#1257 - Numéro 1 : Éclairages sur le cinéma
#1257 : la revue de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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DOSSIER<br />
Filmer <strong>le</strong> quotidien<br />
Très bana<strong>le</strong>ment, c’est en étudiant <strong>le</strong> film de Chantal Akerman Jeanne<br />
Dielman (1975) que j’ai commencé à m’intéresser à la question du quotidien.<br />
Très bana<strong>le</strong>ment, car l’œuvre d’Akerman constitue une référence<br />
incontournab<strong>le</strong> dès qu’on tente de s’interroger <strong>sur</strong> la représentation de la<br />
vie quotidienne au <strong>cinéma</strong>.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Sarah Leperchey<br />
Maîtresse de<br />
conférences en histoire<br />
et esthétique du <strong>cinéma</strong><br />
Les façons de par<strong>le</strong>r,<br />
<strong>le</strong>s vêtements,<br />
l’aspect des rues :<br />
tout cela, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
s’en saisit, <strong>le</strong> capte,<br />
l’enregistre –<br />
au point, comme<br />
on <strong>le</strong> sait, d’avoir<br />
une influence<br />
déterminante <strong>sur</strong><br />
nos modes de vie.<br />
L<br />
e film, dont <strong>le</strong> récit se déploie <strong>sur</strong> trois jours, retrace l’existence routinière<br />
d’une femme au foyer : <strong>le</strong>s tâches qu’el<strong>le</strong> accomplit sont décrites<br />
en détail, dans la durée, au sein d’un dispositif de mise en scène particulièrement<br />
rigide. En analysant cet objet filmique très intrigant, on se<br />
demande forcément pourquoi <strong>le</strong> film se consacre à des activités aussi bana<strong>le</strong>s, et<br />
pourquoi la cinéaste a adopté ce dispositif bien particulier – de longs plans fixes,<br />
très peu de changements d’échel<strong>le</strong> au niveau du cadre, un espace cloisonné, des<br />
pièces filmées selon des axes récurrents formant entre eux des ang<strong>le</strong>s à 90 degrés.<br />
On en arrive ainsi à un doub<strong>le</strong> questionnement qui porte à la fois <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />
enjeux de la représentation du quotidien et <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s moyens de la représentation,<br />
c’est-à-dire <strong>le</strong>s choix artistiques et techniques. En poursuivant des recherches<br />
plus approfondies <strong>sur</strong> la façon dont <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> s’empare de la vie de tous <strong>le</strong>s<br />
jours, j’en suis sans cesse revenue à ces deux questions, qui me semb<strong>le</strong>nt<br />
fondamenta<strong>le</strong>s et méritent d’être posées de façon conjointe.<br />
Dans <strong>le</strong> champ de l’art, il existe de nombreux travaux portant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s œuvres<br />
qui se consacrent à des objets familiers, à des scènes ordinaires, à des actions<br />
bana<strong>le</strong>s. On peut citer aussi bien <strong>le</strong> célèbre ouvrage de Tzvetan Todorov (Éloge<br />
du quotidien : essai <strong>sur</strong> la peinture hollandaise du xvii e sièc<strong>le</strong>) que des publications<br />
récentes <strong>sur</strong> des artistes contemporains comme Sophie Cal<strong>le</strong> ou Christian<br />
Boltanski. De même, dans <strong>le</strong> domaine littéraire, la question a déjà été bien<br />
étudiée. On songe immédiatement aux recherches de Michael Sheringham<br />
(Traversées du quotidien) : pour analyser la pensée du quotidien qui s’est élaborée<br />
en France tout au long du xx e sièc<strong>le</strong>, il cite, entre autres, des textes d’André<br />
Breton, de Roland Barthes, de Georges Perec et d’Annie Ernaux. Dans <strong>le</strong> champ<br />
des études <strong>cinéma</strong>tographiques, en revanche, la question du quotidien n’a pas<br />
fait l’objet d’études spécifiques. Pourtant, à l’évidence, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> peut fournir<br />
des réponses précieuses à qui se demande comment est-ce que <strong>le</strong>s gens vivent.<br />
Les façons de par<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s vêtements, l’aspect des rues : tout cela, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> s’en<br />
saisit, <strong>le</strong> capte, l’enregistre – au point, comme on <strong>le</strong> sait, d’avoir une influence<br />
déterminante <strong>sur</strong> nos modes de vie.<br />
En partant des recherches menées dans <strong>le</strong> domaine de la littérature et de l’histoire<br />
de l’art, on se demande tout naturel<strong>le</strong>ment quels sont <strong>le</strong>s moyens spécifiques<br />
qu’emploie <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> pour représenter la vie quotidienne. Sur un plan<br />
purement descriptif, <strong>le</strong>s films bénéficient d’atouts indéniab<strong>le</strong>s. À la précision, au<br />
luxe de détails que fournit la captation photographique, il faut ajouter <strong>le</strong>s possi-<br />
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