#1257 - Numéro 1 : Éclairages sur le cinéma
#1257 : la revue de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
#1257 : la revue de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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NUMÉRO 1 JUIN 2019<br />
<strong>#1257</strong><br />
PARTAGEONS NOTRE REGARD SUR LE MONDE<br />
Pantheonsorbonne.fr / La revue de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
ÉCLAIRAGES SUR LE CINÉMA
,<br />
,<br />
( - )<br />
APPEL À CONTRIBUTIONS SCIENTIFIQUES<br />
Participez : https://ahila2020.sciencesconf.org
Édito<br />
La recherche<br />
en panoramique<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Après un numéro de lancement consacré aux<br />
Assises de la recherche, organisées cet hiver au<br />
sein de l’université, <strong>le</strong> premier véritab<strong>le</strong> numéro<br />
de notre revue <strong>#1257</strong> est enfin là. Nous espérons que<br />
notre ambition de partager <strong>le</strong> regard de nos chercheurs<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde se concrétisera avec la même exigence qui<br />
<strong>le</strong>s anime, au quotidien, pour partager <strong>le</strong>urs connaissances<br />
auprès de <strong>le</strong>urs collègues et <strong>le</strong>s transmettre à nos<br />
étudiants.<br />
Dans ce numéro inaugural, nous vous proposons un dossier<br />
thématique <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>. Celui-ci confronte différents<br />
ang<strong>le</strong>s d’approche afin d’éclairer <strong>le</strong> septième art à travers <strong>le</strong> prisme de nos<br />
nombreuses disciplines, de la géographie au droit en passant par l’histoire<br />
ou la philosophie. Si l’université a décidé de faire son <strong>cinéma</strong> dans ce<br />
numéro, el<strong>le</strong> vous invite aussi à vous interroger <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s grands enjeux qui<br />
traversent notre monde, comme <strong>le</strong>s procès climatiques qui se multiplient<br />
désormais, ou à revenir en images <strong>sur</strong> la deuxième semaine #P1PS que<br />
nous avons consacrée aux droits des femmes.<br />
Notre communauté, dans toute sa diversité et animée par <strong>le</strong>s<br />
va<strong>le</strong>urs humanistes qui lui sont chères, s’attache à être une actrice<br />
engagée de la Cité. C’est <strong>le</strong> sens de l’initiative que nous avons lancée,<br />
il y a quelques semaines, avec <strong>le</strong>s membres fondateurs de<br />
Sorbonne Alliance (Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ESCP Europe et<br />
Fondation Maison des sciences de l’homme), pour contribuer à la<br />
reconstruction de Notre-Dame de Paris en s’appuyant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s compétences<br />
scientifiques et <strong>le</strong>s expertises que nous pouvons offrir. Sur une note<br />
tout aussi essentiel<strong>le</strong> pour Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ce sont nos<br />
va<strong>le</strong>urs qui guideront <strong>le</strong>s premiers pas de notre fondation universitaire<br />
ainsi que <strong>le</strong> développement de nos partenariats internationaux<br />
européens et africains. Enfin, 2019-2020, sera éga<strong>le</strong>ment une année<br />
dédiée à nos bibliothèques universitaires : la bibliothèque<br />
interuniversitaire de la Sorbonne (BIS), la bibliothèque Cujas et <strong>le</strong> Service<br />
commun de la Documentation (SCD).<br />
En espérant que ce numéro vous accompagne <strong>sur</strong> la route des vacances,<br />
je vous souhaite un bel été et une magnifique rentrée. Bonne <strong>le</strong>cture<br />
« Ici et partout <strong>sur</strong> la Terre » !<br />
Georges Haddad,<br />
Président de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
3
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
<strong>#1257</strong> AVEC VOUS<br />
P. 5<br />
LA QUESTION<br />
De quoi l’année 1257 est-el<strong>le</strong> la date ?<br />
P. 6<br />
LE DÉBAT<br />
Les recours climatiques sont-ils<br />
un moyen efficace de lutter<br />
contre <strong>le</strong> changement climatique ?<br />
P. 8<br />
RENCONTRE<br />
Optimisation combinatoire,<br />
Big Data et cybersécurité<br />
P. 12<br />
DOSSIER<br />
<strong>Éclairages</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
P. 14<br />
Vous avez dit populaire ?<br />
P. 18<br />
Comédie musica<strong>le</strong>,<br />
un genre à prendre au sérieux ?<br />
P. 24<br />
Filmer <strong>le</strong> quotidien<br />
P. 30<br />
Les Actualités françaises (1945-1969) :<br />
<strong>le</strong> mouvement d’une époque<br />
P. 34<br />
Derrière <strong>le</strong> Mur : Berlin-Est vu par<br />
des documentaristes français<br />
P. 40<br />
La caméra et <strong>le</strong> territoire : de la pratique<br />
du <strong>cinéma</strong> documentaire en géographie<br />
P. 44<br />
L’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique saisie par <strong>le</strong> droit<br />
P. 49<br />
L’Europe du <strong>cinéma</strong> au xx e sièc<strong>le</strong><br />
P. 54<br />
EN IMAGES<br />
P<strong>le</strong>in cadre <strong>sur</strong> la Cinémathèque universitaire<br />
P. 59<br />
UNIVERSITÉ D’AVENIR<br />
Une fondation tournée vers l'avenir<br />
P. 64<br />
RÉUSSITES<br />
De la fabrication à la fonction des figurines<br />
néolithiques de la Thessalie<br />
P. 66<br />
L’archéologie des épizooties<br />
P. 67<br />
Du dommage aux lésions col<strong>le</strong>ctives<br />
P. 68<br />
SOMMAIRE<br />
L’acte juridique irrégulier efficace<br />
P. 69<br />
L’ordolibéralisme (1932-1950) :<br />
une économie politique du pouvoir<br />
P. 70<br />
Produire <strong>le</strong> logement social<br />
P. 71<br />
Le sultanat du Mali (xiv e -xv e sièc<strong>le</strong>)<br />
P. 72<br />
L’art en sida<br />
P. 73<br />
L’activité prédictive des sciences empiriques<br />
P. 74<br />
Du couscous et des meetings<br />
P. 75<br />
GRAND ANGLE<br />
Game of Thrones vu<br />
par deux jeunes démographes<br />
P. 76<br />
Culture visuel<strong>le</strong> des musiques industriel<strong>le</strong>s<br />
et postmodernité<br />
P. 81<br />
La technique pictura<strong>le</strong><br />
de Jean-Baptiste Oudry à la loupe<br />
P. 84<br />
PORTFOLIO<br />
Une semaine pour <strong>le</strong>s droits des femmes<br />
P. 90<br />
REGARDS SUR<br />
Une bul<strong>le</strong> spéculative autour de l’IA<br />
est-el<strong>le</strong> en train de se former ?<br />
P. 102<br />
Les sociétés « isolées »,<br />
un fantasme de touriste<br />
P. 105<br />
Gazoduc Nord Stream 2 :<br />
piège russe ou nécessité européenne ?<br />
P. 109<br />
Pensée des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » :<br />
trois ingrédients à prendre en compte<br />
P. 112<br />
Les paysans indiens pourront-ils faire fléchir<br />
<strong>le</strong> gouvernement Modi ?<br />
P. 115<br />
VENI, VIDI… PANTHÉON-SORBONNE<br />
Retour en amphi pour nos docteurs<br />
P. 120<br />
Notre-Dame au cœur<br />
P. 122<br />
PARUTIONS<br />
P. 123<br />
4
<strong>#1257</strong> ET VOUS<br />
POURQUOI CONTRIBUER À <strong>#1257</strong> ?<br />
octorants, chercheurs et enseignantschercheurs,<br />
la rédaction fait appel à vous<br />
pour faire vivre <strong>#1257</strong> et participer ainsi<br />
à la valorisation de la recherche de l’université.<br />
Plus que de revendiquer son appartenance<br />
à la communauté scientifique de Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne, contribuer à <strong>#1257</strong> c’est<br />
aussi : mieux faire connaître vos objets de<br />
recherche, votre laboratoire, votre institut ou<br />
votre UFR ; bénéficier d’une nouvel<strong>le</strong> visibilité,<br />
participer activement au rayonnement de notre<br />
université et œuvrer à sa reconnaissance nationa<strong>le</strong><br />
et internationa<strong>le</strong>.<br />
APPEL À CONTRIBUTIONS<br />
a rédaction de <strong>#1257</strong> lance un appel à contributions<br />
pour ses prochains numéros. Que<br />
vous souhaitiez aborder un sujet précis,<br />
partager vos objets de recherche ou contribuer<br />
au dossier thématique, nous serions heureux<br />
de lire vos propositions. Écrivez-nous via<br />
<strong>le</strong> formulaire en ligne, accessib<strong>le</strong> depuis la page<br />
dédiée à la revue <strong>sur</strong> <strong>le</strong> site web de l’université,<br />
ou par courriel à l’adresse : 1257@univ-paris1.fr.<br />
Les prochains numéros aborderont <strong>le</strong>s thèmes<br />
suivants : la guerre et l’Afrique. En dehors de ces<br />
dossiers thématiques, d’autres sujets pourraient<br />
vous inspirer : l’amour, l’écologie, <strong>le</strong>s humanités<br />
numériques, <strong>le</strong> développement durab<strong>le</strong>…<br />
RECOMMANDATIONS AUX AUTEURS<br />
<strong>#1257</strong> souhaite rendre accessib<strong>le</strong>s au plus grand nombre <strong>le</strong>s recherches menées<br />
au sein de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. El<strong>le</strong> propose ainsi un format<br />
adapté avec des textes courts rédigés dans un langage compréhensib<strong>le</strong> de tous<br />
et une riche iconographie. Pour vous accompagner dans la rédaction de vos artic<strong>le</strong>s, toutes nos<br />
recommandations concernant <strong>le</strong> format et <strong>le</strong>s conditions de publication sont à retrouver <strong>sur</strong> la page<br />
dédiée à la revue du site web de l’université : http://www.pantheonsorbonne.fr/la-revue.<br />
Directeur de la publication : Georges Haddad • Directeur de la communication : Franck Paquiet • Rédacteur en chef : Gwenaël Cuny<br />
Rédactrice en chef adjointe : Selma Akkari • Photographe : Pascal Levy • Éditeurs invités du dossier : N. T. Binh • José Moure<br />
Comité éditorial : Mireil<strong>le</strong> Bacache • Pierre Bonin • Isabel<strong>le</strong> Gasnault • Maria Gravari Barbas • Sandra Laugier • Jérémy Pires<br />
Camil<strong>le</strong> Salinesi • Hélène Sirven et Éric Zyla • Ils ont participé à ce numéro : Vincent Amiel • Mathilde Arandel Destel<strong>le</strong><br />
Nicolas Bal<strong>le</strong>t • Romane Beaufort • Claire Betelu • Annelise Binois-Roman • Emmanuel<strong>le</strong> Bouilly • Thibault Boulvain • Natalia Castro Nino<br />
Marie Chenet • Hadrien Col<strong>le</strong>t • Aurélie Condevaux • Argyris Fassoulas • Raphaël Fèvre • Marine F<strong>le</strong>ury • Clément François<br />
Marine Garcia • Jacques Gerstlé • Matthieu Gimat • Pasca<strong>le</strong> Goetschel • Mathilde Judais • Jisuk Jung • Thierry Kouamé<br />
Sandra Laugier • Gauvain Leconte • Sarah Leperchey • Lucas Melissent • Maxime Nicolas • Angélique Pal<strong>le</strong><br />
Yves-Marie Rault • Pierre Sirinelli • Marta Torre-Schaub • Perrine Val • Sonia Vanier • Secrétariat de rédaction :<br />
Gwenaël Cuny • Création graphique et réalisation : Cor<strong>le</strong>t Com / In Quarto • Imprimeur : Axiom Graphic • Dépôt légal : à parution<br />
<strong>Numéro</strong> ISSN : 2649-3543 • Tirage : 10 000 ex. • Remerciements : Sylvie Lindeperg, Paola Palma et l’équipe de la direction de la<br />
Communication • Pour nous écrire : 1257@univ-paris1.fr<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
Direction de la communication • 12, place du Panthéon • 75231 PARIS cedex 05 • Tél. : 01 44 07 78 63<br />
10-32-3010 / Imprimé <strong>sur</strong> papier issu de forêts gérées durab<strong>le</strong>ment / pefc-france.org / Axiom Graphic<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
5
La question<br />
De quoi l’année 1257<br />
est-el<strong>le</strong> la date ?<br />
Parmi <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s dates invoquées par <strong>le</strong>s historiens pour marquer<br />
la fondation de la Sorbonne, dont certaines sont même gravées<br />
dans la pierre du palais académique, y en a-t-il une qui puisse faire référence ?<br />
À l’heure où la Sorbonne devient un enjeu mémoriel,<br />
<strong>#1257</strong> répond à cette question.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Thierry Kouamé<br />
Maître de conférences<br />
HDR en histoire<br />
et chargé de mission<br />
pour <strong>le</strong>s bibliothèques<br />
et la politique<br />
documentaire de Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne<br />
U<br />
n étudiant curieux (et désœuvré), qui déambu<strong>le</strong>rait dans <strong>le</strong>s couloirs<br />
de la Sorbonne, ne manquerait pas de remarquer, au beau milieu<br />
de la ga<strong>le</strong>rie Gerson, deux baies vitrées aux armes de la chancel<strong>le</strong>rie<br />
des universités de Paris : sous l’imposant blason, auréolé<br />
de laurier, on y lit la date de 1253.<br />
Piqué dans sa curiosité et soucieux de comprendre <strong>le</strong> sens de cette mention,<br />
notre étudiant poursuivrait ses investigations dans <strong>le</strong> reste du bâtiment, empruntant<br />
la ga<strong>le</strong>rie Richelieu, contournant l’amphithéâtre du même nom pour<br />
enfin aboutir à la cour d’honneur. L’explication de la date figure <strong>sur</strong> la façade<br />
nord de la cour, au-dessus du péristy<strong>le</strong>, où l’on peut lire l’inscription suivante :<br />
« Anno MCCLIII regnante Ludovico IX col<strong>le</strong>gium Sorbonicum ad usum pauperum<br />
magistrorum in facultate theologica studentium ædificavit et constituit magister<br />
Robertus dictus de Sorbona », autrement dit « En l’an 1253, sous <strong>le</strong> règne de<br />
Louis IX, maître Robert de Sorbon édifia et institua <strong>le</strong> collège de Sorbonne au bénéfice<br />
des pauvres maîtres étudiant à la faculté de théologie ». Notre étudiant, à la<br />
fois latiniste et historien (sans doute un brillant sujet de l’Éco<strong>le</strong> d’histoire de la<br />
Sorbonne), sera <strong>sur</strong>pris de lire une tel<strong>le</strong> explication, car <strong>le</strong>s médiévistes savent<br />
bien qu’on ne connaît pas la date de fondation de la Sorbonne.<br />
Un collège parisien parmi d’autres<br />
À l’instar des premiers collèges parisiens, la Sorbonne ne dispose pas d’une<br />
charte en bonne et due forme créant l’institution et la dotant de statuts. On<br />
en est donc réduit à reconstituer la genèse de sa fondation à travers <strong>le</strong>s étapes<br />
de sa dotation. Or, Robert de Sorbon commença à réunir ce patrimoine dès<br />
1254 et poursuivit ses opérations immobilières jusqu’à sa mort, en 1274. Dans<br />
la me<strong>sur</strong>e où <strong>le</strong> cartulaire du collège comprenait des actes remontant à 1228,<br />
<strong>le</strong>s historiens de la Sorbonne rivalisèrent d’imagination pour fixer <strong>le</strong> début de<br />
l’institution à 1256, 1253, 1250 et même 1242. Mais la date qui est désormais<br />
la plus communément admise correspond en fait à l’acte de février 1257 par<br />
<strong>le</strong>quel saint Louis donne à Robert de Sorbon une maison et des étab<strong>le</strong>s, rue<br />
Coupe-Gueu<strong>le</strong>, « au profit des écoliers qui devront y habiter ». Si la formu<strong>le</strong> indique<br />
6
clairement que <strong>le</strong> collège n’est pas encore ouvert<br />
à cette date, la chose semb<strong>le</strong> déjà acquise <strong>le</strong><br />
2 août 1259, lorsque <strong>le</strong> pape A<strong>le</strong>xandre IV félicite<br />
<strong>le</strong> roi de France pour son initiative en faveur des<br />
théologiens parisiens. Le véritab<strong>le</strong> fondateur,<br />
Robert de Sorbon, s’est alors effacé derrière son<br />
royal mécène. Ainsi, sans être la date certaine de<br />
fondation de la Sorbonne, l’année 1257 correspond<br />
bien à cel<strong>le</strong> qui s’en rapproche <strong>le</strong> plus. Pour<br />
autant, cela ne concerne que la création d’un collège<br />
parisien parmi d’autres.<br />
Au milieu du xiii e sièc<strong>le</strong>, la Sorbonne n’est en effet<br />
qu’un établissement privé à but charitab<strong>le</strong>, qui ne peut en aucun cas être<br />
confondu avec la vénérab<strong>le</strong> université de Paris. C’est une erreur courante de<br />
prendre la partie pour <strong>le</strong> tout et de confondre la fondation du studium avec<br />
cel<strong>le</strong> de son plus prestigieux collège. Or, force est de constater que l’université<br />
de Paris n’est pas née en 1257. El<strong>le</strong> fonctionnait p<strong>le</strong>inement lorsque <strong>le</strong><br />
pape Grégoire IX lui délivrait sa fameuse bul<strong>le</strong> Parens scientiarum, <strong>le</strong> 13 avril<br />
1231. El<strong>le</strong> existait déjà quand <strong>le</strong> légat pontifical Robert de Courçon lui accordait<br />
ses premiers statuts en août 1215, et el<strong>le</strong> était bel et bien reconnue dès<br />
1200, lorsque <strong>le</strong> roi Philippe Auguste offrit à ses membres <strong>le</strong> privilège de n’être<br />
jugés que par des tribunaux d’Église. En fait, l’universitas magistrorum et<br />
scolarium parisiensium existait de facto dès la fin du xii e sièc<strong>le</strong>. Nous serions<br />
toutefois bien en peine de fixer la date précise de sa naissance, car el<strong>le</strong> n’a pas<br />
été fondée par un pape ou un roi ; el<strong>le</strong> a tout simp<strong>le</strong>ment émergé, de manière<br />
informel<strong>le</strong>, des espoirs et des luttes des maîtres parisiens. Ce constat rend<br />
d’autant plus <strong>sur</strong>prenante la commémoration à la Sorbonne, <strong>le</strong> 25 mai 1998,<br />
du 800 e anniversaire de l’université de Paris, car la date de 1198 ne correspondait<br />
à rien dans l’histoire du studium parisien, si ce n’est peut-être à un impératif<br />
dicté par l’agenda du ministre d’alors.<br />
Enjeu politique et symbolique<br />
Ces considérations politiques ne sont évidemment pas étrangères à la détermination<br />
des dates de fondation. Ainsi, c’est pour pouvoir commémorer l’anniversaire<br />
de l’université de Bologne en 1888 qu’on avança la date extravagante de<br />
1088 pour la « fondation » du studium bolonais. Mais <strong>le</strong>s Français n’étaient pas<br />
en reste, puisque certains auteurs affirmaient encore au xvii e sièc<strong>le</strong> que l’université<br />
de Paris avait été fondée par l’empereur Char<strong>le</strong>magne lui-même : rien de<br />
moins ! On comprend mieux, dans ces conditions, l’enjeu politique et symbolique<br />
d’un rattachement à la Sorbonne pour <strong>le</strong>s universités parisiennes créées<br />
en 1971, y compris pour cel<strong>le</strong>s qui n’ont, jusqu’à présent, jamais porté ce nom.<br />
En effet, ce collège de théologiens devint un haut lieu de la pensée scolastique au<br />
Moyen Âge, <strong>le</strong> siège de la faculté de théologie à l’époque moderne, puis l’incarnation<br />
même de l’université de Paris à partir du xix e sièc<strong>le</strong>. Son histoire illustre,<br />
s’il en est, la réussite d’une institution fondée, à l’origine, pour héberger des<br />
étudiants pauvres. C’est pourquoi, au-delà de toute considération mercanti<strong>le</strong>,<br />
el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> patrimoine commun de tous <strong>le</strong>s universitaires.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
«Sans être la date<br />
certaine de fondation<br />
de la Sorbonne,<br />
l’année 1257<br />
correspond bien<br />
à cel<strong>le</strong> qui s’en<br />
rapproche <strong>le</strong> plus.<br />
»<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
7
Le débat<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Marta<br />
Torre-Schaub<br />
Directrice de recherche<br />
CNRS, Institut de<br />
sciences juridique<br />
et philosophique de<br />
la Sorbonne (ISJPS),<br />
directrice du GDR<br />
ClimaLex<br />
Marine F<strong>le</strong>ury<br />
Docteure en droit public,<br />
membre de l’Institut<br />
de sciences juridique<br />
et philosophique de<br />
la Sorbonne (ISJPS)<br />
et du Centre d’études<br />
juridiques et politiques<br />
de l’université<br />
de La Rochel<strong>le</strong><br />
© Veeterzy-186395-Unsplash<br />
Les recours climatiques<br />
sont-ils un moyen<br />
efficace de lutter<br />
contre <strong>le</strong> changement<br />
climatique ?<br />
Les recours climatiques font désormais l’actualité<br />
et suscitent de nombreuses interrogations au sein<br />
de la société. Marta Torre-Schaub et Marine F<strong>le</strong>ury<br />
éclairent ce sujet sous l’ang<strong>le</strong> juridique.<br />
Le contexte<br />
Le prétoire est devenu, partout dans <strong>le</strong> monde, <strong>le</strong> nouveau lieu de discussion et<br />
de résolution de la crise climatique. Face à l’insuffisance des actions politiques<br />
de la part du pouvoir exécutif et aux lacunes législatives dont beaucoup de pays<br />
souffrent, <strong>le</strong>s juges nationaux sont de plus en plus sollicités par la société civi<strong>le</strong><br />
pour trancher la question climatique. Si certains opposent à cette montée du<br />
phénomène de judiciarisation du climat, que <strong>le</strong>s « tribunaux ne sont pas <strong>le</strong> lieu<br />
pour résoudre cela et qu’il revient au politique de <strong>le</strong> faire », n’est-ce pas au fond <strong>le</strong> rô<strong>le</strong><br />
du juge de faire appliquer <strong>le</strong> droit existant et d’interpréter <strong>le</strong>s normes afin que<br />
<strong>le</strong> pouvoir exécutif puisse <strong>le</strong>s honorer ? Mais au-delà de la pertinence du recours<br />
au moyen contentieux, la question qu’il convient de se poser est <strong>sur</strong>tout cel<strong>le</strong> de<br />
l’efficacité réel<strong>le</strong> des recours climatiques.<br />
Pour al<strong>le</strong>r<br />
plus loin<br />
Colloque « Les contentieux<br />
climatiques, dynamiques<br />
en France et dans <strong>le</strong> monde »,<br />
<strong>le</strong> 11 juin 2019 à l'université<br />
Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />
justiceclimat.hypotheses.org<br />
8
La montée<br />
d’un phénomène<br />
contentieux ?<br />
Marta Torre-Schaub Dans un contexte de<br />
fortes mobilisations citoyennes autour du changement<br />
climatique, <strong>le</strong>s juges sont de plus en plus<br />
interpellés autour du climat dès <strong>le</strong> début des<br />
années 2000. En France, c’est depuis novembre<br />
dernier que <strong>le</strong>s recours climatiques commencent<br />
à se développer. Dans <strong>le</strong> cas appelé « L’affaire du<br />
sièc<strong>le</strong> », réagissant dans <strong>le</strong>s jours qui ont suivi à<br />
la pétition en ligne, <strong>le</strong> ministre François de Rugy<br />
avait répondu que <strong>le</strong> prétoire n’était pas <strong>le</strong> lieu<br />
pour rég<strong>le</strong>r la question de l’action climatique de la<br />
France. Les ONG, de <strong>le</strong>ur côté, pensent que c’est<br />
aux juges de décider si la France est ou non fautive<br />
pour carence climatique. Il est en outre demandé<br />
au juge français de reconnaître un « principe général<br />
» posant une « obligation climatique » pour<br />
la France. À peine une semaine avant la pétition<br />
de l’affaire du sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> maire de Grande-Synthe<br />
avait déposé un recours de p<strong>le</strong>in contentieux<br />
pour inaction climatique devant <strong>le</strong> Conseil d’État.<br />
Le vendredi 1 er février, <strong>le</strong> tribunal de Cergy a rejeté,<br />
quant à lui, un recours en référé d’urgence<br />
déposé par Greenpeace et autres, demandant au<br />
juge d’annu<strong>le</strong>r l’autorisation de permis de forage<br />
en Guyane accordée préalab<strong>le</strong>ment à Total par<br />
<strong>le</strong> préfet de Guyane. On voit donc que plusieurs<br />
types de recours climatiques sont possib<strong>le</strong>s, et<br />
que c’est précisément dans cette différente typologie,<br />
parce qu’ils ne mobiliseront pas <strong>le</strong>s mêmes<br />
arguments juridiques ni <strong>le</strong>s mêmes outils, que<br />
certains peuvent être plus efficaces que d’autres.<br />
Marine F<strong>le</strong>ury La montée en puissance des<br />
procès climatiques fait figure de phénomène<br />
nouveau. Plusieurs actions ont récemment retenu<br />
l’attention des médias en France. El<strong>le</strong>s ont<br />
toutes en commun de mettre en cause soit la<br />
politique de l’État dans la lutte contre <strong>le</strong> changement<br />
climatique, soit la compatibilité de certaines<br />
de ses décisions au regard de cette lutte.<br />
Jusqu’alors, ces actions se développaient plutôt<br />
dans <strong>le</strong>s États de culture anglo-saxonne<br />
(États-Unis, Australie, Nouvel<strong>le</strong>-Zélande notamment).<br />
En effet, <strong>le</strong> recours contentieux s’y<br />
présente comme un mode d’action classique<br />
des groupes de défense d’intérêts publics. Toutefois,<br />
il ne faudrait pas croire que <strong>le</strong>s procès<br />
climatiques ne sont que des procès intentés<br />
en faveur de la lutte contre <strong>le</strong> changement climatique.<br />
En France, comme ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s entreprises<br />
émettrices de gaz à effet de serre (GES)<br />
ne manquent pas l’occasion de contester el<strong>le</strong>s<br />
aussi <strong>le</strong>s politiques étatiques de lutte contre <strong>le</strong><br />
changement climatique. Le procès climatique<br />
n’est donc pas un phénomène univoque : il<br />
peut viser la lutte contre <strong>le</strong> changement climatique<br />
ou au contraire chercher à l’enrayer ! Par<br />
exemp<strong>le</strong>, en France, plusieurs entreprises pétrolières<br />
ont mis en cause la loi du 30 décembre<br />
2017 dite loi hydrocarbures. El<strong>le</strong>s contestaient<br />
l’interdiction législative de délivrer de nouveaux<br />
permis de recherche et d’exploitation des hydrocarbures…<br />
Les procès climatiques initiés par <strong>le</strong>s<br />
associations de défense de l’environnement expriment<br />
aussi la diversité des fonctions de l’action<br />
contentieuse. Certes, <strong>le</strong> recours en justice<br />
permet d’obtenir des condamnations, de re<strong>le</strong>ver<br />
des illégalités, de mettre en lumière des responsabilités.<br />
Mais il jouit aussi d’une fonction d’interpellation.<br />
À ce titre, il permet de livrer dans<br />
un espace public – celui du tribunal – <strong>le</strong>s sujets<br />
de préoccupation de la société civi<strong>le</strong> et participe<br />
aussi à sa construction. L’affaire dite « du sièc<strong>le</strong> »<br />
en constitue la meil<strong>le</strong>ure démonstration par son<br />
écho auprès des citoyens mais aussi par <strong>le</strong> front<br />
associatif qui s’est bâti pour mener cette action.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
9
Le débat<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Le juge pourra-t-il<br />
impulser davantage<br />
d’action ?<br />
Marta Torre-Schaub D’une manière généra<strong>le</strong>,<br />
ces recours qui se multiplient reprochent à<br />
l’État son inaction mais remettent éga<strong>le</strong>ment en<br />
cause <strong>le</strong>s politiques des entreprises car el<strong>le</strong>s négligent<br />
<strong>le</strong>urs obligations climatiques.<br />
Un recours devant la justice peut créer un précédent<br />
jurisprudentiel, favorab<strong>le</strong> ou défavorab<strong>le</strong> à l’avenir<br />
de l’action de la France en matière climatique. Avec<br />
ces recours, que cherche-t-on à obtenir ? Veut-on<br />
des politiques climatiques plus efficaces ou veuton<br />
montrer, de manière plus symbolique, que <strong>le</strong><br />
juge a <strong>le</strong> pouvoir de contraindre l’administration<br />
et <strong>le</strong>s entreprises à agir ? La question est donc de<br />
savoir comment <strong>le</strong>s juges français vont réagir à<br />
ces demandes. Si on prend <strong>le</strong> recours de « L’affaire<br />
du sièc<strong>le</strong> », il est assez symbolique d’une atteinte<br />
peut-être un peu déme<strong>sur</strong>ée du juge français. Le<br />
juge ici devra faire face à deux obstac<strong>le</strong>s majeurs :<br />
l’un concerne celui de sa capacité à « créer » du<br />
droit, ce qu’il ne peut pas faire. Le deuxième obstac<strong>le</strong>,<br />
plus technique, consiste à ce qu’il accepte qu’il<br />
y a une relation de cause à effet entre <strong>le</strong> changement<br />
climatique et l’inaction de l’État français. Ce<br />
recours s’appuie <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fait que la France aurait un<br />
devoir général d’agir en matière climatique fondé<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s 1 et 2 de la Charte de l’environnement.<br />
Il met en avant la carence fautive de l’État<br />
français en matière climatique. L’État serait tenu<br />
responsab<strong>le</strong> car il aurait une obligation généra<strong>le</strong><br />
climatique, obligation qui fonde un préjudice causé<br />
pour <strong>le</strong>s ONG, de par sa carence et son inaction.<br />
L’État aurait ainsi commis une faute pour ne pas<br />
avoir respecté ses engagements et objectifs en matière<br />
climatique. Sur ce point, <strong>le</strong> juge administratif,<br />
limité dans sa fonction par <strong>le</strong> principe d’interprétation<br />
du droit existant, devra fonder sa décision<br />
<strong>sur</strong> un principe qui n’existe pas encore en tant que<br />
tel dans notre droit mais qui peut se dégager de<br />
l’artic<strong>le</strong> 1 er de la Charte inscrivant <strong>le</strong> « droit de chacun<br />
à vivre dans un environnement sain ». Le juge<br />
français, qui n’a pas en principe de pouvoir normatif,<br />
a cependant déjà fait preuve d’une certaine<br />
marge de manœuvre « créative » et a pu « faire jurisprudence<br />
» en énonçant un principe général qui<br />
aura vocation ensuite à devenir une règ<strong>le</strong> comme<br />
dans l’affaire Erika. Ce principe serait ainsi fondé<br />
<strong>sur</strong> des règ<strong>le</strong>s de droit déjà existantes, en l’occurrence<br />
ici, ce serait l’artic<strong>le</strong> 1 er de la Charte de l’environnement.<br />
Mais la plus grande difficulté pour <strong>le</strong><br />
juge français résidera dans la preuve de l’existence<br />
d’un lien de causalité. La question n’est pas tota<strong>le</strong>ment<br />
nouvel<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> juge français. Il avait ainsi<br />
été possib<strong>le</strong> de condamner l’État pour carence fautive<br />
dans l’affaire des algues vertes en Bretagne.<br />
Éga<strong>le</strong>ment, en juil<strong>le</strong>t 2017, <strong>le</strong> Conseil d’État a enjoint<br />
l’État à mieux adapter <strong>le</strong> droit français à la<br />
directive européenne <strong>sur</strong> la pollution de l’air. Mais<br />
ces décisions s’appuyaient <strong>sur</strong> des obligations de<br />
l’État précises, alors que pour <strong>le</strong> changement climatique<br />
l’obligation de l’État est moins évidente.<br />
Dans l’hypothèse où <strong>le</strong>s juges accepteraient la carence<br />
de l’État, l’administration serait contrainte<br />
à comb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s lacunes ou défaillances reprochées.<br />
Mais il s’agira tout au plus d’une obligation de résultat.<br />
