Cerveau & Psycho n°109 - avril 2019
Se libérer de la culpabilité Comment alléger sa surcharge morale Les psychologues et neuroscientifiques donnent désormais des clés pour bien gérer cette émotion paradoxale. À découvrir dans ce dossier.
Se libérer de la culpabilité
Comment alléger sa surcharge morale
Les psychologues et neuroscientifiques donnent désormais des clés pour bien gérer cette émotion paradoxale. À découvrir dans ce dossier.
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<strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong><br />
NOTRE CERVEAU<br />
NOUS POUSSE-T-IL À<br />
DÉTRUIRE LA PLANÈTE ?<br />
N° 109 Avril <strong>2019</strong><br />
M 07656 - 109 - F: 6,50 E - RD<br />
3’:HIKRQF=[U[ZU\:?k@l@a@j@a";<br />
SE LIBÉRER<br />
DE LA<br />
CULPABILITÉ<br />
Comment alléger<br />
sa surcharge<br />
morale<br />
ÉCOLE<br />
POURQUOI<br />
LES GROUPES<br />
DE NIVEAU<br />
MARCHENT<br />
DYSLEXIE<br />
RÉUSSIR SES ÉTUDES<br />
MALGRÉ LE HANDICAP<br />
PROCRASTINATEURS<br />
POUR NE PLUS TOUT<br />
REMETTRE À DEMAIN<br />
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €,<br />
MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
LES CONFÉRENCES<br />
FRANCE INTER<br />
Cycle « <strong>Cerveau</strong> »<br />
Les mystères<br />
du sommeil<br />
Studio 104 de Radio France<br />
Jeudi 18 <strong>avril</strong> à 20h<br />
Une conférence animée par<br />
MATHIEU VIDARD<br />
LIONEL NACCACHE<br />
Et en direct au<br />
cinéma dans<br />
toute la France<br />
Crédit photo : Radio France, Christophe Abramowitz
3<br />
N° 109<br />
NOS CONTRIBUTEURS<br />
ÉDITORIAL<br />
p. 36-42<br />
Aurélien Graton<br />
Maître de conférences et chercheur<br />
au Laboratoire interuniversitaire de psychologie<br />
Personnalité, cognition, changement social,<br />
à Chambéry, il est spécialiste des émotions dites<br />
morales, comme la culpabilité et la honte.<br />
p. 50-54<br />
Stéphanie Hahusseau<br />
Médecin psychiatre et psychothérapeute<br />
à Paris, elle s’intéresse aux émotions et aux traumas<br />
« complexes ». Elle adapte notamment des techniques<br />
de traitement du syndrome de stress post-traumatique<br />
aux souvenirs, « mal digérés », de l’enfance.<br />
p. 58-62<br />
David Le Breton<br />
Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg<br />
et membre de l’institut universitaire de France, David<br />
Le Breton analyse les représentations du corps dans<br />
la société. Il engage ici une réflexion sur le corps des<br />
femmes soumis au jugement permanent des hommes.<br />
p. 76-84<br />
Marc Lamberet<br />
Étudiant dyslexique en master d’ergonomie cognitive<br />
à Aix-Marseille Université, il nous raconte comment,<br />
tout au long de sa scolarité, il a développé diverses<br />
stratégies pour surmonter son handicap cognitif.<br />
SÉBASTIEN<br />
BOHLER<br />
Rédacteur en chef<br />
Si vous ne triez<br />
pas vos déchets,<br />
vous irez en enfer !<br />
La récente décision du pape François d’ériger la destruction de<br />
l’environnement en péché (lors d’un sommet de théologie morale,<br />
il a exprimé le souhait que les mauvais comportements vis-à-vis<br />
de la planète soient entendus plus souvent en confession) est<br />
peut-être un tournant dans l’histoire de nos sociétés.<br />
En effet, qu’est-ce que la culpabilité ? Le sentiment d’avoir mal agi,<br />
certes, mais pendant deux mille ans ce sentiment était celui d’avoir fauté<br />
au regard de la morale religieuse – faire le Mal, désirer une autre femme<br />
ou un autre homme, se montrer cupide, forniquer, paresser ou manger sans<br />
faim. Aujourd’hui, c’est de détruire la planète.<br />
Un nouveau péché au programme. Que peut-on en attendre ? Eh bien,<br />
curieusement, culpabiliser les gens à propos des conséquences de leur comportement<br />
sur l’environnement n’est peut-être pas une si mauvaise idée.<br />
Comme nous l’expliquons dans le dossier central de ce numéro, le sentiment<br />
de culpabilité a quelques avantages ; notamment, il agit comme un « exhausteur<br />
d’altruisme », c’est-à-dire qu’il encourage à réaliser des actes positifs pour<br />
dissiper le sentiment d’avoir fauté. Mais encore faut-il que cette culpabilité<br />
ne soit pas écrasante, auquel cas elle devient contre-productive. Et de ce point<br />
de vue, le passé de l’Église ne plaide pas vraiment en sa faveur.<br />
Le péché contre la planète marque enfin un autre glissement. Pour le<br />
pécheur d’antan, l’enjeu était le salut de l’âme. Aujourd’hui, c’est le salut tout<br />
court. Si nous ne culpabilisons pas un minimum pour nos déchets et nos<br />
moteurs diesel, nous détruirons le monde d’ici-bas et pas seulement nos perspectives<br />
dans l’au-delà. Et ça, c’est un changement radical. De l’enjeu moral,<br />
nous sommes passés à un enjeu de survie. Si vous ne triez pas vos déchets,<br />
vous irez en enfer, oui, mais ce sera un enfer sur Terre. £<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
4<br />
SOMMAIRE<br />
N° 109 AVRIL <strong>2019</strong><br />
p. 14<br />
p. 20 p. 26<br />
p. 32<br />
p. 6-33<br />
DÉCOUVERTES<br />
p. 6 ACTUALITÉS<br />
L’éternelle jeunesse du cerveau<br />
féminin<br />
La pilule qui brouille les émotions<br />
Addictions : quand le cerveau perd<br />
le contrôle<br />
Alcool et cannabis : ados en danger<br />
Comment rapprocher les opinions<br />
Altruisme entre collaborateurs !<br />
Un biomarqueur de la schizophrénie<br />
p. 14 SANTÉ<br />
Le régime scalpel<br />
La chirurgie bariatrique, en réduisant le<br />
volume de l’estomac, change aussi notre<br />
façon de savourer les aliments.<br />
Bret Stetka<br />
p. 20 GRANDES EXPÉRIENCES<br />
DE NEUROSCIENCES<br />
Magoun et Moruzzi,<br />
les explorateurs<br />
de la conscience<br />
En 1949, deux neuroanatomistes<br />
découvrent une zone cérébrale qui semble<br />
à l’origine de la conscience.<br />
Jean-Gaël Barbara<br />
Ce numéro comporte un encart d’abonnement <strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong>, jeté en cahier intérieur<br />
de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonné.<br />
En couverture : © Serprix.com<br />
p. 26 CAS CLINIQUE<br />
LAURENT COHEN<br />
Quand la Terre<br />
est bleue comme<br />
une orange<br />
Peut-on raisonnablement déclarer que<br />
ce qui est rouge est vert et ce qui est bleu<br />
est orange ? C’est ce qui arrive du jour<br />
au lendemain à monsieur H., spécialiste<br />
en peinture de carrosserie.<br />
p. 32 INFOGRAPHIE<br />
Le point sur<br />
Alzheimer<br />
Si aucun traitement curatif n’existe<br />
à ce jour, les connaissances s’accumulent…<br />
Anna von Hopffgarten et Yousun Koh<br />
p. 35-56<br />
Dossier<br />
SE LIBÉRER<br />
DE LA<br />
CULPABILITÉ<br />
p. 36 PSYCHOLOGIE SOCIALE<br />
LA CULPABILITÉ,<br />
UNE ÉMOTION UTILE ?<br />
Tout n’est pas mauvais dans la culpabilité :<br />
elle nous aide souvent à faire évoluer<br />
nos comportements dans le bon sens.<br />
Aurélien Graton<br />
p. 44 PSYCHOLOGIE<br />
COMMENT ARRÊTER<br />
DE S’AUTOFLAGELLER<br />
Pour se soulager du poids de la faute,<br />
acceptons que tout ne dépend pas de nous.<br />
Yves-Alexandre Thalmann<br />
p. 50 INTERVIEW<br />
FAIRE LA PAIX<br />
AVEC SON PASSÉ<br />
Déceler les traumatismes de l’enfance est<br />
indispensable pour vivre le cœur plus léger.<br />
Stéphanie Hahusseau<br />
p. 55 TEST<br />
VOTRE ENFANCE<br />
VOUS A-T-ELLE APPRIS<br />
À CULPABILISER ?<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
5<br />
p. 64<br />
p. 94<br />
p. 58 p. 72 p. 76<br />
p. 88<br />
p. 92<br />
p. 58-74 p. 76-91 p. 92-98<br />
ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES<br />
p. 58 RETOUR SUR ACTU<br />
Peut-on aimer une<br />
femme de 50 ans ?<br />
Le scandale provoqué par les déclarations<br />
de Yann Moix en dit long sur les rapports<br />
entre hommes et femmes aujourd’hui.<br />
David Le Breton<br />
p. 64 CLIMAT<br />
Le cerveau va-t-il<br />
détruire notre<br />
planète ?<br />
Nous continuons de surexploiter la planète<br />
tout en sachant très bien ce qui va arriver.<br />
La cause : un bug dans notre cerveau !<br />
p. 72 PSYCHOCITOYENNE<br />
CORALIE CHEVALLIER<br />
ET NICOLAS BAUMARD<br />
Enseigner<br />
au bon niveau<br />
En regroupant les élèves en fonction<br />
de leur niveau dans différentes matières,<br />
on obtient des résultats spectaculaires !<br />
p. 76 APPRENTISSAGE<br />
Comment<br />
j’ai réussi malgré<br />
ma dyslexie<br />
Un témoignage réel décrypté par<br />
deux spécialistes de ce handicap cognitif.<br />
Marc Lamberet<br />
p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX<br />
JEAN-PHILIPPE<br />
LACHAUX<br />
Pensez à faire<br />
une pause !<br />
Le cerveau au repos produit des ondes<br />
spéciales qui ancrent les connaissances<br />
fraîchement apprises.<br />
p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT<br />
NICOLAS<br />
GUÉGUEN<br />
Tous procrastinateurs ?<br />
La procrastination devient massive dans nos<br />
sociétés. Pour reprendre le contrôle du<br />
temps, quelques réflexes sont indispensables.<br />
p. 92 SÉLECTION DE LIVRES<br />
L’Homme douloureux<br />
Éloge des intelligences atypiques<br />
Comment utiliser<br />
les écrans en famille<br />
Comment raisonne notre cerveau<br />
Apprendre à apprendre<br />
Ne coupez jamais la poire en deux<br />
Le Grand Atlas du cerveau<br />
p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE<br />
SEBASTIAN<br />
DIEGUEZ<br />
ŒDIPE ROI<br />
Voudriez-vous<br />
connaître<br />
votre destin ?<br />
Nous voulons savoir ce qui nous attend,<br />
et l’ignorer en même temps.<br />
Une « ignorance délibérée » qui est<br />
au cœur du drame de Sophocle.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
6<br />
DÉCOUVERTES<br />
p. 14 Le régime scalpel p. 20 Magoun et Moruzzi, les explorateurs de la conscience p. 26 Quand la Terre est bleue comme une orange<br />
Actualités<br />
Par la rédaction<br />
NEUROBIOLOGIE<br />
L’éternelle jeunesse<br />
du cerveau féminin<br />
En moyenne, les femmes auraient un âge cérébral<br />
inférieur de quatre ans à celui des hommes.<br />
M. S. Goyal et al., Persistent<br />
metabolic youth in the aging<br />
