08.08.2019 Views

Cerveau & Psycho n°109 - avril 2019

Se libérer de la culpabilité Comment alléger sa surcharge morale Les psychologues et neuroscientifiques donnent désormais des clés pour bien gérer cette émotion paradoxale. À découvrir dans ce dossier.



Se libérer de la culpabilité
Comment alléger sa surcharge morale

Les psychologues et neuroscientifiques donnent désormais des clés pour bien gérer cette émotion paradoxale. À découvrir dans ce dossier.

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

<strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong><br />

NOTRE CERVEAU<br />

NOUS POUSSE-T-IL À<br />

DÉTRUIRE LA PLANÈTE ?<br />

N° 109 Avril <strong>2019</strong><br />

M 07656 - 109 - F: 6,50 E - RD<br />

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?k@l@a@j@a";<br />

SE LIBÉRER<br />

DE LA<br />

CULPABILITÉ<br />

Comment alléger<br />

sa surcharge<br />

morale<br />

ÉCOLE<br />

POURQUOI<br />

LES GROUPES<br />

DE NIVEAU<br />

MARCHENT<br />

DYSLEXIE<br />

RÉUSSIR SES ÉTUDES<br />

MALGRÉ LE HANDICAP<br />

PROCRASTINATEURS<br />

POUR NE PLUS TOUT<br />

REMETTRE À DEMAIN<br />

D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €,<br />

MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF


LES CONFÉRENCES<br />

FRANCE INTER<br />

Cycle « <strong>Cerveau</strong> »<br />

Les mystères<br />

du sommeil<br />

Studio 104 de Radio France<br />

Jeudi 18 <strong>avril</strong> à 20h<br />

Une conférence animée par<br />

MATHIEU VIDARD<br />

LIONEL NACCACHE<br />

Et en direct au<br />

cinéma dans<br />

toute la France<br />

Crédit photo : Radio France, Christophe Abramowitz


3<br />

N° 109<br />

NOS CONTRIBUTEURS<br />

ÉDITORIAL<br />

p. 36-42<br />

Aurélien Graton<br />

Maître de conférences et chercheur<br />

au Laboratoire interuniversitaire de psychologie<br />

Personnalité, cognition, changement social,<br />

à Chambéry, il est spécialiste des émotions dites<br />

morales, comme la culpabilité et la honte.<br />

p. 50-54<br />

Stéphanie Hahusseau<br />

Médecin psychiatre et psychothérapeute<br />

à Paris, elle s’intéresse aux émotions et aux traumas<br />

« complexes ». Elle adapte notamment des techniques<br />

de traitement du syndrome de stress post-traumatique<br />

aux souvenirs, « mal digérés », de l’enfance.<br />

p. 58-62<br />

David Le Breton<br />

Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg<br />

et membre de l’institut universitaire de France, David<br />

Le Breton analyse les représentations du corps dans<br />

la société. Il engage ici une réflexion sur le corps des<br />

femmes soumis au jugement permanent des hommes.<br />

p. 76-84<br />

Marc Lamberet<br />

Étudiant dyslexique en master d’ergonomie cognitive<br />

à Aix-Marseille Université, il nous raconte comment,<br />

tout au long de sa scolarité, il a développé diverses<br />

stratégies pour surmonter son handicap cognitif.<br />

SÉBASTIEN<br />

BOHLER<br />

Rédacteur en chef<br />

Si vous ne triez<br />

pas vos déchets,<br />

vous irez en enfer !<br />

La récente décision du pape François d’ériger la destruction de<br />

l’environnement en péché (lors d’un sommet de théologie morale,<br />

il a exprimé le souhait que les mauvais comportements vis-à-vis<br />

de la planète soient entendus plus souvent en confession) est<br />

peut-être un tournant dans l’histoire de nos sociétés.<br />

En effet, qu’est-ce que la culpabilité ? Le sentiment d’avoir mal agi,<br />

certes, mais pendant deux mille ans ce sentiment était celui d’avoir fauté<br />

au regard de la morale religieuse – faire le Mal, désirer une autre femme<br />

ou un autre homme, se montrer cupide, forniquer, paresser ou manger sans<br />

faim. Aujourd’hui, c’est de détruire la planète.<br />

Un nouveau péché au programme. Que peut-on en attendre ? Eh bien,<br />

curieusement, culpabiliser les gens à propos des conséquences de leur comportement<br />

sur l’environnement n’est peut-être pas une si mauvaise idée.<br />

Comme nous l’expliquons dans le dossier central de ce numéro, le sentiment<br />

de culpabilité a quelques avantages ; notamment, il agit comme un « exhausteur<br />

d’altruisme », c’est-à-dire qu’il encourage à réaliser des actes positifs pour<br />

dissiper le sentiment d’avoir fauté. Mais encore faut-il que cette culpabilité<br />

ne soit pas écrasante, auquel cas elle devient contre-productive. Et de ce point<br />

de vue, le passé de l’Église ne plaide pas vraiment en sa faveur.<br />

Le péché contre la planète marque enfin un autre glissement. Pour le<br />

pécheur d’antan, l’enjeu était le salut de l’âme. Aujourd’hui, c’est le salut tout<br />

court. Si nous ne culpabilisons pas un minimum pour nos déchets et nos<br />

moteurs diesel, nous détruirons le monde d’ici-bas et pas seulement nos perspectives<br />

dans l’au-delà. Et ça, c’est un changement radical. De l’enjeu moral,<br />

nous sommes passés à un enjeu de survie. Si vous ne triez pas vos déchets,<br />

vous irez en enfer, oui, mais ce sera un enfer sur Terre. £<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


4<br />

SOMMAIRE<br />

N° 109 AVRIL <strong>2019</strong><br />

p. 14<br />

p. 20 p. 26<br />

p. 32<br />

p. 6-33<br />

DÉCOUVERTES<br />

p. 6 ACTUALITÉS<br />

L’éternelle jeunesse du cerveau<br />

féminin<br />

La pilule qui brouille les émotions<br />

Addictions : quand le cerveau perd<br />

le contrôle<br />

Alcool et cannabis : ados en danger<br />

Comment rapprocher les opinions<br />

Altruisme entre collaborateurs !<br />

Un biomarqueur de la schizophrénie<br />

p. 14 SANTÉ<br />

Le régime scalpel<br />

La chirurgie bariatrique, en réduisant le<br />

volume de l’estomac, change aussi notre<br />

façon de savourer les aliments.<br />

Bret Stetka<br />

p. 20 GRANDES EXPÉRIENCES<br />

DE NEUROSCIENCES<br />

Magoun et Moruzzi,<br />

les explorateurs<br />

de la conscience<br />

En 1949, deux neuroanatomistes<br />

découvrent une zone cérébrale qui semble<br />

à l’origine de la conscience.<br />

Jean-Gaël Barbara<br />

Ce numéro comporte un encart d’abonnement <strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong>, jeté en cahier intérieur<br />

de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonné.<br />

En couverture : © Serprix.com<br />

p. 26 CAS CLINIQUE<br />

LAURENT COHEN<br />

Quand la Terre<br />

est bleue comme<br />

une orange<br />

Peut-on raisonnablement déclarer que<br />

ce qui est rouge est vert et ce qui est bleu<br />

est orange ? C’est ce qui arrive du jour<br />

au lendemain à monsieur H., spécialiste<br />

en peinture de carrosserie.<br />

p. 32 INFOGRAPHIE<br />

Le point sur<br />

Alzheimer<br />

Si aucun traitement curatif n’existe<br />

à ce jour, les connaissances s’accumulent…<br />

Anna von Hopffgarten et Yousun Koh<br />

p. 35-56<br />

Dossier<br />

SE LIBÉRER<br />

DE LA<br />

CULPABILITÉ<br />

p. 36 PSYCHOLOGIE SOCIALE<br />

LA CULPABILITÉ,<br />

UNE ÉMOTION UTILE ?<br />

Tout n’est pas mauvais dans la culpabilité :<br />

elle nous aide souvent à faire évoluer<br />

nos comportements dans le bon sens.<br />

Aurélien Graton<br />

p. 44 PSYCHOLOGIE<br />

COMMENT ARRÊTER<br />

DE S’AUTOFLAGELLER<br />

Pour se soulager du poids de la faute,<br />

acceptons que tout ne dépend pas de nous.<br />

Yves-Alexandre Thalmann<br />

p. 50 INTERVIEW<br />

FAIRE LA PAIX<br />

AVEC SON PASSÉ<br />

Déceler les traumatismes de l’enfance est<br />

indispensable pour vivre le cœur plus léger.<br />

Stéphanie Hahusseau<br />

p. 55 TEST<br />

VOTRE ENFANCE<br />

VOUS A-T-ELLE APPRIS<br />

À CULPABILISER ?<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


5<br />

p. 64<br />

p. 94<br />

p. 58 p. 72 p. 76<br />

p. 88<br />

p. 92<br />

p. 58-74 p. 76-91 p. 92-98<br />

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES<br />

p. 58 RETOUR SUR ACTU<br />

Peut-on aimer une<br />

femme de 50 ans ?<br />

Le scandale provoqué par les déclarations<br />

de Yann Moix en dit long sur les rapports<br />

entre hommes et femmes aujourd’hui.<br />

David Le Breton<br />

p. 64 CLIMAT<br />

Le cerveau va-t-il<br />

détruire notre<br />

planète ?<br />

Nous continuons de surexploiter la planète<br />

tout en sachant très bien ce qui va arriver.<br />

La cause : un bug dans notre cerveau !<br />

p. 72 PSYCHOCITOYENNE<br />

CORALIE CHEVALLIER<br />

ET NICOLAS BAUMARD<br />

Enseigner<br />

au bon niveau<br />

En regroupant les élèves en fonction<br />

de leur niveau dans différentes matières,<br />

on obtient des résultats spectaculaires !<br />

p. 76 APPRENTISSAGE<br />

Comment<br />

j’ai réussi malgré<br />

ma dyslexie<br />

Un témoignage réel décrypté par<br />

deux spécialistes de ce handicap cognitif.<br />

Marc Lamberet<br />

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX<br />

JEAN-PHILIPPE<br />

LACHAUX<br />

Pensez à faire<br />

une pause !<br />

Le cerveau au repos produit des ondes<br />

spéciales qui ancrent les connaissances<br />

fraîchement apprises.<br />

p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT<br />

NICOLAS<br />

GUÉGUEN<br />

Tous procrastinateurs ?<br />

La procrastination devient massive dans nos<br />

sociétés. Pour reprendre le contrôle du<br />

temps, quelques réflexes sont indispensables.<br />

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES<br />

L’Homme douloureux<br />

Éloge des intelligences atypiques<br />

Comment utiliser<br />

les écrans en famille<br />

Comment raisonne notre cerveau<br />

Apprendre à apprendre<br />

Ne coupez jamais la poire en deux<br />

Le Grand Atlas du cerveau<br />

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE<br />

SEBASTIAN<br />

DIEGUEZ<br />

ŒDIPE ROI<br />

Voudriez-vous<br />

connaître<br />

votre destin ?<br />

Nous voulons savoir ce qui nous attend,<br />

et l’ignorer en même temps.<br />

Une « ignorance délibérée » qui est<br />

au cœur du drame de Sophocle.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


