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Lettres_de_PPaoli_Extrait

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Niccolò Tommaseo<br />

<strong>Lettres</strong> <strong>de</strong> Pasquale Paoli<br />

Annotées et présentées<br />

(1846)<br />

Traduction <strong>de</strong> l’italien et commentaires<br />

Évelyne Luciani


INTRODUCTION<br />

Nous proposons dans ce livre la traduction d’une œuvre <strong>de</strong> Niccolò Tommaseo intitulée Lettere<br />

di Pasquale <strong>de</strong>’Paoli, con note et proemio, publiée à Florence par Giovan Pietro Vieusseux<br />

en 1846. L’auteur a divisé son travail en <strong>de</strong>ux parties d’inégale longueur : la première offre<br />

au lecteur un portrait <strong>de</strong> Paoli d’une centaine <strong>de</strong> pages fait par l’auteur italien et la secon<strong>de</strong><br />

propose <strong>de</strong>s lettres ou <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> lettres et <strong>de</strong> documents divers, grâce auxquels ce<br />

<strong>de</strong>rnier a donné <strong>de</strong>s couleurs à son portrait. Il les dit, pour la plupart, inconnus, ce qui est<br />

probable puisqu’il écrit ce livre dans les années 1840, mais actuellement elles n’ont plus le<br />

privilège <strong>de</strong> la nouveauté et <strong>de</strong> l’inédit 1 . Cependant, l’auteur fait, au moment où il écrit, œuvre<br />

<strong>de</strong> découvreur en rassemblant ce corpus caché dans les bibliothèques <strong>de</strong>s notables corses.<br />

Tommaseo, grâce à ses amitiés corses, avait rassemblé <strong>de</strong>s lettres qui recouvrent la<br />

vie <strong>de</strong> Paoli <strong>de</strong>puis 1755 jusqu’à sa mort, mais il avait également réuni d’autres textes, en<br />

particulier <strong>de</strong>s décrets <strong>de</strong> Consultes, la correspondance entre Choiseul et Paoli, <strong>de</strong>s lettres<br />

<strong>de</strong> ses amis à d’autres amis, <strong>de</strong>s documents concernant l’administration <strong>de</strong> la province <strong>de</strong><br />

la Rocca, l’oraison funèbre <strong>de</strong> son frère, un récit <strong>de</strong> Ristori intitulé : Delle cose di Corsica, le<br />

poème Vir nemoris <strong>de</strong> Giuseppe Ottaviano Savelli 2 . Il les a incorporés aux lettres lorsque<br />

cela lui a paru opportun pour enrichir la peinture <strong>de</strong> son héros, le général Paoli, qu’il nous<br />

donne à découvrir dans sa première partie.<br />

QUI EST NICCOLÒ TOMMASEO (1802-1874) ?<br />

Cet écrivain italien 3 , né en Dalmatie à Šibenik, part étudier le droit au séminaire <strong>de</strong><br />

Padoue, en 1817, puis se rend à Milan, en 1824, où il se lie d’amitié avec son aîné en littérature,<br />

Alessandro Manzoni (1785-1873) : on raconte que l’illustre romantique fait disparaître<br />

les livres <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau <strong>de</strong>s étagères <strong>de</strong> sa bibliothèque lorsque le jeune homme<br />

vient lui rendre visite tant est gran<strong>de</strong> l’attraction <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier pour l’œuvre du Français qu’il<br />

a découvert à la lecture <strong>de</strong> ses Confessions. Lors <strong>de</strong> ce séjour milanais, il se livre à l’étu<strong>de</strong><br />

1. Cf. La traduction <strong>de</strong> La Correspondance <strong>de</strong> Paoli <strong>de</strong> messieurs Antoine Marie Graziani et <strong>de</strong> Carlo<br />

Bitossi aux Éditions Piazzola qui donne à lire le nombre incalculable <strong>de</strong> lettres écrites par le général<br />

à ses nombreux correspondants.<br />

2. Dans ma traduction, j’ai laissé <strong>de</strong> côté ce long poème en latin à la gloire <strong>de</strong> Domenico Leca, le curé<br />

<strong>de</strong> Guagno.<br />

3. Je me suis largement inspirée pour la partie biographique <strong>de</strong> Tommaseo <strong>de</strong>s Actes du Colloque<br />

international <strong>de</strong>s 3 et 4 mai 2005 tenu à l’Université <strong>de</strong> Corte publié sous le titre Niccolò Tommaseo<br />

et la Corse.


8 LETTRES DE PASQUALE PAOLI • NICCOLÒ TOMMASEO<br />

<strong>de</strong>s langues et plus précisément du toscan dont il s’accor<strong>de</strong> à dire avec Manzoni qu’il est la<br />

fleur <strong>de</strong> l’italien. Il a <strong>de</strong>s entretiens fructueux sur l’écriture et le style avec le grand homme<br />

qui achève la rédaction <strong>de</strong> ses Promessi sposi. « J’ai appris beaucoup <strong>de</strong> choses (avec lui)<br />

et plus encore (ce qui est le plus difficile) j’en ai désappris beaucoup, ce que je n’aurais pas<br />

fait si j’avais longuement étudié dans les livres et si j’avais longuement discuté avec d’autres<br />

grands hommes <strong>de</strong> lettres 4 … » En même temps, il étudie passionnément la Bible. Il affine<br />

ses qualités <strong>de</strong> philologue et <strong>de</strong> linguiste.<br />

Fort <strong>de</strong> ce bagage intellectuel et chrétien, il se rend à Florence en octobre 1827, appelé par<br />

l’éditeur Giovan Pietro Vieusseux 5 pour travailler à l’Antologia. En effet, Niccolò Tommaseo,<br />

contrairement aux Manzoni, Alfieri, Leopardi qui font partie <strong>de</strong> la noblesse italienne, doit<br />

gagner sa vie. Il le fait en travaillant à <strong>de</strong>s dictionnaires ou en produisant <strong>de</strong>s recueils <strong>de</strong><br />

synonymes <strong>de</strong>stinés au commerce. Il étudie sans cesse langues et dialectes et charpente sa<br />

pensée d’écrivain.<br />

En juin 1837, il s’exile volontairement à Paris où François Mignet 6 lui offre l’hospitalité.<br />

Auprès <strong>de</strong> l’Académicien, il apprend à vivre et à travailler à la française, mais la vie culturelle<br />

et sociale dans la capitale lui fait rapi<strong>de</strong>ment apparaître cette cité comme le comble <strong>de</strong> la<br />

civilisation. Or, pour ce chrétien féru <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Jean Jacques Rousseau, la ville s’oppose<br />

à la campagne qu’il préfère à toute autre chose parce qu’elle est peuplée d’hommes encore<br />

fidèles aux vertus, à la foi, à l’honneur et au sens <strong>de</strong> l’amitié. Par conséquent, il quitte rapi<strong>de</strong>ment<br />

Paris et va à Nantes. Dans cette ville <strong>de</strong> moindre importance, il est instituteur dans<br />

un collège pour gagner sa vie et prend le temps <strong>de</strong> visiter la Bretagne tout en s’imprégnant<br />

<strong>de</strong> l’idiome parlé par ses habitants.<br />

En juin 1838, il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> s’exiler en Corse qu’il quittera en septembre 1839. L’île lui<br />

rappelle sa Dalmatie natale, un pays montagneux et pauvre où les gens sont ru<strong>de</strong>s et simples.<br />

Néanmoins, il rési<strong>de</strong> le plus souvent à Bastia où il se lie d’une gran<strong>de</strong> amitié avec Salvatore<br />

Viale 7 , son aîné <strong>de</strong> quinze ans, auquel l’a recommandé leur ami commun Vieusseux. Frappé<br />

par les particularismes socioculturels <strong>de</strong> la Corse, il va les étudier et, surtout, rassembler,<br />

grâce à ses amitiés insulaires, une masse <strong>de</strong> documents sur la poésie et la littérature populaire<br />

ou sur l’histoire <strong>de</strong> l’île, qu’il utilisera directement pour écrire ses Canti popolari corsi, parus<br />

4. Cf. les Actes, p. 90, l’article <strong>de</strong> Fabrizio Franceschini, université <strong>de</strong> Pise, intitulé Les corrélations<br />

campagne-ville, nature-artifice, pureté-corruption linguistique dans l’œuvre <strong>de</strong> Tommaseo.<br />

5. Giovan Pietro Vieusseux (1779-1863), d’origine genevoise, se fixe à Florence vers 1820. Il est surtout<br />

connu pour son rôle d’éditeur en raison <strong>de</strong> ses relations épistolaires avec nombre d’intellectuels <strong>de</strong><br />

son époque. Il est l’éditeur <strong>de</strong> l’Antologia, un périodique d’informations littéraires et politiques fondé<br />

en 1821 à laquelle il convie Tommaseo à participer. Les <strong>de</strong>ux hommes <strong>de</strong>viendront <strong>de</strong>s amis.<br />

6. François Mignet (1796-1884) est un historien français reconnu et honoré puisqu’il fut élu à<br />

l’Académie française le 29 décembre 1836. Ami <strong>de</strong> Thiers, il a eu <strong>de</strong>s activités sociales par son travail<br />

<strong>de</strong> journaliste engagé contre les Bourbons, à la Revue <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s entre autres. L’invitation<br />

qu’il fait à Tommaseo pour travailler avec lui indique que ce <strong>de</strong>rnier s’était déjà taillé une belle place<br />

parmi ses pairs.<br />

7. Salvatore Viale (1787-1861) est considéré par les historiens <strong>de</strong> la littérature comme le plus grand<br />

poète corse.


