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trouvent une lame ensanglantée, une tasse de thé, sur sa gauche
des feuilles de riz et des pinceaux accompagnés de leur inséparable
pierre à encre. Fais un quart de tour sur la droite et tu lui
feras face ».
Shôta se tourna face à cet interlocuteur invisible et inaudible
pour lui. Il plissait quand même ses yeux pour voir au-delà du
réel et enfin observer la source de ses tourments.
Mais rien !
Il avait beau être un artiste de talent, il ne possédait pas le don
d’être en lien avec les Royaumes Spirituels. Il marmonna entre
ses lèvres serrées : « Pourquoi n’est-il pas vêtu du blanc de la
mort ? Ce n’est pas logique. Après tant d’années ? ».
La voix s’impatienta : « Les morts, les revenants et les démons
n’ont que faire des paroles à la dérobée ! Nous ne sommes pas
dans la Cour d’un Palais d’Hiver ! Tu trouves illogique que
ton fantôme ne porte pas l’étoffe blanche ? Très logique au
contraire ! Quand je te regarde avec ses yeux, tu es aussi éventré
qu’il l’est… et tu n’as pas pour autant revêtu l’habit blanc de la
mort et du deuil ! »
« Ne cache rien à ton fantôme car il a décidé que le temps des
secrets était révolu ! Tu as reconnu le masque chûjô et le sokutai
qu’il porte. Tu sais qui il est et nous savons que tu sais. Lui
comme moi savons lire dans le cœur des âmes ! »
« Il te fi xe toujours. Il plonge sa main droite au niveau de
sa poitrine. Son bras à l’air d’être aspiré par les pans de son
habit de cour ! Hoho ! quel terrible et bien étrange spectacle. Il
arrache son cœur encore palpitant de sa poitrine, le frotte sur
la pierre à encre avant de le replacer comme si de rien n’était !
Héhé ! il a le cœur sec car ses mains ne sont ni rougies ni poisseuses
et, pourtant, sa pierre à encre paraît s’être bien gorgée de
son sang ! Ton fantôme se saisit d’une feuille de riz, de son pinceau
et se met à écrire ».
Le samurai du Scorpion risqua une question : « Qu’écrit-il ? ».
L’autre reprit son récit : « Ses gestes sont précis et rapides. Il
me montre la feuille. Quelle belle calligraphie écrite en kanji de
sang ! Voici son haïku :
Soleil rouge
Séparation à l’aube
Frères du néant ».
CHAPITRE 3
Shôta ne pensait plus à son ventre. La douleur morale succédait à la
douleur physique. Il n’en croyait pas ses oreilles. Abattu par les révélations,
il avoua presqu’en hurlant : « C’est impossible ! Ce haïku fût
écrit par mon frère ! Seuls Père, Mère et moi le connaissions ! ». Son
visage exprimait un profond désarroi mêlé de tristesse. Fini le fi er et
arrogant aristocrate, fi ni la gloire et la reconnaissance sociale, place
à un pauvre hère pris dans les tourments de sa conscience : « Pardon
mon frère ! Pardon Shôta. Je suis désolé ! Je t’implore, je n’ai jamais
oublié ton sacrifice. J’aurais dû être à ta place. C’est moi, ton misérable
frère, qui aurait dû prendre mes responsabilités ». Sitôt après, Shôta se
prosterna devant l’espace vide face à lui.
La voix interpella le Shosuro à la manière d’un sensei vigilant surveillant
un cancre : « Ton frère fantôme opine du chef et approuve tes
paroles. Mais dis-moi, pourquoi l’as-tu appelé Shôta ? Porterait-il le
même prénom que toi ? Étrange non ? ».
Le Scorpion souffl a de lassitude : « Vous aviez raison, Sōgen-san,
ou qui que vous soyez en ce moment. Cette nuit est celle de la vérité
toute nue. Je vais me conformer à la volonté de mon défunt frère et
à celle des kamis. Je ne dissimulerai rien... et je vais faire ce qu’aucun
membre de mon Clan ne fait. J’offre mon visage sans masque et sans
fards. J’ouvre mon cœur pour le rétablissement de l’harmonie ». Sur ce,
il joignit le geste à la parole. Il sortit de sa manche une simple étoffe
blanche, la trempa dans l’eau tiède de la théière et se démaquilla entièrement.
Les traits à nu de son visage étaient encore plus marqués par la
fatigue et les soucis que Sōgen ne l’avait pensé plus tôt.
Enfi n, Shôta respira une grande bouffée d’air et d’une voix calme,
il reprit : « Avant ma cérémonie de gempukku, mon prénom était
Kujaku (le paon). Mon frère s’appelait Kôrô (exploit) ». Le moine
intervint rapidement : « Ton geste et tes aveux plaisent à ton frère. Il
retire son masque. Son visage nu me regarde. Oh ! Mais je comprends
maintenant ! Vous êtes jumeaux ! ».
L’air imperturbable, le Shosuro poursuivit son récit : « Notre venue
au monde avait été célébrée comme un événement particulièrement
faste ! Nos parents avaient remarqué très tôt que nous nous ressemblions
en tous points, à une exception près : je me laissais facilement
emporté par l’orgueil, tandis que mon frère restait humble et trouvait
les mots pour me canaliser. Nous suivîmes ensemble l’enseignement de
l’Ecole Shosuro. »
« Nous passâmes ensemble notre gempukku. Comme il est de tradition,
j’abandonnais mon nom d’enfant Kujaku pour prendre mon
nom d’adulte. Je choisis celui de Katsuo (le victorieux). Mon jumeau
abandonna Kôrô pour celui de Shôta, prénom qui n’avait pas de
signification particulière. Il avait déjà compris à ce moment-là que le
véritable mérite n’était pas attaché au sens du prénom mais aux actes
de celui qui le porte. Déjà à cette époque, j’affichais la couleur de mon
regrettable orgueil par le nom que je me choisis. La roue du paon
continuait à me faire tourner la tête. »
« Par la suite, mon frère se révéla être un merveilleux acteur. De
nombreux sensei de l’Ecole Shosuro le pressentaient comme l’un des
plus fameux acteurs de sa génération et même au-delà ! ».
L’évocation de ses souvenirs faisait remonter en Shôta une grande
culpabilité sur ce qu’il n’avait pas encore dit. Il but une tasse de thé
pour contenir une larme, avant de reprendre :
« De mon côté, je bénéficiais aussi d’une reconnaissance comparable
à la sienne.»
« Mais à la différence de mon frère, ce fut dans l’écriture et la mise
en scène que mon talent se révéla. Raconter des histoires, susciter des
émotions par mes récits, tenir en haleine le spectateur, créer un fugace
univers miniature, guider les spectateurs dans les méandres de mon
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