Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
« Prendre le centre ! » Le bokken de Tadashi lui paraissait tellement
léger par rapport au katana familial. Au moment où le bokken de
Yukihiro vint prendre contact avec le sien, leurs regards se croisèrent.
Le visage inexpressif de son petit frère lui glaça le sang. Ses mains se
crispèrent sur le sabre de bois. Au fond de lui il implora son frère :
« Pardonne-moi mon frère de te voler encore ce que tu mérites plus que
moi. Je tâcherai d’être un partenaire à la hauteur de ton ken-jutsu et de
l’enseignement de notre père. »
« Hajime 21 ! » Kamajiro-senseï donna le signal du début des katas. Les
bokken s’entrechoquèrent et les kiaï se mirent à résonner dans le dojo.
« Chaque coupe doit être lancée comme si c’était la dernière. »
Kamajiro-senseï avait si souvent fait remarquer à Tadashi la médiocrité
de son attitude : « Martialité ! Combativité ! Stabilité ! Rien... Tu n’as
rien de tout ça. Si tu t’obstines à ignorer mes paroles tu n’arriveras à
rien. » De son côté, son frère lui rendait coup pour coup.Au bout de
quelques échanges, Tadashi compris que son partenaire allait au-delà
d’une simple démonstration de techniques. Il commença à douter de
l’issue de cette cérémonie, qui était devenue un règlement de compte. Il
était clair que Yukihiro ne ralentirait pas le rythme et qu’il irait jusqu’à
l’affrontement. Tadashi n’avait aucune chance de faire bonne figure face
à un tel adversaire. Il n’avait jamais été à son niveau. Yukihiro était martial,
il maîtrisait la technique et au fil des années avait développé son
propre style : plus instinctif, plus rapide et plus imprévisible. Il cassait
le rythme des katas, ce qui les rendait plus dynamiques et plus réalistes.
Ce jour-là, Yukihiro était au meilleur de sa forme, Tadashi ne pouvait
donc compter que sur la précision de ses techniques et sur toutes
les leçons que Kamajiro s’était employé à lui répéter inlassablement,
jusqu’à ce qu’elles deviennent des murmures résonnants dans son esprit.
« D’abord le corps, après le sabre. » Il se forçait à abaisser son centre
de gravité pour gagner en stabilité face à la rapidité du bokken de son
frère. Il sentait les muscles de ses cuisses tétaniser. Soudain il sentit que
le bokken de Yukihiro lui frôla l’oreille. Seul un réfl exe de survie lui
permis d’éviter le coup.Déstabilisé par le mouvement de retrait qu’il
avait dû faire, il laissa son arme s’abattre sur son adversaire, laissant
ses instincts prendre le contrôle de son corps. Il ne mesura pas la force
qu’il avait mise dans cette frappe. Au moment de l’impact, il ressentit
une étrange vibration et vit le visage de Yukihiro se crisper. Il baissa
les yeux et remarqua la forme inhabituelle du poignet de son frère. Ce
coup lui avait brisé l’articulation. Il ne pourrait pas continuer ainsi,
la douleur devait être insoutenable. Pourtant, Yukihiro continuait de
répondre à ses coups. Il semblait ignorer la douleur. Tadashi s’attendait
à tout instant que Kamajiro-senseï mette un terme à la présentation.
Qu’attendait-il ? Était-il prêt à voir ses fils s’entre-tuer simplement pour
ne pas perdre la face ? Jusqu’à quand allait-il laisser son propre fils souffrir
ainsi inutilement ?
« Le regard, le sabre et la distance d’engagement. » Les échanges de
coups avaient redoublé d’intensité. Tadashi ne sentait plus son corps.
Si son frère avait le poignet brisé, lui avait son corps meurtri par les
précédentes quarante minutes de katas de iaï-jutsu. Tadashi avait l’impression
que son bokken était aussi lourd qu’un tetsubo 22 . Chaque
mouvement lui demandait un effort surhumain. Ses jambes ne le soutiendraient
pas très longtemps. Cela faisait plus d’une heure que les
deux frères suaient toute l’eau de leur corps sur le tatami du dojo. C’est
alors que dans un élan ultime, il élança son arme et sous le choc, le
bokken de Yukihiro se brisa. Il observa, impuissant, son frère s’écrouler.