female brain, PNAS, édition<br />
avancée en ligne du 4 février <strong>2019</strong>.<br />
Rester jeune dans sa<br />
tête, quel beau projet d’avenir.<br />
Surtout dans un monde où l’on nous<br />
promet toutes sortes de démences<br />
séniles, de déclin cognitif et de maladies<br />
neurodégénératives. C’est pourquoi,<br />
depuis quelque temps, l’âge<br />
cérébral est devenu une préoccupation<br />
presque plus importante que<br />
l’âge réel, chronologique, qui figure<br />
sur votre acte de naissance.<br />
© Pewara Nicropithak/Shutterstock.com<br />
QU’EST-CE QUE<br />
L’ÂGE CÉRÉBRAL ?<br />
Le concept d’âge cérébral réunit<br />
des notions aussi diverses que la<br />
souplesse mentale, la qualité de la<br />
mémorisation, mais aussi des facteurs<br />
plus physiologiques comme<br />
l’activité du cerveau au repos ou la<br />
qualité de sa vascularisation. Or une<br />
récente étude publiée dans la revue<br />
PNAS vient de montrer que le cerveau<br />
des femmes resterait plus<br />
jeune, en général, que celui des<br />
hommes.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
7<br />
p. 32 Le point sur Alzheimer<br />
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ÉMOTIONS<br />
La pilule<br />
brouillerait<br />
les émotions<br />
R. Pahnke et al., Frontiers<br />
in Neuroscience, 11 février <strong>2019</strong>.<br />
Deux équipes de neurologues de<br />
la faculté de médecine de Saint<br />
Louis, aux États-Unis ont analysé les<br />
clichés d’imagerie cérébrale de 205<br />
hommes et femmes d’âges variant<br />
entre 20 et 80 ans. Dans leurs travaux,<br />
ils ont pris en compte trois facteurs<br />
: la consommation de glucose,<br />
la vascularisation des différentes<br />
zones cérébrales, et la fraction de<br />
glucose consommée de façon aérobie<br />
et de façon oxydative, sachant<br />
que le cerveau bascule progressivement,<br />
avec les années, vers un métabolisme<br />
de type oxydatif.<br />
UN MÉTABOLISME MOINS<br />
« OXYDATIF »<br />
Premier constat : l’âge cérébral<br />
suit l’âge chronologique. Il lui est corrélé<br />
de manière linéaire, c’est-à-dire<br />
que plus vous vieillissez, plus votre<br />
cerveau vieillit aussi sur un plan physiologique,<br />
ce qui peut se mesurer<br />
par imagerie cérébrale. La corrélation<br />
est si nette qu’il est possible de deviner<br />
l’âge d’une personne en déterminant<br />
son âge cérébral d’après les<br />
clichés. Mais pour les femmes, il faut<br />
retirer quatre ans, quel que soit l’âge<br />
à partir de 20 ans. Rien de moins. Les<br />
hommes ont l’âge de leur cerveau,<br />
mais les femmes parviennent à ralentir<br />
le temps – au moins pour leurs<br />
neurones.<br />
Reste à expliquer cette différence<br />
inattendue. Pour l’instant, l’explication<br />
hormonale tient la corde : les<br />
hormones sexuelles féminines, les<br />
fameux œstrogènes, augmentent la<br />
plasticité synaptique, cette capacité<br />
qu’ont les neurones à se développer<br />
en prise avec leur environnement et<br />
à remanier leurs connexions. Et cette<br />
même neuroplasticité est associée à<br />
une plus forte utilisation aérobie de<br />
glucose, ce qui est la marque d’un<br />
métabolisme jeune.<br />
Une différence qui pourrait se<br />
mettre en place tôt dans la vie d’une<br />
femme, dès la puberté. À partir de cet<br />
âge, la vascularisation du cerveau<br />
commence à diminuer au fil du temps,<br />
mais de façon moins prononcée chez<br />
les femmes, peut-être là encore à<br />
cause du climat hormonal. Et une<br />
bonne vascularisation est le gage<br />
d’une consommation de glucose<br />
aérobie plus efficace, un peu comme<br />
dans un corps d’athlète entraîné.<br />
ENCORE LES HORMONES !<br />
Cela signifie aussi que l’on peut<br />
conserver un cerveau jeune en pratiquant<br />
régulièrement une activité sportive<br />
de fond, dont on sait qu’elle favorise<br />
la vascularisation du cerveau.<br />
Voici donc une étude horriblement<br />
sexiste (le cerveau des hommes et<br />
des femmes, différent ! quelle horreur…),<br />
mais après tout ce n’est que<br />
justice. Les femmes vivant quatre à<br />
cinq ans de plus que les hommes, il<br />
faut bien qu’elles aient un cerveau du<br />
même âge au bout du compte… £<br />
<br />
Sébastien Bohler<br />
Quand votre conjoint(e) s’exclame<br />
« Merci pour ton aide », mieux vaut savoir déceler<br />
si son visage affiche une expression de gratitude<br />
sincère ou une moue d’ironie : la teneur du message<br />
change alors du tout au tout. Or l’équipe<br />
d’Alexander Lischke, de l’université de Potsdam,<br />
en Allemagne, a montré que la prise d’un contraceptif<br />
oral perturbe cette « lecture émotionnelle ».<br />
Les chercheurs ont fait passer un test de reconnaissance<br />
des émotions à 42 femmes qui prenaient<br />
la pilule et à 53 autres qui ne la prenaient pas. Quand<br />
les expressions à identifier étaient complexes, les<br />
femmes du premier groupe ont obtenu un score<br />
près de 10 % inférieur. Une baisse des performances<br />
qui s’expliquerait principalement par l’action de la<br />
pilule sur les concentrations d’œstrogène et de progestérone<br />
; ces hormones sont en effet connues<br />
pour moduler l’activité de régions cérébrales impliquées<br />
dans la reconnaissance des émotions, comme<br />
l’amygdale et le cortex préfrontal.<br />
Les performances étaient en revanche identiques<br />
pour les émotions faciles à reconnaître. La<br />
perturbation reste donc relativement légère et il<br />
reste à déterminer si elle nuit à la vie de couple.<br />
« Si c’est le cas, il faudra fournir aux femmes des<br />
informations plus détaillées sur les conséquences<br />
de l’utilisation des contraceptifs oraux », conclut<br />
Alexander Lischke. £ Guillaume Jacquemont<br />
© Image Point Fr/Shutterstock.com<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
12<br />
DÉCOUVERTES Actualités<br />
NEUROBIOLOGIE<br />
Les hommes<br />
ont la mémoire<br />
de la douleur<br />
L. J. Martin et al., Current<br />
Biology, vol. 29, pp. 1-10, <strong>2019</strong>.<br />
Alors que les hommes supporteraient de plus<br />
forts seuils de douleur que les femmes, ils ont tendance à<br />
devenir de plus en plus sensibles à une même stimulation<br />
douloureuse lorsque celle-ci se répète, d’après la dernière<br />
étude de l’équipe de Jeffrey Mogil, à l’université McGill de<br />
Montréal. Une bonne nouvelle toutefois : il existe des moyens<br />
d’éteindre cette hypersensibilité.<br />
Les chercheurs ont infligé à 41 hommes et 38 femmes, âgés<br />
de 18 à 50 ans, une légère douleur par application de chaleur<br />
sur l’avant-bras. Quelques heures après, les volontaires subissaient<br />
une douleur plus intense – par compression du bras avec<br />
un tensiomètre –, et, le lendemain, de nouveau la première douleur<br />
par chaleur. Parallèlement, Mogil et ses collègues ont pratiqué<br />
ces mêmes tests sur des souris à titre de comparaison.<br />
Aussi bien les femmes que les femelles souris ressentent la<br />
brûlure de la même façon le premier jour et le second… Mais les<br />
hommes et les souris mâles ressentent une douleur supérieure<br />
le second jour, lorsque celle-ci leur est infligée dans un même<br />
lieu. Ils sont devenus hypersensibles à une souffrance pourtant<br />
modérée. Cette sensibilisation constitue une forme de conditionnement<br />
par le contexte : les hommes se souviennent de la douleur<br />
et l’anticipent, et ont plus mal lorsqu’elle se reproduit.<br />
Le stress lié à cette anticipation semble déterminant. Les chercheurs<br />
ont montré que les souris mâles et les hommes sont stressés<br />
à l’idée de retourner dans le lieu où ils ont souffert une première<br />
fois. En revanche, cet effet disparaît chez des souris castrées,<br />
preuve de l’implication de la testostérone dans ce processus.<br />
Peut-on parler d’une mémoire de la douleur ? Oui, car l’injection<br />
d’un inhibiteur de la protéine kinase C, qui participe aux mécanismes<br />
cellulaires de la douleur et de la mémoire, supprime cette<br />
forme d’anticipation stressante de la douleur chez les souris mâles.<br />
Cette étude affine donc les mécanismes de la « mémoire de<br />
la douleur », le souvenir d’une souffrance associée à des émotions<br />
négatives, en révélant le rôle de la testostérone et du stress, et<br />
élargit le champ de la recherche sur les antidouleurs. £ B. S.-L.<br />
Vitamine D égale<br />
neuroplasticité !<br />
La vitamine D serait nécessaire<br />
au bon fonctionnement du<br />
cerveau et de la mémoire, ont<br />
découvert des chercheurs de<br />
l’université du Queensland en<br />
Australie. Privées de cette vitamine,<br />
des souris de laboratoire se<br />
rappellent moins facilement la<br />
sortie d’un labyrinthe et ont de<br />
moins bons scores d’apprentissage.<br />
Dans une zone de leur cerveau<br />
nécessaire à la mémorisation,<br />
l’hippocampe, les protéines<br />
qui entourent les neurones et<br />
les aident à former des connexions<br />
avec leurs voisins sont fragilisées.<br />
Normalement, ces protéines<br />
forment des réseaux de soutien<br />
qui participent à la neuroplasticité.<br />
Il semblerait que la solidité de<br />
ces réseaux « périneuronaux »<br />
soit garantie par la vitamine D,<br />
que l’on trouve dans les poissons<br />
gras, les abats ou le fromage.<br />
Véganes, soyez vigilants ! £ S. B.<br />
12%<br />
de finesse d’odorat<br />
en plus chez des<br />
souris modifiées<br />
génétiquement<br />
pour produire<br />
plus de neurones.<br />
Source : EMBO Journal<br />
© Anipou Akearunung/Shutterstock.com<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
DÉCOUVERTES Actualités<br />
13<br />
PSYCHIATRIE<br />
Un biomarqueur<br />
de la schizophénie<br />
C. M. Cassidy et al., Neuromelanin-sensitive MRI as a noninvasive proxy<br />
measure of dopamine function in the human brain, PNAS, à paraître.<br />
Un magazine édité par POUR LA SCIENCE<br />
170 bis boulevard du Montparnasse<br />
75014 Paris<br />
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne<br />
<strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong><br />