Il semb<strong>le</strong> peu probab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> juge se prononce<br />
<strong>sur</strong> une obligation de moyens. Il s’agirait<br />
ainsi d’une décision symbolique, plus que véritab<strong>le</strong>ment<br />
réparatrice. La décision du juge administratif<br />
ne viendra pas tout de suite, car il est probab<strong>le</strong><br />
qu’il attende l’issue du recours porté par <strong>le</strong><br />
maire de Grande-Synthe devant <strong>le</strong> Conseil d’État<br />
en février dernier avant de se prononcer dans <strong>le</strong><br />
recours de « L’affaire du sièc<strong>le</strong> ». C’est donc un long<br />
processus qui s’ouvre avec ces recours, pouvant<br />
durer plusieurs années. On voit bien que, fina<strong>le</strong>ment,<br />
la portée, en termes purement juridiques,<br />
est assez limitée. Mais ils n’en déc<strong>le</strong>ncheront pas<br />
moins une dynamique positive et activiste judiciairement<br />
parlant, qui s’éta<strong>le</strong>ra dans <strong>le</strong> temps, ce<br />
qui sans doute peut constituer un <strong>le</strong>vier pour faire<br />
10
avancer la lutte contre <strong>le</strong> changement climatique.<br />
Le 11 juin 2019, se tiendra un colloque organisé<br />
à la Sorbonne <strong>sur</strong> Les dynamiques du contentieux<br />
climatique : usages et mobilisations du droit pour<br />
la cause climatique, qui sera l’occasion d’échanger<br />
autour de ces différentes actions en justice.<br />
Marine F<strong>le</strong>ury L’impact de ces procès <strong>sur</strong> la<br />
réduction des émissions de GES n’a rien d’une évidence.<br />
Tout d’abord, d’un point de vue quantitatif,<br />
<strong>le</strong>s vingt années de procès climatiques n’ont vu<br />
que peu de victoires des associations de défense<br />
de l’environnement, des vil<strong>le</strong>s ou des personnes<br />
victimes du changement climatique. La menace<br />
que font peser ces procès <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s États et <strong>le</strong>s entreprises<br />
concerne davantage <strong>le</strong>ur image, <strong>le</strong>ur réputation.<br />
De ce point de vue, en France, ils révè<strong>le</strong>nt<br />
que <strong>le</strong>s actions de l’État ne coïncident peut-être<br />
pas tout à fait avec l’exemplarité climatique à laquel<strong>le</strong><br />
prétendent <strong>le</strong>s discours politiques. Ensuite,<br />
en France et ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s chances de succès de ces<br />
actions sont tributaires de l’interprétation juridictionnel<strong>le</strong><br />
des normes climatiques et/ou de la<br />
réinterprétation de règ<strong>le</strong>s anciennes. D’un côté,<br />
<strong>le</strong> droit climatique est à ses premières heures et<br />
il présente des caractéristiques qui peuvent nuire<br />
à sa justiciabilité. En effet, il est principa<strong>le</strong>ment<br />
énoncé dans des textes internationaux dont l’effet<br />
direct n’est pas évident. Or, lorsqu’une règ<strong>le</strong> est<br />
dépourvue d’effet direct, <strong>le</strong> juge considère qu’el<strong>le</strong><br />
ne peut pas servir à évaluer <strong>le</strong> bien-fondé de la<br />
demande du requérant. Ensuite, la plupart des<br />
législations climatiques sont énoncées en termes<br />
d’objectifs. Un objectif peut être analysé comme<br />
une obligation de moyens ou de résultat. Or, <strong>le</strong><br />
choix de l’une ou l’autre de ces interprétations<br />
conditionne l’intensité de la contrainte qui pèse<br />
<strong>sur</strong> l’État ou <strong>le</strong>s entreprises. D’un autre côté, la<br />
réinterprétation des règ<strong>le</strong>s anciennes semb<strong>le</strong> nécessaire.<br />
El<strong>le</strong> pourrait passer par une « climatisation<br />
» du droit de l’environnement et même, plus<br />
généra<strong>le</strong>ment, des droits fondamentaux. C’est<br />
dans cette direction que plusieurs juridictions<br />
– Cour européenne des droits de l’homme, Cour<br />
suprême de Colombie… – se sont déjà engagées.<br />
En France, cette climatisation du droit pourrait<br />
d’abord prendre appui <strong>sur</strong> la Charte de l’environnement.<br />
Cette Charte a porté au niveau constitutionnel<br />
un ensemb<strong>le</strong> de droits et de principes<br />
en matière de protection de l’environnement, et<br />
notamment, <strong>le</strong> droit de vivre dans un environnement<br />
équilibré et respectueux de la santé. La lutte<br />
contre <strong>le</strong> changement climatique n’y est pas explicitement<br />
mentionnée. En revanche, el<strong>le</strong> pourrait<br />
s’y inclure tant cet objectif faisait partie des<br />
préoccupations qui ont conduit à son adoption.<br />
Cette influence s’illustre d’ail<strong>le</strong>urs dans son préambu<strong>le</strong>,<br />
<strong>le</strong>quel rappel<strong>le</strong> que « l’homme exerce une<br />
influence croissante <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conditions de la vie et <strong>sur</strong><br />
sa propre évolution » et que « la diversité biologique,<br />
l’épanouissement de la personne et <strong>le</strong> progrès des sociétés<br />
humaines sont affectés par certains modes de<br />
consommation ou de production et par l’exploitation<br />
excessive des ressources naturel<strong>le</strong>s ». Ensuite, <strong>le</strong> régime<br />
de la responsabilité n’est pas non plus très<br />
favorab<strong>le</strong> à l’indemnisation des victimes du changement<br />
climatique. Le problème principal tient à<br />
l’établissement du lien de causalité. En droit, celui<br />
qui cherche votre responsabilité doit établir que<br />
<strong>le</strong> fait dommageab<strong>le</strong> qu’il invoque est directement<br />
lié à vos actes ou agissements fautifs. Face au<br />
changement climatique, on comprend assez faci<strong>le</strong>ment<br />
que cette preuve est très délicate à établir.<br />
Les dommages liés au changement climatique<br />
présentent une spatialité et une temporalité<br />
distendues. Les GES n’affectent pas de manière<br />
directe et loca<strong>le</strong> <strong>le</strong>s écosystèmes ou l’homme.<br />
En plus, <strong>le</strong> phénomène de réchauffement tient à<br />
l’accumulation d’émissions individuel<strong>le</strong>s de GES,<br />
accumulation qui ne produit pas immédiatement<br />
ses effets. Ces caractéristiques commandent une<br />
adaptation du droit de la responsabilité. El<strong>le</strong> a<br />
débuté avec la consécration du préjudice écologique<br />
au terme d’un dialogue long mais vertueux<br />
entre <strong>le</strong>s juges et <strong>le</strong> Par<strong>le</strong>ment. Gageons qu’il ne<br />
s’agisse que d’un premier pas !<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
11
Rencontre<br />
Optimisation combinatoire,<br />
Big Data et cybersécurité<br />
En mars dernier, Paris 1 Panthéon-Sorbonne accueillait la journée<br />
« Optimization and Data Science ». L’occasion de revenir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s actions<br />
du laboratoire Statistique, Analyse et Modélisation multidisciplinaire (SAMM)<br />
et <strong>le</strong>s synergies créées avec <strong>le</strong>s établissements partenaires.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
L<br />
a rencontre « Optimization and Data<br />
Science » a réuni plus de cent dix participants<br />
académiques et industriels intéressés<br />
par <strong>le</strong> traitement, l’analyse et la valorisation<br />
des données, en particulier par <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s approches<br />
basées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s méthodes d’optimisation<br />
afin de renforcer <strong>le</strong>s approches classiques en apprentissage<br />
et en analyse des données.<br />
D’éminents chercheurs étaient invités. Parmi<br />
eux, Andrea Lodi, professeur à l’Éco<strong>le</strong> polytechnique<br />
de Montréal, Dolores Romero Mora<strong>le</strong>s,<br />
professeure à la Copenhagen Business School au<br />
Danemark, Emilio Carrizosa, professeur à l’université<br />
de Sévil<strong>le</strong> et Pablo San Segundo Carillo,<br />
professeur à l’université Polytechnique de Madrid.<br />
Sonia Vanier<br />
Maîtresse de conférences en<br />
informatique, SAMM (Statistique,<br />
Analyse, Modélisation<br />
multidisciplinaire – EA 4543)<br />
À quoi sert la Data Science dans notre<br />
économie ?<br />
La Data Science construit des modè<strong>le</strong>s mathématiques<br />
destinés à extraire et à représenter <strong>le</strong>s<br />
connaissances à partir de données comp<strong>le</strong>xes.<br />
El<strong>le</strong> fait appel à des experts de différentes disciplines<br />
tel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s statistiques, l’optimisation,<br />
l’informatique et la technologie de l’information<br />
dans l’objectif d’appuyer la prise de décision pour<br />
<strong>le</strong>s entreprises. Le vrai défi aujourd’hui reste la<br />
prise de décision <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s données comp<strong>le</strong>xes.<br />
Les évolutions technologiques fulgurantes de<br />
ces deux dernières décennies ont permis <strong>le</strong> développement<br />
de puissantes capacités de calcul<br />
ainsi que des réseaux très performants. De nouvel<strong>le</strong>s<br />
habitudes de consommation, de nouveaux<br />
besoins sont ainsi apparus chez <strong>le</strong>s utilisateurs.<br />
Dès lors, <strong>le</strong>s entreprises ont dû sécuriser <strong>le</strong>s données<br />
de <strong>le</strong>urs clients et <strong>le</strong>urs propres données.<br />
El<strong>le</strong>s doivent éga<strong>le</strong>ment analyser <strong>le</strong>s habitudes<br />
et <strong>le</strong>s comportements des consommateurs pour<br />
développer des services adaptés et innovants. Le<br />
comportement et <strong>le</strong>s préférences des utilisateurs<br />
pèsent de plus en plus <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s prises de décision<br />
des compagnies. Il est alors crucial d’apprendre<br />
et d’interpréter, d’interpréter et de réapprendre.<br />
Ainsi, <strong>le</strong> développement de nouvel<strong>le</strong>s approches<br />
combinant l’optimisation combinatoire et l’apprentissage<br />
est nécessaire pour répondre aux<br />
besoins en perpétuel<strong>le</strong> évolution des entreprises.<br />
12
DR<br />
Les solutions basées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s méthodes d’optimisation<br />
combinatoire se sont avérées très efficaces<br />
pour résoudre <strong>le</strong>s problèmes liés à l’analyse et à la<br />
sécurité des données dans de nombreux secteurs<br />
industriels. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s problèmes de reconnaissance<br />
d’images, l’analyse des réseaux sociaux,<br />
l’allocation de caches pour <strong>le</strong> streaming vidéo ou<br />
<strong>le</strong>s problèmes de sécurité et de lutte contre <strong>le</strong>s<br />
fraudes <strong>sur</strong> Internet.<br />
La recherche pour proposer des solutions et<br />
développer des outils<br />
En partenariat avec <strong>le</strong> LIX (Éco<strong>le</strong> polytechnique),<br />
<strong>le</strong> LRI (Paris-Saclay), <strong>le</strong> GERAD et Polytechnique<br />
Montréal, <strong>le</strong> SAMM développe des projets de<br />
recherche portant <strong>sur</strong> la combinaison des approches<br />
d’optimisation combinatoire et d’apprentissage<br />
pour proposer des solutions innovantes.<br />
L’objectif est notamment de développer des outils<br />
pour <strong>le</strong>s problèmes de cybersécurité. En effet,<br />
<strong>le</strong>s objets connectés IoT (Internet of Things)<br />
– smartphones, capteurs mobi<strong>le</strong>s, compteurs<br />
intelligents, caméras de vidéo<strong>sur</strong>veillance et véhicu<strong>le</strong>s<br />
autonomes – sont très vulnérab<strong>le</strong>s aux<br />
cyberattaques. Les attaques <strong>le</strong>s plus répandues<br />
consistent à prendre <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> de certains composants<br />
IoT et de s’en servir pour mener des attaques<br />
coordonnées et à grande échel<strong>le</strong>. Les cyberattaques<br />
et <strong>le</strong>s fraudes <strong>sur</strong> Internet ne cessent de<br />
croître en volume et en dangerosité et engendrent<br />
des coûts et des dommages considérab<strong>le</strong>s pour <strong>le</strong>s<br />
victimes. Il s’agit ainsi de développer des outils qui<br />
permettent de garantir un niveau é<strong>le</strong>vé de sécurité<br />
en déterminant un placement optimal des dispositifs<br />
de sécurité, tout en minimisant <strong>le</strong>s coûts.<br />
Le monde technologique va poursuivre son évolution<br />
avec notamment l’arrivée des véhicu<strong>le</strong>s<br />
autonomes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> marché, <strong>le</strong> développement des<br />
réseaux définis par logiciels, la virtualisation des<br />
services réseaux et cloud ainsi que l’évolution de<br />
l’intelligence artificiel<strong>le</strong>. Cela va générer de nouvel<strong>le</strong>s<br />
problématiques d’optimisation, de sécurité<br />
et d’apprentissage. De nouvel<strong>le</strong>s approches vont<br />
émerger et évoluer pour répondre à ces nouveaux<br />
besoins en perpétuel<strong>le</strong> mutation. L’optimisation<br />
combinatoire et l’apprentissage ont encore de<br />
beaux défis à re<strong>le</strong>ver.<br />
En savoir plus <strong>sur</strong> <strong>le</strong> SAMM<br />
L’équipe du SAMM de l’université<br />
Paris 1 Panthéon-Sorbonne regroupe<br />
des mathématiciens et des informaticiens.<br />
Retrouvez plus d’informations <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur site<br />
Internet : http://samm.univ-paris1.fr/<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
13
DOSSIER<br />
ÉCLAIRAGES<br />
SUR LE<br />
CINÉMA<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
14
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
15
© Wilfrid Crénel / Cor<strong>le</strong>t Com<br />
DOSSIER<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
ue <strong>le</strong> premier numéro de la nouvel<strong>le</strong> revue<br />
Q<br />
d’une grande université comme Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne consacre son dossier<br />
inaugural au <strong>cinéma</strong> est moins un signe<br />
des temps que la confirmation de la place<br />
qu’a pris dans notre civilisation et nos imaginaires, ce que<br />
l’écrivain et futur académicien Georges Duhamel, à l’instar<br />
de bon nombre d’intel<strong>le</strong>ctuels, considérait encore,<br />
en 1930, comme « un divertissement d’ilotes, un passe-<br />
temps d’il<strong>le</strong>ttrés, de créatures misérab<strong>le</strong>s, ahuries par <strong>le</strong>ur<br />
besogne et <strong>le</strong>urs soucis », comme « une machine d’abêtissement<br />
et de dissolution », comme « un spectac<strong>le</strong> qui ne<br />
demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans<br />
<strong>le</strong>s idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement<br />
aucun problème, n’allume aucune passion, n’éveil<strong>le</strong><br />
au fond des cœurs aucune espérance, sinon cel<strong>le</strong>, ridicu<strong>le</strong>,<br />
d’être un jour star à Los Ange<strong>le</strong>s 1 ». L’espérance qui anime<br />
cel<strong>le</strong>s et ceux qui ont accepté de participer à ce dossier<br />
1 George Duhamel, « Intermède <strong>cinéma</strong>tographique ou <strong>le</strong> divertissement du libre citoyen », in Scènes de la vie future, Paris,<br />
Mercure de France, 1931, p. 58-59.<br />
16
n’est sans doute pas de devenir des stars hollywoodiennes,<br />
mais plus modestement de partager, malgré<br />
« <strong>le</strong>ur besogne et <strong>le</strong>urs soucis », cette expérience sensib<strong>le</strong><br />
et intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> qui consiste à penser <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> avec <strong>le</strong><br />
<strong>cinéma</strong>, c’est-à-dire à se confronter à un phénomène qui<br />
est en même temps une technique, une industrie, un divertissement<br />
de masse et un art, as<strong>sur</strong>ément de tous <strong>le</strong>s<br />
arts <strong>le</strong> plus important du xx e sièc<strong>le</strong>. L’enjeu pour nous<br />
était tout simp<strong>le</strong>ment de <strong>le</strong>ur demander comment dans<br />
<strong>le</strong>urs recherches, dans <strong>le</strong>urs pratiques, dans <strong>le</strong>ur vie de<br />
<strong>le</strong>ttrés, ils s’arrangeaient de ces œuvres et de ces images<br />
qui se donnent à réfléchir à la fois comme des objets esthétiques,<br />
comme des manifestations inscrites dans <strong>le</strong><br />
grand mouvement des arts, comme des produits d’une<br />
culture mondialisée et populaire, comme des documents<br />
ou archives faisant mémoire et histoire et témoignant du<br />
monde comme il va, comme il allait ou devrait al<strong>le</strong>r.<br />
En observant <strong>le</strong> pedigree des collègues qui ont bien voulu<br />
apporter <strong>le</strong>ur éclairage <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur manière de se saisir<br />
de la chose <strong>cinéma</strong>tographique, nous serions tentés de<br />
constater – comme l’avait fait Co<strong>le</strong>tte non sans provocation,<br />
dès 1917 – « Ils y viennent tous au <strong>cinéma</strong> » 2 , en<br />
l’occurrence : la philosophe, l’historienne, la géographe,<br />
l’historienne de l’art, <strong>le</strong> juriste et bien sûr ceux qui, depuis<br />
peu – moins d’un demi-sièc<strong>le</strong> –, font profession universitaire<br />
d’enseigner <strong>le</strong> septième art. Dans cet intérêt unanime,<br />
il ne faut pas tant voir la marque d’un ralliement<br />
à une cause gagnée depuis longtemps ou la quête d’une<br />
légitimation désormais heureusement reconnue, que la<br />
volonté commune d’élargir notre regard <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
à des disciplines et des approches différentes ; de porter<br />
notre attention <strong>sur</strong> des formes filmiques (la fiction,<br />
<strong>le</strong> documentaire, <strong>le</strong> film d’actualité), des expressions<br />
culturel<strong>le</strong>s (<strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> populaire et <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> d’auteur, la<br />
comédie musica<strong>le</strong> et <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> du quotidien) et des pratiques<br />
(artistiques ou non, dominantes ou minoritaires)<br />
variées et singulières ; de modu<strong>le</strong>r la puissance économique<br />
et symbolique des images <strong>cinéma</strong>tographiques à<br />
l’échel<strong>le</strong> d’un territoire, d’un pays, d’un continent (l’Europe)<br />
; enfin et <strong>sur</strong>tout d’éprouver <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> non seu<strong>le</strong>ment<br />
comme objet d’étude, mais aussi comme outil de<br />
pensée, comme moyen d’ouvrir des espaces de réf<strong>le</strong>xion<br />
entre nos disciplines, entre nous et <strong>le</strong> monde.<br />
En 1917, Louis Delluc, qui venait à peine de se lancer dans<br />
la critique – il passera à la réalisation en 1920 –, exaltait,<br />
dans l’un de ses premiers artic<strong>le</strong>s, la beauté propre<br />
du <strong>cinéma</strong>, une beauté moderne, toujours d’actualité<br />
et qu’il s’agit, encore aujourd’hui, de questionner dans<br />
sa capacité à dépasser l’art pour tendre vers la vie et la<br />
connaissance :<br />
« Le hasard d’une soirée au <strong>cinéma</strong>, dans une sal<strong>le</strong> du<br />
bou<strong>le</strong>vard, m’a donné une joie artistique si extraordinaire<br />
qu’el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> ne plus dépendre de l’art. Je sais depuis<br />
peu que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> est destiné à nous donner des impressions<br />
de beauté fugace et éternel<strong>le</strong>, comme seul nous en<br />
donne <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de la nature ou, parfois, de l’activité<br />
des hommes. Ces impressions, vous savez, de grandeur, de<br />
simplicité, de netteté, qui brusquement vous font trouver<br />
l’art inuti<strong>le</strong>. Tout à fait inuti<strong>le</strong>, évidemment, l’art <strong>le</strong> serait,<br />
si chacun était capab<strong>le</strong> de goûter consciemment la beauté<br />
profonde de la minute qui passe. Mais l’éducation des<br />
fou<strong>le</strong>s sensib<strong>le</strong>s est trop <strong>le</strong>nte pour que nous puissions la<br />
priver avant de nombreux sièc<strong>le</strong>s des œuvres d’art, qui<br />
sont la confidence é<strong>le</strong>vée de l’âme des autres. Le <strong>cinéma</strong><br />
est justement un acheminement vers cette suppression<br />
de l’art qui dépasse l’art, étant la vie. Ce ne sera d’ail<strong>le</strong>urs<br />
qu’un moyen terme entre la stylisation et la réalité<br />
animée. Et il a, pour atteindre son propre summum, tant<br />
de progrès à conquérir que nous sommes loin de fixer <strong>le</strong><br />
temps où la perfection de l’écran apprendra – et ce sera<br />
admirab<strong>le</strong> – à voir dans la nature et dans <strong>le</strong> cœur humain.<br />
[…] Le <strong>cinéma</strong> fera connaître bien des choses du monde à<br />
nous tous et de nous même à nous-mêmes 3 . »<br />
Mais en attendant ce « summum » dont rêvait, il y a<br />
plus d’un sièc<strong>le</strong>, celui qui inventa <strong>le</strong> mot « cinéaste »,<br />
il nous faut peut-être, après la <strong>le</strong>cture de ce dossier,<br />
nous contenter de suivre l’invitation inconformiste, et<br />
tout aussi actuel<strong>le</strong>, de Guillaume Apollinaire dans <strong>le</strong> seul<br />
poème qu’il consacra au <strong>cinéma</strong> :<br />
« Et puis ce soir on s’en ira<br />
Au <strong>cinéma</strong><br />
Les Artistes que sont-ce donc<br />
Ce ne sont plus ceux qui s’occupent de l’Art<br />
Art poétique ou bien musique<br />
Les Artistes ce sont <strong>le</strong>s acteurs et <strong>le</strong>s actrices<br />
Si nous étions des Artistes<br />
Nous ne dirions pas <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
Nous dirions <strong>le</strong> ciné<br />
Mais si nous étions de vieux professeurs de province<br />
Nous ne dirions ni ciné ni <strong>cinéma</strong><br />
Mais Cinématographe<br />
Aussi mon Dieu faut-il avoir du goût 4 ».<br />
2 Co<strong>le</strong>tte, « Ils y viennent tous, au <strong>cinéma</strong> », Le Film, 21 juil<strong>le</strong>t 1917. Repris dans Co<strong>le</strong>tte, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 1986, p. 1751.<br />
3 Louis Delluc, « La beauté du <strong>cinéma</strong> », Le Film, n o 73, 6 août 1917. Repris dans <strong>le</strong>s Écrits <strong>cinéma</strong>tographiques II, Paris,<br />
Cinémathèque française, 1985, p. 30-33.<br />
José Moure et N. T. Binh,<br />
éditeurs invités<br />
4 Guillaume Apollinaire, « Avant <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> », Revue Nord-Sud, 15 avril 1917, inclus dans <strong>le</strong> recueil Il y a. Repris dans Œuvres poétiques, Paris,<br />
Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1965, p. 362.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
17
DOSSIER<br />
Vous avez dit « populaire » ?<br />
On se souvient de la polémique qui a suivi la proposition, à l’automne<br />
dernier, de créer une nouvel<strong>le</strong> catégorie « film populaire » aux Oscars<br />
de Hollywood – qui aurait permis de récompenser des « blockbusters<br />
», par exemp<strong>le</strong> la magnifique équipe de Black Panther (Ryan<br />
Coog<strong>le</strong>r, 2018).<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Sandra Laugier<br />
Professeure de<br />
philosophie et directrice<br />
adjointe de l’Institut<br />
des sciences juridique<br />
et philosophique<br />
de la Sorbonne<br />
(ISJPS) – UMR 8103<br />
À droite, portrait de<br />
Stan<strong>le</strong>y Cavell<br />
À<br />
juste titre, <strong>le</strong>s opposants ont argué que <strong>le</strong>s Oscars récompensent<br />
justement, en principe, des films à la fois « grands » et populaires ;<br />
de New York-Miami, en 1935, à Gladiator, 2001, et <strong>le</strong> Seigneur des anneaux,<br />
2003. Et depuis ? Cela fait au moins une décennie que <strong>le</strong>s chances<br />
pour un film « populaire » (à très large public) d’être apprécié, reconnu, par <strong>le</strong>s<br />
institutions du <strong>cinéma</strong> sont faib<strong>le</strong>s, et il y a une certaine hypocrisie vertueuse<br />
à récuser, même avec d’excel<strong>le</strong>nts arguments, la création d’une catégorie spécifique<br />
pour des films de fait exclus de la reconnaissance académique. Du coup<br />
Black Panther est reparti comme prévisib<strong>le</strong> des Oscars avec quelques récompenses<br />
techniques. Bohemian Rhapsody aussi, autre grand succès populaire<br />
consacré au parcours de Freddy Mercury, et vainqueur <strong>sur</strong>prise des Golden<br />
Globes, s’est contenté du prix du meil<strong>le</strong>ur acteur.<br />
La polémique a permis de se rendre compte de la difficulté pour <strong>le</strong>s critiques<br />
de <strong>cinéma</strong> à prendre en compte la redéfinition du périmètre du populaire,<br />
notamment à travers <strong>le</strong>s nouveaux produits des grandes franchises (Marvel,<br />
DC Comics). L’élargissement des publics des arts, <strong>le</strong> développement des dites<br />
« cultures populaires », l’installation, par <strong>le</strong> tournant numérique, de nouvel<strong>le</strong>s<br />
formes, de nouveaux acteurs et de nouveaux modè<strong>le</strong>s d’actions et pratiques<br />
artistiques, sont en train de transformer la définition même de l’art, contestant<br />
<strong>le</strong>s conceptions élitistes du « grand art ». Erwin Panofsky insistait « <strong>sur</strong> <strong>le</strong><br />
fait que <strong>le</strong> film a été créé d’abord et avant tout, comme un divertissement populaire<br />
sans prétention esthétique qui a redynamisé <strong>le</strong>s liens entre production et consommation<br />
artistiques [<strong>le</strong>squels] sont plus que ténus, pour ne pas dire rompus, dans de<br />
nombreuses disciplines artistiques ».<br />
C’est une mutation profonde du champ culturel et de ses hiérarchies qui est<br />
en train de s’opérer et <strong>le</strong> changement d’attitude par rapport aux séries télévisées<br />
en est la marque, comme lieu de réappropriation de l’autorité artistique<br />
et herméneutique, de re-empowerment du spectateur par la constitution de<br />
son expérience singulière. C’est ce qu’entendait <strong>le</strong> critique R. Warshow dans<br />
The Immediate Experience (1962) : « Culturel<strong>le</strong>ment, nous sommes tous des selfmade<br />
men, nous nous constituons dans <strong>le</strong>s termes des choix particuliers que nous<br />
faisons dans la multitude étourdissante de stimuli qui s’offrent à nous. » La démocratisation<br />
de la production artistique promise par <strong>le</strong> romantisme trouverait<br />
alors sa réalisation dans de nouvel<strong>le</strong>s formes artistiques, dans <strong>le</strong>s modalités<br />
18
© Courtesy of Harvard University<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
19
DOSSIER<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
On peut redéfinir<br />
la culture<br />
populaire comme<br />
non plus pur<br />
« divertissement »,<br />
mais aussi<br />
travail col<strong>le</strong>ctif<br />
d’éducation<br />
mora<strong>le</strong>.<br />
de circulation et d’intervention permises par <strong>le</strong> numérique, dont <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s<br />
de participation et d’interactivité ouvrent <strong>sur</strong> de nouvel<strong>le</strong>s formes d’autorité<br />
du sujet. L’art est devenu, de lieu élitaire, un moteur essentiel d’intervention<br />
et d’innovation socia<strong>le</strong> – et de fabrication de la démocratie réel<strong>le</strong> si on entend<br />
par démocratie non un mode de gouvernement mais une demande d’égalité et<br />
de participation à la vie publique. La question de la démocratie est alors aussi<br />
bien cel<strong>le</strong> de notre capacité d’expressivité individuel<strong>le</strong>, d’actions et de choix<br />
esthétiques singuliers.<br />
Le déplacement de l’intérêt vers des objets « ordinaires », comme <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
populaire ou <strong>le</strong>s séries TV, induit alors une transformation de l’esthétique.<br />
L’enjeu théorique que constituent <strong>le</strong>s références aux cultures populaires est<br />
fondamental : il ne s’agit pas de puiser dans un réservoir d’exemp<strong>le</strong>s, mais<br />
de renverser <strong>le</strong>s hiérarchies de ce qui compte. Cela permet un nouveau départ<br />
de la pensée de la démocratie, et de son assise perfectionniste, dans<br />
la confiance en soi et la conception deweyenne du public. Dewey, dans<br />
Le Public et ses problèmes (1927), définit <strong>le</strong> public à partir d’une confrontation<br />
à une situation problématique où des personnes éprouvent un troub<strong>le</strong> déterminé<br />
qu’ils perçoivent initia<strong>le</strong>ment comme re<strong>le</strong>vant de la vie privée, et où la<br />
réponse émerge à travers <strong>le</strong> jeu des interactions de ceux qui décident de lui<br />
donner une expression publique.<br />
L’entrée en scène de ces « arts démocratiques » déplace profondément nos<br />
catégories conceptuel<strong>le</strong>s, mises en cause par cette sortie de l’autotélisme et<br />
d’une conception esthétisante de l’art. À moins que l’« art démocratique » ne<br />
relève plutôt de ces esthétiques du quotidien qui refusent de faire de l’art une<br />
sphère d’activité à part de la vie ordinaire ? On peut voir dans <strong>le</strong>s pratiques collaboratives<br />
et numériques des espaces d’action où s’exercent et se réinventent<br />
<strong>le</strong>s principes d’égalité, de collaboration et de partage, du côté de la production<br />
comme des usages, de la critique et de l’interprétation. Cela conduit à repenser<br />
<strong>le</strong>s rapports de l’art et de la démocratie, et à en finir avec des définitions<br />
fixes ou (politiquement et culturel<strong>le</strong>ment) institutionnalisées pour <strong>le</strong>s organiser<br />
pragmatiquement autour de pratiques, de va<strong>le</strong>urs et de formes de vie<br />
effectives et partagées. Dans ce contexte, on peut redéfinir la culture populaire<br />
comme non plus pur « divertissement », mais aussi travail col<strong>le</strong>ctif d’éducation<br />
mora<strong>le</strong>. Le rô<strong>le</strong> de la culture populaire (blockbusters, séries télévisées,<br />
musique, vidéos diffusées <strong>sur</strong> Internet…) devient crucial dans nos réélaborations<br />
éthiques et dans la constitution politique et socia<strong>le</strong> de la démocratie.<br />
Stan<strong>le</strong>y Cavell prenait son point de départ, dans La Projection du monde (1999,<br />
réédition Vrin, 2019), dans <strong>le</strong> caractère populaire du <strong>cinéma</strong>, en l’articulant à<br />