Était-il encore conscient ? Il vit avec soulagement que son petit frère
respirait encore. Il ne savait pas trop comment faire, le kata n’était pas
21 Littéralement « Commencement ». Ordre de commencer un exercice,
une présentation ou un combat
22 Lourde matraque cloutée
fi ni et Yukihiro ne pourrait plus continuer. Spontanément il abaissa
son bokken sur la nuque de son frère, simulant une ultime coupe. Il
sentit un relâchement dans tout son corps. La présentation était désormais
finie et toute la pression retombait d’un seul coup.Il ramena son
bokken sur sa ceinture et s’agenouilla près de son frère. Calmement, il
posa ses mains sur le tatami et pencha son buste solennellement. Il se
redressa, des gouttes de sueur ruisselaient sur tout son visage. Personne
ne remarqua que parmi elles une larme coulait le long de sa joue.
TOMOE
Les derniers invités avaient quitté le dojo, non sans avoir félicité le
nouveau senseï. Dame Amaterasu s’en allait calmement par-delà l’horizon.
Un parfum douceâtre d’épices emplissait la cuisine. Tomoe-chan,
d’un geste ample et harmonieux, remuait la soupe qui mijotait sur le
feu. Elle était restée là, seule dans la maison, depuis que son époux
l’avait tendrement embrassé le matin même.
Elle s’était efforcée de rendre cette journée ordinaire, s’attelant
consciencieusement à accomplir des tâches triviales. Elle avait pris son
temps pour préparer soigneusement le repas du soir. Tout d’abord, elle
avait sorti la pierre à aiguiser et l’avait posé sur le plan de travail. Puis,
elle avait lentement réaffûté le fil de la lame de son couteau de cuisine.
Elle avait découpé, avec une précision chirurgicale, des cubes de tofu,
qu’elle avait ensuite laissés mariner dans une de ces sauces dont elle
seule avait le secret. Ensuite, elle avait fi nement ciselé des algues de
la baie de Sunda Mizu Mura, achetées la veille à un marchant Yasuki.
Enfin, Tomoe avait préparé le bouillon de sa soupe avec des épices
qu’elle avait dosées méticuleusement.
Pourtant, malgré tous ces efforts pour banaliser cette journée, depuis
le matin, elle n’avait cessé de s’inquiéter. Tout d’abord pour Yukihiro,
son petit guerrier. Il s’était tellement investi dans le dojo. Tomoe avait
soigné tous ses bleus et ses ampoules. Elle savait à quel point il aurait
fait un bon senseï et à quel point il était meurtri de n’avoir droit qu’à la
place du senpaï. Ensuite pour Tadashi, son grand rêveur. Tomoe avait
si souvent séché ses larmes au sortir du dojo. Tadashi avait malheureusement
subi les ambitions de son père. Il aurait tout fait pour ne
pas décevoir son senseï, pourvu que ce ne fût pas d’en hériter le titre.
Pourtant, Tomoe savait que cette sensibilité ferait de lui un grand senseï.
Enfin pour Kamajiro-kun 23 , son… tout, qu’elle avait toujours soutenu.
Lorsqu’il doutait de lui, alors que les tatamis étaient vides et que les
gens se moquaient de ses techniques. Lorsque les élèves se pressaient
aux portes du dojo et s’entraînaient même jusqu’au milieu de la rue, ce
qui avait attiré les foudres des autres senseï. Il venait d’abandonner ce
pourquoi il avait consacré sa vie. Secrètement, Tomoe espérait désormais
partager plus de moments avec lui.
Des bruits de pas résonnèrent sous le préau. Elle reconnut la
démarche des hommes qui arrivaient. Elle sourit. Aussi éprouvante
qu’ait pu être la journée, elle savait que les épices de sa soupe redonneraient
le sourire à ses trois samouraïs, que le temps soignerait les
blessures et que rien ne briserait l’esprit de famille.
23 Kun : suffixe japonais marquant la proximité affective. Employé
pour les hommes
34