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler<br />
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle<br />
Rédacteur : Guillaume Jacquemont<br />
Conception graphique : William Londiche<br />
Directrice artistique : Céline Lapert<br />
Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel,<br />
Ingrid Leroy<br />
Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble<br />
Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe<br />
Community manager : Aëla Keryhuel<br />
Marketing et diffusion : Arthur Peys<br />
Chef de produit : Charline Buché<br />
Direction du personnel : Olivia Le Prévost<br />
Direction financière : Cécile André<br />
Fabrication : Marianne Sigogne, Olivier Lacam<br />
Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot<br />
Ont également participé à ce numéro : Chantal<br />
Ducoux, Sophie Lem et Séverine Lemaire-Duparcq<br />
Anciens directeurs de la rédaction :<br />
Françoise Pétry et Philippe Boulanger<br />
© Annchen R. Knodt /Duke Edu.<br />
Chez les personnes<br />
schizophrènes, certaines parties du<br />
cerveau sont hyperactives et seraient<br />
à l’origine des troubles cognitifs<br />
constatés, comme les délires ou les<br />
hallucinations. Une technique vient<br />
d’être mise au point par les NIH (équivalent<br />
de l’Inserm) américains, et<br />
pourrait aider à visualiser ces<br />
dysfonctionnements.<br />
UNE MOLÉCULE FACILEMENT<br />
OBSERVABLE EN IRM<br />
Le principe repose sur la détection<br />
de dopamine, un neurotransmetteur<br />
libéré de façon anormale dans le cerveau<br />
des patients et responsable de<br />
l’hyperactivité neuronale. Jusqu’à<br />
présent, il était impossible de détecter<br />
ces changements de dopamine<br />
sans recourir à des méthodes d’imagerie<br />
invasives qui nécessitaient<br />
d’injecter des composants radioactifs<br />
révélant la présence de dopamine.<br />
Mais Clifford Cassidy et ses collègues<br />
ont découvert que la neuromélanine,<br />
un pigment fabriqué par les neurones<br />
à dopamine du cerveau, reflète l’activité<br />
de ces neurones. Or, cette neuromélanine<br />
est détectable par simple<br />
IRM, c’est-à-dire sans procédure invasive.<br />
Il serait alors possible de faire<br />
des IRM de neuromélanine aux<br />
patients à risque, notamment lors<br />
d’examens pédiatriques de suivi,<br />
pour avoir un bon aperçu de l’évolution<br />
d’une éventuelle psychose.<br />
SCHIZOPHRÉNIE,<br />
MAIS AUSSI PARKINSON<br />
Les premières mesures sur des<br />
patients schizophrènes ont révélé que<br />
les niveaux de neuromélanine détectés<br />
par IRM étaient proportionnels à<br />
l’intensité des symptômes psychotiques.<br />
Nous sommes donc en présence<br />
d’un biomarqueur de la psychose,<br />
qui pourrait aussi servir à<br />
caractériser le degré d’avancement<br />
de la maladie de Parkinson : dans cette<br />
maladie, les neurones à dopamine<br />
meurent dans une région du cerveau<br />
appelée substance noire, et Cassidy<br />
et ses collègues ont pu observer in<br />
vivo des pertes de neurones dans trois<br />
sous-régions de la substance noire qui<br />
sont précisément celles observées<br />
post mortem dans les cerveaux de<br />
patients décédés de la maladie. Dès<br />
lors, il sera donc possible de suivre<br />
ces atteintes de façon inoffensive et<br />
plus précoce, ce qui pourrait être un<br />
outil précieux pour l’amélioration des<br />
traitements. £ S. B.<br />
Presse et communication<br />
Susan Mackie<br />
susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05<br />
Publicité France<br />
stephanie.jullien@pourlascience.fr<br />
Espace abonnements<br />
https ://boutique.cerveauetpsycho.fr<br />
Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr<br />
Tél. : 03 67 07 98 17<br />
Adresse postale :<br />
<strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong> - Service des abonnements<br />
19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch<br />
Cedex<br />
Diffusion de <strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong><br />
Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard<br />
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La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet<br />
ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
14<br />
La circulation entre<br />
estomac et cerveau<br />
est à double sens.<br />
En conséquence,<br />
une opération qui<br />
réduit le volume<br />
de l’estomac réduit<br />
aussi la perception<br />
des aliments dans<br />
le cerveau… et l’appétit !<br />
© Bomboland<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
DÉCOUVERTES Santé<br />
15<br />
Le régime<br />
scalpel<br />
Par Bret Stetka, écrivain et journaliste basé à New York, directeur<br />
de la rédaction du site d’information médicale Medscape.<br />
En étudiant les effets de la chirurgie bariatrique<br />
(qui consiste à retirer une partie de l’estomac),<br />
on a constaté qu’elle modifiait le microbiote<br />
et réduisait l’appétit. Pourrait-on obtenir<br />
les mêmes effets sur le microbiote sans opération ?<br />
Teresa se souviendra longtemps de<br />
ses premiers œufs brouillés. Elle avait 41 ans et<br />
était l’infirmière coordinatrice du Centre médical<br />
de l’université Stanford. À la suite d’une<br />
intervention chirurgicale, elle avait littéralement<br />
perdu l’appétit. Elle ne s’alimentait que de<br />
liquides, et seulement à la demande expresse de<br />
son chirurgien. C’est dire si retrouver l’appétit<br />
était un marqueur fort. Le signe que sa<br />
relation aux aliments avait changé.<br />
En profondeur.<br />
Les œufs, ces premiers aliments<br />
solides avalés par<br />
Teresa en quatre longues<br />
semaines, furent une véritable<br />
révélation : simples,<br />
doux et crémeux. Contre<br />
toute attente, Teresa avait<br />
apprécié ce repas. Exit son<br />
appétence pour les sucreries<br />
et les saveurs salées à<br />
EN BREF<br />
£ £ Les médecins ont<br />
longtemps pensé que<br />
la chirurgie bariatrique<br />
aidait les patients<br />
à perdre du poids par<br />
la simple réduction<br />
de la taille de l’estomac.<br />
Mais des résultats récents<br />
suggèrent que d’autres<br />
facteurs sont impliqués.<br />
£ £ Chez les patients<br />
qui subissent cette<br />
opération, les régions du<br />
cerveau engagées dans<br />
la communication avec<br />
les intestins connaissent<br />
un surcroît d’activité.<br />
£ £ Ces interventions<br />
impactent aussi les<br />
populations microbiennes<br />
qui tapissent le système<br />
digestif, provoquant des<br />
signaux d’ajustement<br />
le long de l’axe cerveauintestins<br />
et des habitudes<br />
alimentaires nouvelles<br />
et plus saines.<br />
l’excès, ses frites chéries et les desserts ultrariches.<br />
Elle avait retrouvé l’appétit, mais aussi, et<br />
pour la première fois, le goût des bonnes choses.<br />
En 2012, la quadragénaire avait subi une sleeve<br />
gastrectomy – ou gastrectomie partielle. C’est l’une<br />
des techniques de chirurgie bariatrique destinée à<br />
lutter contre l’obésité sévère, qui consiste à retirer<br />
une partie de l’estomac ou des intestins. Bien plus<br />
que la perte de poids, effectivement bien réelle,<br />
Teresa a été surprise par la transformation de ses<br />
envies à la suite de son opération.<br />
Teresa avait lutté contre ses kilos depuis<br />
l’enfance. Sans succès. Ni les années d’hormonothérapie<br />
associées à un projet de maternité ni<br />
la grossesse qui a suivi n’y avaient rien fait.<br />
« Avant même que j’en prenne conscience, j’avais<br />
dépassé les 120 kilos. Et malgré mes efforts<br />
– régimes et exercices à répétition –, je ne parvenais<br />
pas à me débarrasser de mes rondeurs<br />
excessives. » Les kilos superflus constituaient<br />
aussi un frein dans sa vie de jeune maman.<br />
« Physiquement, je n’étais pas au niveau. »<br />
Grâce à la gastrectomie partielle, la taille de<br />
l’estomac peut passer de celle d’un ballon de football<br />
à celle d’une banane. Ce qui représente une<br />
réduction de 85 % de sa taille initiale. Et un an<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
20<br />
Magoun<br />
et Moruzzi<br />
Les explorateurs<br />
de la conscience<br />
© Illustrations de Lison Bernet<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
DÉCOUVERTES Grandes expériences de neurosciences<br />
21<br />
JEAN-GAËL BARBARA<br />
Chercheur en histoire des neurosciences au CNRS,<br />
au laboratoire Neuroscience Paris Seine et Sorbonne<br />
Paris Cité - laboratoire Sciences, Philosophie, Histoire.<br />
Jusqu’en 1949, on n’imaginait pas<br />
que la conscience était produite par le cerveau.<br />
Et puis, deux neuroanatomistes ont mis au jour<br />
une structure cérébrale qui semblait<br />
être à l’origine de cet état.<br />
EN BREF<br />
£ £ En 1949, deux<br />
neurobiologistes<br />
américain et italien<br />
découvrent qu’une partie<br />
profonde du cerveau,<br />
située à la limite de la<br />
moelle épinière, régule<br />
nos états de conscience.<br />
£ £ Cette découverte a<br />
libéré une avalanche de<br />
théories sur la conscience.<br />
£ £ Celle-ci est<br />
considérée aujourd’hui,<br />
en grande partie,<br />
comme un phénomène<br />
ascendant, qui part<br />
de la base du cerveau<br />
pour inonder l’ensemble<br />
des territoires du cortex.<br />
Le 30 août 1942, Stephen<br />
Ranson décède d’une thrombose coronarienne.<br />
Ce neuroanatomiste de renom, chef de file de<br />
l’école de neuroanatomie de Chicago à l’école<br />
de médecine de l’université Northwestern, laisse<br />
derrière lui de belles découvertes sur certaines<br />
zones du cerveau comme l’hypothalamus, et de<br />
jeunes collaborateurs qui occuperont des postes<br />
importants dans la recherche américaine.<br />
Pour l’un d’entre eux, cette disparition a des<br />
conséquences particulièrement désagréables.<br />
Horace Magoun a 35 ans et doit quitter l’institut<br />
que dirigeait son maître, notamment la belle tour<br />
où il menait ses recherches. Il prend alors<br />
conscience des conditions de travail exceptionnelles<br />
