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Nouvell e floraison
Texte : Benjamin « Akuma Sensei » Mourgues
Illustrations : Meidelev
OTOSAN UCHI
L’été touchait à sa fin. Dame Amaterasu, dans un excès de zèle, avait
brillé plus fort au-dessus d’Otosan Uchi. La chaleur pesait dans les rues
qu’une brise venant de la Baie du Soleil Doré peinait à rafraîchir. Rares
étaient ceux qui s’aventuraient hors de leur demeure après l’heure du
Dragon1, tant la chaleur était étouffante. Les volets des maisons restaient
fermés, donnant à la capitale des airs de ville fantôme. Malgré
tout, ce matin-là, il était une humble bâtisse dont les fenêtres et les
portes étaient grandes ouvertes depuis la première heure. Le dojo de
l’Esprit Vivant se préparait à un événement particulier. Le senseï
Kamajiro-sama2 allait transmettre son titre. Tous les élèves qui avaient
appris ou perfectionné le maniement du sabre entre les murs de ce dojo
seraient là dans quelques heures pour honorer la retraite du maître
Kamajiro et accueillir celui qui aura la lourde tâche de lui succéder.
Kamajiro-sama avait enseigné l’art du kenjutsu à de prestigieux samouraïs,
notamment des Gardes Seppun ou des Duellistes Kakita devenus
célèbres par la suite.
YUKIHIRO
Le senpaï 1 Yukihiro s’était levé aux aurores. Seul dans sa chambre, il
avait roulé son futon et s’était apprêté pour ce grand jour. La lumière
du jour commençait à éclairer la pièce, mais Yukihiro n’y prêtait pas
attention, trop préoccupé à parfaire consciencieusement sa tenue.
Il avait revêtu le keiko-gi 2 blanc que sa mère Tomoe-chan 3 lui avait
offert. Tout en nouant les attaches une à une, Yukihiro se remémorait
le jour où il avait reçu ce présent de sa mère. Ce jour-là, ses yeux brillaient
de fierté à la vue de la simple feuille de papier de riz enveloppant
le vêtement soigneusement plié. C’était le jour où il reçut son grade de
menkyo kaiden 4 de la part de Kamajiro, son père.
Depuis ce jour, l’habit était resté plié, attendant l’heure où il accompagnerait
Yukihiro sur le parquet du dojo. En passant les manches,
Yukihiro avait senti la raideur du tissu encore neuf. Il ne serait pas aussi
à l’aise que dans sa vieille veste élimée, qui avait fait toutes les séances
d’entraînement avec lui, mais cela importait peu. Il aurait voulu que sa
mère soit là pour le voir, mais d’après le protocole elle ne pourrait pas
assister à la cérémonie. Cela importait peu, quoi qu’il en soit, c’est pour
elle qu’il porterait ce keiko-gi.
Yukihiro était assis en seïsa 5 sur le parquet laqué du dojo depuis déjà
quarante longues minutes. Il se tenait là à la droite de l’assemblée de
1 Élève le plus haut gradé servant comme assistant du senseï (professeur).
Le « ï «est pour mieux correspondre à la prononciation japonaise.
2 Vêtement d’entraînement, abusivement appelé « kimono ».
3 Chan : suffixe japonais marquant la proximité affective entre deux
personnes. Employé pour les femmes.
4 Niveau de maîtrise le plus élevé dans les écoles de sabre. Peut être
considéré comme un 9 e dan. Ne pas confondre ce grade avec le titre de
senseï qui, lui, confère le droit d’enseigner.
5 Position d’attente agenouillée.
ses élèves, à sa place de senpaï. Son bokken 6 attendait à sa gauche et ses
mains reposaient sur le tissu sombre de son hakama 7 . Dans quelques
instants, il irait rejoindre son grand frère Tadashi au centre de l’aire
d’entraînement, qui exécutait en ce moment des katas de iaï-jutsu.
Yukihiro restait immobile malgré ses genoux endoloris par la dureté du
sol et ses jambes engourdies par la position inconfortable. Il se concentrait
sur la prestation de Tadashi, rendant à peine audible sa respiration.
Le senpaï attendait juste le moment où sa présence serait requise. Le
visage impassible, il observait Tadashi évoluer au centre du dojo face
à l’assemblée de notables et surtout face à leur père, Kamajiro-sensei,
seul juge de la prestation de Tadashi. Les gestes de son frère étaient précis
et les coupes très académiques. Tout était parfait. Peut-être un peu
trop. Quelque chose semblait ne pas tourner rond, mais Yukihiro ne
parvenait pas à savoir quoi.
Tadashi exécutait les katas tel que le protocole le demandait. Après
tout, il s’agissait de katas de iaï-jutsu et rien n’était plus codifié que les
katas de iaï-jutsu. Tadashi fendait l’air avec « Kaze o Bunkatzu », le
katana emblématique de l’Ecole de l’Esprit Vivant, dont le nom signifiait
« celle qui fend le vent ». En tant que prétendant au titre de sensei,
il était un des rares ayant l’honneur de sortir de sa saya 8 la lame ancestrale.
Parce que Yukihiro ne serait que senpaï, il ne connaîtrait jamais la
douce sensation d’enserrer la tsuka 9 de cette relique.
Tadashi venait de finir son dernier kata et rengainait solennellement
« Kaze o Bunkatzu ». Le geste était précis. Kamajiro-sensei détourna un
instant le regard de Tadashi et fixa brièvement Yukihiro. D’un hochement
de tête presque imperceptible, il lui signifia qu’il devait rejoindre
son frère au centre du dojo.
Tadashi remit le katana du dojo sur son présentoir et saisi le bokken
qu’il avait laissé sur le bord du tatami. Yukihiro se plaça aux côtés de
Tadashi. Comme un seul homme, les deux frères saluèrent leur père et
les autres dignitaires présents. Puis, les deux frères se firent face. Avant
de s’incliner, Yukihiro croisa le regard de Tadashi et n’y reconnu aucune
expression familière.
Yukihiro se mit en garde. Lorsque son bokken toucha celui
de Tadashi il eut l’impression de toucher un bloc de pierre
inamovible. A ce moment il sut que Tadashi allait être implacable.
La voix de Kamajiro-sensei annonça le début du premier
kata de ken-jutsu et un premier kiaï 10 retenti. Les deux frères
s’échangeaient des coups avec une grande maîtrise, mais la violence
de ces échanges n’avait rien à voir avec les entraînements
quotidiens, si bien que Yukihiro avait laissé le contrôle de
son corps à ses instincts. Ses automatismes suivaient la trame
séculaire des katas, mais ce qui devait être une simple chorégraphie
académique se transformait en un inattendu règlement
6 Sabre de bois utilisé lors des entraînements de ken-jutsu.
7 Jupe culotte traditionnelle que portent les samouraïs et les pratiquants
d’art martiaux haut gradés.
8 Fourreau.
9 Manche du katana.
10 Cri de combat qui précède ou accompagne l’application d’une
technique. Ce cri est utilisé notamment pour marquer une volonté
d’action, ou bien pour perturber la concentration de l’adversaire.
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