un certain rapport – une intimité avec l’ordinaire –, à l’intégration du <strong>cinéma</strong><br />
(« al<strong>le</strong>r au <strong>cinéma</strong> » plutôt que LE <strong>cinéma</strong>) à la vie ordinaire du spectateur, son<br />
intrication dans la vie quotidienne et la constitution de son expérience privée<br />
et col<strong>le</strong>ctive. Pour Cavell, dont l’enfance et la jeunesse furent hantées par <strong>le</strong><br />
<strong>cinéma</strong> hollywoodien, cette culture c’est <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> populaire, dont <strong>le</strong>s productions<br />
étaient partagées par <strong>le</strong> plus grand nombre à l’époque.<br />
Une esthétique ordinaire doit désormais défendre, non plus la spécificité des<br />
individualités créatrices de l’œuvre, ni <strong>le</strong>s œuvres en tant que tel<strong>le</strong>s, mais<br />
l’expérience esthétique commune et partageab<strong>le</strong>. Un des buts de Cavell,<br />
20
et l’une de ses plus grandes réussites, est de mettre en évidence l’intelligence<br />
apportée déjà par <strong>le</strong> film à sa réalisation, ce qui revient aussi à « laisser<br />
une œuvre d’art avoir sa propre voix dans ce que la philosophie dira d’el<strong>le</strong> ».<br />
Comprendre l’importance du <strong>cinéma</strong> implique alors apprendre en quoi<br />
consiste, pour reprendre l’expression d’À la recherche du bonheur (2017),<br />
« contrô<strong>le</strong>r son expérience », c’est-à-dire, examiner sa propre expérience, et<br />
« laisser à l’objet qui vous intéresse <strong>le</strong> soin de vous apprendre à <strong>le</strong> considérer ». Cela<br />
signifie qu’il faut éduquer son expérience de façon à se rendre éducab<strong>le</strong> par<br />
el<strong>le</strong>. Il y a là une circularité inévitab<strong>le</strong> : avoir une expérience nécessite de faire<br />
confiance à son expérience. Ce rô<strong>le</strong> de la confiance dans l’éducation fait de<br />
la culture populaire une ressource essentiel<strong>le</strong> dans l’éducation mora<strong>le</strong> et politique<br />
et la transmission de va<strong>le</strong>urs.<br />
Cela répond à un certain nombre de préoccupations éthiques et esthétiques<br />
centra<strong>le</strong>s et à la question, sou<strong>le</strong>vée par Cavell, de la part mora<strong>le</strong> des œuvres<br />
« publiques », et de la forme d’éducation qu’el<strong>le</strong>s suscitent précisément dans ce<br />
public, et ce privé, qui sont créés par ces formes de communication contemporaines,<br />
<strong>cinéma</strong>tographiques comme télévisuel<strong>le</strong>s. La question d’une mora<strong>le</strong><br />
exprimée par <strong>le</strong>s médias contemporains se trouve enchevêtrée dans toutes <strong>le</strong>s<br />
dimensions de la vie privée et publique comme <strong>le</strong> montre <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> des séries<br />
télévisées dans la mise en avant de la libération des femmes (Sex and the City),<br />
la visibilisation des minorités sexuel<strong>le</strong>s (The L Word, Orange is the New Black),<br />
racia<strong>le</strong>s (The Wire).<br />
On assiste ainsi à un déplacement de la mora<strong>le</strong>, vers une mora<strong>le</strong> non plus normative<br />
ou impérative, mais pas non plus purement descriptive : une éthique<br />
du care, au sens de la perception particulière des situations, moments, motifs,<br />
tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> nous est offerte par notre rapport intime aux séries qui sont inscrites<br />
dans notre vie quotidienne. L’intérêt d’un examen du discours moral des<br />
séries TV est aussi par la constitution d’une éthique pluraliste et conflictuel<strong>le</strong>.<br />
Le care, mobilisé par la vision d’une série, n’a rien de spectaculaire et fait partie<br />
de ces phénomènes vus mais non remarqués as<strong>sur</strong>ant l’entretien (en plusieurs<br />
sens, dont celui de la conversation et de la préservation) d’un monde humain.<br />
Les séries TV mettent à la fois en scène ce souci des autres et <strong>le</strong>s conflits de<br />
care : la plus fameuse série TV peut-être, ER (Urgences, NBC, 1994-2008) articu<strong>le</strong><br />
en permanence <strong>le</strong>s exigences de la vie privée et du travail, et <strong>le</strong>s conflits<br />
internes dans <strong>le</strong>s soins à apporter aux patients (care moral ou médical) et a<br />
sou<strong>le</strong>vé en ses quinze saisons nombre de questions de santé publique comme<br />
cel<strong>le</strong>s suscitées par <strong>le</strong> sida, l’inégalité d’accès aux soins, l’avortement, <strong>le</strong> handicap,<br />
la fin de vie...<br />
Les séries sont éga<strong>le</strong>ment un moyen de susciter <strong>le</strong> care par éveil de l’affectivité,<br />
la représentation de figures émouvantes ou de situations. Le tournant<br />
accompli avec <strong>le</strong>s séries des années 1990 (ER et The West Wing, NYPD Blue)<br />
est celui de la formation mora<strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctive ; c’est la régularité de la fréquentation,<br />
l’intégration des personnages à la vie ordinaire et familia<strong>le</strong> des spectateurs,<br />
l’initiation à des formes de vie non explicitées et à des vocabulaires<br />
nouveaux et d’abord opaques (sans que <strong>le</strong> spectateur soit lourdement guidé<br />
et éclairé comme il l’était dans des productions antérieures) – <strong>le</strong>s modes de<br />
narration de la série TV – qui font la va<strong>le</strong>ur mora<strong>le</strong> de ces productions. Or cela<br />
Les séries<br />
sont éga<strong>le</strong>ment<br />
un moyen<br />
de susciter<br />
<strong>le</strong> care par éveil<br />
de l’affectivité,<br />
la représentation<br />
de figures<br />
émouvantes ou<br />
de situations.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
21
DOSSIER<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
La série TV<br />
fait partie<br />
indissolub<strong>le</strong>ment<br />
de la vie privée et<br />
du domaine public ;<br />
el<strong>le</strong> est<br />
une interface.<br />
conduit à réviser <strong>le</strong> statut de la mora<strong>le</strong>, à la voir non dans des règ<strong>le</strong>s, normes<br />
transcendantes et principes de décision, mais dans l’attention aux conduites<br />
ordinaires, aux micro-choix quotidiens, aux sty<strong>le</strong>s d’expression et de revendication<br />
des individus. Toutes transformations de la mora<strong>le</strong> auxquel<strong>le</strong>s ont appelé<br />
bon nombre de philosophes lassés d’une méta-éthique trop abstraite, ou<br />
d’une éthique déontologiste trop normative. Ils l’ont parfois, comme Martha<br />
Nussbaum, testée <strong>sur</strong> un matériau littéraire. Mais <strong>le</strong> matériau des séries TV<br />
permet une contextualisation plus développée, une historicité de la relation<br />
publique et privée (régularité, durée), une familiarisation et une éducation<br />
de la perception – l’attention aux expressions et gestes de personnages qu’on<br />
apprend à connaître – à la spécificité des situations. La série TV fait partie<br />
indissolub<strong>le</strong>ment de la vie privée et du domaine public ; el<strong>le</strong> est une interface.<br />
Tirer <strong>le</strong>s conséquences de tout cela nécessite de prendre réel<strong>le</strong>ment au sérieux<br />
<strong>le</strong>s intentions mora<strong>le</strong>s des producteurs et scénaristes des séries TV et téléfilms,<br />
et <strong>le</strong>s contraintes ainsi imposées aux fictions, là aussi dans la lignée de<br />
la <strong>le</strong>cture de Cavell : ce dernier, en effet, en rupture avec une tradition critique<br />
qui faisait de l’intelligence du film un sous-produit de la <strong>le</strong>cture critique,<br />
affirmait l’importance de « l’intelligence apportée par <strong>le</strong> film à sa propre réalisation<br />
» : <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> matériau lui-même éduque <strong>le</strong> spectateur, ainsi que <strong>le</strong><br />
critique, et qu’il n’est pas dépendant du regard critique pour sa pertinence.<br />
Cavell fut <strong>le</strong> premier à souligner l’importance de ce point et à appe<strong>le</strong>r à une<br />
valorisation, dans la critique, de la fonction du scénariste et du réalisateur,<br />
mais aussi du travail des acteurs, dans l’élaboration du sens moral et de la<br />
portée d’éducation mora<strong>le</strong> du film. Ainsi, <strong>le</strong>s modes d’expression (la texture<br />
mora<strong>le</strong>, <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> de paro<strong>le</strong> et de démarche) des acteurs de film et de série sont<br />
un élément central de <strong>le</strong>ur apport moral. Une tâche de la critique serait alors<br />
de mettre en évidence, dans la <strong>le</strong>cture de l’expression mora<strong>le</strong> constituée par<br />
<strong>le</strong>s séries, <strong>le</strong>s choix moraux, col<strong>le</strong>ctifs et individuels, <strong>le</strong>s négociations, conflits<br />
et accords qui sont à la base de la représentation mora<strong>le</strong> : choix et itinéraires<br />
des personnages de fiction, tournants de la narration, tournants dans <strong>le</strong>s scénarios.<br />
On déplace la question de la mora<strong>le</strong> vers cel<strong>le</strong> de l’interprétation des<br />
choix publics et l’élaboration d’une sensibilité commune, à la fois supposée et<br />
éduquée/transformée par <strong>le</strong>s médias.<br />
Les personnages de fiction TV sont si bien ancrés, mora<strong>le</strong>ment dirigés et clairs<br />
dans <strong>le</strong>urs expressions mora<strong>le</strong>s, sans être archétypaux, qu’ils peuvent être<br />
« lâchés » et ouverts à l’imagination et à l’usage de chacun, « confiés » à nous<br />
– comme s’il restait à chacun d’en prendre soin. D’où la grande importance<br />
de la conclusion des séries, qui doivent apprendre au spectateur à se passer<br />
d’el<strong>le</strong>s. Lost est <strong>le</strong> plus bel exemp<strong>le</strong> ; mais aussi Mad Men et The Americans ont<br />
récemment illustré ce travail des séries à l’accompagnement de notre séparation<br />
d’avec <strong>le</strong>s personnages.<br />
Il y a bien une recherche démocratique et mora<strong>le</strong>, perfectionniste, dans ces<br />
séries étasuniennes, par <strong>le</strong>ur espoir dans l’éducabilité du spectateur. Une des<br />
innovations que représentaient <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s séries du tournant du xxi e sièc<strong>le</strong><br />
était la confrontation à un monde et un vocabulaire mystérieux, dont on ne<br />
comprend pas des éléments, et où <strong>le</strong> téléspectateur est obligé de prêter attention,<br />
de se familiariser, et peu à peu de s’éduquer, comme l’enfant qui s’intègre<br />
22
dans la forme de vie des adultes, tel<br />
que <strong>le</strong> décrit Wittgenstein au début<br />
des Recherches Philosophiques.<br />
Le spectateur est éduqué et cared<br />
for, mais aussi cared about dans sa<br />
capacité mora<strong>le</strong> : The West Wing et<br />
The Wire misent entièrement, dans<br />
<strong>le</strong>ur écriture, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> désir d’une expression<br />
conjointe et publique du<br />
désespoir et de l’espoir de nouvel<strong>le</strong>s<br />
conversations (<strong>le</strong>s « Cities of<br />
Words » que recherche Cavell dans<br />
son dernier ouvrage, Philosophie<br />
des sal<strong>le</strong>s obscures). La possibilité<br />
de nouvel<strong>le</strong>s formes d’expression<br />
et d’éducation mora<strong>le</strong>, de quelque<br />
chose comme un care du public<br />
et la prise en compte de toutes<br />
ses composantes. Les séries ont<br />
donné une voix aux femmes dans<br />
<strong>le</strong>ur diversité et aujourd’hui, el<strong>le</strong>s<br />
sont <strong>le</strong>s personnages centraux de<br />
la plupart des œuvres <strong>le</strong>s plus innovantes<br />
: Orange is the New Black,<br />
Big Litt<strong>le</strong> Lies, The Handmaid’s Ta<strong>le</strong>.<br />
La va<strong>le</strong>ur d’éducation de la culture<br />
populaire n’est pas anecdotique.<br />
El<strong>le</strong> nous paraît même définir aujourd’hui<br />
ce qu’il faut entendre<br />
par « populaire » aussi bien que<br />
par <strong>le</strong> mot « culture » (au sens de la<br />
Bildung) dans l’expression « culture populaire ». Dans cette perspective, cette<br />
dernière a pour vocation l’éducation philosophique d’un public plutôt que<br />
l’institution et la valorisation d’un corpus socia<strong>le</strong>ment ciblé. Je suis partie de<br />
la façon dont Cavell revendique la va<strong>le</strong>ur philosophique du <strong>cinéma</strong> hollywoodien,<br />
<strong>le</strong> plaçant à hauteur des plus grandes œuvres de pensée. Ce que Cavell<br />
revendiquait dans <strong>le</strong>s années 1970 du <strong>cinéma</strong> grand public de Hollywood s’est<br />
transféré à d’autres corpus et pratiques comme <strong>le</strong>s séries télévisées, qui l’ont<br />
relayé, sinon remplacé, dans la tâche d’éducation mora<strong>le</strong> des ado<strong>le</strong>scents et<br />
des adultes. La culture populaire se révè<strong>le</strong> lieu de « l’éducation des adultes », et<br />
donc d’une forme d’éducation de soi, de culture de soi – un perfectionnement<br />
subjectif, par la mise en commun, par <strong>le</strong> partage et <strong>le</strong> commentaire d’un matériau<br />
public et ordinaire, intégré dans notre vie ordinaire.<br />
© Marvel Studio<br />
Affiche du film<br />
Black Panther (2018)<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
23
DOSSIER<br />
Comédie musica<strong>le</strong>, un genre<br />
à prendre au sérieux ?<br />
« On vous dit toujours de par<strong>le</strong>r de ce que vous connaissez. Moi, je connaissais<br />
<strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>, alors j’ai fait des films <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>. » Stan<strong>le</strong>y Donen,<br />
coréalisateur avec Gene Kelly de Chantons sous la pluie (1952) 1 .<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
N. T. Binh<br />
Maître de conférences<br />
en études<br />
<strong>cinéma</strong>tographiques<br />
En tant que genre<br />
<strong>cinéma</strong>tographique,<br />
la comédie musica<strong>le</strong><br />
hollywoodienne<br />
a mis du temps à être<br />
« prise au sérieux »,<br />
que ce soit par <strong>le</strong>s<br />
milieux intel<strong>le</strong>ctuels,<br />
la presse spécialisée,<br />
la profession…<br />
et même <strong>le</strong> public,<br />
en tout cas en France.<br />
E<br />
n tant que genre <strong>cinéma</strong>tographique, la comédie musica<strong>le</strong> hollywoodienne<br />
a mis du temps à être « prise au sérieux », que ce soit par <strong>le</strong>s<br />
milieux intel<strong>le</strong>ctuels, la presse spécialisée, la profession… et même<br />
<strong>le</strong> public, en tout cas en France. Il y a à cela des raisons de deux ordres.<br />
D’une part, la vocation assumée du genre en tant que « divertissement » en<br />
fait un synonyme de spectac<strong>le</strong> sans profondeur et de dégradation des formes<br />
nob<strong>le</strong>s (musique de concert, poésie, théâtre, art lyrique, bal<strong>le</strong>t…). L’industrie<br />
hollywoodienne, soucieuse de légitimité artistique à travers <strong>le</strong> vote des Oscars,<br />
ne couronne qu’exceptionnel<strong>le</strong>ment un musical ; en 2016, la déconvenue<br />
des créateurs de La La Land, proclamé vainqueur à la dernière cérémonie,<br />
avant d’être évincé in extremis par un film à propos sociétal affiché, Moonlight,<br />
ne fait que corroborer cette idée reçue, vaguement puritaine : la comédie musica<strong>le</strong><br />
procure trop de plaisir pour être considérée sérieusement.<br />
D’autre part, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan économique, c’est un genre « cher », dispendieux,<br />
donc soucieux de sa rentabilité commercia<strong>le</strong> et notoirement prompt à choisir<br />
la facilité pour satisfaire <strong>le</strong> public : un genre soumis de fait aux contraintes du<br />
marché, au détriment de ses qualités artistiques. Les amateurs de Broadway<br />
n’ont jamais cessé de stigmatiser la trivialisation hollywoodienne de spectac<strong>le</strong>s<br />
créés <strong>sur</strong> scène, dénaturés pour satisfaire <strong>le</strong>s masses, ne serait-ce que<br />
par son obstination à imposer des têtes d’affiche populaires pour remplacer <strong>le</strong>s<br />
interprètes d’origine : plutôt que Carol Lawrence et Julie Andrews dans West<br />
Side Story (Robert Wise et Jerome Robbins, 1961) et My Fair Lady (George<br />
Cukor, 1964), <strong>le</strong>s producteurs engagent respectivement Natalie Wood et<br />
Audrey Hepburn, toutes deux doublées pour <strong>le</strong>s chansons par l’artiste Marni<br />
Nixon, qui avait rendu <strong>le</strong> même service à Deborah Kerr dans Le Roi et moi<br />
(Walter Lang, 1956). Pour revenir à La La Land, rappelons que <strong>le</strong> réalisateur<br />
Damien Chazel<strong>le</strong> se heurta au départ à l’hostilité des studios pour financer son<br />
film, et ce n’est qu’après <strong>le</strong> succès de Whiplash (2014), petite production indépendante,<br />
qu’il obtint <strong>le</strong> feu vert d’une grande compagnie pour La La Land.<br />
À cela s’ajoute, en France, un préjugé anti-américain : <strong>le</strong> musical appartient<br />
à la culture etasunienne populaire, avec ses stéréotypes, son approche primaire<br />
et sa volonté de domination culturel<strong>le</strong> (« c’est très américain », reproche<br />
1 Yann Tobin (N.T. Binh), « La mise en scène, c’est intangib<strong>le</strong> ! », entretien avec Stan<strong>le</strong>y Donen, Positif,<br />
n os 437-438, juil<strong>le</strong>t-août, 1997, p. 35.<br />
24
Hélène Jeanbrau © Ciné Tamaris<br />
Françoise Dorléac et<br />
Catherine Deneuve dans<br />
Les Demoisel<strong>le</strong>s de Rochefort<br />
(Jacques Demy, 1967).<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
25
DOSSIER<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
C’est précisément<br />
en France que va<br />
naître une manière<br />
de réhabilitation<br />
intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> de<br />
la comédie musica<strong>le</strong>,<br />
dans <strong>le</strong>s années<br />
1950 et 1960, par <strong>le</strong><br />
biais de la cinéphilie<br />
d’après-guerre, à la<br />
période même où,<br />
dans la production<br />
hollywoodienne,<br />
<strong>le</strong> genre commençait<br />
à décliner.<br />
souvent entendu pour disqualifier <strong>le</strong>s prétendues conventions d’un film hollywoodien).<br />
Son « mauvais goût » provoqua des réactions outragées comme<br />
cel<strong>le</strong> du critique Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro après la présentation,<br />
au festival de Cannes, du film Ziegfeld Follies (Vincente Minnelli, 1946), dans<br />
un artic<strong>le</strong> aux connotations savoureusement racistes : « Ils appel<strong>le</strong>nt ça comédie<br />
musica<strong>le</strong> : douze tab<strong>le</strong>aux en technicolor, durée cent huit minutes. C’est du<br />
music-hall pour Zoulous. Quand on pense qu’il s’est trouvé des spectateurs pour<br />
avoir <strong>le</strong> triste courage, l’audace provocante, la perversion ou l’inconscience inquiétante<br />
d’applaudir cette hideur, cette éprouvante abomination, ce jeu de nègres fous,<br />
ces gratte-ciel de mauvais goût […], <strong>le</strong> faux érigé à hauteur d’un dogme ! […] Une<br />
indigestion de Fred Astaire, savez-vous ce que c’est ? […] À la fin, j’avais envie de<br />
pousser des cris d’animaux, de déchirer <strong>le</strong> fauteuil avec mes ong<strong>le</strong>s, de brouter <strong>le</strong><br />
plafond et de crever l’écran à coups de pied. » Ces contradictions persistent ; el<strong>le</strong>s<br />
sont bien exprimées par la remarque du cinéaste français Jean-Pierre Jeunet,<br />
après avoir cédé lui-même <strong>le</strong>s droits de son film Le Fabu<strong>le</strong>ux Destin d’Amélie<br />
Poulain (2001) pour une adaptation musica<strong>le</strong> new-yorkaise : « J’ai absolument<br />
horreur des comédies musica<strong>le</strong>s, je hais Broadway, je considère que c’est l’incarnation<br />
même de la ringardise. »<br />
Or, c’est précisément en France que va naître une manière de réhabilitation<br />
intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> de la comédie musica<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>s années 1950 et 1960, par <strong>le</strong><br />
biais de la cinéphilie d’après-guerre, à la période même où, dans la production<br />
hollywoodienne, <strong>le</strong> genre commençait à décliner. Les deux revues spécialisées<br />
concurrentes, <strong>le</strong>s Cahiers du <strong>cinéma</strong> et Positif, s’intéressèrent au genre musical<br />
pour des raisons différentes : dans <strong>le</strong>s Cahiers, c’était la possib<strong>le</strong> affirmation<br />
d’auteurs singuliers (Vincente Minnelli, Stan<strong>le</strong>y Donen, Busby Berke<strong>le</strong>y) au<br />
sein d’une industrie calibrée ; dans Positif, c’était l’affirmation d’une liberté des<br />
corps à travers la danse, d’une expression des pulsions qui pouvait être transgressive<br />
tout en restant accessib<strong>le</strong> au public 2 . Par la suite, autour de la Nouvel<strong>le</strong><br />
Vague, la comédie musica<strong>le</strong> va devenir un genre prisé par <strong>le</strong>s cinéastes<br />
« cinéphi<strong>le</strong>s », issus de cette génération des ciné-clubs et des revues. De cette<br />
génération, seul Jacques Demy s’impose durab<strong>le</strong>ment dans cette veine et régulièrement,<br />
jusqu’à aujourd’hui, des réalisateurs se réclameront de son influence<br />
(Olivier Ducastel et Jacques Martineau, François Ozon, Christophe<br />
Honoré…). Mais Louis Mal<strong>le</strong>, Agnès Varda, Alain Resnais, Jean-Luc Godard,<br />
François Truffaut, Éric Rohmer ou Jacques Rivette ne vont cesser de parsemer<br />
<strong>le</strong>urs films d’allusions au genre, quitte à parfois réaliser, tôt ou tard, des films<br />
chantés ou dansés : des comédies musica<strong>le</strong>s pour ainsi dire « en contrebande »,<br />
<strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus insolites étant L’une chante, l’autre pas (Varda, 1977),<br />
Haut bas fragi<strong>le</strong> (Rivette, 1995), Conte d’été (Rohmer, 1996) et On connaît la<br />
chanson (Resnais, 1997).<br />
Parallè<strong>le</strong>ment, à partir des années 1970, la recherche universitaire s’intéresse,<br />
de façon margina<strong>le</strong> mais passionnante, au musical classique hollywoodien, aussi<br />
bien en France que dans <strong>le</strong>s pays anglo-saxons. Deux axes vont alors se développer.<br />
Premièrement, un axe esthétique, visant à démontrer analytiquement<br />
2 Voir notamment : Jean Domarchi, « Évolution du film musical », Cahiers du <strong>cinéma</strong>, n o 54, Noël 1955 ;<br />
Ado Kyou, « Note <strong>sur</strong> l’érotisme des films dansés », Positif, n o 33, novembre 1954.<br />
26
© Philharmonie de Paris<br />
Col<strong>le</strong>ction Cinémathèque française.© A<strong>le</strong>xis Oussenko<br />
la cohérence et la comp<strong>le</strong>xité des formes à l’œuvre dans la comédie musica<strong>le</strong>,<br />
et à montrer sa signifiance artistique, au-delà du plaisir spectaculaire et immédiat<br />
; Alain Masson 3 (souvent cité par Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze 4 , grand défenseur du<br />
genre) et Rick Altman 5 font figures de pionniers en la matière. Deuxièmement,<br />
un axe plus idéologique, issu du structuralisme, s’interroge <strong>sur</strong> <strong>le</strong> genre musical<br />
dans son contexte culturel au sens large : conditions de production (économie,<br />
cen<strong>sur</strong>e), évolution technologique (y compris <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> d’animation), lien<br />
avec <strong>le</strong>s autres moyens d’expression (théâtre, édition, radio, TV, disque, etc.),<br />
fonction politique, rapport au monde, sociologie de la réception… L’Américaine<br />
Jane Feuer fut, dans ce domaine, une figure fondatrice <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s études culturel<strong>le</strong>s<br />
d’aujourd’hui (gender studies, queer studies, media studies, star studies…),<br />
en soulignant à quel point <strong>le</strong> musical était un genre « auto-réf<strong>le</strong>xif », c’est-à-dire<br />
qu’il racontait et mythifiait dans ses récits la fabrication même d’un spectac<strong>le</strong><br />
musical : comme l’exprime Stan<strong>le</strong>y Donen dans la phrase citée en exergue, la<br />
comédie musica<strong>le</strong>, souvent, « par<strong>le</strong> de <strong>cinéma</strong> » ou, en tout cas, met volontiers<br />
en abyme la notion de mise en scène de la vie. Cela mena aux développements<br />
actuels de Marguerite Chabrol dans l’atelier de recherche qu’el<strong>le</strong> codirige depuis<br />
3 Alain Masson, Comédie musica<strong>le</strong>, Paris, Stock, 1981.<br />
4 Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze, L’Image-temps, Paris, Les Éditions de minuit, 1985.<br />
5 Rick Altman (dir.), Genre: The Musical, Londres, British Film Institute, 1981.<br />
Visuel de l’exposition<br />
Comédies musica<strong>le</strong>s,<br />
la joie de vivre<br />
du <strong>cinéma</strong>, création<br />
de l’agence BETC<br />
Affiche française de<br />
Chantons sous la pluie<br />
(Singin’ in the Rain,<br />
Gene Kelly et Stan<strong>le</strong>y<br />
Donen, 1952)<br />
Affiche A<strong>le</strong>xis Oussenko<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
27
DOSSIER<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
L’ambition du projet<br />
avait été assouvie :<br />
comment faire d’un<br />
sujet savant, a priori<br />
peu prisé du public<br />
français et présentant<br />
une majorité de<br />
contenus audiovisuels<br />
sous-titres, une<br />
source d’attraction<br />
populaire !<br />
quelques années 6 et à l’exceptionnel ouvrage de Fanny Beuré issu d’une thèse<br />
en études <strong>cinéma</strong>tographiques : That’s Entertainment! – musique, danse et représentations<br />
dans la comédie musica<strong>le</strong> hollywoodienne classique 7 .<br />
Muni de ces réf<strong>le</strong>xions, j’ai proposé en 2017 à la Philharmonie de Paris un<br />
projet d’exposition dont je serai <strong>le</strong> commissaire. Son sous-titre reprenait <strong>le</strong><br />
« slogan » d’un numéro spécial de la revue Cinéma 59, invitation alors origina<strong>le</strong><br />
à prendre <strong>le</strong> genre au sérieux, en dépit – ou à cause – de sa prétendue<br />
légèreté : Comédies musica<strong>le</strong>s, la joie de vivre du <strong>cinéma</strong>. La politique du service<br />
des expositions de la Philharmonie de Paris était jusque-là d’alterner <strong>le</strong>s manifestations<br />
dites « savantes » en <strong>le</strong>s rendant accessib<strong>le</strong>s (Paul K<strong>le</strong>e, Beethoven,<br />
Pierre Bou<strong>le</strong>z…) et cel<strong>le</strong>s dites « populaires » en <strong>le</strong>ur donnant une légitimité<br />
culturel<strong>le</strong> (Georges Brassens, John Lennon, Mi<strong>le</strong>s Davis, Serge Gainsbourg,<br />
David Bowie…). Le moment était venu de fondre <strong>le</strong>s deux approches. Il s’agissait<br />
cette fois de profiter d’un engouement (<strong>le</strong> succès planétaire de La La Land,<br />
y compris chez <strong>le</strong>s plus jeunes) pour concevoir une exposition qui contente<br />
autant <strong>le</strong>s spécialistes à l’affût d’un discours <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur discipline, que <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s<br />
à la recherche d’une sortie divertissante.<br />
Cette doub<strong>le</strong> optique s’est avérée stimulante pour <strong>le</strong> cinéphi<strong>le</strong>, critique, enseignant<br />
et chercheur que je suis. Le choix d’un scénographe-directeur artistique<br />
peu conventionnel, Pierre Giner, allié à la ténacité et à l’expertise des<br />
équipes de la Philharmonie, a abouti au succès de l’exposition, qui a totalisé<br />
près de 100 000 visiteurs entre mi-octobre 2018 et fin janvier 2019, avec deux<br />
à trois heures de présence par visiteur et une remarquab<strong>le</strong> représentation du<br />
jeune public (enfants, ado<strong>le</strong>scents, jeunes adultes). La réception médiatique<br />
fut massivement favorab<strong>le</strong> 8 , à l’exception notab<strong>le</strong> de l’émission radiophonique<br />
La Dispute <strong>sur</strong> France Culture, diffusée deux mois après <strong>le</strong> début de l’événement<br />
(1 er janvier 2019), déplorant que malgré ses qualités, c’était « une exposition<br />
pour <strong>le</strong>s néophytes », que la fou<strong>le</strong> trop pressante rendait diffici<strong>le</strong> l’exploration<br />
des contenus et que <strong>le</strong>s extraits présentés du chorégraphe-cinéaste Busby<br />
Berke<strong>le</strong>y « ont été vus dix mil<strong>le</strong> fois ». Cette chronique, en fait, prouvait que<br />
l’ambition du projet avait été assouvie : comment faire d’un sujet savant, a<br />
priori peu prisé du public français et présentant une majorité de contenus audiovisuels<br />
sous-titrés, une source d’attraction populaire !<br />
Dès <strong>le</strong> départ, il est apparu essentiel d’accompagner l’exposition de contenus<br />
approfondis. Mis à part <strong>le</strong>s concerts programmés simultanément, la<br />
Philharmonie de Paris a, comme de coutume, organisé avec mon concours une<br />
série de manifestations parallè<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sujet, notamment un « collège » de<br />
sept conférences <strong>sur</strong> <strong>le</strong> thème « Qu’est-ce qu’une comédie musica<strong>le</strong> ? » (y compris<br />
des sujets comme <strong>le</strong>s effets spéciaux, l’origine des claquettes ou l’évolution<br />
de Bollywood) et une rencontre publique avec Patricia Ward Kelly, l’épouse et<br />
biographe de Gene Kelly.<br />
6 Jane Feuer, Mythologies du film musical [1977], traduction de Franck Le Gac, préface de Laurent<br />
Guido, postface de Marguerite Chabrol, col<strong>le</strong>ction du Labex Arts-H2H, Dijon, Presses du Réel, 2017.<br />
7 Paris, Sorbonne Université Presses, 2018.<br />
8 Cf. Le Monde, 30 octobre 2018, « À la Philharmonie, de Paris, l’essence de la comédie musica<strong>le</strong> »,<br />
par Thomas Sotinel.<br />
28
Trois autres projets à teneur plus scientifique ont éga<strong>le</strong>ment vu <strong>le</strong> jour en<br />
accompagnement de l’exposition. Tout d’abord, <strong>le</strong> traditionnel catalogue est<br />
en réalité un ouvrage de « vulgarisation éclairée » réunissant des essais de<br />
spécialistes internationaux, pour la plupart universitaires, et des propos ou<br />
interviews de professionnels comme <strong>le</strong> cinéaste Damien Chazel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s interprètes<br />