dont il bénéficiait. Une prise de conscience<br />
qui sonne comme un présage de la suite de sa carrière.<br />
Car celle-ci sera justement consacrée à montrer<br />
comment le cerveau humain produit la<br />
conscience, les états d’éveil et de vigilance.<br />
Voici le jeune Magoun privé de crédits, et<br />
sommé de s’installer au sous-sol du département<br />
d’anatomie. Là, sa seule compagnie est la<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
26<br />
Quand<br />
la Terre<br />
est bleue<br />
comme<br />
une orange<br />
Peut-on raisonnablement déclarer que<br />
ce qui est rouge est vert et ce qui est bleu<br />
est orange ? C’est ce qui arrive du jour<br />
au lendemain à Monsieur H., spécialiste<br />
en peinture de carrosseries.<br />
© Ivo Noppen/Getty Images<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
DÉCOUVERTES Cas clinique<br />
27<br />
LAURENT COHEN<br />
Professeur de neurologie<br />
à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
36<br />
Dossier<br />
LA CULPABILITÉ<br />
UNE<br />
ÉMOTION<br />
UTILE ?<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
37<br />
Nous nous sommes tous déjà sentis<br />
coupables : c’est désagréable. Pourtant,<br />
grâce à cette émotion, nous savons<br />
distinguer le bien du mal et vivre<br />
en société. À condition de ne pas se<br />
laisser submerger par une culpabilité<br />
intempestive.<br />
Par Aurélien Graton, maître de conférences et chercheur<br />
au Laboratoire inter-universitaire de psychologie (LIP/PC2S),<br />
à Chambéry.<br />
© RobinOlimb / GettyImages<br />
EN BREF<br />
£ £ « Je me sens mal, j’ai<br />
mal agi »… La culpabilité<br />
est une émotion<br />
désagréable qui apparaît<br />
quand on a commis<br />
une faute ou transgressé<br />
une règle et que l’on<br />
a blessé autrui.<br />
£ £ Pour s’en débarrasser,<br />
il suffit en général<br />
de réparer sa faute ou de<br />
s’excuser. Grâce à cette<br />
émotion, on apprend<br />
à vivre en société.<br />
£ £ Mais parfois, on se<br />
sent coupable alors qu’il<br />
n’y a pas lieu de l’être<br />
et qu’aucune réparation<br />
n’est possible… C’est<br />
alors plus compliqué<br />
d’aller à nouveau mieux.<br />
Comme chaque matin de<br />
la semaine, vous quittez votre domicile pour vous rendre sur<br />
votre lieu de travail. Non loin de l’arrêt de bus, vous apercevez<br />
une personne allongée au sol, emmitouflée dans un sac<br />
de couchage. Un sans domicile fixe que vous avez l’habitude<br />
de croiser. En ce matin d’hiver, la température est fraîche et<br />
vous pensez qu’il faudrait vérifier son état de santé. Mais le<br />
bus arrive. Vous montez ; le travail n’attend pas. À bord, vous<br />
repensez à ce malheureux. Vous avez la sensation d’avoir mal<br />
agi, et vous ressentez comme une boule dans votre ventre.<br />
Vous vous sentez coupable. Alors un peu plus tard dans la<br />
journée, quand sur votre messagerie arrive par hasard un<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
44<br />
DOSSIER SE LIBÉRER DE LA CULPABILITÉ<br />
COMMENT ARRÊTER<br />
S’AUTO<br />
DE
45<br />
Quand nous nous sentons coupables,<br />
c’est parce que nous aimons penser<br />
que le résultat d’un événement dépendait<br />
de nous. La première chose à faire<br />
est alors de renoncer à notre fantasme<br />
de toute-puissance.<br />
FLAGELLER<br />
Par Yves-Alexandre Thalmann, professeur de psychologie au Collège Saint-<br />
Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.<br />
© GoodStudio / shutterstock.com<br />
EN BREF<br />
£ £ La culpabilité est<br />
en général une émotion<br />
utile, mais il en existe<br />
une version plus<br />
délétère : sans raison,<br />
certaines personnes se<br />
sentent en permanence<br />
coupables, ou d’autres<br />
se font manipuler<br />
(on les rend responsables<br />
du malheur d’autrui).<br />
£ £ Dans ces cas,<br />
l’individu pense<br />
qu’il contrôle les faits<br />
ou que le résultat d’un<br />
événement dépend<br />
de lui. D’où le poids<br />
des responsabilités.<br />
£ £ Pour s’en libérer, il faut<br />
abandonner ce besoin<br />
de toute-puissance<br />
et lâcher prise.<br />
Tel le dieu romain Janus, le sentiment<br />
de culpabilité présente un double visage,<br />
à l’origine d’un délicat paradoxe : il est d’une part<br />
fortement désagréable, au point d’empoisonner<br />
parfois l’existence de celles et ceux qui le nourrissent,<br />
mais est d’autre part indispensable à la vie<br />
en société. C’est donc un travail d’équilibriste que<br />
de l’apprivoiser, en tentant de préserver son utilité<br />
tout en limitant son pouvoir destructeur. Au cœur<br />
de ce travail : la notion de responsabilité.<br />
Rappelons pour commencer que des émotions<br />
très proches de la culpabilité apparaissent<br />
en fait assez tôt dans la vie humaine, aux alentours<br />
du dix-huitième mois, lorsqu’émerge la<br />
conscience de soi (l’enfant se reconnaît dans un<br />
miroir) et celle des autres (l’enfant sait que les<br />
autres ont des pensées et désirs différents des<br />
siens, mais cette conscience n’est complètement<br />
mature que beaucoup plus tard, vers l’âge de<br />
8 ans). La culpabilité se manifeste alors comme<br />
une sorte de gendarme intérieur, sanctionnant<br />
les mauvaises actions, c’est-à-dire les transgressions<br />
des règles occasionnant des préjudices<br />
pour autrui. Cette émotion, qui émane du sens<br />
de l’empathie – seul l’individu capable de se<br />
mettre à la place des autres peut en imaginer la<br />
souffrance –, est saine puisqu’elle aide à vivre en<br />
société et à en respecter les obligations. Il est en<br />
effet souhaitable que celui qui provoque un accident<br />
ou qui abîme le bien d’autrui se sente coupable.<br />
Ce sentiment pénible l’encourage à présenter<br />
des excuses et à réparer sa faute. Et<br />
surtout, à éviter à l’avenir les comportements qui<br />
en sont à l’origine. La fonction de gendarme intérieur<br />
de la culpabilité est ainsi d’assurer le respect<br />
les règles en l’absence d’autorité.<br />
COUPABLE EN PERMANENCE<br />
Mais, à côté de cette saine culpabilité, il en<br />
existe une version nettement moins utile. On<br />
pourrait à ce propos évoquer l’image du cancer :<br />
des cellules saines, qui remplissent une fonction<br />
précise, subissent une mutation qui les fait proliférer<br />
hors de tout contrôle, sans plus aucun profit<br />
pour l’organisme qui les héberge. C’est ainsi que<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
50<br />
INTERVIEW<br />
STÉPHANIE<br />
HAHUSSEAU<br />
MÉDECIN PSYCHIATRE, PSYCHOTHÉRAPEUTE<br />
ET SPÉCIALISTE DES ÉMOTIONS.<br />
FAIRE<br />
LA PAIX<br />
AVEC SON PASSÉ<br />
Vous êtes psychiatre<br />
et rencontrez tous<br />
les jours des personnes<br />
qui se culpabilisent.<br />
Qu’est-ce que cela signifie ?<br />
Ce sont des personnes qui souffrent,<br />
qui croient être les seules dans ce caslà<br />
et ne comprennent pas l’origine de<br />
leur mal-être. Autour d’elles, les<br />
autres ont l’air serein, heureux en<br />
couple, ont des enfants épanouis et<br />
qui réussissent, et ont une carrière<br />
florissante. Elles ne savent pas<br />
pourquoi tout va mal chez elles et<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
51<br />
enchaînent les échecs amoureux,<br />
professionnels ou amicaux… Donc<br />
elles pensent avoir un problème, ne<br />
se sentent pas reconnues et accumulent<br />
de la fatigue. Elles s’inquiètent<br />
trop des autres et de leurs<br />
propres actions. Elles se sentent coupables<br />
dès qu’elles font quelque<br />
chose, ou rendent autrui coupables<br />
de leurs émotions.<br />
Grâce aux recherches récentes en psychologie<br />
et neurosciences, ainsi que<br />
l’expérience clinique, on s’aperçoit<br />
que beaucoup de ces comportements<br />
d’auto-culpabilisation sont liés à des<br />
traumatismes ou à des expériences<br />
négatives vécues dans l’enfance, entre<br />
0 et 10 ans, quand le cerveau, notamment<br />
le cortex préfrontal qui permet<br />
la gestion des émotions, n’est pas encore<br />
mature. Le travail consiste donc<br />
à repérer, et à traiter les séquelles, à<br />
l’âge adulte, des expériences traumatiques<br />
de l’enfance. Et c’est beaucoup<br />
plus fréquent qu’on ne le croit.<br />
Qu’entendez-vous par<br />
expériences traumatiques ?<br />
La notion de maltraitance est bien<br />
plus étendue que celle employée<br />
dans le langage courant ; ce ne sont<br />
pas uniquement les abus sexuels et<br />
les agressions physiques. Selon<br />
l’OMS, un quart de la population a<br />
souffert de maltraitance ou victimisation<br />
infantile. Il s’agit des abus et<br />
sévices physiques et émotionnels, de<br />
la présence de personnes perturbées<br />
dans la famille ou l’entourage, des<br />
violences verbales ou physiques, des<br />
absences permanentes ou régulières<br />
d’un ou des deux parents, et de la<br />
négligence physique ou affective.<br />
Par exemple, l’enfant n’a pas été rassuré<br />
assez régulièrement, n’a pas eu<br />
assez de câlins ou de personnes qui<br />
le soutenaient quand il souffrait, n’a<br />
pas été habillé correctement ou soigné<br />
quand il était malade. En fait, il<br />
existe une forme de maltraitance<br />
active, et une forme passive (voir le<br />
questionnaire de polyvictimisation<br />
juvénile page 55). Et cette dernière<br />
est beaucoup plus fréquente que la<br />
première, mais bien plus difficile à<br />
détecter et à soigner. Car repérer<br />
C’était normal de<br />
me faire traiter tous<br />
les jours d’imbécile :<br />
je n’étais pas très<br />
débrouillard. Mais<br />
bon, j’avais 5 ans…<br />
des « manques » d’affection, de<br />
soins, d’attention, etc., dans son histoire<br />
est plus compliqué que de se<br />
souvenir des coups ou des blessures.<br />
La culpabilité pérenne que l’on<br />
ressent ensuite à l’âge adulte est<br />
souvent liée à ce trop-plein d’émotions<br />
négatives qui ont été mal encodées<br />
durant l’enfance. D’autant<br />
qu’il faut se méfier des « étiquetages<br />
» des expériences de son enfance,<br />
car ce sont souvent les autres<br />
