelques
factures de mutuelle, une cotisation pour un club de sport
où je ne vais presque jamais, et une lettre personnelle.
Écriture manuscrite. Ronde. Féminine. Bien équilibrée. Je
retourne l’enveloppe. Un tampon représentant un
violoncelle. Pas la peine d’être devin pour connaitre
l’expéditeur. NoisyK1. Patricia. Je ne me souviens pas lui
avoir donné mon adresse.
Elle a dû fouiller dans mes papiers quand j’étais chez
elle.
– Ah, tu es là ? Bonsoir, mon chéri.
Voix familière. Je lève les yeux de mon courrier. Ma
mère est devant moi. Elle revient du local aux poubelles, si
j’en juge au petit container en plastique rouge qu’elle tient à
114
la main. Je dois reconnaître que ma mère fait jeune, de style,
pour ses 65 ans. Carré long peroxydé, jean, pull en
cachemire. Elle tient encore son rang, la duègne, malgré les
revers de fortune.
– Tu as dîné ? Tu ne veux pas venir au moins manger
un dessert avec moi ? Depuis l’attentat du métro, tu as l’air
fatigué. On dirait un zombie. Allez, secoue-toi un peu !
Pense à ton père. Lui, au moins, il savait prendre sa vie en
main.
– Oui, je sais. Papa était parfait, et moi je suis nul. Je
connais la chanson.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu prends toujours
tout comme une agression. C’est pénible, avec toi…
On a beau avoir de plus en plus de mal à se comprendre,
elle reste ma mère. Je lui ouvre la porte de l’ascenseur et
monte avec elle. Le Blong de tout à l’heure est plus fort. Plus
sec. Plusieurs claquements se font entendre. La cabine freine
brusquement, entre le 3 ème et le 4 ème étage.
KLAAAAAANG !
Ce bruit. Le câble. L’ascenseur glisse vers le sol. Ma
mère hurle. Je la regarde. Aucun son ne sort de ma bouche.
Le bruit. La cabine s’éteint. Nos deux corps sont projetés au
plafond de la cabine, avant de rebondir sur les parois. Le
choc. Un fracas de caisse métallique contre de la pierre. Ma
tête heurte quelque chose. La cabine de l’ascenseur est
écrasée au niveau du ballast. On dirait une mauvaise
compression de César. Avec deux êtres humains à
l’intérieur. Noir. Ça devait bien arriver un jour. Le crash. Je
quitte la scène. Je ferme les yeux sous l’impact. Mes dents
écrasent littéralement ma mâchoire.
Je suis mort.
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Chapitre 13
Le monde est blanc.
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Chapitre 14
Les vivants et les morts.
L’ampoule. Encore une de ces LED à deux balles.
Blanche et trop forte en intensité. Mon œil se détourne
instinctivement du faisceau lumineux. En plus, cela me fait
pleurer, c’est malin. Ma tête est une boule de mercure dans
une boule de plomb dans une boule en béton. J’ai du mal à
garder les yeux ouverts. Méchante, la gueule de bois. J’ai la
gorge complètement desséchée. Un goût de métal et
d’aspirine dans la bouche. L’homme en face de moi est…
médecin. La trentaine. Hôpital. Je suis à l’hôpital. Pas mort,
donc. Enfin, je crois. Ce type me parle. Je sais que j’entends,
mais mon cerveau ne parvient pas à mémoriser ni à traduire
ce qu’il me dit. Doucement. Ça vient.
– Vous m’entendez ? Est-ce que vous me comprenez ?
J’acquiesce douloureusement d’un double battement
de cils. Le grognement que j’émets en guise de parole n’a pas
pour effet de calmer l’inquisition. Au contraire. Allez, le
toubib remet ça avec sa lampe de poche. Filez-moi un
Opinel pour que je le larde.
– Vous pouvez parler ?
119
– Oui.
– Je m’appelle Bernard. Et vous ?
Même intubé sur un lit en aluminium dans une
chambre en réanimation, je me souviens de qui je suis. Pas
certain que j’y gagne, du reste. On fera avec pour l’instant.
Torquemada continue son petit jeu de devinettes. Allez
savoir pourquoi, une peur soudaine m’envahit. Mes mains.
Je veux voir mes mains. Je me tourne sur le côté gauche. J’ai
l’impression de peser une tonne. Ma main gauche est
plâtrée, mais je peux voir tous mes doigts. Je réalise au
même instant que je sens ma main droite. Mes jambes.
Douleur diffuse, sorte de picotements. Le médecin qui
s’occupe de moi a dû percevoir mon angoisse.
– Tout va bien, vous êtes en un seul morceau. En gros,
fracture cérébrale, écrasement des vertèbres cervicales, trois
côtes cassées, fracture partielle main gauche, légère entorse
aux deux chevilles. Plus une bonne cinquantaine
d’ecchymoses et d’hématomes sous-cutanés. On vous a
administré une bonne dose d’analgésique, vous ne devriez
pas avoir trop mal, compte tenu de votre état. On peut dire
que vous êtes un miraculé. Pouvez-vous me dire quel jour
sommes-nous ?
– Vendredi. 20 décembre.
– Nous sommes le mercredi 25 décembre. Pouvez-vous
me parler de la dernière chose dont vous vous souvenez ?
Là, je sens que quelque chose dérape.
– Ma mère ! Où est ma mère ?!
– Vous vous souvenez ?
– Oui, nous étions dans l’ascenseur vendredi soir
quand la cabine s’est écrasée.
– Monsieur… Il faudra être fort.
Oh, Putain. Pas la peine d’en dire plus. Je pose quand
120
même la question qui tue.
– Elle est… morte ?
– Votre mère n’a pas survécu au choc. Elle a fait un
arrêt cardiaque au moment de l’impact. Elle est morte sur le
coup. Elle n’a pas souffert, si cela peut vous apaiser.
Apaiser. C’est sûr, savoir tout ceci va m’apaiser au-delà
du raisonnable. Ma mère est morte et je suis en vrac. Joyeux
Noël et bonne année, connard.
Me voilà désormais seul au monde. Petit garçon
orphelin à quarante piges. Mais petit garçon quand même.
Une fois seul, les larmes sont plus fortes que moi. Je pleure.
Non. Je chiale. Les antidouleurs aidant, la douleur et la
souffrance prennent une dimension particulière. Oui, j’ai
mal. Mais une part de moi est soulagée. Sereine. J’ai honte
de ressentir cela. Il faut que je dorme encore un peu.
Quatre heures plus tard. J’appelle une infirmière, pour
savoir comment s’organiseront les obsèques et si je pourrai
sortir pour les funérailles de ma mère. La double réponse est
prompte à venir : j’ai deux jours pour prendre tout en
charge et je pourrai sortir uniquement sur avis du médecin
et avec une décharge. Vu mon insistance, elle accepte de me
faire sortir du lit pour que je puisse régler ces affaires
urgentes. Check-up rapide. Elle semble surprise de mes
facultés de récupération. Si l’on met de côté une tête
partiellement bandée, une main bloquée et deux plâtres aux
jambes. Un quart d’heure plus tard, un infirmier vient me
mettre dans un fauteuil roulant pour me descendre dans
une salle de repos et de visite. Les visites. Une bonne blague.
Avant de sortir de ma chambre, je peux récupérer certains
de mes effets, dont mon téléphone, qui a survécu à la chute,
et ce que j’avais dans les poches. Un peu de monnaie et
surtout, la lettre de NoisyK1. Cette enveloppe est mon
121
dernier souvenir clair et précis avant l’accident. La chute
elle-même et le fracas de la cabine sont encore dans ma tête
des images déformées et incomplètes. Comme lorsqu’on
émerge en pleine nuit d’un rêve en ne sachant pas si on est
réveillé ou si l’on est encore inconscient. Dans mon
malheur, j’ai une forme de chance : je suis en pilotage
automatique. Malgré la fatigue et les courbatures, les
connexions de mes synapses se refont vite. L’avantage
d’avoir un cerveau Plug & Play.
Je n’avais pas traversé un centre hospitalier depuis des
années. C’est propre, net, prévisible. Froid, aussi. Pas la
température. L’ambiance. Je suppose que les accessoires
cosys sont incompatibles avec la sécurité et la lutte contre
les infections nosocomiales. Sans espérer un showroom
Habitat, il serait temps que rentre et que l’on sorte d’un
hosto avec l’envie de vivre. Et ce n’est pas avec des murs vert
pâle et des chaises en (mauvais) plastique blanc que la
neurasthénie partira en vacances à Cancun. Je dois être
malade et mes soignants inconscients, car on me fait
prendre l’ascenseur sans le moindre examen psychologique.
Je ne ressens rien. Ni peur. Ni angoisse. Une bonne
nouvelle. Je ne serai pas obligé de prendre l’escalier lorsque
je rentrerai chez moi. Chez moi… Avec personne. L’homme
en blouse blanche, un brave type, la cinquantaine un peu
bourru, me dépose dans la salle de repos. Il est14h20, et
l’endroit est presque désert. Tant mieux. J’ouvre
l’enveloppe. Patricia m’écrit. Une lettre manuscrite. Datée
de la veille de l’accident.
« Bonjour, mon partenaire de jeux. Si je t’écris
aujourd’hui, c’est parce que je me suis regardée ce matin
dans le miroir. Et pour la première fois, je me suis vue. Avec
mes 100 kilos bien tassés. J’ai un joli visage. Un joli cœur,
122
aussi. Mais mon corps ne ressemble plus à rien. Il ne cache
plus rien. Sais-tu quand je m’en suis rendu compte ? Quand
j’ai vu ton corps, fin, presque ascétique, l’autre jour. Avec la
cagoule. Je ne supporte plus de faire l’amour avec un
homme qui ne veut pas me voir. En même temps, je ne
supporte plus le regard d’un homme sur moi. Tu vois, nous
sommes d’accord. Nous pouvons nous amuser ensemble
durant des mois encore. Peut-être même des années. Mais
cela ne nous mènera à rien, mon Amour. Oui, je t’appelle
mon Amour. Avec un A majuscule. Parce que tu es plus
grand que tu ne le penses. Mais soyons honnêtes : tu vois
d’autres femmes, plus jeunes sans doute, car elles ont un
plus beau corps. Je ne te critique pas. Il n’y a pas de mal à
cela. Je vois moi aussi d’autres hommes, qui n’aiment pas
mon corps, mais qui aiment le sexe avec moi. Comme toi.
Tu peux difficilement le cacher, cagoule ou pas. Mais nous
allons nous attacher l’un à l’autre, et plus nous attendrons,
plus nous aurons du mal à nous séparer. Si nous restons
ensemble, tu ne seras jamais entièrement heureux. Tu me
tromperas, tu me trompes déjà sans doute, et tu n’aimeras
pas le faire. Mais tu le feras. Je lis en toi comme dans un livre
ouvert. Tout le monde lit en toi comme dans un livre ouvert,
du reste. Tu es bien le seul à te croire impénétrable. Tu as la
beauté des faibles, mon Amour. Tu attends toujours que les
circonstances te dispensent de choisir. Choisir, c’est
renoncer. Je choisis pour toi. De temps à autre, j’espère que
je sentirais ton souffle dans mes cheveux ou un effluve de
ton parfum flottant dans ma chambre ou dans ma cuisine.
Les femmes sentent parfois cela. Un jour, tu comprendras.
Adieu, mon amour.
P.S. : à l’heure où tu liras cette lettre, j’aurai déménagé
et changé de numéro de téléphone. Mais je sais que tu
123
n’insisteras pas. C’est mieux ainsi. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le message est
direct. Et beau. Je crois bien que c’est la première fois qu’une
femme m’écrit une lettre d’amour. Car s’en est une. Je suis
heureux de ne pas avoir eu à la larguer. Je ne savais pas
comment faire. J’ai une grosse boule à la gorge. Mes
paupières inférieures ressemblent à des sacs de toile des GI
avant de débarquer sur Omaha Beach. Lourdes. Pesantes.
J’ai sous les yeux deux mines Claymore qui ne demandent
qu’à exploser à la gueule de la première personne qui me
demandera comment je vais. J’ai le cœur au napalm et de
l’agent orange plein la boîte crânienne. Il ne manque que la
Valkyrie et les hélicoptères au-dessus des rizières et je suis
en plein Apocalypse Now. Croyez-en mon expérience, je
déconseille vivement d’inviter Le Colonel Kurz et Joseph
Conrad dans votre tête pour les fêtes de fin d’année. J’ai un
goût de liquide vaisselle dans la bouche et je me sens « Au
cœur des ténèbres ». Youpi. Allez, on passe aux croquemorts,
maintenant.
À ma grande surprise, les formalités avec les pompes
funèbres ont été réglées rapidement et avec une facilité
déconcertante. La coordination entre l’entreprise et
l’assurance de ma mère a été exemplaire. Paradoxe d’un
monde névrosé, où il est semble-t-il plus facile de réussir sa
sortie que sa vie entière. Je pourrai aller voir ma mère à la
morgue. Je le devrai sûrement. Mais je ne peux m’y résoudre.
Le docteur m’a averti qu’il serait préférable d’attendre que
l’entreprise de thanatopraxie fasse le travail d’embaumement.
Je n’insiste pas. Mon cœur et mon cerveau semblent
fonctionner sur deux fuseaux horaires différents. Je n’ose
imaginer le moment où l’horloge va se réaligner. J’ai peur de
pleurer pendant un mois. Ou ne de plus jamais pleurer.
124
M.I.R. Mind Instant Recovery. Ce terme m’est complètement
inconnu au moment où je raccroche le téléphone. Il s’agit de
cette fraction de seconde où l’esprit humain fait LE choix. Se
soumettre ou se relever. Et contre toute attente, ma psyché
tortueuse, perdue dans les méandres de mes névroses
quadragénaires, a choisi la seconde option. Un jour,
quelqu’un me dira que je suis né à cet instant précis. Mais ce
jour-là n’est pas encore dans mon présent.
Je repense à Patricia. Je repense à Debrah. Je repense à
Sabine. Et à toutes les autres. À ma mère, peut-être, aussi.
Des femmes belles. Sensibles. Avec lesquelles j’ai toujours
joué au jeu du plus con. Winner toutes catégories. Or,
Argent et bronze de la loositude égocentrique et immature.
Ma vie personnelle et professionnelle n’est qu’une longue
litanie d’actes égoïstes et de peur d’agir. Il faut que ma vie
change. Non. Il faut que je change dans ma vie. C’est officiel.
Je suis mort.
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126
Chapitre Quinze
Pars loin et reviens tard.
– Vous êtes sûr que vous ne le regretterez pas ?
Le notaire me regarde derrière ses lunettes rondes et
bleues comme deux aquariums. Sa voix, nasillarde et haut
perchée, marque un net contraste avec la physionomie du
bonhomme. La soixantaine, très corpulent, Maître Jacques
Estienne-Bellon fait proprement et sans état d’âme son
office. Après la mort de ma mère, les évènements se sont
précipités. La succession a été réglée rapidement, et, chose
étonnante la vente s’est faite à une vitesse incroyable. Deux
jours après le mandat, un client, une visite et l’affaire était
entendue. C’est comme cela que je me retrouve, stylo en
main, en train de solder tout ce qui reste de ma vie à Paris.
Ma mère n’avait plus de famille, et je n’ai plus de mère.
J’aurai pu reprendre pour moi l’appartement de ma mère,
mais vivre dans cet immeuble m’est impossible. Les jours
qui ont suivi l’accident et les funérailles de ma mère ont été
pénibles. Il a fallu repousser plusieurs journalistes,
rencontrer le Procureur de la République, plusieurs experts
pour l’assurance, et j’en oublie. C’est inouï le nombre de
127
personnes qui d’un coup entrent dans votre vie lorsque vous
êtes confronté à une situation médiatisée, ne serait-ce que
quelques heures. Plus inouï encore le nombre de personnes
qui sortent de cette même vie par la grande ou la petite
porte. Il n’y avait pas dix personnes aux obsèques de ma
génitrice. Et puisque ma convalescence a démarré en même
temps que les soldes, j’ai liquidé les fins de série. Exit mon
boulot. Adios les contraintes attenantes. Et basta Debrah. Je
l’ai largué à la hussarde : un sms, et je l’ai blacklisté. Façon
merdeux de télé-réalité cramponné à son IPhone. Exercice
un brin salopard, mais extrêmement jouissif. J’ai sacrifié
une place en or dans un groupe de presse et le plus beau
corps dans lequel j’ai eu l’occasion de me mouvoir en
profondeur. Calcul hasardeux ou réflexe salutaire ? L’avenir
le dira. Pour l’heure, j’attends le virement du notaire et celui
de l’assurance de la copropriété. L’avocat que j’ai engagé a
vite orienté mes intérêts vers une conciliation avec
l’assureur du syndic. Je devrais m’en tirer financièrement à
bon compte. De quoi dire adieu à la Capitale. À tout le
moins un long au-revoir. That’s life. Je sors de l’étude
notariale, et mon premier geste est de faire ma star en
mettant mes lunettes de soleil. Il fait étonnement beau en ce
mois de mars naissant. Allez savoir pourquoi, une phrase du
moyen-âge me revient en tête. « Pars loin et reviens tard ».
Les paysans la prononçaient pour éloigner la peste noire.
Elle rendrait à merveille sur un blason, si ma famille en avait
un. Faute de sang bleu et de château, je me contenterai de la
faire imprimer sur un T-Shirt, si j’y pense.
Mon assurance responsabilité civile, qui est bien l’une
des choses dont je ne pensais jamais avoir besoin, a été
impeccable. Outre les frais médicaux et ma rééducation –
légère, car à mon sens, deux entorses ne justifient pas des
128
heures de kiné – la compagnie a pris en compte les
recommandations du psychiatre de l’hôpital et m’a relogé
dans un appartement meublé avec ascenseur, le temps pour
moi de me « reconstruire », comme on dit. Reconstruire.
Quelle foutaise. Comme si trois Pater et deux mea culpa,
allongé sur un divan sous le nez d’une grognasse à queue de
cheval et ray-ban wayfarer de vue sur le nez allaient faire
remonter le cours du temps. Non. Ma mère est morte, mon
passé aussi, et même si deux ou trois collègues de travail se
sont manifestés entre les fêtes, la galette des rois a été tirée
sans moi dans les demeures bourgeoises. Et si je n’ai pas eu
la fève, je ne peux m’en prendre qu’à moi d’avoir mis fin à
cette jolie tradition qui nous vient de Bourg-La-Reine. Je
n’avais qu’à pas répudier Debrah. Ou comment dire adieu
en même temps aux Hauts-de-Seine et bas des seins. Mon
logement temporaire est dans une résidence type
Appartements-hôtel récente, installée il y a sept ou huit ans.
Mon T2 est atone, mais propre. Quand on y pense : si la
mort de ma mère m’a fait gagner une pièce, c’est con que
mon père soit parti en cendres depuis vingt ans et que je sois
fils unique, j’aurais eu un quatre pièces pour moi tout seul.
La mort est mal faite. Au moins, je vois la vie différemment.
C’est déjà ça de (com) pris.
Même joueur, autre table : mes habitudes de vieux
célibataire ont repris le dessus. À peine arrivé, je pose mes
affaires, me fais un café et m’assieds au bureau pour allumer
mon ordinateur portable. Le mois dernier, j’ai annoncé à
tous les centres dans lesquels je travaillais mon intention de
les quitter une fois ma convalescence achevée. La réaction a
variée entre le « Quel dommage… vous nous manquerez »
policé et le « Ah, vous nous foutez dans la merde » des plus
âpres au gain. Au registre des bonnes nouvelles, j’ai une
129
réception internet sans fil ultra-rapide. Et comme mon
quart de neurone sauvé du naufrage est au diapason, je vais
vite dans mes recherches. D’emploi et d’appartement. Le
froid et la grisaille ont eu raison de moi. Je quitte Paris, ses
baguettes de pain à 2 euros et les staphylocoques de la
RATP. Le 2 janvier, j’ai bêtement entendu en passant devant
la salle de repos du personnel hospitalier, une chanson à la
radio. Dick Rivers. Vieux rocker crooner des sixties, banane
de jais surteintée à la gomina et humour goguenard nourri
au pan bagnat. « Nice Baie des Anges ». C’est sûr, c’est pas
du Jacques Brel ou du Léo Ferré. Mais il a suffi que j’entende
« Si t’avais connu la Miss Baie des Anges à moitié nue, les
voitures de sport sur les avenues, tu regretterais tout ça… ».
TILT. Partie gratuite de flipper dans ma p’tite tête. Ma vie
est foutue, vive ma vie. Je n’ai plus rien à perdre. Cap au Sud.
C’est ainsi que l’on se retrouve à boire un café à peine tiède
en écumant les sites de locations par particuliers. J’ai essayé
de passer par des agences immobilières, mais les prix et les
conditions de location sur la Côte d’Azur ne sont guère plus
favorables que ceux de l’Île de France. En cette ère
d’économie collaborative et de travail non déclaré au Fisc,
les sites de locations sont légions. Réservation en fonction
du nombre de lits, de personnes, de surface,
d’équipements… Si les interfaces de navigation sont
simples, les choix multiples avant la sacrosainte validation
ressemblent à un maquis corse. Bon, où puis-je aller traîner
mes guêtres ? Monaco ? Surfait – et pas dans mes tarifs. Et
puis, j’aurais trop peur que les beautés locales, avec leurs
moues boudeuses et leurs allures de lolitas me restent sur
l’estomac. Périphérie immédiate, genre Beausoleil,
Beaulieu, la Turbie, Eze ? J’y avais songé, pendant un temps.
Trop loin des réalités du monde des vivants. Bon, j’élimine
130
Menton, ses citrons, sa Riviera ligure et ses jeunes éphèbes
octogénaires. Bon, je reste concentré sur Nice.
J’ignorais que la ville avait plus d’un code postal. 06000,
06200… bon, je tape 06400, et je prends le premier T2 venu.
Coup de bol. Le premier appart de la liste est un meublé
dans une petite rue commerçante. Pas très grand, plutôt
bien équipé au niveau de la cuisine et de la salle de bain.
Petite chambre. En même temps, si c’est juste pour y dormir
et baiser, pas la peine d’avoir un hall de gare. J’ai fait des
galipettes dans une Austin Mini de 1996, je sais de quoi je
parle. L’immeuble a du cachet, dirait-on. Un peu cher, mais
dans mon budget néanmoins. J’envoie mon dossier et le
paiement en ligne de réservation. Deux cafés et trois Tumblr
plus tard… Bingo ! Réponse positive. Un souci de moins à
régler. Je me laisse trois mois sur place. Après, je partirai soit
la tête haute, soit la queue basse. Et pas l’inverse, pour une
fois. Départ dans deux jours. Un peu précipité, mais comme
on dit : « Les intelligents ont des doutes, les idiots ont des
couilles ». Mes facultés intellectuelles ont beaucoup
diminué depuis deux mois et demi.
Travelling avant. Je me retrouve 48 heures plus tard
devant la sortie Voyageurs de Nice T2. Je dois avoir uriné
sur la tombe d’un sorcier vaudou dans une vie antérieure,
ou quelque chose dans ce genre, pour arriver sur la Côte
d’Azur un jour où il pleut des hallebardes. Je hèle – pour ne
pas dire je bêle – un taxi, dans lequel je m’engouffre dès que
le chauffeur a mis ma valise dans le coffre de son SUV. Je
tends un conducteur le post-it jaune sur lequel j’ai noté
l’adresse de ma prochaine demeure. Qui, j’espère, ne sera
pas ma dernière.
Le gars se tourne vers moi, l’air mi-amusé, mi-ahuri.
– Vous voulez vraiment que j’aille là, monsieur ?
131
– Oui pourquoi ?
– Parce que votre adresse, elle est à Cannes, pas à Nice.
C’est 06400, pas 06200, votre adresse, vous êtes sûr ?
Je jette un coup d’œil rapide sur mon smartphone pour
vérifier la réservation de mon appartement. OH PUTAIN
LE CON !
Et c’est ainsi que je passe ma première nuit azuréenne
à regarder les éclairs depuis la baie vitrée de ma nouvelle
garçonnière. À Cannes.
Lendemain de tempête. Pas fermé l’œil de la nuit ou
presque. Mon nouveau Sam’Suffit est à équidistance entre
La Californie, quartier rupin s’il en est, et la République, à
l’environnement plus… cosmopolite. Ou comment passer
d’une vie où j’avais le cul entre deux chaises à une autre où
j’ai un pied dans chaque monde. Dieu merci, j’ai la
schizophrénie heureuse, ce matin. Un rayon de soleil perce
à travers les nuages et projette sa clarté ivoire sur les murs
de ma chambre. Il est 9 heures. Largement l’heure de me
bouger, prendre une douche, m’habiller et battre le trouver
un nouveau boulot. Je réglerai cet après-midi les questions
d’intendance, telles que remplir le réfrigérateur ou entrer le
code du Wi-Fi dans mon ordinateur. Ce Sud qui fascine
autant qu’il agace a au moins une qualité : les orages, pour
violents qu’ils soient, ne durent jamais très longtemps. Et
leurs stigmates s’effacent relativement vite ensuite. Tout le
contraire de Paris.
Aussi incroyable que cela puisse être, je n’avais jamais
mis un pied sur la Côte d’Azur. En fait, si. Lorsque mes
parents ont passé deux semaines de vacances chez un ami
de mon père, à Antibes. Mais j’avais trois ans et mes seuls
vagues souvenirs sont composés de sable dans mon
sandwich sur la plage, mon nez en chou-fleur quand je suis
132
tombé dans l’escalier du Phare de la Garoupe et de coups de
soleil sur ma ventripotence juvénile en dépit du port
obligatoire d’un bob orange vif dont l’élastique me sciait la
glotte. Bon, c’était il y a peu ou prou quarante ans. Il y a
prescription sur cette maltraitance évidente.
Premières impressions d’un parigot sur Cannes : c’est
propre, lisse, les rues sont petites et le ciel bien plus haut que
sur la capitale. Les femmes sont plus sophistiquées, aussi. Le
mythe de la Parisienne est à mon sens surfait. Disons que la
gente féminine d’île de France se scinde en deux catégories
bien distinctes. D’un côté, la dinde de surface, maquillée
comme un Mondrian, qui vit en plein air avec son Iphone à
l’oreille et ses Louboutin achetées en seconde main sur le
web. De l’autre, la caille laborieuse, teint blafard, la ride
facile, vêtements ternes et regard éteint, dissimulant tout
signe ostentatoire de féminité par crainte de se faire peloter
dans la rame de 17h21.
Bon, si je veux trouver rapidement un nouvel emploi, si
possible dans quelque chose que je puisse faire, j’ai intérêt à
me bouger. La logique voudrait que je commence par
contacter les centres de formation, écoles de commerce, etc,
inscrits dans le triangle Nice/Cannes/Sophia. Mais il y a un
double hic : d’une part, je n’ai pas acheté de voiture, et d’autre
part, le second semestre universitaire a déjà démarré, ce qui
revient à dire que mes chances de trouver un poste dans
l’enseignement sont quasi-nulles. Inutile de se mettre martel
en tête. Il y a toujours une solution. Puisque nous sommes
vendredi et que j’ai le look preppy « casual Friday », autant
démarcher au culot la première enseigne qui m’inspirera. Je
descends la rue d’Antibes, l’artère commerçante de Cannes,
qui traverse le centre-ville d’Est en Ouest, parallèlement à la
mythique Croisette. Il doit y avoir un salon quelconque, car
133
j’ai droit autour de moi à un festival de badges, pendant
négligemment autour du cou d’hommes et de femmes tantôt
en costumes, tantôt plus décontractés. À entendre les accents,
il y a aussi bien des Français, des anglophones, des
scandinaves, des Russes que des Néerlandais. Je profite d’une
courte attente au feu rouge pour lorgner discrètement sur le
badge et le cordon d’un congressiste. Un salon international
de l’immobilier, dirait-on. Tiens, et si je postulais dans cette
branche ? Je décide d’y aller franco avec la première agence
que je vois. Bon, la première, avec ses rideaux jaunis par le
soleil, son mobilier fatigué et ses affichettes de vitrine mal
imprimées me freine dans mon élan. J’en avise une autre,
quelques dizaines de mètres plus bas, non loin du marché
Gambetta, proche de la gare. Ambiance blanche et lisse,
élégante et surfaite. Très cannoise, en somme. Coup de bol ou
coup de pouce du destin : un panneau sur la porte indique
que l’agence cherche des commerciaux. Je n’ai rien à perdre.
Je pousse la porte en arborant mon sourire le plus carnassier.
En gros, je tente de paraître sympa avec une grimace digne du
Muppet Show. Kermit chasseur d’appartement. Crise de
l’euro et de l’immobilier oblige, les clients ne se bousculent
pas au portillon. Il n’y a que deux personnes présentes, pour
quatre bureaux. Une femme, une brune, la quarantaine, type
mère célibataire – maquillage marqué pour séduire, mais
vêtements qui ont vécu – qui court après sa pension
alimentaire, discute fermement au téléphone. L’homme, la
cinquantaine sportive, s’avance vers moi en me rendant mon
sourire.
– Bonjour, Monsieur, que puis-je faire pour vous ?
– Un chèque.
Ma réponse le désarçonne un moment.
– Pardon ?
134
– Oui, un chèque. De salaire. Si vous m’embauchez. Ce
qui serait judicieux, étant donné que vous cherchez un
collaborateur et moi, un nouvel emploi. Nous sommes faits
pour nous entendre.
Mon culot brise d’emblée la glace. Derrière ses lunettes
d’instituteur de province, mon interlocuteur éclate d’un rire
franc et me serre la main. Avec son teint halé et ses cheveux
blancs et plutôt longs, l’homme travaille manifestement son
look, à mi-chemin entre l’universitaire italien et le marin de
pontons. Il doit travailler aussi ses relations, sur les greens
ou les voiliers. On n’obtient pas un bronzage viril de ce type
dans les cabines à UV. Je me présente. Il en fait de même.
Michel Attias. Je lui confirme que je viens pour postuler à
l’annonce. Il me reçoit dans son bureau, aussi High-Tech
que le reste des locaux. La conversation s’installe vite,
naturellement. Attias est affable, mais attentif. Sans me
quitter du regard, il note au fur et à mesure les détails de
mon parcours et mes ambitions. Je le pipote un peu, mais
avec parcimonie et à bon escient. Point trop n’en faut. En
moins d’une demi-heure, l’affaire est entendue. Il m’offre
une partie de rémunération en fixe pour les tâches
administratives, le reste en commission. Pas le Pérou, mais
la partie fixe a le mérite d’exister, ce qui n’est pas le cas dans
la plupart des agences. Il s’agit maintenant d’être à la
hauteur. Comme nous sommes vendredi, je commencerai
lundi prochain. Je prends congé en bénissant ma bonne
étoile. Pour une fois que quelque chose marche pour moi du
premier coup ! Il s’agit maintenant d’être à la hauteur des
espérances. J’ai 48 heures pour me former. Bagatelle. Je ne
vais pas me plaindre, mais cette bonne fortune me laisse un
peu… pantois. Après un rapide passage dans une libraire
pour acheter un livre du type « L’immobilier pour les nuls »,
135
et fait un rapide lèche-vitrine, je me décide à rentrer dans
mon nouveau cadre de vie. Une fois chez moi, mon moral
de néo-battant retombe. J’ai tout plaqué pour me retrouver
seul dans une ville inconnue et superficielle. Il va falloir
assumer. Et ranger mes affaires. Dieu merci, mes habitudes
de vieux major anglais en exil au fin fond de Tadjikistan
reprennent le dessus. Café, internet, masturbation
intellectuelle. Et une folle envie d’appeler quelqu’un. Juste
envie d’entendre une voix féminine et familière. Mais je n’ai
plus personne à contacter. L’heure n’est plus aux regrets. Je
remplis mon mug et entame la lecture de ma bible de la
vente de studio à 500.000 euros. BIP BIP. J’étais tellement
absorbé par mes pensées que le bruit me fait sursauter.
Génial. À peine installé, et déjà une tâche de p’tit noir sur la
moquette. Sratch. Ou si vous préférez, « Merde », pour les
amis de Poutine et de Mireille Mathieu. Allons donc.
SEENIQ. Avec le retour de la revanche de la frappadingue
anonyme. 2tall2fall. Le pire, c’est que je suis presque content
qu’elle se manifeste. Au moins, quelqu’un pense à moi.
Même si je n’ai aucune idée à quoi peut ressembler ce
quelqu’un. Bizarrement, je n’y arrive pas. « Bon, tu vas te
bouger le cul, ou tu attends encore que la vie change alors
que c’est toi qui doit changer ? Décide. Soit tu pars et tu
arrives. Soit tu restes au bord et tu pleures sur ton sort ». Fin
de message. Je donne un coup d’éponge, ferme mon
ordinateur et reprends ma lecture. Marre que tout le monde
sache mieux que moi ce que je dois faire. Je suis en exil et je
vous emmerde. J’essuie mon mug et met du papier
absorbant sur la moquette. À genoux par terre, je tombe sur
mon sac de voyage. L’objectif de l’appareil photo du
photographe néerlandais émerge du fatras, entre les slips et
les T-Shirts. Par un fétichisme immature, j’ai gardé l’engin
136
comme un trophée. C’est un peu le doudou de mes peurs
refoulées, le bouclier de Brennus de ces tripes endormies qui
se sont enfin réveillées dans mon bas-ventre.
Je saisis l’appareil et le manipule machinalement. Je
n’en reviens toujours pas que le vol n’ait pas été déclaré.
Même en s’y connaissant un peu en photographie, force est
de constater que les boitiers pros sont vraiment réservés à
des experts. Il y a plus de menus et de touches que sur le
tableau de bord de mon ancienne voiture. Bon, pensons
peu, pensons bien. Que faire avec cet appareil, maintenant
qu’il est ici, à Cannes avec moi ? L’envie de jouer les
paparazzis sur la Croisette ne me fait pas bondir au plafond,
mais vendre des photos de starlettes ne devrait pas être trop
compliqué à faire, avec un peu de travail. Reflex sous le bras,
je décide de redescendre près de la foule qui arpente
nonchalamment la rue d’Antibes en ce début d’après-midi.
Je lirai les B.A. BA du droit de l’immobilier en revenant.
Avant de ressortir, une idée me vient à l’esprit. Faire des
cartes de visite pour mes nouvelles activités, histoire
d’accrocher des clients. Il faut que je soigne les détails, si je
veux être crédible. On n’attire pas les mouches russes avec
du vinaigre de parisien pâlichon. Un petit tour sur le web, et
me voilà sur un site archi-connu de création de cartes de
visite à bas coût. Le choix est pléthorique. À croire que la
carte de visite est, après le selfie, la trace la plus marquée du
narcissisme de mes contemporains. Soit. Puisqu’il me faut à
moi aussi de la brosse à reluire, autant bien choisir le cirage.
J’opte pour des cartes de visite verticales, avec une police
« bâton » style Art Déco qui évoque davantage les affaires
financières que l’art ou le paparazzo. J’ai trouvé le titre
ronflant qui correspond à ce que je veux faire :
« Photographe Consultant ». Ah, consultant… L’intitulé de
137
poste baudruche et fourre-tout par excellence. Le vademecum
de ceux qui n’ont rien à dire et se figurent avoir tout
à vendre. Un de mes titres favoris, que je n’ai jamais osé
utiliser pour moi auparavant. Le tout ensuite est de bien
préparer son discours, pour être crédible. Est-il nécessaire
de détailler ensuite le moindre fait et geste de cette nouvelle
partie de ma vie ? Sans doute pas. Qui plus est, c’est un
mensonge que de parler de « Nouvelle vie ». Il y a une
incompréhension, pire, un mensonge dans le terme. Car ce
n’est pas une nouveauté, un concept abstrait qui vous fait
passer d’un lieu à un autre, d’un moment à un autre, d’un
corps à rien du tout. Cette nouvelle vie, c’est une personne.
Une femme qui peut avoir mille visages, sans jamais qu’on
ne la voit venir dans votre vieille vie moribonde, avant
qu’elle ne la mette en charpie. Et elle est douée, la garce.
Ingénue discrète qui s’incruste peu à peu dans votre
quotidien pour certains, femme mûre et langoureuse qui
vous attire vers sa bouche vénéneuse pour d’autres. Si j’en
juge d’après ce qui m’est arrivé, ma nouvelle vie a les traits
d’une nonne dépravée, psychotique, alcoolique et fumeuse
de joints, qui se promène avec un flingue, un gourdin et un
coupe-câble d’ascenseur. Elle a tapé fort, la salope. Assez
pour que je frappe à la porte de la quasi-totalité des
restaurants, galeries d’arts, magasin de décoration et
cabinets de dentistes et d’avocats de l’aire cannoise. Tablette
dans mon sac, reflex à la main, j’ai pris un maximum de
clichés d’ambiance, de gens, de détails architecturaux… Les
urbains, obnubilés par le temps après lequel ils courent et
par leur nombril dévoreur d’authenticité à l’appétit
gargantuesque, ne regardent pas la ville. Ils la consomment,
mais ne la voient pas. Une chance pour moi. Après une
bonne centaine de refus en un mois, j’ai enfin eu mon ticket
138
d’entrée pour la photographie. En me rendant dans un
restaurant branché du Suquet, le vieux centre historique de
Cannes, j’ai croisé le directeur de publication d’un magazine
local financé par la publicité. Sa feuille de chou s’appelle
« Cann’on ». Un gratuit en quadrichromie de presse orienté
People et Mode. Pas original, mais bien fait au demeurant.