6<br />

DÉCOUVERTES<br />

p. 14 Le régime scalpel p. 20 Magoun et Moruzzi, les explorateurs de la conscience p. 26 Quand la Terre est bleue comme une orange<br />

Actualités<br />

Par la rédaction<br />

NEUROBIOLOGIE<br />

L’éternelle jeunesse<br />

du cerveau féminin<br />

En moyenne, les femmes auraient un âge cérébral<br />

inférieur de quatre ans à celui des hommes.<br />

M. S. Goyal et al., Persistent<br />

metabolic youth in the aging<br />

female brain, PNAS, édition<br />

avancée en ligne du 4 février <strong>2019</strong>.<br />

Rester jeune dans sa<br />

tête, quel beau projet d’avenir.<br />

Surtout dans un monde où l’on nous<br />

promet toutes sortes de démences<br />

séniles, de déclin cognitif et de maladies<br />

neurodégénératives. C’est pourquoi,<br />

depuis quelque temps, l’âge<br />

cérébral est devenu une préoccupation<br />

presque plus importante que<br />

l’âge réel, chronologique, qui figure<br />

sur votre acte de naissance.<br />

© Pewara Nicropithak/Shutterstock.com<br />

QU’EST-CE QUE<br />

L’ÂGE CÉRÉBRAL ?<br />

Le concept d’âge cérébral réunit<br />

des notions aussi diverses que la<br />

souplesse mentale, la qualité de la<br />

mémorisation, mais aussi des facteurs<br />

plus physiologiques comme<br />

l’activité du cerveau au repos ou la<br />

qualité de sa vascularisation. Or une<br />

récente étude publiée dans la revue<br />

PNAS vient de montrer que le cerveau<br />

des femmes resterait plus<br />

jeune, en général, que celui des<br />

hommes.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


7<br />

p. 32 Le point sur Alzheimer<br />

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO<br />

ÉMOTIONS<br />

La pilule<br />

brouillerait<br />

les émotions<br />

R. Pahnke et al., Frontiers<br />

in Neuroscience, 11 février <strong>2019</strong>.<br />

Deux équipes de neurologues de<br />

la faculté de médecine de Saint<br />

Louis, aux États-Unis ont analysé les<br />

clichés d’imagerie cérébrale de 205<br />

hommes et femmes d’âges variant<br />

entre 20 et 80 ans. Dans leurs travaux,<br />

ils ont pris en compte trois facteurs<br />

: la consommation de glucose,<br />

la vascularisation des différentes<br />

zones cérébrales, et la fraction de<br />

glucose consommée de façon aérobie<br />

et de façon oxydative, sachant<br />

que le cerveau bascule progressivement,<br />

avec les années, vers un métabolisme<br />

de type oxydatif.<br />

UN MÉTABOLISME MOINS<br />

« OXYDATIF »<br />

Premier constat : l’âge cérébral<br />

suit l’âge chronologique. Il lui est corrélé<br />

de manière linéaire, c’est-à-dire<br />

que plus vous vieillissez, plus votre<br />

cerveau vieillit aussi sur un plan physiologique,<br />

ce qui peut se mesurer<br />

par imagerie cérébrale. La corrélation<br />

est si nette qu’il est possible de deviner<br />

l’âge d’une personne en déterminant<br />

son âge cérébral d’après les<br />

clichés. Mais pour les femmes, il faut<br />

retirer quatre ans, quel que soit l’âge<br />

à partir de 20 ans. Rien de moins. Les<br />

hommes ont l’âge de leur cerveau,<br />

mais les femmes parviennent à ralentir<br />

le temps – au moins pour leurs<br />

neurones.<br />

Reste à expliquer cette différence<br />

inattendue. Pour l’instant, l’explication<br />

hormonale tient la corde : les<br />

hormones sexuelles féminines, les<br />

fameux œstrogènes, augmentent la<br />

plasticité synaptique, cette capacité<br />

qu’ont les neurones à se développer<br />

en prise avec leur environnement et<br />

à remanier leurs connexions. Et cette<br />

même neuroplasticité est associée à<br />

une plus forte utilisation aérobie de<br />

glucose, ce qui est la marque d’un<br />

métabolisme jeune.<br />

Une différence qui pourrait se<br />

mettre en place tôt dans la vie d’une<br />

femme, dès la puberté. À partir de cet<br />

âge, la vascularisation du cerveau<br />

commence à diminuer au fil du temps,<br />

mais de façon moins prononcée chez<br />

les femmes, peut-être là encore à<br />

cause du climat hormonal. Et une<br />

bonne vascularisation est le gage<br />

d’une consommation de glucose<br />

aérobie plus efficace, un peu comme<br />

dans un corps d’athlète entraîné.<br />

ENCORE LES HORMONES !<br />

Cela signifie aussi que l’on peut<br />

conserver un cerveau jeune en pratiquant<br />

régulièrement une activité sportive<br />

de fond, dont on sait qu’elle favorise<br />

la vascularisation du cerveau.<br />

Voici donc une étude horriblement<br />

sexiste (le cerveau des hommes et<br />

des femmes, différent ! quelle horreur…),<br />

mais après tout ce n’est que<br />

justice. Les femmes vivant quatre à<br />

cinq ans de plus que les hommes, il<br />

faut bien qu’elles aient un cerveau du<br />

même âge au bout du compte… £<br />

<br />

Sébastien Bohler<br />

Quand votre conjoint(e) s’exclame<br />

« Merci pour ton aide », mieux vaut savoir déceler<br />

si son visage affiche une expression de gratitude<br />

sincère ou une moue d’ironie : la teneur du message<br />

change alors du tout au tout. Or l’équipe<br />

d’Alexander Lischke, de l’université de Potsdam,<br />

en Allemagne, a montré que la prise d’un contraceptif<br />

oral perturbe cette « lecture émotionnelle ».<br />

Les chercheurs ont fait passer un test de reconnaissance<br />

des émotions à 42 femmes qui prenaient<br />

la pilule et à 53 autres qui ne la prenaient pas. Quand<br />

les expressions à identifier étaient complexes, les<br />

femmes du premier groupe ont obtenu un score<br />

près de 10 % inférieur. Une baisse des performances<br />

qui s’expliquerait principalement par l’action de la<br />

pilule sur les concentrations d’œstrogène et de progestérone<br />

; ces hormones sont en effet connues<br />

pour moduler l’activité de régions cérébrales impliquées<br />

dans la reconnaissance des émotions, comme<br />

l’amygdale et le cortex préfrontal.<br />

Les performances étaient en revanche identiques<br />

pour les émotions faciles à reconnaître. La<br />

perturbation reste donc relativement légère et il<br />

reste à déterminer si elle nuit à la vie de couple.<br />

« Si c’est le cas, il faudra fournir aux femmes des<br />

informations plus détaillées sur les conséquences<br />

de l’utilisation des contraceptifs oraux », conclut<br />

Alexander Lischke. £ Guillaume Jacquemont<br />

© Image Point Fr/Shutterstock.com<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


12<br />

DÉCOUVERTES Actualités<br />

NEUROBIOLOGIE<br />

Les hommes<br />

ont la mémoire<br />

de la douleur<br />

L. J. Martin et al., Current<br />

Biology, vol. 29, pp. 1-10, <strong>2019</strong>.<br />

Alors que les hommes supporteraient de plus<br />

forts seuils de douleur que les femmes, ils ont tendance à<br />

devenir de plus en plus sensibles à une même stimulation<br />

douloureuse lorsque celle-ci se répète, d’après la dernière<br />

étude de l’équipe de Jeffrey Mogil, à l’université McGill de<br />

Montréal. Une bonne nouvelle toutefois : il existe des moyens<br />

d’éteindre cette hypersensibilité.<br />

Les chercheurs ont infligé à 41 hommes et 38 femmes, âgés<br />

de 18 à 50 ans, une légère douleur par application de chaleur<br />

sur l’avant-bras. Quelques heures après, les volontaires subissaient<br />

une douleur plus intense – par compression du bras avec<br />

un tensiomètre –, et, le lendemain, de nouveau la première douleur<br />

par chaleur. Parallèlement, Mogil et ses collègues ont pratiqué<br />

ces mêmes tests sur des souris à titre de comparaison.<br />

Aussi bien les femmes que les femelles souris ressentent la<br />

brûlure de la même façon le premier jour et le second… Mais les<br />

hommes et les souris mâles ressentent une douleur supérieure<br />

le second jour, lorsque celle-ci leur est infligée dans un même<br />

lieu. Ils sont devenus hypersensibles à une souffrance pourtant<br />

modérée. Cette sensibilisation constitue une forme de conditionnement<br />

par le contexte : les hommes se souviennent de la douleur<br />

et l’anticipent, et ont plus mal lorsqu’elle se reproduit.<br />

Le stress lié à cette anticipation semble déterminant. Les chercheurs<br />

ont montré que les souris mâles et les hommes sont stressés<br />

à l’idée de retourner dans le lieu où ils ont souffert une première<br />

fois. En revanche, cet effet disparaît chez des souris castrées,<br />

preuve de l’implication de la testostérone dans ce processus.<br />

Peut-on parler d’une mémoire de la douleur ? Oui, car l’injection<br />

d’un inhibiteur de la protéine kinase C, qui participe aux mécanismes<br />

cellulaires de la douleur et de la mémoire, supprime cette<br />

forme d’anticipation stressante de la douleur chez les souris mâles.<br />

Cette étude affine donc les mécanismes de la « mémoire de<br />

la douleur », le souvenir d’une souffrance associée à des émotions<br />

négatives, en révélant le rôle de la testostérone et du stress, et<br />

élargit le champ de la recherche sur les antidouleurs. £ B. S.-L.<br />

Vitamine D égale<br />

neuroplasticité !<br />

La vitamine D serait nécessaire<br />

au bon fonctionnement du<br />

cerveau et de la mémoire, ont<br />

découvert des chercheurs de<br />

l’université du Queensland en<br />

Australie. Privées de cette vitamine,<br />

des souris de laboratoire se<br />

rappellent moins facilement la<br />

sortie d’un labyrinthe et ont de<br />

moins bons scores d’apprentissage.<br />

Dans une zone de leur cerveau<br />

nécessaire à la mémorisation,<br />

l’hippocampe, les protéines<br />

qui entourent les neurones et<br />

les aident à former des connexions<br />

avec leurs voisins sont fragilisées.<br />

Normalement, ces protéines<br />

forment des réseaux de soutien<br />

qui participent à la neuroplasticité.<br />

Il semblerait que la solidité de<br />

ces réseaux « périneuronaux »<br />

soit garantie par la vitamine D,<br />

que l’on trouve dans les poissons<br />

gras, les abats ou le fromage.<br />

Véganes, soyez vigilants ! £ S. B.<br />

12%<br />

de finesse d’odorat<br />

en plus chez des<br />

souris modifiées<br />

génétiquement<br />

pour produire<br />

plus de neurones.<br />

Source : EMBO Journal<br />

© Anipou Akearunung/Shutterstock.com<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