qui les ont nommées et désignées<br />
comme banales ou inoffensives au<br />
moment des faits…<br />
Pourquoi ces expériences<br />
traumatiques ont-elles des<br />
conséquences à l’âge adulte ?<br />
Toute forme de maltraitance provoque<br />
des émotions négatives dites<br />
primaires, comme la peur et le<br />
stress, qui, si elles ne sont pas régulées<br />
dans l’enfance grâce à un entourage<br />
bienveillant, risquent d’engendrer<br />
un sentiment de culpabilité<br />
chronique à l’âge adulte. Un enfant<br />
qui reçoit des gifles, des mauvais<br />
traitements physiques, psychologiques<br />
ou qui est négligé, a tendance<br />
à penser, parce que son cerveau n’est<br />
pas mature et qu’il n’est pas capable<br />
d’analyser la situation comme un<br />
adulte, que tout est de sa faute : « Je<br />
n’ai pas fait ce qu’il fallait, j’ai reçu<br />
des coups car j’ai été mauvais, je ne<br />
suis pas à la hauteur, je suis trop<br />
capricieux, voilà pourquoi papa et<br />
maman sont en colère. » Et ces<br />
conclusions, assorties d’émotions<br />
négatives, sont mémorisées et<br />
restent ancrées dans le cerveau,<br />
mais elles sont mal « encodées » tant<br />
qu’on ne les « revisite » pas avec une<br />
vision d’adulte.<br />
Pourquoi faut-il « revisiter »<br />
ces événements du passé ?<br />
On a en général peu de souvenirs de<br />
son enfance. On oublie et on met<br />
beaucoup de choses de côté pour<br />
avancer, car « ça ne sert à rien de s’appesantir<br />
sur le passé », comme on<br />
l’entend souvent. On veut aller de<br />
l’avant, alors on banalise. On se dit<br />
que c’était normal de se faire traiter<br />
tous les jours d’imbécile, car on n’était<br />
pas débrouillard – mais bon, on avait<br />
5 ans. Que ce n’est pas très grave si on<br />
a subi des attouchements à 8 ans, car<br />
après tout, on n’a pas été violé non<br />
plus ! Et on n’en parle pas, car on a un<br />
peu honte. Et puis on pense que si on<br />
n’a pas reçu beaucoup d’affection ni<br />
de respect, c’est qu’on ne devait pas<br />
valoir grand-chose.<br />
L’enfant maltraité se croit responsable<br />
de ce qui lui arrive. Et devenu<br />
adulte, il ne pense pas à tout cela.<br />
Selon les travaux du professeur portugais<br />
de neurologie, neurosciences<br />
et psychologie, António Damásio,<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
58<br />
ÉCLAIRAGES<br />
p. 58 Peut-on aimer une femme de 50 ans ? p. 64 Climat : Le Bug humain p. 72 Enseigner au bon niveau<br />
Retour sur l’actualité<br />
4 JANVIER <strong>2019</strong> Le réalisateur Yann Moix<br />
choque avec ses propos sur les femmes.<br />
DAVID LE BRETON<br />
Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg<br />
et membre de l’institut universitaire de France.<br />
Peut-on<br />
aimer une<br />
femme<br />
de 50 ans ?<br />
Question désolante<br />
– et réponse affligeante –<br />
du réalisateur Yann Moix.<br />
Mais qui nous rappelle<br />
que les femmes sont<br />
encore et toujours<br />
jugées sur leur physique.<br />
«<br />
Je suis incapable d’aimer une femme<br />
de 50 ans. (…) Elles sont invisibles.<br />
Je préfère le corps des femmes<br />
jeunes, c’est tout. Point. Un corps de femme de<br />
25 ans, c’est extraordinaire. Le corps d’une<br />
femme de 50 ans n’est pas extraordinaire du<br />
tout. » En tenant ces propos dans Marie-Claire, le<br />
réalisateur Yann Moix s’est attiré les foudres d’à<br />
peu près tout le monde. Sauf de ceux qui pensent<br />
comme lui et ne se sont pas bousculés pour le<br />
soutenir. Mais ne nous faisons pas d’illusions, ils<br />
existent, probablement plus nombreux qu’on ne<br />
serait enclin à le croire.<br />
UN SIÈCLE DE CONDITIONNEMENT<br />
Qu’a révélé au fond cette affaire ? Elle nous a<br />
livré une expression caricaturale de ce que les<br />
sciences sociales identifient comme une domination<br />
masculine. Le mâle Moix se pose en surplomb,<br />
assuré de son pouvoir d’homme qui ne craint pas<br />
de juger les femmes et de le crier bien haut, sans<br />
état d’âme. Manière de camper sur les avantages<br />
que lui confèrent des stéréotypes de domination<br />
tels que nos sociétés les donnent à penser et à agir.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
59<br />
L’ACTUALITÉ<br />
Le 4 janvier dernier,<br />
le réalisateur Yann Moix<br />
déclarait dans les colonnes<br />
d’un magazine féminin<br />
qu’il ne pouvait pas aimer<br />
une femme de plus<br />
de 50 ans. De nombreuses<br />
voix se sont alors élevées<br />
dans la société pour<br />
condamner cette vision<br />
sexiste et dégradante<br />
de la féminité. Mais une<br />
question subsistait : son<br />
point de vue reflétait-il<br />
celui d’autres hommes ?<br />
LA SCIENCE<br />
La vision exprimée par Moix<br />
est l’héritière d’un<br />
processus ancien. Depuis<br />
les années 1920, le discours<br />
de la société, des publicités<br />
et des médias, n’a cessé<br />
de véhiculer l’idée<br />
que les femmes doivent<br />
être jeunes et belles pour<br />
exister socialement.<br />
Elles sont de ce fait<br />
continuellement soumises<br />
au jugement des hommes<br />
et doivent lutter contre<br />
l’âge pour passer ce test.<br />
L’AVENIR<br />
Avec l’émergence<br />
de la nouvelle figure<br />
des séniors libres et actifs,<br />
la notion de vieillissement<br />
a évolué. Celui-ci ne<br />
représente plus forcément<br />
une déchéance, mais<br />
une nouvelle recherche<br />
de bien-être et<br />
d’épanouissement.<br />
Les femmes peuvent ainsi<br />
se libérer progressivement<br />
du poids de ce regard<br />
qui scrutait le premier<br />
signe de déclin.<br />
© Éric Fougère - Corbis / GettyImages<br />
En réalité le « scandale » Yann Moix n’est que le<br />
résultat d’un long processus de stigmatisation des<br />
traces du vieillissement chez la femme, un processus<br />
qui ne date pas d’hier. Les héroïnes de Balzac<br />
ou de Maupassant étaient déjà hantées par l’apparition<br />
des premières rides qui signaient le début<br />
d’une perte d’attrait très marquée auprès des<br />
hommes. Les romans de l’époque font d’ailleurs<br />
souvent apparaître des héroïnes très préoccupées<br />
par la limite des 25 ans… Mais au moins peut-on<br />
dire qu’il n’existait pas encore à l’époque de réponse<br />
commerciale à cette hantise et que tout cela a commencé<br />
à changer avec l’apparition des premiers<br />
produits industriels et de la publicité, qui a donné<br />
une dimension nouvelle au phénomène.<br />
UNE PUBLICITÉ ASSASSINE<br />
C’est en 1924 que, pour promouvoir ses teintures<br />
pour cheveux, L’Oréal lance une vaste campagne<br />
appuyée sur la presse. Sur une affiche, ces<br />
quelques mots : « Vous êtes trop vieux. » Et l’image<br />
d’un homme triste aux cheveux blancs. Juste en<br />
dessous un texte explique que « telle est l’objection<br />
décisive qui justifie le refus d’embaucher cet<br />
ouvrier : ses cheveux blancs laissent croire qu’il est<br />
usé. Car blanchir, c’est paraître vieux ; paraître<br />
vieux c’est décliner. Il faut demeurer jeune, et<br />
quand les forces restent intactes et l’âme ardente,<br />
ne pas laisser apparaître le stigmate de la vieillesse.<br />
Chaque année, grâce à L’Oréal, plus d’un million<br />
de personnes réalisent ce petit miracle ».<br />
Si la menace brandie devant l’homme est celle<br />
du chômage, pour la femme c’est celle d’être « délaissée<br />
» : « Accepter le premier fil d’argent, c’est renoncer<br />
au bonheur, et vous n’en avez pas le droit puisqu’il<br />
est si facile de conserver longuement à votre chevelure<br />
sa nuance de jeunesse avec L’Oréal. »<br />
Ainsi le marketing de cette époque, déjà, cible<br />
l’homme comme gardien du foyer, source de<br />
revenu, et épingle la femme à la seule exigence de<br />
sa séduction, sous la bienveillance de son mari<br />
qu’elle doit absolument continuer à séduire. Si elle<br />
veut garder son homme ou le préserver du démon<br />
de midi, elle doit rester toujours la même « jeune »<br />
femme au fil du temps.<br />
Les rides virilisent et grandissent les hommes,<br />
elles déféminisent et diminuent les femmes. Le<br />
corps féminin est toujours un lieu de honte, les<br />
« stigmates du vieillissement » la touchent dans son<br />
statut et sa valeur. De même la laideur détruit la<br />
position sociale de la femme, mais constitue pour<br />
l’homme une possible source de virilité. La honte<br />
d’être soi est le monopole du sexe féminin.<br />
UNE DÉVALUATION GLOBALISANTE<br />
Dans les représentations sociales, les traces du<br />
vieillissement pour la femme sont des signes de<br />
débordement, d’un manque de contrôle sur soi<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
64<br />
ÉCLAIRAGES Climat<br />
BONNES FEUILLES – LE BUG HUMAIN<br />
LE CERVEAU<br />
VA-T-IL DÉTRUIRE<br />
NOTRE PLANÈTE ?<br />
Dans son dernier livre – Le Bug humain, éditions Robert Laffont –<br />
notre rédacteur en chef Sébastien Bohler explique que notre cerveau<br />
poursuit des objectifs incompatibles avec la sauvegarde de la planète.<br />
Pour survivre, nous allons être obligés de remodeler nos neurones.<br />
«<br />
Nous sommes peutêtre<br />
la dernière génération qui vivra dans l’opulence,<br />
la santé et la consommation sans frein.<br />
Dans trente ans, le monde n’aura plus rien à voir<br />
avec ce que nous voyons aujourd’hui. Année<br />
après année, les températures montent, les océans<br />
aussi, des milliers d’hectares de terres se transforment<br />
en désert et des millions de personnes se<br />
préparent à quitter leurs foyers pour migrer. De<br />
tout cela, nous sommes responsables.<br />
Pour la première fois de son histoire, l’enjeu<br />
pour l’humanité va être de se survivre à elle-même.<br />
Non plus à des prédateurs, à la faim ou aux maladies,<br />
mais à elle-même. Elle n’y est pas préparée.<br />
Devant ce défi suprême, elle ne répond que par des<br />
incohérences. La preuve. Pourquoi, alors que nous<br />
sommes dotés d’outils extrêmement précis qui nous<br />
informent clairement de la tournure que vont<br />
prendre les événements dans quelques décennies,<br />