Julie Andrews et Lambert Wilson, <strong>le</strong>s compositeurs Michel Legrand et<br />
A<strong>le</strong>x Beaupain, <strong>le</strong> claquettiste Fabien Ruiz ou la costumière Deborah Landis 9 .<br />
Deuxièmement, un numéro spécial de la revue Positif, en partenariat avec<br />
la Philharmonie, comprenait des artic<strong>le</strong>s plus savants et des entretiens plus<br />
poussés 10 .<br />
Enfin, un colloque international, en décembre 2018, visait à faire la synthèse<br />
des recherches historiques, esthétiques et culturel<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> musical hollywoodien.<br />
Ce colloque de trois jours s’inscrivait dans la lignée des travaux d’Alain<br />
Masson, de Rick Altman 11 (tous deux intervenants) et de Michel Chion 12 , mais<br />
aussi ceux, plus récents, qui s’en sont nourris autour de réf<strong>le</strong>xions plus contemporaines<br />
(analyses genrées, génétique et réception des œuvres, études des séries,<br />
etc.). Un autre objectif visait à inclure des chercheurs anglo-américains<br />
qui non seu<strong>le</strong>ment poussent très loin la réf<strong>le</strong>xion historique <strong>sur</strong> <strong>le</strong> genre,<br />
mais intègrent à <strong>le</strong>ur enseignement un versant pratique ou interdisciplinaire<br />
(musicologie, dance studies) rarement envisagé dans <strong>le</strong>s autres pays : pour <strong>le</strong><br />
genre musical, qui met plus que tout autre la performance en va<strong>le</strong>ur, cette diversité<br />
s’avérait particulièrement appropriée. Le colloque intitulé « Le Musical<br />
hollywoodien – création, esthétique, réception » eut donc lieu du 13 au<br />
15 décembre 2018 13 , co-organisé par l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
(Institut ACTE) dans <strong>le</strong> cadre des Assises de la recherche 2018, la Philharmonie<br />
de Paris et l’AICOM (éco<strong>le</strong> de comédie musica<strong>le</strong>, établissement de formation<br />
professionnel<strong>le</strong> en chant, danse et théâtre). La publication des actes<br />
est prévue courant 2020, poursuivant la collaboration de l’Institut ACTE avec<br />
l’éditeur Les Impressions nouvel<strong>le</strong>s (Bruxel<strong>le</strong>s).<br />
D’une exposition « grand public » aux fruits de la recherche la plus avancée, la<br />
comédie musica<strong>le</strong> aura ainsi prouvé sa capacité à conjuguer <strong>le</strong> plaisir affiché<br />
du spectac<strong>le</strong> avec une réf<strong>le</strong>xion sans cesse renouvelée <strong>sur</strong> la pertinence de son<br />
ancrage dans <strong>le</strong>s études culturel<strong>le</strong>s.<br />
La comédie musica<strong>le</strong><br />
aura ainsi prouvé sa<br />
capacité à conjuguer<br />
<strong>le</strong> plaisir affiché<br />
du spectac<strong>le</strong> avec<br />
une réf<strong>le</strong>xion sans<br />
cesse renouvelée<br />
<strong>sur</strong> la pertinence de<br />
son ancrage dans <strong>le</strong>s<br />
études culturel<strong>le</strong>s.<br />
9 N. T. Binh (dir.), Comédies musica<strong>le</strong>s, la joie de vivre du <strong>cinéma</strong>, Paris, Éditions de La Martinière/<br />
Philharmonie de Paris, 2019.<br />
10 Jean-Christophe Ferrari et Christian Viviani (coord.), « Pérennité d’un genre : <strong>le</strong> musical »,<br />
dossier de 68 pages, avec des entretiens par Yann Tobin (N. T. Binh) du cinéaste Rob Marshall, de<br />
l’interprète et chorégraphe Ann Reinking et du créateur de costumes Albert Wolsky, prix de l’Union<br />
des Journalistes de Cinéma 2019 (meil<strong>le</strong>ur entretien ou biographie), Positif, n o 692, octobre 2018.<br />
11 Rick Altman, La Comédie musica<strong>le</strong> américaine, (traduction révisée par Jacques Lévy<br />
de The American Film Musical, 1987), Paris, Armand Colin, 1992.<br />
12 Michel Chion, La Comédie musica<strong>le</strong>, Paris, Cahiers du <strong>cinéma</strong>/Scérén-CNDP, 2002.<br />
13 Voir programme détaillé à l’adresse : http://www.pantheonsorbonne.fr/evenement/<strong>le</strong>-musicalhollywoodien.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
29
DOSSIER<br />
Filmer <strong>le</strong> quotidien<br />
Très bana<strong>le</strong>ment, c’est en étudiant <strong>le</strong> film de Chantal Akerman Jeanne<br />
Dielman (1975) que j’ai commencé à m’intéresser à la question du quotidien.<br />
Très bana<strong>le</strong>ment, car l’œuvre d’Akerman constitue une référence<br />
incontournab<strong>le</strong> dès qu’on tente de s’interroger <strong>sur</strong> la représentation de la<br />
vie quotidienne au <strong>cinéma</strong>.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Sarah Leperchey<br />
Maîtresse de<br />
conférences en histoire<br />
et esthétique du <strong>cinéma</strong><br />
Les façons de par<strong>le</strong>r,<br />
<strong>le</strong>s vêtements,<br />
l’aspect des rues :<br />
tout cela, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
s’en saisit, <strong>le</strong> capte,<br />
l’enregistre –<br />
au point, comme<br />
on <strong>le</strong> sait, d’avoir<br />
une influence<br />
déterminante <strong>sur</strong><br />
nos modes de vie.<br />
L<br />
e film, dont <strong>le</strong> récit se déploie <strong>sur</strong> trois jours, retrace l’existence routinière<br />
d’une femme au foyer : <strong>le</strong>s tâches qu’el<strong>le</strong> accomplit sont décrites<br />
en détail, dans la durée, au sein d’un dispositif de mise en scène particulièrement<br />
rigide. En analysant cet objet filmique très intrigant, on se<br />
demande forcément pourquoi <strong>le</strong> film se consacre à des activités aussi bana<strong>le</strong>s, et<br />
pourquoi la cinéaste a adopté ce dispositif bien particulier – de longs plans fixes,<br />
très peu de changements d’échel<strong>le</strong> au niveau du cadre, un espace cloisonné, des<br />
pièces filmées selon des axes récurrents formant entre eux des ang<strong>le</strong>s à 90 degrés.<br />
On en arrive ainsi à un doub<strong>le</strong> questionnement qui porte à la fois <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />
enjeux de la représentation du quotidien et <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s moyens de la représentation,<br />
c’est-à-dire <strong>le</strong>s choix artistiques et techniques. En poursuivant des recherches<br />
plus approfondies <strong>sur</strong> la façon dont <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> s’empare de la vie de tous <strong>le</strong>s<br />
jours, j’en suis sans cesse revenue à ces deux questions, qui me semb<strong>le</strong>nt<br />
fondamenta<strong>le</strong>s et méritent d’être posées de façon conjointe.<br />
Dans <strong>le</strong> champ de l’art, il existe de nombreux travaux portant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s œuvres<br />
qui se consacrent à des objets familiers, à des scènes ordinaires, à des actions<br />
bana<strong>le</strong>s. On peut citer aussi bien <strong>le</strong> célèbre ouvrage de Tzvetan Todorov (Éloge<br />
du quotidien : essai <strong>sur</strong> la peinture hollandaise du xvii e sièc<strong>le</strong>) que des publications<br />
récentes <strong>sur</strong> des artistes contemporains comme Sophie Cal<strong>le</strong> ou Christian<br />
Boltanski. De même, dans <strong>le</strong> domaine littéraire, la question a déjà été bien<br />
étudiée. On songe immédiatement aux recherches de Michael Sheringham<br />
(Traversées du quotidien) : pour analyser la pensée du quotidien qui s’est élaborée<br />
en France tout au long du xx e sièc<strong>le</strong>, il cite, entre autres, des textes d’André<br />
Breton, de Roland Barthes, de Georges Perec et d’Annie Ernaux. Dans <strong>le</strong> champ<br />
des études <strong>cinéma</strong>tographiques, en revanche, la question du quotidien n’a pas<br />
fait l’objet d’études spécifiques. Pourtant, à l’évidence, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> peut fournir<br />
des réponses précieuses à qui se demande comment est-ce que <strong>le</strong>s gens vivent.<br />
Les façons de par<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s vêtements, l’aspect des rues : tout cela, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> s’en<br />
saisit, <strong>le</strong> capte, l’enregistre – au point, comme on <strong>le</strong> sait, d’avoir une influence<br />
déterminante <strong>sur</strong> nos modes de vie.<br />
En partant des recherches menées dans <strong>le</strong> domaine de la littérature et de l’histoire<br />
de l’art, on se demande tout naturel<strong>le</strong>ment quels sont <strong>le</strong>s moyens spécifiques<br />
qu’emploie <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> pour représenter la vie quotidienne. Sur un plan<br />
purement descriptif, <strong>le</strong>s films bénéficient d’atouts indéniab<strong>le</strong>s. À la précision, au<br />
luxe de détails que fournit la captation photographique, il faut ajouter <strong>le</strong>s possi-<br />
30
© Ciné Tamaris<br />
bilités offertes par l’enregistrement du son, ainsi que tout ce qui a trait au mouvement<br />
et à la durée – <strong>le</strong>s choses, à l’écran, peuvent nous être redonnées dans <strong>le</strong>ur<br />
temporalité propre. Le récit filmique, en revanche, parvient moins faci<strong>le</strong>ment<br />
que <strong>le</strong> récit romanesque à traiter ce qui relève du non-événementiel, à faire sentir<br />
<strong>le</strong> caractère banal et répétitif de l’action d’un personnage – sans doute parce que<br />
l’image <strong>cinéma</strong>tographique est toujours perçue comme étant au présent.<br />
Pour examiner plus finement <strong>le</strong>s outils descriptifs et narratifs dont dispose <strong>le</strong><br />
<strong>cinéma</strong>, il semb<strong>le</strong> impératif de faire entrer en ligne de compte la démarcation<br />
traditionnel<strong>le</strong> qui sépare films de fiction et films documentaires. Il faut éga<strong>le</strong>ment,<br />
bien entendu, aborder la question sous un ang<strong>le</strong> historique. Les symphonies<br />
urbaines des années 1920 – qui créent des montages dynamiques à partir<br />
de la vie foisonnante des grandes vil<strong>le</strong>s modernes – doivent être appréhendées<br />
au regard des recherches artistiques menées par <strong>le</strong>s avant-gardes de l’époque.<br />
El<strong>le</strong>s n’ont rien de commun avec ce qui s’invente, par exemp<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> cadre<br />
du néoréalisme italien, où la place dévolue aux scènes de la vie quotidienne<br />
correspond à la volonté de montrer la réalité matériel<strong>le</strong> et mora<strong>le</strong> du pays après<br />
la défaite et la fin de la seconde guerre mondia<strong>le</strong>. Et cette approche, là encore,<br />
n’a rien à voir avec cel<strong>le</strong> d’un cinéaste comme Ozu, chez qui <strong>le</strong> quotidien est<br />
appréhendé dans sa dimension cérémoniel<strong>le</strong>, et donne lieu à tout un travail de<br />
la temporalité qui se fonde <strong>sur</strong> une mise en scène extrêmement codifiée. En<br />
Photogramme extrait<br />
de Daguerréotypes<br />
(Agnès Varda, 1975)<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
31
© Paradise Films/Unite Trois<br />
DOSSIER<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Photogramme extrait<br />
de Jeanne Dielman,<br />
23 quai du Commerce,<br />
1080 Bruxel<strong>le</strong>s.<br />
(Chantal Akerman, 1975)<br />
tenant compte du contexte historique, on peut poser <strong>le</strong> problème en termes de<br />
création artistique et tenter de répertorier <strong>le</strong>s formes qui s’élaborent à partir du<br />
matériau que constitue la quotidienneté : l’énumération (<strong>le</strong>s listes, <strong>le</strong>s séries),<br />
<strong>le</strong> travail du rythme (à travers <strong>le</strong>s cyc<strong>le</strong>s journaliers, <strong>le</strong>s jeux de répétition), <strong>le</strong>s<br />
flux (<strong>le</strong> passage des heures, <strong>le</strong> vide et <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in, la circulation urbaine), l’étude des<br />
gestes et du mouvement des corps.<br />
Les travaux menés dans <strong>le</strong> champ littéraire et <strong>le</strong> champ artistique fournissent<br />
plusieurs pistes pour penser <strong>le</strong>s enjeux des films qui se consacrent à la représentation<br />
du quotidien. Tout d’abord, la vie de tous <strong>le</strong>s jours peut, tout simp<strong>le</strong>ment,<br />
constituer un terrain d’enquête. C’est ainsi qu’Agnès Varda, dans<br />
Daguerréotypes (1975), réalise un documentaire <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s boutiques de sa rue. El<strong>le</strong><br />
fait par<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s différents coup<strong>le</strong>s d’artisans en <strong>le</strong>ur demandant où ils sont nés,<br />
comment ils se sont rencontrés, et, <strong>sur</strong>tout, el<strong>le</strong> filme <strong>le</strong>s vitrines et <strong>le</strong>s étalages,<br />
<strong>le</strong>s produits et <strong>le</strong>s marques, el<strong>le</strong> observe <strong>le</strong>s échanges de paro<strong>le</strong>s rituels<br />
et <strong>le</strong>s gestes qui se répètent – gestes des clients et gestes des commerçants.<br />
Avec ce film, Varda semb<strong>le</strong> répondre à l’injonction de Perec qui écrivait en 1973<br />
dans « Approches de quoi ? » : « Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre<br />
anthropologie : cel<strong>le</strong> qui par<strong>le</strong>ra de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons<br />
si longtemps pillé chez <strong>le</strong>s autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique. » Les choses<br />
qui nous sont familières sont trop habituel<strong>le</strong>s pour que nous parvenions à <strong>le</strong>s<br />
voir réel<strong>le</strong>ment. Dans une large me<strong>sur</strong>e, ce qui relève de l’existence ordinaire<br />
n’est pas vraiment perçu. On peut citer <strong>le</strong> fameux mot de Maurice Blanchot :<br />
« Le quotidien : ce qu’il y a de plus diffici<strong>le</strong> à découvrir. » Dès lors, l’enjeu de certains<br />
films consiste avant tout à nous amener à prêter attention – à observer patiemment<br />
ce qui nous entoure, à remarquer, par exemp<strong>le</strong>, la qualité d’une texture ou<br />
32
d’un son, à examiner des nuances, des contrastes ou des petites modifications<br />
qui se produisent d’un jour <strong>sur</strong> l’autre. Ces œuvres ne cherchent pas nécessairement<br />
à valoriser <strong>le</strong>s « petits plaisirs » du quotidien ; el<strong>le</strong>s cherchent plutôt à<br />
nous faire explorer toute la richesse du monde sensib<strong>le</strong>.<br />
L’attention à la vie de tous <strong>le</strong>s jours peut aussi re<strong>le</strong>ver d’une visée émancipatrice.<br />
De nombreux films documentaires s’attachent à décrire <strong>le</strong>s conditions<br />
de vie de personnes très démunies ou privées de liberté. Il existe éga<strong>le</strong>ment<br />
des œuvres qui examinent <strong>le</strong> quotidien en tant qu’il est <strong>le</strong> produit d’idéologies,<br />
d’institutions et de discours. Dans <strong>le</strong> droit fil des analyses d’Henri<br />
Lefebvre (Critique de la vie quotidienne), Jean-Luc Godard, avec 2 ou 3 choses<br />
que je sais d’el<strong>le</strong> (1967), enregistre <strong>le</strong>s mutations de la banlieue parisienne<br />
en décrivant une journée ordinaire de la vie d’une mère de famil<strong>le</strong> jouée par<br />
Marina Vlady. Le personnage évolue dans un univers saturé de « messages », où<br />
<strong>le</strong>s biens de consommation sont omniprésents. L’esthétique du film se fonde<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> réemploi et <strong>le</strong> détournement de clichés (publicité, presse féminine) :<br />
Godard, par sa pratique, nous montre comment <strong>le</strong> quotidien peut devenir<br />
<strong>le</strong> lieu même à partir duquel s’organisent certaines formes de résistance. On<br />
pense aux tactiques et aux ruses analysées par Michel de Certeau (L’Invention<br />
du quotidien) qui rappel<strong>le</strong> que, si <strong>le</strong>s consommateurs peuvent être manipulés<br />
(par des images, par des représentations), ils sont aussi susceptib<strong>le</strong>s de manipu<strong>le</strong>r,<br />
à <strong>le</strong>ur tour, la matière qu’ils reçoivent.<br />
En décembre 2017, s’est déroulé un colloque intitulé « Filmer <strong>le</strong> quotidien »<br />
à l’Éco<strong>le</strong> des arts de la Sorbonne, centré <strong>sur</strong> l’approche esthétique (Institut<br />
ACTE). Par ail<strong>le</strong>urs, avec Barbara Laborde (IRCAV) et Marie-France Chambat-<br />
Houillon (CIM), nous allons publier l’artic<strong>le</strong> « Images au quotidien, images<br />
du quotidien » qui paraîtra dans <strong>le</strong> numéro 14 de la revue Mise au point. Un<br />
deuxième colloque est organisé <strong>le</strong>s 20 et 21 juin 2019 à la Sorbonne. Son but<br />
est notamment de prolonger <strong>le</strong>s recherches entamées en décembre 2017 en<br />
s’attachant plus précisément, à l’occasion de la manifestation Japonismes 2018 :<br />
<strong>le</strong>s âmes en résonance, aux <strong>cinéma</strong>s français et japonais. L’ouverture de ces espaces<br />
de réf<strong>le</strong>xion col<strong>le</strong>ctive propose des bases pour construire un projet de<br />
recherche ambitieux, <strong>le</strong> but étant, à terme, de mener une étude approfondie et<br />
systématique <strong>sur</strong> la façon dont <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> a traité la question du quotidien.<br />
Godard, par sa<br />
pratique, nous<br />
montre comment<br />
<strong>le</strong> quotidien<br />
peut devenir<br />
<strong>le</strong> lieu même à<br />
partir duquel<br />
s’organisent<br />
certaines formes<br />
de résistance.<br />
Photogramme extrait<br />
de 2 ou 3 choses que<br />
je sais d’el<strong>le</strong><br />
(Jean-Luc Godard, 1967)<br />
© Argos Films/Anouchka Films/Les Fils du Carrosse/Parc Films<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
33
DOSSIER<br />
Les Actualités françaises<br />
(1945-1969) : <strong>le</strong> mouvement<br />
d’une époque<br />
L'imaginaire lié au <strong>cinéma</strong> renvoie communément au film de fiction.<br />
C’est oublier un peu vite que <strong>le</strong>s actualités filmées étaient présentes<br />
dans <strong>le</strong>s projections du « <strong>cinéma</strong> des premiers temps ». Est-il possib<strong>le</strong>,<br />
cohérent et pertinent de prendre appui <strong>sur</strong> cet objet <strong>cinéma</strong>tographique<br />
pour appréhender <strong>le</strong>s mutations du xx e sièc<strong>le</strong> ?<br />
Pasca<strong>le</strong> Goetschel<br />
Professeure d’histoire<br />
contemporaine,<br />
Centre d'histoire socia<strong>le</strong><br />
du xx e sièc<strong>le</strong><br />
S<br />
ans doute, et Marc Ferro en proposait dans <strong>le</strong>s années 1970 une analyse<br />
critique autour d’une trip<strong>le</strong> perspective d’identification, d’authenticité<br />
et d’interprétation. Plusieurs études ont proposé des panoramas<br />
de la presse filmée en France ou dans <strong>le</strong> monde. D’autres ont<br />
mis l’accent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s effets de propagande ou <strong>sur</strong> l’exercice de la cen<strong>sur</strong>e durant<br />
<strong>le</strong>s deux guerres mondia<strong>le</strong>s ou lors de la guerre froide. D’autres encore ont<br />
souligné <strong>le</strong>ur contribution à la fabrique des identités nationa<strong>le</strong>s. Le parti pris<br />
est ici différent, commandé par <strong>le</strong> souci de s’inscrire dans une histoire socia<strong>le</strong><br />
des représentations, autrement dit une histoire culturel<strong>le</strong> articulant <strong>le</strong>s imaginaires<br />
et <strong>le</strong>s pratiques.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Œil <strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde<br />
et témoin<br />
privilégié, tel<strong>le</strong>s<br />
apparaissent,<br />
dès l’origine,<br />
ces actualités.<br />
Une histoire dans <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong><br />
L’histoire commence avec l’« actualité » de la sortie des usines Lumière en 1895<br />
et avec <strong>le</strong> catalogue des frères Lumière, en 1897, avant tout composé d’images<br />
de cérémonies officiel<strong>le</strong>s 1 . Ces vues, inscrites dans <strong>le</strong> sillage des gravures et des<br />
photographies de presse, en partagent <strong>le</strong>s signes conventionnels : accent mis<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s « personnages », attention portée aux fou<strong>le</strong>s, valorisation de la cou<strong>le</strong>ur<br />
loca<strong>le</strong>. L’attachement à montrer la vie quotidienne, l’attrait du fait divers, <strong>le</strong><br />
goût pour <strong>le</strong>s mondanités, la recherche du pittoresque, la valorisation de l’exploit<br />
sportif s’y affirment comme des orientations essentiel<strong>le</strong>s. Cependant, la<br />
captation <strong>sur</strong> <strong>le</strong> vif des mouvements, encore maladroite, témoigne de la volonté<br />
de saisir d’emblée la dynamique de l’événement. Œil <strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde et témoin<br />
privilégié, tel<strong>le</strong>s apparaissent, dès l’origine, ces actualités.<br />
L’institutionnalisation et la formalisation de ces vues dès avant la première<br />
guerre mondia<strong>le</strong> conduisent à l’avènement d’un véritab<strong>le</strong> genre <strong>cinéma</strong>tographique,<br />
<strong>le</strong> genre étant compris comme une catégorie avec ses normes, ses codes<br />
et ses modalités de fonctionnement. Dès <strong>le</strong>s années 1890, des « sujets actuels »<br />
sont proposés par <strong>le</strong>s sociétés <strong>cinéma</strong>tographiques Pathé puis Gaumont. Pris<br />
en direct ou objets de reconstitution, ils sont alors diffusés de manière très<br />
1 Dominique Chansel, « Le temps des actualités <strong>cinéma</strong>tographiques. L’époque des pionniers 1895-<br />
1914 », https://www.pedagogie.ac-aix-marseil<strong>le</strong>.fr/upload/docs/application/pdf/2013-07/<strong>le</strong>_temps_<br />
des_actualites_cinematographiques.pdf<br />
34
© INA<br />
La CGT manifeste<br />
au Champ de Mars -<br />
revendications<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s salaires,<br />
Les Actualités françaises,<br />
24 juil<strong>le</strong>t 1946 (49’’)<br />
irrégulière. Ces vues disparates se transforment en montages d’extraits filmés<br />
en 35 mm, souvent doublés d’imprimés à usage publicitaire et explicatif.<br />
En avril 1908 est créé Pathé Faits Divers transformé l’année suivante en Pathé<br />
journal. Dans un jeu ouvert à la concurrence, d’autres émergent : en 1910, Gaumont<br />
Actualités, pour un journal de quinze minutes ; en 1912, L’Éclair et L’Éclipse.<br />
Les uns et <strong>le</strong>s autres donnent lieu à des modes de production centralisés, privilégiant<br />
la diffusion d’images tournées dans la capita<strong>le</strong> française ou de vues<br />
de province conçues depuis Paris. Des sociétés de production se développent<br />
à travers <strong>le</strong> monde, précisément en Europe et aux États-Unis pour fournir des<br />
reportages d’actualité alliant information et divertissement. Selon la même logique<br />
à l’œuvre au sein de la presse d’information, la course au sensationnel et<br />
la rapidité des déplacements pour que <strong>le</strong>s « nouvel<strong>le</strong>s » arrivent au plus vite deviennent<br />
des éléments centraux. Le souci d’être bien placé dans la course à l’événement<br />
– ce faisant, contribuant à l’instituer – et une certaine <strong>sur</strong>enchère dans<br />
la mise en spectac<strong>le</strong> de l’actualité peuvent conduire à la fabrication de scènes<br />
reconstituées, voire d’images truquées. Ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> monde, en Grande-<br />
Bretagne et aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en Nouvel<strong>le</strong>-Zélande,<br />
en Al<strong>le</strong>magne et en Italie, se multiplient <strong>le</strong>s agences et <strong>le</strong>s succursa<strong>le</strong>s, consacrant<br />
l’existence de moments internationaux partagés.<br />
Dès <strong>le</strong>s années 1910, montages de plans disparates, recherches <strong>sur</strong> la cou<strong>le</strong>ur,<br />
pourtant vite abandonnées, accompagnements musicaux, puis, dans <strong>le</strong>s années<br />
1930, <strong>le</strong> passage au sonore témoignent d’une sophistication précoce et<br />
continue des moyens mis en œuvre. Aussi, très tôt, se sont fixés <strong>le</strong>s principes<br />
conducteurs des actualités <strong>cinéma</strong>tographiques : un rythme hebdomadaire ; la<br />
composition d’un journal à partir d’une dizaine de sujets d’une durée d’une<br />
minute, une minute trente, cherchant à brasser des sujets divers, de la politique<br />
internationa<strong>le</strong> aux sports et aux loisirs en passant par <strong>le</strong>s catastrophes et<br />
<strong>le</strong>s mondanités ; à la recherche du sensationnel s’ajoute cel<strong>le</strong> de l’authentique.<br />
Ces actualités investissent des lieux particuliers. En Grande-Bretagne en mai<br />
1909, <strong>le</strong> Daily Bioscope figure comme <strong>le</strong> premier <strong>cinéma</strong> d’information. Vingt<br />
ans plus tard, William Fox fait de l’Embassy à Broadway <strong>le</strong> premier théâtre d’actualités<br />
de New York. Parfois, dans de grandes sal<strong>le</strong>s urbaines, une sal<strong>le</strong>, plus<br />
petite, est réservée au journal filmé. Aussi, quand bien même ces vues se fixent<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
35
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
DOSSIER<br />
L’emprise de<br />
l’État demeure<br />
forte, via son<br />
contrô<strong>le</strong> par ses<br />
deux ministères<br />
de tutel<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />
ministère de<br />
l’Information et<br />
<strong>le</strong> ministère de<br />
l’Économie et des<br />
Finances.<br />
au début du programme après en avoir parfois occupé la dernière partie, el<strong>le</strong>s<br />
peuvent faire l’objet de programmes continus, agrémentés de dessins animés,<br />
mêlant des sujets plus courts à des films documentaires plus aboutis.<br />
De France-Actualités aux Actualités françaises : une histoire d’entreprise<br />
La réorganisation des actualités à partir de 1940 dans l’Hexagone illustre la<br />
mainmise du régime de Vichy comme cel<strong>le</strong> de l’occupant nazi. Alors que <strong>le</strong>s<br />
opérateurs de la France libre ont beaucoup filmé <strong>le</strong> général de Gaul<strong>le</strong>, c’est sa<br />
« dimension velléitaire et tardive » vis-à-vis de la presse filmée, à la différence<br />
de la radio, qui doit être retenue. A contrario, <strong>le</strong> Comité de libération du <strong>cinéma</strong><br />
français (CLCF), représentatif de la résistance <strong>cinéma</strong>tographique, fort de la<br />
présence de membres et sympathisants communistes, se hâte de reprendre en<br />
main France-Actualités, <strong>le</strong> journal germano-vichyste, transformé en août 1944<br />
en France-Libre-Actualités. Ce journal filmé se retrouve être <strong>le</strong> grand bénéficiaire<br />
des arbitrages du gouvernement provisoire en faveur du monopo<strong>le</strong> de la presse<br />
filmée.<br />
Issue de France-Libre-Actualités en décembre 1945, l’entreprise rebaptisée<br />
Les Actualités françaises voit son monopo<strong>le</strong> s’achever en janvier 1946 2 .<br />
À partir de cette date, et comme auparavant, d’autres sociétés proposent des<br />
séquences d’actualités : Pathé, Gaumont, Éclair. Il n’en demeure pas moins que<br />
l’emprise de l’État demeure forte, via son contrô<strong>le</strong> par ses deux ministères de<br />
tutel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> ministère de l’Information et <strong>le</strong> ministère de l’Économie et des Finances.<br />
Un temps envisagée comme société coopérative de production, el<strong>le</strong><br />
devient société anonyme au capital contrôlé à 55 % par l’État et à 45 % par<br />
l’UGC, el<strong>le</strong>-même détenue à 99,9 % par l’État et constituant son réseau de distribution<br />
privilégié. Entre 1945 et 1963, la société est dirigée par Roger Spiri-<br />
Mercanton, sympathisant communiste, qui a participé au film La Libération<br />
de Paris. Lui succède Georges-Louis Rebattet, proche du pouvoir gaulliste, qui<br />
demeure à la tête des Actualités françaises jusqu’à <strong>le</strong>ur liquidation, en 1969.<br />
La direction ne fabrique toutefois pas <strong>le</strong> journal, et l’on aurait tort de lier de<br />
manière automatique l’orientation politique des dirigeants et cel<strong>le</strong> du journal<br />
lui-même. Le processus de fabrication apparaît davantage déterminant.<br />
Les sujets sont choisis en fonction des informations tirées de la presse quotidienne<br />
distribuée chaque matin. À ce titre, il n’y a pas de réel<strong>le</strong> innovation.<br />
Plusieurs acteurs interviennent : <strong>le</strong>s rédacteurs en chef, Philippe Este (1945-<br />
1964), Pierre Poutays et son adjoint, Bernard Labaume, son successeur en<br />
1967, qui ne sont pas connus pour être des gaullistes invétérés. Un représentant<br />
du ministère de l’Information supervise chaque semaine <strong>le</strong> montage et la<br />
rédaction des commentaires relatifs aux sujets politiques. Une réunion hebdomadaire<br />
se dérou<strong>le</strong> au siège du ministère de l’Information ; y sont conviés<br />
<strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s des différentes firmes d’actualités conduits à présenter <strong>le</strong>urs<br />
journaux. Pour <strong>le</strong> reste, prévaut une relative liberté rédactionnel<strong>le</strong>. Quant aux<br />
opérateurs, ils se répartissent, pour une demi-douzaine d’entre eux, en personnels<br />
de la maison, comme <strong>le</strong>s monteurs, tandis que d’autres passent d’une<br />
2 Les paragraphes qui suivent doivent tout aux travaux en cours de Franck Mazuet, doctorant en histoire<br />
à l’université Paris 1, dont la thèse est consacrée à l’histoire des Actualités françaises.<br />
36
société à l’autre (Actualités françaises, Pathé, Gaumont et Éclair). Ces mêmes<br />
opérateurs travail<strong>le</strong>nt d’ail<strong>le</strong>urs en « pool » pour <strong>le</strong>s sujets étrangers.<br />
Après 1962, alors que la fréquentation des sal<strong>le</strong>s est en baisse, que la concurrence<br />
du journal télévisé né en 1949 se fait de plus en plus vive et que la<br />
France a perdu son marché nord-africain, l’entreprise transforme ses modes<br />
de fonctionnement. L’approche rédactionnel<strong>le</strong> s’inspire davantage des magazines<br />
de la presse écrite et privilégie des techniques plus sophistiquées du reportage.<br />
Aux reporters-cameramen sont associés des réalisateurs, tel Jacques<br />