DÉCOUVERTES Actualités<br />

13<br />

PSYCHIATRIE<br />

Un biomarqueur<br />

de la schizophénie<br />

C. M. Cassidy et al., Neuromelanin-sensitive MRI as a noninvasive proxy<br />

measure of dopamine function in the human brain, PNAS, à paraître.<br />

Un magazine édité par POUR LA SCIENCE<br />

170 bis boulevard du Montparnasse<br />

75014 Paris<br />

Directrice des rédactions : Cécile Lestienne<br />

<strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong><br />

Rédacteur en chef : Sébastien Bohler<br />

Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle<br />

Rédacteur : Guillaume Jacquemont<br />

Conception graphique : William Londiche<br />

Directrice artistique : Céline Lapert<br />

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel,<br />

Ingrid Leroy<br />

Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble<br />

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe<br />

Community manager : Aëla Keryhuel<br />

Marketing et diffusion : Arthur Peys<br />

Chef de produit : Charline Buché<br />

Direction du personnel : Olivia Le Prévost<br />

Direction financière : Cécile André<br />

Fabrication : Marianne Sigogne, Olivier Lacam<br />

Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot<br />

Ont également participé à ce numéro : Chantal<br />

Ducoux, Sophie Lem et Séverine Lemaire-Duparcq<br />

Anciens directeurs de la rédaction :<br />

Françoise Pétry et Philippe Boulanger<br />

© Annchen R. Knodt /Duke Edu.<br />

Chez les personnes<br />

schizophrènes, certaines parties du<br />

cerveau sont hyperactives et seraient<br />

à l’origine des troubles cognitifs<br />

constatés, comme les délires ou les<br />

hallucinations. Une technique vient<br />

d’être mise au point par les NIH (équivalent<br />

de l’Inserm) américains, et<br />

pourrait aider à visualiser ces<br />

dysfonctionnements.<br />

UNE MOLÉCULE FACILEMENT<br />

OBSERVABLE EN IRM<br />

Le principe repose sur la détection<br />

de dopamine, un neurotransmetteur<br />

libéré de façon anormale dans le cerveau<br />

des patients et responsable de<br />

l’hyperactivité neuronale. Jusqu’à<br />

présent, il était impossible de détecter<br />

ces changements de dopamine<br />

sans recourir à des méthodes d’imagerie<br />

invasives qui nécessitaient<br />

d’injecter des composants radioactifs<br />

révélant la présence de dopamine.<br />

Mais Clifford Cassidy et ses collègues<br />

ont découvert que la neuromélanine,<br />

un pigment fabriqué par les neurones<br />

à dopamine du cerveau, reflète l’activité<br />

de ces neurones. Or, cette neuromélanine<br />

est détectable par simple<br />

IRM, c’est-à-dire sans procédure invasive.<br />

Il serait alors possible de faire<br />

des IRM de neuromélanine aux<br />

patients à risque, notamment lors<br />

d’examens pédiatriques de suivi,<br />

pour avoir un bon aperçu de l’évolution<br />

d’une éventuelle psychose.<br />

SCHIZOPHRÉNIE,<br />

MAIS AUSSI PARKINSON<br />

Les premières mesures sur des<br />

patients schizophrènes ont révélé que<br />

les niveaux de neuromélanine détectés<br />

par IRM étaient proportionnels à<br />

l’intensité des symptômes psychotiques.<br />

Nous sommes donc en présence<br />

d’un biomarqueur de la psychose,<br />

qui pourrait aussi servir à<br />

caractériser le degré d’avancement<br />

de la maladie de Parkinson : dans cette<br />

maladie, les neurones à dopamine<br />

meurent dans une région du cerveau<br />

appelée substance noire, et Cassidy<br />

et ses collègues ont pu observer in<br />

vivo des pertes de neurones dans trois<br />

sous-régions de la substance noire qui<br />

sont précisément celles observées<br />

post mortem dans les cerveaux de<br />

patients décédés de la maladie. Dès<br />

lors, il sera donc possible de suivre<br />

ces atteintes de façon inoffensive et<br />

plus précoce, ce qui pourrait être un<br />

outil précieux pour l’amélioration des<br />

traitements. £ S. B.<br />

Presse et communication<br />

Susan Mackie<br />

susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05<br />

Publicité France<br />

stephanie.jullien@pourlascience.fr<br />

Espace abonnements<br />

https ://boutique.cerveauetpsycho.fr<br />

Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr<br />

Tél. : 03 67 07 98 17<br />

Adresse postale :<br />

<strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong> - Service des abonnements<br />

19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch<br />

Cedex<br />

Diffusion de <strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong><br />

Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard<br />

Tél : 04 88 15 12 43<br />

Titre modifiable sur le portail-diffuseurs :<br />

www.direct-editeurs.fr<br />

Abonnement France Métropolitaine :<br />

1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %)<br />

Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 €<br />

Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public<br />

français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les<br />

documents contenus dans la revue <strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong> doivent<br />

être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du<br />

Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.<br />

© Pour la Science S.A.R.L.<br />

Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de<br />

représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de<br />

ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der<br />

Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,<br />

mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,<br />

il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente<br />

revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français<br />

de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins<br />

- 75006 Paris).<br />

Origine du papier : Finlande<br />

Taux de fibres recyclées : 0 %<br />

« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :<br />

Ptot 0,005 kg/tonne<br />

La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet<br />

ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


14<br />

La circulation entre<br />

estomac et cerveau<br />

est à double sens.<br />

En conséquence,<br />

une opération qui<br />

réduit le volume<br />

de l’estomac réduit<br />

aussi la perception<br />

des aliments dans<br />

le cerveau… et l’appétit !<br />

© Bomboland<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


DÉCOUVERTES Santé<br />

15<br />

Le régime<br />

scalpel<br />

Par Bret Stetka, écrivain et journaliste basé à New York, directeur<br />

de la rédaction du site d’information médicale Medscape.<br />

En étudiant les effets de la chirurgie bariatrique<br />

(qui consiste à retirer une partie de l’estomac),<br />

on a constaté qu’elle modifiait le microbiote<br />

et réduisait l’appétit. Pourrait-on obtenir<br />

les mêmes effets sur le microbiote sans opération ?<br />

Teresa se souviendra longtemps de<br />

ses premiers œufs brouillés. Elle avait 41 ans et<br />

était l’infirmière coordinatrice du Centre médical<br />

de l’université Stanford. À la suite d’une<br />

intervention chirurgicale, elle avait littéralement<br />

perdu l’appétit. Elle ne s’alimentait que de<br />

liquides, et seulement à la demande expresse de<br />

son chirurgien. C’est dire si retrouver l’appétit<br />

était un marqueur fort. Le signe que sa<br />

relation aux aliments avait changé.<br />

En profondeur.<br />

Les œufs, ces premiers aliments<br />

solides avalés par<br />

Teresa en quatre longues<br />

semaines, furent une véritable<br />

révélation : simples,<br />

doux et crémeux. Contre<br />

toute attente, Teresa avait<br />

apprécié ce repas. Exit son<br />

appétence pour les sucreries<br />

et les saveurs salées à<br />

EN BREF<br />

£ £ Les médecins ont<br />

longtemps pensé que<br />

la chirurgie bariatrique<br />

aidait les patients<br />

à perdre du poids par<br />

la simple réduction<br />

de la taille de l’estomac.<br />

Mais des résultats récents<br />

suggèrent que d’autres<br />

facteurs sont impliqués.<br />

£ £ Chez les patients<br />

qui subissent cette<br />

opération, les régions du<br />

cerveau engagées dans<br />

la communication avec<br />

les intestins connaissent<br />

un surcroît d’activité.<br />

£ £ Ces interventions<br />

impactent aussi les<br />

populations microbiennes<br />

qui tapissent le système<br />

digestif, provoquant des<br />

signaux d’ajustement<br />

le long de l’axe cerveauintestins<br />

et des habitudes<br />

alimentaires nouvelles<br />

et plus saines.<br />

l’excès, ses frites chéries et les desserts ultrariches.<br />

Elle avait retrouvé l’appétit, mais aussi, et<br />

pour la première fois, le goût des bonnes choses.<br />

En 2012, la quadragénaire avait subi une sleeve<br />

gastrectomy – ou gastrectomie partielle. C’est l’une<br />

des techniques de chirurgie bariatrique destinée à<br />

lutter contre l’obésité sévère, qui consiste à retirer<br />

une partie de l’estomac ou des intestins. Bien plus<br />

que la perte de poids, effectivement bien réelle,<br />

Teresa a été surprise par la transformation de ses<br />

envies à la suite de son opération.<br />

Teresa avait lutté contre ses kilos depuis<br />

l’enfance. Sans succès. Ni les années d’hormonothérapie<br />

associées à un projet de maternité ni<br />

la grossesse qui a suivi n’y avaient rien fait.<br />

« Avant même que j’en prenne conscience, j’avais<br />

dépassé les 120 kilos. Et malgré mes efforts<br />

– régimes et exercices à répétition –, je ne parvenais<br />

pas à me débarrasser de mes rondeurs<br />

excessives. » Les kilos superflus constituaient<br />

aussi un frein dans sa vie de jeune maman.<br />

« Physiquement, je n’étais pas au niveau. »<br />

Grâce à la gastrectomie partielle, la taille de<br />

l’estomac peut passer de celle d’un ballon de football<br />

à celle d’une banane. Ce qui représente une<br />

réduction de 85 % de sa taille initiale. Et un an<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


20<br />

Magoun<br />

et Moruzzi<br />

Les explorateurs<br />

de la conscience<br />

© Illustrations de Lison Bernet<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


DÉCOUVERTES Grandes expériences de neurosciences<br />

21<br />

JEAN-GAËL BARBARA<br />

Chercheur en histoire des neurosciences au CNRS,<br />

au laboratoire Neuroscience Paris Seine et Sorbonne<br />

Paris Cité - laboratoire Sciences, Philosophie, Histoire.<br />

Jusqu’en 1949, on n’imaginait pas<br />

que la conscience était produite par le cerveau.<br />

Et puis, deux neuroanatomistes ont mis au jour<br />

une structure cérébrale qui semblait<br />

être à l’origine de cet état.<br />

EN BREF<br />

£ £ En 1949, deux<br />

neurobiologistes<br />

américain et italien<br />

découvrent qu’une partie<br />

profonde du cerveau,<br />

située à la limite de la<br />

moelle épinière, régule<br />

nos états de conscience.<br />

£ £ Cette découverte a<br />

libéré une avalanche de<br />

théories sur la conscience.<br />

£ £ Celle-ci est<br />

considérée aujourd’hui,<br />

en grande partie,<br />

comme un phénomène<br />

ascendant, qui part<br />

de la base du cerveau<br />

pour inonder l’ensemble<br />

des territoires du cortex.<br />

Le 30 août 1942, Stephen<br />

Ranson décède d’une thrombose coronarienne.<br />

Ce neuroanatomiste de renom, chef de file de<br />

l’école de neuroanatomie de Chicago à l’école<br />

de médecine de l’université Northwestern, laisse<br />

derrière lui de belles découvertes sur certaines<br />

zones du cerveau comme l’hypothalamus, et de<br />

jeunes collaborateurs qui occuperont des postes<br />

importants dans la recherche américaine.<br />

Pour l’un d’entre eux, cette disparition a des<br />

conséquences particulièrement désagréables.<br />

Horace Magoun a 35 ans et doit quitter l’institut<br />

que dirigeait son maître, notamment la belle tour<br />

où il menait ses recherches. Il prend alors<br />

conscience des conditions de travail exceptionnelles<br />

dont il bénéficiait. Une prise de conscience<br />

qui sonne comme un présage de la suite de sa carrière.<br />

Car celle-ci sera justement consacrée à montrer<br />

comment le cerveau humain produit la<br />

conscience, les états d’éveil et de vigilance.<br />

Voici le jeune Magoun privé de crédits, et<br />

sommé de s’installer au sous-sol du département<br />

d’anatomie. Là, sa seule compagnie est la<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