restons-nous impassibles ? Pourquoi, face à la catastrophe,<br />
continuons à agir comme par le passé ?<br />
Qu’est-ce qui, en nous, est si dysfonctionnel ?<br />
Cet article est composé<br />
d’extraits du livre<br />
Le Bug humain.<br />
Pourquoi notre cerveau<br />
nous pousse à détruire<br />
la planète et comment<br />
l’en empêcher,<br />
de Sébastien Bohler,<br />
éditions Robert Laffont.<br />
270 pages, 20 euros<br />
Pour répondre à cette question, je me suis<br />
penché sur la part la plus intime et la moins<br />
visible de ce qui fait notre humanité. Ce qui nous<br />
échappe, blotti au fond de notre boîte crânienne,<br />
si obscur et si caché, mais qui nous gouverne.<br />
Notre cerveau.<br />
Ce que j’ai découvert m’a glacé. Ce cerveau,<br />
qu’on présente comme l’organe le plus complexe<br />
de l’univers et dont on chante les louanges à<br />
coups d’émissions de télévision et au fil de<br />
rayons entiers de librairie, est en réalité un<br />
organe au comportement largement défectueux,<br />
porté à la destruction et à la domination, ne<br />
poursuivant que son intérêt propre et incapable<br />
de voir au-delà de quelques décennies. Nous<br />
sommes emportés dans une fuite en avant de<br />
surconsommation, de surproduction, de surexploitation,<br />
de suralimentation, de surendettement<br />
et de surchauffe, parce qu’une partie de<br />
notre cerveau nous y pousse de manière automatique,<br />
sans que nous ayons actuellement les<br />
moyens de le freiner. [...]<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
65<br />
© myillo / shutterstock.com<br />
Aujourd’hui, face à la rapidité des changements qui<br />
interviennent dans notre environnement et qui<br />
vont menacer notre propre existence, nous sommes<br />
comme les pilotes d’un avion dont les témoins<br />
lumineux hurlent à tue-tête pour signaler un crash<br />
imminent, et qui se lanceraient : “Il nous reste deux<br />
minutes, on a encore le temps de se préparer un<br />
bon café.” Il faut en finir avec la vision d’un esprit<br />
humain cohérent, maître de son destin, capable<br />
d’agir par la force de la raison et de s’assurer le<br />
meilleur avenir possible. Notre cerveau est en réalité<br />
une bombe à retardement. Il est animé de<br />
forces contraires qu’il n’arrive pas à concilier. [...]<br />
LE BUG HUMAIN<br />
Le cerveau humain est programmé pour<br />
poursuivre quelques objectifs essentiels, basiques,<br />
liés à sa survie à brève échéance : manger, se<br />
reproduire, acquérir du pouvoir, le faire avec un<br />
minimum d’efforts et glaner un maximum d’informations<br />
sur son environnement. Ces cinq<br />
grands objectifs ont été le leitmotiv de tous les<br />
EN BREF<br />
£ L’humanité est<br />
confrontée à son plus<br />
grand défi : enrayer un<br />
processus de destruction<br />
qu’elle a elle-même<br />
enclenché.<br />
£ Pourquoi, bien<br />
qu’ayant conscience<br />
des problèmes,<br />
ne changeons-nous<br />
pas radicalement ?<br />
£ Des défaillances dans<br />
notre propre cerveau<br />
sont en cause. Si nous<br />
voulons éviter le pire,<br />
nous devons changer<br />
nos schémas mentaux.<br />
cerveaux qui ont précédé le nôtre sur le chemin<br />
accidenté de l’évolution des espèces vivantes. Et<br />
ce, depuis les premiers animaux qui ont vu le jour<br />
dans les océans à l’ère précambrienne, il y a un<br />
demi-milliard d’années, jusqu’au dirigeant d’entreprise<br />
qui règne sur des milliers d’employés et<br />
gère le cours de ses actions depuis son smartphone.<br />
Ils n’en ont pas dévié. Les mécanismes qui<br />
régissent leurs actions sont à la fois simples,<br />
robustes, et ils ont traversé le temps en conservant<br />
certaines caractéristiques essentielles. [...]<br />
Ce système de renforcement a été si efficace<br />
qu’il s’est transmis à toutes les espèces de vertébrés.<br />
Les neurones du striatum, qui charrient de<br />
la dopamine et du plaisir en réponse à tout comportement<br />
tourné vers la survie, sont le moteur<br />
de l’action des poissons, des reptiles, les oiseaux,<br />
des mammifères et des marsupiaux.<br />
Le problème est que le cortex de l’homme s’est<br />
largement développé depuis un million d’années<br />
environ et est autrement plus puissant que celui<br />
d’un poisson ou d’un reptile. En élaborant des<br />
technologies sophistiquées, que ce soit dans le<br />
domaine alimentaire, de l’information ou de la<br />
production de biens matériels, ce cortex est<br />
aujourd’hui capable de procurer au striatum<br />
presque tout ce qu’il désire, parfois sans effort. Et<br />
le problème, c’est que le striatum ne demande<br />
que cela. À aucun moment il ne lui viendrait à<br />
l’idée de se limiter. Il n’est pas fait pour cela. Il<br />
n’a jamais intégré cette donnée, cela n’a pas été<br />
spécifié dans ses plans de construction.<br />
Maîtrisant toujours plus de technologies pour<br />
assouvir nos besoins, nous sommes incapables de<br />
nous modérer dans l’application de ces technologies,<br />
qu’elles aient un rapport à la production de<br />
denrées alimentaires, d’automobiles véhiculant un<br />
statut social, de sexualité sur Internet, de statut<br />
social sur les réseaux du même nom ou d’addiction<br />
à l’information continue. Tout cela forme le carburant<br />
d’une économie de croissance qui n’a aucune<br />
raison de renoncer à son principe fondamental,<br />
car c’est ce principe qui a fait le succès de notre<br />
espèce. [...]<br />
MANGER SANS FAIM<br />
En 2016, l’Organisation mondiale de la santé<br />
livrait un rapport selon lequel on meurt plus sur<br />
Terre aujourd’hui de suralimentation que de dénutrition.<br />
Aujourd’hui, plus de 1,9 milliard d’individus<br />
de plus de 18 ans sont en surpoids. Parmi eux, plus<br />
de 650 millions sont obèses. Ces chiffres ont triplé<br />
en 40 ans et en 2030, on s’attend à ce que 38 % de<br />
l’humanité soit en surpoids, et 20 % obèses. Notre<br />
striatum est programmé pour cela, et nous pousse<br />
à engouffrer encore et toujours plus. [...]<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
72<br />
ÉCLAIRAGES<strong>Psycho</strong> citoyenne<br />
CORALIE CHEVALLIER<br />
ET NICOLAS BAUMARD<br />
Chercheurs en sciences comportementales<br />
au Laboratoire de neurosciences cognitives<br />
de l’École normale supérieure (ENS).<br />
ENSEIGNER<br />
AU BON NIVEAU<br />
Pourquoi rassembler dans une seule classe des élèves<br />
de niveaux disparates ? Quand on les regroupe<br />
au contraire en fonction de leur niveau, ils font tous<br />
des progrès spectaculaires !<br />
S’il est un résultat<br />
robuste en psychologie du développement,<br />
c’est que les enfants se développent<br />
à des vitesses différentes : certains<br />
apprennent très vite, d’autres plus<br />
lentement. La plupart du temps, le système<br />
scolaire ne tient pourtant pas<br />
compte de ces différences, et tous les<br />
enfants du même âge sont regroupés<br />
dans le même niveau, ce qui entraîne évidemment<br />
une grande hétérogénéité dans<br />
les classes. Une étude indienne a par<br />
exemple montré qu’à l’école primaire, la<br />
différence entre les élèves les plus<br />
extrêmes pouvait atteindre cinq à six<br />
années scolaires !<br />
Avec de pareilles différences de<br />
niveau, on peut aisément concevoir qu’il<br />
soit difficile pour les enseignants de<br />
s’adapter à chaque élève. Il semble alors<br />
logique d’enseigner au niveau de l’élève<br />
moyen, ce qui ne permet pas aux élèves<br />
les plus en difficulté de rattraper leur<br />
retard puisque le niveau dépasse leurs<br />
compétences.<br />
LES CLASSES D’ÂGE, UNE IDÉE<br />
PAS SI BONNE QUE CELA<br />
Résultat : l’enseignement n’est pas<br />
adapté aux élèves les plus désavantagés<br />
et ils décrochent progressivement.<br />
Rappelons qu’en France, 20 % des<br />
élèves sortent du système scolaire sans<br />
aucune formation et 10 % sans même le<br />
brevet des collèges, signe qu’ils n’ont<br />
pas trouvé leur place et que le système<br />
scolaire n’a pas su leur offrir un enseignement<br />
adapté.<br />
Le redoublement et le saut de classe<br />
peuvent être vus comme des solutions<br />
au problème de l’hétérogénéité. Mais<br />
pour les élèves en difficulté, cette<br />
option est aussi stigmatisante qu’inefficace.<br />
Plus fondamentalement, ce type<br />
de solution ne résout pas l’hétérogénéité<br />
dans les classes : cette dernière<br />
n’est pas le fait d’un seul enfant qui<br />
serait différent des autres, mais plutôt<br />
de trente enfants ayant chacun un<br />
niveau initial différent, et ce pour chacune<br />
des disciplines enseignées.<br />
Une solution pourrait donc être de<br />
regrouper les élèves non plus en fonction<br />
de leur âge, mais en fonction de leurs<br />
compétences initiales dans chaque<br />
matière. Les élèves seraient ainsi affectés<br />
quelques heures par jour à des<br />
© Yuganov Konstantin / shutterstock.com<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
73<br />
groupes correspondant à leur niveau<br />
réel, et non au niveau de l’élève moyen.<br />
UN BOL D’OXYGÈNE<br />
POUR L’APPRENTISSAGE<br />
Les élèves recevraient alors un enseignement<br />
adapté à leur niveau de compétence<br />
et les élèves les plus en difficulté<br />
ne seraient plus condamnés à tenter de<br />
suivre un rythme inadapté. Ce système<br />
présente par ailleurs l’avantage d’être<br />
moins stigmatisant, puisqu’il ne<br />
concerne qu’une partie de la journée et<br />
varie en fonction des matières. Il ne<br />
s’agirait pas de faire des groupes de<br />
niveau « globaux », ni de créer des classes<br />
de bons élèves et des classes de mauvais<br />
élèves (ce qui serait, pour le coup, très<br />
stigmatisant), mais d’organiser ce<br />
système en fonction des compétences de<br />
chacun dans chaque matière.<br />
Aujourd’hui, un tel dispositif est de<br />
plus en plus utilisé à travers le monde. Plus<br />
de 50 millions d’enfants reçoivent un<br />
enseignement organisé en groupes de<br />
niveau. Alors, cela fonctionne-t-il ? C’est<br />
bien pour répondre à cette question que<br />