Papier glacé, titres accrocheurs, et photos de beautés
anorexiques déambulant sur la croisette avec des sacs de
courses Vuitton, Prada ou Loro Piana. Le truc pour caser
mes photos dans cette revue est d’une simplicité enfantine :
prendre avec la meilleure définition possible, avec le
meilleur éclairage possible, le plus beau cul en taille 36
française possible. La tâche est un peu répétitive, parfois un
brin risqué – surtout si l’on croise le regard courroucé de la
« proie » ou le poing voltigeur de son boy-friend oligarque
– mais au final plutôt amusante. Gaspard, le jeune gars –
trente ans tout au plus – qui édite le magazine, achète mes
photos au tarif syndical de pige (autant dire une misère),
mais elles sont toutes créditées. Ce n’est certes pas grandchose,
mais cela donne un soupçon d’existence.
139
140
Chapitre Seize
Un cul de vingt ans au BangBangBali – et une grande
femme qui pleure.
À peine février s’en est allé que la frénésie de mai prend
ses quartiers sur la Croisette. Occupé à gagner ma vie et à
me faire un minimum de réseau sur place, je n’ai pas vu le
printemps venir. Dans l’intervalle, pas de joie, pas de peine.
Une vie quasi monacale. Je n’ai pas tiré un coup depuis mon
arrivée. Et je n’ai eu aucune envie de me reconnecter sur
SEENIQ ou de tenter d’autres aventures en Sodomie
Occidentale. À vrai dire, cela ne me manque pas. Je suis
surtout concentré sur ce qui se passe autour de moi. Ça y
est, nous y sommes. La grande kermesse cannoise du
Festival International du Film a commencé il y a deux jours.
Dire que la ville est une fourmilière en hypertension revient
à qualifier Dwayne « The Rock » Johnson de gringalet
anémié. Les récents attentats survenus en France et dans
certains pays voisins placent la nouvelle édition du festival
dans un contexte particulier, difficile à appréhender. Entre
résistance européenne et paranoïa américaine. Je n’ose
imaginer le casse-tête des opérateurs du tourisme et de
141
l’hôtellerie de luxe. Le centre-ville est bipolaire : les
patrouilles de militaires, armés jusqu’aux dents avec des
fusils d’assauts gros comme des camions pizza cohabitent
tant bien que mal avec les ringards locaux (si, si : une
octogénaire au joues liftées comme des fesses d’actrice
porno, moulée dans une combinaison léopard, et portant
escarpins rose fuchsia et casquette à visière translucide bleu
piscine, on peut qualifier ça de ringard. Ou de vulgaire. Ou
de pitoyable) et les starlettes cramponnées au bras de leurs
chevaliers servants en costume Brioni à la dentition
indécemment parfaite.
Et ma pomme, dans tout ça ? Elle vient présentement
d’arriver au BangBangBali, alias B3 pour les habitués. Ce
complexe restaurant-boite de nuit – plage privée en bordure
de plage est devenu en cinq ans « The place to be » de la jetset
internationale en goguette. Le principe est simple : La
beauté peut y entrer. Le fric peut y entrer. Le pouvoir peut y
entrer. Vous et moi restons à la porte. Enfin, plus vous que
moi, car ce soir, je suis dans la place. Mes efforts pour
infiltrer les instances locales du clubbing sont récompensés.
Gaspard m’a obtenu le Sésame du B3, la « Media
Membership Card ». En gros, ce laissez-passer est à
l’accréditation Presse ce que la classification Double Zéro
est à James Bond. Le permis de tuer en moins. Quoique. Il
est 22h30 environ et la boîte est pleine comme un œuf de
Fabergé. C’est la première fois que je remets les pieds dans
un endroit de ce genre depuis la « nuit du métro ». Mon
reflex autour du coup, j’ai l’impression de faire un retour en
arrière. Non. Pas un flashback. Ni un jour sans fin. C’est
plutôt… une boucle qui se ferme pour en former une autre.
Voilà, c’est ça. Un cercle de Moebius. Deux boucles
entrelacées qui n’en font qu’une. Quelque chose qui ne
142
commence et ne finit jamais. Une illusion qui est une réalité
qui est une illusion. Zavan Kodjak, le fondateur et gérant du
club, me salue lorsque je pénètre dans la salle du bar. Ancien
handballeur professionnel reconverti dans les affaires,
Kodjak est un certes un parvenu avec les attributs qui vont
avec – Rolex en or au poignet, gros 4x4 Hummer et
compagne ex-pseudo mannequin – mais il sait se faire
respecter. Il est possible que ses 2,04 mètres pour 120 kilos
de muscles y soient pour quelque chose. Quand l’homme
met sa main sur mon épaule et me dit, de sa voix rocailleuse :
« Petit, aujourd’hui, tu ne prends pas de photos, car j’ai dû
VIP. Non négociable. Va boire, c’est gratuit pour toi », je
n’insiste pas. Comme dit un adage italien : « Parfois, il faut
avoir le courage d’être lâche ». En clair : je ferme ma gueule
et je m’exécute. Je laisse mon appareil au vestiaire sans poser
de question et profite de la soirée. De toute manière, c’est ça
ou rentrer chez moi prendre un verre de lait devant ma télé.
Impossible de trouver du lait ici. Mais l’alcool est gratuit. Va
pour un Martini Rosso. Pas vraiment une boisson de
winner, mais c’est la seule qui me soit venue à l’esprit au
moment de la commande. Mon verre à la main, je déambule
tant bien que mal entre des sirènes pré-pubères qui se
trémoussent en Louboutin et des versions haut de gamme
du Jacky de camping. Avec la panoplie des mecs qui bossent
dans les banques, les assurances ou l’immobilier. Chemise
ultra-slim noire, pantalon moule-burnes et mocassins à
bout pointus qui font danser ces grands petits garçons
comme des espadons. Je me sens presque… vieux. Ou
pauvre. Précision utile à l’attention des représentants de la
confédération paysanne et des charcutiers d’Indre-et-Loire :
à Cannes ou à Monaco, un quadragénaire qui vient en boîte
branchée seul est soit en train de chercher à tromper sa
143
femme qui le trompe déjà, soit un loser pauvre et sans
avenir. Je n’ai pas de femme.
Sur l’une des pistes, je vois une jeune danseuse, payée
pour se produire en show sexy. Une jolie brune, moue
boudeuse, avec de grands yeux clairs d’héroïne de manga
japonais. La combinaison en cuir échancrée qu’elle porte
semble avoir été moulée sur son corps. Magnifique corps.
Elle doit avoir dans les 22, 23 ans. Son visage me rappelle
confusément quelqu’un. D’un coup de rein, elle lance sa
jambe en l’air et s’enroule tel un serpent autour d’une barre
de pole dance. Son dos dénudé offre d’un coup le spectacle
d’un grand dragon tatoué, allant de la nuque à la naissance
du coccyx. Le monstre rouge, jaune, vert et noir ondule sur
la peau de la belle comme s’il était vivant. Et je continue à
me dire que je la connais. Samantha. Samantha De Vries.
Une de mes ex-étudiantes, que j’ai eue en classe il y a trois
ans à Paris. Que diable fait-elle ici, à danser ainsi ? Le
souvenir que j’ai d’elle est celui d’une jeune femme plutôt
intelligente, parfois un peu cyclothymique.
Assurément, la dernière personne que je m’attendais à
voir ici. Je regrette presque de l’avoir trouvée sexuellement
attirante. Merci, j’ai déjà donné dans l’étudiante. On ne m’y
prendra pas deux fois. Parole de moi. Promis, juré, craché.
Mon moral en prend un coup. Ce que je trouvais sexy il y a
deux minutes me parait maintenant vide de sens. Elle valait
mieux que ça. Allez, ce n’est pas mes affaires de toute
manière. Je vide mon Martini et retourne illico au comptoir
demander son petit frère. Pour détourner mon attention de
Samantha, je balaie du regard les invités des tables VIP. Sans
savoir pourquoi, mon œil est attiré par une belle femme,
blonde, la quarantaine. Elle est vautrée sur la banquette,
accrochée à son téléphone. La robe fourreau noire qu’elle
144
porte dévoile une paire de longues jambes fines et bronzées.
Tout en elle respire le luxe, l’inaccessible, l’iconique. Une
belle masse de cheveux blonds peroxydés et des doigts qui
passent bien trop souvent et trop nerveusement à travers
pour que cela soit bon signe. En cinq minutes, elle a dû
jongler sept ou huit fois entre les appels et l’écriture de
messages. La musique ambiante m’empêche d’entendre
quoi que ce soit. J’ai l’impression d’avoir treize ans et de
regarder un film érotique sans mettre le son, en cachette de
mes parents un dimanche soir. Elle pleure. Pas de ces pleurs
déchirants, avec les lèvres tremblantes et les yeux exorbités.
Non. De vrais pleurs de femme. Contenus. Teintés
d’incompréhension, de certitude et de colère sourde. Pas la
peine d’avoir fait Sciences Po pour comprendre que cette
grande tringle est un tsunami en puissance. Je plains
l’homme qui verra trop tard la vague s’abattre sur lui. En
comparaison, le raz-de-marée sur Fukushima ressemblera à
un pédiluve de piscine municipale. Belle, triste et digne.
Merde, j’aurais dû faire Flaubert en seconde langue, au
lycée. J’aurais su quoi lui dire. Oulaaa. Elle m’a repéré. Sans
cesser d’écrire ses textos, deux yeux noirs me fixent. Le
visage reste impassible. S’il le faut, elle est juste myope et
regarde dans le vide en pensant à ses problèmes. Ah. Non.
En une fraction de seconde, j’ai perdu la main. Ce n’est plus
moi qui la regarde. C’est elle qui m’observe. M’évalue.
M’examine. J’ai l’impression d’être devant un jury lors d’un
oral quelconque. Sauf qu’ici, point de mot. Juste un geste.
Sans cesser ces activités téléphoniques ni battre un cil, elle
me fait signe de la main de me rapprocher. Dire que je suis
décontenancé est bien en-dessous de la vérité. Je suis
liquéfié, mais elle ne doit surtout pas le voir. Surtout, rester
calme. Zen. Imperturbable. Monolithique. Pire : aussi vif
145
qu’un agent du Trésor Public assis derrière son bureau au
poste N°3. À peine ai-je fait quelques pas pour m’approcher
qu’elle a disparu. Je la vois emprunter l’escalier qui monte à
l’étage. Je ne sais si c’est une impression d’optique ou les
Martini qui commencent à faire leur effet, mais la femme au
téléphone me semble vraiment grande. Un bon mètre
quatre-vingt-dix, peut-être deux mètres, perché sur des
talons aiguilles aiguisés comme des scalpels. Elle passe le sas
du lounge VIP et même les deux molosses devant l’entrée
s’écartent devant elle. Vu d’ici, la scène impressionne. Des
versets de l’Exode me viennent spontanément à l’esprit :
« Moïse étendit sa main sur la mer, et l’Éternel fit reculer la
mer, toute la nuit par un vent d’est impétueux, et il mit la
mer à sec, et les eaux furent divisées. Les enfants d’Israël
entrèrent au milieu de la mer, dans son lit desséché, les eaux
se dressant en muraille à leur droite et à leur gauche ». La
basketteuse de service (vu sa taille, cela ne peut être que ça)
vient d’écarter la mer rouge. Je la suis de quelques mètres, et
personne ne m’en empêche. C’est à n’y rien comprendre. La
salle est un nouveau concept, qui fait fureur depuis quelques
temps un peu partout dans le monde. Une piste de danse
silencieuse, où les danseurs s’agitent sans bruit avec des
mini casques audio Bluetooth multicanaux. Chacun est libre
de diffuser dans les écouteurs la piste qu’il veut. Certains ont
même des playlists exclusives, mixées en live par un DJ qui
peut être à Singapour, Moscou ou San Francisco. Elle a de
nouveau disparue. J’ai rencontré Miss Houdini ou quoi ?!
Une hôtesse, tout aussi muette que les autres âmes autour
de moi, me pose un casque sur les oreilles. La musique
« Electro Chill Out » est forte. Et surtout lancinante.
Ensorcelante. Une bonne centaine de zombies se
trémoussent lentement, la plupart sans se toucher. J’ai
146
l’impression d’être un bizut teenager qui débarque en pleine
cérémonie vaudou. Ou dans une secte pentecôtiste. Je tente
de maintenir mon seuil de vigilance, ce qui n’est pas facile,
avec la musique, les éclairages et les mouvements ondulant
de la foule. Et l’alcool ne fait pas mon affaire. Tiens,
Samantha est là, elle aussi. J’ignore comment elle a pu
monter sans que je la voie. Dans l’intervalle, la jolie brune a
troqué sa combinaison d’Emma Peel (« Chapeau melon et
botte de cuir », ça vous parle ?) contre un minikini en Lurex,
façon écailles de serpent. Son maquillage pailleté lui rend la
peau volontairement huileuse, renforçant le caractère
ophidien du personnage. Elle est vraiment bien faite. Un
cercle de fantômes de tous les sexes s’est formé autour d’elle.
Tous semblent attirés vers elle comme s’ils avaient vu la
vierge. J’ai un peu la tête qui tourne. Mes pas me mettent en
périphérie. Sans prévenir, la géante blonde vient de se placer
devant moi. Elle danse en rythme. Dans la zone intime.
Moins de la moitié de la longueur d’un bras. Je dois lever la
tête pour la regarder. Il y a comme une dimension mystique
dans cette scène. L’élévation. L’aspiration de l’être humain à
rechercher quelque chose de plus grand que lui, au-dessus
de sa condition. Elle ne me fixe plus, elle m’hypnotise
littéralement. Contact. Ses deux grands bras viennent
lentement se poser sur mes épaules. Génial. Je suis à deux
doigts de danser un slow, mais dans le rôle de la femme.
C’est… déroutant. Les yeux de ma partenaire sont d’un noir
profond. C’est comme si je plongeais dans deux puits de
pétrole. Elle me dit quelque chose. Je fais mine de retirer
mon casque, mais elle plaque ses longues mains contre mes
oreilles pour m’en dissuader. O.K. Je joue le jeu, quel qu’il
soit. Cette Barbie XXXL au physique de mannequin
continue son monologue auquel je ne comprends rien. Hé,
147
fillette, j’ai pas appris à lire sur les lèvres, moi ! Je ne peux
m’empêcher d’ouvrir la bouche, par mouvement réflexe,
alors que je tente de déchiffrer ce qu’elle murmure. Bien mal
me prend. Ou plutôt, c’est la meilleure idée depuis six mois.
La femme de Godzilla me fait fermer ma bouche – en y
apposant la sienne. Whoa. Option All Inclusive, avec la
langue. Expertise de professionnelle ? Suis-je affaibli par la
situation ? Toujours est-il que son baiser est à la hauteur de
sa stature. C’est crétin à penser, et encore plus à écrire, mais
elle embrasse comme moi. Je veux dire : comme un homme.
Enfin, non, pas comme un homme. Encore que je n’en sais
rien, je n’ai jamais embrassé d’homme. Disons qu’elle
embrasse comme le ferait une femme qui aurait de
l’ascendant comme peut en avoir un homme. La musique
augmente d’un cran. Violent, pour le coup. À peine ai-je
fermé les yeux, deux, peut-être quatre secondes, que la tour
Eiffel en robe fourreau s’est évanouie dans la nature. Envolé,
le bel oiseau noir. Je dévale les marches quatre à quatre. J’ai
beau scruter partout, aucune trace de cette licorne nulle
part. Pas même l’effluve de son parfum. Un vrai parfum de
femme, pas un sent-bon pour midinettes. C’est la première
chose que j’ai repéré lorsqu’elle a posé ses lèvres sur les
miennes. Bon sang, ça se remarque, une pleureuse de
cinquante pieds ! Elle ne s’est pas téléportée à Lilliput, tout
de même ! Après vingt minutes de recherches infructueuses,
je me résigne à tourner casaque. Je prends un dernier
Martini pour calmer mon adrénaline. Tant que c’est gratuit,
j’en profite. J’aurais pu m’en passer. Je bois deux gorgées, et
me rend compte que je n’arrive pas à me souvenir avec
précision des traits du visage de Miss Hulk. Je me sens
« mesmerized », comme disent les anglo-saxons. Si j’étais
saoul, je dirais que ce qui vient de se produire est le fruit de
148
mon imagination. ‘Faut pas déconner. Avec cinq Martini, je
suis con, mais pas bourré. Ce qui rend mon trou de
mémoire encore plus dur à encaisser. Je finis mon verre, le
dépose à la volée sur le plateau d’une serveuse. Du coin de
l’œil, j’aperçois Samantha qui poursuit son show avec une
sensualité contrôlée. Elle connait son job. Je vais chercher
mon appareil à la consigne et remonte sur la Croisette, puis
Rue d’Antibes. Il y a autant de monde qu’en journée, et la
foule n’a d’yeux que pour la vie simulée qui défile sur les
marches du Palais des Festivals. Les locaux le surnomment
« le Bunker », en raison de sa forme, critiquée lors de son
inauguration. Étrange endroit où la foule anonyme voudrait
être enfermée. La liberté contre l’illusion de la gloire et de
l’argent. Une sorte d’Alcatraz à l’envers. Avec Clint
Eastwood, dans les deux cas. Je suis fatigué. Il faut que je
rentre. Du haut de leurs mats en métal brossé, les caméras
de vidéosurveillance semble se délecter de ma déconvenue.
Fuck you, Big Brother. 1984 n’était pas censé être un manuel
d’instruction sur « Comment être dragué par une
nymphomane sans corde vocale et dormir seul sur la
béquille ». Vivement demain.
149
150
Chapitre Dix-Sept
« Est-ce que tu mens ? »
L’aspirine effervescente dégage une odeur blanche. Avec
des bulles minables, pauvres, moches. L’antithèse sociale de
celles qui remontent, fines et légères, à la surface des flûtes de
champagne. Cela doit bien faire cinq minutes que je fixe le
verre, dont la surface fait un bruit de gargouillis qui rappelle
celui d’un chat qui urine dans sa litière. Bêtement. Il y a des
matins où j’en arrive à être hermétique à ma propre poésie.
Ce sont rarement des jours sans migraine. Ou sans café.
5H38. La migraine, ma plus fidèle amie, est revenue me tenir
compagnie depuis deux nuits. En amante attentionnée, elle a
pris la peine de me border dans mon lit avant de me coucher,
de se coller à moi toute la nuit pour veiller à ce que je ne
dorme pas plus d’une heure trente d’affilée et de me réveiller
tôt ce matin. C’est sûr, je n’ai pas eu de panne d’oreiller. Pas
eu le temps. Aux maux habituels, remèdes éprouvés. Je place
une dosette dans la cafetière, prends un grand mug et y verse
en même temps le fuel noir et l’aspirine. La mousse épaisse
m’évoque immanquablement celle d’une bière brune dans un
pub irlandais. Le goût est à vomir. Mais – miracle – la mixture
151
est efficace. Je vais travailler à l’agence immobilière
aujourd’hui. Nous ouvrons à 9 heures, et j’habite à un quart
d’heure à pieds du bureau. En clair, j’ai encore deux bonnes
heures à hésiter sous ma couette entre tenter de dormir un
peu pour récupérer ou m’activer et me secouer. Je prends la
meilleure option. Je reste au pieu, mais j’ouvre mon ordi
portable. Par ce genre d’ennui qui se pointe après une
mauvaise nuit, je me connecte sur SEENIQ. Je n’avais pas fait
cela depuis mon départ de Paris. On en fait des conneries,
quand il n’y a aucun corps chaud de l’autre côté du lit. BIP.
BIP. Messagerie instantanée. Oh, shit. 2tall2fall. C’est
Rantanplan, cette cyber-gonzesse. Ou Dexter en bas résille.
Dans tous les cas, soit elle est tarée, soit elle est mordue. Donc
tarée. J’ignore pourquoi elle reste en contact avec moi. Je ne
suis même plus actif sur les réseaux sociaux. Le soleil est levé.
Je fais mine de rentrer dans son jeu. La première phrase de la
fausse ingénue est directe.
– Est-ce que tu mens ?
– Pardon ? Moi pas comprendre. Bonjour, au fait. Ça se
dit entre adultes de bonne éducation.
– Ton éducation, tu peux te la mettre en suppositoire,
mon grand. Je t’ai posé une question.
– Tu es gentille, ma grande, mais c’est un peu facile de
ramener sa fraise tous les six mois pour poser des questions
idiotes ou pour critiquer.
– Est-ce que tu mens ?
– Tu es monomaniaque ou juste conne ?
– Ni l’une ni l’autre. J’attends ta réponse.
– Tu es folle.
– Non. Et même si je l’étais, tu n’as rien à craindre à me
donner ta réponse.
– Pas faux, d’autant que je peux te mentir. Donc, est ce
152
que je mens ? Oui, comme tout le monde, je présume.
Personne ne dit la vérité sur tout.
– Tu restes en surface.
– Bon, j’ai menti à des femmes, si c’est ce à quoi tu
penses. Souvent. Trop souvent. Par orgueil. Par faiblesse.
Par lâcheté. Mais je n’ai jamais menti en voulant faire du
mal, si c’est le sens de ta question.
– Peut-être. As-tu rencontré des femmes sur ce site ?
– Question indiscrète, mais oui, j’en ai rencontré. Une.
Ce n’était pas une bonne idée. Et puis, j’ai eu d’autres
priorités…
– Tu as eu mal.
– C’est une question ?
– Non.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça, alors ?
– Tes mots. Je sens de la douleur, de la tristesse, derrière
eux. Tu n’étais pour rien dans ce qui s’est passé. Et tu n’es
pas non plus responsable de ce que sont ou deviennent les
gens que tu connais. Les femmes que tu touches en
particulier.
– Arrête de fumer du Viandox, ça ronge les synapses. Je
vais très bien.
– L’inconnu te fascine. Non. Pas fascine. L’inconnu
t’attire. Tu ne sais pas encore ce que tu cherches ; mais tu le
cherches. Depuis longtemps. Tu l’as nié pendant des siècles.
Et ce n’est pas en étant polygame que tu as eu ta
réponse.
– Qui te dit que j’ai été polygame ?
– Ta réponse, gros malin. Tu devrais regarder sur la toile,
on trouve des tas de bouquins de psychologie pour les nuls.
Profite, y’a des promos en ce moment. Si ça peut te consoler,
tu n’es pas le premier, ni le seul à avoir été adultérin.
153
– De quoi je me mêle ? En plus, je suis seul et je ne
cherche personne en ce moment.
– C’est vrai, mon lapin. Cela ne t’empêche pas d’être
attiré, voire troublé par des jeunes femmes très belles, et qui
ont la moitié de ton âge. Je ne critique pas, c’est humain.
Mais as-tu déjà trouvé le bonheur avec ces filles ? Non. Tu
as besoin d’une relation avec une personne différente, mais
tu fais en boucle les mêmes erreurs dans tes choix. Pose-toi
des questions.
– La conversation prend une tournure intéressante. Tu
es une femme intelligente, cela se sent, mais je n’ai pas envie
d’évoquer tout ça. En tous cas, pas par chat. Pour
information, je ne suis plus sur Paris, ce qui était le cas
lorsque je me suis inscrit. Donc, si ton but est de me
rencontrer, c’est impossible. Au fait, question stupide,
mais… Tu es bien une femme ?
– Mon but n’est pas de te rencontrer, mais que TU te
rencontres. Et mon sang, cesse d’être négatif ! Une distance
n’est rien. Regarde, tu travailles désormais à dix minutes de
ton bureau. Je sais par expérience que rien n’est impossible
à l’esprit humain. Alors le coup de la distance pour justifier
que tu n’as pas assez de tripailles pour affronter tes peurs, tu
le laisse à tes gamines. Et pour répondre à ta question – dans
laquelle j’ai cru relever une pointe d’angoisse – oui, je suis
une femme. Une vraie avec toute la panoplie. Mais je ne me
montre qu’à qui me mérite. Et avec toi, on n’est pas rendu…
– Oooooh, jolie l’expression de provinciale ! Ça sent la
post-péquenaude de classe ouvrière ou la fin de race catho
de patelin à plein nez. Merci de l’indice…
– En d’autres circonstances et si tu étais moins con, tu
pourrais me plaire.
– Ravi de le savoir, cela va égayer ma journée. Bon, ravi
154
d’avoir discuté mais il faut que j’y aille. J’ai du boulot, moi.
– Moi aussi, qu’est-ce que tu crois ! Allez, hop hop hop,
dégage !
BIP de fin. Envolée la tarée. Mon cortex doit rimer avec
Fervex, car je me sens un peu dans les vaps. Comme si j’avais
la grippe. On ne mettra jamais assez en garde contre les
virus provenant d’internet. Le mien est une prêtresse
virtuelle à l’humour grinçant. Et dont j’ignore le visage. Pas
mon genre. Plutôt mon genre, en fait. Et merde, pourquoi je
pense ça, moi ?! Je me lève, fais pisser un coup et passe sous
la douche. Plus d’eau chaude. Le cumulus vient de rendre
l’âme. Chouette. J’ai une vie glamour.
Mon goût immodéré pour le strass et les paillettes
atteint son climax deux heures plus tard. Me voici à l’agence
immobilière, en train de répondre par mail aux demandes
d’achat de biens. Avec une fenêtre ouverte sur les réseaux
sociaux et un site d’achat de montres en ligne. Niveau de
concentration sur ces messages bourrés de fautes de
Français écrits par des hôtesses de caisse à Bac –5 : faible.
Niveau d’intérêt pour des clients qui veulent un manoir de
600m2 en bord de mer pour le prix d’une studette à
Dunkerque : intermédiaire. Niveau d’imagination pour tout
ce qui pourrait me faire sortir d’ici et glander sans en avoir
l’air : expert. Je saute sur l’occasion lorsque mon boss me
demande d’aller faire un peu de prospection dans le bas du
Boulevard Carnot. J’en rajoute une couche en lui affirmant
avoir un contact pour un mandat putatif sur un petit
immeuble de ville. Un dernier mug de café avant et à moi la
grande aventure. Le café pris au bureau dans les boites qui
ont une cafetière est toujours le meilleur. Savez-vous
pourquoi ? Il est gratuit. Je prends ma sacoche et vais jouer
dehors. Comme à l’accoutumée début mai dans ce petit
155
nombril du monde, la météo est un brin capricieuse. Il
pleuvra avant l’après-midi. Au grand dam des touristes et
des vendeurs de strings. Ils survivront. Bon, trêve de
plaisanterie, il me faut gagner ma pitance. Je coupe par la
République et arpente les rues parallèles à l’axe Nord-Sud.
BIP. Mon smartphone perso. L’appli SEENIQ. Il faudra que
je la désinstalle. Encore elle. 2tal2fall. Message sans réponse
possible. Contenu laconique. « C’est vrai qu’on s’ennuie
dehors avec juste un café dans l’estomac ». Comment
saitelle que je suis dehors ? Elle ne connait rien de moi !
D’instinct, je regarde autour de moi, près à accrocher le
premier regard féminin suspect. Rien. Nada. Que dalle. Ce
genre de blagues potaches ne m’amuse pas. Je range mon
portable dans ma poche et vais battre le pavé. J’ai bien peur
de faire le second plus vieux métier du monde. À ce jeu-là,
les dames d’abord. Question de courtoisie. Après une bonne
heure de marathon urbain – et trois contacts pour des
mandats, par un bienheureux hasard auquel je ne crois pas
– les premières gouttes arrivent. Vite suivies par leurs
petites sœurs. Et le reste de la smala O2. Bref, j’ai peine le
temps de courir jusqu’à l’agence pour éviter l’orage. Lourd,
intense. Par la porte vitrée, je vois passer à petits cris et
grandes enjambées des apprenties top models russophones
dans leurs mini shorts en jeans. Plouf. À l’eau, le sexy Outfit
spécial Cannes Fashion Week. C’est sûr, le T-Shirt Comme
Des garçons, c’est beau, mais ça ne vaut pas le bon vieux
KWay des familles. Elles sècheront leurs belles gambettes ce
soir dans leur chambre d’hôtel. Zut. Je n’ai pas eu le temps
d’acheter un sandwich. Tant pis. Je vais manger un énième
café. J’ai dû en boire au moins cinq, déjà. Je suis seul à tenir
la boutique, ce qui me laisse du temps pour somnoler, entre
midi et deux, histoire de passer la migraine qui monte.
156
BIP. Oh, putain, c’est pas vrai… Second message en oneshot.
Mais qu’est-ce qu’elle me veut, à la fin ?! La réponse est :
« Gros malin, pour le savoir, tu dois aller jusqu’à la fin ». Et
merde. Comme si j’en avais le temps, moi !
– « Arrête de douter et va jusqu’au bout, au lieu de
fainéanter au bureau. Prends-toi un sixième café et travaille.
Je te recontacterai très bientôt ».
Forte. Très forte, la mentaliste sans visage. En même
temps, l’équation homme seul + travail de
bureau + testostérone = café à répétition est facile à écrire
pour prendre l’ascendant sur quelqu’un. Cela ne marche pas
sur moi. Je suis bien trop futé pour ça. Et je ne vais pas me
gêner pour lui dire dès notre prochain contact. Non, mais
c’est vrai, qui commande, ici ?! Dieu merci, comme dans les
séries B, le soleil revient toujours. Bon, pas un grand soleil en
cinémascope, orange vif sur fond bleu, mais un soleil quand
même. Un rendez-vous pour une location à deux rues de
l’agence me permet à nouveau d’aérer mon ennui. Une
étudiante au look de guitariste de heavy metal accompagnée
de sa Môman. La dégaine de Joan Jett et le mental d’une
héroïne du Disney Channel. C’est sûr, ça va être sex, drug and
rock’n’roll. Je les accompagne sur site. La fille a un accent ch’ti
à couper du verre à la tronçonneuse. Joli brin de fille pour
ceux qui aiment le genre, mais une syntaxe qui pique les yeux
dès les premiers mots. Avec un « Je n’étais pas au courante »
de toute beauté. Ne cherchez plus, on a trouvé une femelle
pour accouplement avec Franck Ribéry. Je montre sans
enthousiasme immodéré la cuisine équipée de ce T2
bourgeois loué meublé, quand BIP BIP refait des siennes. La
fille et sa duègne muette étant sur la terrasse, je jette un coup
d’œil rapide à mon portable. Sans surprise, la persiffleuse
masquée m’envoie une pique SMS de son cru.
157
– Alors, on drague des petites jeunes branchées,
maintenant ?
Réponse immédiate de ma part.
– 1) Je ne drague jamais. Je saute, c’est plus simple, 2)
Je n’aime pas qu’on m’espionne.
– Je ne t’espionne pas. Simple supposition. Mais je vois
que c’est la bonne. A plus tard, Don Juan…
Elle commence à me chauffer les nerfs, avec ses points
de suspension. Pas le temps de répondre, je dois terminer la
visite. On réglera les affaires privées plus tard.
Acte II, scène 3. 18H22. Mon Attias de patron étant
parti, me voici de fermeture ce soir. C’est aussi bien comma
cela, j’apprécie la solitude en fin d’après-midi. J’ai bien
avancé sur trois dossiers de compromis en suspens, ce qui
va me permettre de respirer un peu demain. Lorsque l’on
travaille dans le domaine de l’immobilier, on a vite fait de
constater que le temps est une donnée relative, avec des
mouvements de contraction ou de dilatation à faire pâlir
feue Yvette Horner. Monsieur Hornani, un client qui a
vendu sa villa grâce à nous le mois dernier, passe en courant
d’air pour voir mon boss. À défaut, il me propose d’aller
boire un verre. Le gars, un divorcé de mon âge, est assez
jovial. Je me laisse convaincre, histoire de faire un peu de
réseau. Par chance, le pâté de maison où nous sommes
fourmille de restaurants et de bars. Je baisse le rideau jusqu’à
demain. « Happy Hour », me voilà !
– Et, là, mon ex-femme me dit : « C’est le hamster ou le
4x4. Et vous savez quoi ?
– Vous avez choisi le hamster.
Je n’ai aucun mérite à savoir quel était son choix. Cela
fait 1h20 que j’écoute un type dont je ne sais quasiment
vomir sur son ex moitié qui s’est barrée avec une bonne part
158
de son pécule. Je ne me pose pas en censeur. Sans avoir
connu le mariage, je n’ai que droit au silence. Mais dieu que
ce brave type peut être chiant dans sa diatribe. S’il a toujours
été aussi long à s’expliquer, je comprends que sa bourgeoise
a eu des envies d’ailleurs. Pendant que l’infortuné vocifère
en agitant les bras comme un sémaphore en pleine tempête
Katrina, je fais mine d’acquiescer en me gavant de tapas.
Note pour plus tard : toujours se faire inviter par un
dépressif volubile après les vêpres. On augmente de 200 %
les chances de manger à l’œil et de ne pas avoir besoin de
faire la vaisselle le soir chez soi. La cordialité est un sport de
combat.
BIP BIP. Le retour de la mission du fils de l’emmerdeuse
masquée. Le nouveau message de 2tall2fall me fait sursauter.
Puis sourire.
– Ben alors, mon grand, qu’est-ce que tu fiches encore
à cette heure à traîner avec un loser au lieu de rentrer ? Allez,
dis bonsoir au monsieur et file chez toi prendre un bain. Tu
as de la chance, j’ai envie de dialoguer avec toi ce soir.
La prose numérique de ma compagne d’infortune me
fait plaisir. Elle me fournit l’alibi idéal pour prendre
aimablement congé du sieur Hornani, prétextant un
message de ma copine. J’en oublierais presque qu’une fois
encore, cette femme me suit ou m’observe. Tant pis. La
paranoïa attendra.
159
160
Chapitre Dix-huit
La nuit de huit minutes.
Ploc. Ploc. Paupières mi-closes, je regarde sans bouger
la goutte se former le long du robinet. Grossir. Lentement.
S’étirer. Et tomber dans l’eau du bain avec ce bruit
caractéristique. La pénombre me fait du bien. La lumière qui
filtre à travers la porte ouverte de la salle de bain suffit
largement à m’éclairer. J’ai disposé sur le sol, à côté de la
baignoire, mon smartphone, une bouteille de bière
mexicaine et une barquette de raviolis passée au four microondes.
Je bois au goulot la moitié de la pisse d’âne tiède. Un
rôt impromptu sorti de ma gorge vient troubler le silence.
Très classe. Je pique deux raviolis pour manger sans avoir à
sortir de l’élément liquide. Un ravioli et un peu de sauce
tomate tombent dans l’eau. Je le récupère et l’avale d’un
trait. Une fois encore, je parviens à frôler le bon goût sans
jamais tomber dedans. Il est 21 heures passées. Le TER des
souvenirs se mue en TGV de la déprime. Prochain arrêt :
plaisir solitaire. Terminus. Tout le monde descend.
BIP BIP. 2tall2fall tient parole. Je suis soulagé d’être
ainsi caché dans l’obscurité. J’aurais honte qu’elle me voit
161
ainsi. En même temps, cela ne risque pas d’arriver, donc on
reste zen. 21h28. Début de partie. Comme aux échecs, les
blancs ont l’avantage du jeu. Je suis galant – et imprudent.
Je laisse l’engagement à ma mystérieuse acolyte.
– Alors, tu es bien rentré ? Pas trop de vague à l’âme ?
Sollicitude et psychologie active. Il va falloir que je joue
serré.
– Va bene, ragazza. Alors, à quoi joue-t-on ?
– Au jeu de la vérité, mon coco. Et à ce jeu-là, je suis
forte. Tu peux encore reculer et on arrête là. Si tu gagnes à
ce jeu, tu doubles ta mise. Tout le monde n’y parvient pas.
– OK. Cela me va. Début des hostilités ?
– C’est déjà fait. Ton nom, STP.
Faut-il que je sois cinglé pour lui donner. Après tout,
au point où j’en suis dans ma vie…
– C’est joli, ce nom composé. Des origines italiennes ?
– Vaguement. Une vieille lignée aristocratique du
Latium, mais je ne connais pas grand-chose de mes origines
au-delà de mes arrières grands-parents.
– On va passer sur un autre terrain de jeu. Donne-moi
ton numéro de portable, s’il te plait. On sera mieux en
dehors de SEENIQ.
– OK. C’est moi ou on devient intime, là ?
– FERME-LA ET ENVOIE TON NUMERO.