Grandclaude, devenu <strong>le</strong> dernier producteur de Rossellini, directeur artistique<br />
des Actualités à partir de 1964 avant d’être remercié après Mai 68. Au même<br />
moment, se généralise l’usage de nouveaux outils de fabrication, des enregistreurs<br />
portab<strong>le</strong>s Nagra aux optiques avec zoom et une plus grande sensibilité<br />
des pellicu<strong>le</strong>s. Après <strong>le</strong>s indépendances, de nouvel<strong>le</strong>s orientations sont privilégiées.<br />
Via <strong>le</strong> Consortium Audiovisuel International, <strong>le</strong>s Actualités françaises<br />
fabriquent des journaux d’actualités pour <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s républiques de<br />
l’Afrique noire francophone, notamment au Tchad et au Sénégal, dans un jeu<br />
de concurrences avec <strong>le</strong>s Anglo-Saxons autour des actualités filmées loca<strong>le</strong>s.<br />
Les Actualités françaises se transforment même en véritab<strong>le</strong> prestataire pour<br />
<strong>le</strong>s pays d’Afrique du Nord, Algériens et Tunisiens fabricant durant de longs<br />
mois <strong>le</strong>urs journaux d’actualités à Gennevilliers même.<br />
Variétés audiovisuel<strong>le</strong>s et questions de fou<strong>le</strong>s<br />
Au-delà de l’histoire de la firme, comment proposer une analyse qui ne soit<br />
pas la recherche inépuisab<strong>le</strong> et un peu vaine de l’adéquation entre <strong>le</strong>s images<br />
et <strong>le</strong> réel ? Exercice d’autant plus délicat que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> des Actualités « s’efforce<br />
d’instal<strong>le</strong>r <strong>le</strong> spectateur dans l’impression d’un contemporain permanent » et<br />
que, pour ce faire, il multiplie <strong>le</strong>s vues <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s évènements récurrents : manifestations<br />
sportives (hippisme, courses cyclistes, courses automobi<strong>le</strong>s, football…),<br />
commémorations, défilés, festivals. Comment alors faire Histoire ?<br />
Dans <strong>le</strong> sillage de ce que proposaient déjà <strong>le</strong>s Cahiers de la <strong>cinéma</strong>thèque en<br />
1997, l’hypothèse proposée ici est que cette redondance produit des références,<br />
des évènements, des découpages sociaux, une cartographie des rassemb<strong>le</strong>ments<br />
inédits.<br />
Cet univers, il conviendra de <strong>le</strong> montrer en observant combien <strong>le</strong> banal prend<br />
place dans ces actualités, soit 1 262 journaux du 4 janvier 1945 au 25 février<br />
1969 composés de milliers de sujets, qui se présentent comme un patchwork<br />
de motifs variés et évolutifs. Tel journal de janvier 1946 est conçu autour des<br />
rubriques « À travers <strong>le</strong> monde » et « Chronique française », déclinant des sujets<br />
aussi divers que <strong>le</strong>s « Cinquante ans de <strong>cinéma</strong> », « La caravane du blé »,<br />
« La récolte des dattes à Nefta et Tozeur », « Les échafaudages de la cathédra<strong>le</strong><br />
Saint-Patrick à New York », « L’incendie des studios de <strong>cinéma</strong> de Hostivař »,<br />
« Les obsèques du général Patton », « On liquide la guerre », « La coupe de Noël<br />
de natation en Seine » ou « L’ENA ». La logique des variétés l’emporte au sein<br />
de sociétés d’actualités filmées conçues comme des attractions audiovisuel<strong>le</strong>s,<br />
forme moderne de loisirs médiatiques.<br />
L’usage d’outils numériques permet d’al<strong>le</strong>r plus loin dans <strong>le</strong> repérage et l’interprétation<br />
d’entités répétées. Tel est <strong>le</strong> cœur du projet interdisciplinaire<br />
Le <strong>cinéma</strong> des<br />
Actualités<br />
s’efforce<br />
d’instal<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />
spectateur dans<br />
l’impression d’un<br />
contemporain<br />
permanent […].<br />
Pour ce faire, il<br />
multiplie <strong>le</strong>s vues<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s évènements<br />
récurrents :<br />
manifestations<br />
sportives,<br />
commémorations,<br />
défilés, festivals.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
37
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
DOSSIER<br />
ANTRACT (« Analyse transdisciplinaire des Actualités filmées (1945-1969) »)<br />
qui propose d’appliquer des techniques automatiques de reconnaissance de<br />
textes, d’images et de sons au corpus des Actualités françaises. La reconnaissance<br />
automatique des images permet d’avancer <strong>sur</strong> <strong>le</strong> repérage des personnalités<br />
publiques à l’écran, pour beaucoup masculines, excepté la reine<br />
Elizabeth II, omniprésente, et <strong>le</strong>s vedettes du monde des spectac<strong>le</strong>s.<br />
Les Actualités brossent ainsi une ga<strong>le</strong>rie de portraits propice à alimenter <strong>le</strong><br />
Who’s Who contemporain : de Gaul<strong>le</strong> mais aussi Marcel Cachin, Christian Dior<br />
ou Sacha Guitry, Eisenhower, Franco ou Khrouchtchev, tant d’autres encore.<br />
La voix du narrateur fournit alors la c<strong>le</strong>f pour reconnaître tel ou tel individu.<br />
À partir des textes issus des notices documentaires ou des voix off, a pu être<br />
mis en évidence <strong>le</strong> grand nombre d’occurrences du mot « fou<strong>le</strong>s ». Il s’agit<br />
même du premier nom commun prononcé.<br />
Score<br />
5<br />
0<br />
-5<br />
Répartition de l’entrée de dictionnaire français (fr<strong>le</strong>mma) du mot « fou<strong>le</strong> »<br />
entre 1945 et 1969 (logiciel TXM)<br />
Banalité : -2,0<br />
1945<br />
1946<br />
Fou<strong>le</strong><br />
1947<br />
1948<br />
1949<br />
1950<br />
1951<br />
1952<br />
1953<br />
1954<br />
1955<br />
1956<br />
1957<br />
Partie<br />
1958<br />
1959<br />
1960<br />
1961<br />
1962<br />
1963<br />
1964<br />
1965<br />
1966<br />
Banalité : 2,0<br />
On retrouve <strong>le</strong>s rassemb<strong>le</strong>ments liés aux libérations et au retour des prisonniers<br />
en 1945, 1948 et la grève des mineurs, <strong>le</strong>s fou<strong>le</strong>s rassemblées en 1958 autour de<br />
De Gaul<strong>le</strong> entre IV e et V e République. A contrario, <strong>le</strong>s absences du terme ou ses<br />
présences atténuées posent la question de l’invisibilisation de mobilisations – on<br />
songe à l’année 1947 ou aux conflits liés aux revendications indépendantistes.<br />
Au jeu des co-occurrences, on sera frappé par l’usage répété de certains adjectifs<br />
qualificatifs : « immense », « déchaînée », « joyeuse », « enthousiaste »,<br />
« organisée », « désordonnée ». Cela ne dit rien – on <strong>le</strong> sait – de l’approbation<br />
ou la désapprobation, mais bien davantage du souci de montrer des fou<strong>le</strong>s<br />
unies. Dans divers travaux, Tangui Perron avait déjà montré comment, depuis<br />
<strong>le</strong> début du sièc<strong>le</strong>, tout un <strong>cinéma</strong> de propagande militant montrait fou<strong>le</strong>s<br />
agissantes et fou<strong>le</strong>s spectatrices, appelées à se mettre en mouvement. Aux<br />
vues de manifestations qui mettaient l’accent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> nombre de présents et <strong>le</strong>s<br />
multip<strong>le</strong>s signes de mobilisation (pancartes, bandero<strong>le</strong>s, meetings…) s’ajoutaient<br />
d’autres plans démultiplicateurs : rotatives produisant tracts et journaux,<br />
presse diffusée dans la fou<strong>le</strong>. La même grammaire <strong>cinéma</strong>tographique<br />
est en partie reprise dans <strong>le</strong>s actualités filmées.<br />
À ce stade de la recherche, on formu<strong>le</strong>ra <strong>sur</strong>tout l’idée que <strong>le</strong> détour par <strong>le</strong>s<br />
Actualités françaises permet de dépasser <strong>le</strong>s analyses <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s fou<strong>le</strong>s trop exclusivement<br />
articulées <strong>sur</strong> la propagande et la manipulation. Cel<strong>le</strong>s-ci alimentent<br />
une version dépolitisée et englobante des masses mises en scène dans des circonstances<br />
démultipliées, devenues homologiques par <strong>le</strong>s vertus de l’audiovisuel<br />
(vie quotidienne, loisirs, tourisme, funérail<strong>le</strong>s, commémorations, manifestations<br />
laïques ou religieuses...).<br />
1967<br />
1968<br />
1969<br />
38
Enfin, à rebours ou en complément des études <strong>sur</strong> l’américanisation des sociétés<br />
occidenta<strong>le</strong>s, qui mettent en exergue la simp<strong>le</strong> assimilation de produits<br />
venus des États-Unis, l’hybridation ou la recréation de formes nationa<strong>le</strong>s<br />
nouvel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s recherches axées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s Actualités françaises suggèrent d’autres<br />
processus. Comme dans <strong>le</strong>s décennies précédentes, sont mis en scène des<br />
spectac<strong>le</strong>s internationaux autour de discours, de signatures, de cérémonies,<br />
d’évènements festifs (des carnavals, de Nice à Rio de Janeiro) ou de faits insolites<br />
(une place considérab<strong>le</strong> est, par exemp<strong>le</strong>, réservée à la vie des animaux à<br />
travers <strong>le</strong> monde). Les progrès industriels ou agrico<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s inventions, y sont<br />
largement présentés. Des groupes sociaux <strong>sur</strong>gissent et des univers se dessinent<br />
: « jeunes », « cadres ». Des pratiques distinctives se remarquent : <strong>le</strong>s<br />
défilés saisonniers de mode, <strong>le</strong>s inaugurations de bâtiments ou d’expositions,<br />
la fréquentation des courses. Dominent <strong>le</strong>s représentations issues des sociétés<br />
européennes, colonia<strong>le</strong>s puis postcolonia<strong>le</strong>s, dans un jeu curieux où proche<br />
et lointain sont traités <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même plan. À ce jeu, si <strong>le</strong>s États-Unis, l’Union<br />
soviétique ou <strong>le</strong>s démocraties populaires sont présents à l’image, c’est moins<br />
pour rendre compte des avanies de la guerre froide que pour évoquer des évènements<br />
communs, des avancées, des faits insolites.<br />
Les conditions de<br />
production des<br />
actualités filmées,<br />
<strong>le</strong>ur composition,<br />
<strong>le</strong>s points de<br />
vue discursifs,<br />
visuels et sonores<br />
adoptés disent<br />
<strong>le</strong> mouvement<br />
d’une époque<br />
et permettent<br />
d’esquisser une<br />
histoire publique.<br />
© INA<br />
Ainsi, <strong>le</strong>s conditions de production des actualités filmées, <strong>le</strong>ur composition,<br />
<strong>le</strong>s points de vue discursifs, visuels et sonores adoptés disent <strong>le</strong> mouvement<br />
d’une époque et permettent d’esquisser une histoire publique. Quant aux<br />
Actualités françaises entre 1945 et 1969, el<strong>le</strong>s offrent une bel<strong>le</strong> perspective<br />
pour comprendre la constitution d’un imaginaire national, dilaté à l’échel<strong>le</strong> de<br />
la planète, entre soif de progrès et prédi<strong>le</strong>ction pour <strong>le</strong> folklore et <strong>le</strong>s traditions<br />
présumées, entre goût de l’insolite et représentations de pratiques ordinaires,<br />
entre échel<strong>le</strong>s loca<strong>le</strong>, nationa<strong>le</strong> ou internationa<strong>le</strong>, entre moments joyeux et<br />
épisodes plus graves. Au récit linéaire d’une histoire politique prompte à imposer<br />
des évènements comme importants, au récit de longue ou moyenne durée<br />
articulé <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s évolutions économiques et socia<strong>le</strong>s se superpose un troisième,<br />
médiatique. Englobant <strong>le</strong>s Trente Glorieuses, il offre aussi une chronologie<br />
composite d’un genre <strong>cinéma</strong>tographique misant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> panorama comme <strong>sur</strong><br />
la variété.<br />
« Le Festival des<br />
sports » à Leipzig, Les<br />
Actualités françaises,<br />
14 août 1963 (1’12’’)<br />
[avec retranscription<br />
automatique du son et<br />
indexation]<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
39
DOSSIER<br />
Derrière <strong>le</strong> Mur :<br />
Berlin-Est vu par des<br />
documentaristes français<br />
« Es muss weg », « <strong>le</strong> Mur doit disparaître » lance un Berlinois de l’Est à<br />
la caméra de deux documentaristes français, six ans après la construction<br />
du Mur. Ce témoignage brut, qui s’accompagne de plusieurs autres<br />
prises de paro<strong>le</strong> d’anonymes interrogés lors d’un micro-trottoir dans<br />
<strong>le</strong>s rues de la capita<strong>le</strong> de la République démocratique al<strong>le</strong>mande (RDA),<br />
frappe par sa spontanéité, mais aussi par sa rareté.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Perrine Val<br />
Docteure en histoire<br />
de l’art<br />
Le regard porté<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> Mur est<br />
critique, sans<br />
pour autant être<br />
fronta<strong>le</strong>ment<br />
accusateur.<br />
D<br />
errière <strong>le</strong> Mur (Mario Marret, Jacqueline Meppiel, 1967) constitue en<br />
effet <strong>le</strong> tout premier documentaire tourné par une équipe française de<br />
l’autre côté du Mur. Il s’insère dans une filmographie française consacrée<br />
à la RDA particulièrement modeste, qui ne compte que quelques<br />
reportages produits par la télévision et <strong>le</strong> documentaire Vivre en paix – RDA<br />
1974 (Daniel Karlin, 1974), coproduit par la société Unicité affiliée au Parti<br />
communiste français 1 .<br />
Derrière <strong>le</strong> Mur est réalisé à la veil<strong>le</strong> de Mai 68 par deux piliers du <strong>cinéma</strong><br />
militant. En portant <strong>le</strong>ur attention <strong>sur</strong> la RDA, Mario Marret et Jacqueline<br />
Meppiel cherchent à informer <strong>sur</strong> une réalité mal connue des spectateurs<br />
français, tout en donnant la paro<strong>le</strong> à des anonymes. Produit par une équipe<br />
réduite, politiquement engagée à gauche, <strong>le</strong> documentaire filme la transition<br />
qui s’opère alors entre <strong>le</strong>s défenseurs du documentaire issus du Groupe des<br />
Trente et <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> militant en train d’émerger. Les producteurs de Derrière <strong>le</strong><br />
Mur, Fred Orain et Pierre Neurisse, ainsi que Mario Marret, étaient en effet<br />
signataires du manifeste de 1953 défendant <strong>le</strong> court métrage et s’engageront<br />
plus tard aux côtés des grévistes en mai 1968, à l’instar de Jacqueline Meppiel.<br />
La forme hybride de Derrière <strong>le</strong> Mur témoigne de ce passage vers un <strong>cinéma</strong><br />
militant, « un <strong>cinéma</strong> de combat, qui se met d’emblée, et par définition, au<br />
service de la classe ouvrière et des autres classes ou catégories populaires en<br />
s’assignant une fonction de contre-information, d’intervention ou de mobilisation<br />
» 2 . Il s’agit là moins d’un long métrage que de la juxtaposition de trois<br />
moyens métrages documentaires, bien distincts <strong>le</strong>s uns des autres. La transition<br />
se joue éga<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> regard porté <strong>sur</strong> la RDA. Le discours officiel<br />
est-al<strong>le</strong>mand côtoie <strong>le</strong>s points de vue plus mitigés des habitants anonymes.<br />
Le regard porté <strong>sur</strong> <strong>le</strong> Mur est critique, sans pour autant être fronta<strong>le</strong>ment<br />
accusateur. C’est la volonté d’informer et de montrer qui prédomine.<br />
1 Ironie de l’Histoire, ce n’est qu’au moment de sa disparition que la RDA attirera <strong>le</strong>s regards de cinéastes<br />
du monde entier.<br />
2 Sébastien Layer<strong>le</strong>, Caméras en lutte en Mai 68 : « Par ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> est une arme... », Paris,<br />
Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 19.<br />
40
© Velvet - CC-BY-SA<br />
Outre son ancrage dans <strong>le</strong> contexte particulier de la fin des années 1960, <strong>le</strong> documentaire<br />
s’inscrit plus largement dans la filmographie consacrée à la division<br />
al<strong>le</strong>mande. Justifié en tant que rempart antifasciste par la RDA et qualifié de<br />
« mur de la honte » en RFA, <strong>le</strong> Mur de Berlin matérialise avant tout la frontière<br />
entre <strong>le</strong>s deux Al<strong>le</strong>magne dans <strong>le</strong> documentaire. Cette frontière qu’il incarne<br />
renvoie d’abord à la rupture avec <strong>le</strong> passé nazi. La première partie du film, intitulée<br />
« Vingt ans après », ne filme pas <strong>le</strong> Mur et choisit de revenir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s trajectoires<br />
d’individus depuis la création de la RDA. Les écrivains Harald Hauser et<br />
Kurt Stern, <strong>le</strong> journaliste Gerhard Leo, s’expriment à tour de rô<strong>le</strong> en français,<br />
face à la caméra. Ils racontent <strong>le</strong>ur jeunesse sous <strong>le</strong> régime hitlérien, <strong>le</strong>ur exil en<br />
France et <strong>le</strong>ur engagement dans la Résistance. Ils évoquent ensuite la naissance<br />
de la RDA, qu’ils situent clairement dans la continuité de <strong>le</strong>ur lutte contre <strong>le</strong><br />
fascisme et comme la garantie que « cela ne se reproduise plus ». Ce sont ensuite<br />
des paysans et des ouvriers qui s’expriment en al<strong>le</strong>mand. La caméra est<br />
cette fois portée à l’épau<strong>le</strong>, on entend et on voit parfois l’interprète al<strong>le</strong>mande<br />
interroger <strong>le</strong>s personnes <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s progrès accomplis au cours des vingt dernières<br />
années. Les questions sont très concrètes, el<strong>le</strong>s portent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> salaire, <strong>le</strong> nombre<br />
d’heures de travail, <strong>le</strong> prix des loyers, etc. Le Mur est absent, et même lorsque <strong>le</strong>s<br />
réalisateurs demandent aux ouvriers ce qui manque à <strong>le</strong>ur bonheur, ils évoquent<br />
un éventuel manque d’argent, mais jamais <strong>le</strong> Mur. Les frontières de la RDA apparaissent<br />
donc davantage comme une protection que comme un problème.<br />
Le Martin Gropius Bau<br />
et des vestiges du Mur<br />
de Berlin<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
41
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
DOSSIER<br />
Les réalisateurs<br />
alternent discours<br />
officiel et images<br />
si<strong>le</strong>ncieuses<br />
du Mur et des<br />
Berlinois, et <strong>le</strong><br />
montage fait se<br />
répondre <strong>le</strong>s deux<br />
points de vue.<br />
L’ouverture de la deuxième partie offre alors un net contraste. Une musique<br />
inquiétante accompagne <strong>le</strong> passage de la frontière, <strong>le</strong>s différents contrô<strong>le</strong>s et<br />
l’arrivée à Berlin-Est. Des images d’archives montrent la construction du Mur<br />
et la répression d’une manifestation par des chars. Gerhard Leo détail<strong>le</strong> alors<br />
<strong>le</strong>s raisons de la construction du Mur. Ses arguments sont avant tout d’ordre<br />
économique, à savoir la nécessité de se protéger de la concurrence déloya<strong>le</strong><br />
de la RFA et du taux de change défavorab<strong>le</strong>. Les deux réalisateurs interrogent<br />
ensuite des passants <strong>sur</strong> ce qu’ils pensent du Mur. Les Berlinois de l’Est se<br />
montrent à la fois prudents, mais sincères : « C’était probab<strong>le</strong>ment nécessaire<br />
mais ce serait mieux sans, je préférerais pouvoir al<strong>le</strong>r de l’autre côté », déclare<br />
une femme. Le journaliste Albert Reiss définit <strong>le</strong> Mur comme un « mal nécessaire<br />
» (« notwendiges Übel »). Suivent alors des plans du Mur de Berlin,<br />
sans autre accompagnement sonore que <strong>le</strong> son in. On retrouve dans cette<br />
deuxième partie <strong>le</strong>s caractéristiques d’un « Mur-fracture » 3 . La musique inquiétante,<br />
<strong>le</strong>s plans des chars et des militaires rappel<strong>le</strong>nt la relation conflictuel<strong>le</strong><br />
avec l’Ouest. Les secousses dans <strong>le</strong>s plans filmés à bord de la voiture et<br />
<strong>le</strong> passage successif des points de contrô<strong>le</strong> rendent la tension palpab<strong>le</strong>. D’un<br />
côté, <strong>le</strong> discours est-al<strong>le</strong>mand officiel <strong>sur</strong> la « nécessité » du Mur de Berlin se<br />
trouve légitimé par la posture d’anciens résistants de ceux qui <strong>le</strong> défendent.<br />
De l’autre, <strong>le</strong>s passants anonymes remettent en cause ces affirmations par l’expression<br />
de <strong>le</strong>ur souhait de se déplacer librement et de rendre visite à <strong>le</strong>urs<br />
famil<strong>le</strong>s. Les réalisateurs alternent discours officiel et images si<strong>le</strong>ncieuses du<br />
Mur et des Berlinois, et <strong>le</strong> montage fait se répondre <strong>le</strong>s deux points de vue. Les<br />
anciens résistants font figure d’autorité, mais <strong>le</strong>urs arguments idéologiques<br />
sont mis à mal par la simplicité des aspirations des habitants, qui acquièrent<br />
une légitimité, précisément en raison de <strong>le</strong>ur spontanéité. Cette séquence de<br />
micro-trottoir dans <strong>le</strong>s rues de Berlin-Est est l’une des plus exceptionnel<strong>le</strong>s du<br />
film : la tempérance des passants interrogés et <strong>le</strong>ur sincérité contredisent de<br />
manière aussi efficace que naturel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s propos des journalistes Gerhard Leo et<br />
Albert Reiss. Dans cette partie, la posture d’autorité de ces derniers – ils sont<br />
filmés à l’intérieur, assis et s’expriment tranquil<strong>le</strong>ment face à la caméra – paraît<br />
artificiel<strong>le</strong> face à l’authenticité des personnes interrogées dans la rue. Les<br />
plans si<strong>le</strong>ncieux du Mur et de la vil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> calme des Al<strong>le</strong>mands de l’Ouest qui<br />
passent à Berlin-Est pour Noël, sont d’autant plus éloquents.<br />
La dernière partie, intitulée « La jeunesse », s’ouvre <strong>sur</strong> des images du mémorial<br />
de Buchenwald. Un groupe scolaire est-al<strong>le</strong>mand qui visite l’ancien<br />
camp est interrogé <strong>sur</strong> <strong>le</strong> passé nazi de l’Al<strong>le</strong>magne. Les questions des réalisateurs<br />
français sont clairement culpabilisantes. D’anciens résistants al<strong>le</strong>mands<br />
(Erich Seidemann, Erich Schäfer et Harald Hauser) affirment de nouveau <strong>le</strong>ur<br />
confiance en la RDA et l’importance que la jeune génération connaisse <strong>le</strong> passé<br />
pour bâtir l’avenir. Cette responsabilité face au passé à assumer et face à<br />
3 Pour définir la représentation du Mur dans <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> ouest-al<strong>le</strong>mand des années 1960, Diane Barbe<br />
propose l’expression de « Mur-fracture », un Mur filmé comme « une enceinte de prison ». Diane<br />
Barbe, Berlin(s) à l’écran de 1961 à 1989. Essai de topographie <strong>cinéma</strong>tographique : la représentation<br />
de Berlin divisé dans <strong>le</strong>s <strong>cinéma</strong>s est- et ouest-al<strong>le</strong>mands, thèse de doctorat en Études <strong>cinéma</strong>tographiques<br />
et audiovisuel<strong>le</strong>s, Université Sorbonne Nouvel<strong>le</strong>-Paris 3, 2016, p. 315-325.<br />
42
l’avenir à construire paraît néanmoins bien lourde à porter. Un étudiant noir<br />
témoigne du racisme dont lui et ses camarades sont victimes en RDA. Des étudiants<br />
racontent <strong>le</strong>ur vie universitaire et par<strong>le</strong>nt de <strong>le</strong>ur difficulté à accéder à<br />
certains livres. La cen<strong>sur</strong>e idéologique est ouvertement critiquée et mise face<br />
à ses contradictions. Cette évocation des limites de la RDA s’entremê<strong>le</strong> néanmoins<br />
avec de brèves séquences de ces étudiants sortant dans des bars et se<br />
rendant dans une fête foraine. Au-delà du seul Mur, c’est donc la comp<strong>le</strong>xité de<br />
la situation est-al<strong>le</strong>mande qui est présentée. Des problèmes comme <strong>le</strong> racisme,<br />
<strong>le</strong> manque d’ouverture et <strong>le</strong>s fail<strong>le</strong>s du discours socialiste sont fronta<strong>le</strong>ment<br />
abordés, mais non sans lueur d’espoir pour l’avenir à travers <strong>le</strong> portrait de la<br />
jeune génération.<br />
Le documentaire s’attache ainsi à présenter tous <strong>le</strong>s enjeux de la situation<br />
est-al<strong>le</strong>mande, pour en souligner <strong>le</strong>s contrastes forts. Il s’agit de réinscrire la<br />
construction du Mur dans l’histoire de la RDA, de montrer la frontière qu’il<br />
matérialise et de comprendre comment il s’intègre peu à peu à la vie des habitants.<br />
Cette prise en compte de la pluralité des points de vue, loin d’aboutir<br />
à une neutralité, évite au contraire l’écueil manichéen en conservant une distance<br />
critique et en faisant dialoguer des opinions divergentes. Il en ressort<br />
une vision nuancée, et fina<strong>le</strong>ment assez mélancolique. Le film s’achève <strong>sur</strong><br />
<strong>le</strong>s rues décorées pour Noël avec en fond musical une chanson française dont<br />
l’une des phrases dit : « Y’a trop de misère dans mon quartier, viens donc quand<br />
même danser. » Si aujourd’hui, on ne peut que regretter la difficulté d’accès au<br />
film (qui n’existe pas en version DVD) et l’absence de sources <strong>sur</strong> sa genèse, on<br />
ne peut cependant qu’en souhaiter la valorisation et la redécouverte. En effet,<br />
alors que l’Al<strong>le</strong>magne s’apprête à célébrer l’anniversaire d’un événement qui<br />
entraîna <strong>le</strong> bascu<strong>le</strong>ment de toute l’Europe, Derrière <strong>le</strong> Mur, loin du sensationnalisme,<br />
capte la comp<strong>le</strong>xité et souligne la singularité de ce que fut la réalité<br />
est-al<strong>le</strong>mande. Il fait enfin directement écho aux propos du documentariste<br />
al<strong>le</strong>mand, Thomas Heise, qui déclare : « On va redécouvrir la RDA, j’en suis à<br />
peu près sûr. [...] C’est simp<strong>le</strong>ment une question de recul, c’est comme une petite<br />
République alpine qui a existé il y a quatre cents ans et dont on ne sait plus rien.<br />
D’un coup, el<strong>le</strong> commence à bril<strong>le</strong>r et el<strong>le</strong> devient quelque chose de formidab<strong>le</strong>. 4 »<br />
Des problèmes<br />
comme <strong>le</strong> racisme,<br />
<strong>le</strong> manque<br />
d’ouverture et <strong>le</strong>s<br />
fail<strong>le</strong>s du discours<br />
socialiste sont<br />
fronta<strong>le</strong>ment<br />
abordés, mais<br />
non sans lueur<br />
d’espoir pour<br />
l’avenir à travers<br />
<strong>le</strong> portrait de la<br />
jeune génération.<br />
4 Hélène Camarade, Élizabeth Guilhamon, Matthias Stein<strong>le</strong> et Hélène Yèche (dir.), La RDA et la société<br />
postsocialiste dans <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> al<strong>le</strong>mand après 1989, Vil<strong>le</strong>neuve-d’Ascq, Presses universitaires du<br />
Septentrion, 2018, p. 317-318.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
43
DOSSIER<br />
La caméra et <strong>le</strong> territoire :<br />
de la pratique du <strong>cinéma</strong><br />
documentaire en géographie<br />
Le <strong>cinéma</strong>, en tant qu’art d’enregistrement du réel pour reprendre la formulation<br />
d’André Bazin, offre de formidab<strong>le</strong>s potentialités à la pratique<br />
de la géographie. C’est ainsi que nous avons développé depuis une dizaine<br />
d’années, au sein du Laboratoire de Géographie Physique (LGP) de Meudon,<br />
une activité de réalisation de films documentaires en lien avec nos<br />
thématiques de recherche, à savoir la réponse des individus aux risques<br />
naturels et aux crises environnementa<strong>le</strong>s.<br />
Marie Chenet<br />
Maîtresse de<br />
conférences en<br />
géographie et membre<br />
du Laboratoire de<br />
Géographie Physique<br />
(CNRS-UMR 8591)<br />
E<br />
n parallè<strong>le</strong> de notre production<br />
traditionnel<strong>le</strong> d’artic<strong>le</strong>s<br />
scientifiques, nous produisons<br />
des œuvres <strong>cinéma</strong>tographiques<br />
qui relèvent du genre<br />
documentaire. Nous proposons éga<strong>le</strong>ment<br />
aux étudiants de l’UFR de<br />
Géographie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
une formation à la réalisation<br />
de films documentaires au sein de<br />
<strong>le</strong>ur cursus de licence et de master.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Le <strong>cinéma</strong><br />
documentaire,<br />
par opposition au<br />
<strong>cinéma</strong> de fiction,<br />
est un <strong>cinéma</strong><br />
qui mobilise<br />
des éléments<br />
du réel…<br />
Qu’est-ce que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
documentaire ?<br />
Si chacun se sent apte instinctivement<br />
à distinguer un film documentaire<br />
d’un autre type de films,<br />
la définition de ce genre <strong>cinéma</strong>tographique<br />
n’est pas si évidente. Il<br />
est communément admis, de façon<br />
restrictive, que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> documentaire,<br />
par opposition au <strong>cinéma</strong> de<br />
fiction, est un <strong>cinéma</strong> qui mobilise<br />
des éléments du réel, à savoir des<br />
personnages qui ne sont pas acteurs,<br />
des décors qui ne sont pas<br />
factices, des dialogues qui n’ont pas<br />
été écrits. En tant que genre <strong>cinéma</strong>tographique,<br />
il se distingue de la<br />
© Marie Chenet<br />
44
« production documentaire », qui rassemb<strong>le</strong> toute la production audiovisuel<strong>le</strong><br />
mettant en scène des connaissances (documentaires scientifiques, animaliers,<br />
reportages journalistiques, etc.). Il sous-tend une démarche artistique,<br />
un regard assumé d’auteur qui a recours aux outils visuels et sonores du <strong>cinéma</strong><br />
pour formaliser des connaissances sous un ang<strong>le</strong> nouveau, soit comme<br />
<strong>le</strong> formulait en 1926 John Grierson à propos du film Nanook of the North « a<br />
creative treatment of actuality ». Les anthropologues – et particulièrement la<br />
figure tutélaire de Jean Rouch –, suivis plus tard par <strong>le</strong>s sociologues, ont reconnu<br />