Abhijit Banerjee, Esther Duflo et leurs collègues<br />
de l’institut de technologie du<br />
Massachusetts ont étudié l’effet d’un programme<br />
d’enseignement par groupes de<br />
niveau mis en place par l’ONG Pratham<br />
auprès de 30 000 écoliers indiens. Les<br />
bénéficiaires du programme étaient comparables<br />
en tout point aux autres écoliers<br />
mais ils avaient accès à des camps (sortes<br />
de stages où les d’élèves sont amenés à<br />
changer de cadre pour une petite période)<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
76<br />
VIE QUOTIDIENNE<br />
p.76 Comment j’ai réussi malgré ma dyslexie p. 86 L’école des cerveaux p. 88 La question du mois<br />
Comment<br />
j’ai réussi malgré<br />
ma dyslexie<br />
Être dyslexique n’empêche pas de mener<br />
des études universitaires, mais cela nécessite<br />
des stratégies particulières. En témoigne<br />
l’histoire de Marc, décryptée par<br />
deux spécialistes de ce handicap cognitif.<br />
© Matej Kastelic / shutterstock.com<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
77<br />
MARC LAMBERET<br />
Étudiant dyslexique en Master d’ergonomie cognitive<br />
à Aix-Marseille Université.<br />
EN BREF<br />
£ £ Malgré leurs difficultés<br />
de lecture et d’écriture,<br />
un certain nombre<br />
de dyslexiques<br />
parviennent à suivre<br />
avec succès un cursus<br />
universitaire.<br />
£ £ Ils développent alors<br />
une série de stratégies<br />
pour surmonter leur<br />
handicap, tandis que<br />
leur cerveau s’adapte,<br />
en particulier au niveau<br />
du circuit de la lecture.<br />
£ £ Il reste nécessaire<br />
de leur proposer<br />
certaines adaptations,<br />
comme par exemple<br />
un temps supplémentaire<br />
lors des examens.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
88<br />
VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement<br />
NICOLAS GUÉGUEN<br />
Directeur du Laboratoire d’ergonomie<br />
des systèmes, traitement de l’information<br />
et comportement (LESTIC) à Vannes.<br />
TOUS<br />
procrastinateurs ?<br />
Les enquêtes montrent que la procrastination est<br />
massive dans nos sociétés contemporaines. Mais<br />
qu’est-ce qui nous pousse à tout remettre à demain ?<br />
Assis devant votre ordinateur,<br />
vous hésitez : vous avez un rapport à terminer<br />
et un mail un peu délicat à rédiger.<br />
Heureusement, vous avez toute la journée pour<br />
vous en occuper. Allez, un petit tour sur Facebook<br />
pour vous donner du courage…<br />
Si cette situation vous est familière, rassurezvous,<br />
vous n’êtes pas le seul : 72 % des actifs et des<br />
étudiants français déclarent procrastiner au travail,<br />
autrement dit remettre certaines tâches à<br />
plus tard sans raison valable, selon un sondage<br />
OpinionWay commandé en 2018 par la société<br />
JeChange. En moyenne, pendant leur activité professionnelle,<br />
ils consacreraient près de deux<br />
heures par jour à des occupations qui leur donnent<br />
le sentiment de procrastiner, comme traîner sur<br />
les réseaux sociaux ou regarder des photos sur leur<br />
téléphone. Et cela ne s’arrête pas aux portes du<br />
bureau : à la maison, nous avons aussi une sérieuse<br />
tendance à repousser rangement, ménage et paperasse…<br />
Comment lutter contre ce phénomène ?<br />
EN BREF<br />
£ £ Que ce soit au bureau<br />
ou à la maison, nous<br />
avons tous une tendance<br />
plus ou moins affirmée<br />
à reporter les tâches<br />
ennuyeuses, avec<br />
de nombreuses<br />
conséquences négatives.<br />
£ £ Cette tendance<br />
dépend du caractère<br />
de chacun, mais aussi<br />
de facteurs extérieurs,<br />
comme le manque<br />
de sommeil ou l’attrait<br />
pour les réseaux sociaux.<br />
£ £ En agissant sur ces<br />
facteurs et en se fixant<br />
quelques règles simples,<br />
il est possible de<br />
récupérer la maîtrise<br />
de son temps.<br />
Précisons déjà que toutes les façons de<br />
remettre les choses à demain ne se valent pas.<br />
Depuis peu, les chercheurs distinguent deux<br />
types de procrastination. L’une est dite passive :<br />
on aimerait faire autrement, mais on n’y parvient<br />
pas et on en souffre. Dans les enquêtes,<br />
elle se traduit par des affirmations comme : « Je<br />
reporte inutilement le moment de finir un travail,<br />
même quand il est important » ou : « Je<br />
trouve toujours une excuse pour ne pas faire<br />
quelque chose ».<br />
IL Y A LE BON ET LE MAUVAIS<br />
PROCRASTINATEUR<br />
Une seconde forme de procrastination, qualifiée<br />
d’active, consiste à reporter intentionnellement<br />
une tâche ou une décision, pour se donner<br />
le temps de la mûrir et bénéficier de l’excitation<br />
positive liée à l’urgence. Les adeptes de cette pratique<br />
aiment travailler sous pression, car ils se<br />
sentent alors plus performants.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
89<br />
© charlotte-martin/www.c-est-a-dire.fr<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
92<br />
LIVRES<br />
p. 92 Sélection de livres p. 94 Œdipe roi : voudriez-vous connaître votre destin ?<br />
ANALYSE<br />
Par Bernard Calvino<br />
SÉLECTION<br />
MÉDECINE L’Homme douloureux <br />
de Guy Simonnet, Bernard Laurent et David Le Breton <br />
Odile Jacob<br />
APPRENTISSAGE<br />
Comment utiliser<br />
les écrans en famille<br />
d’Elena Pasquinelli<br />
Odile Jacob<br />
Pour écrire ce livre, les auteurs s’y sont mis à trois. Trois<br />
professeurs d’université, trois spécialistes de la douleur,<br />
chacun à sa manière. Il n’en fallait pas moins pour restituer<br />
toute la complexité de ce phénomène.<br />
Guy Simonnet, neurobiologiste, étudie l’hypersensibilité à la douleur<br />
en utilisant des modèles animaux. Bernard Laurent, neurologue,<br />
scrute le cerveau des patients grâce à l’IRMf (imagerie par<br />
résonance magnétique fonctionnelle). Enfin, David Le Breton,<br />
sociologue, analyse les facteurs individuels, sociaux et culturels<br />
qui influencent le rapport à la douleur. Ensemble, ils développent<br />
aussi bien ces derniers aspects que les questions purement<br />
physiologiques et médicamenteuses.<br />
Leur message essentiel est que chacun d’entre nous est unique face<br />
à sa douleur : « La douleur est un langage individuel, sans doute une<br />
des marques les plus signifiantes de notre personnalité, de notre<br />
rapport à la vie. » L’Association internationale d’étude de la douleur<br />
la décrit d’ailleurs comme une « expérience émotionnelle » vécue par<br />
chaque patient, et non comme une simple sensation mesurable.<br />
Les auteurs illustrent par de multiples exemples la façon dont le<br />
parcours de vie affecte la vulnérabilité de chacun. On apprend ainsi<br />
qu’une enfance difficile, marquée par des maltraitances, des deuils<br />
et des séparations, accroît le risque de douleurs chroniques à l’âge<br />
adulte. Ou encore que la souffrance ressentie est supérieure quand<br />
une blessure est causée par une agression, car elle est sans cesse<br />
ravivée par un sentiment d’injustice.<br />
On ne peut qu’encourager à lire cet excellent ouvrage, qui ne réduit<br />
pas le traitement de la douleur à sa seule dimension physiologique.<br />
Au contraire, il plaide pour un processus thérapeutique global,<br />
intégrant l’histoire de chacun. C’est peut-être de cette façon que l’on<br />
commencera à inverser les effrayantes statistiques actuelles, selon<br />
lesquelles plus de 20 % des Européens souffrent de douleurs<br />
chroniques : en soignant non pas la douleur, mais « l’homme<br />
douloureux ».<br />
Bernard Calvino est professeur honoraire<br />
de neurophysiologie, spécialiste de la douleur.<br />
PATHOLOGIE<br />
Éloge des intelligences<br />
atypiques de David<br />
Gourion et Séverine Leduc<br />
Odile Jacob<br />
De plus en plus, les<br />
spécialistes prônent<br />
une autre approche<br />
de l’autisme, moins<br />
stigmatisante, en parlant<br />
de « neurodiversité »:<br />
les personnes autistes<br />
se caractérisent en effet<br />
par une intelligence<br />
particulière, avec ses<br />
forces – comme une<br />
grande sensibilité au<br />
détail – et ses faiblesses<br />
– en particulier dans<br />
le domaine social.<br />
Le psychiatre David<br />
Gourion et la psychologue<br />
Séverine Leduc livrent ici<br />
un plaidoyer convaincant<br />
et scientifiquement<br />
argumenté en faveur de<br />
cette approche. Avec en<br />
prime quelques outils pour<br />
apprendre à surmonter<br />
les difficultés que l’on peut<br />
rencontrer si l’on est<br />
soi-même concerné.<br />
Qu’on le veuille ou<br />
non, les écrans font<br />
désormais partie de notre<br />
quotidien et les nouvelles<br />
générations vont grandir<br />
avec. Comment les<br />
guider vers un usage<br />
raisonné ? C’est ce que<br />
nous explique ici Elena<br />
Pasquinelli, philosophe<br />
et chercheuse en<br />
sciences cognitives.<br />
Sans naïveté mais sans<br />
diabolisation excessive,<br />
elle passe en revue les<br />
différentes fonctions<br />
cognitives susceptibles<br />
d’être affectées par les<br />
écrans – l’attention,<br />
la mémoire, la<br />
socialisation… – et délivre<br />
une série de bonnes<br />
pratiques pour exploiter<br />
au mieux les outils<br />
numériques, tout en<br />
se préservant de leurs<br />
dangers.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
93<br />
COUP DE CŒUR<br />
Par Sébastien Bohler<br />
PSYCHOLOGIE<br />
Comment raisonne<br />
notre cerveau<br />
d’Olivier Houdé<br />
Apprendre à apprendre<br />
de M. Fayol et M. Kail<br />
PUF<br />
Le grand intérêt des<br />
Que sais-je ? est qu’ils<br />
offrent une vision<br />
synthétique de presque<br />
n’importe quel sujet. Cette<br />
nouvelle collection, « La<br />
bibliothèque », renforce<br />
ce côté encyclopédique,<br />
en offrant des<br />
compilations thématiques<br />
et actualisées de ces<br />
petits ouvrages. Pour<br />
l’inaugurer dignement,<br />
Olivier Houdé propose<br />
rien de moins qu’une<br />
théorie de l’esprit humain,<br />
fondée aussi bien sur plus<br />
de deux mille ans de<br />
philosophie que sur les<br />
neurosciences modernes.<br />