On dirait que j’ai touché un point sensible. J’aime bien
son humour, finalement. Je m’exécute et ferme l’application
mobile du site de rencontres. Dix secondes. Vingt secondes.
Trente secondes. BZZ BZZ. Vibreur. SMS. Par une étrangeté
du réseau mobile, le numéro de 2tall2fall ne s’affiche pas. À la
place, j’ai droit à un pseudo. NUNOFAKIND. Il m’a quand
même fallu deux secondes avant de traduire le jeu de mots
entre « Nun » (Nonne, en Anglais) et « Of a kind ». En gros,
162
pas deux comme la nonne. Avec ma veine, Dieu, le grand
architecte de l’univers ou le flamboyant maraboushna Virtuli
Chico Paco Pacawana m’a refilé une religieuse défroquée en
mal de miséricorde et de câlins gratuits. Bon, qu’est-ce qu’elle
veut, la nonne ?
– Bon, on joue cartes sur table ? Parle-moi de toi. Sans
tricher. 1) Je sais quand tu mens et 2) de ta franchise
dépendra la suite des opérations.
Bien mon général. Bizarrement, je n’ai pas envie de
jouer au plus idiot. J’aurai trop peur de gagner. Et puis, cela
fait bien longtemps que je n’ai pas été complètement
honnête avec une femme. Le moment est venu de changer.
– Par quoi veux-tu que je commence ?
– Je reviens à la question que je t’avais posée il y a
quelques mois : que fiches-tu sur ce site ? Tu n’as pas le
profil de ces types qui veulent tirer un coup.
– Je me suis inscrit par ennui, par désespoir. Je n’allais
pas bien dans ma vie.
– Qu’est-ce qui n’allait pas ?
– Moi. Je suis incapable d’aimer quelqu’un
proprement. Sans tout briser. Je suis une sorte d’handicapé
du sentiment.
– Tu ne l’es pas.
– Comment peux-tu savoir ?
– J’ai rencontré pas mal d’hommes. Des hommes bien.
Deux m’ont d’ailleurs fait une cour assidue récemment. Je
sais quand un homme est un type bien ou une enflure.
– Soit. Toujours est-il que j’ai gâché beaucoup de
chances. Et je suis seul désormais.
– Tu ne l’es pas vraiment. La preuve, je suis là.
– Une amante invisible sous pseudonyme, rencontrée
sur un site de plan cul… C’est sûr, je ne suis pas seul !
163
– Ne te fais pas plus cynique que tu ne l’es. Tu ne me la
fais pas, à moi.
– OK, un point pour toi.
– Bon, Calimero, poursuis, je n’ai pas que ça à faire,
moi ! ; -)
Tiens, madame joue avec des émoticônes. Elle veut
marquer son sens de l’humour et se montrer elle aussi
moins méchante qu’elle en a l’air.
– Tu sais, beaucoup de choses se sont produites autour
de moi depuis notre premier contact. J’ai perdu. Gros.
– Du genre ?
– Ma mère est décédée dans un accident qui a failli me
tuer également. J’ai quitté Paris. J’ai mal digéré de me faire
larguer par ma copine qui ne m’a pas trouvé à la hauteur de
ses ambitions. Elle avait sans doute raison.
– Je suis navré pour ta mère. Vous étiez proches ?
– Oui, par l’usage. Nous avions une certaine habitude
de vie. Non, par l’usure du temps. Elle ne me comprenait
plus depuis des années.
– Tu es libre, maintenant. – Libre, oui. Mais à quel
prix… – Développe.
– Non. À toi le sablier. À moi de reposer une bonne
vieille question : que veux-tu ?
– De toi ? Rien. Pour toi ? J’ai mon idée. Avec toi ? Tu
reposeras cette question dans quelques heures. Ou pas.
Cette femme sait y faire lorsqu’il s’agit de relancer
l’intérêt qu’un homme peut avoir pour elle. Je commence à
trouver du plaisir à converser avec elle. Dans la grotte
obscure de mes synapses, des connexions chimiques
commencent à se mettre en branle. Pas bon. Pas bon. Pas
bon, ça. Je ne me connais que trop bien. Comme aurait dit
un certain capitaine de paquebot en 1912 : « Iceberg droit
164
devant ! ». Dieu merci, je ne suis pas obligé d’entendre un
boucle dans ma tête la chanson guimauve d’une vocaliste
canadienne braillant que son cœur continuera après que
Leonardo Di Caprio ait coulé dans l’eau glacée. Bon, à moi
de reprendre la main sur le jeu.
– J’aime assez votre sens de l’humour, jeune fille.
Qu’est-ce peut bien pousser une femme manifestement
intelligente à se protéger derrière tes flèches acérées
trempées au vitriol ?
– Bien tenté, la flatterie. Je ne suis pas intelligente. Toi,
tu l’es.
– Bien tenté, la flatterie. Tu en as d’autres, des éponges
grattantes pour récurer mon ego corrodé ?
– Au lieu de compiler les billevesées de pilier de zinc
que tu n’es pas, parle-moi de ce que tu aimes, de tes
passions…
– Tu ne lâches pas le morceau, toi… Soit. J’ai un passetemps,
que je travaille depuis longtemps, que j’avais laissé
tomber et que j’ai repris il y a quelques mois.
– La masturbation ?
– Mieux. La photographie. Mais je note que madame
est une femme de contact. Et quelle élégance !…
– (rires). Il parait que les gens photographient ce qu’ils
ont viscéralement peur de perdre. C’est ton cas, Helmut
Newton ?
– Bonne question. Je ne sais pas… Non, je ne crois pas.
– Tu m’envoies une de tes photos, STP ?
– Qui te dit que j’en aie dans mon téléphone ?
– Arrête ton char, Ben-Hur ! Allez, hop hop hop, je
veux voir tes œuvres !
– Bon, faudra pas pleurer ensuite.
Là, mon grand, c’est du travail sans filet. Elle sait parler
165
à mon cerveau, la bougresse ! J’ai presque honte d’exposer
ce que je fais à quelqu’un, en particulier à une inconnue. En
particulier à cette inconnue. Tant pis. Trop tard pour mettre
les rétro-patins. Il me faut assumer. Je sélectionne des
clichés plus ou moins récents, mais qui à mon sens ont un
supplément d’âme : un gros plan en noir et blanc sur la main
d’un nageur qui agrippe le bord d’une piscine, une fleur
dans la forêt de Fontainebleau entourée d’un halo mystique
s’élevant vers les cieux au petit matin, avec un palette de
couleurs automnales de toute beauté, un jeune couple
s’embrassant sur un banc de la Gare du Nord, dans
l’indifférence générale (oui, je sais, mais on a tous eu notre
période Doisneau, non ?!…), un enchevêtrement de fils de
fer barbelé rouillés qui symbolise ma propre psyché torturée
parfois… Fichiers envoyés. Le jugement dernier ne serait
pas plus important à cet instant précis.
Elle ne répond pas. J’attends dix secondes. Trente
secondes. C’est long. Une minute. C’est très long. Deux
minutes. Elle le met sur les charbons ardents, cette cyber
sadique.
– Tu vois quand tu veux !
Délivrance.
– Que veux-tu dire ?
– Tes photos sont magnifiques ! Tu es fait pour ça,
fonce ! Cesse de te perdre et de gâcher un tel talent !
– J’ai passé l’âge d’entamer une carrière de photographe
professionnel. On peut juste vivoter avec ça.
– Ça y est, il nous la rejoue croque-mort ! Mais tu ne
peux pas la fermer un peu, par moment ?! Bon, on continue
sur ta lancée, et là, pas d’échappatoire…
– Elle veut quoi, la dame ?
– Un portrait de toi.
166
– Et pourquoi ?
– Parce que ? Grouille, j’ai pas posé des RTT pour ça,
moi.
– Je n’en ai pas.
– Tu mens.
– Non.
– Ne fais pas l’enfant et envoie-moi un portrait de toi.
Tout le monde a au moins un selfie dans son téléphone.
J’attends.
J’ai envie de mettre à cette imbécile une gifle à lui
décoller la tête. Elle me pousse dans mes retranchements.
Dans mon intimité. Merde, elle devrait comprendre que je
n’aime pas me voir en portrait ! J’enrage. Et je lui envoie un
autoportrait. Pris il y a deux semaines. J’avais les cheveux
mouillés, il faisait beau, une belle lumière dans mon
appartement. J’avais l’air presque attirant. Avec ma pomme
et mon estime de soi, c’est pas gagné d’avance. Voilà
comment un crétin quadragénaire se retrouve dans la fosse
aux lions dans un mauvais péplum. Prions pour que
l’anonyme donzelle ne baisse pas pouce. J’ai envie de lui
plaire. Et merde. J’avais le droit de penser à tout, sauf à ça.
– Ah, la vache !
– Pardon ?
– C’est bien toi, sur la photo ?
– Oui.
– TU ES BEAU.
TIMBEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEER !
Vlan, cette phrase me fait l’effet d’un sapin que l’on scie
à la base dans une forêt du Manitoba ! Avec un sacré boucan
en tombant au sol. Merde, à quoi joue-t-elle ? Si j’étais beau,
cela se saurait ! Le genre de coup bas dont j’ai du mal à me
remettre. Il faut VRAIMENT que je bosse sur mon estime
167
de soi. Bon, on verra ça demain, avec deux litres de café en
intraveineuse. Une réplique. Il me faut une réplique. Du
bon, du lourd. Du gros rouge qui tache. Saint Audiard, par
pitié, ce n’est pas le moment de me laisser en rade. J’ai une
réputation à soigner, moi, soyez sympa !
– Merci.
CRETINDECRETINDECRETINDECRETINDECRET
INDECRETINDECRETIN.
Cher cerveau, cesse de me trahir et de me faire passer
pour un sinistre abruti congénital au seul moment dans ma
vie où cette option est manifestement inappropriée. Merci.
Attention, elle remet ça. Tous aux abris. Les femmes et
les enfants, je m’en tamponne la cellulite. Moi d’abord.
– Sérieusement, tu es beau mec. Je ne m’attendais pas à
ça. Vraiment.
– Je ne sais plus où me mettre.
Et en plus, c’est vrai. Vite, ducon. Active ton neurone
en mode turbo. Retrouve ton esprit fielleux et décroche-lui
une flèche entre les deux yeux. Sinon, tu es cuit.
Trop tard. Elle tire plus vite que moi.
– On dirait que cela te gène. Hey, pépère, faut vivre
dans son temps ! Une femme a le droit, parfois le devoir, de
trouver un mec à son goût et de se rincer l’œil ! Et moi, cela
m’arrange. Na !
– Oui, cela me gêne. Je ne me vois pas beau. Voilà, c’est
dit. Tu es contente ?!
– Oui, je m’éclate à te voir gigoter ainsi dans ton p’tit
corps.
– Holaaaaa, on se calme ! Valium pour tout le monde !
Tu mets ton cul dans l’eau froide et tu profites de la vapeur,
ça te fera une séance de saune gratuite !
– O.K. Pouce. Temps mort. As-tu d’autres photos à me
168
montrer ? Pas de toi, coco. J’en ai assez vu sur la marchandise
comme ça, tu peux remballer ta came…
Elle est foutrement rusée, la mâtine. Elle a beau
m’agacer, je me sens sourire. Et je suis prêt à parier un lapin
sous Viagra contre un pare-choc de Kangoo qu’elle sourit
aussi de son côté. Sa diversion sur mes créations visuelles
m’offre la possibilité de revenir à un niveau d’adulte, et non
d’adolescent de quinze ans. Grâce lui soit rendue, à cette
grande malade. Pour la peine, je fais les fonds de tiroirs et
lui envoie une dizaine de mes meilleurs clichés.
– N’attends plus. Vis de tes photographies. Je n’ai pas
vu d’images aussi personnelles, aussi pleines de pensées
depuis au moins vingt ans.
– Je n’avais pas pensé à gagner ma vie avec ça. Ou,
plutôt, si, mais c’était quand j’étais jeune…
– Tu peux encore le faire. Mais ne loupe pas
l’embranchement. Il n’y aura pas de troisième chance.
– Comment sais-tu que j’en ai seulement une seconde ?
– Bouge-toi et va chauffer ta cafetière… La nuit va être
longue… Plus que longue…
169
170
Chapitre Dix-neuf
2tall2fake.
– … Et là, je me suis retrouvé seul comme un con, avec
mon bout de corde bleu, en plein milieu de la grande salle
de l’Hôtel de Ville de Nuremberg… Ose me dire que tu as
connu pire, toi, comme grand moment de solitude ?!
– (RIRES). Effectivement, là, tu as passé un Master 2 en
Loositude Artistique Appliquée ! Mon Dieu, tu as vu
l’heure ?!
– Le soleil se lève ! Nous avons échangé plus de
2500 messages durant la nuit !
– Quand je te disais que tu devrais apprendre à la
fermer ! (RIRES)
– Ah Ah Ah. Très drôle. Je suis désolé, je n’avais pas
prévu de passer la nuit ainsi.
– C’est chouette, non ?
– Oui. J’ignore toujours qui tu es, mais tu es une femme
surprenante. Surtout en ne disant rien sur toi et en
m’amenant à me confier autant. Tu dois me trouver pédant…
– Oui. Et très con, aussi. Oh, coco, c’est une blague, je
plaisante ! Je n’avais pas ri autant depuis des lustres. Et tous
171
les hommes sur SEENIQ n’ont pas ton sens de l’humour, ni
ton éducation. Loin s’en faut.
– Ah.
– Ne te sens pas pousser des ailes, papillon. Je ne sais
pas où tu vas, mais tu n’es pas encore arrivé au but.
– Bon, que faisons-nous, maintenant ?
– Toi, tu files dormir de suite. Avec un peu de chance,
tu peux avoir une nuit de sommeil de huit minutes.
– Très drôle. Je veux dire : que veux-tu que nous
fassions, toi et moi ?
La réponse n’est pas immédiate. Elle me fait poireauter
à nouveau. Une minute. Deux minutes. Deux minutes et
trente-sept secondes. La fatigue aidant, je me sens devenir
un peu grognon.
– Bon, petit bonhomme, lis bien ce qui va venir, parce
que ce message va s’effacer dans 15 secondes, façon
Mission : Impossible. Avec de la fumée et tout le toutim.
– Vas-y, je bois tes paroles.
– 22H22.
– Aujourd’hui ?
– Oui.
– Et ?
– Tu te pointes à cette heure-là. Précise. Pas une minute
de retard, sinon, tu resteras seul avec Popaul et tes
hémorroïdes.
– Et ?
– Sois comme les autres hommes et tu passeras le reste
de ta vie seule. En tous cas, sans moi. Surprends-moi et tu
me rencontres. Et nous passons la nuit ensemble. Une nuit.
Une seule. Nous ne nous reverrons jamais après. C’est le
seul deal possible avec moi. Tu peux encore dire non.
– Je n’ai aucune envie de te faire plaisir. Je dis oui.
172
– Miramar. Plage.
J’ai à peine le temps de lire que l’écran de mon
téléphone devient noir. Extinction totale. Panne de batterie.
Je me précipite sur mon chargeur rapide. Mon appareil met
bien cinq minutes avant de se rallumer. Plus aucun message
de cette nuit. Un esprit sain aurait douté même d’avoir vu
ces SMS. Je suis dingue et je ne rêve pas.
Tu veux que je te surprenne, ma grande inconnue qui
joue partout un coup d’avance ? O.K. Je relève le gant.
J’AI. UN. PLAN.
173
174
Chapitre Vingt
Miramar.
22H17. Dire que la Croisette est fréquentée est un
euphémisme. Festival International du film oblige, les
badauds et les apprenties starlettes pullulent comme des
bûcherons turgescents fin mars, lorsque les premiers strings
ressortent des chutes de reins de la gente féminine. Les bras
encombrés, je me faufile tant bien que mal pour arriver à
destination dans les temps. Malgré l’affluence, la populace
en smoking a l’heur de rester agglutinée près du Palais. Je
descends sur le sable et opte pour une tenue de combat. Je
retrousse légèrement le bas de mon Chino et retire mes
mocassins à glands en daim fauve. Ne riez pas, ça a naguère
été un « must have », avant d’être le second choix des
dragueurs octogénaires, juste après la paire de Crocs… Le
sable fin est doux et tiède sous mes pieds. Une sensation
organique, sensuelle. J’aime ça. Et j’aime aimer ça. Le sang
coule de nouveau dans mes veines. 22H19. Je fais mon
malin, mais mon palpitant joue du Heavy Metal dans ma
cage thoracique. Keep Calm and Carry on, Super Blaireau.
Le rendez-vous avec l’invitée mystère étant fixé sur une
175
plage, je décide d’aller le plus près possible de l’eau. Choix
stratégique : en tournant le dos à la mer, je peux voir les
promeneurs sur le trottoir, et gagner quelques secondes
précieuses lorsque ma Dulcinée d’un soir avancera dans ma
direction. En espérant ne pas me faire poser le lapin de
l’année. En dépit de la douche prise avant de partir, je
commence à sentir un peu la fatigue de la nuit dernière. Elle
ne doit surtout pas le remarquer. Mes paupières se ferment
quelques secondes, le temps pour moi de remonter le fil de
la journée écoulée. J’entends au loin une chanson digne de
cet instant. Alain Chamfort. Manureva. Si le destin se met à
faire des playlists, maintenant… Mine de rien, je n’ai pas
chômé avant. Après mes huit heures de texting
interrompues avec ma surprise du soir, j’ai carburé à
l’adrénaline. Journée calme à l’agence – si j’omets un
touriste néerlandais qui est venu vomir son Sunday Caramel
Noix de pécan sur la vitrine. J’en ai profité pour faire
fonctionner mes synapses. Et pour une fois, le résultat est
concluant. Avant midi, j’ai dégoté sur zegoodcorner.fr un
panier en osier pas cher, avec juste ce qu’il faut de patine et
de toile Vichy à l’intérieur. Par chance, le vendeur était sur
Cannes Centre. Phase 1 du plan : OK.
Pause déjeûner transformée en marathon urbain. Pour
une bonne cause. La mienne. Faut-il que je sois à l’Ouest pour
me précipiter dans un supermarché de surgelés (oui, celui des
bébés éponymes…). Ou comment se retrouver aussi stupide
qu’une vache australienne devant la discographie intégrale de
Sim, face au plus grand dilemme de l’histoire de l’Humanité.
Non, je n’en fais pas des tonnes. Essayez de choisir vite entre
des salades de lentilles Bio au saumon, des bagels au poulet
citronnelle (« Avec ma veine, c’est la seule viande qu’elle
n’aime pas ») et un gaspacho au Porto et vous verrez. Surtout,
176
ne pas oublier le dessert. Je prendrai une belle panière de
fruits frais. Les panières de fruits sont aux femmes ce que la
strip-teaseuse est aux hommes : une envie parfois, une
politesse toujours. Pour ma part, je n’ai jamais vu quelqu’un
refuser une effeuilleuse gratuite. Bon, je ne connais pas
grand-monde non plus. Bon, jusqu’ici, nul besoin d’être allé
à Harvard pour deviner la suite. Oui, je vais bluffer mon
oracle sans visage avec… un pique-nique. Mon cerveau
reptilien est en train de m’envoyer un Télex, mais je ne suis
pas assez concentré pour le lire. Je fais avec les moyens du
bord. Quelque chose me dit que je fais ce qu’il faut. Si je me
plante, je mangerai seul mes victuailles de guinguette des
bords de Marne. Faut pas gâcher, ma bonne dame.
Je sors du supermarché. SMS. Hé ben, c’est pas trop
tôt ! Pourvu qu’elle n’annule pas. Pourvu qu’elle n’annule
pas. Pourvu qu’elle n’ann…
– « Alors, beau gosse, tout roule ? J’espère que tu vas être
à la hauteur. Étrange… Mais… Je pense… Que… Oui… »
Garce. Sa bienveillance me met encore plus de pression.
Si j’échoue, faites-moi penser à me couper les attributs avec
un couteau à huîtres. Ma vie d’eunuque sera sûrement
beaucoup plus calme – et moins compliquée.
Sortie de bureau. Passage incontournable chez le
caviste. Le retour de la question-piège : quel boisson
prendre ? Du champagne ? Toujours une bonne idée pour
rendre une gourde intelligente, mais il ne faut pas se
tromper. Et encore moins faire dans la demi-mesure. Mon
PEL va y passer. J’assume. Pour une fois. Oui, mais… Il me
faut un autre vin. Un apéritif. Un truc léger. Respectons les
mœurs et les vignerons locaux. Je tombe sur un rosé
providentiel, rien que par son nom. « Nuit sans sommeil ».
Je n’aurais pu rêver mieux.
177
Mes emplettes terminées, je file chez moi. À peine la
porte fermée, je reçois un nouveau message.
– Je te préviens, si tu t’attends à voir une bombe en
porte-jarretelles et bas résille, tu vas déchanter, mon coco.
Avec moi, c’est jogging en molleton de vingt ans d’âge et
espadrilles…
– 1) Si je venais pour tes bas résilles, il faudrait que tes
jambes me plaisent autant que ton minois. Pour l’instant, tu
es sursitaire. Et 2) la perspective de me taper la ménagère de
moins de cinquante ans avec clope au bec et bigoudis me
transporte au-delà de mon morne quotidien.
– [RIRES]. T’es con, toi. Mais tu me plais. Enfin…
jusqu’à 22H21… Après…
– Je suis joueur. Fais gaffe, ce soir, il va y avoir des
morts. Tu as intérêt à bien numéroter tes abattis, quand je
te tomberai dessus. Enfin… Si le plumage est à la hauteur
du ramage… Wait and See…
– Allez, dégage et va prendre une douche, je n’ai pas
l’intention de saluer un pue-la-sueur !
BIP. BIP.
Le SMS me fait ouvrir les yeux en sursaut.
22H22.
Je regarde instinctivement autour de moi. Personne
dans mon périmètre immédiat. J’ai la chair de poule, avec
ma chemise blanche façon BHL et ma mallette de
piquenique posée devant moi.
– « Excellent choix. Tu es celui que je choisis. Monte
dans le canot »
Le canot ? Je me tourne face à la mer, médusé. Un
tender de navire, sans doute propulsé par un moteur
électrique, accoste le rivage. L’embarcation est un Riva ou
similaire. Je ne m’y connais pas assez et il fait trop sombre
178
pour lire une quelconque indication sur la coque. Une chose
est sûre, on ne rigole plus. Teck et cuir blanc. Je ne vais pas
découvrir une vieille rombière en sapes Tati avec la Gitane
aux lèvres. Un homme de haute stature, la trentaine, est à la
barre de l’esquif. Sa tenue en costume, formelle et
incongrue, lui donne un statut de majordome plus que de
skipper. Il se contente de m’indiquer un siège d’un geste du
bras. Je prends mes affaires en vrac et m’installe sur la
banquette arrière de l’embarcation, sans dire un mot.
Décrire mon état d’esprit à cet instant précis est presque
impossible. Je ressens une forme d’excitation
paradoxalement calme. La situation est digne d’un roman
d’espionnage des années soixante. Ou d’une romance pour
milliardaires oisifs. Le plus surprenant est que pour la
première fois de ma vie, j’ai l’impression d’être à ma place.
J’ai presque une sensation de déjà-vu.
Ce soir, ce n’est pas une femme que je vais rencontrer.
C’est mon destin.
179
180
Chapitre Vingt et un
Ce que l’on perd. Ce que l’on gagne.
Le Riva accélère l’allure, et martèle les vagues, laissant
derrière lui un sillage d’écume. La lune est presque cachée,
confondant la nuit et l’élément marin en un unique bloc noir
teinté de marine. En prévision d’une longue soirée à discuter
assis sur le sable – je suis un incurable romantique – j’avais
pris soin d’emporter un gilet matelassé sans manches. J’ai été
bien inspiré. Les embruns et l’air frais me fouettent le corps
et le visage. Au moins, cela me réveille. Le pilote, dont je ne
vois plus que la silhouette de dos, se tient debout, sans
broncher. Nous contournons les îles de Lérins par l’Est. Après
l’île Sainte-Marguerite, mon transport peu commun dépasse
l’île de la Tradelière, oblique, puis file droit devant jusqu’à
Saint-Honorat. On ne va pas passer la nuit dans une abbaye,
tout de même ?! La réponse est encore plus surprenante que
ma question. Le capitaine ralentit soudain l’allure, et laisse
glisser le canot jusqu’à l’île Saint-Féréol. En souplesse,
comme attiré par un invisible aimant, mon cocon de bois
laqué se rapproche d’une grosse masse sombre, duquel filtre
une poignée de lumières ambrées. Un imposant yacht noir
181
mat est notre destination. Du gros, du lourd, avec hélico sur
le pont et un matériel Hi-Tech à rendre jaloux la NSA.
Bienvenue chez SPECTRE. Il ne me manque plus qu’une
bague avec une pieuvre au doigt pour être raccord avec le
cadre. Si le comité d’accueil a une balafre à l’œil et caresse un
chat persan, je rentre à la nage. Le tender se place à la poupe
du yacht, juste au niveau d’une plage inférieure. Je dépose la
mallette en osier tressé et y pose les pieds. Je lève la tête vers
le pont supérieur du navire. Personne en vue. Soudain, une
porte dissimulée s’ouvre devant moi. Un ascenseur. Piquenique
en main, je pénètre dans l’étroite cabine. Quatre
secondes plus tard, je découvre ce lieu de perdition. Le pont
est grand, probablement trois fois plus vaste que mon
appartement. Une lumière tamisée émane du fond. J’avance
à pas mesurés. Il ne faut paraître ni empressé, ni émerveillé.
Face à moi, une grande cloison en verre poli aux reflets dorés.
BIP. BIP.
– « Tu peux ouvrir la porte ».
C’est officiel. Je suis mort et réincarné dans la peau de
Felix Baumgartner. J’avance la main. Détecteur de
mouvement. La porte s’ouvre.
Impact.
– Surprise ! Alors, pas trop déçu ?
WOUARCH. LA BAFFE. EN PLEINE POIRE.
Déçu, non. Personne ne le serait dans de telles
circonstances. Surpris ? Euh… Comment dire. Je suis face à
une superbe femme. Sa voix grave et sensuelle s’insinue en
moi comme un virus. Je la déteste.
– J’ignorais que c’était toi. En même temps, je le savais.
Crinière blonde. Robe noire. Talons hauts. Des yeux de
charbon. Pas mieux.
– Je suis contente de te voir.
182
– Moi aussi. Vous avez frappé fort, très chère…
Mains sur les hanches, elle me sourit. Je ne connaissais
d’elle que deux pseudonymes. Je la connais désormais par
son surnom.
La femme de deux mètres.
Je m’attends à voir de l’hydromel couler de mon front.
Quelqu’un doit boire dans mon crâne ou un truc de ce
genre. Je suis mort et Odin doit être au zinc du Valhalla en
train de trinquer à la santé des dragueurs lilipputiens. C’est
la seule explication rationnelle possible. Mon rythme
cardiaque se régule un peu. Un certain soulagement
tempère mon excitation. Suffisamment pour me rendre
l’usage de mon cortex. J’attaque.
– Cette robe te sied à merveille. Pas autant que le
jogging Adidas année modèle 92, mais bon, on fera sans…
Elle rit et se penche vers moi. En théorie, je suis encore
étanche. Pas de flaque sous la plante de mes pieds. Seigneur,
faites que ma connerie aille jouer dehors pendant quelques
heures. Je lui paye le billet pour Disneyland s’il le faut.
Une gêne indicible nous freine dans notre élan l’un vers
l’autre. Bise ? Baiser court de bienvenue ? Baiser fougueux
de presque retrouvailles ?
– Tiens, je t’avais promis une surprise de mon côté : le
pique-nique de madame est avancé !
Je pousse ma valisette en avant et la suit vers le fond du
salon. Ma pirouette nous remet au diapason l’un de l’autre.
L’endroit cumule les superlatifs : trop beau, trop élégant,
trop riche, trop… tout. Le constat devrait sans doute
s’appliquer à son occupante, mais je ne parviens pas à la
trouver inaccessible. Cette robe perchée sur des talons de 15
centimètres qui me fait passer pour un nain de jardin
débarqué d’un jardin berlinois m’est familière. Pire. Il y a
183
comme une part d’elle qui fait partie de moi. Je secoue la tête
pour chasser cette idée. Quelle que soit la tournure des
événements à partir de maintenant, il ne faut surtout pas
oublier que c’est un one shot. Me voici Cendrillon arrivant
au Palais. À minuit, mon carrosse redeviendra citrouille.
Résister à l’envie de regarder autour de moi la
décoration, aussi élégante que fastueuse, est un tour de
force. Jetée de canapé Kelly Hoppen, mobilier Lalique, un
Degas et un Warhol au mur, un de ces hideux chiens en
forme de ballons pour enfants, frère jumeau de celui exposé
à Versailles l’an dernier… La lecture des magazines d’art et
d’immobilier de prestige aura eu le mérite de renforcer ma
culture triviale de la vie des grands de ce monde.
– Viens.
Mon hôtesse me précède sur le pont latéral du navire.
Une table pour deux personnes a été dressée, avec un
raffinement exquis. Sans me démonter, je joue le jeu
jusqu’au bout et déballe méticuleusement les victuailles.
Comme j’aurais dû m’en douter, une bouteille de
champagne attend sagement dans son seau en argent –
massif. Accompagné du sourire de Joconde de cette femme
trop grande, je remplis tant bien que mal mon rôle de
sommelier d’un soir. La lecture de l’étiquette achève de me
donner des sueurs froides : Cristal Brut Methuselah 1990 de
Roederer. Si je découvrais maintenant les 17 625 dollars que
coûte cette collation, je serai illico sous défibrillateur
cardiaque. Je tends à 2tall2fall une flûte, avec la sensation
physique de courir sur une planche à clous. J’aurais dû
prendre option fakir indien, au Baccalauréat.
– Mon nom est Valérie Trudeau. J’ai 45 ans ce soir et tu
me plais.
BANG.
184
À froid, comme ça, ça fait mal.
BONSANGDEBONSANGDEBONSANGDEBONSA
NGDEBONSANGDEBONSOIR.
Elle ne pouvait pas mettre le clignotant, avant de
tourner ?! Tout me plait dans ce que je viens d’entendre. Et
je ne pourrais rien garder de ce soir, même pas une petite
cuillère.
– Enchanté, Valérie. Je m’appelle…
– Je sais.
– Mais, non, je…
– JE SAIS.
Voilà que ma girafe version « Fortune » me récite d’un
ton monocorde, presque en le lisant, mon pédigrée complet.
Nom, date et lieu de naissance, diplômes, adresses passées
et actuelle. Je ne suis pas scié. Je suis en copeaux. En poudre.
En atomes.
– Bon, j’ai comme l’impression que cette soirée va être
plus mouvementée que prévue.
– Assieds-toi. Trinquons.
– À quoi ?
– Aux choses qui ne sont plus et à celles qui ne seront
plus jamais pareilles.
Nos flutes s’entrechoquent à peine. Je la regarde boire.
Un peu mal à l’aise, j’essaie de ne pas la fixer et de détacher
mon regard de son visage. Il y a dans la situation comme
dans nos attitudes, peut-être même dans nos émotions qui
sait, une étrange alchimie. Son assurance affichée, avec des
gestes assurés et précis au millimètre près, me laisse
paradoxalement à penser qu’elle aussi est intimidée. Cela
n’a aucun sens. Cette femme a tout. TOUT. Dans ce cadre,
un poète en manque d’inspiration évoquerait en mon nom
un ver de terre amoureux d’une étoile. Les poètes sont des
185
hooligans. Ces gens-là ne respectent rien. Par un hasardeux
coup de bonneteau, une petite voix dans ma tête, à peine
audible il y a deux minutes, et plus forte à chaque seconde,
me dit de ne pas avoir peur. De prendre de l’assurance.
Après tout, elle t’a choisi, Ducon ! Et sûrement pas par
manque de choix. Et encore moins pour ton pognon. Mes
neurones, paresseux depuis des lustres, semblent soudain se
réveiller de je ne sais quelle torpeur. À croire que j’ai passé
20 ans dans le coma et que je viens d’ouvrir les yeux. Bon,
on garde son sang-froid et on évite de mettre trop vite son
caleçon en zone inondable. J’attaque.
– Tu… Je… Nous… Euh… Pourquoi ?
Bravo, champion. Si c’est ton meilleur coup, tu es mûr
pour récolter des fonds au prochain Téléthon, toi…
Bafouillage et crétinage sont les deux mamelles auxquelles
je viens de m’accrocher. Dieu merci, j’ai en face de moi une
femme. Une vraie. Avec un cœur et un cerveau.
– On se calme et on reprend des bulles, Coco. Tu es là
car j’ai aimé ton regard l’autre soir. Tu ne m’as pas jugé. Ni
convoité. Tu m’as juste… regardé. Peu d’hommes savent
encore le faire.
– Cela n’explique pas tout. Pourquoi SEENIQ ?
Pourquoi le baiser ? Pourquoi le silence ?
– Bon, avec toi, on n’est pas couché ! Tu sais qu’en toute
logique, nous ne sommes pas censés passer la nuit à se
raconter nos vies ? Le sablier s’écoule, bonhomme…
– Je m’en moque. Continue.
– Soit. Mais tu es prévenu : d’une part, nous ne nous
reverrons pas, et d’autre part, tout ce que tu vas découvrir
va changer le cours de ta vie. Tu devras te débrouiller avec
ensuite, je n’assure pas le SAV.
– Continue.
186
– Je suis née hier. Ne souris pas. Il n’y a rien d’amusant
dans mes propos. Ma vie n’a rien de comparable avec tout
ce que tu as connu auparavant. Je suis heureuse aujourd’hui.
Heureuse ce soir. Je suis libre. Je ne l’ai pas toujours été.
– Tu as tout pour être heureuse, si je regarde autour de
moi.
– Tu regardes. Tu ne vois pas. Je n’ai rien.
– Continue.
– Arrête. Je ne parle jamais de moi. C’est… délicat…
et… compliqué.
– Alors, je vais t’aider un peu, si tu le permets. Tu es une
belle femme, avec un comportement qui trahit une
intelligence peu commune. Enfant surdouée ?
Elle éclate d’un rire franc.
– Oh, non, loin s’en faut ! J’ai tout connu dans la vie.
Tout. L’Enfer et les flammes aussi.
– On a tous eu un moment où l’on se sent au fond du
trou.
– Ne dis pas de sottise ! Je te parle de l’Enfer, pas d’une
dépression nerveuse ! L’enfer, nous l’avons en nous. Et toi,
mon coco, tu l’as en toi. Et tu n’en sortiras qu’après une
longue, longue traversée…
– Je ne suis pas sûr de comprendre. Ou j’ai peur de
comprendre. Passons. Je t’écoute.
Sans me quitter des yeux, elle plisse ses paupières, sort
de nulle part une cigarette électronique et en tire une
profonde bouffée. L’effluve est atypique. Je ne saurai dire si
l’odeur rappelle le tabac ou la cannelle. Il y a dans l’air
quelque chose d’organique. Je ne sais pas si je peux dire
charnel. C’est… plus que ça.
– Je suis née et j’ai passé mon enfance dans la peau
d’une gamine provinciale qui a dû grandir plus vite que
187
d’autres. Ne pose pas de question sur mes plus jeunes
années. J’ai grandi. Quitté le trou où je vivais. Pour vivre
dans d’autres lieux plus sombres et parfois plus glauques
que les mots ne peuvent le décrire.
– O.K. Je n’insiste pas. Mais cela n’explique pas ce que
je vois autour de moi.
– Après un parcours singulier, j’ai atterri dans une
maison de Genève dont le nom ne te dirait rien. Disons que
c’est le genre d’endroits où les mâles helvètes montrent les
limites de leur calme légendaire. Et où ma voix de travelot m’a
conféré une assurance particulière. Toujours est-il que ma
route a croisé celle d’un jeune banquier suisse – oui, je sais,
j’accumule les poncifs ! – et que je l’ai accompagné le temps
nécessaire à sa carrière. Cela a duré dix ans. Dix ans de bonne
société à Zurich, où nous avions emménagé. Dieu que cette
ville est morne et conformiste ! J’ai cru que j’allais mourir de
l’intérieur si j’y restais. Un hasard bienheureux a voulu que
mon époux me trompe avant que je n’ai eu le temps de le faire
moi-même. Enfin, techniquement parlant, c’est presque ça…
Valérie tire une longue bouffée de sa cigarette
électronique et me la souffle au visage. Je ne bronche pas.
Son regard de chat est plus perçant que jamais. Le timbre de
voix de cette pétroleuse vibre en moi comme un violoncelle.
Elle est forte. Très forte. Je ne baisse pas ma garde.
– Bon, « Passage par la case divorce. Vous touchez
800.000 Euros » ?
Elle rit. Ouf. Je n’ai peut-être pas perdu la main.
– Oui, on peut dire ça ! J’ai touché un peu plus. Mais c’est
un peu grâce à ce Monopoly que j’ai épousé mon second mari.
Il travaillait dans le cryptage des données informatiques, juste
à l’essor du e-commerce. Bien lui a pris, ses compétences lui
ont permis de se placer comme prestataire référent auprès des
188
majors de la vente en ligne en Europe.
– Tu as eu des enfants.
– Oui. Si on te demande combien et leurs prénoms, tu
répondras que tu n’en sais rien. Compris, p’tit bonhomme ?
– Pigé, grande femme. Et à vrai dire, je m’en tamponne
la cellulite. Poursuis.
– Mon second mari m’a initié aux TIC. J’ai pris goût à
l’aventure numérique et j’ai créé plusieurs start-ups à
succès, dont SEENIQ. Toutes sous pseudonyme ou avec des
prête-noms. Cette discrétion est devenue ma seconde
nature. Puis ma première. Mon mari m’a quittée pour partir
avec une autre femme. Le pire, c’est que je ne l’ai même pas
vu venir. Le divorce est en cours depuis presque un an.
Comme tu as pu le constater, j’ai la possibilité d’accéder à
pratiquement n’importe quelle source de données existant
dans le monde. Je suis une NSA à moi toute seule. Caméra
de surveillance, compte de réseaux sociaux… Et je comble
mes besoins de femme en choisissant des hommes. Choix
délibéré. Aucune place pour le hasard. Aucun grain de sable.
– Il y en a toujours un.
– Crois-tu ? Tu as encore beaucoup à apprendre,
petit… petit… Comment dit-on, déjà ?
Elle prononce un mot que seule ma mère et un vieil
oncle décédé il y a 15 ans connaissaient. Je la tuerai pour ça,
si j’étais du genre à le faire.
– Comment sais-tu ça ?!
Oulaaa. Mon timbre de voix n’est pas gentil tout plein.
On se calme. Si je la mords, elle me mord. Et elle est sans doute
plus carnassière que moi. Sans se départir de son flegme, ce
sensuel gratte-ciel me répond d’un timbre presque inaudible.
– On me l’a dit.
Rien qu’à l’entendre, je sais qu’elle ne plaisante pas. Il
189
serait facile, pour ne pas dire normal, de poser la question
du « On ». Je ne la poserai pas. J’ai compris.
– Tu as du souffrir pour en être là où tu es…
Ma remarque, qui n’avait rien de narquois, la fait sourire.
Mon dieu. Je crois que je n’ai jamais perçu de toute ma vie
autant de bienveillance que celle qui a illuminée un quart de
seconde les deux puits noirs qui me fixent sans ciller. Même
un épagneul français, au retour d’une chasse au canard un
matin de décembre en Sologne, n’a pas ce regard-là.
– Oui, coco, j’ai souffert. Je suis même morte. Mais ça,
c’est une autre histoire.
– Que compte-tu faire, après ton divorce, si ce n’est pas
indiscret ?
– Ça ne l’est pas. Je pars dans quelques jours. Un aller
sans retour pour le Canada. Québec, pour être précis. Je
quitte tout ce que j’ai ici. Regarde bien ce yacht, c’est la
dernière fois que toi et moi y mettons les pieds. Fin de série.
Liquidation après inventaire. On fait les soldes et on part
avec la caisse. Sans regret.
– Tu as un plan de vie, là-bas ?
Elle éclate de rire.
– Un plan de quoi ?! Grand dieu, non ! J’ai préparé mon
départ, mais pour vivre comme je l’entends. Plus de
contrainte. Plus de guide. Plus de garde-fou. Plus de filet de
secours Juste une indicible liberté et l’air frais dans mes
cheveux. Tu ne pourrais pas comprendre.
– Je sais, je suis trop con pour comprendre ça. Merci.
Cela fait plaisir à entendre.
– Ne sois pas susceptible.
– Je ne le suis pas.
Elle se lève de son fauteuil et se penche vers moi.
190
Chapitre Vingt-deux
Le bruit et le chaos.
– Embrasse-moi.
À vrai dire, je ne sais pas si je n’osais pas l’embrasser ou
si l’idée ne m’avait tout bonnement pas traversé l’esprit.
Cette femme est un fantasme ambulant. Et son histoire me
fascine tellement que la perspective sexuelle avait été
reléguée au second rang des priorités.
Un baiser long. Calme. Adulte. Elle embrasse bien. À
mi-chemin entre le baiser de professionnelle et celui de
femme amoureuse. Cocktail envoûtant s’il en est. J’ai
quarante ans passés, je ne suis pas un saint et cette géante
sortie de nulle part me fait passer d’un stade à un autre,
simplement en collant sa langue contre la mienne. That’s
insane. Mais ce n’est pas de l’amour.
Sans quitter mes lèvres, elle me prend par les mains
pour me faire lever. Je la suis. Elle place mes mains sur ses
hanches, tandis qu’une sono démarre comme par magie une
liste de titres musicaux. Dès l’intro, je reconnais le groupe et
la chanson. Radiohead. Creep.
Salope.
191
Elle vise juste à tous les coups.
La flamme des bougies oscille lentement dans les
photophores. Je déteste les slows depuis l’adolescence. Je
déteste danser. Le simple fait d’y penser me met en panique.
Pas ce soir. J’ai l’impression d’être dans un coma ou un drôle
de rêve. Seigneur, Donnez-moi juste un peu de temps…
La suite – prévisible s’il en est – fait partie de ces
séquences de vie qui échappent aux règles ordinaires du
temps, de la mémoire et de la bienséance. Me voici sur un lit
XXL, en train de besogner cet OVNI échassier que je n’ai
même pas le souvenir d’avoir vu se dévêtir. La robe noire git
au sol, comme le linceul du fantôme de la rationalité. Mon
cortex fonctionne sur un mode fascinant et effrayant. Tout
en touchant son corps, je ne peux m’empêcher de
mémoriser le moindre grain de beauté, la plus infime tâche
de peau, la cicatrice à peine visible à l’œil nu. Je n’y peux
rien. Cette nuit, j’absorbe. Tout. Elle. Je passe au travers de
son parfum pour pénétrer son odeur. Je dissèque du cerveau
cette putain d’enveloppe charnelle. Pas que pour
l’apparence. Ce corps, élancé et majestueux, n’est pas mon
idéal. Ni même un fantasme. Je ne peux pas décemment dire
que je suis bien avec ce corps, que des centaines d’hommes
voudraient. Mais il y a quelque chose de sous-jacent, cette
forme floue, cette force indicible qui me fait me rapprocher
de ses pensées à chaque mouvement de reins. Ce que nous
faisons est mécanique et métaphysique. Pourtant, ce n’est
pas de l’amour. Je n’étais pas préparé à cela. Comment
diable ai-je autant d’emprise sur moi à cet instant précis où
je devrais perdre les pédales dans un grognement de
phacochère ? Mystère. Ma partenaire de jeux ferme les yeux,
puis les ouvre, par intermittence. Elle n’est pas femme à
lâcher prise simplement parce qu’un pénis sous plastique
192
tente d’être à la hauteur. Non. Je n’y crois pas. Fuit-elle
quelque chose, entre deux respirations saccadées ? Possible.
Elle veut faire l’amour en silence. Je le sais. Mais la vérité
doit éclater. Sans ralentir le balancier de nos pulsions
hormonales, je penche ma bouche vers son oreille.
– You can run, but you can’t hide.
Oui, je sais, ma vérité est sortie spontanément dans la
langue de Janis Joplin. J’ignore pourquoi. J’ai voulu une fois
de plus faire mon malin. La dilatation de la pupille droite de
cette blonde en CCD d’une nuit que j’honore sans passion,
même si elle n’a duré qu’une fraction de seconde, me prouve
que j’ai raison. Il est probable que je mourrai ce soir ou dans
quelques mois des suites de cette rencontre. Mais si jamais
j’en réchappe…
– Tu es un salaud.
J’adore entendre ça quand je suis en train de jouer à la
bête à deux dos. Surtout quand la femme qui me dit cela me
regarde droit dans les yeux, sans cesser son ondulant
mouvement. Je lui souris. Elle me rend mon sourire. Étrange
relation que celle qui nous unit depuis quelques minutes.
Nous sommes elle est moi dans un état d’entre-deux. Ni
vraiment sur notre garde, ni vraiment dans le lâcher prise.
Je pense à quelqu’un d’autre. Patricia. Il ne faut pas. Je
me suis piégé moi-même. Comme un renard dont la patte
brisée saigne entre les mâchoires métalliques, j’ai mal. Je suis
dans un déni lumineux. Je ressens la douleur, mais continue
à nier l’existence du piège. Je sais que Patricia n’est plus dans
ma vie, et pourtant je pense à elle. Là, sur ce yacht. Avec cette
femme qui n’existe peut-être que dans mon imagination.
Puis l’étreinte se relâche. La sudation l’emporte. Deux
cœurs doivent réduire le nombre de pulsations. Les cages
thoraciques se soulèvent un peu bruyamment, puis
193
retrouvent leur point d’équilibre. Je me relève et quitte la
couche en affectant un calme olympien. La géante attend
que je la quitte du regard pour chausser ses lunettes de
presbyte. Aussi belle soit-elle, la lecture de SMS lui rappelle
qu’elle n’est plus une ingénue. Voir cela dans le reflet d’un
miroir me rassure. J’aime la normalité que cette créature
atypique tente de cacher. Je ne doute pas qu’elle abuse 99 %
de ses relations. Je ne suis pas l’une de ses relations.
La salle de bain est dans la norme de ce que l’on peut
attendre : une compilation de bon goût et de qualité zéro
défaut. Mosaïque beige et brune, robinetterie artisanale,
lumière adaptative qui réagit aux mouvements. J’ai connu
cela. Jadis. Il y a des années. Un détail attire mon attention :
la femme de 50 pieds utilise un shampoing et un dentifrice
des plus courants. Madame Michu en robe Prada. Il y a
quelque chose en elle de maternel, de louve qui veille sur sa
portée et met en avant les besoins de ses proches avant les
siens propres. Une superficialité de façade. Vous feriez un
inépuisable sujet pour une thèse de sociologie, Miss
Trudeau. Mais je n’ai pas ma place dans la vie d’une louve.
Il lui faut un loup. Je n’en suis pas un. Je suis tout au plus un
chien qui attend le soir que sa maîtresse rentre pour lui faire
la fête en jappant. À peine ai-je mis un pied dans la cabine
de douche à l’italienne que la lumière se tamise. La
température de l’eau s’aligne automatiquement sur celle de
mon corps. Surtout, bien se nettoyer de partout. Vestige
freudien ou simple timidité, j’ai toujours eu la phobie de ne
pas être impeccablement propre avant et après l’acte sexuel.
Ce soir plus que jamais.
Je sors de la salle de bain quelques minutes plus tard. La
longiligne silhouette blonde est dehors sur le pont. Elle me
tourne le dos, face à la mer. La chemise tunique blanche
194
qu’elle a enfilé tranche singulièrement avec la robe noire de
son accueil. Il y a comme un signe de rédemption dans ce
changement vestimentaire. Mon amante éphémère fait cette
nuit un acte symbolique. Je suis un adieu pour elle. Ou
plutôt un nouveau départ. Mieux. Une gare de triage. Je
m’approche lentement et me place à côté d’elle. J’aimerais la
serrer dans mes bras, mais ce n’est pas ce qui est écrit. La
différence de gabarit rendrait le spectacle grotesque. Elle
n’aimerait pas cela, de toute manière. Enfin, si. Une part
d’elle en crève, j’en mettrai ma main au feu. Mais elle ne veut
pas céder à la moindre démonstration d’affect – et je
respecte son choix.
– Tout est si calme. Si beau.
– Mais rien ne dure, n’est-ce pas ?
– Ne m’en veux pas. Je n’y peux rien, crois-moi.
Elle semble sincèrement navrée. Je n’aime pas ce que je
sens monter en moi.
– Tutto va bene, ragazza. Je ne te demande rien. Je
partirai quand tu me le diras.
– Tu es un homme bien et tu es beau, …
Rhaaa. Ses cordes vocales vibrent un peu plus que
nécessaire lorsqu’elle prononce mon prénom. Elle tire une
bouffée de sa cigarette électronique comme s’il s’agissait
d’un narguilé.
Les lumières de la côte scintillent. Je sursaute devant
l’évidence.
– Je rêve ou le navire a bougé ?! Nous étions derrière
l’île, à mon arrivée !
– Bien vu, Sherlock. Le yacht dispose d’un pilotage
automatique pour bouger en mode électrique à basse
vitesse. Je peux le mouvoir depuis mon smartphone. J’avais
envie de voir la Croisette, et je me suis dit que toi aussi.
195
– Merci de cette attention. Quel bûcher des vanités, ce
festival. Tous ces gens qui n’existent pas, adulés par des
groupies incultes ou désargentées. Enfin, c’est un mal
nécessaire, je suppose.
– Ne sois pas méprisant. J’ai pratiqué ces vanités plus
souvent que toi tu n’as changé de caleçon.
– TU SAIS CE QU’IL TE DIT, LE SANS-CULOTTE ?!
Le rire de la blonde insensée résonne dans tout le yacht.
Elle prend ma main et m’attire vers l’intérieur.
– Tu es un nain immature doublé d’un éjaculateur
précoce. Viens.
Et moi, comme une andouille, je ne pense même pas à
la gifler pour m’avoir traité d’étalon de taille lilliputienne. Je
vieillis.
Nous repassons une seconde fois à l’horizontale. Tiens,
madame a une tâche de naissance en forme de code IRQ.
Amusant. On dirait presque un tatouage, mais non. Je sens
la fêlure sous la peau. Ses seins siliconés, également. Une
première, pour moi. Faire l’amour à un spécimen estampillé
Top Model retouché au bistouri est un plaisir premium. Un
peu comme se voir offrir un coffret de pilotage de Ferrari au
centre d’essai de Monza. J’ai la carrure d’Ayrton Senna.
C’est déjà ça. Sauf que je suis juste équipé pour conduire une
Twingo. Attention à la prochaine chicane. Le coït qui suit
de près le premier a les attributs d’une suite de film
d’action : si l’on vise la surenchère, on est forcément déçu.
Je reste dans l’euphémisme. Les meilleures suites sont celles
où le héros devient sentimental – ou se fait tuer. La grande
mort n’ayant pas succédé à la petite. La basketteuse se fait
plus humaine. Moins sexuelle, en quelque sorte. Nous voici
côte à côte, lovés l’un contre l’autre comme un impossible
vieux couple. Elle blottit sa tête contre moi. Je respire
196
lentement sa crinière, que je caresse de ma main disponible.
Conscient que toutes ces jolies phéromones ne seront pas à
moi. Nos mains sont emboitées, doigts contre doigts. Je sais
que je mens. Que je me mens. Je n’ai pas de sentiments. Les
jointures de nos phalanges blanchissent, avant que je ne
prenne sur moi de desserrer notre poignée. L’installation
audio de la chambre diffuse « Calling you ». Jevetta Steele.
La bande-son aura été en tout point parfaite.
– Tu devrais…
BAAAAAAOUUUUUMMMMWWWWMMmm !!!
La déflagration fait vibrer jusqu’à la double coque du
navire. Les dispositifs de sécurité ferment automatiquement
la quasi-totalité des surfaces vitrées. L’épaisseur des baies ne
laisse guère de doute sur leur blindage anti-armes à feu. J’ai
bondi du lit avant Valérie. Nous assistons nus, impuissants,
à l’inconcevable.
– Oh, mon…
… Dieu. Dieu est aux abonnés absents.
Le Palais des Festivals de Cannes s’est effondré suite à
une énorme explosion. Un bon tiers des enseignes de la
Croisette ont été soufflé par le blast.
J’allume la télévision. Le téléphone de Valérie sonne
comme les cloches de Westminster lors d’un couronnement.
Je me mets volontairement en retrait pour ne pas écouter ses
conversations.
La multitude de chaînes de télévisions présentes à
Cannes rend la situation poignante. J’ai mis par défaut une
chaîne d’information en direct. Les images montrent un
chaos indescriptible, à quelques encablures seulement de
notre abri flottant. La mine décomposée et le regard presque
hagard du journaliste parlent d’eux-mêmes.
« … Le toit s’est d’abord effondré, avant que l’aile Est du
197
bâtiment ne bascule vers la façade, emportant avec elle le
célèbre tapis rouge. Festival oblige, des centaines de
personnes, des Cannois, mais aussi des touristes venus du
monde entier étaient présentes et ont été écrasées. Une
explosion de forte intensité a été entendue et des flammes
d’une ampleur considérables ont jailli de toutes les issues du
Palais. Il est impossible à l’heure où nous vous parlons de
savoir qui parmi les festivaliers, les organisateurs, le jury et
toutes les stars présentes a été blessé ou pire, mais on peut
d’ores et déjà parler d’hécatombe. On peut malheureusement
parler de probables dizaines, voire centaines de victimes. La
dépêche vient de tomber : l’attentat, s’il s’agit bien d’un
attentat, a été revendiqué par… »
– Il va falloir que tu partes.
Le couperet tombe. Comme ça, sans prévenir. En même
temps, je ne m’attendais pas à un petit déjeuner sous la
couette.
– OK. Je m’habille. Tu as pu joindre ton équipage ?
– Oui, la vedette sera là dans dix minutes. Ça ira, toi ?
– Ne t’inquiète pas, je suis un grand garçon. Et puis, ce
qui se passe a pour moi comme un goût de déjà-vu. J’en suis
à mon second attentat en six mois. Cela fait quand même un
drôle d’effet…
– Je comprends. Tu as des amis à contacter ?
– Les réseaux sont saturés, j’ai envoyé quelques mails.
Pas de réponse pour l’instant.
Je reste planté là, devant elle, les mains posées sur une
commode. Un drap de bain noué autour de ma taille me
rend présentable pour la prochaine phase.
La sortie.
198
Chapitre Vingt-trois
Les chiens de chasse
Une odeur de brûlé perce à travers les embruns. L’air
marin est chargé de résidus de pétrole et de suie. En homme
avisé, le capitaine du yacht m’amène en canot, non pas à
mon point de départ, inaccessible vu la cohue, mais en
direction opposée, vers Antibes. Les émotions et les chocs
successifs du canot contre les vagues me donnent la nausée.
Mon estomac se convulse. Bingo ! Penché sur le bord du
Riva comme un prêtre au-dessus d’un enfant de chœur, je
gerbe. De toutes mes tripes. Adieu, veaux, vaches, cochons,
poulets et champagne. Mon haut-le-cœur va puiser dans
mes entrailles jusqu’à mes testicules. Aucun doute sur ma
fibre écologique : je viens de nourrir les poissons de la
Méditerranée avec un bon repas bio. Et chaud. Même pas eu
besoin de le réchauffer, en plus. Les mains agrippées au
bastingage, je fais un geste pour l’environnement, en
somme. Je suis le nouveau Nicolas Hulot. Ma chemise
blanche maculée comme l’hymen d’une fillette turque de 12
ans en est la preuve. Débarquement à la plage de la Salice.
Peu ou prou déserte. Je ressens la même pesanteur que lors
199
de l’attentat du métro. Ce n’est pas la peur qui tient les
Antibois loin du bord de mer. C’est l’incroyable. La
démesure. La fin de toute chose. La France, qui croyait avoir
tout vu, vient de connaitre son 9 septembre 2001. Un peuple
entier est tétanisé par l’ampleur de la barbarie. Je ne fais pas
exception à la règle. Le cynisme n’a plus cours. Ce n’est pas
le moment. La torpeur collective a un avantage : l’arrivée du
hors-bord a battu un record de furtivité.
– Descendez. On vous raccompagne chez vous.
Une berline noire fait un bref appel de phares. Je salue
le marin d’un geste de la main et remonte sur le quai. Le
chauffeur descend de voiture et m’accueille d’un hochement
de tête. À cette heure-ci et au vu la situation, je ne pose plus
de question. Les gants et la douceur avec laquelle ce pilote
ouvre et ferme la portière témoignent de son
professionnalisme. L’homme est un chauffeur de grande
remise, et je suis prêt à parier que son CV l’a fait passer par
la case protocole, pour le compte de la République ou sous
les ors d’une quelconque ambassade. Le retour sur Cannes
est incroyablement rapide. La liste des surprises serait
incomplète si j’omettais de citer que nous passons devant un
contrôle de Police, à la sortie de l’Autoroute et que la
maréchaussée arrête un à un chaque véhicule – chose
compréhensible – et s’écarte pour laisser passer mon
transport. Impressionnant. Le chauffeur me dépose devant
mon immeuble et s’éloigne sans un mot. Les sirènes de
police se disputent l’air ambiant avec celles des ambulances
et les rotors des hélicoptères militaires. Je réalise du reste
que leur présence est un bon indicateur du chaos.
L’ascenseur a beau fonctionner, je prends les escaliers.
Dire que je suis crevé est un euphémisme. Plus tard, je
réaliserai qu’on n’assiste pas impunément à deux attentats.
200
Pas maintenant. Allez comprendre pourquoi, mais là, à
l’instant, malgré le sculptural cadeau que l’on m’a offert
dans un luxe que je n’aurais jamais à nouveau, je pense à
quelqu’un d’autre. J’ai une envie viscérale et irrépressible
d’appeler Patricia. Je n’ai plus son numéro. Je l’ai effacé il y
a quelques semaines. À quoi bon ? Je me sens à nouveau vide
et je donnerai cher pour être dans son « plein ». Sans mon
orgueil et ma stupidité, j’aurais pris mon téléphone et parlé
avec NoisyK1. J’aimais plus de choses en elle que mon
cerveau n’a voulu l’admettre. Il suffit parfois de l’erreur de
trop pour que tout bascule. Je sens que je pars en vrille. Il
me faut une nuit de sommeil.
Je rentre dans mon appartement, verrouille la porte et
m’affale habillé sur mon lit. 4H41. Les chiffres verts de mon
radio réveil donnent sans âme l’heure où je dévisse. L’heure
de la folie. L’heure où il ne faut plus penser. Plus croire. Plus
bouger. Juste fermer les yeux et se laisser partir. Sauf que
moi, avec un égo gonflé à l’hélium et un sens consommé de
la connerie à ne pas faire, je lutte. Je veux être le plus fort. Le
plus malin. Celui qui infléchit le destin. Je me relève sur
mon lit, étends le bras et saisis mon ordinateur portable.
Grâce aux réseaux sociaux et aux agents de recherche, je
peux courir après n’importe quel lièvre, traquer n’importe
qui, me joindre à la meute des chiens de chasse. Je veux
retrouver la femme de deux mètres. Je veux me prendre
pour Dieu sans même savoir à quoi il ressemble. Pauvre fou
que je suis.
Les nouvelles interfaces de recherche sont bluffantes. Il
suffit de parler, décrire un mot ou un concept, et la requête
part dans des dimensions infinies. On ne soupçonne pas
encore les conséquences merveilleuses et funestes du passage
aux processeurs quantiques. Le « Quantum computing »,
201
comme on le nomme, fait fonctionner les ordinateurs et tout
objet connecté sur une logique un peu compliquée à
formuler, mais au final simple en soi : Requête = [(Somme de
toutes les requêtes émises sur le sujet) + (Somme de toutes les
requêtes non émises sur le sujet)] / [(Somme de toutes les
requêtes émises sur le sujet) X (Somme de toutes les requêtes
non émises sur le sujet)]. Enfin, je crois.
Par défi intellectuel plus que par attirance, je décide
d’inverser les rôles. J’en ai marre d’être manipulé. O.K, ma
grande. Tu penses tout savoir de moi et tenir les rênes ? Soit.
Passons à la seconde manche.
Le feuilleton des heures qui suivent aurait pu s’intituler
« Génération Wikileaks » ou « Bienvenue en Assangerie ».
J’ai tout cherché. Me suis connecté au darknet via Tor et une
flopée de VPN. Je remue la fange. Ce que je vois me corrompt.
Je n’aime pas cela. Je sens, je sais que quelque chose
m’échappe. Le malaise s’amplifie entre ma perception des
évènements de cette nuit et cette petite voix à peine audible
mais bien présente, qui me dit de ne pas poursuivre. On
devrait toujours écouter cette voix-là. Le problème, c’est que
cette voix, je préfère la faire taire à grands coups de verres
d’alcool de verveine. Tiens, c’est vrai, j’ai oublié de parler de
la verveine magique. Lorsque je suis sorti de l’hôpital pour
récupérer mes affaires dans mon studio, j’ai trouvé une
bouteille de ce spiritueux. Je suis sûr de n’en avoir jamais
acheté de ma vie. Et pourtant la bouteille, une sorte de carafe
de style baroque, était rangée dans mon placard. Peut-être
est-ce un cadeau de ma mère avant de mourir. À vrai dire, je
m’en moque. Je vide un verre. Puis deux. Le troisième
commence à taper. Je crois avoir trouvé ma chère Valérie. En
la personne d’une gamine brune, cheveux courts, regard
triste. C’est elle. Quelques points de reconnaissance faciale
202
plus tard, j’avais un parcours plus précis. Avec une mère en
train de clamser de son crabe et un mari sur lequel je mets un
visage. Loin de l’image que j’aurais pu m’en faire, du reste. Un
petit homme assez quelconque. Pas une gravure de mode. Pas
un grand marrant, mais un type qui respire la stabilité. Un
physique digne de Napoléon Bonaparte. Moi, si j’étais plus
méditerranéen. Et moins insipide. Et avec des tripes. Je bois
un dernier shot cul-sec. J’appelle 2Tall2fall. Je fais la connerie
de ma vie.
203
204
Chapitre Vingt-quatre
Jamais deux fois.
Une cloche tibétaine. Petite. Mais lourde. Grave.
Pesante. Ce qui se passe entre mes deux oreilles vibre. La
sensation est réelle. Comme si je passais un mur d’eau. J’ai
beau avoir Dame Trudeau en ligne, j’ai l’impression d’être
dans une autre dimension. Pas bon, pas bon, ça. Faisons
bonne figure. Après tout, je maîtrise, non ?
– Valérie, c’est moi. Comment vas-tu ? As-tu des
connaissances parmi les victimes de l’attentat ?
– Non. Ce qui en soi est presque un miracle. Tous mes
proches étaient à l’abri. Beaucoup se sont inquiétés pour
moi, en revanche.
Un infime trémolo dans les cordes vocales. L’attentat l’a
secouée, même si elle le cache bien. Je reprends
l’interrogatoire.
– Tu es sûre que tout va bien ?
– Oui, mon petit ! Tu me prends pour Mère Térésa ou
pour ta mère ?!
– Ce n’est pas drôle. Moi, ça ne me fait pas rire.
– Arrête de suite. Tu es aussi cynique que moi, mais tu
205
n’as pas les tripes de l’admettre.
– J’ai été cynique. J’ai changé.
– Si tu le dis. Bon, tu ne m’as pas appelée pour enfiler
des perles, alors accouche. Je n’ai pas toute la journée, moi !
– Pardon, votre Altesse. Bon, Je crois que tu as encore
deux ou trois zones d’ombres à éclaircir, avant de me
prendre davantage pour un imbécile congénital.
– Ça dépend de toi. Et je n’y peux rien si tu as toujours
crains de ne pas être à la hauteur de ton père.
Salope. Elle ne perd jamais une occasion d’appuyer là
où ça fait mal. Je lui renvoie la politesse en lui envoyant coup
sur coup une demi-douzaine de liens pointant vers des sites
de « vieux souvenirs ». Je la sens en suspens une minute.
– T’es pas si con que tu en as l’air.
– Bon, on fait quoi, maintenant ? On n’est pas censés se
revoir, mais…
– Oui. Il y a un Mais.
– Puisque tu pars sans retour et que je n’ai pas vocation
à t’accompagner, si on se voyait une dernière fois ? Une
journée, rien que toi et moi. Et pas dans un yacht aux
premières loges d’un massacre.
– Pourquoi ferais-tu cela ?
– Disons que j’ai besoin de traiter bien quelqu’un qui
n’est pas là et ne peut l’être et que toi, tu as besoin que l’on
te traite bien. J’ai vu certaines photos. Je sais que c’est toi
dessus. Ose dire le contraire.
– La vérité est celle que tu voudras bien créer.
– Cesse le discours ésotérique, veux-tu ? À la longue,
c’est un peu pénible.
– Apprends à croire en toi et tu verras ce qui est
réellement pénible.
O.K. Claque dans ma face. Merci. J’allume
206
machinalement la télévision, pour suivre ce qui se passe
dehors. Les toits de Cannes résonnent des vibrations des
hélicoptères de combat. Des hélicos lourds. Militaires. Fait
inédit sur la Côte d’Azur. J’ai coupé le son. Les images
suffisent. Le bilan évoque déjà 1582 morts, sans compter des
milliers de blessés et des dizaines, voire centaines de
personnes sous les décombres. La partie commerçante de la
Croisette et une aile du port du Suquet ont été rayées de la
carte de la ville. Hollywood est décimé : l’industrie
américaine a perdu une bonne moitié de ses réalisateurs
emblématiques et de ses icônes de blockbusters. Sans parler
des producteurs. Les cinémas international et européen
pleurent ici un réalisateur chilien, là une jeune étoile
montante chinoise, fauchée en pleine ascension. Côté
français, nous perdons la même donne, plus une ministre de
la Culture, le Maire de Cannes, et des dizaines de factotums,
parasites mondains, représentants des médias et figures
populaires du grand écran et de la petite lucarne. Tant de
souffrance, tant de haine, tant de sang. Mon cerveau ne
pense plus. Il prend directement le contrôle de mes lèvres
pour exprimer une idée d’une rare ineptie.
– Passons une journée ensemble en Italie. Lac majeur
ou similaire. Je m’occupe de tout. Une belle histoire, de
beaux souvenirs et chacun reprend sa route.
– D’accord. Laisse-moi quelques jours pour
m’organiser, afin de pouvoir disparaître aux yeux du
monde. Mon ex a mis des enquêteurs privés à mes trousses,
pour espionner tous mes faits et gestes. Les gens de
confiance dans mon entourage se comptent sur moins que
les doigts d’une main.
Je suis presque contrarié qu’elle accepte. En mon for
intérieur, une réponse négative m’aurait arrangé. Plus je
207
prends le contrôle, plus quelque chose s’emballe
confusément en moi. Je le sens. Je le nie, mais je le sens. Le
soleil se lève. Il faut que je dorme. Inutile d’appeler mes
patrons et collègues de l’agence. Soit ils sont morts ou
hospitalisés, et je n’y peux rien, soit ils sont sains et saufs, et
on y verra plus clair demain.
Dormir.
Oublier.
Partir.
208
Chapitre Vingt-cinq
Jeûner et vomir.
DRIIIIIIIIIIIIIIIING ! DRIIIIIIIIIIIING ! Mon rêve fait
un bruit de sonnette. Non. Pas mon rêve. Ma tête. Non. Pas
ma tête. Mon portable. J’ouvre les yeux. Il fait largement
jour. Trop de soleil. La sonnette continue. Ce n’est pas mon
smartphone. On sonne à ma porte. Mon corps est en pleine
zombification. J’ouvre la porte, sans regarder par le judas.
Michel Attias. Mon boss. J’ouvre la porte et le laisse entrer.
– Content de te savoir en vie ! J’ai essayé de te contacter
hier, mais impossible de t’avoir au téléphone. Ça sonnait
soit occupé, soit dans le vide.
Je ramasse machinalement mon portable qui a glissé
par terre durant mon sommeil. Il est 10 heures du matin. Je
ferme la moitié des rideaux. Trop de lumière.
– Tout le monde va bien, à l’agence ? Personne que l’on
connait parmi les victimes ?
Attias semble soulagé d’entendre ma voix. Le regard qu’il
pose sur moi, réellement concerné, me ramène sur terre. Il
n’y a pas que mon ego et mes problèmes de cul autour de moi.
Je fais un geste à mon patron, qui s’assoit dans mon fauteuil.
209
– Tout le monde va bien à l’agence. Tu sais, comme
tous les Cannois, on a tendance à se mettre un peu en retrait
du festival, le soir. Nous étions chez nous quand c’est arrivé.
Je m’inquiétais pour toi, car tu n’es pas du genre à ne pas
répondre aux appels. En revanche, nous sommes au
chômage technique : l’explosion a soufflé la devanture de
l’agence. Les deux vitrines ont explosé, comme presque
toutes celles aux alentours, sans parler des fenêtres des
immeubles. Le périmètre est bouclé par la Police, l’Identité
judiciaire, etc. Patty, la serveuse du SafeWay, Peter et son
copain, les deux gars du magasin à l’angle de la rue, sont
morts.
– Mon dieu, les pauvres. Patty était une gentille fille, en
plus. Vu les dégâts, il y a des chances que l’on apprenne
d’autres décès. Quel cauchemar… Il me faut un café. Fort.
Je t’en fais un ?
– Oui. Au fait, où étais-tu, hier soir ?
– Je n’en sais trop rien. Quelque part, perdu en
Absurdie…
Le bourdonnement de ma cafetière à dosette fait office
de diversion. Attias a le tact de ne pas insister. J’apprécie. Je
lui tends un verre rempli à ras bord de fuel, avec trois sucres
dedans. Je connais son goût de juif séfarade pour les
douceurs. Michel goûte sa boisson sans mot dire, et me
lance un sourire fatigué.
– Bon, vu le merdier, je vais bosser chez moi avec mon
ordi, histoire de gérer les urgences avec les syndics s’il y a
lieu. Ta présence n’est pas nécessaire, prends quelques jours
de congé. On y verra plus clair la semaine prochaine.
La grande carcasse se déplie et prend congé de moi. Je
bois mon café et regarde par la fenêtre. Quelle connerie, la
vie. Mon portable se remet à sonner. Message Texte.
210
– OK POUR DEMAIN. RECUPERE MOI SUR LE
PORT DE GENES. ITALIE. 8H. DIRECTION BELLAGIO
ENSUITE. TU AS UNE JOURNEE. ESTIME-TOI
HEUREUX.
Merde. Il faut encore que je sois à la hauteur de ce
fantasme qui vire au mauvais psychodrame. Je surjoue pour
me donner des allures de gars virils, de loup solitaire au cuir
endurci. Je boxe tout au plus en catégorie poids mouche et
veux me faire passer pour Mohamed Ali. Je n’ai pas la
carrure. Tant pis. Il faut que j’assume. Mon moi profond sait
que je ne fais pas ce que fais par plaisir, mais bien par
désespoir. Un désespoir cynique qui porte le masque du
charme et d’une assurance qui n’est pas la mienne. Kipling
me revient à l’esprit. « L’homme qui voulut être roi ».
Impossible de se sortir de là.
J’allume mon ordinateur et me livre à sport favori.
Foutre ma vie en l’air.
Une heure de sérendipité et d’hésitations plus tard, me
voici heureux utilisateur pour demain d’une Mini, louée à
prix d’or chez un prestataire. Je décide aussi de trouver une
chambre d’hôtel même si je n’ai plus envie de ce jeu. Une
suite avec vue sur le lac. Le prix est très raisonnable, car j’ai
déniché une promo de dernière minute. Mais c’est un prix
lourd pour mon budget actuel. Je réserve quand même.
Embrasement imminent de ma carte de crédit. Je sais que je
fonce droit dans le mur. Je le sais, bon sang ! Renoncer ou
poursuivre. Charybde et Scylla. Je ne suis pas près d’aller
faire du yachting dans le détroit de Messine, moi.
Je suis crevé. Il faut que je me recouche. Ne plus exister.
Jusqu’à demain.
Nous somme demain.
6H15. Je suis sur l’autoroute de la Turbie. Direction
211
l’Italie. J’ai eu le nez creux hier après-midi d’aller chercher
le véhicule le soir avant la fermeture. Je n’avais pas conduit
de Mini Cooper S auparavant. Encore un vieux fantasme qui
se réalise. Je suis de moins en moins enclin à réaliser mes
fantasmes : la voiture est certes maniable, mais mon dos
souffre, et pour être franc, je ne m’y sens pas à ma place. Ce
genre de jouets vient trop tard. Ou trop tôt. En tous cas, je
ne me sens pas moi-même au volant de cette petite bombe.
Je rêve d’un SUV fabriqué en Roumanie. Moins clinquant.
Plus réel. Moins adolescent. Je conduis comme un abruti, et
mes points de permis vont sûrement me faire défaut avant
d’avoir passé la frontière. Je me suis couché tôt hier, vers 21
heures, après avoir préparé un sac kit de survie : un pull, une
chemise, une paire de chaussure de ville, mon nécessaire de
toilette et mon appareil photo, on ne sait jamais. Sans
oublier les préservatifs qui n’ont pas quitté ma poche depuis
le yacht. Entre adultes consentants, on peut jouer avec le
corps, le cœur, mais on ne joue pas avec le sexe. Hors de
question de mettre ma santé ou celle de quiconque en
danger pour quelques secondes d’inconscience. J’ai toujours
été un paranoïaque de la capote. Il n’y a qu’une seule femme
avec qui j’aurais aimé faire l’amour entièrement nu dès la
première fois. Elle le sait. Je ne le sais pas. Une petite heure
suffit pour aller de Cannes à la frontière italienne via
l’autoroute. Je découvre cette route. Elle est à la fois belle et
un brin angoissante, au moins dans la partie adossée à la
montagne. En revanche, dès que l’on voit la mer, c’est une
renaissance. Surtout avec le soleil levant. Pas tip top pour
conduire, car la lumière m’éblouit, mais ce soleil me rend
vivant. J’ai bien révisé ma leçon. Je veux me montrer en
parfait gentleman. Les premiers tunnels italiens, ouverts
côté mer par des arches, me font penser à la scène
212
d’introduction de « Quantum Of Solace », un James Bond
avec Daniel Craig. Lumière. Ombre. Lumière. Ombre.
L’une et l’autre existent. Sans jamais parvenir à décider qui
doit être. Une synthèse de ma vie. L’Italie est pour un
Français non initié un pays surréaliste. Une sorte de douce
folie qui sera restée bloquée dans une faille temporelle.
Curieux mélange de joies plébéiennes, d’innovations,
d’excès, de mélancolie et de noblesse fatiguée. Tout en
slalomant entre les camions, j’admire le paysage. La Riviera
ligure, pourtant si proche de la nôtre, semble s’être échouée
sur les années 80. Ici, pas d’immeubles luxueux en bord de
mer, pas de villa somptueuses avec piscine à débordement.
Je vois des serres, beaucoup de terrains maraichers.
L’habitat de la côte lui-même est cocktail pas toujours
digeste. Sorte d’agglomérat d’immeubles de plan courant
actualisé et de demeures de maîtres sur le déclin, avec
sporadiquement un bâtiment d’architecte sans lien avec
l’urbanisme environnant. D’après le GPS de mon
smartphone, je suis largement dans les temps. Il y a une aire
d’autoroute à deux kilomètres. Un café me fera du bien.
Que dire des aires de repos transalpines ? Ma foi, c’est
une expérience à tenter. Le routier maussade ou la mère de
famille débordée par sa marmaille qui se déverse du
monospace confluent directement à la caisse, où l’on paie
avant de commander au comptoir. L’anti-zinc à la française,
en somme. Je fais la queue et commande, dans un italien de
cuisine, un café long (Americano, pour le serveur) et un
panini au poulet. À cinq euros pièce, ce morceau de sciure
jaunâtre avec une feuille de salade décrépie et une rondelle
de salade sous Prozac est une escroquerie. J’ai faim et besoin
d’arrêter de cogiter à vide. Deux raisons suffisantes pour me
caler l’estomac. Ma collation en mains, je m’attable dehors.
213
Deux types, la cinquantaine bedonnante, dévorent des yeux
une belle femme, sans doute la trentaine, au corps de déesse.
Robe moulante blanche et paire de lunettes
surdimensionnées Dolce & Gabanna. Une bombe russe, si
j’en vois la plaque de la Porsche dont elle descend. Je suis
surpris par sa chevelure, blonde, très épaisse et frisée. Je ne
vois pas d’où je suis si elle arbore des dreadlocks, mais l’effet
est saisissant. Comme si sa crinière était faite de serpents. Elle
passe devant les deux pourceaux et ôte ses lunettes. Sans
ralentir l’allure jusqu’au restaurant, elle les fusille du regard.
Les jumeaux de grivoiserie stoppent net leurs commentaires.
Pétrifiés. Elle ressort trente secondes plus tard avec une
bouteille d’eau gazeuse. Je la suis du regard. La voiture passe
devant moi. Je peux lire la plaque. M3DUS4.
Le soleil franc annonce une belle journée. L’air est à
peine frais, il fera bon à midi. D’après le site de météo que je
consulte, nous aurons une température pré-estivale, ce qui
n’est pas rare dans la région des lacs en cette période de
l’année. Même si toutes les télévisions, radios et journaux ne
parlent que de l’hécatombe de Cannes, je me sens…
détaché. Pas insensible. Plutôt comme lorsque l’on feuillette
l’album d’un mariage de son ex. Sauf qu’à Cannes, la mariée
est en noir. Je retourne à ce bolide qui n’est pas le mien. J’ai
encore de la route jusqu’à Gênes.
7h55. Arrivée à destination. La cité génoise fait penser
à Marseille et à Toulon. Sans être une belle ville de prime
abord, l’ensemble est moins pire que prévu. On voit que la
municipalité fait des efforts et a investi dans les
infrastructures de tourisme et de transport. Le port est
grand. Le parking le plus proche de l’Aquarium est facile
d’accès. Je me gare en plein air, à deux pas. En fait
d’aquarium, il s’agit d’une grande géode, visible de loin.
214
Je sors mon téléphone pour appeler Valérie. La femme
de 2 mètres me devance. Je décroche en regardant
instinctivement autour de moi.
– Bonjour ! Où es-tu ?
– Partout.
– Très drôle. Sérieusement, où es-tu ? Je suis juste
devant le beau bâtiment carré avec des fresques.
– Tourne-toi.
Je m’exécute. Elle est là, debout, à dix mètres de moi. Je
me demande comment je ne l’ai pas vue avant. Même
silhouette longiligne. Même robe noire. Verres fumés.
Cigarette électronique aux lèvres. Superbe. Mon cerveau
hurle au danger.
– Bonjour. Excuse-moi, j’ai une tête de déterrée. La nuit
a été courte, pas vrai ?
J’ouvre la bouche pour répondre. Elle m’embrasse. Sans
la langue. Je ne sens aucune chaleur, aucune passion. Je suis
à deux doigts de tourner casaque et de filer droit sur Paris.
Mon ego remet le masque. Même dans la séduction, je fais
semblant. Je suis adultérin à moi-même et à mes sentiments
réels. Elle est trop grande pour moi.
Nous marchons jusqu’à la voiture en enfilant les perles.
Faux couple. Vrai vide. Nous avons tous deux cette forme
ultime de désespoir que l’on appelle la politesse. En ce doux
matin de mai, nous n’avons jamais été aussi respectueux de
l’étiquette. Elle me félicite sur le choix de mon véhicule,
affirmant préférer les petites voitures aux grosses
limousines. Je la crois sincère, sur ce point. Le trafic est
fluide en dépit de l’heure matinale. Il est 8H20. Le bruit
rauque du moteur fait sourire ma passagère, qui ne quitte
pas son narguilé de poche. En cinq minutes, l’habitacle est
saturé d’une odeur à laquelle mon sens olfactif n’est pas
215
habitué. La senteur évoque tour à tour le tabac blond, la
barbe à papa et la tarte tatin. Il y a dans ce parfum un
caractère léger et juvénile en total décalage avec la femme
fatale désabusée, perchée sur ses stilettos, assise à ma droite.
– J’aime bien.
Elle rompt le silence. Autant être agréable. Après tout,
c’est pour cela que je suis là, non ?
– Quoi ?
– Ta conduite. Tu fais attention.
– C’est normal, c’est un véhicule de location.
– Je ne parle pas de la route. Tu es attentionné. Tu
mesures tes mouvements. Fais attention à tes pensées. Elles
te trahiront plus que tes gestes.
– Et si nous baissions la garde, pour quelques heures ?
– J’ai besoin de musique. Mets la playlist.
– Qui te dit que j’en ai fait une ?
– Mets-là. Apprends le silence. Tu vas devoir
apprendre à jeuner et à vomir.
Je n’insiste pas et fais jouer le premier morceau. Florent
Pagny. « Mourir les yeux ouverts ». Sous le dégradé de ses
verres teintés, ses yeux de chatte se plissent. Je suis incapable
de dire si elle me juge ou si elle apprécie. Sa dernière phrase
tourne dans ma tête. Jeûner et vomir. Pas au sens propre,
non. Encore que. Le sens symbolique est clair. Il est temps
pour moi d’apprendre la frustration. Et le dégoût. Ou la
purge libératoire, peut-être. Je déteste ce jeu auquel elle joue
avec moi. Mais je veux jouer jusqu’au dernier service. Pas
par luxure. Encore moins par amour. Je veux des réponses.
Même si je ne comprends pas toutes les questions qui se
posent à moi. Nous ne tardons pas à prendre l’autoroute
vers Milan. Plein Nord. Six ou sept chansons se sont
écoulées. La végétation et le relief de montagne tranchent
216
singulièrement avec le littoral. Cannes ne me semble pas
seulement loin dans l’espace, mais aussi dans le temps. Les
kilomètres deviennent des heures, des jours, des semaines.
Je me sens double. L’impression confuse d’être à la fois ici,
concentré sur les grandes courbes ascendantes et ailleurs.
Dans une autre vie. En train de faire la route avec quelqu’un
d’autre. En passager et non en conducteur.
– On peut parler, maintenant ?
– Si tu veux. Mais ne sois pas chiant. Dis les choses
simplement. Tu dois apprendre cela, aussi.
– D’accord. Est-ce que ta vie d’avant te manque ?
– Non. Je n’ai aucun regret.
– Même pas celui d’avoir perdu l’homme de ta vie ? Je
suis sans doute mal placé pour parler, mais a priori, cela doit
être dur, de perdre la personne qui compte le plus dans une
vie.
– Le passé est le passé. Même si je le pouvais, je ne
changerai rien.
– Même si tu pouvais corriger ta plus grave erreur ?
C’est difficile à comprendre.
– C’est justement le jour où tu sais que tu ne corriges
aucune de tes erreurs que tu comprends la vie.
– Je comprends ce que tu veux dire, mais j’ai du mal à
l’admettre.
– Débarrasse-toi de ton ego. L’ego tue tout. L’ego tue le
courage, l’espoir, l’amour. L’ego te tuera, si tu ne changes pas.
Sa voix, déjà grave naturellement, me donne la chair de
poule. La lecture à voix haute de ma nécrologie n’aurait pas
été plus funeste. L’ombre portée de la montagne sur
l’asphalte n’arrange rien. Un ange passe. Ma passagère aux
jambes interminables est recroquevillée sur son siège. Elle
m’observe par le rétroviseur central. Je fais de même. Pas de
217
provocation, pas de combat de pitbulls. Il me faut de l’air
frais. J’entr’ouvre la vitre de mon côté. Vivifiant, à défaut
d’être rassurant. Je remets la playlist. Franck Sinatra. Oldie
but goodie. « The Voice » a un pouvoir sur nous autres
mortels : en quelques phrases chaudes et claires, il apaise
tout. Les tensions, les rancœurs. Une sorte d’ionisateur pour
purifier les lieux clos. Dispositif efficace. Il marche pour à
peu près tout. Sauf la nostalgie.
218
Chapitre Vingt-six
Sine Sole Sileo.
Nous sortons de la zone de montagne, la route se fait
plus droite. Le paysage de part et d’autre n’est guère
différent de celui que l’on trouve en France après Lyon. Le
soleil perce à nouveau à travers les nuages. Le toit en verre
de la Mini nous renvoie une lumière céleste. Allelujah.
2tall2fall redevient plus loquace. Il était temps.
– C’est la première fois que tu fais la route ? Tu sembles
la connaitre.
– À vrai dire, j’ai sporadiquement une sensation de
déjà-vu. C’est idiot, n’est-ce pas ?
– Non. C’est normal.
– Pourquoi ?
– Ton cerveau – ou plutôt ton âme, mais le concept
t’échappe – t’indique ce qui est, ce qui n’est plus et ce qui
peut encore être. Tant que tu n’auras pas accordé les trois,
ton subconscient t’enverra des messages. Plus ou moins
clairs, mais des messages quand même. Un peu comme
l’intrusion des dieux de l’Olympe dans la vie courante,
lorsqu’on lit les récits mythologiques. Si tu veux que cela
cesse, il ne tient qu’à toi de faire le ménage dans ton bordel
219
intérieur. Mais ne demande pas aux autres de faire place
nette à ta place.
– En clair, je la ferme et je relis Homère.
Ma remarque, au premier degré, réactive son sourire de
Joconde. Je profite de l’éclaircie et lui rend son sourire. Je
fais bien, car l’instant d’après, le visage de la géante se ferme
à nouveau, avec un brin de colère en bonus.
– Mince ! Je suis de nouveau sur traceur !
– Moi pas comprendre.
– Mon téléphone est doté d’un programme spécial de
brouillage satellite. En théorie, je suis sur une île de la mer
Egée. Ma couverture est éventée.
– Faut-il s’inquiéter ? Dois-je faire quelque chose ?
– Non. On ne change rien au programme. On va à
Bellagio. Et on en revient.
Je n’avais pas l’intention d’y rester. Voir le lac et
mourir, très peu pour moi. La Cooper avale les kilomètres
avec aisance. Mondovi, Turin, Milan… Un jour, j’aimerais
visiter ces lieux. Le jour où je ne porterais plus de masque.
Le panneau autoroutier Tangenziale Est me fait sortir de
l’hypnose de conduite. J’ai lu Cremona-Piacenza. Crémone.
La Mecque du Stradivarius. Je me demande si Patricia joue
aussi bien du violon que du violoncelle. Elle doit avoir des
gestes souples, élégants. Pensée stupide. Je zappe.
Valérie vapote sans plaisir apparent deux bouffées de
son formol pour bobos, avant de reprendre la conversation.
Je mets Janis Joplin sur pause.
– Tu crois que tu seras un homme, un jour ?
Il n’y a (presque) aucune ironie dans sa question. Je lui
conseillerais volontiers de lire un peu moins souvent
« Psychologie Magazine », mais l’heure n’est pas à
l’escarmouche.
220
– Je pensais en être un.
– Tu sais très bien ce que je veux dire.
– Un homme, un vrai, avec des tripes et tout le reste ?
– Oui. Tu es resté au stade d’enfant.
– J’ai mal vécu la promiscuité avec ma mère, ces vingt
dernières années. Elle a fait son boulot de mère, mais je n’ai
pas su lui dire d’arrêter à temps.
– Elle te manque.
– Non. Sans bravade aucune, elle m’a plus manqué de
son vivant qu’après sa mort. Elle n’a jamais compris ma
manière d’être, toujours dans le passé et les regrets.
– Elle parle encore par ta bouche. Tu restes ancré dans
le passé et hésite à prendre la moindre décision.
– J’ai pourtant pris celle de faire ce voyage avec toi.
– Ce n’est pas avec moi que tu le fais. C’est avec toimême.
Tu es seul dans la voiture, mais tu refuses de
l’admettre. Tu espères une auto-stoppeuse mystérieuse qui
viendrait changer le cours de ton existence.
– Ça ne fait pas un peu cliché, ça ?
– Le cliché, c’est le petit garçon incapable de dire merde
à qui il faut.
Je lui crache au visage le mot de Cambronne. Elle ne
bronche pas. Avec toujours ce regard supérieur qui filtre
sous les cils trop fardés.
– Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ce mot, petit con. Tu
t’es trompé de personne.
Nous passons à proximité de Monza, Seregno,
Oggiono. Le paysage est vert et bien plus plat que je ne
l’aurais imaginé. En arrivant sur Lecco, le relief se fait
soudain plus abrupt. Jolie petite ville, Lecco. Un mélange de
Menton pour l’architecture et Annecy dans son rapport
avec l’eau. D’un commun accord, nous décidons de ne pas
221
nous y arrêter pour être le plus tôt possible à Bellagio. Au
retour, peut-être… La route mène jusqu’au confluent du lac
de Côme. Malgrate, Valmadrera, Onno, Oliveto Lario,
Limonta… Les patelins de carte postale défilent jusqu’à
notre Graal pour un jour et une nuit.
Rouge. Jaune. Rose. Des géraniums et des cyprès.
Bellagio tient ses promesses de rêve facile et de gloire
feutrée. La femme de deux mètres sourit imperceptiblement
alors que la Mini traverse la Via Garibaldi. Nous remontons
lentement vers l’Est de la ville.
– Où allons-nous ?
– Patience, patience…
À mon tour d’arborer un sourire de sphinx. Le pied
léger sur l’accélérateur, je conduis l’équipage jusqu’au
promontoire le plus prisé de la cité. Je tourne à gauche. Une
maison de gardien couvert de lierre. Une barrière rouge et
blanche qui s’ouvre. Puis l’Olympe. Nous sommes arrivés
au Grand Hôtel Villa Serbelloni. Le seul 5 Etoiles de luxe de
la cité. Une splendeur construite en 1873. Murs jaunes,
arcades blanches, stores framboise… Les 4 corps de
bâtiment pourraient rivaliser par leurs couleurs avec les
gâteaux d’anniversaire pour enfants que l’on trouve chez
Marks & Spencer. J’ai bien étudié la brochure avant de
partir. Chose surprenante, les voitures stationnées ne sont
pas toutes, loin s’en faut, des supercars aux couleurs criardes
ou des Range Rover Sport. Fiat 500, Mini, Coccinelle y
côtoient sans complexe le gratin automobile. Je laisse passer
une calèche sombre tirée par deux chevaux blancs à la robe
lustrée de frais. À peine notre carrosse arrêté, un groom en
livrée grise et noire vient à notre rencontre et propose de
prendre nos bagages. À raison d’un sac de voyage par
personne, notre affable serviteur n’aura pas d’hernie discale.
222
Comme le veut l’étiquette – et contrairement à ce que font
la majorité des hommes –, j’entre le premier. Un gentleman
entre toujours le premier dans un lieu public, afin de
préparer le terrain pour sa cavalière. Ceci dit, je me sens
comme un parvenu qui trimballe sa pute de luxe. Ou
comme un gigolo qui voudrait épater sa cliente. Dans un cas
comme dans l’autre, je n’en sors pas grandi. Le hall de l’hôtel
est grandiose. La hauteur sous plafond donne l’impression
de pénétrer dans une cathédrale belle époque, matinée de
baroque. Les peintures, aux motifs floraux pour la plupart
de ce que je vois, sont magnifiques. Les murs, jaunes d’un
côté et bleu de l’autre, portent tous des tableaux plutôt
petits, notamment beaucoup de portraits. Malgré ma
culture générale sommes toutes potable, je ne reconnais
personne. Tapis persans écarlate et marine délimitent les
zones de conversation, autour de guéridons et de fauteuils
soit style Belle Epoque gris bleutés, soit en bois acajou et
rotin tressé aux motifs Liberty. Colonnes en marbre à
chapiteaux décorés à la feuille d’or et piano complètent cet
ensemble au charme désuet.
Je compose un personnage d’habitué de ce genre
d’endroits qui n’abuse personne. La réceptionniste, une jolie
brune d’une trentaine d’années, fait avec tact le scan de nos
papiers. Voyant ma nationalité française et ma résidence à
Cannes, elle présente ses condoléances au peuple français.
Sa gorge à peine serrée et ses yeux légèrement embués
m’émeuvent. Elle est sincère. Je peux bien en faire autant en
la gratifiant d’un « Mille Grazie » spontané. Pour faire mon
intéressant, je sors mon passeport. Qui n’a jamais été utilisé
depuis que je l’ai réceptionné il y a six ans. Ou comment se
ridiculiser aux yeux d’une femme qui a vu plus de pays en
six mois que moi en quarante ans. Le sourire à mes lèvres
223
est aussi faux que toute ma vie. Les muscles de mon ventre
se contractent chaque minute davantage. 2tall2fall n’est pas
dupe, et me susurre à l’oreille une de ses vacheries élégantes
dont elle a le secret :
– Sois toi-même. Tout le monde ici sait que tu te pisses
dessus, mais personne ne notera tes traces.
Quand Audiard rencontre Goethe… La bougresse en
connait un rayon sur les hommes. Dans les méandres de la
gélatine qui occupe ma boite crânienne, je sais que je ne suis
pas ici, avec cette créature, pour quelques heures de
galipettes. Il y a une dimension psychologique à cette
mascarade. Je veux des réponses. À moi. À la vie. À ma vie.
À quelqu’un. La prompte arrivée d’un autre personnel
d’étage, qui nous guide à notre suite, me permet d’éluder les
questions que je me pose. C’est aussi bien ainsi. À l’escalier
majestueux qui rappelle celui de nombreux opéras
transalpins, mais aussi français ou russes, nous préférons
suivre le groom et prendre l’ascenseur. Sans être bluffante,
la suite réservée (qui n’est pas de facto une suite, mais une
Executive Double Room) est en parfaite harmonie avec le
rez-de-chaussée. Moquette vert sapin à motifs cachemire,
commode style Empire en acajou à plateau de marbre de
Carrare… Tout est dans la note. Rien à redire. Il est onze
heures et nous commençons à ressentir la fatigue de la
route. La vue depuis notre chambre vers le lac fait embrasser
du regard un best of de cette luxueuse retraite. La piscine,
avec ses parasols et ses chaises longues rouge et blanc, la
terrasse en belvédère, le parc arboré et la jetée permettant
aux Rivas d’accoster en toute discrétion. Il ne manque que
George Clooney dans ce paysage de carte postale. Si un jour
je me marie, j’aimerais un cadre aussi parfait. Ce n’est pas
inscrit au programme des prochaines 24 heures. La femme
224
de 50 pieds propose de se rafraichir en prenant un bain. À
deux. L’idée ne m’avait même pas effleuré, mais après tout,
pourquoi pas ?
Valérie profite de quelques secondes où je ferme les
yeux pour faire le vide pour retirer sa robe et me précéder
dans la salle de bain, attenante à la chambre. J’apprécie la
pudeur sporadique de cette femme de mon âge. Quelque
part, cela signifie qu’elle n’est pas entièrement pourrie par
les rencontres faciles et le désespoir. À travers la porte, je
l’entends saisir et déplacer des objets, actionner les robinets.
Puis l’eau qui coule.
– Tu n’entres pas dans la salle de bain avant que je te le
dise, O.K. ?
Je reste muet. Ce genre de questions n’attend pas de
réponse. Juste de l’obéissance. J’en profite pour me mettre à
l’aise en retirant chaussures, chaussettes et pull. Le lit King
Size est haut et moelleux. J’ai presque envie de faire une
courte sieste. J’ai un manque patent de sommeil à
compenser. Quand on y pense, les derniers jours sont
surréalistes. Femme fatale, luxe, attentats, road trip… On se
croirait dans une mauvaise série B hollywoodienne. Par
moment, j’ai l’impression de voir un film se dérouler devant
moi. Ou d’être en délire hallucinatoire. Ou dans une sorte
de coma éveillé. Rien de ce qui se passe n’a de rapport avec
la vie « normale », avec le quotidien tel qu’il devrait être. Et
me voici en perdition, sinon en exil, à Bellagio. Mes
paupières closes m’offrent la paix. Quelques secondes.
Quelques minutes. Je voudrais être ailleurs. Libre.
– Tu peux venir.
J’ouvre les yeux. Avec la sensation indicible de revenir
d’un voyage. Je me lève du lit, retire le reste de mes effets et
pousse la porte de la salle de bain. Le style plus moderne,
225
avec des sanitaires et des robinets design ne déçoit plus qu’il
ne me surprend. Normes de confort et de sécurité oblige, la
pièce semble un copié-collé de celle d’hôtels de chaîne de
grand standing. Cabine de douche, WC et baignoire dans le
même espace. Le présent fonctionnel efface peu à peu les
traces d’un passé imparfait, mais plus romantique.
La géante est plongée dans son bain moussant, cachant
la quasi-totalité de son corps. C’est la première fois que je la
vois avec les cheveux relevés en chignon et portant des
lunettes de vue. Son smartphone allumé sur le bord de la
baignoire m’indique qu’elle devait régler ses affaires à
distance avant que je n’entre. Ce simple arrangement
capillaire me fait voir différemment ses traits de visage. Elle
n’est pas superbe, et je réalise que c’est une femme de mon
âge, avec des rides et des traits plus marqués que ceux d’une
étudiante. Cela m’attendrit un peu. Le registre sexuel
m’échappe de plus en plus. C’est donc sans érection aucune
que je plonge mon corps dans cette eau chaude. Je n’ai pas
envie de la baiser. Mais je donnerais tout pour qu’elle me
serre fort dans ses bras. Je me suis trompé de boutique pour
les câlins gratuits. Je rêve fugacement de la compagnie d’un
Leonberg. Un gros chien baveux avec de grosses pattes et un
gros cœur. Je tente sans espoir d’obtenir un ersatz de
sentiments en lui demandant de me savonner un peu.
Valérie me fait un sourire triste et mouille mon torse avec
une éponge de corps. Les pores de ma peau se dilatent peu à
peu. Les mains de la naïade viennent caresser mes épaules.
Ses gestes sont lents, précis, méticuleux. Pas dénués de
sentiments. Juste dénués de sentiments envers moi. Je ne me
plains pas. Je comprends. Notre face-à-face est un concentré
d’empathie. Un couple de miroirs placés l’un en face de
l’autre. Nous sommes deux naufragés, mal assis dans un
226
océan de quelques centaines de litres. Se noyer ainsi sur la
terre ferme, à deux pas du lac… À ce stade, ce n’est plus du
romantisme, c’est du snobisme. Dame Trudeau relève sa
posture. Sa poitrine de la mousse. Pointes dressées.
Sensualité naturellement artificielle. Mes yeux se posent sur
ses seins. Leur texture insensible à la gravité, leur grain
tendu, presque lisse est un pot de miel pour le mâle
hétérosexuel. Peut-être aussi pour certaines femmes. Mon
cerveau perçoit ce spectacle de chair implémentée comme
une planche d’anatomie. Mon cœur ne bat pas plus vite. Je
me penche vers elle, met ma main droite sur sa nuque et
pose mes lèvres sur les siennes. Elle ne se dérobe pas. Je sais
qu’en son for intérieur, elle me remercie pour ce silence. Je
souris. J’ai une boule à la gorge et envie de pleurer. Mettons
cela sous le coup de la fatigue. Il est temps de sortir de l’abri.
Rhabillés et présentables, nous décidons de prendre
l’air. J’ai pris mon Reflex à l’épaule. Vu que je ne reviendrais
jamais ici, autant garder des souvenirs cela en vaut la peine.
Retour à la Mini. Pas de groom magique à l’horizon, cette
fois. Tant mieux. Je me sens plus à l’aise.
– Bon, si l’on attend de se nourrir d’amour et d’eau
fraîche, on ne va pas vivre vieux. Tu as un plan, Superman ?
– Bien sûr que j’en ai un ! Je suis Superman, moi ! Laissemoi
juste le temps de l’inventer…
Ma franchise amène un rayon de soleil au-dessus de
nos têtes. Voyons voir… On retourne Via Garibaldi, j’ai
repéré un petit resto sympa. « Art in Flower », si j’ai bonne
mémoire.
Coup de bol. J’ai une bonne mémoire. Et la chance
revient : une place de parking se libère à deux pas du
restaurant. L’emplacement en lui-même ne paie pas de
mine : un immeuble ancien rosâtre, avec à côté de la porte
227
d’entrée un panneau présentant 24 photographies des plats
de la maison. J’entre en mode macho pygmée et lance au
serveur un « Tavola per due, per favore » bien timbré. Je
choisis une banquette en bois clair, avec une table type
Bistro rectangulaire, qui tranche avec les chaises IKEA en
plastique blanc. Une pâle copie de Mucha orne le mur audessus
de la banquette. La grande femme retrouve le sourire.
Son regard affiche une sérénité rassurante. Sa voix redevient
douce quand elle s’adresse à moi.
– Bon choix. Pour le restaurant. Pour la table.
– Merci. J’ai improvisé.
– J’ai vu. Tu t’en tires bien, pour l’instant. Fais-toi
confiance. Tu es mieux ainsi. Choisis pour moi.
Aïe. Choisir le menu pour une inconnue. Le challenge
type qu’une femme utilise pour tester un homme. J’opte
pour une pizza margherita pour deux en entrée, puis un
poisson avec une sauce au cresson, accompagné de petites
pommes de terre et de roquette pour madame, et des
tagliatelle alla carbonara pour moi. Pas très original, mais il
me faut des hydrates de carbone. Ou une nuit de trois
semaines. À l’autre bout de la salle, une horloge
représentant des papillons fuchsia attire notre attention. La
citation peinte au mur tombe à pic. « L’avvenire ci tormenta,
il passato ci trattiene, ecco perché il presente ci scappa ».
« L’avenir nous tourmente, le passé nous retient, c’est
pourquoi le présent nous échappe ». Flaubert dans une
gargote.
Les mets tiennent leur promesse. Simples copieux et
bons. Que demander de plus ? La conversation qui
accompagne le repas est lisse, sans aspérité. Un café pour se
réchauffer et nous entamons une promenade digestive.
Nous marchons côte à côte. Pas de main dans la main, de
228
bras enlaçant une épaule. Je n’ai pas la bonne stature et une
femme ne met pas ses bras au cou d’un nain de jardin. Nos
pas nous mènent Piazza Don Miotti. Une peinture sur une
façade me fait lever les yeux. Une méridienne, sorte de
rosace utilisée en navigation. J’en avais vu une dans un livre
de nautisme étant adolescent. Avec une maxime en latin.
C’est la journée de la prose murale, on dirait. « Sine Sole
Sileo ». « Sans soleil, je suis silencieux ». Nous sommes
devant le Musée des instruments de Navigation. Le lieu est
encore ouvert, fermeture dans 30 minutes. Cela ne nous
rebute pas. Le musée n’est pas très grand, mais les objets
collectionnés sont d’une grande qualité historique. Un
théodolite, des graphomètres, des astrolabes, une sphère
armillaire du 17 ème siècle, des sextants… Bref, tout ce qu’il
faut pour partir explorer de lointaines contrées, en
affrontant tempêtes et solitude. Un journal de bord, avec
une belle page de garde, sort du lot. Je devrais en tenir un,
pour consigner mes pensées au fil de l’existence. Je suis
peut-être un Ulysse qui s’ignore, écrivant son odyssée sans
idée du retour. Bling. En m’avançant pour regarder de près
la vitrine, mon pied vient de buter sur un petit objet, qui luimême
vient de glisser sur le sol. Je me baisse et le ramasse.
Un bracelet pour homme en argent, neuf ou peu porté. Il
représente trois serpents de formes différentes entrelacés.
On dirait une réplique d’un bracelet antique, grec ou
romain. Je regarde autour de moi. Personne. Je lève la main
pour montrer mon butin au gardien. Il me faut un geste de
négation et me tourne le dos. Bon, à défaut, je le garde.
J’essuie le bracelet sur mon pantalon et le passe à mon
poignet gauche. Je ne porte jamais de bijou, mais celui-ci me
va parfaitement. Après tout, ce n’est pas du vol. Si quelqu’un
le réclame, je lui rendrai volontiers. Les habitants de la
229
région ont le sens de l’humour, quand on y songe. Créer un
musée sur la thématique des instruments de navigation,
autrement dit sur ce qui permet aux marins de revenir à leur
point de départ après être allés au-delà de l’horizon, dans
une zone de lac, il fallait y penser ! En même temps,
l’histoire fourmille de récits de naufrages à quelques miles
nautiques du rivage. Le gardien nous dit quelque chose que
je ne comprends pas. Nous supposons qu’il ferme le musée
et reprenons notre périple.
Bellagio au printemps dégage une magie simple et noble.
L’alternance de ruelles en pente, où se nichent des échoppes
aux pas de porte généreusement fleuris, et d’arcades où l’on
peut circuler à l’abri des intempéries sur le port ravit les
touristes déboulant à l’embarcadère. Je suis surpris par le
nombre de boutiques type « Industria Italiana » qui fait
commerce d’objets en bois d’olivier. Regard masqué sous une
paire de verres fumés, la basketteuse de service met soudain
sa main dans la mienne. Cela n’augure rien de bon.
– Nous sommes suivis, murmure-t-elle.
Sans ciller, je fais mine de me recoiffer dans une vitrine
pour observer autour de nous. Il y a effectivement un
couple, la quarantaine sportive, que nous avons croisé au
sortir de l’hôtel et dans une rue après notre visite au musée.
Pure coïncidence, peut-être. Mais Valérie est ésotérique,
mais pas paranoïaque. Je préfère opter pour une certaine
vigilance.
– Viens, allons prendre deux billets pour aller à Côme.
– Je n’aime pas le bateau.
– Laisse-moi agir.
Quelques minutes plus tard, nous voici devant l’Hôtel
du Lac (en Français sur la façade), face à l’embarcadère de
la navette. Je prends deux billets au guichet. La mini-
230
croisière sur le lac dure environ deux heures. Valérie a ôté
ses lunettes et me fixe. Regard noir interrogateur. Nous
nous installons sur le pont inférieur. Le couple repéré est
également monté à bord. Un groupe de retraités allemands
d’une quinzaine de personnes vient occuper les sièges
autour de nous.
– Go !
2tall2fall n’a pas besoin de développement pour
comprendre. Nous quittons le navire juste avant qu’il ne
quitte le quai, au grand dam du couple qui tente de nous
suivre. Peine perdue. Nous avons été plus rapides. La femme
de deux mètres avait vu juste.
– Bon, Superman, que faisons-nous maintenant ?
– On va prendre la voiture et faire le tour du lac par la
corniche. Désolé pour cette croisière avortée, mais j’ai fait
au mieux. Je n’ai pas réfléchi. Pas trop déçue ?
– Au contraire. Tu as bien agi. Je me doutais de ce que
tu allais faire.
Le soleil de ce début d’après-midi perce de nouveau à
travers les nuages. La lumière donne au lac des reflets irisés.
Et un peu de pep’s dans mon corps de ludion fatigué. Je vais
mieux. Mieux : je vais bien. Je suis ici pour l’instant. La
situation est bonne. Aucun problème insurmontable. Je suis
en compagnie d’une femme belle et cultivée. D’autres sont
en détresse. Moi pas. Juste en manque de quelqu’un. Donc,
tout va bien. Nous ne sommes pas dans une romance, alors
autant faire baisser la pression et apprécier cette forme
particulière d’amitié. Et lui faire savoir.
– Merci d’être ici avec moi.
– Tu me traites bien, j’apprécie.
– Allez, on ne va pas verser dans la sensiblerie. Move
you ass, on part à l’aventure !
231
Le moyen le plus approprié pour prendre la route de
Côme, qui se situe pourtant en-dessous de Bellagio, est de
prendre le ferry Bellagio-Cadenabbia et de descendre la
corniche vers le Sud. Compter une bonne heure ensuite
pour arriver à Côme. Les dieux sont avec nous : il reste une
place pour la navette qui part dans 15 minutes. De quoi
compenser la frustration de ne pas avoir fait la minicroisière
à cause des deux indésirables. La traversée du lac
est rapide, moins de dix minutes. Nous découvrons
Cadenabbia en débarquant. La cité mérite d’être connue,
avec davantage de demeures en pierre blanche et moins de
frontons jaunes que dans les autres villages. La Mini absorbe
mieux que prévu les pavés. Cela nous fera faire des
économies sur les préparations anti-hémorroïdes. Il n’y a
pas de petit profit. La route défile. Au bout d’un quart
d’heure, nous arrivons à Tremezzo. Un panneau nous
indique la « Villa Carlotta ». La demeure est située en
bordure de route et surplombe le lac.
Je gare la voiture sur le parking en contrebas. Il est
possible de visiter la villa et son jardin aujourd’hui. Je doute
par moment d’être accompagné, tant ma compagne est
distante, sinon absente. Si elle parle peu, son regard, lui en
dit long. Elle observe, évalue, scrute. Vu qu’il est déjà
presque 16 heures, mieux vaut commencer par le jardin. La
vue depuis le double escalier qui descend symétriquement
dans l’axe du portail est au-delà des mots. Le portail en fer
forgé, qui n’est pas très large, est encadré par deux colonnes
surmontées chacune d’une divinité. Le triton au milieu du
petit bassin se joue du temps qui passe, occupé qu’il est à
regarder l’ondulation de l’eau. Un faux calme, ce lac. Il suffit
de s’arrêter quelques instants pour sentir sa force, sa
violence. Je n’aimerais pas être seul sur un frêle esquif un
232
soir d’orage sur le lac de Côme. Le parc est fréquenté. Sans
ressembler à une zone commerciale un samedi après-midi,
il y a bien une cinquantaine de visiteurs. Beaucoup de
femmes retraitées. Pas mal d’Anglaises. Botanistes et
jardinières. L’entretien du parc doit coûter une fortune.
Tout ici est taillé au millimètre. Tracé au cordeau. Les
couleurs des massifs font un feu d’artifice : orange, mauve,
rouge, bleu. Si les fleurs ont un langage, à la Villa Carlotta,
ce n’est pas un patois, c’est un espéranto. Un jardinier, un
homme de mon âge avec un tablier vert, passe avec une
petite brouette. Je lui demande si je peux prendre des
photos, il opine du chef, sans même ralentir l’allure. Valérie
est en train d’envoyer des messages avec son smartphone.
Par souci de discrétion, mais aussi un peu par dépit, je pars
en avant à la chasse aux clichés. La patine donne aux statues
de pierre une âme, une essence quasi humaine. Je
comprends que l’on puisse tomber amoureux d’une statue.
Je ne suis pas amoureux de celle que j’ai rencontrée un soir
de massacre azuréen. Une sculpture, nichée au fond du parc,
m’intrigue. Je m’approche doucement, tel un chasseur qui
ne veut pas effrayer sa proie. Je ne m’attendais pas à voir cela
ici. Ni même ailleurs, du reste. La statue présente une
femme, les bras levés vers le ciel, paumes de mains jointes.
Comme un appel vers le ciel. Mais le statue est en fait
composée de trois morceaux. Ce triptyque est tout
bonnement fabuleux. Je comprends comment fonctionnent
les deux pans latéraux, mais au centre… O MON DIEU !
Je prends quelques clichés, juste avant que ma batterie
de l’appareil ne tombe en panne. Et je n’en ai qu’une. Tant
pis. Il me restera ma mémoire. La géante m’a rejoint, sans
même que je m’en rende compte.
– Tout va bien ? Tu sembles un peu secoué.
233
Je ne sais quoi lui répondre. Elle me sonde, regarde la
statue et pousse un profond soupir, avant de reprendre.
– Je vois. Mais toi, tu es sous le choc. Tu ne peux pas
comprendre. Pas aujourd’hui. Il te manque des clés.
– Lesquelles ?
– Je ne peux pas t’en dire plus. Je voudrais, je ne peux
pas. C’est à toi de les trouver. Je ne fais que passer des
messages.
– J’ai bien compris que tu n’étais qu’une sorte de
messager. Mais de qui ? Dans quel but ?
– Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer. Tu es à
l’abri. Rien ne mauvais ne va t’arriver ici. Les plus grandes
douleurs sont derrière toi, désormais.
– Je ne comprends rien.
– Viens. On repart. C’est le moment de partir.
Elle prend ma main à nouveau. Pas de danger, cette
fois. Je la suis. Elle a raison. Il est temps de partir. Direction
Côme. J’ai hâte de rentrer à l’hôtel.
234
Chapitre Vingt-sept
Le sommeil et l’adieu.
Note pour plus tard : revoir ses idées préconçues.
J’ignore pourquoi, mais j’imaginais Côme comme une
petite ville. Ce n’est certes pas une mégalopole, mais avec 85
000 habitants, la cité lombarde a de la ressource.
Puisque le temps presse et qu’aller en Italie sans entrer
dans une église est, plus qu’un sacrilège, une faute de goût, la
femme de deux mètres me suggère de visiter la cathédrale.
Adjugé, vendu ! Fiction de couple dans ce théâtre à ciel ouvert,
Miss Trudeau et votre aimable serviteur sommes là, bras
ballants, devant ce duomo de catégorie B. Une cathédrale
atypique, avec une extension et une tour sur le côté gauche.
Nos voisins transalpins vivent dans deux réalités parallèles :
l’une, celle de l’Italie avec un grand I, cumule les superlatifs
pour attirer les tours opérateurs dans les endroits de premier
ordre que sont Rome, Venise ou Florence. L’autre, la sansgrade,
la modeste, la populaire, regorge de trésors de second
rang. Ces musées, ces édifices, ces cathédrales que l’on
découvre sur place, mais pour lesquels le touriste lambda ne
penserait pas à se déplacer. Ce qui en soi est une bonne chose.
235
Tout se mérite, dans la vie. L’envie comme la surprise. La
surprise comme l’amour. L’amour comme la perte. La perte
comme les retrouvailles. Pour l’heure, nous en sommes à
l’envie. Valérie met son pull sur ses épaules avant de se signer
en entrant. L’intérieur est grandiose : la voûte est couverte de
pavés d’or, qui renvoient de part et d’autre la lumière du jour.
Sans être touché par la grâce, il y a en ce lieu une ambiance
que l’on ressent sans pouvoir la décrire. Les ténèbres reculent
face à la lumière. L’espoir qui remporte l’âpre combat contre
tout ce qui détruit les âmes et les cœurs. C’est étrange. Je sens
une énergie dans mon corps. Une sorte de chaleur, concentrée
sur mes poignets, le gauche, surtout. Est-ce cela que les
croyants nomment la foi ?
Sans réponse d’un esprit supérieur, je regarde Valérie.
Et j’ai droit à un miracle, ou ce qui s’en approche : je la vois
contempler le plafond, yeux grands ouverts, avec un regard
dépourvu de toute méfiance. Pour la première fois, je vois
cette femme étrange baisser sa garde et n’être qu’elle-même.
Peu importe qu’elle ne le fasse pas pour moi. Mon statut de
pion sur son échiquier est acté. Le fait qu’elle puisse ainsi
poser certains poids qui lui pèsent, même si cela ne dure que
quelques secondes, apporte un peu de réconfort. J’ai fait
connerie sur connerie depuis mon inscription sur SEENIQ,
mais voir cette femme heureuse me met sur la voie du
purgatoire. Le paradis attendra. Ou pas. Sur le pupitre près
de l’entrée de l’église, je tombe sur une brochure du
funiculaire reliant Côme à Brunate. Il y a un dénivelé de
500 mètres, et un panorama à couper le souffle, qui permet
au regarder d’embrasser le lac, mais aussi le cirque
montagneux jusqu’à la Suisse. Nous pouvons y être dans dix
minutes. Ma blonde amie prend le prospectus que je lui
tends. Nouveau sourire. Je viens de marquer un point. Nous
236
sortons prendre l’air, le parfum d’encens répandu dans
l’église commence à me donner la migraine. Nous avons un
peu de temps devant nous avant de prendre le funiculaire.
La géante souhaite que l’on trouve une terrasse au soleil
pour prendre un thé. Saine initiative. Nous trouvons notre
bonheur à deux pâtés de maison de la Piazza de Gasperi,
point de départ du funiculaire. À peine sommes-nous
attablés qu’une serveuse, joli minois et tatouages couvrant
ses deux bras et épaules dénudées, vient à nous en parlant
un français impeccable. Je la complimente. Elle a fait ses
études à Grenoble durant trois ans. Valérie commande un
thé au jasmin, j’opte pour un cappuccino. Nos boissons
nous sont apportées en moins de deux minutes. Une telle
célérité se fait rare, des deux côtés des Alpes. L’infusion du
thé me donne l’occasion de questionner ma partenaire sur
certains points que j’entends clarifier.
– Valérie, j’aimerais savoir une chose : comment peuxtu
être aussi sûre de tes propos sur les gens que tu croises ?
N’as-tu pas peur de te tromper et de blesser sans le vouloir
les gens qui t’écoutent ?
– Viens-en au fait. Je te sens tourmenté depuis la Villa
Carlotta.
– Le petit con se demande ce qu’il va devenir.
– Un homme bien.
– C’est gentil, mais imagine que tu te trompes. Que je
ne parvienne pas à mener la vie que je souhaite. Que se
passera-t’il ?
– Rien. Cela n’arrivera pas. Tu es déjà en route. Tu es
en pleine traversée, mon coco. Mais tu ne sauras qui tu es
qu’après coup. Tu te réveilleras un jour et la réponse à ta
question sera là, devant toi.
– Mouais…
237
Mon incrédulité – ou mon ego – est tenace. C’est un
truc de mecs, d’être borné devant les évidences. À croire que
tout petit, dès le primaire, on doit nous apprendre à pisser
plus haut que les autres et à nier les faits, surtout lorsque
l’acceptation nous permettrait de mieux vivre. Nos boissons
ingurgitées, nous nous dirigeons vers le funiculaire. Le
fronton en brique rouge du bâtiment d’accès a été très bien
restauré. La cabine ascendante arrive quelques secondes
seulement après que nous ayons pris nos tickets. Il n’y a que
six personnes qui souhaitent atteindre le sommet, nous
inclus. Je ne suis jamais monté dans un funiculaire, c’est une
première. Idem pour la femme de deux mètres. Comme à
son habitude, elle ne dit rien, et d’un geste, me fait mine de
me taire. Le décalage entre nos conversations par messages
naguère et son goût, pour ne pas dire son obsession du
silence depuis ce matin, me dérange. Je me sens exclu, mais
je ne sais pas de quoi. Elle ne semble pas agir par mépris ou
par arrogance. C’est autre chose. Elle se comporte parfois
comme si elle menait deux vies en même temps : l’une au
dehors, et une, pour elle seule. Je serai incapable de vivre au
quotidien avec une femme pareille. Je sais pourtant, à
travers ses confidences sur son bateau, qu’elle est capable
d’un amour hors normes. Elle a aimé son mari. Pour être
ainsi, la rupture a dû la ravager. Perdre son amant, son
meilleur ami, son frère, son compagnon, bref, l’homme
d’une vie doit être une épreuve terrible. Je n’ose imaginer la
souffrance. On devrait tous pouvoir épouser et vivre cent
ans avec la même personne. L’unique. Pour être franc, je
n’aime pas ce que je suis en train de penser. Depuis l’attentat
du Palais des festivals, j’ai un mauvais pressentiment sur la
femme de ma vie. Et la grande blonde qui regarde la cabine
monter n’est pas cette femme.
238
L’ascension est rapide. Le funiculaire se fraye un chemin
quasi rectiligne entre les arbres. C’est beau. Et apaisant.
Arrivés au terminus, nous jouons les touristes, bouche
bée devant la beauté du point de vue. Le panorama est bien
celui du dépliant. Mon dieu, ces montagnes et ce lac sont là
depuis des millénaires et nous ne sommes rien. Des gouttes
dans la mer des sarcasmes. Des atomes de vanité dans un
univers qui a vécu et vivra sans nous. Rien de tel que la nature
pour vous remettre à votre place. 2tall2fall et moi restons
impassibles, calmes durant un quart d’heure. La navette est
prête à redescendre parmi les hommes. Nous aussi.
Le retour sur Bellagio n’a pas dérogé à la règle de cette
journée particulière. Je me souviens des églises, des
paysages, des monuments vus sur le trajet. Mais mon
amnésie est totale sur ce que nous avons pu dire en 1h30
avant de rentrer à la Villa Serbelloni.
Il est 19h30 et j’ai l’impression qu’il est trois heures du
matin pour mon organisme. La traversée du hall d’entrée de
l’hôtel. La jeune femme de tout à l’heure a cédé la place à un
homme d’une soixantaine d’années, à l’allure un peu terne.
Je récupère la clé de notre suite et rejoins la grande femme
qui m’attend devant l’ascenseur.
À peine entrés dans la chambre, nous jetons nos
chaussures à terre et sans se concerter, nous nous
allongeons sur le lit. Cette complicité impromptue nous fait
sourire. Je suis crevé.
– Tu as faim ? s’enquiert-elle.
– Non, merci. Je n’ai pas envie de manger pour
l’instant. Juste besoin de m’allonger…
– Ça te dit, un Spritz, pour se croire en villégiature ?
J’en commande deux chacun. Et deux thés, aussi. Et un café
pour toi.
239
Elle m’amuse, malgré la migraine qui déboule comme
un TGV sans freins dans une unité de soins palliatifs. J’ai
froid. Je retire ma chemise, chaussettes et pantalon, fouille
dans mon sac et enfile le T-shirt que j’ai emporté. Sexy
comme un pot de chambre, je me réfugie sous les draps en
claquant des dents.
La tête sous l’oreiller, j’entends une servante apporter
les boissons. Je claque des dents. Avec des tournevis qui
transpercent mon crâne de part en part. Cinq tournevis. Je
peux les compter. Je sais où ils se trouvent.
Sans dire un mot, je sens la géante se blottir dans mon
dos. Ses seins nus me donnent un succédané de réconfort. Je
suis en position du fœtus et c’est elle qui me couvre. Étrange
spectacle en vérité que ce petit homme fragile protégé par une
femme trop grande pour sa vie. Ma virilité est en berne. Nous
sommes restés ainsi pendant plus de deux heures, avant que
je ne puisse bouger à nouveau. Vers 23 heures, je me relève
sur mon séant. Valérie se lève et me tend un Spritz. Ce
cocktail emblématique de la riviera Ligure, avec son arrièregoût
d’orange, de bitter et de prosecco met un goût sucré dans
mon palais. Cela me fait du bien. Elle me tend le second
d’affilée, puis le café. J’en avais besoin. Je la regarde, debout
devant moi, enveloppée dans un drap, sa cigarette
électronique à la main. Je ne peux pas dire que je la trouve
belle à cet instant, mais je lui reconnais une prestance que je
n’avais pas connue depuis au moins dix ans. Elle éteint la
lumière et se remet dans le lit. Nous sommes tous deux sur le
côté, face à face. Je l’étreins et l’embrasse. Elle accepte mon
baiser et me le rend. Il n’y a aucun amour dans cet échange
de salives. Juste le besoin primaire de se sentir vivant.
D’oublier le froid. La solitude. Cet hiver qui est en nous en
plein mois de mai. Oublier la mort. Oublier la faim. Oublier
240
l’absence. Oublier la fin. Oublier l’oubli. Je pense à Brel. Làbas.
Aux Maldives. Et je pars.
7H10. J’ouvre les yeux. Valérie fait de même quelques
secondes après moi. Nous restons en suspens. Aussi surpris
l’un que l’autre de ce qui nous est arrivé.
– Mon dieu ! Nous nous sommes endormis dans cette
position ! Cela ne m’est jamais arrivé !
– Je te rassure, belle blonde, moi non plus. Je ne dors
jamais avec une inconnue. Et je ne passe pas la nuit.
– Moi non plus. Ne parle jamais de cela à personne.
Promet-le moi.
– Tu as ma parole. À qui en parlerai-je, de toute
manière ? Ni toi ni moi n’existons dans la vie de l’autre. Tu
veux passer sous la douche la première ?
Elle murmure quelque chose que je ne comprends pas
et file dans la salle de bain. Je me lève, fais craquer mes os et
regarde par la fenêtre. Foutu lac. Sa beauté ne me rendra pas
heureux ici. Ni ailleurs. Je prends le combiné et commande
deux petits déjeuners continentaux. Dans 30 minutes. Avec
une ponctualité de coucou suisse, un serveur en livrée nous
apporte le plateau. Valérie, habillée, maquillée et
opérationnelle, réceptionne ce dernier repas de condamné.
Je finis de m’habiller et m’assieds avec elle à la table basse de
la suite. Nous sommes assis face à face. Elle n’a pas ses
sempiternelles lunettes de soleil, ni sa cigarette de
substitution pour se donner une contenance. Je la regarde
droit dans les yeux. Pas pour la faire craquer. Ni pour jouer
le mâle dominant. Pour savoir ce qu’il y a au fond de Valérie
Trudeau. Au fond du fond du fond. Je sens ce qu’il y a. Je
suis bien incapable, là, devant une assiette d’œufs brouillés,
un café noir et deux croissants encore chauds, de savoir ce
qui est devant moi. Mais je le sens.
241
– Arrête. Ne fais pas ça.
– Je n’y peux rien. Je te regarde, c’est tout. Je mémorise.
Je photographie. J’enregistre.
– Non. Tu sondes. Tu creuses. Tu remues la vase. Ne va
pas là. Tu ne trouveras rien sur toi. Ne t’inflige pas des
tourments qui ne sont pas les tiens, Ulysse. Tu reverras
Ithaque.
– Mon nom n’est pas Ulysse.
– On s’en moque. Mange, tes œufs vont être froids.
Un rayon de soleil éclaire la table. Cela fait du bien.
Merci, vous, là-haut. Je suis bien.
Le petit-déjeuner avalé, nous levons le camp. Dernier
check-up pour être sûrs de ne rien oublier. De ne pas laisser
de traces. Je regarde sous le lit. Elle fait le ménage dans la
salle de bain. Notre attitude commune me fait penser à un
couple de nettoyeurs de scène de crime dans un épisode de
CSI : Les Experts. La grande prêtresse des sites de rencontres
sort de la suite la première. Je jette un dernier coup d’œil à
la chambre. J’y aurais brillé par ma contre-performance.
Sans regret. Adieu Bellagio. Tu n’étais pas pour moi.
Nous descendons dans le hall rendre la clé. Nous
retrouvons la jeune femme qui nous a accueillis hier. Je paie
la note. Wouarch. Les cocktails coûtent le prix du caviar,
dans ce patelin ! Fa niente. Je joue le grand seigneur en
priant pour que mon compte ne soit pas dans le rouge. Alors
que je tape mon code de carte de crédit, la réceptionniste
voit le bracelet et s’exclame :
– Vous aurez de la chance ! Vous êtes aimé, monsieur.
– Pardon ?
– Votre bracelet. C’est un bracelet d’amour. Les femmes
de Crête l’offrent aux marins pour qu’ils reviennent. Cela
veut dire qu’une femme vous aime et vous protège, même si
242
vous êtes loin ou en danger.
– Très belle tradition. Je m’en souviendrai.
Valérie m’a écouté en silence. Je sens une remarque
acerbe imminente. Je n’allais pas dire à la jeune femme que
je l’avais trouvé, ce bracelet, tout de même ! Allez, back to
the Mini et on trace pour rentrer. Fin de la récréation.
– Tu n’avais pas besoin de mentir, dit froidement la
crinière blonde en rentrant dans la voiture.
– Je n’ai rien dit, j’ai juste menti par omission.
– Cesse de mentir sur ta vie, jusque dans le moindre
détail. Tu vivras enfin.
– Tu fais chier. Je ne suis pas responsable de tout sur
cette terre non plus.
Silence. Janis Joplin. Silence. AC/DC. Silence. Tunnel.
Tori Amos. Silence. George Michael. Silence. Goldfrapp.
Silence. Joan as the police woman. Silence. Chris Isaak.
Silence. Saturé par tant de silence, mon cerveau se ferme.
Mon cœur, aussi. Ce fantasme d’adolescent boutonneux qui
n’existe que par le physique a volé en éclat sur le silence de
trop. Je respecte le silence comme parole. Je vomis le silence
comme alibi. Nous arrivons sur la Spezia. Valérie ouvre les
yeux, tire une bouffée de sa cigarette électronique et daigne
parler.
– Tu pourras me déposer à Monaco.
– Je croyais que ton yacht était à Gênes.
– Je ne vais pas au yacht. Je n’irai plus sur ce bateau. Tu
me déposeras sur le port.
La circulation a été fluide sur tout le parcours. 12h30 en
Principauté. La Mini descend le Boulevard d’Ostende, et
s’immobilise peu avant le bâtiment du Yacht Club. Je trouve
une place pour me garer. Frein à main. Regards croisés.
Nous sortons en même temps du véhicule. J’ouvre le coffre
243
et lui tend son bagage à main.
– Nous y sommes. Dernier acte, je suppose…
– Oui, il le faut. Je suis désolée. Je ne peux donner plus.
– Je ne te demande rien. Cela a été un honneur de
croiser ta route. Me diras-tu un jour qui tu es, ou plutôt, ce
que tu es vraiment ?
– Je suis Valérie. Le reste, tu le sais déjà. Ou tu le sauras
plus tard.
Elle m’embrasse. Je ne bouge pas. Ce baiser n’est pas
pour moi. C’est un souvenir en temps réel. Rien de plus. Elle
met ses lunettes de soleil et part sans se retourner. Je remonte
en voiture. Direction l’autoroute. Retour à la vraie vie. Sans
palace ni paillettes. J’ai la migraine. Les trois serpents de mon
bracelet dansent au rythme des mouvements du volant.
244
Chapitre Vingt-huit
Un cul de 20 ans au BangBangBali – et un homme seul qui
pleure.
Dimanche 15 août. Quatre mois après la tragédie,
Cannes panse ses blessures. Le traumatisme mondial a été
immédiatement relayé par une solidarité internationale
d’une ampleur inédite. Le monde entier s’est mobilisé pour
sauver le soldat Croisette. S’il est impensable de rebâtir le
Palais des Festivals au même endroit, sanctuarisé comme un
Ground Zéro du 7 ème art, le projet de Cité du Cinéma a
bénéficié d’un levier extraordinaire. Le tourisme, fortement
impacté, n’a pas repris tous ses droits, mais les Cannois
croient dur comme fer aux beaux jours qui reviendront.
J’ai repris le boulot une semaine après l’attentat. Il faut
bien se nourrir. Autant être franc : l’immobilier cannois
s’est pris une claque historique. Mes revenus aussi, par voie
de conséquence. Ma collaboration photographique est, elle,
toujours d’actualité. Un bon moyen de boire du champagne
à l’œil et de manger gratuit quasiment tous les samedis et
dimanches soir. En clair : le BangBangBaoli est devenu ma
seconde maison. Voire ma première, si je compte les fois où
245
je suis allé directement de la boîte de nuit à l’agence sans
même rentrer chez moi prendre une douche. Kodjak m’a
pris en sympathie. J’apprécie cette amitié nouvelle. Il est
assez protecteur avec moi. À croire que je suis le seul à ne
pas voir que je suis un ado dans un monde d’adultes. Grâce
à mon charisme animal et à mon don inné pour faire des
conneries, j’ai transformé ma vie de merde en une vie de
con. Par lassitude et par cette forme larvée de désespoir qui
mène à la dépression, j’ai enchaîné les aventures d’un soir,
les coups de baise dans les parkings et les râteaux consolés
par la Vodka. Un conseil, les enfants : ne cherchez pas des
réponses à vos questions dans les alcools forts. Vous n’y
découvrirez que l’art de vous endormir dans votre vomi et
de vous réveiller en vous re-vomissant dessus lorsque
l’odeur de votre déchéance monte à vos narines. Privilège de
la solitude, c’est vous – et vous seul – qui devez nettoyer
votre immaturité. Génial. Valérie Trudeau a disparu dans la
nature. Effacement complet de ses traces sur le net. Je l’ai
cherché, je l’avoue. Par curiosité plus que par sentiment. En
vain. Bon, allez, au boulot. B3. Me voici devenu un
fonctionnaire du clubbing, un ouvrier à la chaîne de
l’éphémère et de l’ostentatoire. Toujours la même musique
techno-branchouille pour faire danser les pseudos-top
models azuréens avec leurs petits culs bien moulés dans des
robes Zara. Toujours les mêmes vieux beaux qui viennent
chaque week-end claquer leurs billets de 500 euros pour
payer du mousseux à des gamines qui pourraient être leurs
filles. J’ai un profond respect pour les patrons de cette usine
à ego. Au moins, ils ont su rentabiliser la vanité humaine.
Samantha est toujours là. Elle est restée, finalement. Faute
d’avoir trouvé mieux ailleurs. Ce n’est pas une critique, juste
un constat. Je la regarde faire son show, cramponnée à sa
246
barre de pole dance. Toujours le même tatouage de serpent
ondulant. Ce même dos lisse, sans vertèbre apparente. Un
modèle du genre. Elle est jolie, quand j’y pense. Vulgaire,
mais jolie. Ce soir, j’ai envie d’elle. Ne me demandez pas
pourquoi. On va mettre ça sur le compte de la crise de la
quarantaine. Ou de l’ennui. J’ai envie de respirer sa peau.
Sans aucune joie, aucune lumière. La musique me donne des
vertiges. Mon ex-étudiante me regarde à son tour, sans
cesser sa parade lascive. Il faut bien assurer le spectacle. Sa
prestation assurée, Mademoiselle De Vries. Avant de filer en
coulisses, elle me jette un dernier regard. Ses paupières se
ferment plus lentement qu’à l’accoutumée. Pas besoin de
traduction. J’ai croisé assez de femmes ces derniers mois
pour ne plus en avoir besoin. Je shoote une dizaine de
photos d’un groupe de fêtards saoudiens, salue la direction
et me dirige vers l’extérieur. J’attends Samantha à la sortie
des artistes. Attente de courte durée. Démaquillée, en jean,
pull col en V et avec un bonnet, la jeune femme n’a plus rien
de commun avec la bombe sexuelle qu’elle était trente
minutes auparavant. Elle croise les bras, pour se réchauffer.
C’est vrai qu’il fait frisquet, pour la mi-août. Elle est
mignonne, cette gamine. Elle est gamine, cette mignonne.
Oui, je sais : quarante divisé par deux égale vingt. Je n’ai pas
dit que j’étais amoureux. Ni fier. J’ai besoin de compagnie.
Elle aussi. Mon cœur est ailleurs. Je ne sais où. Mais ailleurs.
Il connait le chemin, ce crétin. Il refuse juste de me le dire.
Samantha me gratifie d’un de ces sourires fatigués que l’on
a à trois heures du matin. Quand « Oui » signifie « À dieu
vat ». Un silence. Je la laisse s’exprimer en premier.
– J’ai froid. On va boire un truc chaud quelque part ?
– J’ai du thé et du café chez moi, si cela te dit.
– D’accord. Je suis crevée.
247
– Viens.
La suite a la prévisibilité des amours sans amour. Une
nuit agréable, pour une première nuit. La chaleur animale
permet de ne pas penser. De ne pas ressentir. De se sentir en
vie, même si ce n’est pas la vie que l’on souhaite. Samantha
m’accompagne jusqu’à la Toussaint. Un semblant de vie
commune. Deux solitudes agglomérées. C’est idiot, come
configuration. Elle a besoin de vivre, de s’éclater. Elle n’a pas
besoin de moi. Je vais jusqu’à lui offrir un double de mes
clés. Sans enthousiasme. Juste parce qu’il faut le faire et que
je ne l’ai jamais fait avant. Ce n’est pas à elle que je donne
les clés. Mon cœur voudrait les donner à quelqu’un d’autre.
Mon cerveau l’ignore. Ou nie. Mais c’est Samantha qui est
là. Les baisers passent. Sans saveur. Au fil des semaines,
l’incompréhension succède à l’indifférence. Je ne bande
même plus pour elle. Pénis aux abonnés absents. Elle vient
chez moi pour déguster ma bouffe italienne de pacotille et
passe son temps à envoyer des textos à son meilleur ami. Je
ne suis pas étonné lorsqu’elle me largue par SMS après une
soirée d’Halloween à laquelle je ne suis pas convié. Je réagis
mal sur le coup. Mon orgueil de mâle vieillissant en prend
plein la gueule. Je sais qu’elle a raison de partir. C’est mieux
ainsi. Ma crise de la quarantaine se mue en lente dépression.
Je ne m’en rends pas compte. On ne se rend jamais compte
de ces choses-là. Le diable ne retire son masque qu’après
être entré dans votre demeure.
Et soudain le miracle. Ou presque. 18h20. Patricia. Là,
devant moi, à Monop’. En train de mettre un paquet de riz
basmati dans son panier. Je fais mes courses de temps à
autre à l’enseigne populaire, en face de la gare SNCF. Nous
sommes aussi surpris l’un que l’autre. Mon cœur bat. Fort.
Plus fort. PLUS FORT. Je ne sais pas comment je dois me
248
tenir. Je n’ose même pas lui faire la bise. Je risque de vouloir
plus. Je veux plus.
– Bonjour. Si je m’attendais à ça ! Tu es bien la dernière
personne que j’imaginais revoir ici. Tu es radieuse.
Elle l’est. Elle n’a pas changé. Mais putain, ce que son
sourire illumine tout autour d’elle ! Cette femme est une
supernova dans ma galaxie ténébreuse. J’ai besoin de
Biafine. Elle répond avec son sourire de madone.
– Bonjour. Alors tu vis à Cannes, ou tu es là pour le
boulot ? Je n’ai plus eu de tes nouvelles. Alors j’ai continué
ma vie.
– J’habite ici. J’ai tout quitté après la mort de ma mère.
Et toi ?
– J’ai obtenu un contrat de six mois à l’Orchestre
Régional de Cannes PACA. Juste un CDD. Mais c’est bien
payé.
– On pourrait se revoir si tu veux.
– J’ai un copain.
BAM. Le ballon gonflé à l’hélium explose dans
l’atmosphère de ma cage thoracique. Trois mots et j’ai mal.
Oui. Là, j’ai mal. Je ne peux m’en prendre qu’à moi. Faisons
bonne figure. PUTAINDEBORDELDEMERDE.
– Je comprends.
– Mais on peut quand même se revoir.
– Je ne comprends pas.
– Si. Tu comprends. Je t’appellerai.
– Tu as gardé mon téléphone ? Je n’ai plus le tien.
– Je ne te le donnerai pas. Mais je t’appellerai.
Fin de conversation. Nous nous faisons une bise
étrange, à la commissure des lèvres. Je déteste ça.
Un mois passe. Noël approche. Pas pour tout le monde.
Samedi 20 décembre. 22h30. Je suis seul dans mon T2, à
249
occuper mon temps de cerveau disponible devant un navet
rediffusé quinze fois. BIP BIP. Appel masqué. Je ne
décroche pas d’habitude. Là, oui.
– C’est Patricia. Je te dérange ?
– Non. Tu ne me dérangeras jamais.
– Veux-tu que l’on se voit ce soir ?
Ce n’est pas le moment de jouer au con.
– Oui.
– Chez toi. Envoie-moi ton adresse par SMS. J’arrive
dans une demi-heure.
Elle raccroche illico. Panique à bord. Je me précipite
pour ranger ma piaule. Rock the casbah. Je ramasse en vrac
ce qui traîne par terre et sur ma table : chaussettes, livres,
factures en souffrance. Vite. Ranger la vaisselle. Nettoyer le
miroir de la salle de bain. J’ai fait un Matisse avec du
dentifrice. Me laver les dents. Changer de fringues.
DRING ! La sonnette. Elle n’a même pas sonné à
l’interphone, la garce ! Je ne suis pas prêt. Je ne suis jamais
prêt, de toute manière. J’ouvre. Elle est belle.
Elle est belle. Elle est belle. Reste Zen, crétin.
– Entre, je t’en prie.
Elle me fait la bise. Elle est venue avec son violoncelle.
Je la laisse manœuvrer dans le couloir pour poser son
encombrant étui. La relation fusionnelle que Patricia a avec
son instrument est belle. Mais elle éloigne aussi ceux qui
voudraient l’aimer et dont je fais partie. Si seulement elle
pouvait faire une place pour moi. Je passerai dans un
interstice aussi fin qu’une tranche de mortadelle italienne,
si elle me donnait ne serait-ce que cet espace pour lui dire
combien je l’aime. Je touche furtivement sa main alors
qu’elle pénètre dans mon salon. Je crève de la serrer contre
moi.
250
Je prends son manteau, une grosse doudoune marine.
Belle qualité. Marque de prix. Elle a du goût. Sans demander,
elle s’installe sur mon canapé. J’ose poser la question stupide.
– Alors, où en sommes-nous ? Pourquoi ce soir ?
– Je suis venue parce que j’ai envie de te voir, et que tu
ne me l’as pas demandé. Si tu m’avais supplié, je t’aurais
blacklisté. Il se trouve que j’ai envie de toi. Point.
– Comme avant ?
– Non. Pas comme avant. Comme je te l’ai dit, j’ai
quelqu’un dans ma vie. Un gars très bien. Adulte. Mature.
Responsable. Lui. Prêt à s’engager. Mais j’ai eu envie de te
voir. Je ne te fais pas un dessin.
– Non. Où est le piège ?
– Tu es assez grand pour savoir ce que tu fais.
– Tu ne m’as même pas demandé si j’avais moi aussi
quelqu’un dans ma vie.
– Si c’était le cas, tu n’aurais pas décroché.
Elle me connait par cœur. Ses yeux brillent. Comme
avant. Merci mon dieu. Nous nous embrassons. Comme la
première fois. Comme si c’était la première fois. J’aurai
passé ma vie à faire des premières fois avec elle. J’aurai voulu
l’épouser et être bagué comme un pigeon. Devant Dieu et
les hommes. Elle ne le saura jamais. Nos corps ont la
mémoire l’un de l’autre. C’est terrible. Cela balaie tout. Le
reste est à mi-chemin entre « L’empire des sens » et la
physique quantique. Il fallait que ce soit nous. C’est nous.
Seul Dieu peut comprendre ce qui se passe quand je suis en
elle.
J’ouvre les yeux. Je dors cramponné à son corps. Ce
même corps, avec ses replis, ses vallées, ses crevasses. J’aime
ce paysage. Il n’a pas changé. Tant mieux. Je ne l’avais juste
pas vu depuis presque un an. Je me fous de son poids, de sa
251
taille de vêtements. Sa peau à une odeur de miel et de lait.
Cette femme est un petit-déjeuner pour enfants méritants.
Ai-je été assez sage ? Noisyk1 ouvre les yeux. J’aime les
deux.
Gauche et droit.
– Bonjour, vous.
Elle sourit à ma voix.
– Bien dormi ?
– Oui. Tu as ronflé.
Sa remarque nous fait rire de bon cœur. Je suis de
nouveau avec mon amie. Avec ma meilleure amie. Pouvonsnous
être autre chose ? Elle se lève, prend le mug qui traîne
sur l’évier de la cuisine et allume ma cafetière à dosette. Un
aperçu de ce que devrait être la vie.
Elle me tend mon café chaud.
– Il est beau ce bracelet. Un cadeau d’une ex ?
J’avais complètement oublié mes trois serpents hier
soir.
Je n’arrive pas à retirer ce bracelet, c’est plus fort que
moi.
– Non. Trouvé en Italie lors d’un voyage initiatique.
– Toi, tu fais des voyages initiatiques ?! J’ai du mal à le
croire…
– Si je te disais tout ce qui m’est arrivé depuis notre
séparation, tu ne me croirais pas. Moi-même, je ne sais pas
si tout ceci est réel ou si j’ai fait un cauchemar.
– Ça, mon grand, toi seul peut le savoir. À ton réveil, tu
auras grandi, qui sait ?
– Il est bon, ton café.
– Je sais. Bon, je file prendre une douche. Il faut que je
parte travailler.
Je la contemple de dos. Elle ne cache plus son corps.
252
Voilà ce qui a changé en elle. Je l’aime autant comme ça.
Assis sur le lit, je regarde mes jambes maigrelettes, mes bras
trop fins. Et si c’était ça, le bonheur : accepter l’autre en
s’acceptant comme on est ?
Patricia reste peu de temps dans son coin, dix minutes
tout au plus. Crinière blonde bien brossée, air conquérant :
c’est une déesse grecque que je vois dans l’encadrement de
la porte. Athéna, déesse de la guerre et de la sagesse. Non,
pas Athéna. Patricia est une Ariane. Le genre de femmes qui
peut tout avoir d’un homme, qui peut lui faire retrouver la
sortie du labyrinthe s’il ne perd pas le fil. Je donnerai mes
deux reins et mes couilles pour être son Thésée et qu’elle me
tende une pelote de fil.
– Bon, j’y vais.
– On se revoit ?
– Je ne sais pas. Tu n’as pas fini de grandir. Je sais que
tu es un type bien, mais cela ne me suffit pas. J’ai besoin de
plus. J’ai besoin d’un homme fiable. Ah, au fait : fais
attention à ton bracelet, ça coûte cher, un modèle comme
ça.
Elle m’embrasse. Un vrai baiser. MON DIEU NE ME
LAISSEZ PAS LA LAISSER PARTIR. Je n’avais pas connu
cela depuis tant de siècles. Le bruit de la porte qui se ferme
derrière elle me fait mal. Rien à voir avec le bruit de la même
porte lorsque Samantha est partie. Non. Rien à voir. Mon
orgueil, ma stupidité et ma peur m’apparaissent en
Cinémascope. Couleurs pétantes et son Dolby THX. Tu viens
de foirer ta vie en Miramax, mon gars. Je repense à la phase
de Valérie : « Jeûner et vomir ». Une larme coule. Puis sa
petite sœur. Puis toute la famille Kardashian. Tout s’effondre.
J’ai envie de gerber. Je gerbe. Sur moi. C’est sale et
moche.
253
PUTAIN, NON. PAS ELLE. PAS MAINTENANT.
L’hiver va être long et rude. Pendant quarante ans peutêtre.
BORDEL DE MERDE. J’AI TOUT DETRUIT. IL NE
RESTE PLUS RIEN.
254
Chapitre Vingt-neuf
Fourbir ses armes.
La vie, dans sa folie, nous offre deux options. Rester par
terre ou se relever. Je dois avouer que je me surprends moimême.
Le retour, puis le départ de Patricia a été un
électrochoc. Non. Un tsunami. Plus fort. Un Big Bang. Une
création du monde. Ou, tout simplement, la branlée que je
méritais depuis vingt ans.
Je me bats. Je découvre la solitude. Cela fait un mal de
chien. Je vis 24 heures sur 24 avec un nid de scorpions dans
mon ventre. Ma liste de contacts dans mon smartphone est
vide comme le cerveau d’une chroniqueuse de talk-show sur
la TNT. Ma libido est partie sans laisser d’adresse. À la cloche
de bois, en me laissant la maison de mon slip à mettre en
ordre. Je ne bande plus. Je n’ai même plus la pensée de
bander. Le plus dur, c’est l’absence de voix, le soir. Et le matin
au réveil. Les couples ne savent pas la chance qu’ils ont de
pouvoir dire « Bonne nuit » et « Bonjour » chaque jour en
posant les yeux sur l’être aimé. On n’apprend pas ça à la fac.
L’autre soir, j’ai sorti du placard l’appareil photo de
Kloppf. Le Néerlandais est un abruti fini, mais son matériel
255
est de premier ordre. Les photos déchargées sur mon
ordinateur, je me suis mis au post-traitement des photos.
Patiemment, j’ai appris à traiter les fichiers RAW. Fait des
erreurs. Corrigé ces erreurs. Recommencé. Une fois. Deux
fois. Je me suis énervé. Je me suis calmé. Je me suis endormi
sur mon clavier d’ordinateur. Passé des nuits presque
blanches. Je suis sorti prendre l’air, aussi. Souvent le matin
tôt, quand l’aurore remplace la noirceur. Parfois à deux
heures du matin, quand le cœur crie famine. Toujours avec
mon Réflex sous le bras. J’ai mitraillé, j’ai attendu. Mais le
travail paie. Mes images prennent vie. Ce que j’ai capturé
possède une âme. Visages, objets, maisons, troncs d’arbres
et bouteilles de vodka brisées dans mon lavabo. J’ai
également fait le tri des clichés pris lors de mon escapade
transalpine avec la femme trop grande. Avec le recul, une
vingtaine de photographies sont présentables. J’en ai
encadré quelques-unes, en grand format, pour habiller les
murs de mon appartement. Pour me gonfler mon estime de
soi, aussi. Puisqu’il faut que je change dans ma vie pour que
ma vie change, je décide de trouver une galerie pour
exposer. Pas ici. Ce n’est pas la gloire que je veux. Ni de
l’argent. Je veux des réponses. Patricia est partie avec mon
âme. Valérie, elle, m’a planté avec des points
d’interrogations. C’est un peu facile de me jeter dans la fosse
aux lions, me laissant assailli par mes doutes, et de se barrer
sans assurer le service après-vente. Il est temps de mettre un
point final à ma psyché tourmentée. O.K., ma grande. Tu es
au Canada ? Soit. Je vais inonder le pays de demandes
d’exposition pour que tu voies ce que le petit con est capable
de faire. Dans les galeries de Toronto. Les musées de
Vancouver. Les restaurants branchés de Montréal. Les bars
à hôtesses d’Ottawa. Les cidreries de Québec. Tu n’imagines
256
pas ce qui s’est réveillé en moi depuis le départ de Patricia.
Il me reste des congés à prendre. J’en profite pour turbiner
dans mon coin entre Noël et le jour de l’An. Cela me fait
drôle de passer ces soirées de convivialité en ermite. Il y aura
des jours meilleurs.
2 Janvier. J’ai la foi. Et des Knackis Balls dans mon
frigo. Donc, tout va bien. Moine copiste du numérique, ce
sont plusieurs milliers de mails que j’envoie, du Manitoba
au Yukon, de la Colombie-Britannique à la Nouvelle-
Ecosse. Tiens, j’ai connu une fille qui venait d’Halifax,
quand j’étais étudiant. Une fausse blonde. Un râteau soft
lors d’une soirée roulage de pelles chez une amie dont j’ai
oublié le nom. Un quart de siècle à chercher à plaire. On voit
où cela mène. Allez, on y croit et on envoie de jolis fichiers
PDF avec de jolies photos de géraniums et de statues en
pierre en bord de lac.
Tout compte fait, je revois ma position concernant
l’argent. La lecture d’un article sur le net d’un belge qui s’est
fait connaître en mettant ses photos sur Instagram et vend
ses clichés comme des petits pains m’a fait réfléchir. Mes
revenus hibernent, mais pas mes dépenses. Il faut bien payer
le loyer et les frais courants. Il faut être lucide : sans nerf de
la guerre, je vais finir ma vie seul, sans espoir de rencontres
et sans projets réalisés. Et si je retrouve 2Tall2fall pour lui
demander des comptes, voire plus, il faudra bien payer le
voyage. Je décide de mettre cinq de mes meilleures images,
dont deux photos éditées en Série Limitée, en vente sur
pictobellpix.com, un site d’impression en HD. La
tarification se fait sur la base d’un système d’enchères. Un
moyen pragmatique, même si cruel, de voir si votre travail
a une valeur quelconque. L’option payante, mais rentable.
Hardi, Pardaillan !
257
17 Janvier. 13H30. Ma messagerie mail est en berne.
Taux de retour à mes demandes : 3 %. Réponses négatives :
100 %. Les Canadiens sont professionnels et courtois. Ce
qui ne change rien à leurs réponses. Le travail à l’agence
immobilière me pèse, malgré le soutien de mon directeur. Il
faut que je conserve ma motivation si je veux conserver mon
gagne-pain. Vivement ce soir. Pas pour finir le boulot. Pour
vite passer à demain. Et cesser de manger du café tous les
midis. Il faudrait que je passe plus souvent à Monoprix pour
acheter des sandwiches thon/pistou et des salades de
fettucini au speck. Cesser d’espérer d’y croiser Patricia. Ou
d’espérer ne pas la croiser. Oui, je sais, c’est tordu comme
raisonnement. Vous avez mieux à me proposer ? Bon, alors
fermez-là et suivez le guide. Toute manière, je ne sais pas
faire mieux actuellement. Allez, je vais me bourrer de
féculents. Lentilles et pâtes. Pas par goût. Par Darwinisme.
Il faut que je m’adapte à cette foutue réalité. Je n’ai plus
envie de me tuer moi-même. En plus, je ne suis pas manuel
pour deux sous : si je voulais me flinguer, je me louperais, je
dégommerais le lustre et ma proprio ne me rendrait pas ma
caution. Inutile d’insister.
18 janvier. 23H17. Journée morose. La nuit a été
mauvaise. La température a chuté de dix degrés par rapport
aux moyennes habituelles. J’ai crevé de froid. Dans ma peau.
Dans mes tripes. Dans mes pensées. Le zéro absolu qui vient
de l’intérieur est peut-être pire que l’hypothermie. O.K., c’est
facile à dire quand on ne couche pas sur un banc d’arrêt de
bus. J’arrête de me plaindre. Mon rêve de photographe est à
l’épreuve des jours sombres. Il faut tenir. Garder la foi. C’est
ça ou démissionner et avoir les tripes à l’air 25 heures sur 24.
En passant en boucle le film de mes erreurs. Avec une séance
VOD spéciale sur les dix-huit mois écoulés. No way.
258
19 janvier. 4h10. Je reçois une alerte mail sur mon
téléphone. Le Bip me réveille. J’écarquille les yeux pour être
certain d’avoir bien lu. Un internaute américain a acheté le
diptyque en série limitée en enchères pour… 3000 dollars !
C’est incroyable ! Impossible de rester calme. L’adrénaline
me donne des fourmis dans les jambes. D’après l’appli
mobile sur site, ce client achète ponctuellement des photos
d’artistes inconnus pour spéculer. Si l’envie lui prend de
miser sur mes talents, je ne vais pas le contrarier. C’est son
argent, après tout. Par précaution, je consulte mon compte
bancaire en ligne. Le virement de pictobellpix.com a déjà été
effectué. Je n’en reviens pas d’avoir eu un tel deus ex
machina. Je fais une capture d’écran et éteins la lumière.
L’émotion passée, je m’écroule du sommeil du juste.
Quelqu’un là-haut a décidé de me rendre l’espoir. Qui que
vous soyez, MERCI.
259
260
Chapitre Trente
Les prétendants du Saint-Laurent.
19 janvier. 08h10. Humeur matinale. Réveillé dès 05h45
part une inhabituelle absence de bruit. Je n’ai pas beaucoup
dormi, après ce message de bonne fortune à 4h10. La raison
m’apparait en ouvrant les rideaux. Il neige. Il neige à gros
flocons. Je n’avais pas suivi la météo depuis plusieurs jours.
Voir ces petites boules de coton blanc danser au gré des vents
à quelque chose de magique. Je suis de nouveau un enfant
devant ce spectacle. Cela fait un bien fou. La beauté de ces
confettis dans la lueur des réverbères n’a pas besoin d’artifice.
C’est beau. Juste beau. Et cela m’évite d’aller au bureau. Attias
m’a envoyé un SMS pour me dire de rester chez moi. Je ne
me suis pas fait prier. Les clients ne vont pas se bousculer au
portillon ce jour. Notre agence vend des appartements sur la
Riviera. Pas des chalets à Courchevel. L’atmosphère ambiante
incite au cocooning. Un bon chocolat chaud remplit le cahier
des charges. Autant en profiter pour poursuivre sur ma
lancée et continuer ma quête du Graal canadien. À force de
cogner à toutes les portes, il y en a bien une qui s’ouvrira.
Partant du principe que l’américain a peut-être acheté mes
261
photos pour les exposer sans me demander mon avis, je lance
une requête Google Images. Oh, Oh. Ce que je découvre ne
me plait pas trop. Si j’en crois ce que je lis, deux photos prises
par votre serviteur à la Villa Carlotta sont exposées à Québec
dans une galerie associative. La galerie Janus. Tout un
programme. Je devrais bondir de joie. Je suis enfin exposé
dans le Nouveau Monde ! Sauf que… Non. Dixit le site de
l’association, mes œuvres sont attribuées à un collectifs
d’artistes, parmi lesquels je compte les dénommés Henry
Maque, Shanti Noos, Ange Gélahosse, Léo Crite et Henri
Nomauz. Ces types-là ne manquent pas de culot ! Super : ça
tombe bien, je viens d’écrire Les Misérables et je termine la
composition du Beau Danube Bleu ! Je vérifie que je n’ai pas
mal lu ou confondu mes photos avec d’autres. Non. Les
photos sont univoques. J’ai beau zoomer, je ne vois rien qui
pourrait prêter à confusion. Je vais leur envoyer un de ces
courriers, moi, ils vont m’entendre jusqu’au bout du rondin,
ces enfoirés ! S’ils se figurent que je vais leur faire cadeau des
droits d’auteur et me laisser spolier de ma première vraie
création, ils se mettent le doigt dans l’œil jusqu’au sphincter !
Fini de m’écraser comme un gamin. Je ne suis plus d’humeur.
Ça, c’était bon l’année passée. Le vent a tourné. Bon, avant de
foncer tête baissée dans le panneau, mieux vaux savoir à qui
j’ai affaire. Les Québécois, par culture, sortent leur avocat à la
moindre brise. Je n’ai pas les moyens de payer les frais d’un
procès que je risquerais de perdre. Il faut ruser et se
renseigner avec la plus grande objectivité. Quel est le profil de
cette association ? À première vue, c’est une structure
récente, créée il y a quatre ans à Québec ville. Elle bénéficie
du mécénat d’une start-up,
moncouchageestsuperchouette.com, alias MCSC, qui surfe
sur la vague AirB’n’B. Grand bien lui fasse. Jusqu’ici, rien
262
d’alarmant. Le vernissage a eu lieu hier. La presse locale a un
peu couvert l’évènement. Pas de quoi faire les gros titres, mais
je trouve déjà quatre articles. Les deux premiers sont d’une
platitude extrême. On ne voit même pas mes photos, et cela
ressemble méchamment à du plagiat de dossier de presse. Pas
de quoi fouetter un chat. Le troisième article, bien écrit au
demeurant, loue la qualité de mes travaux. La journaliste a
pris soin de détailler ses impressions sur les différentes
œuvres exposées. J’aime bien sa sensibilité et son expression.
Le métier de critique d’art doit être particulier, entre
hommage et frustration. Je n’aimerais pas faire cela. La
manifestation, qui expose plusieurs artistes peintres et
photographes, a attiré une centaine de curieux. J’ignore si
c’est beaucoup pour Québec, mais j’y vois une belle réussite
pour un galop d’essai. Une des photos de presse présente les
mécènes de l’association. On y voit trois hommes et deux
femmes. Plutôt une femme entière et, de dos, le bras d’une
autre femme. Encore un génie du cadrage. Wait. Attendez. Je
connais ce coude. Non. C’est impossible. Le hasard n’existe
pas. Je télécharge la photographie en haute résolution et
zoome au maximum exploitable. Le grain de beauté. En
forme d’IRQ Code. C’est elle. J’en mettrais ma main au feu.
J’ignore ce que tu faisais à ce cocktail, mais tu y étais. Et tu as
forcément reconnu ce qui était sur ces photos. Tu ne vas pas
te débarrasser de moi comme ça, Valérie Trudeau. Je suis plus
coriace que tu ne le penses. Et pas pour les raisons que tu
aurais pu croire. Mon cœur souffre d’un pincement
inhabituel. Mon cerveau m’envoie lui aussi des signaux
brouillés. Mes sentiments vis-à-vis de la femme de deux
mètres sont d’un registre inconnu pour moi. Avec toutes ces
pitreries, mon chocolat est froid. La sagesse sortira du four à
micro-ondes une fois le breuvage réchauffé.
263
– Oh, et puis merde !
L’avantage d’être seul, c’est que l’on peut penser à voix
haute. Je veux des réponses ? La belle affaire ! Ce n’est pas
en restant assis sur ma chaise que je vais les avoir.
Statistiquement, la possibilité que je vende mes
photographies aussi rapidement, que je les vois exposées et
que je retrouve la trace de la relation la plus étrange qui soit
entrée dans ma vie est infinitésimale. Donc, soit on me
manipule (et cela commence à me les briser menu-menu),
soit j’ai une fenêtre de tir à ne pas manquer.
J’envoie un SMS à Attias pour lui dire que je prends une
nouvelle semaine de congé, et qu’en cas de refus, je
démissionne. Je n’attends pas de réponse pour chercher un
vol Vers Québec. La baraka est revenue. Il reste une place en
première classe sur un vol Nice-Québec via Paris et Montréal.
Les vols sont maintenus malgré les conditions
météorologiques inhabituelles. Départ de Nice dans deux
heures. Toutes correspondances alignées, je serai à Québec
vers 16 heures, heure locale. Je valide. Je trouve dans la
foulée un hôtel abordable à quelques pâtés de maison de la
galerie. Inutile de chercher un hôtel de standing, je ne
resterai que quelques jours. Je réserve pour quatre nuits.
Cela devrait suffire. Dans le cas contraire, j’improviserai sur
place. Ma dernière manne financière est déjà bien entamée.
En même temps, j’ai souhaité tout ce qui arrive. Je sors mon
sac de voyage du placard, mets des affaires de rechange pour
cinq jours, mon chargeur de téléphone avec le câble USB et
une paire de chaussures montantes qui peuvent supporter
la neige. Renseignements pris, il va faire froid et la neige
tombe sur Québec. En même temps, je vais au Canada fin
janvier, et pas à Cancun. Ne pas oublier mes gants de ski. Et
un bonnet. Là, ça se gâte. Le seul en ma possession est un
264
cadeau de Sabine. Jaune poussin. Je déteste le jaune. Tant
pis. J’assume. Ma parka polaire, achetée à prix d’or pour
frimer, va enfin éprouver ses qualités thermiques. Mon
passeport est dans le tiroir de mon chevet. Encore valide
pour deux mois. Ouf. Sauvé. En tant que Français, je n’ai pas
besoin de Visa pour un séjour touristique de courte durée.
Un problème réglé. Une preuve. Il me faut une preuve de
ma bonne foi si je veux attaquer les types de Janus. Et régler
mes comptes avec 2tall2fall dans la foulée. Réfléchis, mon
gars. Réfléchis. Je l’ai sous le nez, ma preuve ! Comment n’y
ai-je pas pensé plus tôt ?! Je récupère l’objet du délit,
l’emballe avec soin dans du plastique bulle, puis dans du
papier Kraft. Double enveloppe. Je renforce l’ensemble avec
du ruban adhésif mastic, utilisé pour les cartons de
déménagement. Si les manutentionnaires d’aéroport ne
sont pas des sagouins, j’ai une mince chance de livrer mon
colis entier.
BIP-BIP. SMS de mon patron. « Inutile de revenir si tu
pars. Je suis las de tes caprices ».
Au moins, la réponse d’Attias a le mérite de la clarté. Le
pire, c’est que cette fois, ce n’est pas un caprice. C’est une
prise de décision. La différence est de taille. Prokofiev se met
à tinter dans ma tête. Cette petite musique entêtante que
l’on apprend aux enfants de maternelle. « Pierre et le loup ».
Ta gueule, le Russkoff. Ce n’est pas le moment de me
narguer. J’appelle un taxi pour me conduire à l’aéroport. Un
quart d’heure plus tard, un petit homme habillé comme un
explorateur polaire quitte la cité du 7 ème art avec un sac
rempli à ras bord et un encombrant fardeau. Adios, amigos.
Bonjour, la Belle Province.
265
266
Chapitre trente-et-un
Les dieux et les vents.
Cinquante-trois minutes et vingt-deux secondes. Les
pneus du vol AirMess 13720 en provenance de Montréal
touchent le sol de Québec. Aéroport Jean Lesage. YQB, pour
les intimes. À travers le hublot, je vois cette réalité qui
s’impose à moi. Un ciel gris et une neige fine et sale qui
tombe sur le tarmac. Il est 16h02, heure locale. Nous
sommes toujours le 19 janvier. Impossible de fermer l’œil.
Je passe la journée la plus longue de ma courte vie. Avant
que l’avion ne s’immobilise, je repasse dans ma tête le film
de cet étrange voyage. Ce premier vol transatlantique s’est
globalement bien passé. J’apprends sur moi à mesure que les
kilomètres s’additionnent et me rapprochent de mon
objectif. Ce premier voyage transatlantique s’est passé sans
encombre. Les trois correspondances se sont emboitées
l’une dans l’autre. L’attente a été longue, à Paris. Je me suis
senti seul. Je n’avais personne à qui parler, personne à
appeler. J’ai dû me promener dans une bonne quinzaine de
boutiques à Charles De Gaulle. J’ai cherché un sourire, un
regard ami. En vain. Même le serveur du bar où j’ai pris une
267
collation ne m’a pas calculé. C’est officiel : on se gèle les
cacahuètes en janvier et je suis l’homme invisible. La
solitude au milieu de la foule est l’une des souffrances les
plus emblématiques de ce siècle égoïste. Combien ai-je
croisé d’hommes et de femmes, qui, derrière un sourire
lisse, avaient envie de crier, de hurler leur mal-être ? Mieux
vaut que je ne le sache pas. Pour supporter ce passage à vide,
je me suis concentré sur ma mission. Certes, je me suis
demandé plusieurs fois si je n’avais pas agi sur un coup de
tête. Si je n’ai pas lâché la proie pour l’ombre. Pour savoir ce
qu’au fond de moi, j’attends – ou j’ai attendu un jour – de
cette femme vers qui je vais. Au-dessus de l’Atlantique, en
pleine nuit, j’ai pensé à Debrah. À l’homme que je serais
aujourd’hui si j’avais accepté cette vie lisse que m’aurait
procuré le poste dans le magazine de son père. Un bon
salaire, une belle femme, de quoi pavaner dans les pages
People de la presse mondaine. Un rêve sur papier glacé. Au
lieu de ça, j’ai opté pour une vie d’expédients, dans laquelle
je n’ai fait que perdre mon temps, mes illusions, mon argent.
En même temps, soyons franc : je n’ai jamais eu d’avenir
avec une étudiante dont je pourrais être le père. Le constat
était valable pour Debrah comme pour Samantha.
Probablement pour Sabine, aussi, avec presque quinze ans
d’écart d’âge. J’ai aussi pensé à Patricia. La plus coriace de
toutes. Penser à notre dernière nuit ensemble à Cannes m’a
arraché les tripes. La lucidité et la franchise de ma
violoncelliste préférée m’ont anéanti. J’aurais aimé
appréhender autrement notre relation. Moi qui ai toujours
refusé le moindre engagement, prisonnier que je l’étais de
mon Œdipe, je voulais faire ma vie avec elle. En fait, j’étais
prêt à l’épouser. Elle ne le saura jamais. J’ai beau refouler,
mon cœur me dit quelque chose. Une chose qui tape dans
268
mon cerveau. Qui vibre. Comme une cloche sourde, lourde.
Il faut que je cesse de penser à Patricia. Que n’ai-je su être
adulte à temps… Suis-je condamné à ne faire que des choix
par défaut, ballotté au gré des vents ? La voix monocorde du
commandant m’extrait de mes réflexions métaphysiques.
– Mesdames et messieurs, dans quelques instants, nous
allons atterrir à l’aéroport International Jean Lesage. La
température au sol est de – 6 degrés Celsius. L’équipage et
moi-même vous souhaitons un agréable séjour à Québec.
Nous vous souhaitons un agréable séjour et espérons vous
retrouver prochainement sur un vol de notre compagnie
AirMess.
Je n’écoute pas le même discours en anglais. J’ai
décroché. La détermination qui n’animait lorsque j’ai fermé
la porte de mon domicile est en jet lag. Mais pas de marche
arrière possible. Je ne me suis pas farci huit mille bornes en
mangeant des sushis en plateau repas et en regardant deux
fois de suite la projection de « Kill Bill » pour caler avant la
ligne d’arrivée. L’avion s’est enfin immobilisé sur la piste.
Connexion avec le sas de débarquement. Inutile de se
presser. Sans être en panique, je sens une oppression dans
ma poitrine. Je suis seul ici, et je dois agir en homme. Je
laisse passer des retraités, des personnes de tous âges. Assis
sur mon siège, je vois passer une jeune femme, vingt-deux,
vingt-cinq ans tout au plus. Elle n’avait plus de doigts à ses
mains. Tout au juste des moignons de premières phalanges.
Je lève les yeux. L’inconnue porte un foulard sur sa tête. Un
joli visage, avec de grands yeux noirs, ouverts comme des
baies vitrées sur un paysage de Toscane. Mais son cou, ses
mains et probablement le reste de son corps, ont été
atrocement brûlés. Ces blessures sont relativement récentes,
deux, trois ans au plus. Elle a dû, et doit encore souffrir. J’ai
269
de l’empathie pour elle. Mes petits problèmes ne sont rien à
côté de sa vie. Et pourtant, elle sourit. Elle sourit aux
hôtesses, à un petit garçon qui la dévisage. La voir me fait
souvenir d’un article sur un type particulier, et absolument
génial, de prothèses de doigts. Pas le genre de trucs dont on
parle dans les centres de rééducation fonctionnelle. Je
prends à l’arrachée une feuille de papier qui traîne sur un
fauteuil et griffonne en quelques mots le nom et les
fonctions de ces doigts, qui pourraient changer sa vie. Je me
précipite derrière elle sans le sas, mon sac à la main, et la
percute volontairement.
– Hey, watch out !
– Oh, I’m sorry ! I do apologize ! Pardon, désolé !
Tout en m’excusant, je mets le bout de papier plié en
quatre dans la poche de son gros manteau matelassé.
J’accélère l’allure et la devance. Si elle ne perd pas
l’information, j’ai peut-être changé positivement sa vie. Je
ne sais même pas pourquoi j’ai fait ça. Je n’ai pas réfléchi.
J’ai écouté mon cœur. Ce que je n’avais pas fait depuis des
années. Je suis capable de faire de bonnes choses, désormais.
Je me sens mieux. Qui sait, je suis peut-être en train de
devenir un type bien. Plus question de laisser le hasard
décider à ma place. J’agis.
Me voici dans l’aéroport proprement dit. YQB fait
figure d’entreprise familiale de province en comparaison du
mastodonte qu’est l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau-
Montréal. L’ironie d’être arrivé au Canada dans une
enceinte qui porte le nom de la femme que je traque m’a fait
rire jaune. Pour ma santé mentale, mieux vaut s’en tenir aux
faits plus qu’aux signes. L’idée qu’un aéroport porte un jour
mon nom me fait sourire. Au mieux, on donnera peut-être
mon nom à une niche à chien du côté d’Aix-en-Provence.
270
L’espoir fait vivre. Bon, trêve de plaisanterie. J’ai mon colis
à récupérer, moi. Carrousel B. Il me faut trois tours de piste
du tapis roulant avant de repérer ce qui m’appartient. Je
trouve mon paquet plus grand et plus lourd qu’à
l’embarquement. Je vérifie le nom sur l’étiquette. O.K. j’ai la
bonne marchandise. La neige tombe plus intensément qu’à
mon arrivée. Sac d’une main et paquet de l’autre, je traverse
le grand hall ultra moderne pour trouver un taxi. Je sors
prendre l’air. Waow, la vache ! On se croirait en Sibérie,
dehors ! Le vent froid brûle mes poumons. Pas le temps de
mettre mon bonnet, je rabats la capuche de ma parka et hèle
le premier taxi qui vient à ma rencontre. Un grand gaillard
d’une cinquantaine d’années, chauve avec des lunettes, sort
de son véhicule et se plante devant moi. Costaud, le
chauffeur. Bien 25o livres à la pesée. La sensation de
vibrations, d’ondes dans ma tête reprend. Je dois mal
supporter le décalage horaire. Ou le froid. Il faut vite que je
mette mes gants.
– Bonjour, monsieur ! Je dois aller en centre-ville.
– Bonjour, où puis-je vous conduire astheure ?
Ah, oui. Dans ma précipitation, j’ai complètement
oublié de lire un lexique de vocabulaire franco-québécois
avant de venir. Ce n’est pas grave. Les gens sont aimables, et
l’homme est avenant.
Je donne au chauffeur l’adresse de mon lieu d’accueil.
L’hôtel se nomme « Le Pigeonnier ». Je réalise en disant cela
que je ne vois pas d’oiseaux ici. Ils ont dû migrer vers des
contrées moins septentrionales. De quoi donner des envies
d’équateur. Mon lieu de résidence temporaire est micro
hôtel que six ou huit chambres, situé à l’angle de la Côte de
la montagne et de la rue Dalhousie. Le trajet devrait durer
vingt, trente minutes tout au plus en tenant compte de la
271
circulation et de la neige. Si j’ai bien lu le plan de Québec
lors de la réservation, je serai face au Saint-Laurent. La
galerie Janus n’est pas très loin, dans le vieux Québec, à
l’angle de la rue Notre-Dame et de la rue du Porche. Il
émane de mon premier interlocuteur à Québec quelque
chose de rassurant. Une sorte d’aura. À peine le véhicule en
route, il entame la conversation.
– Vous êtes Français ? Première venue à Québec ?
– Oui, je suis venu spontanément pour retrouver une
amie. Ce matin, en France, j’ignorais que je serai ici ce soir.
– Elle doit être belle, vot’ blonde, pour que vous veniez
de si loin pour elle !
– En fait, ce n’est pas vraiment ma blonde. Ma blonde,
la vraie, je l’ai perdue. Pour de bon. Si tant est que je ne l’aie
jamais eue…
– Allez, il ne faut pas manger vos bas, chaque torchon
trouve sa guenille !
Je ris. Je n’ai rien compris à son expression, mais je ris.
– Vous avez raison.
– Vous devriez mettre votre tuque en sortant, vous aller
être gelé comme une crotte.
– Tuque ?
– Votre cap. Votre bonnet, chez vous. Le froid va vous
donner un mal de bloc.
– Ah, OK. Si vous saviez pourquoi je suis ici… Ma vie
depuis une quinzaine de mois est un bordel innommable. Je
suis venu pour faire le ménage.
– On dirait que le diable est aux vaches, chez vous. Je ne
sais pas ce que vous avez cédulé, mais vous devriez vous
reposer avant de faire quoi que ce soit.
En clair, ce bon bougre m’annonce que le froid file la
migraine, que j’ai l’air d’être dans un beau merdier et qu’il
272
ignore ce que j’ai prévu de faire, mais que j’ai intérêt à
dormir un peu avant de faire quoi que ce soit. Après la
portion autoroutière, nous arrivons sur Québec centre. Je
vois de loin l’emblème de la cité, le château Frontenac, audessus
des remparts. C’est beau, avec la nuit qui tombe. Les
jeux de lumière donnent l’impression de prolonger les fêtes
de Noël. Le trafic est dense, mais fluide. Les automobilistes
sont nettement plus prudents et plus calmes qu’en France.
La neige n’altère en rien la conduite de mon taxi, qui a cessé
de parler avec moi pour se concentrer sur la circulation.
– Nous y sommes. Cela vous fera 35 dollars.
Ayant eu la présence d’esprit de changer 300 euros en
dollars canadiens à Charles De Gaulle, je paie mon dû en
liquide. Le chauffeur sort mon colis et mon sac du coffre de
la berline et m’accompagne devant la porte de l’hôtel.
J’apprécie son sens du service. Je pousse la porte en bois et
en verre. Vu de l’extérieur, l’hôtel a un je-ne-sais-quoi de
britannique. Rien ici ne dégage quoi que ce soit de l’Europe
continentale. Le hall d’entrée n’est pas très grand, avec des
murs peints en jaune et rouge. Cela met un peu de soleil
dans le décor. Le réceptionniste est un homme assez âgé,
largement soixante-dix ans. Tout comme mon chauffeur, ce
nouveau visage est jovial. Cela fait du bien après ce périple.
La fatigue commence sérieusement à peser sur mes jambes.
Une fois les formalités nécessaires remplies, je me vois
attribuer la chambre 308. Vue sur le Saint-Laurent. Ça, c’est
chouette. Même si je ne suis pas a priori venu pour admirer
le paysage, j’aime l’idée de me réveiller demain et de voir le
soleil se lever sur le fleuve. Je prends l’ascenseur et trouve
ma chambre ma chambre tout seul. Je n’ai aucun mérite : il
n’y en a que deux par pallier. J’ouvre la porte avec la carte
magnétique et allume la lumière. L’ambiance est cosy.
273
Limite un brin désuet, mais le confort l’emporte sur le reste.
Tiens, il y a une cafetière à dosette sur le bureau. Bien
pensé. Le lit double place, avec un gros cadre en acajou et
une couette voluptueuse, me fait le chant des sirènes. Je
retire prestement mes chaussures, ma parka et m’allonge
cinq minutes. 17h 05. Je sortirai juste après rendre une visite
à la galerie Janus.
ZZZZZZZZZZZZZzzzzzzzzz (ceci est un ronflement
de fatigue)
– AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHAAA !
(ceci est un réveil en sursaut).
Il est 19h40. Merde de merde de merde. Je bondis sur
mon téléphone, active le wifi et rentre le code du réseau de
l’hôtel pour me connecter à internet. La galerie fait nocturne
ce soir jusqu’à 21h30. Ouf. Je respire. Au pire, j’y serais allé
demain mais mon instinct me dit d’aller vite. Mon mal de
tête va crescendo. Toujours cette vibration sournoise,
comme si mon corps était coupé en deux et mis sur deux
plaques vibrantes mises face à face. Je déteste le froid. Je me
rechausse, enfile un T-shirt sous ma chemise, puis un autre
pull-over plus épais et met de la crème sur mes mains
abîmées. Le bonnet. Ne pas oublier mon bonnet. Jaune
poussin. Ni mon colis.
À nous deux, Janus.
274
Chapitre trente-deux
Un Irlandais chez Athéna.
À quelle heure soupent les Québécois ? Aucune idée,
mais même à 21h heures, les rues sont fréquentées dans le
centre-ville historique. Petite précision : les Français dînent,
les Québécois soupent. J’ai lu ça dans l’avion entre Paris et
Montréal. Les restaurants et bars alentours, sans être
bondés, sont remplis à moitié. Tiens, il y en a un semble
sympathique. Ambiance Lounge, musique techno-jazz,
mobilier néo Art déco de belle facture. Ça fleure bon le
CSP + branché des IT, de la finance et de l’immobilier, tout
ça. Athéna Café. Un pose-cul qui ne respire pas la plèbe et
le choléra. Bon, je ne suis pas ici en goguette. La galerie
Janus est à deux blocs. Je marche le plus vite possible,
handicapé par mon fardeau. Ce n’est pas tant le poids, mais
plutôt le volume de mon colis qui rend le trajet pédestre
fatigant. Les trottoirs ne sont pas tous déblayés, et la neige
qui tombe à nouveau s’accumule entre les automobiles
stationnées. J’espère que les tricheurs de l’association
artistique vont me renseigner sur Valérie Trudeau. Sinon, le
jeu va se compliquer. Et je rentrerai en France la queue
275
basse. Si tant est que j’ai jamais eu du plaisir à l’avoir en
position haute. Si. Avec… NE PENSE PAS !
EN FACE. DANS LA VITRINE. LE REFLET.
J’ai eu une hallucination, une fraction de seconde. La
fatigue me joue des tours. J’ai cru avoir vu… Bon, mieux
vaut laisser tomber. Et puis, des femmes qui lui ressemblent,
on en trouve, surtout ici. Ce ne sont pas les jolis brins de fille
qui manquent. J’arrive à l’angle de la rue Notre-Dame. La
galerie est éclairée, il y a environ vingt personnes à
l’intérieur. La décoration est moderne, j’aime. Murs ivoire
et taupe, châssis noirs pour mettre les cadres des photos et
tableaux. L’éclairage est parfait. Je pousse la porte. Un
homme s’avance et écartant les bras. Cheveux un peu longs,
barbe de trois jours, visage mince. Il pourrait être mon frère,
sinon mon clone.
– Bonsoir ! Bienvenue à la Galerie Janus ! Vous arrivez
juste à temps, nous fêtons le succès de notre vernissage en
début de début de semaine.
O.K. Je vais la jouer cordial. On verra comment la
situation évoluera.
– Bonsoir. Vous êtes le directeur de la galerie ?
– Je dirai plutôt président de l’association qui s’occupe
de la promotion d’artistes. Je m’appelle Shanti Noos. Vous
êtes Français, à ce que j’entends ?
Je lui dis mon nom. Il ne bronche pas. Tant mieux. Soit
il ment bien, soit il ne sait pas qui a fait les photos. J’attaque.
– Dites-moi, il y a des journalistes aussi ce soir ? J’ai vu
quelques personnes filmer en faisant des commentaires.
– Oui, trois blogueurs assez influents sur Québec.
Pourquoi ?
– Disons que j’aimerais avoir des précisions sur le
diptyque de photos exposé là-bas. Des photos prises en
276
Italie, non ? Si vous m’éclairez un peu, je pense que nos amis
rédacteurs pourraient filmer ou diffuser en streaming sur
Facebook, ce sera plus convivial.
– Pourquoi pas ? Janice, Bernard ! Vous pouvez faire
une vidéo ? Ce monsieur vient de France, je vais lui
expliquer la genèse de nos travaux. Henry, Léo, venez me
rejoindre, vous êtes concernés aussi.
Henry Maque et Léo Crite se présentent. Je les avais
reconnus d’après les reportages vus sur la toile.
– Vous voyez, cette statue, découpée en deux, est un
chef d’œuvre que Léo, Henry et moi avons découvert l’an
dernier dans un jardin en Italie, près du Lac de Côme. J’ai
eu l’idée de prendre deux photos, montrant les deux moitiés
de cette femme, qui, comme vous le voyez, en appelle aux
dieux. Sa silhouette longiligne, en forme de triangle, est
étonnamment moderne pour une statue de style classique.
– Donc, vous êtes bien l’auteur de ces photos ?
J’articule bien mes mots et regardant l’une des caméras.
Je vois au visage de Janice qu’elle est à l’affût d’un scoop. Elle
sent le coup venir. C’est une pro qui a de l’avenir.
– Oui, bien sûr ! Où voulez-vous en venir ?
Noos commence à s’énerver. Son débit verbal est plus
rapide. Ce gars-là ment. Je sors mon joker. Je traverse la
pièce, ramasse mon colis, me plante devant les trois lascars.
Janice ne perd pas une seconde de vidéo.
– Vous permettez ?
J’emprunte à Bernard, un binoclard longiligne avec un
charisme de bulot, le porte-clés en métal qui pend accroché
à son passant de ceinture. En quelques coups de poignet, je
déballe, et place mon colis devant les deux pans du diptyque.
– OH MON DIEU !
Léo Crite, qui vient de crier sa surprise, est livide. Il
277
passe sa main sur son crâne chauve et s’effondre sur ma
chaise pliante que Bernard place in extremis sous ses fesses.
Ma voix n’a pas sa tessiture habituelle. J’ai l’impression de
parler d’outre-tombe. Ne pas s’arrêter. Il faut que je
continue à parler.
– Je suis l’auteur des photos. Je les ai vendues à un
amateur d’art américain, mais je conserve tous les droits
d’auteur. Alors, qui a mis ces photos ici ? Répondez ou je
vous colle un procès, en plus de la diffusion de la vidéo, ce
qui discréditera votre galerie en moins d’une journée !
– Attendez ! Nous pouvons trouver un arrangement !
Noos met la paume de sa main sur la caméra
numérique de la blogueuse pour mettre fin à la séquence.
Peine perdue.
– Je vous écoute.
– Combien voulez-vous ? Si vous voulez, nous vous
exposons sous votre nom, et gratuitement. Mais il n’est pas
nécessaire d’en aviser un tribunal.
– Consignez-moi tout ceci par écrit pour demain matin
et j’aviserai. En revanche, j’ai besoin d’une information.
Immédiatement. Et « Non » n’est pas la bonne réponse. Lors
du vernissage, y avait-il parmi les invités une très grande
femme, presque deux mètres si elle portait des talons
aiguilles ? Elle était blonde, je pense. Une belle femme,
mince, la quarantaine. Je veux son nom et, si vous les avez,
ses coordonnées. Après, je vous laisse tranquille.
C’est Henry Maque qui s’exprime le premier.
– Oui, je vois de qui vous parlez. Difficile de ne pas la
remarquer, vu sa hauteur. Je ne connais pas son nom. Cette
dame est venue au nom de notre entreprise mécène, mais
personne n’a vu ni entendu son nom.
– Vous savez où elle est partie ?
278
– Diantre, non ! Nous pourrions demander à la chargée
des relations publiques de notre mécène, mais elle est partie
hier en voyages de noces aux Seychelles, et elle a
volontairement coupé tout contact avec le monde.
– Je comprends.
La blogueuse coupe sa caméra. La galerie s’est vidée de
ses visiteurs en un quart d’heure. Noos, qui n’est plus sur la
défensive, me regarde avec une expression que je n’arrive
pas à déchiffrer. Si. Je déchiffre. De la pitié. Il ressent de la
pitié.
– Vous n’êtes pas venu pour vos droits d’auteur. Vous
êtes venu pour elle.
Que répondre à ça ? Entre les lumières des LED fixées au
mur, la vérité m’apparait. Nue. Froide. Comme du granit. J’ai
couru après un fantôme. Pire. J’ai couru après un fantasme.
Une chimère. Ma migraine me donne envie de vomir. Il faut
que je sorte. Je ramasse avec soin mon colis. Henry Maque
me tend un rouleau de ruban adhésif et de la ficelle pour que
je referme au mieux l’emballage. Solidarité de photographes,
sans doute. Je rafistole ce souvenir encombrant et sors. Je me
sens vide. Ce n’est pas à Valérie que je pense. C’est à la
vacuité. À l’orgueil. À l’égo. À toutes ces lâchetés ordinaires
qui ont balisé ma vie comme les lampes bleues et rouges sur
les pistes d’aéroport. Les réverbères m’attendent. Je sors
retrouver leur compagnie. Au moins, eux ne partiront pas
sans laisser d’adresse. Le froid me mord comme un husky
affamé. Saleté de clébard. J’ai la moelle osseuse prise dans la
glace, comme un bateau bloqué par la banquise. Il faut que je
retrouve le chemin de l’hôtel. L’Athéna Café est sur le
parcours. Il faut que je voie du monde, sinon la déprime va
me tenir compagnie toute la nuit. Vous avez déjà entendu la
mélopée des idées noires à 2 heures, puis 3 heures, puis 4
279
heures, puis 5 heures du matin, cette foutue mélopée qui
commence doucement, lentement, lourdement, comme un
chant grégorien, avant de vous péter à la gueule comme une
rave party de 40.000 connards sous amphétamine dans un
champ du Finistère ? Moi oui. Et plutôt cent fois qu’une. Un
conseil, mes p’tit loups : tuez vos peurs, flinguez vos
angoisses, décanillez vos insomnies avant qu’elles aient votre
peau. Ce soir, je vais vivre. Je vais allez jusqu’au bout et mes
turpitudes iront se coucher avant moi. Et je leur laisserai les
joies de la gueule de bois. Je pénètre dans cet antre de
coolitude, qui, si j’en juge les photos surdimensionnées
accrochées aux murs de briques rouge – ben oui, faut pas
chercher l’originalité dans le vieux Québec – mélange sans
être trop regardant Steve McQueen, Che Guevara et David
Bowie. Bon, on a vu pire. Il faudrait juste leur dire, aux
gérants du bar, que les vivants existent aussi. Je m’approche
du comptoir. La jeune barmaid, une rouquine un peu forte
avec un piercing dans le nez et des cheveux comme des câbles
de combiné téléphonique mural des années 80, se présente
(Michèle – enchanté), me salue et s’enquiert de ma
commande. Il me faut un remontant.
– Vous servez uniquement des cafés, ou vous vendez
aussi des alcools ?
– On a tout le choix sur notre carte, monsieur.
– Que me recommanderiez-vous ?
– Vous êtes français, si je m’abuse ?
– Oui, pourquoi ?
– Rien, mais à vous voir, j’en déduis que vous avez froid
et que vous voulez quelque chose de fort pour oublier un
mauvais moment. Ou un mauvais souvenir. Ou une
mauvaise personne.
– Bingo. Vous êtes perspicace.
280
– J’observe. Si vous voulez, je peux vous faire un vrai
café irlandais.
– Un Irish Coffee ? Pourquoi pas.
– Je vous préviens, il faut aimer le café, le whiskey et la
vie, pour boire ça.
– J’en ai deux sur trois, c’est déjà pas mal.
Michèle revient quelques minutes après, avec un mug
gros comme une chope lors de la fête de la bière à Munich.
Ma tête ahurie accroche à ses lèvres un sourire encore plus
chaleureux que ce pub. Je pousse du revers de la main la
grosse bougie à LED pour faire de la place à ma boisson. La
Québécoise toise mon colis et me lance :
– J’ai droit à 5 minutes de pause. Vous êtes acheteur de
tableaux ?
– Non, en fait, je suis plutôt de l’autre côté.
– Peintre ?
– Photographe.
– Il y a des galeries de renom, ici. Et des nouvelles, qui
savent vendre les artistes. Vous avez tenté votre chance à la
galerie Janus, juste à l’angle ?
– J’en reviens. En fait, je suis déjà exposé là-bas. Vous
la connaissez bien, cette galerie ?
– J’ai travaillé deux mois en stagiaire, à leur lancement.
Ils font de bonnes idées de collection, vous savez.
– Dites-moi, est-ce que par hasard, vous auriez vu
récemment, à la galerie ou dans les parages, une très grande
femme, presque deux mètres lorsqu’elle met des talons
aiguilles ? Blonde, quarante ans, mince, les yeux noirs.
– Euh… Oui, c’est possible. Une amie à vous ?
– Oui, on va dire ça. C’est pour elle que je suis venu,
mais j’ai perdu toutes ses coordonnées à la descente de
l’avion. Je n’ai plus son numéro de téléphone. Je dois lui
281
apporter quelque chose, et impossible de savoir où elle est,
ni comment la joindre. Autant chercher une aiguille dans
une botte de foin.
Je mens sur la perte du numéro de téléphone. Michèle
n’est pas dupe. Tiens, c’est marrant : elle porte le même
parfum que Sabine, mon ex d’il y a… si longtemps.
– C’est bien français, ça, comme expression ! Vous avez
essayé les réseaux sociaux ?
– Oui, mais elle n’y est pas. Vous venez de dire que vous
la connaissez peut-être ?…
– En fait, la grand-mère de mon chum a vendu tantôt
sa chaumière à une étrangère. La maison était un ancien
relais de la Poste, si cela peut être utile. Et elle lui a dit que
l’acquéreuse était une très grande femme. Je viens d’y
penser. C’est peut-être elle.
– Vous avez l’adresse de la grand-mère de votre amie ?
– Non, je ne la connais pas personnellement. En plus,
je suis un peu séparée de mon chum depuis trois semaines.
J’ai pas trop envie de lui parler. Vous comprenez… –
Oui. Où est cette maison ?
– Sur l’île d’Orléans, du côté de Sainte-Pétronille.
– C’est l’île en face, là où il y a un grand pont ?
– Oui. Attendez, il doit me rester une photo de la
maison, dans la poche de ma parka. Christophe, mon chum,
me l’avait passée pour que j’aille voir la maison. Je reviens.
La barmaid s’éclipse. Il est presque 23h. Il neige pas mal
dehors. Un grand type chauve à lunettes, assis à une table
non loin de moi, murmure quelque chose à l’oreille d’une
petite asiatique qui ressemble à un Pokémon. Elle rit. Elle
lui donne son numéro de téléphone. Vas-y, mon gars.
Fonce. Ne laisse pas passer ta chance. Une longue gorgée de
café chaud me fait du bien. Il est bon, mais il est raide, cet
282
Irlandais. Michèle a été généreuse sur la partie distillée du
breuvage. Oulaa, ça tangue un peu si je tente de me lever. Je
ne vais pas tarder à lever le camp. Mon mal de tête cohabite
mal avec le whiskey. Mon hôtesse revient et me tend un bout
de papier plié.
– Tenez, je n’avais plus la photo, alors, j’ai imprimé la
photo depuis un courriel.
Sa gentillesse m’émeut. Je déplie la feuille. L’impression
est assez mauvaise, mais je m’en accommoderai. Trouver
cette maison qui ressemble à des centaines d’autres dans un
paysage déformé par la reine blanche qui recouvre tout, ça
ne va pas être du tout cuit. À vrai dire, ça sent plutôt le frigo
mortuaire. Bon, je verrai demain ce que je fais. Il faut que je
dorme. Je paie, laisse un pourboire qui quadruple le prix de
l’Irish Coffee et profite de ce que Michèle a le dos tourné
pour m’éclipser. C’est mieux ainsi. Elle gardera un bon
souvenir d’un étranger avec un grand paquet plat.
L’hôtel n’est qu’au bout de la rue, mais entre les
éléments, l’alcool et ma migraine, je marche à l’aveugle en
plein milieu de l’Alaska. Ma pomme Vs Wild. Je suis le Bear
Grylls de la connerie ambulante. Par -20 degrés. Je veux
rentrer chez moi. Ah, je suis devant mon hôtel. Accueil.
Sourire. Carte magnétique. Ascenseur. Chambre. 308.
Fermer porte. Poser colis. Lit. Lit…
05H20. Réveil en sursaut. Coupé en deux. J’ai mal au
ventre. À peine le temps d’aller dans la salle de bain pour
vider mes entrailles dans les toilettes. J’ai de violents
spasmes et je dégueule à triple boyaux. Le pied intégral.
Putain, j’avais bien besoin de ça. Me voici assis par terre,
cramponné à la porcelaine blanche de la lunette des chiottes.
Seul. Je ne me suis jamais senti aussi seul. Dieu, s’il te plait,
envoie-moi quelqu’un à qui parler…
283
06H12. Dieu a autre chose à foutre qu’à m’écouter
chialer comme un gamin. Je me relève. Je suis en T-Shirt et
en caleçon. Tu m’étonnes que je crève de froid. Contre toute
attente, mon cerveau reptilien réagit. Je me lève péniblement,
entre dans la douche sans même retirer mes vêtements. Eau
froide. Je claque des dents. Tiède. Chaude. Je mets le jet de la
paume de douche aussi fort que possible. J’ai mal au ventre.
Toujours ce mal de tête délirant qui se scinde en deux. Mais
je suis vivant. Je survivrai. Je passerai à travers. On passe
toujours à travers un jour ou l’autre. La salle de bain
ressemble à un sauna. Tant mieux. Je m’essuie rapidement,
fonce près du lit et récupère des vêtements propres dans mon
sac de voyage. Nu avec ma serviette rose sur le ventre, j’allume
la cafetière et y mets une dosette. La machine chauffe vite. Je
me fais un café long tout en mettant mon jean. Je viens de
passer un cap. Je ne suis plus victime. J’agis.
07h10. Un inuit tout neuf. Oui, bon, je ne suis pas un
inuit malgré ma parka et mon bonnet, mais je me sens bien
mieux moralement. Mes maux de ventre étant passés, j’ai pris
le risque de boire un café et de manger quelques fruits et un
pancake. La logistique s’améliore : j’ai pensé à sangler mon
colis avec une ceinture. Je peux tenir l’ensemble en
bandoulière, ce qui sera plus facile si je dois marcher
longtemps. Le jour n’est pas encore levé. Il neige par
intermittence. L’île d’Orléans est à quinze kilomètres de
Québec. Le centre-ville est relativement encombré. Si je
prends le bus, j’en ai pour plus d’une heure. Je vais opter pour
un taxi. Cela me coutera plus cher, mais je serai plus
confortable. Depuis le hall de l’hôtel, j’appelle une compagnie
de taxi. Un cab blanc et bleu arrive devant l’hôtel en un quart
d’heure. J’indique au chauffeur que je vais sur l’île d’Orléans.
Ne sachant quelle adresse donner, je lui tends la photo.
284
– Vous avez une idée de l’endroit où cette photo a été
prise ? On m’a dit que c’était un ancien relais de Poste, si
cela peut vous aider…
– Oui, ch’crois ben qu’c’est du côté de la Jouvencelle, à
Sainte-Pétronille. Y’a une couple de maisons qui peuvent être
la bonne. Ch’peux vous chauffer là-bas, mais ch’pourrais pas
vous déposer près de la maison. Y’a pas d’route, là ben.
Soit. Je marcherai vers l’infini et au-delà. C’est mon
côté Buzz L’éclair. Mon coche remonte la rue Dahlousie et
remonte la 440 vers la Baie de Beauport, en direction de
Chûte-Montmorency. Les embouteillages matinaux me
font regarder les habitants, les camions que l’on décharge,
les enseignes des magasins… Le jour est levé, mais le soleil
est resté sous la couette des nuages. Le pont de l’île d’Orléans
se situe avant la chute de la Dame Blanche. Nous bifurquons
par la 368. Le pont de l’île est une construction en métal vert,
avec une structure typique des années 1930. La traversée audessus
du Saint-Laurent fait plus de quatre kilomètres. Nous
arrivons sur l’île. Le véhicule, dixit le GPS « oblique sur la
droite ». Bref, il tourne, quoi. Nous descendons vers le Sud,
mais les routes sont impraticables. Le couperet tombe avec
cet accent d’outre-Atlantique qui nous a fait aimer le
chanteur Robert Charlebois.
– Ben V’là. Ch’peux pas vous m’ner plus loin. Le char
passera pas. C’est tout droit sur deux kilomètres, puis y’a des
demeures sur la droite.
– Merci. Je vais me débrouiller seul.
Je paie ma course en liquide. Le chauffeur me salue d’un
« Bonjour », qui chez nous veut dire « Au revoir ». Il est 08h.
J’ajuste mon bonnet et sort de la voiture. Bon, bonhomme,
faut y aller. Je dois affronter mon destin – s’il m’en reste
quelques miettes.
285
La lumière du jour est grise. Aussi glamour que les
matins parisiens. Le vent souffle, soulevant des masses de
poudre blanche. À cet instant précis, je crois que j’aurais
aimé que ce soit de la coke plutôt que de la neige. Au moins,
j’aurais de quoi oublier pourquoi je suis ici. Je fais un
premier pas dans la neige. Puis un second. J’avance. Le
temps ne recule jamais.
Note à l’attention des jeunes filles en fleur qui se
trémoussent dans leur body en Lycra dans les cours de
Zumba : Si vous voulez brûler des calories et sentir votre
cœur se décrocher dans la poitrine, laissez tomber le fitness.
Perdez-vous en pleine cambrousse avec de la neige jusqu’au
genou, c’est vachement mieux. Cela doit faire vingt bonnes
minutes que je marche, sans trouver la maison que je
cherche. Sans trouver de maison tout court, en fait. Je
commence sérieusement à m’inquiéter. Grosse boule à la
gorge. Il n’en mène pas large, Ulysse. Je tombe. Me relève.
Fais cinq pas. Tombe à nouveau. Me relève à nouveau. Mes
nerfs – qui ne sont pas isothermes – craquent.
– « Putain de bordel de merde de caribou ! »
286
Chapitre Trente-trois
Choisir, c’est renoncer.
Je longe la route et trace droit devant moi. Ma crise de
larmes est terminée. Ce n’est rien. Je suis fort, désormais. Le
blizzard se dissipe. Un rayon de soleil touche enfin le sol de
l’île d’Orléans. Mes yeux suivent le trajet de ce signe d’enhaut.
Ils font bien : il y a bel et bien une maison blanche, à
quelques centaines de mètres. Les dieux sont de nouveau
avec moi. Je marche vite. J’ai la conviction que c’est la
maison que je cherche. Au pire, je pourrai leur demander
asile, le temps pour moi d’appeler un taxi avant de revenir
sur Québec.
L’allée devant la maison est dégagée. Une fumée légère
sort de la cheminée. La maison est habitée. 311. C’est le bon
numéro. Je touche le gros lot. 30 mètres. 20 mètres.
10 mètres. 5 Mètres. Les rideaux épais empêchent de voir
quoi ce soit. J’ai vu furtivement une ombre, une silhouette.
Sans discerner si c’est Valérie ou une autre personne. Je
monte les quatre marches. Me voici sous le porche. Cet
endroit doit être beau, l’été. Nous sommes en Janvier. Une
respiration profonde. Il faut que je me calme. Je tends la
287
main vers la porte. Le heurtoir en bronze est lourd. Je frappe
trois coups, forts et nets. J’entends des pas, des bruits de
mouvements.
La porte s’ouvre.
– Bonjour.
La personne en face de moi porte un jean, un gros pull
en mailles torsadées, avec une chemise de bucheron endessous.
C’est une grande femme. Blonde. Aux yeux noirs.
Sans maquillage ni fard.
– Bonjour.
Voix grave et profonde. Certaines choses ne changent
pas. Je tente de contenir mon émotion de la revoir.
– Bonjour.
– Je ne te demande pas ce que tu fais ici.
– Non. Je pars ou je reste. Je comprendrais un refus de
me voir.
– Je ne suis pas seule.
– Je ne suis pas venu pour ça.
Précision utile à l’attention des quadragénaires et des
imbéciles (parfois les mêmes) : « ça », dans le contexte, c’est le
mot couteau suisse pour désigner toute tentative pathétique
de se recoller avec une ex qui ne veut plus de vous dans votre
vie. Oui, je sais, je ne suis pas le seul à pratiquer. Vous aussi.
2tall2fall me fait entrer dans cette bâtisse. Comme
beaucoup de maisons de pays froids, celle dans laquelle je
suis possède un petit sas, qui permet de ne pas perdre trop
de chaleur en hiver. Je ferme consciencieusement la porte
d’entrée, avant qu’elle n’ouvre la seconde. Je fais glisser mon
colis plat le long de mon corps pour ne pas faire trop de
bruit ni abîmer les murs.
– Merci de me recevoir, Valérie. J’ai fait un long
chemin, et je pensais ne pas te trouver.
288
– Cesse les palabres, veux-tu. Retire tes bottes, elles
sècheront près de la cheminée. Et cesse de me regarder avec
une tête de croque-mort, j’ai envie de te gifler. La vie est
belle et tu n’en as qu’une, souviens-toi.
– Tu as raison.
La bonne nouvelle, c’est que Miss Trudeau n’a pas
changé de fournisseur pour ses réparties au vitriol. La
mauvaise nouvelle, c’est que je ne sais plus trop pourquoi je
suis ici. Certes, je veux des réponses. Mais à quoi ?
– Attends-moi là et ne dis rien. Tu ne bouges pas.
J’obéis. Elle va vers sa gauche, sans doute dans le salon.
Le rez-de-chaussée est plus vaste que je ne le pensais vu de
l’extérieur. Il y a dans l’air une assez forte odeur d’encens
brûlé, de cannelle et d’autre chose, qui attire mon attention,
mais que mon cerveau n’arrive pas à reconnaître. L’intérieur
de la maison compile les classiques des maisons d’hôtes :
murs peints en couleurs pastels jaune ou vert pâle, meubles
en acajou, vieux outils de métier accrochés en hommage à
quelque aïeul méritant, rideaux bien repassés en tissu
Liberty à motifs floraux multicolores… Pas d’équipement
multimédia, pas de toile de maître, ni d’objet design m’astu-vu.
On est bien loin de la femme fatale sur un yacht de
papier glacé. C’est aussi bien. La grande femme revient. Son
regard est impénétrable.
– C’est quoi, ce carton ?
– Quelque chose que je voulais te montrer. Et te
donner.
– Soit. Mais réfléchis avant de parler. Avant de donner.
Avant de faire. Les mots, les actes, ne s’effacent jamais. Ils
restent inscrits dans le temps, atome par atome. Prends ton
truc et suis-moi.
Je la suis. Nous tournons sur la gauche, longeant le mur
289
du salon. Arrivée devant l’encadrement de la double porte,
Valérie, qui me précédait, s’écarte. Et là…
?! #####CERVEAU####CŒUR####OUT####SYNTAX
ERROR.
C’est impossible.
ELLES SONT DEVANT MOI.
SABINE. DEBRAH. PATRICIA. SAMANTHA.
Je suis pétrifié. Je ne comprends pas. Là, je suis
littéralement sur le cul. Je m’appuie sur mon paquet de
papier Kraft pour ne pas défaillir. J’ouvre la bouche, mais
aucun son ne sort.
– …
– Oui. Elles sont là. Les femmes que tu aimes. Que tu as
aimées. Celles à qui tu as menti. Celles dont tu t’es moqué. Par
lâcheté. Par inconscience. Par mépris. Par incompréhension.
Par erreur. Par impatience. Par ta faute. Par celle de ta mère.
Par immaturité. Par connerie pure.
Je m’assieds lourdement dans le premier fauteuil venu.
Mes jambes ne me portent plus. 2tall2fall a réuni le tribunal
de ma vie. Je dévisage, une par une mes anciennes amantes.
Sabine est à l’extrême gauche du canapé qui siège en face de
moi, de l’autre côté de la table basse. Je ne l’ai pas vue depuis
un an et demi. Une éternité, maintenant. Ses traits sont un
peu moins poupins. Elle fait plus mature. Sa tenue n’a rien
d’exubérant : un jean, des grosses chaussures, un gros pull
col roulé noir. Ses cheveux sont plus courts que lorsque
nous étions ensemble. Ça lui va bien. Ça la vieillit un peu,
peut-être.
Mon regard passe à Debrah. Pull cachemire à paillettes
moulant, mauve ou parme. Je n’ai jamais su faire la
différence entre les deux. Toujours la même manière de se
tenir droite, avec les reins cambrés, pour mieux mettre ses
290
atouts en avant. Elle porte également une jupe en laine avec
des bas épais… et des chaussures à talons. Sexy jusqu’au
bout des ongles – quitte à frôler le ridicule. Elle me regarde
comme lorsqu’elle m’a emmené en voiture à la péniche le
soir de l’attentat du métro.
Patricia me fixe. Son regard est impassible. Toujours ce
même mélange gris et bleu. Elle est moins blonde qu’à notre
dernière rencontre. Elle laisse sa couleur châtain dominer.
Sans doute l’influence de son nouveau compagnon. Une
vraie beauté au naturel. Elle est vêtue de noir. Son élégance
me trouble. Je ne l’avais pas perçue comme une femme
aussi… femme. Pas en termes de féminité : elle dégage des
phéromones à faire tomber raide Rocco Siffredi. Non, elle
est femme dans sa majesté. Elle est accomplie. Et me regarde
comme si je n’allais pas sortir vivant de cette maison.
Samantha. J’aimerais dire le meilleur pour la fin. Mais
ici, il n’y a ni meilleur, ni fin. Jean et bottines. Elle a gardé
son blouson sur elle. Une parka vert pomme, serrée à la
taille. Elle a gardé son bonnet, aussi. À croire qu’elle met
toujours son bonnet lorsqu’elle est en repos. Je vois en elle
une gamine un peu paumée. Ses yeux sont las, un peu tristes.
Soit elle a rompu avec son petit copain, soit le décalage
horaire l’a mise K.O.
Bref, voilà à quoi se résume ma vie : un homme d’âge
mûr, qui n’a pas su grandir, face à un carré de dames,
exceptionnelles, chacune dans leur genre : patience, beauté,
générosité, détermination… Que de qualités que je n’ai pas
su voir, pas su avoir, pas su apprécier.
Je n’ai même pas la présence d’esprit de demander
comment la géante a réussi ce tour de force. C’est plus que
ma psyché ne peut en supporter. Quelque chose vient de se
briser en moi. J’ignore quoi. Mais c’est bien plus qu’un
291
déclic. C’est un tsunami, un maelstrom, un big bang dans
tout mon être. Pas uniquement dans ma tête. Mon cœur,
mes veines, mes muscles absorbent ce choc incroyable. Si ce
mot n’était pas galvaudé, je dirais que je viens de découvrir
que j’avais une âme. Un TGV rempli de nitroglycérine m’a
percuté de plein fouet. Ça fait beaucoup dans le salon d’une
maison sur le Saint-Laurent. Je sens toujours cette odeur
particulière. Valérie reprend son réquisitoire.
– Comme tu le vois, j’ai contacté les quatre femmes que
tu as tourmentées. Mais tu sais la vérité. La réalité. C’est toi
qui t’es tourmenté, tout seul. Tu t’es emprisonné dans ton
univers de mensonges, de parjures, de faiblesses. Par
culpabilité. Par incapacité à grandir. À faire sortir un beau
papillon de sa chrysalide. Tu peux le faire, pourtant. Tu
peux encore le faire. Je n’ai pas eu de mal à retrouver tes
amies. Je suis partout, grâce aux réseaux. Quand je leur ai
dit qui tu étais vraiment et ce que tu voulais être, elles ont
toutes acceptées. Sans réserve. Quoi que tu penses, tu es
aimé, petit con. Tu as été et tu es aimé. Bien plus que tu ne
l’as jamais pensé.
– Mais comment as-tu su… ?
– Que tu venais ? Voyons, fais travailler tes méninges,
Coco, tu nous as habituées à mieux !…
– C’est toi qui a fait acheter mes photographies et
orienté mes recherches par le référencement des sites. D’où
les messages tôt le matin, pour faire baisser mon seuil de
vigilance. Ensuite, tu n’avais qu’à suivre mes déplacements
par mes réservations en ligne.
– T’es pas si con, quand tu veux.
– Mais que veux-tu ? Qui es-tu ?
– Qui je suis n’a aucune importance. Tu le sauras un
jour, mais ce jour n’est pas encore venu. Ce que je veux ?
292
C’est ce que TOI tu veux. Ce que tu cherches depuis
toujours. Le sens de ta vie. Tu es venu pour demander des
réponses ? Hé ben, c’est TOI qui va nous en donner.
– Je ne comprends pas.
– Tu doutes de ta raison. Tu penses que tu es malade, et
que c’est pour cela que tu as tant merdé, entre lâchetés,
adultères et renoncements prématurés. J’ai une bonne
nouvelle pour toi.
– Laquelle ?
– Tu n’es ni fou, ni malade. Tu as juste été perdu. Tu as
erré sur ta route, Ulysse. Et pourtant, ici, ce matin, tu as une
chance, une infime chance, de retrouver Ithaque. Ne la
gâche pas.
– Que dois-je faire ?
– Lève-toi et sors le contenu de ton colis.
Je m’exécute, déchire grossièrement l’emballage avec
mes doigts. Je sors le cadre, face contre moi. Ce truc qui
vivre entre ma tête et mon cœur est de plus en plus fort.
– Tourne-toi.
Je gire de 180 degrés. Les deux photos exposées à la
galerie Janus sont accrochés sur le mur, à hauteur d’homme.
Notre hôtesse a le goût du ressort dramatique. Je n’ai pas
non plus vu ce coup-ci venir. Avec juste l’espace nécessaire
pour y placer le cœur de ce qui a toujours été, non pas un
diptyque, mais un triptyque.
– Accroche-le à sa place.
Sitôt dit, sitôt fait.
– Oh, mon…
C’est une des quatre femmes assises derrière moi qui a
parlé. Je n’ai pas eu le temps de savoir laquelle. Valérie
reprend le contrôle de la situation.
– Oui, comme vous le voyez, notre homme avait sous
293
le nez la réponse essentielle à sa vie. Sa quête éperdue de
l’amour. Une femme qui l’élève, qui le fait grandir. Mais au
centre, au milieu, ce morceau qui manquait, c’est cette autre
femme dans le corps de la première, avec un visage solaire
et un cœur qui sort de sa poitrine. L’artiste du 17 ème siècle
qui a fait ce chef-d’œuvre a eu une vision onirique après
avoir rencontrée la femme de sa vie, et l’avoir perdue suite à
ses infidélités. Il est mort fou et seul. A 46 ans. Tu vois, petit
homme, ce que ta photo représente ? Le reflet de ton âme,
de ce qui te fera vivre ou périr. Mais je suis magnanime.
D’aucuns au-dessus de toi ont décidé de t’accorder une
ultime chance. Il fait froid. Je vais dans la cuisine faire
chauffer de l’eau et préparer le thé. À mon retour, tu auras
choisi la femme avec qui tu veux finir tes jours. Sinon, ta vie
va tourner sans fin et ce que tu ressens comme des maux de
tête va t’acculer à la folie, façon Nietzsche.
Elle secoue sa crinière blonde et fait ce qu’elle dit. Me
voici face à mes juges. Mon cœur s’emballe. Je risque
l’infarctus, si je ne contrôle pas ma respiration.
Mon dieu, il me faut choisir. Et je le veux.
Sabine lève son visage vers moi, avec un timide sourire.
Elle a la trentaine, maintenant. Le bon âge pour que je songe
à l’enfanter et pour que je joue mon rôle d’homme.
Pourquoi est-ce que cela n’avait pas marché entre nous ?
Parce nos ambitions, notre façon de voir la vie, nos objectifs
n’étaient au final pas les mêmes. Sois libre, Sabine. Tu es
heureuse ailleurs.
Debrah. Un fantasme, une crise de la quarantaine. Une
illusion dans l’illusion dans l’illusion. La poupée (même pas
russe) à Papa, qui ne verra jamais en moi qu’un caprice de
plus afin de grandir. J’aurais pu accepter sa proposition et
vivre dans une cage dorée. Je ne suis pas fait pour vivre en
294
captivité. En tout cas, pas comme ça.
Samantha a bougé le bras pour défaire son bonnet. Je
passe machinalement à elle. Elle est jolie. Très jolie. Elle
tripote nerveusement son bonnet dans ses mains. Je ne l’ai
jamais trouvé aussi jeune. Je m’imagine avec elle dans vingt
ans. Pitoyable spectacle que celui d’un homme à la retraite
en train de teindre ses cheveux pour garder un soupçon de
présentation, alors qu’il a dépassé la date limite de
conservation. Tu mérites mieux que moi, fillette.
Patricia. Noisyk1. Une rencontre improbable.
Atypique. Délirante. Tout jouait contre nous et pourtant
tout s’éclairait sur son passage. Comme si tous les feux
passaient au vert. Et moi, crétin immature, j’ai focalisé sur
un détail alors que je savais que l’essentiel était…
NOOON ! IL FAUT QUE CELA CESSE !!!!!!!!!
– Patricia, je t’aime. Je t’ai aimé dès le premier mot, le
premier regard, le premier contact. Ce n’est pas un corps
jeune, ce n’est pas une ambition, ce n’est pas un train de vie
qui fera ma vie et qui m’illumine de l’intérieur. C’est une
belle âme, c’est un cœur qui bat, c’est un sourire rieur, c’est
un regard. C’est une main qui me tend un café le matin. Pas
pour le café. Pour cette main tendue. Je suis le roi des cons,
Patricia ! Pardonne-moi ! J’aime ton âme, ton cœur, ton
corps, j’aime et je prends tout si tu veux encore de moi ! Je
veux vivre avec toi et t’épouser !
Je tends la main vers elle. Elle en fait de même vers moi.
Avec toujours ce sourire qui balaie tout, qui rend tout
possible.
PUTAIN, L’ODEUR ! LE GAZ !
BAAAAOOOUMMMMMMMMMMMMMMM !!!
Mon bras, arraché par l’explosion, est projeté devant
moi. Je hurle sans aucun son. Les serpents de mon bracelet
295
se désagrègent dans l’air. On dirait des sardines pêchées à la
grenade. Le canapé et les meubles volent en tous sens,
comme au ralenti. Je vois Patricia et les autres femmes
soustraites à ma vue par la déflagration. La pièce est
pulvérisée par le souffle. Mes yeux ne voient plus. Ma vie
défile. La maison n’est plus que…
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Chapitre Trente-quatre
LE GRAND NOIR.
Plus rien n’est.
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Épilogue
L’ampoule. Encore une de ces LED à deux balles.
Blanche et trop forte en intensité. Mon œil se détourne
instinctivement du faisceau lumineux. En plus, cela me fait
pleurer, c’est malin. Ma tête est une boule de mercure dans
une boule de plomb dans une boule en béton.
– Ah, notre miraculé ! Est-ce que vous me comprenez ?
Je vois flou. Mais je vois. Et j’entends.
– Oui…
– Je suis le docteur Bernard Mercier. On peut dire que
vous êtes verni, vous ! Quel est votre nom ?
Je lui donne. J’ai du mal à comprendre. Mon cerveau
reconnecte.
– L’ascenseur…
– Oui, vous avez eu un accident. Très grave.
Je regarde ma main. Elle est toujours au bout de mon
bras. Je ne comprends pas.
– Ma mère ? Où est ma mère ?
– Vous devez vous reposer. Pas d’émotions fortes. Vous
êtes resté inconscient durant quatre mois.
– Quel jour est-on ?
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– Le 11 avril. Où est ma mère ? Elle est… morte ?
– Oui. Elle n’a pas souffert. Ne pensez pas à cela pour
l’instant. Pensez à vous. Il vous faut vivre.
– Je vois flou.
– C’est normal, cet état n’est que temporaire. L’afflux
sanguin va se réguler. Vous verrez normalement d’ici
quelques heures.
– Quel est mon état ?
– En ce qui concerne vos capacités mentales, vous êtes
dans un état inouï vu votre phase rapide de réveil. Pour le
reste, vous avez eu de nombreuses fractures aux membres
supérieurs et inférieurs, mais nous avons pu les sauver.
Vous pouvez remercier votre femme. Elle s’est battue
comme une lionne pour vous. Je crois qu’elle ne va pas
tarder à venir. Je vous laisse, l’infirmière va venir changer
votre perfusion et vos équipements.
Je vois la silhouette s’éloigner. Une autre lui succède, et
se pencher vers moi. Une femme, une brune, petite. Blouse
blanche. L’infirmière.
– Bienvenue à la vie ! Je m’appelle Camélia. Comme la
fleur. Vous savez, vous êtes la mascotte du service, vous ! On
ne parle que de vous dans tout l’hôpital. Bon, on va y aller
doucement. On va vous remettre en forme, et on verra
comment vous transférer plus tard dans un autre service.
Jusqu’à maintenant, c’est le kiné qui s’est occupé de vos
fractures pendant votre coma. Vos fractures sont réparées,
mais la vraie rééducation va être longue. En tout cas, vous en
avez de la chance. Votre femme, elle nous a bien fait rire,
durant quatre mois ! Toujours optimiste, joyeuse, agréable.
Un vrai soleil ! Pourtant, elle en a bavé, avec vous. Elle est
venue tous les jours, vous parler, se battre avec les médecins
quand ils voulaient vous couper le bras. Et elle a gagné. À
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chaque fois qu’elle vous quittait, elle disait toujours la même
phrase : « Reviens, mon Ulysse. Tu es mon amour, mon ami,
mon frère, mon amant. Reviens et écris la suite de notre
histoire ». Tout le monde dans le service la connait par cœur,
cette phrase ! Ah, je crois que quelqu’un veut vous voir…
L’infirmière part. J’ai vraiment mal aux yeux, ça pique.
Moi qui déteste pleurer, j’ai les glandes lacrymales en feu.
Une ombre arrive. Elle se penche sur moi. Putain,
impossible d’y voir clair.
– Qui est là ?
C’est moi…
Je ne suis pas sûr de reconnaître la voix.
– Patricia ?
– Tu peux m’appeler Patricia, Noisyk1, ou même
Ariane, si ça te chante. Ne t’inquiète plus. Tu es plus fort que
tu ne le penses. Je suis là. Tu m’as fait une sacrée peur, tu sais !
Quand nous nous sommes quittés, je t’ai écrit une lettre. J’ai
regretté de l’avoir fait. J’ai voulu la reprendre chez toi, dans ta
boîte aux lettres. Je suis arrivée à ton domicile quelques
minutes après les secours, quand l’ascenseur s’est écrasé. J’ai
réalisé que malgré tes défauts et tes erreurs, tes infidélités – et
dieu sait que tu n’es pas un cadeau ! – tu me plaisais.
Vraiment. Entre nous, ce n’était pas « purement sexuel ». Tu
as une âme. Un cœur. Tu vaux mieux que la somme de tes
errances passées. Dieu sait pourtant que tu en as fait, des
conneries, avant l’accident ! Et puis, j’ai aimé te faire le café le
matin. C’est comme ça. J’ai bien cru que tu ne reviendrais pas
de ton odyssée, mon Ulysse. Bon retour à Ithaque. Je t’aime.
Elle dépose sur mes lèvres un baiser calme. Doux.
Je suis vivant.
Elle prend ma main et l’embrasse.
Il y a un bracelet à mon poignet.
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– Je t’ai offert ce bracelet durant ton coma, je savais
qu’il te protègerait.
Je connais ce bijou.
Trois serpents entrelacés.
En argent massif.
La vie est merveilleuse.
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ISBN papier : 978-2-414-05591-3
ISBN pdf : 978-2-414-05592-0
ISBN epub : 978-2-414-05590-6
Dépôt légal : décembre 2017
© Edilivre, 2017
Imprimé en France, 2017
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