INTRODUCTION 9<br />

en 1841-1842 8 . Bien entendu, ces documents lui serviront directement <strong>de</strong> matériau pour<br />

former ses Lettere di Pasquale Paoli et surtout le Proemio qui précè<strong>de</strong> le recueil. Ce texte est<br />

un essai à la gloire <strong>de</strong> Paoli et <strong>de</strong> la Corse qu’il incarne.<br />

La vie <strong>de</strong> Tommaseo, dans une Italie en gran<strong>de</strong> partie sous domination autrichienne,<br />

l’a amené à la résistance sur le plan politique et linguistique afin <strong>de</strong> préserver l’âme <strong>de</strong> son<br />

pays. Lors <strong>de</strong> son séjour en Corse, il ne tar<strong>de</strong> pas à établir un rapport entre l’histoire <strong>de</strong> la<br />

Corse et la sienne, comme l’ont fait bien d’autres écrivains corses et italiens avant et après<br />

lui 9 . La Corse a été annexée par la France, une nation qui lui est étrangère par sa langue et<br />

son histoire et qui ne peut donc connaître la spécificité insulaire, tandis que cette spécificité<br />

la met en connexion directe avec l’Italie. Néanmoins, tout en incitant, dans son œuvre, les<br />

Corses à aimer leur île si belle et à conserver leur i<strong>de</strong>ntité et leur culture, il se gar<strong>de</strong> bien <strong>de</strong><br />

poser la question <strong>de</strong> l’appartenance territoriale, d’autant plus que la figure <strong>de</strong> l’empereur corse<br />

<strong>de</strong>s Français, qu’il oppose sans cesse dans son Proemio à celle du Général Paoli, lui pose un<br />

dilemme inextricable 10 . Par conséquent, il ne se montre pas francophobe et ne critique pas<br />

le peuple français mais, à la manière <strong>de</strong> Rousseau, la civilisation <strong>de</strong> progrès dont la France<br />

est porteuse.<br />

Tommaseo est, en effet, tombé sous le charme <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> la langue et <strong>de</strong>s us et<br />

coutumes du peuple corse sous lequel il retrouve une Italie originelle, médiévale et romantique.<br />

Il écrit : « Maintenant, la France croit gouverner l’île en y envoyant quelques milliers<br />

<strong>de</strong> soldats et un préfet… Comment la gouverner si elle ne la connaît pas ? Et qu’elle ne la<br />

connaît pas, en témoignent les livres qu’elle publie sur elle 11 . Avec les quelques sous qu’elle<br />

jette sur nous, elle corrompt quelques-uns, mais ne civilise pas le plus grand nombre 12 . »<br />

Il sent qu’il est urgent <strong>de</strong> préserver le patrimoine linguistique <strong>de</strong> la Corse et <strong>de</strong> le<br />

défendre contre la force politique énorme que représente la francisation <strong>de</strong> l’île, particulièrement<br />

prégnante à cette époque-là. En ce sens, l’Italien et le Corse, Salvatore Viale, unissent<br />

leurs efforts pour recenser <strong>de</strong>s documents et travailler à leur conservation dans leurs œuvres.<br />

Tous <strong>de</strong>ux œuvrent pour leurs peuples respectifs et leur postérité afin qu’ils gar<strong>de</strong>nt leur<br />

i<strong>de</strong>ntité et qu’à travers cette i<strong>de</strong>ntité retrouvée, ils prennent conscience <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> leur<br />

idiome et en soient fiers. Pour eux, c’est en cela que consiste la civilisation.<br />

8. Niccolò Tommaseo, Canti popolari toscani corsi illirici greci, chez Girolamo Tasso, 4 volumes, 1841-<br />

42. Salvatore Viale se montrera un correcteur sourcilleux <strong>de</strong> cette œuvre <strong>de</strong> Tommaseo à laquelle il<br />

apportera <strong>de</strong> nombreuses corrections historiques ou linguistiques.<br />

9. Francesco Ottaviano Renucci (1767-1842) par exemple, un prêtre corse qui s’est exilé en<br />

Italie, principalement à Milan, pour fuir la politique religieuse mise en place par les Français<br />

révolutionnaires, il prit ensuite le parti <strong>de</strong> Napoléon. Il a écrit également d’intéressantes Memorie.<br />

10. Renucci qui, contrairement à Tommaseo, donne la palme <strong>de</strong> son admiration à Napoléon s’est trouvé<br />

face aux mêmes types <strong>de</strong> perplexités car il ne peut pas ne pas reconnaître l’œuvre <strong>de</strong> Paoli qu’il<br />

déclare néanmoins « traître à la Patrie ».<br />

11. Cf. les œuvres littéraires <strong>de</strong> Mérimée et <strong>de</strong> Maupassant publiées en France qui exaltent une Corse<br />

sombre et sauvage.<br />

12. Cf. Niccolò Tommaseo, Un medico, une nouvelle in Tutti i racconti, a cura di Gino Tellini, Milano,<br />

San Paolo, 1993, p. 351-430.


10 LETTRES DE PASQUALE PAOLI • NICCOLÒ TOMMASEO<br />

Dans cet état d’esprit, Tommaseo conçoit l’idée <strong>de</strong> la rédaction du volume intitulé<br />

Lettere di Pasquale <strong>de</strong>’Paoli, lors <strong>de</strong> son séjour corse. Cette œuvre réhabilite la pensée <strong>de</strong>s<br />

pères fondateurs <strong>de</strong> la révolution corse à travers un récit épique <strong>de</strong> la geste paolienne qui<br />

tendait à se dissoudre dans la francisation. Il écrit : « J’affirme que l’on doit <strong>de</strong> la gratitu<strong>de</strong><br />

au présent gouvernement pour ce qu’il fait pour la prospérité <strong>de</strong> la Corse, mais je désire<br />

que la mémoire <strong>de</strong> Pasquale Paoli ne soit pas insultée par quelques-uns <strong>de</strong> ses fils et que les<br />

Corses sous gouvernement français soient, comme les Gallois et les Bretons, soucieux <strong>de</strong><br />

leur langue et <strong>de</strong> leurs us et coutumes. »<br />

Tel est donc le programme <strong>de</strong> Niccolò Tommaseo, l’Italien dont l’œuvre a contribué à<br />

changer l’image <strong>de</strong> la Corse et <strong>de</strong>s Corses en Europe dans la première moitié du xix e siècle.<br />

À l’encontre <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong>s auteurs français contemporains qui présentent l’île comme<br />

inquiétante et sinistre, il valorise les vertus du peuple corse à travers son héros, Paoli dont il<br />

trace un portrait lumineux. L’ouvrage est, en fait, un grand recueil <strong>de</strong> documents divers sur<br />

et <strong>de</strong> Paoli, précédé d’un Proemio <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> l’auteur qui se lit comme le roman d’une<br />

vie exceptionnelle.<br />

LE PROEMIO OU PRÉFACE<br />

L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce Proemio est révélatrice <strong>de</strong>s intentions <strong>de</strong> Tommaseo qui présente une vie<br />

exemplaire, celle <strong>de</strong> Paoli, en se fondant sur <strong>de</strong>s faits véridiques. Nous avons constaté nousmêmes,<br />

lors <strong>de</strong> notre traduction, la documentation rigoureuse dont fait montre l’auteur,<br />

qu’il doit à son travail en étroite collaboration avec Salvatore Viale. Il ne fait pas une œuvre<br />

d’historien au sens mo<strong>de</strong>rne du terme car il choisit <strong>de</strong>s éléments parmi la gesta paolina et<br />

même, il coupe certains passages dans les documents choisis, afin d’illustrer au plus près<br />

son propos. Il montre une vérité historique partiale mais non romancée ; par cela, il souhaite<br />

encourager le lecteur à imiter la vertu <strong>de</strong> son personnage qui se propose lui-même en exemple<br />

à travers ses actes. Il écrit : « Il Paoli impero coll’esempio 13 », « Paoli gouverna par l’exemple. »<br />

Ce Proemio s’inscrit dans la tradition classique <strong>de</strong>s vies à la Plutarque. Tommaseo<br />

fait le récit du héros mo<strong>de</strong>rne, riche en vertus personnelles et militaires, administrateur et<br />

législateur, passionné <strong>de</strong> l’indépendance <strong>de</strong> l’île, sa Patrie. Le portrait physique et moral <strong>de</strong><br />