26<br />

Quand<br />

la Terre<br />

est bleue<br />

comme<br />

une orange<br />

Peut-on raisonnablement déclarer que<br />

ce qui est rouge est vert et ce qui est bleu<br />

est orange ? C’est ce qui arrive du jour<br />

au lendemain à Monsieur H., spécialiste<br />

en peinture de carrosseries.<br />

© Ivo Noppen/Getty Images<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


DÉCOUVERTES Cas clinique<br />

27<br />

LAURENT COHEN<br />

Professeur de neurologie<br />

à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


36<br />

Dossier<br />

LA CULPABILITÉ<br />

UNE<br />

ÉMOTION<br />

UTILE ?<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


37<br />

Nous nous sommes tous déjà sentis<br />

coupables : c’est désagréable. Pourtant,<br />

grâce à cette émotion, nous savons<br />

distinguer le bien du mal et vivre<br />

en société. À condition de ne pas se<br />

laisser submerger par une culpabilité<br />

intempestive.<br />

Par Aurélien Graton, maître de conférences et chercheur<br />

au Laboratoire inter-universitaire de psychologie (LIP/PC2S),<br />

à Chambéry.<br />

© RobinOlimb / GettyImages<br />

EN BREF<br />

£ £ « Je me sens mal, j’ai<br />

mal agi »… La culpabilité<br />

est une émotion<br />

désagréable qui apparaît<br />

quand on a commis<br />

une faute ou transgressé<br />

une règle et que l’on<br />

a blessé autrui.<br />

£ £ Pour s’en débarrasser,<br />

il suffit en général<br />

de réparer sa faute ou de<br />

s’excuser. Grâce à cette<br />

émotion, on apprend<br />

à vivre en société.<br />

£ £ Mais parfois, on se<br />

sent coupable alors qu’il<br />

n’y a pas lieu de l’être<br />

et qu’aucune réparation<br />

n’est possible… C’est<br />

alors plus compliqué<br />

d’aller à nouveau mieux.<br />

Comme chaque matin de<br />

la semaine, vous quittez votre domicile pour vous rendre sur<br />

votre lieu de travail. Non loin de l’arrêt de bus, vous apercevez<br />

une personne allongée au sol, emmitouflée dans un sac<br />

de couchage. Un sans domicile fixe que vous avez l’habitude<br />

de croiser. En ce matin d’hiver, la température est fraîche et<br />

vous pensez qu’il faudrait vérifier son état de santé. Mais le<br />

bus arrive. Vous montez ; le travail n’attend pas. À bord, vous<br />

repensez à ce malheureux. Vous avez la sensation d’avoir mal<br />

agi, et vous ressentez comme une boule dans votre ventre.<br />

Vous vous sentez coupable. Alors un peu plus tard dans la<br />

journée, quand sur votre messagerie arrive par hasard un<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


44<br />

DOSSIER SE LIBÉRER DE LA CULPABILITÉ<br />

COMMENT ARRÊTER<br />

S’AUTO<br />

DE


45<br />

Quand nous nous sentons coupables,<br />

c’est parce que nous aimons penser<br />

que le résultat d’un événement dépendait<br />

de nous. La première chose à faire<br />

est alors de renoncer à notre fantasme<br />

de toute-puissance.<br />

FLAGELLER<br />

Par Yves-Alexandre Thalmann, professeur de psychologie au Collège Saint-<br />

Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.<br />

© GoodStudio / shutterstock.com<br />

EN BREF<br />

£ £ La culpabilité est<br />

en général une émotion<br />

utile, mais il en existe<br />

une version plus<br />

délétère : sans raison,<br />

certaines personnes se<br />

sentent en permanence<br />

coupables, ou d’autres<br />

se font manipuler<br />

(on les rend responsables<br />

du malheur d’autrui).<br />

£ £ Dans ces cas,<br />

l’individu pense<br />

qu’il contrôle les faits<br />

ou que le résultat d’un<br />

événement dépend<br />

de lui. D’où le poids<br />

des responsabilités.<br />

£ £ Pour s’en libérer, il faut<br />

abandonner ce besoin<br />

de toute-puissance<br />

et lâcher prise.<br />

Tel le dieu romain Janus, le sentiment<br />

de culpabilité présente un double visage,<br />

à l’origine d’un délicat paradoxe : il est d’une part<br />

fortement désagréable, au point d’empoisonner<br />

parfois l’existence de celles et ceux qui le nourrissent,<br />

mais est d’autre part indispensable à la vie<br />

en société. C’est donc un travail d’équilibriste que<br />

de l’apprivoiser, en tentant de préserver son utilité<br />

tout en limitant son pouvoir destructeur. Au cœur<br />

de ce travail : la notion de responsabilité.<br />

Rappelons pour commencer que des émotions<br />

très proches de la culpabilité apparaissent<br />

en fait assez tôt dans la vie humaine, aux alentours<br />

du dix-huitième mois, lorsqu’émerge la<br />

conscience de soi (l’enfant se reconnaît dans un<br />

miroir) et celle des autres (l’enfant sait que les<br />

autres ont des pensées et désirs différents des<br />

siens, mais cette conscience n’est complètement<br />

mature que beaucoup plus tard, vers l’âge de<br />

8 ans). La culpabilité se manifeste alors comme<br />

une sorte de gendarme intérieur, sanctionnant<br />

les mauvaises actions, c’est-à-dire les transgressions<br />

des règles occasionnant des préjudices<br />

pour autrui. Cette émotion, qui émane du sens<br />

de l’empathie – seul l’individu capable de se<br />

mettre à la place des autres peut en imaginer la<br />

souffrance –, est saine puisqu’elle aide à vivre en<br />

société et à en respecter les obligations. Il est en<br />

effet souhaitable que celui qui provoque un accident<br />

ou qui abîme le bien d’autrui se sente coupable.<br />

Ce sentiment pénible l’encourage à présenter<br />

des excuses et à réparer sa faute. Et<br />

surtout, à éviter à l’avenir les comportements qui<br />

en sont à l’origine. La fonction de gendarme intérieur<br />

de la culpabilité est ainsi d’assurer le respect<br />

les règles en l’absence d’autorité.<br />

COUPABLE EN PERMANENCE<br />

Mais, à côté de cette saine culpabilité, il en<br />

existe une version nettement moins utile. On<br />

pourrait à ce propos évoquer l’image du cancer :<br />

des cellules saines, qui remplissent une fonction<br />

précise, subissent une mutation qui les fait proliférer<br />

hors de tout contrôle, sans plus aucun profit<br />

pour l’organisme qui les héberge. C’est ainsi que<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


50<br />

INTERVIEW<br />

STÉPHANIE<br />

HAHUSSEAU<br />

MÉDECIN PSYCHIATRE, PSYCHOTHÉRAPEUTE<br />

ET SPÉCIALISTE DES ÉMOTIONS.<br />

FAIRE<br />

LA PAIX<br />

AVEC SON PASSÉ<br />

Vous êtes psychiatre<br />

et rencontrez tous<br />

les jours des personnes<br />

qui se culpabilisent.<br />

Qu’est-ce que cela signifie ?<br />

Ce sont des personnes qui souffrent,<br />

qui croient être les seules dans ce caslà<br />

et ne comprennent pas l’origine de<br />

leur mal-être. Autour d’elles, les<br />

autres ont l’air serein, heureux en<br />

couple, ont des enfants épanouis et<br />

qui réussissent, et ont une carrière<br />

florissante. Elles ne savent pas<br />

pourquoi tout va mal chez elles et<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