Michel Fayol et Michèle<br />
Kail s’attaquent quant<br />
à eux à un autre thème<br />
majeur, en disséquant<br />
la façon dont nous<br />
apprenons à parler, écrire<br />
et compter.<br />
PSYCHOLOGIE<br />
Ne coupez jamais<br />
la poire en deux<br />
de Chris Voss et Tahl Raz<br />
Belfond<br />
Vous aimeriez obtenir<br />
une augmentation<br />
de salaire ? Un prêt pour<br />
acheter un appartement ?<br />
Ou tout simplement que<br />
votre enfant se couche<br />
plus tôt ? Cet ouvrage est<br />
fait pour vous. L’auteur<br />
principal, Chris Voss, est<br />
un ancien négociateur du<br />
FBI, qui a fondé un cabinet<br />
de conseil et donne des<br />
cours dans plusieurs<br />
écoles. C’est ce double<br />
profil qui fait tout le sel de<br />
son livre. Les exemples<br />
tirés de son travail au FBI<br />
insufflent un rythme de<br />
roman policier, tandis que<br />
ceux issus de son<br />
expérience « dans le civil »<br />
rendent son propos très<br />
concernant. Il en résulte<br />
un ouvrage aussi instructif<br />
– où l’on découvre<br />
comment les négociateurs<br />
ont appris à intégrer les<br />
facteurs psychologiques –<br />
qu’utile et agréable à lire.<br />
NEUROSCIENCES Le Grand Atlas du cerveau <br />
Collectif Le Monde/Glénat/ICM<br />
En ouvrant ce livre, vous serez plongé d’un seul coup dans le<br />
cerveau humain comme si vous y étiez. Dans un univers 3D<br />
hyperréaliste, avec de grandes spirales bleutées qui vous<br />
environnent comme des galaxies, de longs filaments violets<br />
qui s’enchevêtrent autour de vous, des bouquets d’anémones<br />
multicolores comme dans les profondeurs de la mer Rouge…<br />
Ce livre, le premier du genre, nous montre notre univers mental<br />
version grand spectacle, de l’intérieur, comme si vous vous trouviez<br />
à la cité de l’espace. Les ressources documentaires de l’Institut du<br />
cerveau et de la moelle épinière sont remarquablement exploitées<br />
par les éditions Glénat et le Monde pour nous livrer un panorama<br />
des grandes fonctions cérébrales et de leurs liens avec<br />
la cognition. On trouvera, au programme, des exposés à la fois<br />
didactiques et digestes du fonctionnement des cinq sens,<br />
de la motricité, du langage, de la mémoire et des émotions… Bref,<br />
de tout ce qui fait notre vie mentale, subjective et sociale.<br />
Les techniques d’imagerie qui nous livrent ces tableaux d’une beauté<br />
exquise sont également expliquées, comme l’invention de la<br />
radiographie, des caméras à scintillation ou de l’IRM. Un adroit<br />
mélange de science et d’esthétisme, donc, qui a le don de rendre plus<br />
aisées la compréhension et la mémorisation des notions abordées.<br />
Et puis, il y a ces moments d’émotion brute, comme lorsque vous<br />
tombez sur le cliché de microscopie d’une cellule astrocytaire<br />
entourée de centaines de filaments luminescents, qui ressemble à un<br />
amas stellaire perdu aux confins de l’univers. On ressort émerveillé<br />
devant les reconstitutions tridimensionnelles de la fine vascularisation<br />
des « colonnes corticales », ces unités de calcul juxtaposées dans<br />
notre cortex cérébral et qui nous permettent d’analyser notre<br />
environnement. Savoir que tout cela existe dans notre crâne rend<br />
humble et heureux à la fois, et ne fait que donner plus de valeur à ce<br />
qui fait la vie de la pensée. En refermant ces pages, on se demande<br />
comment il est possible de parler encore de réductionnisme à propos<br />
des recherches sur les fondements biologiques de notre esprit. Rien<br />
ici n’est réduit, tout est au contraire déployé, révélé et embelli.<br />
Sébastien Bohler est rédacteur<br />
en chef à <strong>Cerveau</strong>&<strong>Psycho</strong>.<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
94<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
LIVRES Neurosciences et littérature<br />
95<br />
SEBASTIAN DIEGUEZ<br />
Chercheur en neurosciences au Laboratoire<br />
de sciences cognitives et neurologiques<br />
de l’université de Fribourg, en Suisse.<br />
Œdipe roi<br />
Voudriez-vous connaître votre destin ?<br />
Tiraillé entre la volonté de connaître son destin<br />
et le refus de savoir : tel est le trait fondamental<br />
de notre psychisme que met en scène le drame<br />
de Sophocle – bien plus qu’un hypothétique<br />
« complexe d’Œdipe ».<br />
«<br />
S’il est horreur plus souveraine<br />
que l’horreur, c’est bien le lot d’Œdipe !» Ainsi<br />
parle un homme perdu, qui fut roi, adoré, puissant<br />
et heureux, mais se retrouve au ban de<br />
l’humanité. De fait, le sort n’est pas tendre avec<br />
Œdipe. Non seulement il a tué son père, mais il<br />
a épousé sa mère, un double tabou qu’il a transgressé<br />
à son insu !<br />
Plus de deux mille ans plus tard, son nom est<br />
solidement rattaché au fameux « complexe<br />
d’Œdipe », de sorte que nous rejouerions tous sa<br />
tragédie dans notre petite enfance. Du moins<br />
selon la théorie freudienne. En réalité, Œdipe roi<br />
est une pièce complexe et riche, qui dit bien<br />
d’autres choses sur la psychologie humaine. Si<br />
l’on creuse un peu, on s’aperçoit que ce drame<br />
concerne avant tout notre rapport trouble à la<br />
connaissance, en particulier la connaissance de<br />
soi. À l’instar d’Œdipe, nous voulons souvent à la<br />
fois savoir et ne pas savoir… comme si la vérité<br />
sur nous-mêmes nous attirait et nous révulsait<br />
tout en même temps.<br />
EN BREF<br />
£ £ Selon Freud, la<br />
tragédie de Sophocle<br />
nous touche parce<br />
qu’elle illustre<br />
une tendance humaine<br />
universelle : désirer<br />
sexuellement le parent<br />
du sexe opposé,<br />
et jalouser le parent<br />
du même sexe.<br />
£ £ Pourtant, l’existence<br />
de ce « complexe<br />
d’Œdipe » reste très<br />
hypothétique.<br />
£ £ Ce qui nous parle tant<br />
chez ce personnage<br />
serait plutôt son rapport<br />
compliqué à la<br />
connaissance de soi, et<br />
son désir contradictoire<br />
de savoir ce qui<br />
va lui arriver tout<br />
en préférant l’ignorer…<br />
Écrite et jouée entre 430 et 420 avant notre<br />
ère, cette grande tragédie de Sophocle n’a cessé<br />
de fasciner et d’épouvanter les foules. Devenu roi<br />
de Thèbes suite au mystérieux assassinat de<br />
Laïos, Œdipe commande une enquête pour<br />
découvrir l’identité du meurtrier. Mais ce pourrait<br />
bien être lui le coupable, puisque les faits<br />
semblent concorder avec un récent épisode où il<br />
a tué un inconnu à la croisée des chemins… De<br />
révélation en révélation, tout finira par concorder<br />
: frappé d’une malédiction, il a été abandonné<br />
à la naissance par Laïos et sa femme Jocaste, puis<br />
élevé à Corinthe par des parents adoptifs. Il a fui<br />
ces derniers, parce que l’Oracle l’a prévenu qu’il<br />
tuerait son père et coucherait avec sa mère. Mais<br />
ironie suprême, c’est précisément en cherchant à<br />
éviter la prophétie qu’il la réalise, puisque c’est<br />
lors de cette fuite qu’il rencontre et tue Laïos,<br />
avant de prendre sa place auprès de Jocaste, sa<br />
mère biologique.<br />
Ainsi, la tragédie fonctionne selon un schéma<br />
simple : Œdipe cherche à échapper à son destin,<br />
N° 109 - Avril <strong>2019</strong>
À retrouver dans ce numéro<br />
p.<br />
76<br />
CERVEAU INVERSÉ<br />
Certains dyslexiques parviennent à faire des<br />
études supérieures en utilisant leur cerveau<br />
« à l’envers » : ils utilisent leur lobe frontal pour<br />
deviner des mots à partir du sens du texte, puis<br />
décryptent leur aspect visuel, alors que la plupart<br />
des gens font l’inverse.<br />
p.<br />
6<br />
4 ANS DE MOINS<br />
pour le cerveau d’une femme que pour celui d’un<br />
homme, au même âge. Les hormones œstrogènes<br />
semblent favoriser un métabolisme aérobie qui<br />
consomme le glucose cérébral en abîmant moins<br />
les neurones…<br />
p.<br />
20<br />
POLIOMYÉLITE<br />
C’est grâce à une épidémie de<br />
poliomyélite en 1942 aux États-Unis<br />
que le chercheur Horace Magoun<br />
découvrit les bases cérébrales<br />
de la conscience. Le virus détruisait<br />
une partie du tronc cérébral et causait<br />
une paralysie. Mais en stimulant cette<br />
zone, le neuroanatomiste se rendit<br />
compte que cela augmentait<br />
le niveau d’éveil et de vigilance.<br />
p.<br />
44<br />
p.<br />
64<br />
EXHAUSTEUR D’ALTRUISME<br />
« Alors que la honte donne envie de se cacher, la culpabilité donne envie de réparer<br />
la faute commise, c’est un exhausteur d’altruisme. » Yves-Alexandre Thalmann<br />
136<br />
milliards de vidéos<br />
pornographiques<br />
sont visionnées<br />
annuellement par<br />
l’humanité. Cela<br />
représente 35 % du<br />
trafic sur Internet,<br />
dont l’impact carbone<br />
est équivalent à celui<br />
du transport aérien.<br />
p.<br />
94<br />
EFFET PANDORE<br />
Les psychologues ont identifié une « pulsion de savoir »<br />
qui nous pousse parfois à vouloir connaître quelque<br />
chose qui peut nous faire du mal. Par exemple, des<br />
volontaires prévenus que certains objets posés devant<br />
eux peuvent émettre des décharges électriques les<br />
manipulent tout de même pour savoir desquels il s’agit.<br />
p.<br />
14<br />
SÉROTONINE<br />
Ce neurotransmetteur impliqué dans l’humeur mais<br />
aussi dans l’appétit est libéré en grande partie par<br />
des bactéries qui colonisent notre estomac. C’est<br />
pourquoi les transferts de microbiote d’un individu<br />
à l’autre peuvent modifier la prise alimentaire<br />
et jusqu’à la corpulence.<br />
p.<br />
58<br />
5 ANS<br />
de plus : c’est la différence<br />
d’âge que les femmes<br />
de 18 à 39 ans recherchent<br />
chez un homme sur Meetic.<br />
Les hommes de plus de 60 ans<br />
demandent, eux, une femme<br />
de 7 ans plus jeune.<br />
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal <strong>avril</strong> <strong>2019</strong> – N° d’édition : M0760109-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412<br />
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 19/02/0019 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot