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Ill. Anna « Tasia » Demarchi
imaginaire, pousser la réfl exion de mon public, égayer la vie de mes
admirateurs : tel était mon don. Ce dernier fût repéré très tôt, bien
avant mon gempukku. On me poussa pour que je puisse porter le plus
haut possible mon art. À l’âge de quatorze ans, deux de mes créations
pour des spectacles de bunraku 45 étaient déjà jouées au Palais d’Hiver
de notre Clan ! Tous ces succès avaient sournoisement fi ni par m’intoxiquer.
Mes maîtres acceptèrent trop facilement mon détestable
comportement à cause de mes succès précoces. Ils imaginaient, je suppose,
que cela rendrait plus supportable leur implacable tutelle et leur
rigide pédagogie. Quelle erreur de leur part ! En y repensant, la honte
m’étreint. L’orgueil ! ô funeste pêché ! avait déjà achevé d’empoisonner
mon esprit immature. Bien qu’ayant accompli ma cérémonie de
gempukku, je manquais terriblement de maturité. Malgré ma stricte
éducation, je perdais de vue mon devoir et mon bon sens. Le décor de
ma vie était planté pour que sa tragédie se déroule inexorablement. »
« Peu de temps après mon passage à l’âge d’homme, je m’émancipais
et fit mes preuves dans toutes les demandes que ma Famille exigeait de
moi. Moulé dans la vertu de la Loyauté si chère à mon Clan, celui-ci
reconnaissait publiquement mes talents. Dans mon domaine, je devenais
peu à peu une référence au sein de la Famille Shosuro. Mon
assurance personnelle se muait en suffi sance contribuant à fortifi er
mon orgueil de plus en plus démesuré. »
« Pour le malheur de tous ! »
« Un jour, le daimyo de la Famille Shosuro me convoqua en personne
pour me demander d’écrire une pièce de théâtre kabuki, comme
ce fut le cas pour ma toute dernière création : Le Délice coupable des
45 Bunraku ( 文 楽 ) : c’est un type de théâtre japonais datant du
XVIIe siècle où les personnages sont représentés par des marionnettes
de grande taille, manipulées à vue. Le bunraku est interprété par un
récitant qui chante tous les rôles, accompagné d’un joueur de shamisen
à ses côtés, et par trois manipulateurs pour chaque marionnette. Les
marionnettistes sont visibles du public.
vrais mensonges et des fausses vérités. Mais en ce temps-là, à la différence
d’aujourd’hui, je n’avais que dix-sept ans, une maturité digne
d’un gamin de douze ans et déjà plus de cent ans d’arrogance accumulée
! »
« Lors de l’audience, mon daimyo avait réuni un petit comité, composé
de quelques hauts dignitaires de la Famille Bayushi. J’étais rompu
à ce genre de rencontres, aussi je parvins à contrôler mon anxiété. Tout
bien considéré, j’aurais dû échouer à ce test de confiance. Ce pauvre
Shôta-chan 46 serait encore des nôtres ».
Intérieurement, le dramaturge réalisa combien il regrettait ses actes.
Tant de choix qu’il aurait aimé refaire dans sa vie. Tant de décisions
qu’il n’aurait jamais dû prendre. Tant de conseils qu’il aurait dû écouter.
Il prenait conscience de la gravité de son erreur et à quel point les
paroles apaisantes de son frère lui manquaient. En public, il était au
faîte de sa gloire. Dans l’intimité, il plongeait inexorablement dans un
abîme remplit de désillusions.
Shôta essuya ses larmes achevant de détremper son mouchoir. Il se
racla légèrement la gorge et s’exprima d’une voix plus claire : « Mon
seigneur et les membres de son assemblée restreinte me demandèrent
un exercice que vous trouverez peu honorable, sans être honteux, dans
le cadre des luttes de pouvoir entre Clans Majeurs. Ma mission consistait
à écrire et à monter une pièce de kabuki pour rétablir certaines
vérités historiques sur la glorieuse légende attachée au héros d’un Clan
rival. Par pitié, ne demandez pas plus de détails à propos de ce Clan et
sur la pièce elle-même ! »
« Le tout était techniquement à ma portée. Pour y arriver, je
m’appuyais sur notre excellent réseau de renseignements pour faire
comprendre au spectateur que la légende bien connue était loin de la
vérité officielle. »
« On m’avait précisé que l’attaque ou la critique, appelez-la comme
vous le souhaitez, se devait d’être subtile. Les buts recherchés n’étaient
ni la diffamation ni l’insulte, mais d’éveiller la gêne et le doute dans
les rangs du Clan visé. Grâce à cette manœuvre, les courtisans de la
Famille Bayushi auraient plus de facilité à obtenir les négociations souhaitées
lors du Palais d’Hiver où se jouait ma pièce. »
« Je devais surtout éviter de provoquer la colère de la cible, sous
peine de voir celle-ci partir en guerre contre mon Clan. Je n’avais donc
pas le droit à l’erreur. »
« Je me lançais à corps perdu dans le travail. Au fur et à mesure,
j’étais submergé par la créativité. Je m’abreuvais jusqu’à l’écœurement
de tous les épisodes discutables du passé légendaire de notre proie,
grâce aux informations inépuisables récoltées par nos meilleurs agents.
Normalement, mes travaux auraient dû être suivis et mon travail final
relu. »
« Malheureusement, la fatalité frappa à ce moment. Les conditions
politiques et climatiques firent que la date du Palais d’Hiver se trouva
avancée d’un mois. Faute de temps et d’implication, mes mandants
ne purent lire qu’une version inachevée de mon travail. D’ailleurs, ils
m’agaçaient tellement qu’à l’époque je les surnommais “ces fichus censeurs
«. »
« Ma vanité me faisait perdre l’essentiel de vue. De mon côté, chaque
fois que mes censeurs me corrigeaient, je les censurais à mon tour pour
remettre le texte d’origine. De toutes les manières, je ne leur soumettais
que la suite du texte sans leur faire part de mes corrections. De leur
côté, les daimyos des Familles Shosuro et Bayushi étaient pris dans l’urgence
et ils ne purent relire en profondeur mon texte final. Ils me firent
confiance et se reposèrent sur ma maturité... ».
Le dramaturge étouffa un sanglot, avant de confier : « Ô quelle erreur
et quelle trahison de ma part ! La pièce fut jouée comme convenu lors
du Palais d’Hiver. À la fi n, les acteurs et moi-même crûmes au suc-
46 En japonais, suffixe d’affection, réservé à des proches.
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