Paoli à la fin <strong>de</strong> l’essai parachève l’œuvre idéalisatrice. Tommaseo peut livrer sa réflexion au<br />

public pour qu’il en tire un sens et un enseignement. Paoli connaissait également Plutarque<br />

dont il s’est inspiré pour raconter sa vie dans ses lettres. Ce <strong>de</strong>rnier, en effet, ne doutait pas<br />

que son œuvre entrerait dans l’histoire comme un exemple : « J’espère que la postérité excusera<br />

mes lacunes et rendra justice à mes bonnes intentions pour le bien <strong>de</strong> notre Patrie »,<br />

écrivait-il à la fin <strong>de</strong> sa vie.<br />

13. Proemio, P. IX.


INTRODUCTION 11<br />

LES LETTRES ET DOCUMENTS<br />

Comme nous l’avons précé<strong>de</strong>mment fait remarquer, le corps du livre est un ensemble<br />

<strong>de</strong> lettres ou d’extraits <strong>de</strong> lettres et <strong>de</strong> documents divers, particulièrement <strong>de</strong> textes souvent<br />

résumés <strong>de</strong> Consultes qui se déroulèrent sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> Paoli. Lors <strong>de</strong> son séjour bastiais<br />

et sous l’influence <strong>de</strong> Salvatore Viale qui soutenait son projet, Tommaseo a lancé un appel<br />

à tous les insulaires détenteurs <strong>de</strong> lettres <strong>de</strong> Paoli et <strong>de</strong> ses amis, ou <strong>de</strong> documents concernant<br />

l’histoire <strong>de</strong> la Corse paoliste. Il les nomme et les remercie dans l’Avertissement qui<br />

prélu<strong>de</strong> aux lettres. Conscient que la richesse la plus précieuse <strong>de</strong> la Patrie se trouve dans<br />

les documents, il les a rassemblés en un corpus imposant d’où se dégage le portrait d’un<br />

général qui, personnellement, a voulu laisser le souvenir d’une vie exemplaire afin qu’elle<br />

s’inscrive avec son œuvre dans l’histoire <strong>de</strong> son pays 14 . Il se fon<strong>de</strong> sur la vérité exprimée dans<br />

les documents et non pas sur l’imaginaire ou l’inventé, mais cette vérité est exclusivement<br />

positive et présentée <strong>de</strong> manière à encourager les lecteurs à imiter la vertu et à fuir les vices.<br />

Force est <strong>de</strong> constater que, malgré les vicissitu<strong>de</strong>s qu’il dut traverser dans l’exercice <strong>de</strong> ses<br />

fonctions, le souvenir du héros est <strong>de</strong>meuré longtemps gravé dans le cœur <strong>de</strong>s insulaires 15<br />

et re<strong>de</strong>venu, à partir du Riacquistu, le symbole <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité corse.<br />

Cette énorme compilation n’a pas découragé la traductrice que je suis <strong>de</strong>venue, d’une<br />

part parce que j’ai trouvé intéressant <strong>de</strong> donner à lire cette œuvre italienne assez méconnue<br />

qui offre un regard tendre sur la Corse et une interprétation sensible <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s insulaires<br />

en cette première moitié du xix e siècle ; d’autre part, parce que Tommaseo lui-même m’a mis<br />

au défi <strong>de</strong> le traduire. Il écrit en effet : « On pourrait écrire un traité très long et très profond<br />

sur l’art et les règles <strong>de</strong> la traduction où l’on enseignerait… comment le traducteur <strong>de</strong>vrait<br />

être fidèle sans servilité et libre sans licence, gar<strong>de</strong>r l’esprit <strong>de</strong> l’auteur et ne pas renier le<br />

sien propre, conserver le caractère <strong>de</strong> la langue qu’il traduit et ne pas déformer le sien… ;<br />

conserver le même placement <strong>de</strong>s voix, mais ne pas fausser la nature <strong>de</strong> l’histoire ; n’être ni<br />

trop clair, ni trop concis… Pour finir, il pourrait se présenter l’un <strong>de</strong> ces hommes simples,<br />

qui ne comprennent pas les longs discours, qui nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait s’il est utile <strong>de</strong> traduire<br />

d’une langue dans une autre <strong>de</strong>s écrivains dont la valeur principale rési<strong>de</strong> dans le style ou<br />

dans une certaine veine <strong>de</strong> sentiments qu’on ne peut traduire dans une autre langue puisque,<br />

en chaque siècle, chaque peuple, chaque homme a et doit avoir sa propre manière <strong>de</strong> voir<br />

les choses et <strong>de</strong> les aimer. Il est sûr que celui qui pense que l’esprit d’un livre est la chose la<br />

plus précieuse du livre et qu’on ne peut pas traduire l’esprit parce qu’il est un mélange du<br />

caractère <strong>de</strong> l’homme, du caractère <strong>de</strong> la langue, du caractère <strong>de</strong> la nation et du siècle, celui-ci<br />

14. Lettre <strong>de</strong> Paoli du 25 juillet 1807 : « Je suis très reconnaissant à l’abbé Giovannetti pour la recherche<br />

diligente et patriotique à laquelle il s’est livré pour retrouver et conserver ce qui restait <strong>de</strong> mes<br />

écrits. Désormais, ces papiers ont beaucoup plus d’intérêt pour la Nation que pour moi. Ils peuvent<br />

incontestablement servir à éclairer une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> notre histoire mo<strong>de</strong>rne et je désire qu’ils<br />

soient conservés dans les archives du pays où je suis né. »<br />

15. Les étrangers, particulièrement les Français qui venaient en Corse au xix e siècle et au début du xx e ,<br />

se montraient étonnés que les insulaires rencontrés leur parlent sans cesse <strong>de</strong> Paoli et non pas <strong>de</strong><br />

Napoléon.


12 LETTRES DE PASQUALE PAOLI • NICCOLÒ TOMMASEO<br />

doit se sentir un peu effrayé <strong>de</strong> passer par ce chemin. » Cette fine réflexion sur la traduction<br />

et le traducteur aurait dû me décourager, mais Tommaseo lui-même a conclu ses dires par<br />

cette phrase : « Il est néanmoins utile que l’on fasse <strong>de</strong>s traductions et, si l’on en fait, il serait<br />

bon que les traducteurs laissent <strong>de</strong> côté les auteurs déjà traduits et qu’ils se tournent vers les<br />

nombreux écrivains qui sont presque intacts et avec lesquels il est plus facile ou plus glorieux<br />

<strong>de</strong> lutter 16 . » J’ai vu là comme une invitation directe à m’attaquer à cet ouvrage presque intact<br />

dans la mémoire collective.<br />

L’intérêt <strong>de</strong>s traductions pour Tommaseo, qui n’eut pas le succès qu’il méritait en son<br />

temps, me semble justifié, ne serait-ce que pour lui-même. En effet, <strong>de</strong>puis quelques années,<br />

<strong>de</strong>s traductions <strong>de</strong> certaines <strong>de</strong> ses œuvres ont suscité <strong>de</strong>s colloques autour <strong>de</strong> sa personne<br />

qui ont fait découvrir la richesse <strong>de</strong> sa pensée en général et <strong>de</strong> sa pensée très particulière sur<br />

la Corse et sa beauté ainsi que sur les Corses et leurs spécificités linguistiques et sociales.<br />

J’ai l’intention, à travers les lettres et documents présentés dans son livre Le lettere di<br />

Pasquale <strong>de</strong>’Paoli, <strong>de</strong> relever le défi ci-<strong>de</strong>ssus proposé et <strong>de</strong> faire ressortir, en français, comme<br />

l’a fait l’auteur dans son Proemio, la présence <strong>de</strong> Paoli dans l’Histoire. J’ai accompagné les textes<br />

<strong>de</strong> notes et <strong>de</strong> commentaires pour circonstancier au mieux les épiso<strong>de</strong>s auxquels ils faisaient<br />

référence et en faciliter la compréhension. J’ai mis en relief la force et la nouveauté <strong>de</strong>s idées<br />

que le Général a tenté <strong>de</strong> faire passer dans sa pratique en politique et dont nous pourrions, <strong>de</strong><br />

nos jours encore, tirer profit en nous remémorant leur fon<strong>de</strong>ment moral. J’ai traduit ce gros<br />

livre avec l’empathie qui est la mienne pour la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> la révolution <strong>de</strong> Corse et pour les<br />

hommes qui l’ont faite. En cela, je n’ai eu qu’à me laisser gui<strong>de</strong>r par Tommaseo dont l’œuvre<br />

est un monument à la gloire <strong>de</strong> Paoli. Pour cette raison, j’ai ignoré les violentes attaques dont<br />

le grand homme a fait l’objet, particulièrement quand il a choisi l’Angleterre pour nouveau<br />

protecteur 17 . Pour ce qui est du style <strong>de</strong> ma traduction, comme à mon habitu<strong>de</strong>, j’ai tenté <strong>de</strong><br />

gar<strong>de</strong>r les bonheurs stylistiques <strong>de</strong>s auteurs et j’ai fait en sorte <strong>de</strong> clarifier par le mien leurs<br />

tournures alambiquées, parfois même ésotériques afin <strong>de</strong> soutenir l’attention du lecteur.<br />

Bien entendu, je ne prétends en aucune manière rivaliser avec les auteurs, mais je me suis<br />

glissée au plus près d’eux et je souhaite, par ce moyen, que mes contemporains entrent plus<br />

commodément dans l’histoire <strong>de</strong> la Corse et remettent Pasquale Paoli à la place qu’il mérite.<br />

16. Le traducteur selon Tommaseo dans N. Tommaseo, Del tradurre come possa giovare all’arte e anco <strong>de</strong>l<br />

ristampare in Della Bellezza educatrice, Venezia, co’tipi <strong>de</strong>l Gondoliere, 1838, p. 262.<br />

17. Lire à ce propos, l’article <strong>de</strong> F. Pomponi, Pascal Paoli ou l’image du traître dans le discours jacobin<br />

(1790-1793), écrit lors <strong>de</strong> la commémoration du bicentenaire <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Paoli.