51<br />

enchaînent les échecs amoureux,<br />

professionnels ou amicaux… Donc<br />

elles pensent avoir un problème, ne<br />

se sentent pas reconnues et accumulent<br />

de la fatigue. Elles s’inquiètent<br />

trop des autres et de leurs<br />

propres actions. Elles se sentent coupables<br />

dès qu’elles font quelque<br />

chose, ou rendent autrui coupables<br />

de leurs émotions.<br />

Grâce aux recherches récentes en psychologie<br />

et neurosciences, ainsi que<br />

l’expérience clinique, on s’aperçoit<br />

que beaucoup de ces comportements<br />

d’auto-culpabilisation sont liés à des<br />

traumatismes ou à des expériences<br />

négatives vécues dans l’enfance, entre<br />

0 et 10 ans, quand le cerveau, notamment<br />

le cortex préfrontal qui permet<br />

la gestion des émotions, n’est pas encore<br />

mature. Le travail consiste donc<br />

à repérer, et à traiter les séquelles, à<br />

l’âge adulte, des expériences traumatiques<br />

de l’enfance. Et c’est beaucoup<br />

plus fréquent qu’on ne le croit.<br />

Qu’entendez-vous par<br />

expériences traumatiques ?<br />

La notion de maltraitance est bien<br />

plus étendue que celle employée<br />

dans le langage courant ; ce ne sont<br />

pas uniquement les abus sexuels et<br />

les agressions physiques. Selon<br />

l’OMS, un quart de la population a<br />

souffert de maltraitance ou victimisation<br />

infantile. Il s’agit des abus et<br />

sévices physiques et émotionnels, de<br />

la présence de personnes perturbées<br />

dans la famille ou l’entourage, des<br />

violences verbales ou physiques, des<br />

absences permanentes ou régulières<br />

d’un ou des deux parents, et de la<br />

négligence physique ou affective.<br />

Par exemple, l’enfant n’a pas été rassuré<br />

assez régulièrement, n’a pas eu<br />

assez de câlins ou de personnes qui<br />

le soutenaient quand il souffrait, n’a<br />

pas été habillé correctement ou soigné<br />

quand il était malade. En fait, il<br />

existe une forme de maltraitance<br />

active, et une forme passive (voir le<br />

questionnaire de polyvictimisation<br />

juvénile page 55). Et cette dernière<br />

est beaucoup plus fréquente que la<br />

première, mais bien plus difficile à<br />

détecter et à soigner. Car repérer<br />

C’était normal de<br />

me faire traiter tous<br />

les jours d’imbécile :<br />

je n’étais pas très<br />

débrouillard. Mais<br />

bon, j’avais 5 ans…<br />

des « manques » d’affection, de<br />

soins, d’attention, etc., dans son histoire<br />

est plus compliqué que de se<br />

souvenir des coups ou des blessures.<br />

La culpabilité pérenne que l’on<br />

ressent ensuite à l’âge adulte est<br />

souvent liée à ce trop-plein d’émotions<br />

négatives qui ont été mal encodées<br />

durant l’enfance. D’autant<br />

qu’il faut se méfier des « étiquetages<br />

» des expériences de son enfance,<br />

car ce sont souvent les autres<br />

qui les ont nommées et désignées<br />

comme banales ou inoffensives au<br />

moment des faits…<br />

Pourquoi ces expériences<br />

traumatiques ont-elles des<br />

conséquences à l’âge adulte ?<br />

Toute forme de maltraitance provoque<br />

des émotions négatives dites<br />

primaires, comme la peur et le<br />

stress, qui, si elles ne sont pas régulées<br />

dans l’enfance grâce à un entourage<br />

bienveillant, risquent d’engendrer<br />

un sentiment de culpabilité<br />

chronique à l’âge adulte. Un enfant<br />

qui reçoit des gifles, des mauvais<br />

traitements physiques, psychologiques<br />

ou qui est négligé, a tendance<br />

à penser, parce que son cerveau n’est<br />

pas mature et qu’il n’est pas capable<br />

d’analyser la situation comme un<br />

adulte, que tout est de sa faute : « Je<br />

n’ai pas fait ce qu’il fallait, j’ai reçu<br />

des coups car j’ai été mauvais, je ne<br />

suis pas à la hauteur, je suis trop<br />

capricieux, voilà pourquoi papa et<br />

maman sont en colère. » Et ces<br />

conclusions, assorties d’émotions<br />

négatives, sont mémorisées et<br />

restent ancrées dans le cerveau,<br />

mais elles sont mal « encodées » tant<br />

qu’on ne les « revisite » pas avec une<br />

vision d’adulte.<br />

Pourquoi faut-il « revisiter »<br />

ces événements du passé ?<br />

On a en général peu de souvenirs de<br />

son enfance. On oublie et on met<br />

beaucoup de choses de côté pour<br />

avancer, car « ça ne sert à rien de s’appesantir<br />

sur le passé », comme on<br />

l’entend souvent. On veut aller de<br />

l’avant, alors on banalise. On se dit<br />

que c’était normal de se faire traiter<br />

tous les jours d’imbécile, car on n’était<br />

pas débrouillard – mais bon, on avait<br />

5 ans. Que ce n’est pas très grave si on<br />

a subi des attouchements à 8 ans, car<br />

après tout, on n’a pas été violé non<br />

plus ! Et on n’en parle pas, car on a un<br />

peu honte. Et puis on pense que si on<br />

n’a pas reçu beaucoup d’affection ni<br />

de respect, c’est qu’on ne devait pas<br />

valoir grand-chose.<br />

L’enfant maltraité se croit responsable<br />

de ce qui lui arrive. Et devenu<br />

adulte, il ne pense pas à tout cela.<br />

Selon les travaux du professeur portugais<br />

de neurologie, neurosciences<br />

et psychologie, António Damásio,<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


58<br />

ÉCLAIRAGES<br />

p. 58 Peut-on aimer une femme de 50 ans ? p. 64 Climat : Le Bug humain p. 72 Enseigner au bon niveau<br />

Retour sur l’actualité<br />

4 JANVIER <strong>2019</strong> Le réalisateur Yann Moix<br />

choque avec ses propos sur les femmes.<br />

DAVID LE BRETON<br />

Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg<br />

et membre de l’institut universitaire de France.<br />

Peut-on<br />

aimer une<br />

femme<br />

de 50 ans ?<br />

Question désolante<br />

– et réponse affligeante –<br />

du réalisateur Yann Moix.<br />

Mais qui nous rappelle<br />

que les femmes sont<br />

encore et toujours<br />

jugées sur leur physique.<br />

«<br />

Je suis incapable d’aimer une femme<br />

de 50 ans. (…) Elles sont invisibles.<br />

Je préfère le corps des femmes<br />

jeunes, c’est tout. Point. Un corps de femme de<br />

25 ans, c’est extraordinaire. Le corps d’une<br />

femme de 50 ans n’est pas extraordinaire du<br />

tout. » En tenant ces propos dans Marie-Claire, le<br />

réalisateur Yann Moix s’est attiré les foudres d’à<br />

peu près tout le monde. Sauf de ceux qui pensent<br />

comme lui et ne se sont pas bousculés pour le<br />

soutenir. Mais ne nous faisons pas d’illusions, ils<br />

existent, probablement plus nombreux qu’on ne<br />

serait enclin à le croire.<br />

UN SIÈCLE DE CONDITIONNEMENT<br />

Qu’a révélé au fond cette affaire ? Elle nous a<br />

livré une expression caricaturale de ce que les<br />

sciences sociales identifient comme une domination<br />

masculine. Le mâle Moix se pose en surplomb,<br />

assuré de son pouvoir d’homme qui ne craint pas<br />

de juger les femmes et de le crier bien haut, sans<br />

état d’âme. Manière de camper sur les avantages<br />

que lui confèrent des stéréotypes de domination<br />

tels que nos sociétés les donnent à penser et à agir.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


59<br />

L’ACTUALITÉ<br />

Le 4 janvier dernier,<br />

le réalisateur Yann Moix<br />

déclarait dans les colonnes<br />

d’un magazine féminin<br />

qu’il ne pouvait pas aimer<br />

une femme de plus<br />

de 50 ans. De nombreuses<br />

voix se sont alors élevées<br />

dans la société pour<br />

condamner cette vision<br />

sexiste et dégradante<br />

de la féminité. Mais une<br />

question subsistait : son<br />

point de vue reflétait-il<br />

celui d’autres hommes ?<br />

LA SCIENCE<br />

La vision exprimée par Moix<br />

est l’héritière d’un<br />

processus ancien. Depuis<br />

les années 1920, le discours<br />

de la société, des publicités<br />

et des médias, n’a cessé<br />

de véhiculer l’idée<br />

que les femmes doivent<br />

être jeunes et belles pour<br />

exister socialement.<br />

Elles sont de ce fait<br />

continuellement soumises<br />

au jugement des hommes<br />

et doivent lutter contre<br />

l’âge pour passer ce test.<br />

L’AVENIR<br />

Avec l’émergence<br />

de la nouvelle figure<br />

des séniors libres et actifs,<br />

la notion de vieillissement<br />

a évolué. Celui-ci ne<br />

représente plus forcément<br />

une déchéance, mais<br />

une nouvelle recherche<br />

de bien-être et<br />

d’épanouissement.<br />

Les femmes peuvent ainsi<br />

se libérer progressivement<br />

du poids de ce regard<br />

qui scrutait le premier<br />

signe de déclin.<br />

© Éric Fougère - Corbis / GettyImages<br />

En réalité le « scandale » Yann Moix n’est que le<br />

résultat d’un long processus de stigmatisation des<br />

traces du vieillissement chez la femme, un processus<br />

qui ne date pas d’hier. Les héroïnes de Balzac<br />

ou de Maupassant étaient déjà hantées par l’apparition<br />

des premières rides qui signaient le début<br />

d’une perte d’attrait très marquée auprès des<br />

hommes. Les romans de l’époque font d’ailleurs<br />

souvent apparaître des héroïnes très préoccupées<br />

par la limite des 25 ans… Mais au moins peut-on<br />

dire qu’il n’existait pas encore à l’époque de réponse<br />

commerciale à cette hantise et que tout cela a commencé<br />

à changer avec l’apparition des premiers<br />

produits industriels et de la publicité, qui a donné<br />

une dimension nouvelle au phénomène.<br />

UNE PUBLICITÉ ASSASSINE<br />

C’est en 1924 que, pour promouvoir ses teintures<br />

pour cheveux, L’Oréal lance une vaste campagne<br />

appuyée sur la presse. Sur une affiche, ces<br />

quelques mots : « Vous êtes trop vieux. » Et l’image<br />

d’un homme triste aux cheveux blancs. Juste en<br />

dessous un texte explique que « telle est l’objection<br />

décisive qui justifie le refus d’embaucher cet<br />

ouvrier : ses cheveux blancs laissent croire qu’il est<br />

usé. Car blanchir, c’est paraître vieux ; paraître<br />

vieux c’est décliner. Il faut demeurer jeune, et<br />

quand les forces restent intactes et l’âme ardente,<br />

ne pas laisser apparaître le stigmate de la vieillesse.<br />

Chaque année, grâce à L’Oréal, plus d’un million<br />

de personnes réalisent ce petit miracle ».<br />

Si la menace brandie devant l’homme est celle<br />

du chômage, pour la femme c’est celle d’être « délaissée<br />

» : « Accepter le premier fil d’argent, c’est renoncer<br />

au bonheur, et vous n’en avez pas le droit puisqu’il<br />

est si facile de conserver longuement à votre chevelure<br />

sa nuance de jeunesse avec L’Oréal. »<br />

Ainsi le marketing de cette époque, déjà, cible<br />

l’homme comme gardien du foyer, source de<br />

revenu, et épingle la femme à la seule exigence de<br />

sa séduction, sous la bienveillance de son mari<br />

qu’elle doit absolument continuer à séduire. Si elle<br />

veut garder son homme ou le préserver du démon<br />

de midi, elle doit rester toujours la même « jeune »<br />

femme au fil du temps.<br />

Les rides virilisent et grandissent les hommes,<br />

elles déféminisent et diminuent les femmes. Le<br />

corps féminin est toujours un lieu de honte, les<br />

« stigmates du vieillissement » la touchent dans son<br />

statut et sa valeur. De même la laideur détruit la<br />

position sociale de la femme, mais constitue pour<br />

l’homme une possible source de virilité. La honte<br />

d’être soi est le monopole du sexe féminin.<br />

UNE DÉVALUATION GLOBALISANTE<br />

Dans les représentations sociales, les traces du<br />

vieillissement pour la femme sont des signes de<br />

débordement, d’un manque de contrôle sur soi<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


