#1257 - Numéro 1 : Éclairages sur le cinéma
#1257 : la revue de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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DOSSIER<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
On peut redéfinir<br />
la culture<br />
populaire comme<br />
non plus pur<br />
« divertissement »,<br />
mais aussi<br />
travail col<strong>le</strong>ctif<br />
d’éducation<br />
mora<strong>le</strong>.<br />
de circulation et d’intervention permises par <strong>le</strong> numérique, dont <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s<br />
de participation et d’interactivité ouvrent <strong>sur</strong> de nouvel<strong>le</strong>s formes d’autorité<br />
du sujet. L’art est devenu, de lieu élitaire, un moteur essentiel d’intervention<br />
et d’innovation socia<strong>le</strong> – et de fabrication de la démocratie réel<strong>le</strong> si on entend<br />
par démocratie non un mode de gouvernement mais une demande d’égalité et<br />
de participation à la vie publique. La question de la démocratie est alors aussi<br />
bien cel<strong>le</strong> de notre capacité d’expressivité individuel<strong>le</strong>, d’actions et de choix<br />
esthétiques singuliers.<br />
Le déplacement de l’intérêt vers des objets « ordinaires », comme <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
populaire ou <strong>le</strong>s séries TV, induit alors une transformation de l’esthétique.<br />
L’enjeu théorique que constituent <strong>le</strong>s références aux cultures populaires est<br />
fondamental : il ne s’agit pas de puiser dans un réservoir d’exemp<strong>le</strong>s, mais<br />
de renverser <strong>le</strong>s hiérarchies de ce qui compte. Cela permet un nouveau départ<br />
de la pensée de la démocratie, et de son assise perfectionniste, dans<br />
la confiance en soi et la conception deweyenne du public. Dewey, dans<br />
Le Public et ses problèmes (1927), définit <strong>le</strong> public à partir d’une confrontation<br />
à une situation problématique où des personnes éprouvent un troub<strong>le</strong> déterminé<br />
qu’ils perçoivent initia<strong>le</strong>ment comme re<strong>le</strong>vant de la vie privée, et où la<br />
réponse émerge à travers <strong>le</strong> jeu des interactions de ceux qui décident de lui<br />
donner une expression publique.<br />
L’entrée en scène de ces « arts démocratiques » déplace profondément nos<br />
catégories conceptuel<strong>le</strong>s, mises en cause par cette sortie de l’autotélisme et<br />
d’une conception esthétisante de l’art. À moins que l’« art démocratique » ne<br />
relève plutôt de ces esthétiques du quotidien qui refusent de faire de l’art une<br />
sphère d’activité à part de la vie ordinaire ? On peut voir dans <strong>le</strong>s pratiques collaboratives<br />
et numériques des espaces d’action où s’exercent et se réinventent<br />
<strong>le</strong>s principes d’égalité, de collaboration et de partage, du côté de la production<br />
comme des usages, de la critique et de l’interprétation. Cela conduit à repenser<br />
<strong>le</strong>s rapports de l’art et de la démocratie, et à en finir avec des définitions<br />
fixes ou (politiquement et culturel<strong>le</strong>ment) institutionnalisées pour <strong>le</strong>s organiser<br />
pragmatiquement autour de pratiques, de va<strong>le</strong>urs et de formes de vie<br />
effectives et partagées. Dans ce contexte, on peut redéfinir la culture populaire<br />
comme non plus pur « divertissement », mais aussi travail col<strong>le</strong>ctif d’éducation<br />
mora<strong>le</strong>. Le rô<strong>le</strong> de la culture populaire (blockbusters, séries télévisées,<br />
musique, vidéos diffusées <strong>sur</strong> Internet…) devient crucial dans nos réélaborations<br />
éthiques et dans la constitution politique et socia<strong>le</strong> de la démocratie.<br />
Stan<strong>le</strong>y Cavell prenait son point de départ, dans La Projection du monde (1999,<br />
réédition Vrin, 2019), dans <strong>le</strong> caractère populaire du <strong>cinéma</strong>, en l’articulant à<br />
un certain rapport – une intimité avec l’ordinaire –, à l’intégration du <strong>cinéma</strong><br />
(« al<strong>le</strong>r au <strong>cinéma</strong> » plutôt que LE <strong>cinéma</strong>) à la vie ordinaire du spectateur, son<br />
intrication dans la vie quotidienne et la constitution de son expérience privée<br />
et col<strong>le</strong>ctive. Pour Cavell, dont l’enfance et la jeunesse furent hantées par <strong>le</strong><br />
<strong>cinéma</strong> hollywoodien, cette culture c’est <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> populaire, dont <strong>le</strong>s productions<br />
étaient partagées par <strong>le</strong> plus grand nombre à l’époque.<br />
Une esthétique ordinaire doit désormais défendre, non plus la spécificité des<br />
individualités créatrices de l’œuvre, ni <strong>le</strong>s œuvres en tant que tel<strong>le</strong>s, mais<br />
l’expérience esthétique commune et partageab<strong>le</strong>. Un des buts de Cavell,<br />
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