depuis plusieurs décennies <strong>le</strong>s potentialités du <strong>cinéma</strong> documentaire<br />
à produire des connaissances sous une forme nouvel<strong>le</strong>. Ils ont donc intégré<br />
cette démarche dans <strong>le</strong>ur production de recherche. Les géographes se sont<br />
emparés plus tardivement de cet outil et dans ce domaine, la formation à<br />
l’audiovisuel proposée par Xavier Browaeys et Paul Chatelain au sein de l’UFR<br />
de Géographie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne à partir du milieu des années<br />
1990 a été véritab<strong>le</strong>ment pionnière.<br />
Extrait du film Entre<br />
chiens et loups réalisé<br />
par Marie Chenet (2010)<br />
<strong>sur</strong> la pâture de Thierry<br />
Giordan, berger dans<br />
<strong>le</strong> parc du Mercantour<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
45
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
DOSSIER<br />
Par <strong>le</strong> film, nous<br />
pouvons ainsi<br />
suggérer notre<br />
position <strong>sur</strong> <strong>le</strong><br />
terrain tant <strong>sur</strong><br />
<strong>le</strong> plan spatial<br />
que statutaire<br />
et affirmer<br />
notre échel<strong>le</strong><br />
d’observation.<br />
La réalisation de films documentaires, une autre pratique de la<br />
recherche<br />
Si nous avons opté pour la réalisation de films documentaires comme pratique<br />
de recherche en complément d’une production textuel<strong>le</strong>, c’est parce que <strong>le</strong><br />
recours à la caméra modifie <strong>le</strong>s questionnements mais aussi <strong>le</strong>s conditions de<br />
recherche. La forme <strong>cinéma</strong>tographique impose en effet de se poser des questions<br />
de point de vue, c’est-à-dire notre position <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain et l’ang<strong>le</strong> adopté<br />
pour fonder notre argumentation. Le film documentaire peut notamment<br />
rendre explicites <strong>le</strong>s conditions d’acquisition des connaissances <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain<br />
en révélant <strong>le</strong>s relations que nous avons établies avec <strong>le</strong>s personnes enquêtées,<br />
par exemp<strong>le</strong> par la contextualisation des conditions d’enregistrement de<br />
la paro<strong>le</strong> recueillie. Par <strong>le</strong> film, nous pouvons ainsi suggérer notre position<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain tant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan spatial que statutaire et affirmer notre échel<strong>le</strong><br />
d’observation. Le matériel de tournage permet quant à lui de négocier une<br />
place particulière <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain :<br />
la caméra, lorsqu’el<strong>le</strong> est acceptée<br />
par <strong>le</strong>s personnes enquêtées, justifie<br />
notre présence durab<strong>le</strong> <strong>sur</strong><br />
un lieu, puisqu’el<strong>le</strong> nécessite que<br />
nous nous placions au cœur de<br />
l’action. Ainsi, il nous est arrivé de<br />
franchir des limites spatia<strong>le</strong>s peu<br />
communes lorsque la nécessité<br />
de capter un geste demande de se<br />
positionner pendant de longues<br />
minutes à quelques centimètres<br />
de la personne filmée, distance qui<br />
serait jugée comme intrusive voire<br />
indécente si nous n'étions pas<br />
équipée d’une caméra.<br />
Au moment du montage, l’assemblage<br />
des éléments sonores<br />
et visuels captés lors du tournage<br />
implique de repenser la façon<br />
dont nous ordonnons nos idées,<br />
la façon dont nous construisons<br />
notre argumentation. Le <strong>cinéma</strong><br />
documentaire est en effet un outil<br />
qui a la capacité de créer des relations<br />
inédites entre des éléments<br />
du réel : relations plus ou moins<br />
conscientes entre des images,<br />
entre des images et des sons, entre<br />
des objets, etc. La production de<br />
ces relations aboutit à une reformulation<br />
des connaissances d’autant<br />
plus inédite qu’el<strong>le</strong> relève d’un<br />
© Marie Chenet<br />
46
sty<strong>le</strong> personnel. Le <strong>cinéma</strong> est éga<strong>le</strong>ment un producteur fort d’émotions qui<br />
participe à la compréhension de la connaissance. Par l’émotion, nous pouvons<br />
pénétrer dans des univers qui ne sont pas <strong>le</strong>s nôtres et communiquer avec<br />
d’autres subjectivités.<br />
Enfin, <strong>le</strong> recours au <strong>cinéma</strong> offre ce moment particulier de la projection, expérience<br />
col<strong>le</strong>ctive qui rend possib<strong>le</strong> <strong>le</strong> débat. Car si la <strong>le</strong>cture est une expérience<br />
individuel<strong>le</strong> qui peut rebuter certains, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> est un média rassemb<strong>le</strong>ur et<br />
décomp<strong>le</strong>xant qui génère des discussions. Lors des projections, nous pouvons<br />
alors poursuivre notre travail de recherche en analysant <strong>le</strong>s réactions du public,<br />
qu’el<strong>le</strong>s soient consensuel<strong>le</strong>s ou contradictoires. Il est même possib<strong>le</strong> de<br />
diversifier l’analyse en réalisant des projections auprès de publics différents :<br />
projections avec <strong>le</strong>s participants du film, avec un public ciblé, avec un public<br />
ouvert, autant de regards qui alimentent la réf<strong>le</strong>xion scientifique et permettent<br />
de valider ou d’infirmer des idées.<br />
Extrait du film Merapi,<br />
d’un monde à l’autre<br />
réalisé par Marie Chenet<br />
et Florian Geyer (2016).<br />
Village reconstruit<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s flancs du Merapi<br />
(Java, Indonésie)<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
47
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
DOSSIER<br />
Par <strong>le</strong> film, la production d’une géographie incarnée<br />
La réalisation <strong>cinéma</strong>tographique est particulièrement riche pour la géographie<br />
car el<strong>le</strong> permet d’exposer et de composer avec des dimensions spatia<strong>le</strong>s<br />
qui sont souvent négligées lorsque l’on produit des connaissances formalisées<br />
textuel<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> permet par exemp<strong>le</strong> de documenter des composantes territoria<strong>le</strong>s<br />
tel<strong>le</strong>s que l’expérience individuel<strong>le</strong> de chacun dans l’espace ou encore<br />
<strong>le</strong>s caractères sonores d’un lieu. Le <strong>cinéma</strong> documentaire constitue ainsi un<br />
puissant outil d’incarnation des processus territoriaux, contribuant à l’analyse<br />
des espaces vécus formulés par la géographie socia<strong>le</strong> mais aussi au vécu<br />
des dimensions spatia<strong>le</strong>s étudié par la géographie culturel<strong>le</strong>.<br />
L’échel<strong>le</strong> individuel<strong>le</strong> est particulièrement intéressante pour mettre en évidence<br />
des nuances et des paradoxes de vécu de l’espace, paradoxes qui peuvent<br />
être absents des théories généra<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s territoires. Dans nos films, nous<br />
montrons ainsi que l’adaptation des individus aux changements environnementaux<br />
relève à la fois d’opportunités personnel<strong>le</strong>s, mais aussi d’une<br />
négociation avec des politiques de gestion environnementa<strong>le</strong> qui se placent<br />
rarement à l’échel<strong>le</strong> de l’individu. Plus encore, <strong>le</strong>s films révè<strong>le</strong>nt des interactions<br />
particulières entre <strong>le</strong>s hommes et <strong>le</strong> milieu dans <strong>le</strong>quel ils évoluent.<br />
Nous avons ainsi pu mettre l’accent <strong>sur</strong> l’expérience spatia<strong>le</strong> des corps en<br />
prise avec des changements environnementaux, en composant à la fois avec<br />
des éléments physiques des milieux (conditions météorologiques, aspérités<br />
topographiques) et des aspects sensoriels de la pratique de l’espace. En faisant<br />
entendre la respiration des travail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>ur timbre de voix, <strong>le</strong>s sons ambiants,<br />
en rendant compte de <strong>le</strong>ur champ visuel et en restituant la temporalité des<br />
trajectoires dans <strong>le</strong>s paysages, nous avons ainsi révélé un rapport ambiva<strong>le</strong>nt<br />
des hommes à <strong>le</strong>ur milieu qui peut à la fois être dominé et subi et dont <strong>le</strong>s<br />
enjeux d’exploitation induisent des formes de corporéité différentes.<br />
Le <strong>cinéma</strong> est par ail<strong>le</strong>urs particulièrement à même de restituer <strong>le</strong>s dimensions<br />
sonores des milieux, notamment en faisant entendre des ambiances qui<br />
peuvent être différemment perçues selon <strong>le</strong>s individus. La mise en va<strong>le</strong>ur ou<br />
l’ajout de sons ponctuels peuvent aussi constituer des clés de compréhension<br />
des territoires, en traduisant une sensation d’iso<strong>le</strong>ment d’un individu par<br />
exemp<strong>le</strong>. En ce sens, la musique et <strong>le</strong> chant sont des éléments sonores particuliers<br />
qui présentent un fort potentiel. El<strong>le</strong>s peuvent souligner <strong>le</strong> lien affectif<br />
qu’entretiennent <strong>le</strong>s individus avec <strong>le</strong>ur territoire, mais éga<strong>le</strong>ment constituer<br />
un moyen d’expression pour certaines personnes enquêtées. Au moment<br />
du montage, l’ajout de musique permet de transmettre des émotions ressenties<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain par <strong>le</strong> géographe qui sont diffici<strong>le</strong>ment dicib<strong>le</strong>s de façon<br />
textuel<strong>le</strong>.<br />
La réalisation filmique constitue donc un apport particulièrement riche à la<br />
recherche en géographie. El<strong>le</strong> encourage à expérimenter d’autres pratiques de<br />
la recherche et à formaliser de manière alternative des connaissances géographiques.<br />
El<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>ment un puissant outil pédagogique, car en tant que<br />
forme artistique, el<strong>le</strong> permet aux étudiants d’exprimer une certaine individualité<br />
qui apporte un supplément de plaisir dans l’apprentissage.<br />
48
L’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique<br />
saisie par <strong>le</strong> droit<br />
Le droit est une discipline qui vise à appréhender la réalité et à organiser<br />
<strong>le</strong>s relations socia<strong>le</strong>s. On peut, dès lors, attendre de lui une certaine précision<br />
dans <strong>le</strong>s concepts utilisés afin de remplir l’objectif de prévisibilité<br />
et de sécurité que l’on est en droit d’attendre de tout système juridique.<br />
Pierre Sirinelli<br />
Professeur à l’Éco<strong>le</strong> de<br />
droit de la Sorbonne et<br />
directeur du master 2<br />
Droit, économie et<br />
gestion de l’audiovisuel<br />
Dans une approche<br />
humaniste qui met<br />
l’auteur au centre<br />
du dispositif,<br />
<strong>le</strong> champ de la<br />
protection doit<br />
être ouvert.<br />
M<br />
ais il arrive aussi que la norme juridique soit faite de notions beaucoup<br />
plus floues. Tout <strong>le</strong> droit de la responsabilité civi<strong>le</strong>, par exemp<strong>le</strong>,<br />
repose <strong>sur</strong> la notion référence de « personne raisonnab<strong>le</strong> ». Il ne s’agit<br />
pas, alors, d’une malfaçon législative mais d’un choix délibéré destiné à<br />
conférer à la règ<strong>le</strong> une certaine plasticité via <strong>le</strong> recours à des « standards » à<br />
contenu ouvert ou des « notions cadres ».<br />
Le droit d’auteur qui est la discipline juridique la plus importante pour <strong>le</strong>s<br />
intervenants du secteur du <strong>cinéma</strong> participe de cette doub<strong>le</strong> logique. Si <strong>le</strong><br />
contenu de la protection accordée aux créateurs est rég<strong>le</strong>menté de manière<br />
assez minutieuse, l’appréhension des questions fondamenta<strong>le</strong>s – quoi (quel<br />
est l’objet de la protection) ? ; qui (qui en est <strong>le</strong> bénéficiaire) ? – repose <strong>sur</strong> une<br />
logique volontairement ouverte et peu précise. Qu’on en juge :<br />
- L’objet de la protection est l’« œuvre de l’esprit », notion non définie que <strong>le</strong>s<br />
juges abordent comme une « création de forme origina<strong>le</strong> », c’est-à-dire porteuse<br />
de l’« empreinte de la personnalité » de son auteur. On ne saurait faire<br />
plus flou. Peuvent être ainsi concernés, un film, un roman, un tab<strong>le</strong>au mais<br />
aussi, un logiciel, un cendrier ou un modè<strong>le</strong> de panier à salade. Ce choix est<br />
délibéré. Le champ du droit d’auteur est, par nature, très ouvert.<br />
- Le bénéficiaire originel de la protection est l’« auteur », c’est-à-dire suivant<br />
la jurisprudence, la personne physique qui a imprimé à la forme en cause<br />
l’empreinte de sa personnalité. Il n’est ni celui qui apporte <strong>le</strong>s moyens de la<br />
création (matériel ou argent), ce qui exclut <strong>le</strong> producteur, ni <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> exécutant<br />
ni même un interprète.<br />
Ce flou, on l’a dit, est volontaire. Dans une approche humaniste qui met l’auteur<br />
au centre du dispositif, <strong>le</strong> champ de la protection doit être ouvert. Mais,<br />
sans doute inspiré de la formu<strong>le</strong> de Malraux suivant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> n’est<br />
pas seu<strong>le</strong>ment un art mais aussi une industrie, <strong>le</strong> législateur a entendu mettre<br />
en place un régime de droit d’auteur un peu particulier à propos des œuvres<br />
dites « audiovisuel<strong>le</strong>s ». Si la construction juridique alors mise en place (droit<br />
d’auteur propre à ses créations) a toujours pour but de placer l’auteur-créateur<br />
au centre du dispositif, des concessions à une approche plus pratique ou franchement<br />
économique doivent être faites pour prendre en considération la réalité<br />
industriel<strong>le</strong> du secteur. Par rapport aux autres œuvres de l’esprit, l’œuvre<br />
audiovisuel<strong>le</strong> connaît un régime un peu particulier (II) qui impose donc un<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
49
DOSSIER<br />
travail d’identification (I). Cette construction est <strong>sur</strong>tout remarquab<strong>le</strong> par <strong>le</strong><br />
fait que, comme <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> qui en est l’objet, el<strong>le</strong> s’attache à être fidè<strong>le</strong> à la réalité<br />
tout en ayant recours à des fictions (juridiques).<br />
I – Identification de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong><br />
Cel<strong>le</strong>-ci passe par la mise en place d’une définition propre (A) et par une qualification<br />
juridique « forcée » (B).<br />
Générique du film<br />
Les Sorcières de Sa<strong>le</strong>m<br />
(1957)<br />
A - Définition<br />
Il existe donc une notion particulière d’« œuvre audiovisuel<strong>le</strong> » qui a été substituée,<br />
en 1985, à cel<strong>le</strong> préexistante d’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique (« œuvres <strong>cinéma</strong>tographiques<br />
et cel<strong>le</strong>s obtenues par un procédé analogue à la <strong>cinéma</strong>tographie<br />
»). Un film n’est donc plus qu’une composante d’une notion plus large.<br />
L’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> recouvre, suivant l’artic<strong>le</strong> L. 112-2, 6° du Code de la propriété<br />
intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> « <strong>le</strong>s œuvres <strong>cinéma</strong>tographiques et autres œuvres consistant<br />
dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non ».<br />
Là où la définition antérieure était dépendante d’un état de la technique (« procédé<br />
<strong>cinéma</strong>tographique »), l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> se libère de ces contraintes<br />
en se caractérisant par l’impression qu’el<strong>le</strong> laisse à son spectateur. Son support<br />
(pellicu<strong>le</strong>, bande magnétique ou numérique) est indifférent. Son mode<br />
de communication (sal<strong>le</strong>, télévision, DVD, réseaux numériques…) ou l’outil<br />
utilisé (caméra ou téléphone portab<strong>le</strong>) éga<strong>le</strong>ment. Son essence réside dans la<br />
présence d’images au sein d’une séquence animée. Il n’est même pas exigé que<br />
l’œuvre soit linéaire ce qui permet d’accueillir <strong>le</strong>s effets audiovisuels de certains<br />
jeux vidéo.<br />
Relèvent donc de ce statut : un film, un téléfilm, un documentaire, un reportage,<br />
une émission télévisuel<strong>le</strong>, des retransmissions sportives, une interview,<br />
un journal télévisé, un jeu ou une émission de plateau… pour peu que la forme<br />
donnée à ces créations soit origina<strong>le</strong>.<br />
Cet apparent bric à brac n’est pas de nature à ras<strong>sur</strong>er <strong>le</strong>s adeptes ou défenseurs<br />
du septième art.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
LES SORCIÈRES DE SALEM © 1957 - Pathé films - DEFA. Tous droits réservés<br />
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LES SORCIÈRES DE SALEM © 1957 - Pathé films - DEFA. Tous droits réservés<br />
Mais une autre branche du droit peut intervenir pour se montrer plus attentive<br />
à la promotion de produits culturels. Pour <strong>le</strong> droit public de la communication<br />
audiovisuel<strong>le</strong>, il y a lieu d’opérer des distinctions entre œuvres<br />
<strong>cinéma</strong>tographiques, œuvres audiovisuel<strong>le</strong>s (polysémie malvenue, la notion<br />
recouvrant, ici, un contenu différent) et autres éléments audiovisuels. C’est<br />
ainsi que l’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique fait l’objet d’une rég<strong>le</strong>mentation imposant<br />
des quotas de production ou de diffusion ou qu’el<strong>le</strong> bénéficie, plus que<br />
d’autres, d’aides financières destinées à favoriser la production.<br />
Il y a en quelque sorte complémentarité dans la construction juridique même<br />
s’il faut observer que si <strong>le</strong> droit d’auteur est universel, c’est loin d’être <strong>le</strong> cas<br />
des législations de droit public destinées à soutenir la production <strong>cinéma</strong>tographique.<br />
L’enjeu juridique<br />
est alors <strong>le</strong> suivant :<br />
l’œuvre de collaboration<br />
appartient en indivision<br />
à tous <strong>le</strong>s coauteurs<br />
tandis que l’œuvre<br />
col<strong>le</strong>ctive est réputée<br />
être ab initio la<br />
propriété du promoteur.<br />
B – Qualification<br />
Quand une pluralité d’auteurs intervient à la création d’une œuvre, <strong>le</strong> droit d’auteur<br />
connaît deux qualifications juridiques possib<strong>le</strong>s. Soit l’œuvre est réputée<br />
être de collaboration parce qu’el<strong>le</strong> a été établie en coopération entre <strong>le</strong>s différents<br />
intervenants (structure « horizonta<strong>le</strong> », par exemp<strong>le</strong> un opéra) ; soit l’œuvre est<br />
regardée comme une œuvre col<strong>le</strong>ctive parce qu’el<strong>le</strong> a été élaborée sous la direction<br />
d’un promoteur qui en a pris l’initiative et qui en a coordonné la réalisation<br />
(structure « vertica<strong>le</strong> », par exemp<strong>le</strong> une encyclopédie ou un journal).<br />
L’enjeu juridique est alors <strong>le</strong> suivant : l’œuvre de collaboration appartient en<br />
indivision à tous <strong>le</strong>s coauteurs tandis que l’œuvre col<strong>le</strong>ctive est réputée être ab<br />
initio la propriété du promoteur.<br />
La présence d’un producteur et cel<strong>le</strong> d’un réalisateur devrait conduire à admettre<br />
plutôt l’idée d’une structure vertica<strong>le</strong> et la qualification d’œuvre col<strong>le</strong>ctive<br />
à propos d’un film. Le droit français pose pourtant la solution radica<strong>le</strong>ment<br />
inverse afin d’éviter d’attribuer la propriété de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> au<br />
producteur qui n’est en rien un véritab<strong>le</strong> auteur. C’est dire que, ici, <strong>le</strong> législateur<br />
et <strong>le</strong> juge usent d’une fiction juridique, déconnectée de toute réalité pratique<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
DOSSIER<br />
Un réalisateur sera<br />
regardé comme<br />
coauteur parce que<br />
dans 99,99 %<br />
des cas,<br />
il intervient bien<br />
de façon origina<strong>le</strong><br />
dans l’univers<br />
des formes.<br />
pour parvenir à un résultat souhaitab<strong>le</strong> en termes de politique législative :<br />
la titularité des droits attribués originel<strong>le</strong>ment au(x) créateur(s). La solution<br />
est radica<strong>le</strong>ment inverse à cel<strong>le</strong> qui existe aux États-Unis d’Amérique.<br />
II – Propriété de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong><br />
Le législateur prône l’idée d’une attribution originel<strong>le</strong> des droits d’auteur aux<br />
créateurs personnes physiques (A). Mais cette solution peut être tempérée<br />
par des règ<strong>le</strong>s spécia<strong>le</strong>s relatives à la titularité dérivée (transmission) qui bénéficiera<br />
alors pour partie au producteur (B).<br />
A – Titularité originel<strong>le</strong><br />
Le droit d’auteur naît <strong>sur</strong> la tête du créateur personne physique. Mais, en<br />
raison du nombre important de contributeurs, <strong>le</strong> législateur a cru uti<strong>le</strong> de<br />
fournir, de façon exceptionnel<strong>le</strong>, des indications précises pour désigner <strong>le</strong>s<br />
personnes susceptib<strong>le</strong>s de bénéficier de la qualité d’auteur. La construction<br />
proposée repose <strong>sur</strong> des présomptions et une fiction juridique.<br />
Le Code de la propriété intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> désigne tout d’abord cinq catégories<br />
de personnes comme devant être a priori regardées comme des coauteurs<br />
(on raisonne par fonctions). Il s’agit du réalisateur, du scénariste, de l’auteur<br />
du texte parlé (dialoguiste), de l’auteur de la composition musica<strong>le</strong> spécia<strong>le</strong>ment<br />
créée pour l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> et, éventuel<strong>le</strong>ment, de l’adaptateur.<br />
Ces personnes sont donc dans la situation d’être dispensées de la démonstration<br />
de <strong>le</strong>ur qualité d’auteur. Parce qu’el<strong>le</strong>s ont rempli l’une des fonctions<br />
énumérées, el<strong>le</strong>s sont regardées, a priori, comme étant des coauteurs. La justification<br />
de cette facilité probatoire repose <strong>sur</strong> la probabilité de l’adéquation<br />
de la règ<strong>le</strong> juridique posée avec la situation pratique. Un réalisateur sera regardé<br />
comme coauteur parce que dans 99,99 % des cas, il intervient bien de<br />
façon origina<strong>le</strong> dans l’univers des formes.<br />
Pour pouvoir bénéficier de cette situation privilégiée, la personne concernée<br />
devra simp<strong>le</strong>ment démontrer qu’el<strong>le</strong> a bien accompli la tâche ainsi désignée<br />
par <strong>le</strong> législateur. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> fera en mettant en avant son contrat de production<br />
audiovisuel<strong>le</strong> qui lui accorde cette tâche. Ou en faisant observer que <strong>le</strong> générique<br />
la mentionne de manière non ambiguë dans cette activité. Ou encore<br />
en démontrant qu’en pratique, el<strong>le</strong> a bien accompli une des fonctions ainsi<br />
visées.<br />
Cette présomption est simp<strong>le</strong>, ce qui signifie que la personne en question<br />
peut perdre la qualité de coauteur s’il est ultérieurement démontré en justice<br />
qu’el<strong>le</strong> n’a pas en réalité créé une forme origina<strong>le</strong> dans cette fonction. Ou<br />
qu’el<strong>le</strong> n’a pas accompli la tâche en question.<br />
Cette construction repose <strong>sur</strong> l’observation de la pratique et constitue, en<br />
quelque sorte, un recueil d’usages admis par l’ensemb<strong>le</strong> de la profession.<br />
La sixième personne à être léga<strong>le</strong>ment investie de la qualité de coauteur peut<br />
davantage <strong>sur</strong>prendre puisqu’il s’agit de l’auteur de l’œuvre d’où est tirée<br />
l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong>. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> romancier dont l’œuvre est adaptée.<br />
La solution est ici une fiction car ne reposant pas <strong>sur</strong> une certaine vraisemblance.<br />
Il est rare que <strong>le</strong> romancier participe à la réalisation du film. Notamment,<br />
s’il est déjà mort… ! Il faut y voir, ici, une faveur du législateur, qui<br />
52
n’oublie pas l’approche humaniste qui irrigue norma<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> droit d’auteur,<br />
et qu’il est impossib<strong>le</strong> de renverser puisque la preuve contraire est inadmissib<strong>le</strong>.<br />
Ne figurent pas dans cette liste de personnes favorisées – car dispensées de<br />
la preuve de <strong>le</strong>ur qualité d’auteur – <strong>le</strong> producteur, <strong>le</strong> directeur de la photographie,<br />
<strong>le</strong> chef monteur ou <strong>le</strong> chef décorateur… Pour autant, <strong>le</strong> législateur n’exclut<br />
pas qu’ils puissent être regardés comme des auteurs mais ces derniers<br />
devront alors prouver en justice <strong>le</strong>ur intervention origina<strong>le</strong> dans l’univers<br />
des formes de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong>. Suivant <strong>le</strong>s hypothèses, ces personnes<br />
pourront être regardées soit comme coauteurs de l’ensemb<strong>le</strong>, soit comme<br />
de simp<strong>le</strong>s créateurs de <strong>le</strong>ur seu<strong>le</strong> contribution, soit comme n’étant pas des<br />
auteurs. La vérité oblige à dire que <strong>le</strong>ur succès en justice est extrêmement<br />
rare comme en témoigne la mésaventure du chef opérateur de La Marche de<br />
l’empereur.<br />
B – Titularité dérivée<br />
De cette présentation, il ressort que <strong>le</strong> producteur français n’est pas, à l’inverse<br />
de son homologue nord-américain, dans une situation a priori avantageuse.<br />
Néanmoins, afin de compenser l’exclusion du producteur de la qualité<br />
d’auteur, <strong>le</strong> législateur français a accordé à cet intervenant trois concessions<br />
importantes.<br />
D’une part, il a posé la règ<strong>le</strong> suivant laquel<strong>le</strong> certains droits patrimoniaux<br />
nés <strong>sur</strong> la tête des auteurs sont automatiquement cédés au producteur par <strong>le</strong><br />
biais du contrat de production audiovisuel<strong>le</strong> signé avec eux. La jurisprudence<br />
se montre cependant très attentive à ce que cette solution ne dépossède pas<br />
bruta<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s créateurs de <strong>le</strong>urs droits originels.<br />
D’autre part, il a attribué à ce producteur un droit voisin du droit d’auteur<br />
qui l’investit d’une espèce de droit de propriété qui ne peut cependant pas<br />
nuire aux droits des auteurs.<br />
Enfin, pour éviter la paralysie de la réalisation de l’œuvre, la loi suspend <strong>le</strong><br />
droit moral – incessib<strong>le</strong> – des différents auteurs pendant la phase de réalisation<br />
de l’œuvre jusqu’à l’établissement de la copie définitive.<br />
Par cette construction, on me<strong>sur</strong>e bien que l’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique –<br />
fondue désormais dans la notion d’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> – pose des règ<strong>le</strong>s<br />
plus précises et un peu différentes de cel<strong>le</strong>s qui existent de façon généra<strong>le</strong> en<br />
droit d’auteur afin de mieux épouser la réalité de la création en cause et de ne<br />
pas nuire à l’essor d’une industrie culturel<strong>le</strong> très importante.<br />
Le producteur<br />
français n’est pas,<br />
à l’inverse de son<br />
homologue nordaméricain,<br />
dans<br />
une situation a<br />
priori avantageuse.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
53
DOSSIER<br />
L’Europe du <strong>cinéma</strong><br />
au xx e sièc<strong>le</strong><br />
Le programme « L’Europe du <strong>cinéma</strong> au xx e sièc<strong>le</strong> » réunit des chercheurs<br />
des universités de Caen, Strasbourg et Paris 1 Panthéon-<br />
Sorbonne. Il a débuté à l’automne 2018 et doit s’achever par un colloque<br />
à Cerisy-la-Sal<strong>le</strong> en juin 2020.<br />
Vincent Amiel<br />
Professeur d’histoire<br />
du <strong>cinéma</strong><br />
L<br />
e principe est d’analyser, à partir de cas précis, <strong>le</strong>s nombreuses et diverses<br />
occurrences qui ont fait du <strong>cinéma</strong> une activité (un art, une<br />
industrie, un média, un moyen d’expression…) débordant largement<br />
<strong>le</strong>s limites des frontières nationa<strong>le</strong>s, que ce soit lors d’exils individuels,<br />
de coopérations économiques impliquant des structures plus importantes, ou<br />
du vagabondage professionnel d’acteurs et d’actrices, de techniciens, de réalisateurs.<br />
Notre approche est duel<strong>le</strong>, considérant la question selon une perspective nationa<strong>le</strong><br />
– aussi paradoxal que cela puisse paraître – en même temps que selon<br />
une perspective par champs d’activité. La première est liée aux spécialisations<br />
des chercheur.se.s en l’état actuel des études <strong>cinéma</strong>tographiques : ils sont précisément<br />
attachés à des <strong>cinéma</strong>tographies nationa<strong>le</strong>s, voire à des zones géographiques<br />
ou linguistiques, et c’est à partir de là que peuvent se développer des<br />
études <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s échanges transnationaux. La seconde correspond à des spécialisations<br />
disciplinaires qui concernent aussi bien des études économiques, historiques,<br />
sociologiques, qu’esthétiques. Ce sont des points de départ : <strong>le</strong> but étant<br />
bien entendu de faire tomber ces barrières disciplinaires ou nationa<strong>le</strong>s pour que<br />
puissent apparaître, comme ce fut <strong>le</strong> cas effectivement, des échanges, des influences,<br />
des transferts… dont <strong>le</strong> nombre et la qualité sont encore à identifier.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Les occurrences de transferts<br />
Le premier type de déplacements est l’exil contraint, qui eut au xx e sièc<strong>le</strong>, on<br />
<strong>le</strong> sait, maintes occasions de se manifester. Dans <strong>le</strong>s années 1920, de nombreux<br />