64<br />

ÉCLAIRAGES Climat<br />

BONNES FEUILLES – LE BUG HUMAIN<br />

LE CERVEAU<br />

VA-T-IL DÉTRUIRE<br />

NOTRE PLANÈTE ?<br />

Dans son dernier livre – Le Bug humain, éditions Robert Laffont –<br />

notre rédacteur en chef Sébastien Bohler explique que notre cerveau<br />

poursuit des objectifs incompatibles avec la sauvegarde de la planète.<br />

Pour survivre, nous allons être obligés de remodeler nos neurones.<br />

«<br />

Nous sommes peutêtre<br />

la dernière génération qui vivra dans l’opulence,<br />

la santé et la consommation sans frein.<br />

Dans trente ans, le monde n’aura plus rien à voir<br />

avec ce que nous voyons aujourd’hui. Année<br />

après année, les températures montent, les océans<br />

aussi, des milliers d’hectares de terres se transforment<br />

en désert et des millions de personnes se<br />

préparent à quitter leurs foyers pour migrer. De<br />

tout cela, nous sommes responsables.<br />

Pour la première fois de son histoire, l’enjeu<br />

pour l’humanité va être de se survivre à elle-même.<br />

Non plus à des prédateurs, à la faim ou aux maladies,<br />

mais à elle-même. Elle n’y est pas préparée.<br />

Devant ce défi suprême, elle ne répond que par des<br />

incohérences. La preuve. Pourquoi, alors que nous<br />

sommes dotés d’outils extrêmement précis qui nous<br />

informent clairement de la tournure que vont<br />

prendre les événements dans quelques décennies,<br />

restons-nous impassibles ? Pourquoi, face à la catastrophe,<br />

continuons à agir comme par le passé ?<br />

Qu’est-ce qui, en nous, est si dysfonctionnel ?<br />

Cet article est composé<br />

d’extraits du livre<br />

Le Bug humain.<br />

Pourquoi notre cerveau<br />

nous pousse à détruire<br />

la planète et comment<br />

l’en empêcher,<br />

de Sébastien Bohler,<br />

éditions Robert Laffont.<br />

270 pages, 20 euros<br />

Pour répondre à cette question, je me suis<br />

penché sur la part la plus intime et la moins<br />

visible de ce qui fait notre humanité. Ce qui nous<br />

échappe, blotti au fond de notre boîte crânienne,<br />

si obscur et si caché, mais qui nous gouverne.<br />

Notre cerveau.<br />

Ce que j’ai découvert m’a glacé. Ce cerveau,<br />

qu’on présente comme l’organe le plus complexe<br />

de l’univers et dont on chante les louanges à<br />

coups d’émissions de télévision et au fil de<br />

rayons entiers de librairie, est en réalité un<br />

organe au comportement largement défectueux,<br />

porté à la destruction et à la domination, ne<br />

poursuivant que son intérêt propre et incapable<br />

de voir au-delà de quelques décennies. Nous<br />

sommes emportés dans une fuite en avant de<br />

surconsommation, de surproduction, de surexploitation,<br />

de suralimentation, de surendettement<br />

et de surchauffe, parce qu’une partie de<br />

notre cerveau nous y pousse de manière automatique,<br />

sans que nous ayons actuellement les<br />

moyens de le freiner. [...]<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


65<br />

© myillo / shutterstock.com<br />

Aujourd’hui, face à la rapidité des changements qui<br />

interviennent dans notre environnement et qui<br />

vont menacer notre propre existence, nous sommes<br />

comme les pilotes d’un avion dont les témoins<br />

lumineux hurlent à tue-tête pour signaler un crash<br />

imminent, et qui se lanceraient : “Il nous reste deux<br />

minutes, on a encore le temps de se préparer un<br />

bon café.” Il faut en finir avec la vision d’un esprit<br />

humain cohérent, maître de son destin, capable<br />

d’agir par la force de la raison et de s’assurer le<br />

meilleur avenir possible. Notre cerveau est en réalité<br />

une bombe à retardement. Il est animé de<br />

forces contraires qu’il n’arrive pas à concilier. [...]<br />

LE BUG HUMAIN<br />

Le cerveau humain est programmé pour<br />

poursuivre quelques objectifs essentiels, basiques,<br />

liés à sa survie à brève échéance : manger, se<br />

reproduire, acquérir du pouvoir, le faire avec un<br />

minimum d’efforts et glaner un maximum d’informations<br />

sur son environnement. Ces cinq<br />

grands objectifs ont été le leitmotiv de tous les<br />

EN BREF<br />

£ L’humanité est<br />

confrontée à son plus<br />

grand défi : enrayer un<br />

processus de destruction<br />

qu’elle a elle-même<br />

enclenché.<br />

£ Pourquoi, bien<br />

qu’ayant conscience<br />

des problèmes,<br />

ne changeons-nous<br />

pas radicalement ?<br />

£ Des défaillances dans<br />

notre propre cerveau<br />

sont en cause. Si nous<br />

voulons éviter le pire,<br />

nous devons changer<br />

nos schémas mentaux.<br />

cerveaux qui ont précédé le nôtre sur le chemin<br />

accidenté de l’évolution des espèces vivantes. Et<br />

ce, depuis les premiers animaux qui ont vu le jour<br />

dans les océans à l’ère précambrienne, il y a un<br />

demi-milliard d’années, jusqu’au dirigeant d’entreprise<br />

qui règne sur des milliers d’employés et<br />

gère le cours de ses actions depuis son smartphone.<br />

Ils n’en ont pas dévié. Les mécanismes qui<br />

régissent leurs actions sont à la fois simples,<br />

robustes, et ils ont traversé le temps en conservant<br />

certaines caractéristiques essentielles. [...]<br />

Ce système de renforcement a été si efficace<br />

qu’il s’est transmis à toutes les espèces de vertébrés.<br />

Les neurones du striatum, qui charrient de<br />

la dopamine et du plaisir en réponse à tout comportement<br />

tourné vers la survie, sont le moteur<br />

de l’action des poissons, des reptiles, les oiseaux,<br />

des mammifères et des marsupiaux.<br />

Le problème est que le cortex de l’homme s’est<br />

largement développé depuis un million d’années<br />

environ et est autrement plus puissant que celui<br />

d’un poisson ou d’un reptile. En élaborant des<br />

technologies sophistiquées, que ce soit dans le<br />

domaine alimentaire, de l’information ou de la<br />

production de biens matériels, ce cortex est<br />

aujourd’hui capable de procurer au striatum<br />

presque tout ce qu’il désire, parfois sans effort. Et<br />

le problème, c’est que le striatum ne demande<br />

que cela. À aucun moment il ne lui viendrait à<br />

l’idée de se limiter. Il n’est pas fait pour cela. Il<br />

n’a jamais intégré cette donnée, cela n’a pas été<br />

spécifié dans ses plans de construction.<br />

Maîtrisant toujours plus de technologies pour<br />

assouvir nos besoins, nous sommes incapables de<br />

nous modérer dans l’application de ces technologies,<br />

qu’elles aient un rapport à la production de<br />

denrées alimentaires, d’automobiles véhiculant un<br />

statut social, de sexualité sur Internet, de statut<br />

social sur les réseaux du même nom ou d’addiction<br />

à l’information continue. Tout cela forme le carburant<br />

d’une économie de croissance qui n’a aucune<br />

raison de renoncer à son principe fondamental,<br />

car c’est ce principe qui a fait le succès de notre<br />

espèce. [...]<br />

MANGER SANS FAIM<br />

En 2016, l’Organisation mondiale de la santé<br />

livrait un rapport selon lequel on meurt plus sur<br />

Terre aujourd’hui de suralimentation que de dénutrition.<br />

Aujourd’hui, plus de 1,9 milliard d’individus<br />

de plus de 18 ans sont en surpoids. Parmi eux, plus<br />

de 650 millions sont obèses. Ces chiffres ont triplé<br />

en 40 ans et en 2030, on s’attend à ce que 38 % de<br />

l’humanité soit en surpoids, et 20 % obèses. Notre<br />

striatum est programmé pour cela, et nous pousse<br />

à engouffrer encore et toujours plus. [...]<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


72<br />

ÉCLAIRAGES<strong>Psycho</strong> citoyenne<br />

CORALIE CHEVALLIER<br />

ET NICOLAS BAUMARD<br />

Chercheurs en sciences comportementales<br />

au Laboratoire de neurosciences cognitives<br />

de l’École normale supérieure (ENS).<br />

ENSEIGNER<br />

AU BON NIVEAU<br />

Pourquoi rassembler dans une seule classe des élèves<br />

de niveaux disparates ? Quand on les regroupe<br />

au contraire en fonction de leur niveau, ils font tous<br />

des progrès spectaculaires !<br />

S’il est un résultat<br />

robuste en psychologie du développement,<br />

c’est que les enfants se développent<br />

à des vitesses différentes : certains<br />

apprennent très vite, d’autres plus<br />

lentement. La plupart du temps, le système<br />

scolaire ne tient pourtant pas<br />

compte de ces différences, et tous les<br />

enfants du même âge sont regroupés<br />

dans le même niveau, ce qui entraîne évidemment<br />

une grande hétérogénéité dans<br />

les classes. Une étude indienne a par<br />

exemple montré qu’à l’école primaire, la<br />

différence entre les élèves les plus<br />

extrêmes pouvait atteindre cinq à six<br />

années scolaires !<br />

Avec de pareilles différences de<br />

niveau, on peut aisément concevoir qu’il<br />

soit difficile pour les enseignants de<br />

s’adapter à chaque élève. Il semble alors<br />

logique d’enseigner au niveau de l’élève<br />

moyen, ce qui ne permet pas aux élèves<br />

les plus en difficulté de rattraper leur<br />

retard puisque le niveau dépasse leurs<br />

compétences.<br />

LES CLASSES D’ÂGE, UNE IDÉE<br />

PAS SI BONNE QUE CELA<br />

Résultat : l’enseignement n’est pas<br />

adapté aux élèves les plus désavantagés<br />

et ils décrochent progressivement.<br />

Rappelons qu’en France, 20 % des<br />

élèves sortent du système scolaire sans<br />

aucune formation et 10 % sans même le<br />

brevet des collèges, signe qu’ils n’ont<br />

pas trouvé leur place et que le système<br />

scolaire n’a pas su leur offrir un enseignement<br />

adapté.<br />

Le redoublement et le saut de classe<br />

peuvent être vus comme des solutions<br />

au problème de l’hétérogénéité. Mais<br />

pour les élèves en difficulté, cette<br />

option est aussi stigmatisante qu’inefficace.<br />

Plus fondamentalement, ce type<br />

de solution ne résout pas l’hétérogénéité<br />

dans les classes : cette dernière<br />

n’est pas le fait d’un seul enfant qui<br />

serait différent des autres, mais plutôt<br />

de trente enfants ayant chacun un<br />

niveau initial différent, et ce pour chacune<br />

des disciplines enseignées.<br />

Une solution pourrait donc être de<br />

regrouper les élèves non plus en fonction<br />

de leur âge, mais en fonction de leurs<br />

compétences initiales dans chaque<br />

matière. Les élèves seraient ainsi affectés<br />

quelques heures par jour à des<br />

© Yuganov Konstantin / shutterstock.com<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


73<br />

groupes correspondant à leur niveau<br />

réel, et non au niveau de l’élève moyen.<br />

UN BOL D’OXYGÈNE<br />

POUR L’APPRENTISSAGE<br />

Les élèves recevraient alors un enseignement<br />

adapté à leur niveau de compétence<br />

et les élèves les plus en difficulté<br />

ne seraient plus condamnés à tenter de<br />

suivre un rythme inadapté. Ce système<br />

présente par ailleurs l’avantage d’être<br />

moins stigmatisant, puisqu’il ne<br />

concerne qu’une partie de la journée et<br />

varie en fonction des matières. Il ne<br />

s’agirait pas de faire des groupes de<br />

niveau « globaux », ni de créer des classes<br />

de bons élèves et des classes de mauvais<br />

élèves (ce qui serait, pour le coup, très<br />

stigmatisant), mais d’organiser ce<br />

système en fonction des compétences de<br />

chacun dans chaque matière.<br />

Aujourd’hui, un tel dispositif est de<br />

plus en plus utilisé à travers le monde. Plus<br />

de 50 millions d’enfants reçoivent un<br />

enseignement organisé en groupes de<br />

niveau. Alors, cela fonctionne-t-il ? C’est<br />

bien pour répondre à cette question que<br />

Abhijit Banerjee, Esther Duflo et leurs collègues<br />

de l’institut de technologie du<br />

Massachusetts ont étudié l’effet d’un programme<br />

d’enseignement par groupes de<br />

niveau mis en place par l’ONG Pratham<br />

auprès de 30 000 écoliers indiens. Les<br />

bénéficiaires du programme étaient comparables<br />

en tout point aux autres écoliers<br />

mais ils avaient accès à des camps (sortes<br />

de stages où les d’élèves sont amenés à<br />

changer de cadre pour une petite période)<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


76<br />

VIE QUOTIDIENNE<br />

p.76 Comment j’ai réussi malgré ma dyslexie p. 86 L’école des cerveaux p. 88 La question du mois<br />

Comment<br />

j’ai réussi malgré<br />

ma dyslexie<br />

Être dyslexique n’empêche pas de mener<br />

des études universitaires, mais cela nécessite<br />

des stratégies particulières. En témoigne<br />

l’histoire de Marc, décryptée par<br />

deux spécialistes de ce handicap cognitif.<br />

© Matej Kastelic / shutterstock.com<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


77<br />

MARC LAMBERET<br />

Étudiant dyslexique en Master d’ergonomie cognitive<br />

à Aix-Marseille Université.<br />

EN BREF<br />

£ £ Malgré leurs difficultés<br />

de lecture et d’écriture,<br />

un certain nombre<br />

de dyslexiques<br />

parviennent à suivre<br />

avec succès un cursus<br />

universitaire.<br />

£ £ Ils développent alors<br />

une série de stratégies<br />

pour surmonter leur<br />

handicap, tandis que<br />

leur cerveau s’adapte,<br />

en particulier au niveau<br />

du circuit de la lecture.<br />

£ £ Il reste nécessaire<br />

de leur proposer<br />

certaines adaptations,<br />

comme par exemple<br />

un temps supplémentaire<br />

lors des examens.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


88<br />

VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement<br />

NICOLAS GUÉGUEN<br />

Directeur du Laboratoire d’ergonomie<br />

des systèmes, traitement de l’information<br />

et comportement (LESTIC) à Vannes.<br />

TOUS<br />

procrastinateurs ?<br />

Les enquêtes montrent que la procrastination est<br />

massive dans nos sociétés contemporaines. Mais<br />

qu’est-ce qui nous pousse à tout remettre à demain ?<br />

Assis devant votre ordinateur,<br />

vous hésitez : vous avez un rapport à terminer<br />

et un mail un peu délicat à rédiger.<br />

Heureusement, vous avez toute la journée pour<br />

vous en occuper. Allez, un petit tour sur Facebook<br />

pour vous donner du courage…<br />

Si cette situation vous est familière, rassurezvous,<br />

vous n’êtes pas le seul : 72 % des actifs et des<br />

étudiants français déclarent procrastiner au travail,<br />

autrement dit remettre certaines tâches à<br />

plus tard sans raison valable, selon un sondage<br />

OpinionWay commandé en 2018 par la société<br />

JeChange. En moyenne, pendant leur activité professionnelle,<br />

ils consacreraient près de deux<br />

heures par jour à des occupations qui leur donnent<br />

le sentiment de procrastiner, comme traîner sur<br />

les réseaux sociaux ou regarder des photos sur leur<br />

téléphone. Et cela ne s’arrête pas aux portes du<br />

bureau : à la maison, nous avons aussi une sérieuse<br />

tendance à repousser rangement, ménage et paperasse…<br />

Comment lutter contre ce phénomène ?<br />

EN BREF<br />

£ £ Que ce soit au bureau<br />

ou à la maison, nous<br />

avons tous une tendance<br />

plus ou moins affirmée<br />

à reporter les tâches<br />

ennuyeuses, avec<br />

de nombreuses<br />

conséquences négatives.<br />

£ £ Cette tendance<br />

dépend du caractère<br />

de chacun, mais aussi<br />

de facteurs extérieurs,<br />

comme le manque<br />

de sommeil ou l’attrait<br />

pour les réseaux sociaux.<br />

£ £ En agissant sur ces<br />

facteurs et en se fixant<br />

quelques règles simples,<br />

il est possible de<br />

récupérer la maîtrise<br />

de son temps.<br />

Précisons déjà que toutes les façons de<br />

remettre les choses à demain ne se valent pas.<br />

Depuis peu, les chercheurs distinguent deux<br />

types de procrastination. L’une est dite passive :<br />

on aimerait faire autrement, mais on n’y parvient<br />

pas et on en souffre. Dans les enquêtes,<br />

elle se traduit par des affirmations comme : « Je<br />

reporte inutilement le moment de finir un travail,<br />

même quand il est important » ou : « Je<br />

trouve toujours une excuse pour ne pas faire<br />

quelque chose ».<br />

IL Y A LE BON ET LE MAUVAIS<br />

PROCRASTINATEUR<br />

Une seconde forme de procrastination, qualifiée<br />

d’active, consiste à reporter intentionnellement<br />

une tâche ou une décision, pour se donner<br />

le temps de la mûrir et bénéficier de l’excitation<br />

positive liée à l’urgence. Les adeptes de cette pratique<br />

aiment travailler sous pression, car ils se<br />

sentent alors plus performants.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


89<br />

© charlotte-martin/www.c-est-a-dire.fr<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


92<br />

LIVRES<br />

p. 92 Sélection de livres p. 94 Œdipe roi : voudriez-vous connaître votre destin ?<br />

ANALYSE<br />

Par Bernard Calvino<br />

SÉLECTION<br />

MÉDECINE L’Homme douloureux <br />

de Guy Simonnet, Bernard Laurent et David Le Breton <br />

Odile Jacob<br />

APPRENTISSAGE<br />

Comment utiliser<br />

les écrans en famille<br />

d’Elena Pasquinelli<br />

Odile Jacob<br />

Pour écrire ce livre, les auteurs s’y sont mis à trois. Trois<br />

professeurs d’université, trois spécialistes de la douleur,<br />

chacun à sa manière. Il n’en fallait pas moins pour restituer<br />

toute la complexité de ce phénomène.<br />

Guy Simonnet, neurobiologiste, étudie l’hypersensibilité à la douleur<br />

en utilisant des modèles animaux. Bernard Laurent, neurologue,<br />

scrute le cerveau des patients grâce à l’IRMf (imagerie par<br />

résonance magnétique fonctionnelle). Enfin, David Le Breton,<br />

sociologue, analyse les facteurs individuels, sociaux et culturels<br />

qui influencent le rapport à la douleur. Ensemble, ils développent<br />

aussi bien ces derniers aspects que les questions purement<br />

physiologiques et médicamenteuses.<br />

Leur message essentiel est que chacun d’entre nous est unique face<br />

à sa douleur : « La douleur est un langage individuel, sans doute une<br />

des marques les plus signifiantes de notre personnalité, de notre<br />

rapport à la vie. » L’Association internationale d’étude de la douleur<br />

la décrit d’ailleurs comme une « expérience émotionnelle » vécue par<br />

chaque patient, et non comme une simple sensation mesurable.<br />

Les auteurs illustrent par de multiples exemples la façon dont le<br />

parcours de vie affecte la vulnérabilité de chacun. On apprend ainsi<br />

qu’une enfance difficile, marquée par des maltraitances, des deuils<br />

et des séparations, accroît le risque de douleurs chroniques à l’âge<br />

adulte. Ou encore que la souffrance ressentie est supérieure quand<br />

une blessure est causée par une agression, car elle est sans cesse<br />

ravivée par un sentiment d’injustice.<br />

On ne peut qu’encourager à lire cet excellent ouvrage, qui ne réduit<br />

pas le traitement de la douleur à sa seule dimension physiologique.<br />

Au contraire, il plaide pour un processus thérapeutique global,<br />

intégrant l’histoire de chacun. C’est peut-être de cette façon que l’on<br />

commencera à inverser les effrayantes statistiques actuelles, selon<br />

lesquelles plus de 20 % des Européens souffrent de douleurs<br />

chroniques : en soignant non pas la douleur, mais « l’homme<br />

douloureux ».<br />

Bernard Calvino est professeur honoraire<br />

de neurophysiologie, spécialiste de la douleur.<br />

PATHOLOGIE<br />

Éloge des intelligences<br />

atypiques de David<br />

Gourion et Séverine Leduc<br />

Odile Jacob<br />

De plus en plus, les<br />

spécialistes prônent<br />

une autre approche<br />

de l’autisme, moins<br />

stigmatisante, en parlant<br />

de « neurodiversité »:<br />

les personnes autistes<br />

se caractérisent en effet<br />

par une intelligence<br />

particulière, avec ses<br />

forces – comme une<br />

grande sensibilité au<br />

détail – et ses faiblesses<br />

– en particulier dans<br />

le domaine social.<br />

Le psychiatre David<br />

Gourion et la psychologue<br />

Séverine Leduc livrent ici<br />

un plaidoyer convaincant<br />

et scientifiquement<br />

argumenté en faveur de<br />

cette approche. Avec en<br />

prime quelques outils pour<br />

apprendre à surmonter<br />

les difficultés que l’on peut<br />

rencontrer si l’on est<br />

soi-même concerné.<br />

Qu’on le veuille ou<br />

non, les écrans font<br />

désormais partie de notre<br />

quotidien et les nouvelles<br />

générations vont grandir<br />

avec. Comment les<br />

guider vers un usage<br />

raisonné ? C’est ce que<br />

nous explique ici Elena<br />

Pasquinelli, philosophe<br />

et chercheuse en<br />

sciences cognitives.<br />

Sans naïveté mais sans<br />

diabolisation excessive,<br />

elle passe en revue les<br />

différentes fonctions<br />

cognitives susceptibles<br />

d’être affectées par les<br />

écrans – l’attention,<br />

la mémoire, la<br />

socialisation… – et délivre<br />

une série de bonnes<br />

pratiques pour exploiter<br />

au mieux les outils<br />

numériques, tout en<br />

se préservant de leurs<br />

dangers.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


93<br />

COUP DE CŒUR<br />

Par Sébastien Bohler<br />

PSYCHOLOGIE<br />

Comment raisonne<br />

notre cerveau<br />

d’Olivier Houdé<br />

Apprendre à apprendre<br />

de M. Fayol et M. Kail<br />

PUF<br />

Le grand intérêt des<br />

Que sais-je ? est qu’ils<br />

offrent une vision<br />

synthétique de presque<br />

n’importe quel sujet. Cette<br />

nouvelle collection, « La<br />

bibliothèque », renforce<br />

ce côté encyclopédique,<br />

en offrant des<br />

compilations thématiques<br />

et actualisées de ces<br />

petits ouvrages. Pour<br />

l’inaugurer dignement,<br />

Olivier Houdé propose<br />

rien de moins qu’une<br />

théorie de l’esprit humain,<br />

fondée aussi bien sur plus<br />

de deux mille ans de<br />

philosophie que sur les<br />

neurosciences modernes.<br />

Michel Fayol et Michèle<br />

Kail s’attaquent quant<br />

à eux à un autre thème<br />

majeur, en disséquant<br />

la façon dont nous<br />

apprenons à parler, écrire<br />

et compter.<br />

PSYCHOLOGIE<br />

Ne coupez jamais<br />

la poire en deux<br />

de Chris Voss et Tahl Raz<br />

Belfond<br />

Vous aimeriez obtenir<br />

une augmentation<br />

de salaire ? Un prêt pour<br />

acheter un appartement ?<br />

Ou tout simplement que<br />

votre enfant se couche<br />

plus tôt ? Cet ouvrage est<br />

fait pour vous. L’auteur<br />

principal, Chris Voss, est<br />

un ancien négociateur du<br />

FBI, qui a fondé un cabinet<br />

de conseil et donne des<br />

cours dans plusieurs<br />

écoles. C’est ce double<br />

profil qui fait tout le sel de<br />

son livre. Les exemples<br />

tirés de son travail au FBI<br />

insufflent un rythme de<br />

roman policier, tandis que<br />

ceux issus de son<br />

expérience « dans le civil »<br />

rendent son propos très<br />

concernant. Il en résulte<br />

un ouvrage aussi instructif<br />

– où l’on découvre<br />

comment les négociateurs<br />

ont appris à intégrer les<br />

facteurs psychologiques –<br />

qu’utile et agréable à lire.<br />

NEUROSCIENCES Le Grand Atlas du cerveau <br />

Collectif Le Monde/Glénat/ICM<br />

En ouvrant ce livre, vous serez plongé d’un seul coup dans le<br />

cerveau humain comme si vous y étiez. Dans un univers 3D<br />

hyperréaliste, avec de grandes spirales bleutées qui vous<br />

environnent comme des galaxies, de longs filaments violets<br />

qui s’enchevêtrent autour de vous, des bouquets d’anémones<br />

multicolores comme dans les profondeurs de la mer Rouge…<br />

Ce livre, le premier du genre, nous montre notre univers mental<br />

version grand spectacle, de l’intérieur, comme si vous vous trouviez<br />

à la cité de l’espace. Les ressources documentaires de l’Institut du<br />

cerveau et de la moelle épinière sont remarquablement exploitées<br />

par les éditions Glénat et le Monde pour nous livrer un panorama<br />

des grandes fonctions cérébrales et de leurs liens avec<br />

la cognition. On trouvera, au programme, des exposés à la fois<br />

didactiques et digestes du fonctionnement des cinq sens,<br />

de la motricité, du langage, de la mémoire et des émotions… Bref,<br />

de tout ce qui fait notre vie mentale, subjective et sociale.<br />

Les techniques d’imagerie qui nous livrent ces tableaux d’une beauté<br />

exquise sont également expliquées, comme l’invention de la<br />

radiographie, des caméras à scintillation ou de l’IRM. Un adroit<br />

mélange de science et d’esthétisme, donc, qui a le don de rendre plus<br />

aisées la compréhension et la mémorisation des notions abordées.<br />

Et puis, il y a ces moments d’émotion brute, comme lorsque vous<br />

tombez sur le cliché de microscopie d’une cellule astrocytaire<br />

entourée de centaines de filaments luminescents, qui ressemble à un<br />

amas stellaire perdu aux confins de l’univers. On ressort émerveillé<br />

devant les reconstitutions tridimensionnelles de la fine vascularisation<br />

des « colonnes corticales », ces unités de calcul juxtaposées dans<br />

notre cortex cérébral et qui nous permettent d’analyser notre<br />

environnement. Savoir que tout cela existe dans notre crâne rend<br />

humble et heureux à la fois, et ne fait que donner plus de valeur à ce<br />

qui fait la vie de la pensée. En refermant ces pages, on se demande<br />

comment il est possible de parler encore de réductionnisme à propos<br />

des recherches sur les fondements biologiques de notre esprit. Rien<br />

ici n’est réduit, tout est au contraire déployé, révélé et embelli.<br />

Sébastien Bohler est rédacteur<br />

en chef à <strong>Cerveau</strong>&<strong>Psycho</strong>.<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


94<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


LIVRES Neurosciences et littérature<br />

95<br />

SEBASTIAN DIEGUEZ<br />

Chercheur en neurosciences au Laboratoire<br />

de sciences cognitives et neurologiques<br />

de l’université de Fribourg, en Suisse.<br />

Œdipe roi<br />

Voudriez-vous connaître votre destin ?<br />

Tiraillé entre la volonté de connaître son destin<br />

et le refus de savoir : tel est le trait fondamental<br />

de notre psychisme que met en scène le drame<br />

de Sophocle – bien plus qu’un hypothétique<br />

« complexe d’Œdipe ».<br />

«<br />

S’il est horreur plus souveraine<br />

que l’horreur, c’est bien le lot d’Œdipe !» Ainsi<br />

parle un homme perdu, qui fut roi, adoré, puissant<br />

et heureux, mais se retrouve au ban de<br />

l’humanité. De fait, le sort n’est pas tendre avec<br />

Œdipe. Non seulement il a tué son père, mais il<br />

a épousé sa mère, un double tabou qu’il a transgressé<br />

à son insu !<br />

Plus de deux mille ans plus tard, son nom est<br />

solidement rattaché au fameux « complexe<br />

d’Œdipe », de sorte que nous rejouerions tous sa<br />

tragédie dans notre petite enfance. Du moins<br />

selon la théorie freudienne. En réalité, Œdipe roi<br />

est une pièce complexe et riche, qui dit bien<br />

d’autres choses sur la psychologie humaine. Si<br />

l’on creuse un peu, on s’aperçoit que ce drame<br />

concerne avant tout notre rapport trouble à la<br />

connaissance, en particulier la connaissance de<br />

soi. À l’instar d’Œdipe, nous voulons souvent à la<br />

fois savoir et ne pas savoir… comme si la vérité<br />

sur nous-mêmes nous attirait et nous révulsait<br />

tout en même temps.<br />

EN BREF<br />

£ £ Selon Freud, la<br />

tragédie de Sophocle<br />

nous touche parce<br />

qu’elle illustre<br />

une tendance humaine<br />

universelle : désirer<br />

sexuellement le parent<br />

du sexe opposé,<br />

et jalouser le parent<br />

du même sexe.<br />

£ £ Pourtant, l’existence<br />

de ce « complexe<br />

d’Œdipe » reste très<br />

hypothétique.<br />

£ £ Ce qui nous parle tant<br />

chez ce personnage<br />

serait plutôt son rapport<br />

compliqué à la<br />

connaissance de soi, et<br />

son désir contradictoire<br />

de savoir ce qui<br />

va lui arriver tout<br />

en préférant l’ignorer…<br />

Écrite et jouée entre 430 et 420 avant notre<br />

ère, cette grande tragédie de Sophocle n’a cessé<br />

de fasciner et d’épouvanter les foules. Devenu roi<br />

de Thèbes suite au mystérieux assassinat de<br />

Laïos, Œdipe commande une enquête pour<br />

découvrir l’identité du meurtrier. Mais ce pourrait<br />

bien être lui le coupable, puisque les faits<br />

semblent concorder avec un récent épisode où il<br />

a tué un inconnu à la croisée des chemins… De<br />

révélation en révélation, tout finira par concorder<br />

: frappé d’une malédiction, il a été abandonné<br />

à la naissance par Laïos et sa femme Jocaste, puis<br />

élevé à Corinthe par des parents adoptifs. Il a fui<br />

ces derniers, parce que l’Oracle l’a prévenu qu’il<br />

tuerait son père et coucherait avec sa mère. Mais<br />

ironie suprême, c’est précisément en cherchant à<br />

éviter la prophétie qu’il la réalise, puisque c’est<br />

lors de cette fuite qu’il rencontre et tue Laïos,<br />

avant de prendre sa place auprès de Jocaste, sa<br />

mère biologique.<br />

Ainsi, la tragédie fonctionne selon un schéma<br />

simple : Œdipe cherche à échapper à son destin,<br />

N° 109 - Avril <strong>2019</strong>


À retrouver dans ce numéro<br />

p.<br />

76<br />

CERVEAU INVERSÉ<br />

Certains dyslexiques parviennent à faire des<br />

études supérieures en utilisant leur cerveau<br />

« à l’envers » : ils utilisent leur lobe frontal pour<br />

deviner des mots à partir du sens du texte, puis<br />

décryptent leur aspect visuel, alors que la plupart<br />

des gens font l’inverse.<br />

p.<br />

6<br />

4 ANS DE MOINS<br />

pour le cerveau d’une femme que pour celui d’un<br />

homme, au même âge. Les hormones œstrogènes<br />

semblent favoriser un métabolisme aérobie qui<br />

consomme le glucose cérébral en abîmant moins<br />

les neurones…<br />

p.<br />

20<br />

POLIOMYÉLITE<br />

C’est grâce à une épidémie de<br />

poliomyélite en 1942 aux États-Unis<br />

que le chercheur Horace Magoun<br />

découvrit les bases cérébrales<br />

de la conscience. Le virus détruisait<br />

une partie du tronc cérébral et causait<br />

une paralysie. Mais en stimulant cette<br />

zone, le neuroanatomiste se rendit<br />

compte que cela augmentait<br />

le niveau d’éveil et de vigilance.<br />

p.<br />

44<br />

p.<br />

64<br />

EXHAUSTEUR D’ALTRUISME<br />

« Alors que la honte donne envie de se cacher, la culpabilité donne envie de réparer<br />

la faute commise, c’est un exhausteur d’altruisme. » Yves-Alexandre Thalmann<br />

136<br />

milliards de vidéos<br />

pornographiques<br />

sont visionnées<br />

annuellement par<br />

l’humanité. Cela<br />

représente 35 % du<br />

trafic sur Internet,<br />

dont l’impact carbone<br />

est équivalent à celui<br />

du transport aérien.<br />

p.<br />

94<br />

EFFET PANDORE<br />

Les psychologues ont identifié une « pulsion de savoir »<br />

qui nous pousse parfois à vouloir connaître quelque<br />

chose qui peut nous faire du mal. Par exemple, des<br />

volontaires prévenus que certains objets posés devant<br />

eux peuvent émettre des décharges électriques les<br />

manipulent tout de même pour savoir desquels il s’agit.<br />

p.<br />

14<br />

SÉROTONINE<br />

Ce neurotransmetteur impliqué dans l’humeur mais<br />

aussi dans l’appétit est libéré en grande partie par<br />

des bactéries qui colonisent notre estomac. C’est<br />

pourquoi les transferts de microbiote d’un individu<br />

à l’autre peuvent modifier la prise alimentaire<br />

et jusqu’à la corpulence.<br />

p.<br />

58<br />

5 ANS<br />

de plus : c’est la différence<br />

d’âge que les femmes<br />

de 18 à 39 ans recherchent<br />

chez un homme sur Meetic.<br />

Les hommes de plus de 60 ans<br />

demandent, eux, une femme<br />

de 7 ans plus jeune.<br />

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal <strong>avril</strong> <strong>2019</strong> – N° d’édition : M0760109-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412<br />

– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 19/02/0019 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!