I<br />

PROEMIO / PRÉFACE<br />

I-IV : Éducation <strong>de</strong> Paoli – V-XII : Principes <strong>de</strong> son gouvernement. Administration <strong>de</strong><br />

la justice, les éléments pour un bon gouvernement. – XIII-XVII : Constitution civile.<br />

– XVIII-XXV : La part que prit Paoli dans son gouvernement : était-elle exorbitante ?<br />

– XXVI-XXXIII : Les revenus, le commerce, l’industrie. – XXXIV-XXXVII : L’épargne<br />

– XXXVIII-XLI : Les étu<strong>de</strong>s. – XLII-LIII : La religion. – LIV-LVI : La foi et l’affection.<br />

Les femmes corses. - LVII-LVIII : La foi et le courage. – LIX : Le courage. La magnanimité.<br />

La guerre. – LX-LXXII : La guerre maritime. – LXXIII-LXXVI : La guerre loyale<br />

et généreuse. – LXXVII-LXXIX : Les relations <strong>de</strong> guerre et <strong>de</strong> paix avec les autres États :<br />

Russie, Autriche, Angleterre, France, Rome, Piémont. La diplomatie. Paoli, Pozzo di<br />

Borgo et Saliceti - LXXX-LXXXVIII : Les visées <strong>de</strong>s potentats sur l’île. Histoire <strong>de</strong> la<br />

vente. – LXXXIX-XCVIII : La guerre finale. – XCIX-CIV : Exil, retour, nouvel exil, mort.<br />

– CV-CXII : Portrait et caractère.


[I-IV]<br />

ÉDUCATION DE PAOLI<br />

I<br />

Rares sont les gouvernants <strong>de</strong>s nations qui ont laissé un nom plus vénéré et <strong>de</strong>s exemples<br />

plus faciles à imiter que Pasquale <strong>de</strong>’Paoli : il apporta la concor<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s populations divisées ;<br />

à une révolution, il donna la forme d’un sage gouvernement ; à une petite île pauvre, il<br />

donna une place splendi<strong>de</strong> dans l’histoire du mon<strong>de</strong>. Je ne raconterai pas tous ses faits et je<br />

ne l’encenserai pas, mais je dirai ces choses dont on peut tirer un enseignement pour la vie<br />

publique <strong>de</strong>s temps présents.<br />

Au nom <strong>de</strong> Pasquale (assez drôle aujourd’hui, peut-être par l’usage trop fréquent qu’en<br />

firent <strong>de</strong>s moines ignorants), un nom qui rappelle la renaissance <strong>de</strong>s espérances humaines 1<br />

et auquel correspond chez les Grecs celui <strong>de</strong> Lambro, illustré par les guerriers <strong>de</strong> l’Ella<strong>de</strong> 2<br />

renouvelée, ses parents ajoutèrent ceux d’Antonio et <strong>de</strong> Filippo. En effet, les Corses ont<br />

coutume non seulement <strong>de</strong> donner plusieurs noms <strong>de</strong> baptême à leur enfant, mais d’en<br />

gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>ux pour l’usage quotidien, comme pour accumuler sur une même tête, pour plus<br />

<strong>de</strong> richesse, <strong>de</strong>s souvenirs et <strong>de</strong>s bénédictions. Dionisia Valentini, sa mère, était née non loin<br />

<strong>de</strong> ce Pontenuovo où les espoirs <strong>de</strong>s Corses <strong>de</strong>vaient se perdre dans le sang pour renaître à <strong>de</strong><br />

nouveaux <strong>de</strong>stins encore indéfinis. Sa mère, déliée d’un premier lien considéré comme nul,<br />

le mit au mon<strong>de</strong> dans un village <strong>de</strong> cette piève <strong>de</strong> Rostino dont Paoli disait qu’elle n’est pas<br />

riche si ce n’est dans l’histoire, car elle a versé plus <strong>de</strong> sang que toute autre pour la liberté <strong>de</strong><br />

la Patrie 3 . Il aimait sa piève d’un amour ar<strong>de</strong>nt et reconnaissant qui lui recommandait <strong>de</strong> la<br />

gar<strong>de</strong>r tendrement dans sa mémoire pour ne pas s’abaisser <strong>de</strong>vant les riches <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>.<br />

Il naquit en avril <strong>de</strong> l’année 1724 4 . Ce mois était mémorable pour lui car, en avril 1755, il<br />

<strong>de</strong>vait débarquer dans l’île pour y être proclamé gouverneur ; en avril 1760, <strong>de</strong>vait arriver<br />

1. Le prénom Pascal ou Pasquale en italien a pour origine Pâques, jour <strong>de</strong> la résurrection <strong>de</strong> Jésus-Christ,<br />

d’où l’expression : la renaissance <strong>de</strong>s espérances humaines.<br />

2. Les provinces <strong>de</strong> la Grèce ancienne formaient l’Hella<strong>de</strong> par opposition au Péloponnèse. Puis la<br />

Grèce entière prit ce nom.<br />

3. Cette assertion revient, en effet, constamment sous la plume <strong>de</strong> Paoli, dans sa correspondance.<br />

4. L’auteur se trompe d’une année : Pasquale Paoli est né le 5 avril 1725, selon ce qui est généralement<br />

admis par les historiens.


16 LETTRES DE PASQUALE PAOLI • NICCOLÒ TOMMASEO<br />

<strong>de</strong> Rome auprès <strong>de</strong> lui un visiteur 5 qui consacrait la guerre par sa présence ; en avril 1790,<br />

l’exilé <strong>de</strong>vait recevoir à Paris un accueil triomphal ; en avril 1793, il était appelé à comparaître<br />

en justice comme coupable <strong>de</strong> trahison ; en avril 1794, il <strong>de</strong>vait négocier pour la Patrie une<br />

constitution plus libre et plus pacifique que la constitution française 6 et si elle tomba dans<br />

le vi<strong>de</strong>, ce n’est pas la faute <strong>de</strong> Paoli.<br />

II<br />

Giacinto, son père, marquis par la grâce du baron Théodore 7 , n’était pas issu d’un grand<br />

lignage. C’est pourquoi je ne vois pas pourquoi l’auteur <strong>de</strong> la Virginia quand il dédicaça son<br />

Timoleone 8 à Pasquale <strong>de</strong>’Paoli, le qualifia d’homme noble. Giacinto était mé<strong>de</strong>cin ; il avait été<br />

séminariste dans sa jeunesse 9 ; il avait un caractère doux et il était très brave. Il y eut d’autres<br />

mé<strong>de</strong>cins parmi les dirigeants <strong>de</strong>s insurrections <strong>de</strong> Corse 10 mais Saliceti et Pozzo di Borgo<br />

étaient avocats. Assurément, le mé<strong>de</strong>cin qui converse avec les douleurs et les faiblesses du<br />

riche et du pauvre, qui ressent comme sacrée et terrible la condamnation <strong>de</strong> l’ignorance et<br />

<strong>de</strong> la misère communes, le mé<strong>de</strong>cin qui, à cette école, apprend le sens <strong>de</strong> l’égalité vraie et <strong>de</strong><br />

l’extrême compassion, ne peut qu’inspirer confiance aux populations, surtout s’il croit en<br />

Dieu et ne méprise pas les étu<strong>de</strong>s que l’on propose dans cette matière, ce que font sottement<br />

aujourd’hui certains mé<strong>de</strong>cins. Giacinto, mé<strong>de</strong>cin chrétien et homme <strong>de</strong> lettres, qui avait été<br />

orateur <strong>de</strong> la Nation, commença à élever son fils avant qu’il ne naisse, en lui préparant, par<br />

la conduite <strong>de</strong> sa vie, <strong>de</strong>s exemples <strong>de</strong> vertu généreuse avec simplicité et audace. Il vendit<br />

ses biens pour en consacrer le fruit aux besoins <strong>de</strong> la Patrie et, par son exemple, il entraîna<br />

d’autres personnes à <strong>de</strong> semblables sacrifices qui ne sont jamais perdus, quelle que soit l’issue<br />