« Russes blancs » se retrouvent en France, et font œuvre de <strong>cinéma</strong>, en<br />
particulier au sein de la société Albatros de Kamenka et de « l’éco<strong>le</strong> russe de<br />
Montreuil » : Ivan Mosjoukine et Nathalie Lyssenko, vedettes, si ce n’est plus,<br />
du <strong>cinéma</strong> russe y développent <strong>le</strong>ur carrière, tandis qu’un Dimitri Kirsanoff,<br />
par exemp<strong>le</strong>, vient grossir <strong>le</strong>s rangs des créateurs de l’Avant-Garde. Dans <strong>le</strong>s<br />
années 1930, ce sont <strong>le</strong>s artistes al<strong>le</strong>mands fuyant <strong>le</strong> nazisme, chefs opérateurs,<br />
décorateurs, metteurs en scène, parmi <strong>le</strong>squels d’immenses figures<br />
comme Fritz Lang ou Max Ophuls qui tournent dans <strong>le</strong>s studios français, et<br />
plus largement européens. Enfin, entre <strong>le</strong>s années 1950 et 1980, <strong>le</strong> travail de<br />
Tarkovski en Italie et en Suède, celui de Kieslowski en France ou de Skolimowski<br />
au Royaume-Uni illustre <strong>le</strong>s migrations des cinéastes de l’Europe de l’Est. Pour<br />
54
être contraint, et souvent subi négativement, cet exil n’est pas dépourvu de<br />
qualités et d’enrichissements mutuels. Films <strong>sur</strong> l’exil, des œuvres comme Lola<br />
Montès (Max Ophuls, 1955), Nostalghia (Andreï Tarkovski, 1983) ou Travail au<br />
noir (Jerzy Skolimowski, 1982) sont des réf<strong>le</strong>xions <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s échanges de va<strong>le</strong>urs,<br />
<strong>le</strong>s migrations, l’espace d’une vie qui débordent des cadres nationaux.<br />
Et puisque nous évoquons Max Ophuls, il faut bien admettre que son œuvre immense,<br />
dans <strong>le</strong>s années 1930, nourrie de littératures al<strong>le</strong>mande, française, autrichienne,<br />
de musique de tout <strong>le</strong> continent, est comparab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong>s des peintres<br />
voyageurs de la Renaissance : il tourne en Italie, aux Pays-Bas, en France, après<br />
avoir débuté en Al<strong>le</strong>magne. Et s’il fut juif al<strong>le</strong>mand, effectivement exilé, son parcours<br />
européen avant l’arrivée du nazisme est d’abord un choix, une volonté<br />
claire de n’être pas enfermé dans <strong>le</strong>s frontières d’un seul pays.<br />
Ce qui est <strong>le</strong> cas de nombreux artistes des années 1950-1960 entre la France<br />
et l’Italie : acteurs, actrices, cinéastes. Du fait la plupart du temps de coproductions<br />
internationa<strong>le</strong>s qui impliquent des échanges de collaborateurs, mais<br />
aussi en raison d’un tropisme réciproque, Sophia Loren et Claudia Cardina<strong>le</strong><br />
croisent ainsi, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s chemins des échanges franco-italiens, Jean-Louis<br />
Trintignant et Philippe Noiret, souvent dirigés <strong>sur</strong> des plateaux transalpins.<br />
Mais <strong>le</strong>s transferts sont parfois beaucoup moins explicites, même s’ils sont extrêmement<br />
conséquents : <strong>le</strong>s techniques de studio, éclairages, travail de la caméra,<br />
habitudes de figuration s’exportent d’un pays à l’autre, <strong>le</strong>s montages financiers<br />
adoptent <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s de pays voisins, et il y a parfois moins de différences<br />
dans <strong>le</strong>s cultures <strong>cinéma</strong>tographiques de production d’un pays européen à un<br />
autre qu’il n’y en a entre deux grands studios hollywoodiens…<br />
Nostalghia<br />
d’Andreï Tarkovski (1983)<br />
© Les Acacias/Le Pacte<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
DOSSIER<br />
Les techniques de<br />
studio, éclairages,<br />
travail de la<br />
caméra, habitudes<br />
de figuration<br />
s’exportent d’un<br />
pays à l’autre…<br />
Les grands courants<br />
Au-delà des individus et des événements ponctuels, des échanges profonds ont<br />
lieu en termes esthétiques. Le <strong>cinéma</strong> s’y prête particulièrement bien, lui qui<br />
s’est développé d’abord comme industrie culturel<strong>le</strong> plutôt que comme mode<br />
d’expression vernaculaire, à un moment où <strong>le</strong>s transferts techniques sont quasiment<br />
immédiats. Mais il n’empêche que ces échanges ont lieu <strong>sur</strong> un fond de<br />
cultures nationa<strong>le</strong>s, liées à des modes de vie, des paysages, des références qui alimentent<br />
de fait des identités marquées. Il faut donc que <strong>le</strong>s formes migrantes,<br />
aussi bien que <strong>le</strong>s techniques qui <strong>le</strong>s produisent s’adaptent à un milieu chaque<br />
fois différent. D’où l’intérêt d’envisager ces échanges sous la forme d’un transfert<br />
plutôt que d’un trafic d’influences, orienté et polarisé.<br />
Ainsi, de l’expressionnisme qui fut, pendant des années, pensé par <strong>le</strong>s historiens<br />
du <strong>cinéma</strong> et <strong>le</strong>s critiques comme une éco<strong>le</strong> al<strong>le</strong>mande exportée à coup de noir<br />
et blanc et d’éclairage contrasté dans presque tous <strong>le</strong>s pays du monde, et qui apparaît<br />
maintenant comme devant être envisagé avec beaucoup plus de précautions,<br />
comme un <strong>le</strong>vier dramaturgique trouvant selon <strong>le</strong>s cultures d’accueil des<br />
formes différentes de manifestation. La façon dont <strong>le</strong>s films scandinaves, français,<br />
soviétiques accueil<strong>le</strong>nt cet expressionnisme pendant l’entre-deux-guerres<br />
permet d’en redéfinir <strong>le</strong> principe même, <strong>le</strong> territoire et ses implications, et d’en<br />
faire un mouvement profondément européen, au-delà de ses racines originel<strong>le</strong>s.<br />
La même démarche doit être entreprise vis-à-vis du néoréalisme, de la Nouvel<strong>le</strong><br />
Vague, de ces mouvements à fort ancrage national – à moins que ce ne soit à<br />
fort affichage national – et qui pourtant gagnent à être envisagés dans une déclinaison<br />
plus large qui en enrichit la définition par retour. C’est un changement<br />
de perspective qui est sollicité : penser ce que peut être un paysage européen<br />
(par rapport à un paysage américain ?), un réalisme européen (par rapport à un<br />
réalisme japonais ?), un montage européen, fait d’apports successifs et divers.<br />
Une tel<strong>le</strong> recherche nécessite donc non seu<strong>le</strong>ment de se pencher <strong>sur</strong> des faits<br />
précis, des transferts ponctuels et repérab<strong>le</strong>s, mais aussi d’envisager au-delà<br />
de ces courants d’échanges des positions esthétiques et des pratiques transnationa<strong>le</strong>s,<br />
dont <strong>le</strong>s identités seraient repérab<strong>le</strong>s à l’échel<strong>le</strong> du continent. Bref, il<br />
s’agit de retrouver une communauté et pas seu<strong>le</strong>ment des échanges. Une même<br />
façon de construire un discours par <strong>le</strong> montage : voir L’Homme à la caméra de<br />
Dziga Vertov, et À propos de Nice de Jean Vigo. Une même façon de se servir du<br />
naturalisme : voir Toni de Jean Renoir et Ossessione de Luchino Visconti. Une<br />
même façon, enfin, de militer, de témoigner, de filmer là où l’on se trouve, où<br />
l’on travail<strong>le</strong>, où l’on combat : voir <strong>le</strong>s films de luttes des années 1970, en France,<br />
en Italie, en Al<strong>le</strong>magne.<br />
Dans l’analyse politique de la mondialisation, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> occupe sans doute une<br />
place à part, ou plus exactement une place exemplaire : pionnier dans <strong>le</strong> développement<br />
des industries culturel<strong>le</strong>s, premier mode d’expression dont tous <strong>le</strong>s<br />
composants furent immédiatement échangeab<strong>le</strong>s de pays en pays – au moment<br />
du passage au parlant, malgré <strong>le</strong>s craintes des producteurs aussi bien que des<br />
auteurs, <strong>le</strong>s films continuèrent à traverser <strong>le</strong>s frontières –, il augure positivement<br />
de la naissance d’une expression commune. Qu’en est-il alors de l’identité<br />
européenne ? N’est-el<strong>le</strong> que l’avatar d’une « transnationalité » mondia<strong>le</strong>, qui irait<br />
des États-Unis au Japon, en passant par l’URSS et la Chine ? Ou bien s’affirme-t-<br />
56
el<strong>le</strong>, au-delà de toute naïveté, comme une réalité tangib<strong>le</strong>, qui pense <strong>le</strong> paysage,<br />
l’individu et l’histoire d’une manière singulière ? Y a-t-il une Europe du <strong>cinéma</strong><br />
qui se distingue nettement des constructions hollywoodiennes ou asiatiques,<br />
dans <strong>le</strong>s formes, <strong>le</strong>s thèmes, <strong>le</strong>s pratiques ? À partir de cas concrets, de films,<br />
d’auteurs et de champs de création élargis, nous essayons de répondre à ces<br />
questions.<br />
Les éditeurs invités du dossier<br />
José Moure<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
osé Moure est professeur en<br />
J<br />
études <strong>cinéma</strong>tographiques à<br />
l’université Paris 1 Panthéon-<br />
Sorbonne, responsab<strong>le</strong> du Master<br />
« Cinéma & audiovisuel » de<br />
l’Éco<strong>le</strong> des Arts de la Sorbonne et directeur de<br />
l’Institut de recherche ACTE (EA 3975). Il a<br />
co-dirigé de nombreux ouvrages et publié, avec<br />
Daniel Banda, quatre anthologies <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />
(Le Cinéma : naissance d’un art, Le Cinéma : art<br />
d’une civilisation, Charlot : histoire d’un mythe<br />
chez Flammarion ; Avant <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>. L’œil et<br />
l’image chez Armand Colin). Il est l’auteur de<br />
Vers une esthétique du vide au <strong>cinéma</strong><br />
(L’Harmattan), Michelangelo Antonioni, cinéaste<br />
de l’évidement (L’Harmattan) et Le Plaisir du<br />
<strong>cinéma</strong> : analyses et critiques des films<br />
(Klincksieck).<br />
T. Binh est maître de conférences<br />
N.<br />
en études <strong>cinéma</strong>tographiques à<br />
l’université Paris 1 Panthéon-<br />
Sorbonne, membre du comité de<br />
rédaction de la revue Positif sous la<br />
plume de Yann Tobin, réalisateur de<br />
documentaires, commissaire d’expositions (dont<br />
Comédies musica<strong>le</strong>s, la joie de vivre du <strong>cinéma</strong>,<br />
Philharmonie de Paris, 2018-2019). Auteur,<br />
coauteur ou directeur d’une vingtaine d’ouvrages<br />
<strong>sur</strong> Joseph Mankiewicz, Ingmar Bergman, Jacques<br />
Prévert, Marcel Carné, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> britannique, Paris<br />
au <strong>cinéma</strong>, la direction d’acteurs, musique et<br />
<strong>cinéma</strong>, etc. Trois fois lauréat du prix du Syndicat<br />
français de la critique de <strong>cinéma</strong> : Lubitsch (avec<br />
Christian Viviani, Rivages, 1991), Sautet par Sautet<br />
(avec Dominique Rabourdin, La Martinière, 2005),<br />
Monuments, stars du 7 e art (dir. d’ouvrage, Éditions<br />
du Patrimoine, 2010). Prix de l’Union des<br />
Journalistes de Cinéma 2019 du meil<strong>le</strong>ur entretien<br />
pour <strong>le</strong> dossier « Comédies musica<strong>le</strong>s » dans<br />
Positif (n° 692, octobre 2018).<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
N.T. Binh<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
58
En images<br />
P<strong>le</strong>in cadre <strong>sur</strong><br />
la Cinémathèque<br />
universitaire<br />
Hébergée par Paris 1 Panthéon-Sorbonne,<br />
la col<strong>le</strong>ction de la Cinémathèque universitaire nourrit<br />
l’imaginaire des passionnés de septième art depuis<br />
quarante-cinq ans. Les mêmes qui tentent aujourd’hui<br />
de sauvegarder et valoriser ce fonds irremplaçab<strong>le</strong>.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
59
U<br />
n trésor <strong>cinéma</strong>tographique se niche dans <strong>le</strong>s sous-sols faib<strong>le</strong>ment<br />
éclairés du centre Pierre-Mendès-France. Au détour d’une porte<br />
que l’on ne distingue en rien de ses voisines, l’université Paris 1 Panthéon-<br />
Sorbonne héberge l’exceptionnel fonds de la Cinémathèque universitaire.<br />
Environ 8 500 films et des centaines de documents autour du <strong>cinéma</strong>,<br />
partagés entre <strong>le</strong>s universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris 3<br />
Sorbonne Nouvel<strong>le</strong>, au sein d’une association qui peut revendiquer <strong>le</strong> statut<br />
de troisième ou quatrième <strong>cinéma</strong>thèque « argentique » de France.<br />
Le <strong>cinéma</strong> est une science<br />
Créée en 1973 au sein de l’UFR d’Arts et Archéologie de l’université Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne, sous l’impulsion de Claude Beylie, avec <strong>le</strong> concours de<br />
Jacques Goimard et Jean Mitry, l’association a pour mission de permettre<br />
aux étudiants de travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s films et programmer des cyc<strong>le</strong>s en relation<br />
avec l’enseignement. Issue d’un ciné-club, comme d’autres <strong>cinéma</strong>thèques<br />
avant el<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong>-ci innove à l’époque en faisant <strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> et la<br />
passion qu’il suscite, l’histoire ainsi que <strong>le</strong> monde scientifique. Jean Renoir<br />
en présidait <strong>le</strong> comité de parrainage qui comptait éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s cinéastes<br />
Éric Rohmer – alors chargé de cours à Paris 1 Panthéon-Sorbonne –, Claude<br />
Sautet, François Truffaut ou encore Marcel Oms – rédacteur en chef des<br />
Cahiers de la Cinémathèque – et Freddy Buache – conservateur de la Cinémathèque<br />
suisse. Dès <strong>le</strong> début, toutes <strong>le</strong>s époques – du muet aux bobines <strong>le</strong>s<br />
plus récentes – et tous <strong>le</strong>s genres y sont représentés.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
En images<br />
60
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
« La Cinémathèque universitaire est <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de l’introduction du <strong>cinéma</strong> à<br />
l’université à travers la conservation-programmation et l’étude des films. Il s’agissait<br />
dès l’origine de montrer <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> pour en penser <strong>le</strong>s formes et l’histoire »,<br />
explique Sylvie Lindeperg, présidente de la Cinémathèque universitaire depuis<br />
2017. Historienne, membre de l’Institut universitaire de France, professeure<br />
à Paris 1 Panthéon-Sorbonne où el<strong>le</strong> dirige la composante <strong>cinéma</strong><br />
de l’UFR 03, el<strong>le</strong> souligne que « l’histoire de la Cinémathèque universitaire est<br />
vivante, nous devons continuer à l’écrire mais aussi à la préserver car nous conservons<br />
aujourd’hui ces fonds dans des conditions qui sont loin d’être idéa<strong>le</strong>s ».<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
61
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 En images<br />
Valorisation d’un outil pédagogique<br />
C’est pourquoi, bénévo<strong>le</strong>s, enseignants et étudiants ont décidé d’entreprendre<br />
des actions de préservation dès 2018. La lutte contre <strong>le</strong> syndrome<br />
du vinaigre est lancée. Si <strong>le</strong> processus d’oxydation qui s’attaque à certaines<br />
pellicu<strong>le</strong>s est inexorab<strong>le</strong> et provoque une odeur âcre typique, il peut être<br />
ra<strong>le</strong>nti et exige <strong>sur</strong>tout d’iso<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s bobines contaminées. L’été dernier, Paola<br />
Palma, docteure en <strong>cinéma</strong>, et Raphael<strong>le</strong> Normand, étudiante en master<br />
d’Histoire du <strong>cinéma</strong>, ont ainsi exploré <strong>le</strong>s rayonnages de la Cinémathèque<br />
universitaire, pendant plusieurs semaines, afin d’identifier <strong>le</strong>s malades et<br />
<strong>le</strong>ur prodiguer <strong>le</strong>s premiers soins. « Je contrô<strong>le</strong> <strong>le</strong> ph des bobines et change par<br />
exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s boîtes qui ont l’air rouillé. En principe, il faut un jour ou deux pour<br />
voir la cou<strong>le</strong>ur de la bande<strong>le</strong>tte virer au jaune. Là, il n’a parfois fallu que quelques<br />
heures ! », se déso<strong>le</strong> l’étudiante.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
62
Avec l’appui d’Alain Duplouy, maître de conférences HDR en archéologie<br />
grecque et chargé de mission Patrimoine immobilier et mobilier à l’université,<br />
l’association qui gère la Cinémathèque universitaire entend relancer<br />
des actions ambitieuses de valorisation de cet outil pédagogique et scientifique<br />
exceptionnel. « Paris 3 Sorbonne Nouvel<strong>le</strong> organise près de 250 projections<br />
chaque année, Paris 1 Panthéon-Sorbonne moins d’une dizaine dans ses emprises.<br />
C’est pourquoi nous essayons d’équiper plus de sal<strong>le</strong>s pour pouvoir projeter <strong>le</strong>s bobines<br />
argentiques et faire découvrir <strong>le</strong>s raretés de nos fonds. C’est la vocation de<br />
la programmation Les Rendez-vous de la Cinémathèque universitaire dont <strong>le</strong>s<br />
projections – gratuites et ouvertes à tous – se dérou<strong>le</strong>nt à l’auditorium de l’Institut<br />
national d’histoire de l’art. Ce dernier était par exemp<strong>le</strong> comb<strong>le</strong> pour la journée<br />
d’hommage à Chantal Akerman organisée en 2015 par la Cinémathèque universitaire<br />
», se souvient Sylvie Lindeperg. Pour la présidente : « Monter une<br />
programmation c’est développer une pensée authentique du <strong>cinéma</strong>. » Le programme<br />
de la Cinémathèque universitaire n’a donc pas pris une ride en plus<br />
de quarante-cinq ans.<br />
Texte : Gwenaël Cuny<br />
Photos : Pascal Levy<br />
Pour al<strong>le</strong>r<br />
plus loin...<br />
Retrouvez l’histoire,<br />
complète et passionnante,<br />
de la Cinémathèque<br />
universitaire ainsi<br />
que la programmation<br />
des projections <strong>sur</strong> :<br />
www.cinemathequeuniversitaire.com.<br />
Découvrez <strong>le</strong> reportage<br />
photo intégral<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> fonds<br />
de la Cinémathèque<br />
universitaire <strong>sur</strong> :<br />
http://univ1.fr/<br />
cinemathequeuniversitaire.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
63
université d'AVENIR<br />
Une fondation tournée<br />
vers l’avenir<br />
La Fondation Panthéon- En cette fin de matinée du 1 er avril, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il brillait exceptionnel<strong>le</strong>ment<br />
<strong>sur</strong> la cour d’honneur du centre Panthéon.<br />
Sorbonne entre cette année<br />
dans une nouvel<strong>le</strong> dynamique.<br />
Un heureux présage pour la réception de la délégation de<br />
El<strong>le</strong> entend développer des l’université de Pondichéry qui était accueillie par l’Institut d’administration<br />
économique et socia<strong>le</strong> (IAES) de l’Éco<strong>le</strong> de droit de la<br />
actions innovantes en faveur<br />
des étudiants, de la recherche Sorbonne, en partenariat avec la Fondation Panthéon-Sorbonne.<br />
ou encore du patrimoine de Cette dernière avait éga<strong>le</strong>ment convié l’ambassadeur de France<br />
l’université grâce à l’appui des en Inde, M. A<strong>le</strong>xandre Zieg<strong>le</strong>r et plusieurs grandes entreprises<br />
entreprises et des alumni. françaises – Accor Hotels, Bolloré Logistic, Michelin, BNP Paribas<br />
– ayant un pied en Inde, afin de donner une envergure supplémentaire<br />
à l’accord liant désormais <strong>le</strong> Bachelor of Arts in Social, Economic<br />
Administration and Law de l’université de Pondichéry et la licence de l’IAES.<br />
« Cette doub<strong>le</strong> diplomation constitue une coopération importante entre l’Inde et<br />
la France, <strong>le</strong>s partenariats noués avec <strong>le</strong>s entreprises présentes y ajouteront une<br />
perspective professionnel<strong>le</strong> pour ses bénéficiaires », se réjouissait ce jour-là Pierre<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
64
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Signature de l'accord de<br />
doub<strong>le</strong> diplomation entre<br />
<strong>le</strong>s universités Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne<br />
et de Pondichéry<br />
<strong>le</strong> 1 er avril 2019<br />
Bonin, vice-président à la commission<br />
de la Recherche de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />
Rapprocher l’université et l’entreprise<br />
Car la Fondation Panthéon-Sorbonne,<br />
créée fin 2017, trouve depuis quelques<br />
mois son rythme de croisière. Après<br />
avoir octroyé ses premières bourses<br />
de mobilité à six doctorants pour <strong>le</strong>ur<br />
permettre d’effectuer <strong>le</strong>urs travaux<br />
Les perspectives sont multip<strong>le</strong>s<br />
et <strong>le</strong>s enjeux réels pour<br />
l'établissement qui pourra<br />
s'appuyer <strong>sur</strong> son exceptionnel<br />
réseau d'alumni.<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain, de l’Écosse aux États-Unis en passant par l’Italie. Cette nouvel<strong>le</strong><br />
entité a aussi initié une première chaire – As<strong>sur</strong>ance et Société, historicité des<br />
savoirs et pratique de l’interdisciplinarité – avec la Fédération française de<br />
l’as<strong>sur</strong>ance. Comme l’explique Georges Haddad, président de l’université Paris<br />
1 Panthéon-Sorbonne et de sa fondation : « Ce rapprochement avec <strong>le</strong> monde<br />
de l’entreprise, qui constitue une évolution incontournab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> paysage de l’enseignement<br />
supérieur et de la recherche, contribue non seu<strong>le</strong>ment à la réussite des<br />
étudiants, mais aussi au rayonnement de la France à l’international. »<br />
Ainsi, grâce à l’aide des entreprises, ce sont quatre piliers que la fondation<br />
universitaire compte soutenir au fil du temps : <strong>le</strong>s étudiants (favoriser<br />
l’égalité des chances), la recherche et la formation (contribuer à des programmes<br />
de recherche ou des actions pédagogiques), l’international (favoriser<br />
la mobilité) ainsi que <strong>le</strong> patrimoine (préserver l’un des lieux <strong>le</strong>s plus<br />
prestigieux de l’histoire académique). Les perspectives sont multip<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s<br />
enjeux réels pour l’établissement qui pourra s’appuyer <strong>sur</strong> son exceptionnel<br />
réseau d’alumni pour participer au rayonnement académique de Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne et à l’excel<strong>le</strong>nce de sa recherche. Une véritab<strong>le</strong> communauté<br />
tournée vers l’innovation, riche de projets et de va<strong>le</strong>urs, que la Fondation<br />
Panthéon-Sorbonne ambitionne de faire vivre à travers <strong>le</strong> monde.<br />
Gwenaël Cuny<br />
Pour en<br />
savoir plus<br />
Vous souhaitez en savoir plus<br />
<strong>sur</strong> la Fondation Panthéon-<br />
Sorbonne et, pourquoi pas<br />
en devenir <strong>le</strong> mécène ?<br />
Rendez-vous <strong>sur</strong><br />
fondation.pantheonsorbonne.fr.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
65
Réussites<br />
Le prix de thèse de Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne est né<br />
en 2017 et s’inscrit<br />
dans la volonté de<br />
l’université de mettre en<br />
avant la jeune recherche.<br />
Avec cette distinction,<br />
Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
souhaite récompenser<br />
<strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures thèses<br />
soutenues au cours<br />
de l’année écoulée,<br />
notamment cel<strong>le</strong>s qui<br />
apportent une contribution<br />
significative et origina<strong>le</strong><br />
à la recherche.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Les prix<br />
de thèse 2018 de<br />
l'université<br />
Argyris<br />
Fassoulas<br />
Archéologie,<br />
sous la direction<br />
d’Haris Procopiou<br />
De la fabrication<br />
à la fonction des figurines<br />
néolithiques<br />
de la Thessalie<br />
es figurines néolithiques de la Thessalie sont un sujet très débattu.<br />
L<br />
Dans <strong>le</strong> cadre d’une recherche fortement focalisée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s qualités<br />
morphologiques des figurines, Argyris Fassoulas a considéré indispensab<strong>le</strong><br />
d’aborder un aspect constamment négligé, à savoir <strong>le</strong>ur fabrication.<br />
Fondée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s principes de la technologie culturel<strong>le</strong>, son étude vise non seu<strong>le</strong>ment<br />
à reconstituer <strong>le</strong>s processus techniques de la fabrication des figurines<br />
néolithiques depuis la préparation des matières premières, jusqu’au produit<br />
fini, mais aussi de repenser <strong>le</strong>s connotations imaginaires du dérou<strong>le</strong>ment de<br />
ces procédés et de considérer <strong>le</strong>urs implications culturel<strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s. En utilisant<br />
l’outil analytique de la chaîne opératoire, il entreprend une étude technologique<br />
des figurines provenant de différents sites en Thessalie (Grèce centra<strong>le</strong>),<br />
afin de reconstituer <strong>le</strong> processus de <strong>le</strong>ur fabrication.<br />
L’identification des façons de faire particulières a permis de circonscrire la<br />
physionomie de la production idoloplastique et d’aborder, dans un deuxième<br />
temps, la fonction des figurines. Considérant que la fabrication fait partie<br />
intégrante de la fonction, Argyris Fassoulas a jugé indispensab<strong>le</strong> de se tourner<br />
vers l’ethnologie, afin de se procurer des exemp<strong>le</strong>s qui pourraient servir<br />
de références susceptib<strong>le</strong>s d’éclairer <strong>le</strong>s données archéologiques. De ce fait, il<br />
entreprend deux enquêtes ethnographiques dans l’Anti-Atlas marocain en se<br />
focalisant <strong>sur</strong> la production des représentations miniaturisées, principa<strong>le</strong>ment<br />
des objets ludiques, à savoir des jouets. Les données recueillies mais aussi<br />
<strong>le</strong> recours à l’expérience anthropologique lui ont permis de se rendre compte<br />
que la fabrication des représentations miniaturisées pourrait éventuel<strong>le</strong>ment<br />
avoir un rô<strong>le</strong> en tant que tel<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> cadre de processus sociaux comp<strong>le</strong>xes.<br />
Ainsi, <strong>le</strong> chercheur, en retournant toujours à son matériel archéologique,<br />
essaie d’éclairer l’organisation de la production des figurines néolithiques<br />
de la Thessalie et <strong>le</strong>urs fonctions possib<strong>le</strong>s.<br />
66
L’Archéologie des épizooties<br />
Mise en évidence et diagnostic des crises de mortalité<br />
chez <strong>le</strong>s animaux d’é<strong>le</strong>vage, du Néolithique à Pasteur<br />
L<br />
a thèse d’Annelise Binois-Roman est consacrée à l’exploration des<br />
crises de mortalité anima<strong>le</strong>s et notamment des épizooties, dans <strong>le</strong>s<br />
sociétés européennes passées. El<strong>le</strong> débute par une vaste synthèse<br />
historique, mettant en évidence la fréquence et la sévérité de ces événements<br />
depuis l’époque antique et documente <strong>le</strong>ur impact <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s sociétés agrico<strong>le</strong>s<br />
anciennes.<br />
Pourtant, en dépit de <strong>le</strong>urs conséquences économiques, sanitaires et socia<strong>le</strong>s,<br />
<strong>le</strong>s épizooties du passé sont remarquab<strong>le</strong>ment peu documentées en archéologie<br />
et <strong>le</strong>s millions de victimes décrites par <strong>le</strong>s textes paraissent à première<br />
vue n’avoir laissé aucune trace matériel<strong>le</strong>. L’auteure propose donc une démarche<br />
destinée à l’identification des dépôts de mortalité parmi l’ensemb<strong>le</strong> des<br />
dépôts animaux rencontrés en archéologie, mobilisant méthodes et données<br />
de l’archéologie, de l’histoire et de la médecine vétérinaire. Une cinquantaine<br />
de dépôts témoignant vraisemblab<strong>le</strong>ment de crises de mortalité sont ainsi<br />
identifiés dans la bibliographie et font l’objet d’une analyse multicritère. Cel<strong>le</strong>ci<br />
montre la bonne concordance généra<strong>le</strong> des données archéologiques avec la<br />
chronologie issue de l’étude historique et permet de proposer une première<br />
typologie de la gestion des carcasses anima<strong>le</strong>s au cours du temps.<br />
Annelise<br />
Binois-Roman<br />
Archéologie,<br />
sous la direction de<br />
Christophe Petit<br />
et Anne Bridault<br />
La thèse explore ensuite la question de l’identification de la cause exacte<br />
des décès dans <strong>le</strong>s dépôts dont l’origine catastrophique est établie. Puisque<br />
l’immense majorité des causes de mortalité potentiel<strong>le</strong>ment impliquées ne<br />
laissent aucune trace osseuse, l’auteure se tourne vers une approche paléoépidémiologique.<br />
Plus précisément, el<strong>le</strong> développe un protoco<strong>le</strong> de diagnostic<br />
différentiel reposant <strong>sur</strong> la confrontation entre <strong>le</strong>s caractéristiques démographiques<br />
et contextuel<strong>le</strong>s des dépôts et cel<strong>le</strong>s des principa<strong>le</strong>s causes de décès<br />
aux époques considérées. Celui-ci permet l’identification d’un petit nombre<br />
d’hypothèses diagnostiques, qui peuvent ensuite être validées par des examens<br />
complémentaires ciblés.<br />
Ce protoco<strong>le</strong> est ensuite testé <strong>sur</strong> six assemblages ovins datés de l’Antiquité à<br />
la période Moderne, analysés selon une gril<strong>le</strong> ostéologique et archéologique.<br />
Les résultats confirment son efficacité, puisqu’une hypothèse diagnostique<br />
plausib<strong>le</strong> est identifiée dans cinq cas <strong>sur</strong> six, dont l’une est confirmée par<br />
l’identification formel<strong>le</strong> du pathogène impliqué.<br />
Les résultats combinés de ces recherches forment ainsi la première tentative<br />
rigoureuse de compilation et d’analyse d’un phénomène encore très mal connu<br />
et contribuent à la création d’une histoire des maladies anima<strong>le</strong>s.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
67
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 Réussites<br />
Du Dommage aux lésions col<strong>le</strong>ctives<br />
Recherches <strong>sur</strong> des concepts adaptés aux enjeux<br />
contemporains de la responsabilité internationa<strong>le</strong><br />
