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Kamajiro était plutôt satisfait de la performance de Tadashi. Le iaïjutsu
de son élève était très académique. Peut-être un peu trop, mais
c’était là l’esprit critique du vieux senseï qui s’exprimait. Kamajiro
était tout de même surpris de voir avec quelle facilité son fils aîné avait
manié Kaze o Bunkatsu, « celle qui fend le vent ». La lame portait d’ailleurs
mal son nom à cause de sa lourdeur. Kamajiro se souvenait de la
difficulté qu’il avait vécu avec cette arme trop lourde, quarante-trois ans
plus tôt, lorsqu’il était à la place de Tadashi, face à son père, le redouté
Yoshio-senseï. Il comprit aux mines impressionnées des quelques
notables de l’assistance qu’après la démonstration des katas de iaï-jutsu,
Tadashi avait complètement légitimé son statut de senseï. Kamajiro fit
un signe de tête à Yukihiro, afin que les deux frères présentent ensemble
les katas de ken-jutsu.
Kamajiro salua ses deux fi ls et annonça le nom du premier kata à
présenter. Les deux combattants se saluèrent et se mirent en garde.
L’échange était dynamique, vif et précis. Tandis que le maître était on
ne peut plus satisfait de ses deux élèves, c’était bien le père qui éprouvait
le plus de fierté devant ces deux prodiges. Pourtant quelque chose
le dérangeait. Il lui semblait que derrière chaque coup porté se cachait
une réelle volonté de toucher, voire de blesser.
La présentation de simples katas devenait un règlement de compte.
Tadashi semblait frapper de toutes ses forces. Ses coups étaient précis
et d’une incroyable puissance. Yukihiro était en diffi culté, mais n’en
laissait rien paraître. Soudain, un coup plus rapide que prévu, vint le
heurter de façon incongrue. Kamajiro remarqua une légère grimace de
douleur sur le visage de Yukihiro et vit le poignet de son fils prendre un
angle non conventionnel. Il comprit que Tadashi venait de le lui briser.
Il serait désormais difficile pour Yukihiro de continuer la présentation.
Pourtant durant les enchaînements suivants il ne sembla pas souffrir le
moins du monde. Kamajiro pensait : « Comment peut-il faire cela ? Il
est vrai que j’ai toujours été dur avec lui pour l’endurcir dans sa future
position de senpaï. Mais de là à ignorer une telle douleur, je ne l’en
aurais jamais cru capable ! »
Kamajiro commençait à douter de son jugement. Yukihiro aurait-il
été plus digne d’être senseï que Tadashi ? Il assistait impuissant à une
correction. Tadashi assénait son frère de coups plus violents les uns que
les autres. Kamajiro ne reconnaissait pas son enseignement, il ne reconnaissait
pas son fils aîné. Il aurait voulu arrêter là la présentation, arrêter
le massacre, mais qu’en aurait-il été de son enseignement ?
Si le senseï lui-même désapprouvait ses propres techniques, qui plus
est lorsqu’elles étaient présentées par son héritier, quelle image donnerait-il
de son école ? Quelle légitimité l’héritier aurait-il donc ? L’autorité
de Kamajiro en tant que senseï aurait été complètement remise en
cause. Dans tout Rokugan, le nom de Kamajiro aurait été synonyme de
déshonneur, incapable de transmettre son savoir à son héritier. Tadashi
aurait dû vivre dans la honte de son père. Yukihiro aurait été considéré
comme un piètre substitut de sensei. Toute la réputation du dojo de
l’Esprit Vivant aurait été marqué du sceau de l’incompétence, jetant le
discrédit sur les élèves, aussi prestigieux fussent-ils.
Ce matin, au bord du bassin, Kamajiro pensait que la transmission
serait une simple formalité. Dans sa tête, tout était clair. L’aîné Tadashi
serai sensei et le cadet Yukihiro, le senpaï.
Mais à présent, Kamajiro mesurait combien son jugement pesait son
poids. Le poids des traditions, de l’honneur, de la famille et des élèves.
Les notables n’étaient pas là que pour se divertir. Ils étaient aussi là pour
rappeler muettement au sensei que les traditions devaient être respectées.
L’aîné devait être sensei et le cadet le senpaï. Il en était ainsi.
Kamajiro était condamné à regarder Yukihiro se faire humilier
devant toute la haute société. Il contenait sa douleur et s’efforçait de
faire bonne figure. Il lui devenait insupportable d’arborer ce sourire figé.
Sa gorge se nouait. Quand un courtisan vint lui chuchoter un compliment
à l’égard de Tadashi, Kamajiro, sans réellement écouter, acquiesça
instinctivement.
Il observa son fils aîné. Le regard de Tadashi était vide de toute émotion.
Il frappait implacablement. Kamajiro pensait : « Qu’est devenu
mon fils ? Comment lui, d’ordinaire si calme et introverti, avait-il pu
changer à ce point ? Quelle magie assez puissante avait pris le contrôle
de son être ? » Kamajiro avait l’impression qu’un oni s’était emparé de
son fils, faisant de lui un étranger.
Mais il était désormais trop tard. Selon la tradition, dans quelques
minutes, Kamajiro abandonnerait le dojo de son école à ce démon.
Soudain, un craquement retentit. Il vit le bokken de Yukihiro se briser
et vit le cadet s’écrouler. Le père dut se contenir pour ne pas porter
secours à son fi ls sur le tatami. Son cœur arrêta de battre un instant
lorsqu’il vit le bokken de Tadashi s’abattre sur son frère et se stopper net
sur sa nuque.
Il réalisa alors l’erreur de son jugement. Tadashi maîtrisait l’effi cacité
des techniques mais Yukihiro faisait montre d’une bien plus grande
détermination. Face aux difficultés, Yukihiro s’était révélé capable de
les affronter avec stoïcisme, tandis que Tadashi n’avait pas encore été
confronté à ce genre de situation. Qu’en sera-t-il le jour où il le sera ?
Là, Tadashi allait y être plongé directement, sans avoir prouvé sa capacité
à y faire face. Tout simplement parce qu’il était né en premier.
Malheureusement, il était désormais trop tard. Le bokken de Tadashi
sur la nuque de son frère marquait la fin de la présentation et sa place
de nouveau sensei. Kamajiro devrait abandonner le dojo de son école
à ce démon. Son regard comme ses pensées allaient vers Yukihiro :
« Pardonne-moi Yukihiro de te laisser à la merci de ton bourreau. Je n’ai
pas su voir la vraie nature de ton frère. Je la vois désormais. Tu étais le
seul digne d’être senseï. Tu es la victime de mon manque d’audace et de
courage qui m’ont retenu de braver la tradition au profit de l’honneur.
Sauras-tu un jour me pardonner, mon fils ? ».
Tadashi s’agenouilla face à Yukihiro et le salua, puis, il s’inclina vers
le Kamia, Kamajiro-senseï et enfi n les invités. Kamajiro s’attendait à
voir de la haine dans le regard de son héritier, mais il ne décela que de la
souffrance et du doute. C’est alors qu’il prit conscience que Tadashi ne
voulait pas de cet héritage et qu’il n’en avait jamais voulu.
Kamajiro salua, le sourire encore figé sur son visage. Il remit à
Tadashi le précieux rouleau de parchemin, que les senseïs de l’école
transmettent à leur successeur. Il se retira, laissant le nouveau senseï
prendre possession de son dojo.
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