<strong>de</strong>s choses. Il sut, dès le début, que Théodore n’était pas fait pour être roi, mais il comprit<br />

aussi que, grâce aux subsi<strong>de</strong>s qu’il apportait, on pouvait redonner du courage aux populations<br />

dans les extrémités où elles se trouvaient. C’est pourquoi, il le soutint, en s’inclinant<br />

<strong>de</strong>vant lui pour les petites choses et en se servant <strong>de</strong> lui au profit <strong>de</strong> la Patrie : cette comédie<br />

n’était pas irrépréhensible et elle n’était pas nouvelle dans les histoires très sérieuses qui<br />

font l’admiration <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s politiciens. En 1739, quand il vit que la résistance était<br />

désespérée, il aida Maillebois à instaurer la paix, mais il ne put en jouir. Il prit son fils avec<br />

5. Le Visiteur apostolique était un grand prélat représentant direct du pape, <strong>de</strong>puis longtemps <strong>de</strong>mandé<br />

par les Corses au souverain pontife pour remettre <strong>de</strong> l’ordre dans les affaires <strong>de</strong> l’Église insulaire.<br />

6. Le 15 juin 1794, Paoli convoqua à Corte la Consulte chargée d’adopter les nouvelles institutions<br />

négociées avec Elliot, le vice-roi anglais qui garantissait aux Corses les libertés fondamentales telles<br />

que l’habeas corpus, la liberté religieuse, la liberté <strong>de</strong> la presse et le droit <strong>de</strong> pétition. Cf. le Mémorial<br />

<strong>de</strong>s Corses, tome II, p. 506.<br />

7. Il s’agit <strong>de</strong> Théodore <strong>de</strong> Neuhoff, roi <strong>de</strong> Corse en 1736, durant sept petits mois.<br />

8. Timoleone est un drame écrit et dédié à Paoli par Vittorio Alfieri. Le comte Alfieri (1749-1803) était<br />

un poète italien, épris tout comme notre Général <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> liberté autour <strong>de</strong> laquelle tournent sa<br />

vie et son œuvre.<br />

9. Germanès, tome I, 297 ; 2, p. 222.<br />

10. L’un <strong>de</strong>s plus illustres fut Giovan Pietro Gaffori, assassiné en 1753 par les Génois.


PROEMIO / PRÉFACE 17<br />

lui et choisit l’exil volontaire dans cette terre <strong>de</strong> Naples 11 à partir <strong>de</strong> laquelle d’autres exilés<br />

<strong>de</strong>vaient, un jour, débarquer sur les rochers <strong>de</strong> la Corse.<br />

III<br />

Naples avait déjà (avec le sage consentement <strong>de</strong> Rome) honorablement pourvu d’une<br />

pension conférée par l’archevêché <strong>de</strong> Monreale, le chanoine Orticoni, ce vénérable exilé. Elle<br />

accueillit Giacinto <strong>de</strong>’Paoli, comme lieutenant-colonel du régiment corse, avec une bonne<br />

pension. Charles III méritait que son royaume s’honorât <strong>de</strong> cet hôte pour lequel, quelques<br />

années auparavant, le prince Eugène 12 avait intercédé. Il est rare qu’autour d’un nom illustre<br />

ou digne <strong>de</strong> renom, ne viennent pas s’agréger d’autres noms illustres, comme s’il existait <strong>de</strong>s<br />

liens ou <strong>de</strong>s affinités plus ou moins étroites entre eux. Cela n’est pas le fruit du hasard car la<br />

vertu qui engendre, à un moment donné, une sorte <strong>de</strong> mérite, ne peut pas ne pas produire <strong>de</strong>s<br />

mérites qui lui ressemblent. Cela parce que la nature du bien, par elle-même expansive, crée, au<br />

cours <strong>de</strong>s siècles, <strong>de</strong>s générations d’écrivains, <strong>de</strong> guerriers, d’hommes politiques ou <strong>de</strong> grands<br />

saints dont certains êtres, à l’imagination audacieusement servile, attribuent le don au seul<br />

pouvoir <strong>de</strong> l’homme. Ainsi nous savons que Pasquale <strong>de</strong>’Paoli eut pour maître Genovese 13 et<br />

pour laudateurs Jean-Jacques 14 , Voltaire et Tissot. Il eut pour ennemis Dumouriez et Mirabeau,<br />

puis le même Mirabeau et La Fayette comme flatteurs. Il eut pour visiteur Sheridan 15 , pour<br />

défenseur Napoléon 16 , pour élève ingrat Pozzo di Borgo, pour collègue Horace Nelson qui<br />

perdit un œil en Corse (il aurait mieux valu, pour son honneur, qu’il perdît les <strong>de</strong>ux car il<br />

n’aurait pas vu la nouvelle Hérodia<strong>de</strong> 17 , il n’aurait pas vu non plus pendre Caracciolo 18 au mât<br />

11. Après la secon<strong>de</strong> insurrection corse, les chefs durent s’exiler. Giacinto Paoli avec le chanoine Orticoni<br />

et le prêtre Don Gregorio Salvini choisit Naples où il vécut jusqu’à la fin <strong>de</strong> sa vie en 1763, sans plus<br />

jamais revenir dans l’île, contrairement à Orticoni et Salvini qui ne cessèrent d’œuvrer pour la liberté<br />

<strong>de</strong> leur Patrie contre la tyrannie génoise.<br />

12. Le prince Eugène (1663-1736), prince <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong> Savoie-Carignan et général <strong>de</strong>s armées<br />

impériales emporta <strong>de</strong> brillantes victoires contre les Turcs. En 1733, à la fin <strong>de</strong> la première<br />

insurrection <strong>de</strong>s Corses, il avait intercédé en faveur <strong>de</strong>s chefs condamnés à l’exil.<br />

13. Antonio Genovese (1712-1769) était professeur <strong>de</strong> philosophie à l’université <strong>de</strong> Naples. Il publia<br />

quelques écrits en latin où il adopta les principes <strong>de</strong> Galilée, <strong>de</strong> Grotius et <strong>de</strong> Newton, ce qui atteste<br />

qu’il était porteur d’idées nouvelles dont Pasquale Paoli, jeune homme, put faire son miel.<br />

14. Il s’agit <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau.<br />

15. Richard Brinsley Sheridan (1751-1816) était un homme politique et un dramaturge irlandais qui<br />

vécut à Londres. Paoli qui avait une vie sociale insérée dans la noblesse anglaise, connut sans doute<br />

ce personnage public à cette pério<strong>de</strong>-là.<br />

16. Napoléon prit sa défense lorsque Paoli fut déclaré traître à la nation en avril 1793. Cf. infra.<br />

17. Hérodia<strong>de</strong> était une princesse juive qui inspira <strong>de</strong>s auteurs et <strong>de</strong>s musiciens.<br />

18. Francesco Caracciolo (1752-1799) était un amiral napolitain qui s’opposa en 1798 aux Anglais qui<br />

le firent pendre.


18 LETTRES DE PASQUALE PAOLI • NICCOLÒ TOMMASEO<br />

<strong>de</strong> sa capitane). Volney 19 fut son détracteur, Frédéric <strong>de</strong> Prusse, George III 20 , Léopold II 21 et<br />

lord Guilford 22 l’eurent en estime : chez ces hommes, l’aspect <strong>de</strong>s colons <strong>de</strong> l’antique Phoci<strong>de</strong><br />

et <strong>de</strong> ces ilotes d’Italie changés en Lacédémoniens suscita sans doute cet amour généreux<br />

envers la pauvre Grèce opprimée. Byron chanta la Grèce, Alfieri loua ce nid <strong>de</strong> courage là<br />

où le Corse impavi<strong>de</strong> s’échoue, ces <strong>de</strong>ux poètes fiers d’être issus du peuple, mais néanmoins<br />

nobles dans leur cœur.<br />

IV<br />

Pasquale Paoli quitta son île à quatorze ans. À cet âge, l’âme, si ce n’est l’esprit, a déjà<br />

enregistré <strong>de</strong>s impressions indélébiles, comme <strong>de</strong>s caractères en filigrane qui déterminent<br />

une vie. Guidé par la main <strong>de</strong> son père, il emportait dans son exil, la Corse et le trésor <strong>de</strong> ses<br />

espoirs invaincus. Lui qui avait vécu dix années dans les bruits <strong>de</strong> la guerre, se revivifia dans<br />

le silence studieux <strong>de</strong> la paix. Il apprit à dominer les passions d’autrui par les siennes propres.<br />

Son père lui enseigna à supporter le malheur avec une sereine dignité, à ne pas souiller les<br />

douleurs par <strong>de</strong>s haines et le grand art, difficile pour les malheureux comme pour les gens<br />

heureux, celui <strong>de</strong> savoir attendre. Les premiers éléments, dit-il, <strong>de</strong> mon éducation ne furent<br />

dirigés que vers cette gran<strong>de</strong> œuvre. Toutes les pensées <strong>de</strong> son âme étaient tournées vers<br />

un but, certain quant à son objet, mais indéfini dans le temps, contrairement à nombre <strong>de</strong><br />

novateurs d’aujourd’hui qui fixent d’avance le moment <strong>de</strong> leurs actions, mais n’en définissent<br />

pas les raisons. Il exerça son bras au maniement <strong>de</strong> l’épée et son esprit aux étu<strong>de</strong>s. En société,<br />

il ne rechercha pas l’argent mais les hommes ; dans les livres, il rechercha les grands exemples.<br />

Il aimait les historiens les plus illustres <strong>de</strong> l’Antiquité car, dans l’histoire, les enseignements<br />

sont aussi nombreux que l’intelligence <strong>de</strong> celui qui lit peut en contenir et que l’expérience<br />

<strong>de</strong>s siècles peut accumuler, innombrables… Pour remplir ses fonctions militaires, il vécut<br />

en Calabre et en Sicile. Après les petits villages <strong>de</strong> Corse, il aima l’Italie par-<strong>de</strong>ssus tout.<br />

Dans son vieil âge, il se plaignait <strong>de</strong> ne plus la revoir. Il aurait voulu laisser ses os auprès <strong>de</strong><br />

ceux <strong>de</strong> son père. Porte-enseigne en 1754, il est, à cette date, général commandant les armes<br />

nationales, élu le 15 juillet par le vote libre d’une partie non infime du peuple, puis il fut élu<br />

à l’unanimité 23 . Vincentello d’Istria 24 , qui avait été éduqué en Aragon, revint en Corse <strong>de</strong> la<br />

même manière, mais il le fit pour se faire élire vice-roi d’une puissance étrangère, vice-roi<br />

et tyran. Vint ensuite Sampiero 25 . Après avoir tué son épouse pour le bien <strong>de</strong> la Patrie et<br />

19. Volney (comte), Constantin-François Chassebœuf <strong>de</strong> La Giraudais (1757-1820) était un philosophe<br />

et un homme politique influent <strong>de</strong> la Révolution française qui s’opposa aux paolistes en Corse, après<br />

1790. Cf. infra.<br />

20. George III (1738-1820), roi <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong>-Bretagne et d’Irlan<strong>de</strong>.<br />

21. Léopold II (1747-1792), archiduc souverain d’Autriche.<br />

22. Lord Guilford (1704-1790), gran<strong>de</strong> famille <strong>de</strong> comtes anglais.<br />

23. Il fallut en effet <strong>de</strong>ux consultes pour ratifier l’élection <strong>de</strong> Paoli au généralat.<br />

24. Vincentello d’Istria (1380-1434) fut l’un <strong>de</strong>s grands barons du Moyen Âge corse.<br />

25. Sampiero Corso (1498-1567) est un condottiere corse qui s’est battu pour libérer les Corses <strong>de</strong> la<br />

tyrannie génoise avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s troupes du roi <strong>de</strong> France, Henri II.


PROEMIO / PRÉFACE 19<br />

répandu son propre sang, ce <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>manda le titre <strong>de</strong> vice-roi et ne l’obtint pas. Quant<br />

au fils <strong>de</strong> Sampiero 26 , il était déjà capitaine <strong>de</strong>s Corses à l’âge <strong>de</strong> dix-huit ans ; le fils <strong>de</strong><br />

Giacinto le fut à trente. Il fallait bien que Pasquale atteignît cet âge plein <strong>de</strong> vigueur et <strong>de</strong><br />

raison pour régler, comme le disait son père en vers, le grand litige dont s’occupe l’Europe.<br />

De son père, il apprit aussi la rare vertu, plus que l’art, <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>r dans le respect, <strong>de</strong> ce<br />

père qui, lorsqu’il lui écrivait avec ce mélange <strong>de</strong> simplicité et <strong>de</strong> gravité qui fait la beauté<br />

<strong>de</strong> l’ancien temps, l’appelait, signor figlio, monsieur mon fils. Sampiero faisait <strong>de</strong> même, lui<br />

qui appelait son fils il signor Alfonso ainsi que monsieur Anton Francesco 27 qui appelait les<br />

siens miei figli, mes enfants. Giacinto lui adressait, avec sa bénédiction, les conseils issus<br />

d’une soli<strong>de</strong> expérience et empreints d’une pieuse tendresse.<br />

[V-XII]<br />

PRINCIPES DE SON GOUVERNEMENT. ADMINISTRATION<br />

DE LA JUSTICE, LES ÉLÉMENTS POUR UN BON GOUVERNEMENT<br />

V<br />

À peine Paoli eut-il débarqué qu’il ressentit non seulement le poids <strong>de</strong> son ministère,<br />

mais les <strong>de</strong>voirs et les dangers qu’il comportait. Les dangers, dis-je, car la traîtrise avait,<br />

peu <strong>de</strong> temps auparavant, enlevé la vie à Giampietro Gaffori, son prédécesseur valeureux et<br />

éloquent. En lui succédant, il dut se rappeler les belles paroles dites à tous les Corses lors <strong>de</strong><br />

la Consulte <strong>de</strong> 1753 28 : « Rassemblez-vous dans la foi, dans l’amour, dans l’attention, dans la<br />

constance envers la Patrie, assidus dans les tâches, infatigables, pru<strong>de</strong>nts et intrépi<strong>de</strong>s dans<br />

les dangers. Ne vous laissez pas corrompre par l’or, par les faveurs, par les liens <strong>de</strong> la famille<br />

et <strong>de</strong> l’amitié. Soyez insensibles à la prévarication et aux menaces. Alors renaîtront en vous la<br />

réflexion, le courage et la prévoyance <strong>de</strong> notre défunt champion. Alors nous serons ensemble,<br />

libres, amis, tranquilles et en sécurité 29 . »<br />

Paoli se mit à l’ouvrage animé d’une espérance mo<strong>de</strong>ste, mais ferme. Il savait que<br />

la plaie <strong>de</strong> la Patrie était la haine, symbolisée par les <strong>de</strong>ux anciennes cités <strong>de</strong> Mariana et<br />

d’Aleria dont on disait que l’une avait été fondée par Marius et l’autre par Sylla : la haine <strong>de</strong><br />

26. Alphonse d’Ornano (1548-1610) était le fils <strong>de</strong> Sampiero ; il <strong>de</strong>vint maréchal <strong>de</strong> France et s’illustra<br />

durant les guerres <strong>de</strong> religion.<br />

27. Il s’agit d’Anton Francesco Filippini chez qui Tommaseo est probablement allé chercher les exemples<br />

<strong>de</strong> Vincentello d’Istria et <strong>de</strong> Sampiero.<br />

28. Cette Consulte eut lieu juste après la mort <strong>de</strong> Giampietro Gaffori en vue d’offrir une autre feuille <strong>de</strong><br />

route aux insulaires <strong>de</strong>venus brutalement orphelins <strong>de</strong> leur chef.<br />

29. Texte issu <strong>de</strong> Cambiagi, Histoire générale <strong>de</strong> la Corse <strong>de</strong>puis les premiers temps jusqu’à nos jours,<br />

(1835), tome III, p. 308. Il fut dit à la Consulte réunie après l’assassinat en 1753 <strong>de</strong> Giampietro Gaffori<br />

pour rasséréner les Corses nationaux inquiets <strong>de</strong> la tournure violente prise par les événements.


20 LETTRES DE PASQUALE PAOLI • NICCOLÒ TOMMASEO<br />

sang 30 , la haine <strong>de</strong> l’ambition 31 et la haine par l’esprit <strong>de</strong> parti, exacerbées par les dirigeants<br />

corses eux-mêmes qui divisaient pour régner, envenimées par l’injustice préméditée <strong>de</strong>s<br />

gouvernants génois. Par conséquent, sa raison et la nécessité <strong>de</strong>s choses lui indiquèrent,<br />

dès le début, que la seule voie, pour remettre les gens <strong>de</strong>bout et les gouverner, était <strong>de</strong> faire<br />

une Nation là où il y avait les partis et <strong>de</strong> rendre tous les gens également obéissants à une<br />

loi sûre et promptement mise à exécution. En effet, gouverner consiste plus à juger qu’à<br />

administrer, ce que les Romains avec leur dare jura 32 n’entendaient que trop bien. Celui qui<br />

administre a les clés <strong>de</strong> l’écrin, mais celui qui juge a les clés <strong>de</strong> la maison, <strong>de</strong> la ville, <strong>de</strong> la<br />

vie et parfois même <strong>de</strong> la conscience. C’est pourquoi le <strong>de</strong>spote perspicace permet que ses<br />

sujets administrent leurs affaires tout seuls, pourvu qu’ils le laissent les juger et compenser<br />

leurs filouteries dans leur façon administrer en rendant la justice d’une manière égale et sûre,<br />

si ce n’est avec humanité. Cependant, le manque d’équité est une chose pire que l’injustice<br />

et le jugement pèse plus sur l’âme humaine que la cruauté. En effet, l’âme a coutume <strong>de</strong> se<br />

résigner à un mal connu comme à une chose fatale, mais le mal indéfini et troublé par une<br />

obscure espérance l’effraie, la rend soupçonneuse et, par conséquent, ingrate. C’est pourquoi<br />

Paoli se révéla un véritable expert <strong>de</strong> la nature humaine et <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong> bien gouverner<br />

quand il fit le serment, en 1755 33 , d’administrer la justice promptement (il était conscient <strong>de</strong><br />

la nécessité d’un tel serment : le plus petit retard lui faisait horreur) ; puis, en 1765, quand<br />

il affirma que les Magistrati 34 étaient le gouvernement ordinaire <strong>de</strong>s provinces et, en 1802,<br />

quand il écrivit que le Corse n’est pas cruel en soi mais qu’il veut simplement une justice<br />

rigoureuse et impartiale qui met l’âme en paix lorsqu’on l’obtient. Beaucoup font cette grave<br />

erreur <strong>de</strong> croire en matière <strong>de</strong> politique, d’éducation et d’amour que les traitements mous<br />

sont les mieux adaptés pour obtenir <strong>de</strong> bons résultats. Cependant, ni l’enfant, ni la femme,<br />

ni le peuple, ni le corps, ni l’esprit ne craignent la rigueur, et même ils ont moins <strong>de</strong> dédain<br />

pour elle que pour l’indulgence qui, exprimant la faiblesse <strong>de</strong> celui qui la pratique et <strong>de</strong> celui<br />

qui la reçoit, abaisse les esprits et enfle les caprices.<br />

VI<br />

Paoli commença, sur-le-champ, à traiter la Patrie avec un amour sévère et il s’opposa<br />

aux mœurs <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> fer 35 non seulement avec un esprit mo<strong>de</strong>rne, mais avec la fermeté<br />

d’un homme <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> fer, comme s’il avait été un contemporain <strong>de</strong>s Génois et <strong>de</strong>s<br />

Ornano, conscient <strong>de</strong> vivre sur la terre où Caton exerça le pouvoir. Les maisons <strong>de</strong>s Corses<br />

puissants étaient <strong>de</strong>s tours, les pauvres avaient pour asile, l’espace et le maquis. Les bandits<br />

30. La haine qui engendre les ven<strong>de</strong>ttas dans les familles.<br />

31. La haine due à la jalousie.<br />

32. Traduction : donner <strong>de</strong>s lois.<br />

33. C’est ce qu’il fit dans la constitution qu’il donna aux Corses cette année-là.<br />

34. Les Magistrati étaient <strong>de</strong>s sortes <strong>de</strong> cabinets ministériels, plus ou moins importants selon qu’ils étaient<br />

installés à Gênes, à Bastia ou à la tête d’une province, chargés d’administrer la police, le commerce, etc.<br />

35. On appelle secoli ferrei en Italie la pério<strong>de</strong> du haut Moyen Âge.


PROEMIO / PRÉFACE 21<br />

semaient le crime dans les montagnes et la terreur sur les terres 36 . La ven<strong>de</strong>tta, comme<br />

une balle porteuse <strong>de</strong> mort qui, infatigablement, rebondit, passait <strong>de</strong> famille en famille,<br />

<strong>de</strong> génération en génération. Et les générations avaient la mémoire tenace et les familles<br />

formaient <strong>de</strong>s villages entiers et l’amour, comme <strong>de</strong> l’eau, faisait briller la haine dilatée en<br />

une gran<strong>de</strong> flamme. Il y avait, en effet, dans cette haine plus d’amour qu’il n’y paraissait,<br />

il y avait dans cette férocité une gran<strong>de</strong> piété, il y avait un sentiment <strong>de</strong> rectitu<strong>de</strong> dans le<br />

crime lui-même : en se vengeant, le malheureux corse pensait à ses chers parents qu’il ne<br />

croyait pas pouvoir contenter autrement que par le sang. Il pensait à la cruauté <strong>de</strong> ces tyrans<br />

qui payaient le crime et en recevaient le prix, cruauté dont il ne croyait pouvoir se libérer<br />

que par <strong>de</strong> nouveaux crimes. Tout cela est si vrai que, hors <strong>de</strong> ses montagnes natales, on<br />

n’a jamais imputé au Corse la soif du sang. Il n’eut jamais le cœur à tirer vengeance d’un<br />

offenseur qui s’abandonnait à sa générosité. Voilà comment, en tuant au nom du droit<br />

naturel et en haïssant au nom <strong>de</strong> l’amour naturel, il fut donné au Corse, dans l’horrible<br />

état qui était le sien, <strong>de</strong> conserver les vertus domestiques, semences <strong>de</strong>s vertus civiles et<br />

le respect <strong>de</strong> la justice 37 . Pour ces raisons, Diodore accordait aux Corses la palme sur tous<br />

les autres, à l’exception <strong>de</strong>s Grecs qui associaient l’astuce à la force et l’intelligence à la<br />

fougue. Les oppresseurs ne savaient que trop bien ce qu’ils faisaient : en attisant la haine,<br />

ils éteignaient l’amour. Ils interdisaient les mariages entre notables sans l’autorisation du<br />

gouverneur, ils interdisaient les fêtes et les banquets nuptiaux ; ils interdisaient même <strong>de</strong><br />

chanter sans autorisation, selon l’ancienne coutume <strong>de</strong> l’île. Ainsi, il n’est pas étonnant<br />

que Pommereul ait trouvé triste 38 l’humeur <strong>de</strong>s Corses.<br />

Si Paoli n’avait fait d’autre bien à la Corse que celui <strong>de</strong> la montrer, après <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong><br />

haine, capable <strong>de</strong> pardon, <strong>de</strong> la révéler à elle-même plus humaine et plus généreuse qu’elle<br />

ne le croyait, pour cela seul, il mériterait une gratitu<strong>de</strong> éternelle <strong>de</strong> sa part. Il mérite aussi<br />

toute notre gratitu<strong>de</strong> car, grâce à la foi qu’il avait dans le bien, il a montré que la nature<br />

humaine avait la capacité d’obtenir d’immenses victoires. Il a cru que ses compatriotes<br />

pouvaient, d’un seul coup, rejeter la ven<strong>de</strong>tta loin d’eux comme s’ils se défaisaient d’un<br />

vieil habit sanguinolent. Il y a cru vraiment : il le leur ordonna et ils obéirent. La guerre<br />

menée par Sampiero avait, elle aussi, apaisé les colères privées parce que cette loi selon<br />

laquelle on déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> s’entre-tuer ou d’arrêter <strong>de</strong> le faire vaut pour les maux <strong>de</strong> l’âme comme<br />

pour ceux du corps. Mais cette ressemblance atteste d’une gran<strong>de</strong> différence à l’avantage<br />

<strong>de</strong> Paoli entre lui et Sampiero, le condottiere. En trente-<strong>de</strong>ux années <strong>de</strong> gouvernement<br />

génois, plus <strong>de</strong> vingt-huit mille Corses moururent par ven<strong>de</strong>tta, presque neuf cent par an,<br />

beaucoup plus que pendant une guerre. Dans les quatre premières années du généralat,<br />

36. Cf. les Canti <strong>de</strong> Tommaseo où ce <strong>de</strong>rnier accor<strong>de</strong> une place particulière à la vie <strong>de</strong>s bandits corses,<br />

leurs premiers délits, leurs causes et l’enchaînement <strong>de</strong> leurs autres crimes, à travers les récits <strong>de</strong>s<br />

Corses eux-mêmes.<br />

37. Cela est attesté par Germanès avec Pietro Cirneo. « Le premier besoin <strong>de</strong>s montagnards corses est<br />

une justice prompte, économique et immédiatement appuyée par la force », écrivait Volney.<br />

38. Cf. Jaussin, tome I, p. 105. François-René <strong>de</strong> Pommereul écrivit en 1779 une Histoire <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong> Corse.


22 LETTRES DE PASQUALE PAOLI • NICCOLÒ TOMMASEO<br />

il n’y en eut que quatre dans le Deçà <strong>de</strong>s monts, puis <strong>de</strong> moins en moins 39 . Un peu plus<br />

d’un <strong>de</strong>mi-siècle après, le gouvernement civil et fort <strong>de</strong> la France ne put empêcher que<br />

cent vingt-sept crimes n’eussent lieu chaque année. Il ne sut pas non plus empêcher que<br />

les élections municipales, en <strong>de</strong>ux ans, fussent quatre fois en<strong>de</strong>uillées par le sang et que,<br />

dans une ville <strong>de</strong> Corse, comme dans la Florence du xiii e siècle, les partis en vinssent à se<br />

battre par centaines d’individus, femmes et enfants confondus.<br />

VII<br />

Pour obtenir un tel résultat, qui est peut-être unique dans l’histoire, Paoli gouverna en<br />

donnant l’exemple : il punit inexorablement l’un <strong>de</strong> ses parents du côté maternel, coupable <strong>de</strong><br />

ven<strong>de</strong>tta. À un parent d’un autre coupable qui lui offrait, pour sauver son allié, mille sequins<br />

et <strong>de</strong>s hommes armés, il <strong>de</strong>manda, alors qu’il en avait grand besoin tant le danger menaçait si,<br />

en conscience, il croyait un tel marché digne <strong>de</strong> la Patrie. La personne interrogée répondit en<br />

pleurant : « Je ne vendrais pas l’honneur <strong>de</strong> ma Patrie pour mille sequins. » Il veillait autant<br />

aux colères <strong>de</strong> ses ennemis et aux tumultes <strong>de</strong>s rebelles qu’aux haines intestines et le regard<br />

qu’il porta sur les efforts <strong>de</strong>s familles Matra, Colonna, Costa et Abbatucci, sans crainte et<br />

sans colère, est à mettre non moins au compte <strong>de</strong> son âme que <strong>de</strong> son esprit. Il détestait les<br />

bandits plus que les crimes : il voyait bien que le maquis était le nid où le méfait se multipliait<br />

et l’endroit où il prenait son vol rapace ; il croyait que s’il n’y avait pas <strong>de</strong> bandits, il n’y<br />

aurait pas <strong>de</strong> crimes. Les offenses comme les affronts et les prises <strong>de</strong> bec, légères en d’autre<br />

pays, pouvaient susciter la ven<strong>de</strong>tta en Corse ; il voulut les punir âprement, sauf si l’offensé<br />

en personne pardonnait. Ainsi, en laissant à la loi l’office odieux, aux citoyens l’office le<br />

plus doux, il unissait la promesse à la menace, il contenait les peuples et les éduquait. Il sut<br />

imprimer à la ven<strong>de</strong>tta considérée alors comme une marque d’honneur, le sceau <strong>de</strong> l’infamie ;<br />

les parents du coupable qui, jusque-là, s’alliaient pour le défendre, il sut en faire ses juges.<br />

Gouverner <strong>de</strong> tels hommes, c’était plus qu’administrer <strong>de</strong> grands royaumes ou calmer <strong>de</strong>s<br />

peuples rebelles. Épargner une goutte du sang <strong>de</strong> ses frères par la force <strong>de</strong> la volonté et <strong>de</strong><br />

l’intelligence apporte plus <strong>de</strong> vraie gloire que dix batailles <strong>de</strong> Marengo et d’Iéna 40 .<br />

Quand voyageait en Corse le duc d’Orléans 41 qui n’imaginait pas alors la fin proche<br />

qu’une main invisible lui réservait, il se montra étonné d’entendre les Corses parler <strong>de</strong> Paoli<br />

avec plus <strong>de</strong> révérence et <strong>de</strong> gratitu<strong>de</strong> qu’ils ne parlaient <strong>de</strong> l’empereur. Monsieur Limperani,<br />

39. Tommaseo se montre vraiment très flatteur pour le gouvernement <strong>de</strong> Paoli. Ce chiffre <strong>de</strong>s morts<br />

avancé sous les Génois est, certes, souvent attesté mais très improbable car, à ce rythme, la Corse<br />

aurait vite été dépeuplée. Et la diminution <strong>de</strong>s homici<strong>de</strong>s proposée par notre auteur sous le généralat<br />

nous semble considérablement minorée !<br />

40. Cette affirmation est une critique <strong>de</strong> Tommaseo à l’égard <strong>de</strong> Napoléon Bonaparte. Le Proemio comporte<br />

<strong>de</strong> nombreuses mises en cause <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> l’empereur par contraste avec celle <strong>de</strong> Paoli.<br />

41. Le duc d’Orléans, fils aîné <strong>de</strong> Louis-Philippe, à peine âgé <strong>de</strong> 25 ans, a été le premier souverain en voyage<br />

officiel en Corse. Il a été accueilli à Bastia le 2 novembre 1835 dans la liesse générale, sous les salves <strong>de</strong><br />

mousqueterie. Il était envoyé dans l’île par son père pour y faire un état <strong>de</strong>s lieux. Il ne put que constater<br />

l’état <strong>de</strong> dénuement <strong>de</strong> la Corse. Il mourut, quelque temps après, en 1842, dans un acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> calèche.


PROEMIO / PRÉFACE 23<br />

qui l’accompagnait en tant que député <strong>de</strong> l’île, attendit le moment opportun pour lui rendre<br />

compte <strong>de</strong> ce fait. Alors qu’ils arrivaient à Ponte Nuovo, ils virent <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong>s montagnes<br />

alentour, comme un fleuve alimenté par mille rivières, une foule <strong>de</strong> gens bruyants et joyeux,<br />

vêtus grossièrement, l’air altier. À côté <strong>de</strong>s visages basanés <strong>de</strong>s hommes ressortait, plus<br />

intense encore, la chaste pâleur <strong>de</strong>s femmes ; les vivats poussés par <strong>de</strong> mâles voix éclataient<br />

au milieu <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fusils et emplissaient l’air et l’âme d’un frisson semblable à la casca<strong>de</strong><br />

d’une forêt alpestre. Alors Limperani se tourna vers le duc et lui dit : « Voici la Nation que<br />

Paoli gouverna durant quinze ans. »<br />

VIII<br />

Il gouverna la Nation qui, dix fois en un siècle, se leva contre Rome ; une Nation dont<br />

la vie est une série <strong>de</strong> soulèvements qui ressemblent à <strong>de</strong>s éruptions et à <strong>de</strong>s tremblements<br />

<strong>de</strong> terre, interrompus par <strong>de</strong> brefs silences menaçants. Il ne la gouverna pas par la force<br />

<strong>de</strong> raisonnements philosophiques ni par la grâce d’élégances académiques. Il sut parler la<br />

langue adaptée aux hommes et à l’époque, les apaiser et les enflammer en même temps.<br />

Celui qui voudrait l’accuser <strong>de</strong> certains actes ou <strong>de</strong> certaines lois qui semblent <strong>de</strong> nos jours<br />

inhumaines, comme la torture qu’il utilisa rarement ou l’incendie et le saccage <strong>de</strong>s biens<br />

<strong>de</strong> ses ennemis, qu’il pense que telle était la coutume en Europe ; qu’il sache que le co<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

lois qu’il forma, approuvé par la Nation, mais qu’il n’eut pas le temps <strong>de</strong> faire ratifier solennellement,<br />

mettrait peut-être mieux en valeur, si nous l’avions, les intentions <strong>de</strong> l’homme ;<br />

qu’il regar<strong>de</strong> les cruautés pratiquées auparavant par Théodore et par Giafferi lui-même qui,<br />

non seulement pendaient par la gorge les corps humains, mais qui les suspendaient par un<br />

pied, qui les brûlaient et les empalaient ; qu’il regar<strong>de</strong> les Statuts <strong>de</strong> Gênes (pourquoi dois-je<br />

prononcer, pour le blâmer, le nom chéri <strong>de</strong> cette ville italienne dont j’espère tant ?), ces statuts<br />

qui jugent coupable <strong>de</strong> peine <strong>de</strong> mort quiconque offense un agent <strong>de</strong> la République 42 ou qui<br />

aurait tenté <strong>de</strong> le faire et quiconque envoie ou reçoit une ambassa<strong>de</strong> d’un rebelle ou qui lui<br />

prête quelque chose ou qui lui donne à boire, ou qui ne dévoile pas <strong>de</strong>s conversations qu’il<br />

aurait entendues contre la République y compris <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> son propre père ou <strong>de</strong> son fils ;<br />

ces statuts qui condamnent au bannissement à vie et à <strong>de</strong>s peines corporelles allant jusqu’à<br />

la mort celui qui ne dévoile pas une machination qu’il suppose, à partir <strong>de</strong> raisonnements<br />

pas clairs ou d’autres indices ; <strong>de</strong>s statuts qui poursuivent jusqu’à la mémoire <strong>de</strong>s morts en<br />

confisquant leurs biens, en condamnant leurs noms, en exilant leurs enfants innocents, et<br />

tout cela sommairement, simplement, en <strong>de</strong>hors du tribunal, sans bruit ou sans indice <strong>de</strong><br />

jugement, jusqu’à la sentence et à son exécution 43 . Paoli menace lui aussi <strong>de</strong> mort celui qui<br />

recevra <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> Matra qui s’est vendu aux Génois, il menace <strong>de</strong> bannir les enfants <strong>de</strong>s<br />

conspirateurs et il fait monter une colonne d’infamie sur le sol <strong>de</strong> leurs maisons détruites.<br />

42. Ces mots en italique le sont dans le texte <strong>de</strong> Tommaseo qui cite le texte original <strong>de</strong>s Statuts.<br />

43. Tommaseo fait ici allusion au droit <strong>de</strong> juger ex informata conscientia que s’était arrogé le gouverneur<br />

génois. De la sorte, il jugeait et condamnait selon sa seule conscience, sans procès aucun. Les<br />

révolutionnaires corses n’ont cessé d’exiger, <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> la révolution, l’abrogation <strong>de</strong> ce droit.

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