Natalia<br />
Castro Nino<br />
Droit international,<br />
sous la direction<br />
d’Évelyne Lagrange et<br />
du professeur Henao,<br />
président de l’université<br />
Externado de Colombie<br />
A<br />
yant constaté que des groupes tels que la famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s autochtones<br />
et l’humanité peuvent subir <strong>le</strong>s conséquences des violations<br />
d’obligations internationa<strong>le</strong>s, l’objectif ultime de la recherche de<br />
Natalia Castro Nino est de proposer un appareil conceptuel apte à rendre<br />
compte de ces conséquences. Pour ce faire, la recherche débute par un effort de<br />
clarification de certaines notions centra<strong>le</strong>s du droit international dont l’étude<br />
est demeurée un terrain aride depuis plusieurs décennies. La plus importante<br />
de ces notions est <strong>le</strong> dommage. Son étude est <strong>le</strong> point de départ d’une analyse<br />
qui parvient à préciser sa consistance et à <strong>le</strong> distinguer par rapport à une deuxième<br />
forme de lésion, purement juridique, prise en compte dans <strong>le</strong> cadre de la<br />
responsabilité internationa<strong>le</strong>. La distinction ainsi établie prend appui <strong>sur</strong> la<br />
pratique des différents domaines du droit international tels que <strong>le</strong> droit de<br />
l’environnement, <strong>le</strong> droit des investissements et <strong>le</strong>s droits de l’homme.<br />
Les concepts de « dommage » et de « lésion juridique » qui en résultent fournissent<br />
une base suffisamment solide pour la proposition de catégories nouvel<strong>le</strong>s<br />
permettant d’expliquer, de classer et de réunir <strong>le</strong>s lésions portées à<br />
des droits, des intérêts et des biens col<strong>le</strong>ctifs. Les groupes, appelés « entités<br />
col<strong>le</strong>ctives » dans <strong>le</strong> cadre de ce travail, sont ainsi reconnus comme étant <strong>le</strong>s<br />
victimes de lésions juridiques et de dommages. Ces lésions, subies de façon<br />
indivisib<strong>le</strong> et non exclusive par <strong>le</strong>s acteurs qui intègrent <strong>le</strong>s entités col<strong>le</strong>ctives,<br />
sont qualifiées, en conséquence, de « lésions col<strong>le</strong>ctives ».<br />
Cette catégorie réunit des lésions apparemment distinctes de cel<strong>le</strong>s que peut<br />
subir l’humanité en raison de la pollution d’espaces naturels nécessaires à sa<br />
<strong>sur</strong>vie ; cel<strong>le</strong>s causées aux peup<strong>le</strong>s autochtones comme conséquences de la violation<br />
de <strong>le</strong>ur droit <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s terres ancestra<strong>le</strong>s ; ou cel<strong>le</strong>s portées aux intérêts de<br />
la communauté internationa<strong>le</strong> dans son ensemb<strong>le</strong>. Même si ces lésions pourraient<br />
être constatées par des instances internes et internationa<strong>le</strong>s distinctes,<br />
une analyse d’ensemb<strong>le</strong> est nécessaire afin d’apporter des réponses adaptées<br />
aux intérêts col<strong>le</strong>ctifs des victimes. Cette analyse ouvre une voie prometteuse<br />
vers l’identification des possibilités d’action dont disposent ces victimes pour<br />
réclamer des réponses adaptées aux torts qu’el<strong>le</strong>s ont subis. Qui plus est, el<strong>le</strong><br />
conduit à constater <strong>le</strong>s carences des systèmes juridiques à cet égard.<br />
68
L’Acte juridique irrégulier efficace<br />
Contribution à la théorie de l’acte juridique<br />
L<br />
es actes juridiques sont définis par la loi comme des manifestations<br />
de volonté destinées à produire des effets de droit. Les contrats, par<br />
exemp<strong>le</strong>, sont des actes juridiques : ils expriment la volonté des<br />
contractants de créer des obligations qui vont <strong>le</strong>s contraindre juridiquement.<br />
Les lois sont éga<strong>le</strong>ment des actes juridiques, el<strong>le</strong>s expriment la volonté des<br />
par<strong>le</strong>mentaires de créer des règ<strong>le</strong>s de droit qui vont s’imposer à une catégorie<br />
de personnes. De nombreux autres phénomènes peuvent être qualifiés d’actes<br />
juridiques : <strong>le</strong>s jugements, <strong>le</strong>s décisions prises collégia<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong>s organes<br />
sociaux comme <strong>le</strong>s conseils d’administration ou <strong>le</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s, etc.<br />
La thèse de Clément François s’intéresse à une catégorie particulière d’actes<br />
juridiques, qui n’avait jamais été étudiée en tant que tel<strong>le</strong> : <strong>le</strong>s actes qui sont<br />
irréguliers, c’est-à-dire qui sont contraires à une règ<strong>le</strong> qui s’imposait à <strong>le</strong>urs<br />
auteurs, mais qui produisent néanmoins tout ou partie de <strong>le</strong>urs effets de<br />
droit. On pourrait penser que tout acte juridique irrégulier est nécessairement<br />
« nul », c’est-à-dire qu’il ne peut produire aucun effet au sein de l’ordre juridique<br />
français. En réalité, l’analyse du droit positif permet de mettre en exergue un<br />
nombre important d’actes juridiques irréguliers efficaces. Par exemp<strong>le</strong>, lorsqu’un<br />
mariage irrégulier est annulé, la loi prévoit que tous <strong>le</strong>s effets juridiques<br />
produits par <strong>le</strong> mariage avant son annulation sont maintenus au profit du ou<br />
des époux de bonne foi. Autre exemp<strong>le</strong>, lorsqu’une loi est entachée d’un vice<br />
de procédure, seul un nombre limité de personnes peuvent saisir <strong>le</strong> Conseil<br />
constitutionnel avant la promulgation de la loi. Il n’est plus possib<strong>le</strong>, après la<br />
promulgation de la loi, de demander l’annulation de cel<strong>le</strong>-ci pour vice de procédure.<br />
La loi inconstitutionnel<strong>le</strong> produira alors ses effets dans l’ordre juridique<br />
français sans limite de durée.<br />
Clément François<br />
Droit privé,<br />
sous la direction de<br />
Thierry Revet<br />
Une fois l’existence d’actes juridiques irréguliers efficaces constatée, la thèse<br />
analyse l’incidence de ces phénomènes <strong>sur</strong> la théorie des actes juridiques et<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> concept de hiérarchie des normes. Une évolution des modè<strong>le</strong>s théoriques<br />
en usage est proposée pour intégrer ces phénomènes.<br />
Enfin, au-delà de l’aspect théorique, la thèse cherche à analyser <strong>le</strong>s raisons<br />
politiques qui justifient de maintenir l’efficacité de certains actes juridiques<br />
irréguliers. Ces raisons politiques sont souvent dissimulées par <strong>le</strong>s juges derrière<br />
une argumentation technique. La thèse s’achève donc par une analyse<br />
de la motivation formel<strong>le</strong> des jugements, de cette instrumentalisation de la<br />
technique juridique, forme de rhétorique qui permet aux juges de légitimer<br />
<strong>le</strong>urs décisions de maintenir ou non l’efficacité de certains actes irréguliers.<br />
© Julien Benhamou - Chancel<strong>le</strong>rie des<br />
universités de Paris<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
69
Réussites<br />
L’Ordolibéralisme (1932-1950) :<br />
une économie politique du pouvoir<br />
Raphaël Fèvre<br />
Économie,<br />
sous la direction de<br />
Jérôme Lal<strong>le</strong>ment<br />
L<br />
a thèse de Raphaël Fèvre propose une histoire intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> de<br />
l’ordolibéralisme al<strong>le</strong>mand (1932-1950), centrée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s travaux de<br />
Walter Eucken et de Wilhelm Röpke, incluant éga<strong>le</strong>ment de nombreuses<br />
références à Franz Böhm, A<strong>le</strong>xander Rüstow, Leonhard Miksch et<br />
Friedrich Lutz. La thèse entend répondre à la question suivante : comment<br />
expliquer que la pensée ordolibéra<strong>le</strong> ait eu <strong>le</strong>s ressources intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s pour<br />
peser <strong>sur</strong> la reconstruction al<strong>le</strong>mande après 1945 et au-delà et qu’il fasse toujours<br />
sens de faire référence à ce courant de pensée aujourd’hui ?<br />
Dans un premier temps, la thèse établit que l’ordolibéralisme, dans ses composantes<br />
épistémologique, théorique, idéologique ou politique, peut être défini<br />
comme une économie politique du pouvoir : c’est-à-dire une forme de savoir économique,<br />
plutôt qu’une sous-variété de (néo)libéralisme. L’objectif premier de<br />
cette économie politique est de conduire une analyse des sources, des manifestations<br />
et des conséquences du pouvoir dans la sphère socia<strong>le</strong>.<br />
Ensemb<strong>le</strong>, ces quatre premiers chapitres de la thèse ne traitent pas tout dans<br />
la pensée ordolibéra<strong>le</strong>, mais l’analyses comme un tout. Fort d’une définition<br />
systématique de l’économie politique ordolibéra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s deux derniers chapitres<br />
de la thèse interrogent non plus directement la nature, mais la posture ordolibéra<strong>le</strong><br />
dans <strong>le</strong> contexte politique de l’après-guerre et de la montée du keynésianisme.<br />
Il s’agit alors d’expliquer comment l’ordolibéralisme s’est érigé comme<br />
projet de société capab<strong>le</strong> d’être entendu et de résister à ses concurrents.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
© Julien Benhamou – Chancel<strong>le</strong>rie des<br />
universités de Paris<br />
Dans ce second temps, la thèse montre en quoi <strong>le</strong>s idées ordolibéra<strong>le</strong>s ont<br />
pu jouer positivement dans la fondation d’une rationalité politique dans <strong>le</strong>s<br />
années d’après-guerre en Al<strong>le</strong>magne de l’Ouest, et négativement comme<br />
rempart aux programmes concurrents, et en particulier face à celui<br />
de John Maynard Keynes. En définitive, la thèse interroge <strong>le</strong> discours ordolibéral<br />
dans sa capacité à servir de référence à des politiques économiques<br />
al<strong>le</strong>mandes, puis européennes : une pérennité accompagnée d’une profonde<br />
transformation d’une économie politique du pouvoir initia<strong>le</strong> à la forme<br />
contemporaine de l’orthodoxie ordolibéra<strong>le</strong>.<br />
70
Produire <strong>le</strong> logement social<br />
Hausse de la construction, changements<br />
institutionnels et mutations de l’intervention<br />
publique en faveur des HLM (2004-2014)<br />
E<br />
n France, <strong>le</strong>s logements locatifs sociaux sont gérés par des organismes<br />
d'habitation à loyer modéré (HLM) ; <strong>le</strong>urs loyers sont encadrés<br />
et des ménages ne peuvent <strong>le</strong>s louer que si <strong>le</strong>urs ressources ne<br />
dépassent pas des plafonds prédéfinis. Si ces logements permettent d’abriter<br />
<strong>le</strong>s plus démunis, ils créent aussi de la mixité socia<strong>le</strong>, sont <strong>le</strong> support de services<br />
et contribuent à la réalisation de projets urbains.<br />
À partir du milieu des années 2000, la production de logements sociaux a été<br />
multipliée par trois : alors qu’environ 46 000 d’entre eux ont été financés en<br />
2000, plus de 144 000 l’ont été en 2010. Or, au cours de cette période, il a<br />
été de plus en plus diffici<strong>le</strong> de produire ces logements : <strong>le</strong>s prix fonciers et<br />
immobiliers ont connu une forte augmentation, tandis que l’État a réduit ses<br />
subventions directes à la production. Parallè<strong>le</strong>ment, il n’y a pas eu de réforme<br />
ambitieuse du secteur, mais une succession d’ajustements législatifs et de<br />
décisions ponctuel<strong>le</strong>s.<br />
Matthieu Gimat<br />
Géographie,<br />
sous la direction de<br />
Sylvie Fol<br />
La thèse de Matthieu Gimat vise à comprendre ce qui a permis la forte augmentation<br />
de la production en explorant <strong>le</strong>s évolutions de l’organisation institutionnel<strong>le</strong><br />
du système de production HLM. El<strong>le</strong> montre que, derrière <strong>le</strong>s oppositions<br />
politiques qui ont traversé la période (autour, par exemp<strong>le</strong>, de la vente<br />
des logements sociaux ou des attributions), un consensus s’est imposé autour<br />
de l’augmentation des objectifs de production et de la façon de la mettre en<br />
œuvre : en demandant aux organismes HLM de s’autofinancer (c’est-à-dire de<br />
dégager des marges d’exploitation pouvant être réinvesties dans la production<br />
neuve) plutôt qu’en augmentant <strong>le</strong>s subventions ; en concentrant la production<br />
dans <strong>le</strong>s marchés immobiliers des grandes vil<strong>le</strong>s attractives ; en favorisant<br />
<strong>le</strong>s partenariats entre <strong>le</strong> secteur HLM et <strong>le</strong>s opérateurs urbains à but lucratif.<br />
Si ces évolutions ont permis une hausse de la production, el<strong>le</strong>s reviennent à<br />
substituer à la solidarité nationa<strong>le</strong> une solidarité interne au secteur social, <strong>le</strong>s<br />
locataires HLM actuels contribuant de plus en plus directement au financement<br />
des logements des locataires HLM futurs. S’autofinancer implique aussi<br />
pour <strong>le</strong>s organismes HLM de trouver de nouvel<strong>le</strong>s ressources, par exemp<strong>le</strong> en<br />
vendant des terrains à des investisseurs ou des logements à <strong>le</strong>urs occupants.<br />
Enfin, ces évolutions posent la question de la capacité des organismes HLM à<br />
poursuivre <strong>le</strong>ur intervention au sein de marchés immobiliers peu attractifs,<br />
notamment ceux des centres-bourgs de vil<strong>le</strong>s petites et moyennes. Ainsi, <strong>le</strong>s<br />
dernières décennies semb<strong>le</strong>nt avoir dans <strong>le</strong> même temps renforcé <strong>le</strong>s capacités<br />
de production du secteur HLM et fragilisé son indépendance par rapport aux<br />
cyc<strong>le</strong>s économiques et aux dynamiques des marchés immobiliers.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
71
Réussites<br />
Le Sultanat du Mali (xiv e -xv e sièc<strong>le</strong>)<br />
Historiographie d’un État soudanien,<br />
de l’Islam médiéval à aujourd’hui<br />
Hadrien Col<strong>le</strong>t<br />
Histoire,<br />
sous la direction de<br />
Bertrand Hirsch<br />
L<br />
a thèse d’Hadrien Col<strong>le</strong>t s’intitu<strong>le</strong> Le Sultanat du Mali (xiv e e<br />
-xv sièc<strong>le</strong>).<br />
Historiographie d’un État soudanien de l’Islam médiéval à aujourd’hui.<br />
Le sultanat du Mali, aussi largement désigné comme empire, est<br />
l’une des formations politiques <strong>le</strong>s plus célèbres du Moyen Âge africain. Or, il<br />
n’a pas produit, ou n’a pas laissé en tout cas, de sources écrites datant du<br />
temps de sa sp<strong>le</strong>ndeur. Pour rendre compte de son histoire, il faut donc se<br />
tourner vers d’autres lieux ou d’autres temps ayant produit des savoirs historiographiques<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> sultanat du Mali.<br />
Dans une première partie, la thèse propose ainsi, à travers une approche<br />
régressive, une focalisation <strong>sur</strong> trois pô<strong>le</strong>s qui ont proposé des histoires <strong>sur</strong><br />
l’empire du Mali. Le premier, situé en Occident et en Afrique du xix e sièc<strong>le</strong><br />
à aujourd’hui, part de la naissance du champ d’étude dans <strong>le</strong>s sphères savantes<br />
orientalistes puis colonia<strong>le</strong>s. L’histoire qui est écrite est ainsi fortement<br />
marquée par <strong>le</strong>s grands courants de pensée et idéologiques provenant des<br />
sciences socia<strong>le</strong>s ou de la société dans son ensemb<strong>le</strong> (colonialisme, nationalisme,<br />
afrocentrisme...)<br />
Le second pô<strong>le</strong> prend pour objet d’étude <strong>le</strong>s manuscrits arabes produits en<br />
Afrique de l’Ouest entre <strong>le</strong> xvii e et <strong>le</strong> xix e sièc<strong>le</strong>. Le développement d’une<br />
culture <strong>le</strong>ttrée au Sahel a entraîné l’apparition d’une tradition historique.<br />
Dans cette historiographie particulière, <strong>le</strong> sultanat du Mali a été choisi comme<br />
moment de genèse de la constitution d’un territoire particulier construit par<br />
<strong>le</strong>s savants à partir du xvii e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> pays de Takrūr.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Enfin, un troisième et dernier moment transporte <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur dans l’Égypte<br />
mamelouke à la période médiéva<strong>le</strong>. Les manuscrits de cette époque offrent <strong>le</strong><br />
plus grand nombre de récits concernant <strong>le</strong> pè<strong>le</strong>rinage de Mansa Musa, sultan<br />
du Mali, en 1324. Toutefois, la multiplicité des textes ne signifie pas paradoxa<strong>le</strong>ment<br />
une plus grande clarté de l’événement. Dès lors, il a fallu étudier la<br />
manière dont la trame de cet événement a été élaborée et transmise aux xiv e<br />
et xv e sièc<strong>le</strong>s. La seconde partie s’attarde <strong>sur</strong> la période médiéva<strong>le</strong> et <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />
deux auteurs <strong>le</strong>s plus prolixes concernant <strong>le</strong> sultanat du Mali au xiv e sièc<strong>le</strong>,<br />
l’encyclopédiste al-Umari et <strong>le</strong> voyageur Ibn Battuta. Ici encore, il s’est agi<br />
de comprendre comment <strong>le</strong>s projets littéraires et intel<strong>le</strong>ctuels des différents<br />
auteurs ont pesé <strong>sur</strong> la constitution de ces savoirs. Enfin, une dernière partie<br />
propose un corpus bilingue franco-arabe de tous <strong>le</strong>s textes arabes connus<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> Mali médiéval.<br />
72
L’Art en sida<br />
Les représentations de la séropositivité et du sida<br />
dans l’art américain et européen, 1981-1997<br />
J<br />
usqu’en art, la crise du sida est un tournant majeur de l’histoire<br />
contemporaine, un « événement total », insistent la sociologue<br />
Janine Pierret et l’historien Philippe Artières, qui a profondément<br />
« agité, bousculé, déplacé des politiques, des institutions, des croyances, des pratiques<br />
». Il demeure cependant encore « rarement convoqué comme déterminant<br />
», et toujours « largement minoré comme élément d’intelligibilité du monde. »<br />
Près de quarante ans après son déc<strong>le</strong>nchement, l’épidémie de sida, devenue<br />
entre-temps une pandémie, a fait environ 35 millions de morts dans <strong>le</strong> monde.<br />
C’est évidemment peu dire qu’el<strong>le</strong> a tout emporté, tout ravagé, et <strong>le</strong>s êtres<br />
d’abord, dans <strong>le</strong>s années 1980 et 1990 notamment, ces « années sida qui<br />
n’existent pas », écrit <strong>le</strong> romancier Olivier Charneux, « parce qu’el<strong>le</strong>s se poursuivent<br />
encore aujourd’hui, dans nos vies et dans notre mémoire. »<br />
Thibault<br />
Boulvain<br />
Histoire de l’art,<br />
sous la direction de<br />
Philippe Dagen<br />
Couvrant la période allant du premier recensement des cas de la maladie<br />
(1981) à la révolution thérapeutique de la fin des années 1990, la thèse de<br />
Thibault Boulvain s’intéresse à l’impact de la crise du sida <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s artistes<br />
américains et européens et <strong>le</strong>urs œuvres. Ceux-ci, <strong>sur</strong> la question, ont trop<br />
rarement été regardés ensemb<strong>le</strong> et pourtant : de Cindy Sherman à Derek<br />
Jarman, de Niki de Saint Phal<strong>le</strong> à Jeff Koons, de Gilbert & George à<br />
Jenny Holzer, de Michel Journiac à David Wojnarowicz, l’on repère <strong>le</strong> même<br />
saisissement dans <strong>le</strong>s représentations, qui ne pouvaient plus être <strong>le</strong>s mêmes,<br />
et pour cause. Y est en effet passé tout ce qui travaillait profondément <strong>le</strong>s sociétés<br />
occidenta<strong>le</strong>s au temps de l’épidémie, et d’abord <strong>le</strong> pire d’el<strong>le</strong>s-mêmes qui<br />
se défoulait dans un espace social alors considérab<strong>le</strong>ment abîmé. Les images<br />
s’en souviennent, comme des forces de résistance qui furent opposées à la catastrophe<br />
et de la volonté intraitab<strong>le</strong> de n’y rien céder, de sortir par tous <strong>le</strong>s<br />
moyens d’une situation bloquée. Empruntant son titre à l’universitaire<br />
américain William Haver – « au temps du sida, nous vivons et mourons tous<br />
en sida » –, qui a vu l’époque entière fata<strong>le</strong>ment agrégée à la crise, ses<br />
contemporains y entrer et s’y enfoncer très profondément, la thèse, structurée<br />
en quatre parties (L’esprit de catastrophe ; Les corps de la maladie ;<br />
Vio<strong>le</strong>nce exaspérée ; L’esprit de communauté), envisage ainsi la possibilité<br />
d’écrire une histoire inédite de la crise du sida à partir des très nombreuses<br />
représentations qui la firent autant qu’el<strong>le</strong>s ont été provoquées par el<strong>le</strong>.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
73
Réussites<br />
L’Activité prédictive des sciences<br />
empiriques<br />
P<br />
ersonne ne doute du succès des sciences contemporaines : l’astrophysique<br />
porte notre regard jusqu’aux confins de l’Univers observab<strong>le</strong>,<br />
la physique analyse <strong>le</strong>s profondeurs <strong>le</strong>s plus subti<strong>le</strong>s de la matière,<br />
la biologie perce <strong>le</strong>s secrets du vivant et pave la voie à de nouveaux traitements<br />
médicaux... Mais en quoi consistent réel<strong>le</strong>ment ces succès qui font<br />
des sciences une activité si particulière et si centra<strong>le</strong> dans l’ordre des savoirs ?<br />
Gauvain Leconte<br />
Philosophie,<br />
sous la direction de<br />
Pierre Wagner<br />
Le plus patent des succès scientifiques semb<strong>le</strong> être <strong>le</strong>s prédictions précises<br />
de phénomènes nouveaux et <strong>sur</strong>prenants, comme lorsque Le Verrier guida,<br />
par ses calculs, <strong>le</strong>s té<strong>le</strong>scopes des astronomes vers la position d’une planète<br />
inconnue : Neptune. De nombreux scientifiques et philosophes des sciences<br />
considèrent que de tels succès prédictifs ont <strong>le</strong> pouvoir de confirmer des hypothèses,<br />
d’influencer <strong>le</strong> cours de l’histoire scientifique, voire de révé<strong>le</strong>r quel<strong>le</strong>s<br />
théories reflètent <strong>le</strong>s structures intimes de la réalité.<br />
Malgré la place d’honneur que l’on réserve habituel<strong>le</strong>ment aux succès prédictifs,<br />
peu de recherches épistémologiques ont été consacrées à la définition des<br />
prédictions scientifiques et à l’analyse des procédés par <strong>le</strong>squels ces prédictions<br />
sont dérivées et testées. Or, si l’on se penche <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s détails de l’activité<br />
prédictive des sciences contemporaines, ils semb<strong>le</strong>nt révé<strong>le</strong>r quelque chose<br />
d’étonnant, presque magique : <strong>le</strong>s prédictions scientifiques s’appuient souvent<br />
<strong>sur</strong> des modélisations simplifiées, idéalisées ou fictionnel<strong>le</strong>s de la réalité.<br />
Peut-on alors réel<strong>le</strong>ment considérer une théorie ou une hypothèse couronnée<br />
par un succès prédictif comme vraie ou partiel<strong>le</strong>ment vraie ? Quel<strong>le</strong> portée<br />
accorder à un tel succès ?<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
© Julien Benhamou – Chancel<strong>le</strong>rie des<br />
universités de Paris<br />
La thèse de Gauvain Leconte répond à ces questions en analysant, dans une<br />
première partie, la structure logique de l’activité prédictive et conclut qu’il<br />
existe une pluralité de raisonnements et de succès prédictifs. La deuxième<br />
partie étudie l’influence de ces succès <strong>sur</strong> l’évolution d’une science, la cosmologie<br />
de 1917 à nos jours, et montre que <strong>le</strong>s scientifiques attribuent de<br />
l’importance aux prédictions qui révè<strong>le</strong>nt la fécondité d’une hypothèse ou<br />
d’une théorie. La troisième partie soutient que <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> des prédictions dans <strong>le</strong><br />
choix rationnel des hypothèses est précisément de permettre de juger de cette<br />
fécondité. Enfin, la quatrième et dernière partie étudie <strong>le</strong>s limites de la portée<br />
des succès prédictifs en montrant qu’ils ne permettent pas de savoir quels<br />
aspects de notre savoir théorique reflètent la réalité.<br />
74
Du couscous et des meetings<br />
Mobiliser sans protester au Sénégal<br />
L<br />
a<br />
thèse d’Emmanuel<strong>le</strong> Bouilly porte <strong>sur</strong> une mobilisation de femmes<br />
« contre l’émigration clandestine » au Sénégal, lutte qui consiste, selon<br />
une enquête, à « faire du couscous et des meetings ».<br />
À partir d’une enquête de quinze mois combinant observations ethnographiques,<br />
entretiens en wolof et en français, archives et analyse statistique,<br />
Emmanuel<strong>le</strong> Bouilly montre qu’il existe des mobilisations qui ne sont<br />
pas protestataires sans pour autant être infra-politiques. El<strong>le</strong> soutient que <strong>le</strong>s<br />
conceptions légitimistes du « bon » mouvement social tendent à invisibiliser,<br />
en Afrique comme ail<strong>le</strong>urs, des formes d’action et de représentation politiques<br />
qui ne cib<strong>le</strong>nt pas l’État ou ne recourent pas à l’action protestataire. Mobiliser<br />
n’est pas protester : une mobilisation ne s’accompagne pas toujours d’une<br />
contestation, au sens de discours conflictuel, qui el<strong>le</strong>-même ne s’accompagne<br />
pas toujours d’une protestation, des modes d’actions confrontatifs.<br />
Emmanuel<strong>le</strong><br />
Bouilly<br />
Science politique,<br />
sous la direction de<br />
Johanna<br />
Siméant-Germanos<br />
Ici, l’évitement de la protestation s’explique principa<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong> genre, <strong>le</strong><br />
patronage et <strong>le</strong> clientélisme et l’action publique internationa<strong>le</strong>. Les rapports<br />
de genre et d’aînesse ont tout d’abord déterminé l’engagement individuel et<br />
<strong>le</strong> sens de la lutte. Pour faire face aux conséquences dramatiques des départs<br />
qu’el<strong>le</strong>s avaient encouragés, des femmes ont opté pour des modes d’organisation<br />
et d’action familiers et accessib<strong>le</strong>s, répondant à <strong>le</strong>urs besoins, reposant<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>urs savoir-faire et réseaux genrés et qui ne sont pas protestataires.<br />
Le patronage et <strong>le</strong> clientélisme ont ensuite des effets ambiva<strong>le</strong>nts. Alors que<br />
<strong>le</strong>s relations de don/contre-don entre mobilisées et porte-paro<strong>le</strong> annihi<strong>le</strong>nt<br />
la délibération et la contestation en interne, l’accès routinisé aux patrons<br />
politiques rend souvent trop coûteux <strong>le</strong> passage à la protestation. Il autorise<br />
en revanche l’expression d’un discours public critique où <strong>le</strong>s dominants sont<br />
rappelés à <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong>. Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s politiques sont eux-mêmes<br />
des instigateurs de mobilisation. Ils s’appuient <strong>sur</strong> des courtiers pour drainer<br />
une fou<strong>le</strong> de participants à des rassemb<strong>le</strong>ments allant des meetings é<strong>le</strong>ctoraux<br />
aux fêtes nationa<strong>le</strong>s. Historiquement centra<strong>le</strong>s dans cette division du<br />
travail politique, <strong>le</strong>s Sénégalaises ont développé des arts de faire mobilisation<br />
bien rodés, arrimés au parti-État. Or, <strong>le</strong>s bail<strong>le</strong>urs de fonds internationaux<br />
s’adossent couramment à ces techniques et entrepreneures de mobilisation<br />
pour mener <strong>le</strong>urs programmes. À rebours des thèses <strong>sur</strong> la dépolitisation des<br />
luttes et l’assujettissement des subalternes par <strong>le</strong> monde de l’aide, cette thèse<br />
montre que l’action développementiste renforce plus qu’el<strong>le</strong> n’impose des mobilisations<br />
qui évitaient déjà toute protestation contre l’État.<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Distinctions<br />
scientifiques<br />
prestigieuses<br />
pour des<br />
chercheurs de<br />
l’université<br />
En avril 2019, deux<br />
professeurs de<br />
philosophie de l’université<br />
ont été récompensés pour<br />
l’excel<strong>le</strong>nce et l’originalité<br />
de <strong>le</strong>ur recherche :<br />
Sandra Laugier est<br />
lauréate de l’Advanced<br />
Grant ERC pour son projet<br />
DEMOSERIES, Shaping<br />
Democratic Spaces :<br />
Security and TV Series<br />
et Jocelyn Benoist<br />
est récipiendaire de la<br />
médail<strong>le</strong> d’argent du<br />
CNRS pour ses recherches<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conditions d’un<br />
réalisme philosophique.<br />
Ces distinctions sont<br />
une fierté pour Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne<br />
et démontrent que <strong>le</strong>s<br />
sciences humaines et<br />
socia<strong>le</strong>s sont bel et bien<br />
sources de création et<br />
d’innovation.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
75
Grand ang<strong>le</strong><br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Game of Thrones vu par<br />
deux jeunes démographes<br />
Romane Beaufort et Lucas Melissent<br />
L’aventure a commencé il y a treize mois. En master 2 de<br />
démographie, <strong>le</strong>s étudiants de l’Institut de démographie<br />
de Paris 1 Panthéon-Sorbonne doivent savoir analyser <strong>le</strong>s<br />
facteurs de mortalité en mobilisant des outils statistiques pointus.<br />
Rien de bien original pour des apprentis démographes. Sauf que<br />
Romane Beaufort et Lucas Melissent, désormais diplômés (promotion<br />
2017-2018), ont travaillé <strong>sur</strong>… Game of Thrones ! Aujourd’hui,<br />
<strong>le</strong>urs résultats sont présentés en ligne.<br />
76
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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
77
Grand ang<strong>le</strong><br />
Définitivement, cette série est une mine d’or<br />
pour des démographes avides de données.<br />
Pourquoi travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> Game of Thrones ?<br />
De par son succès, Game of Thrones est un phénomène sociologique. La série<br />
dit quelque chose de la société par et pour laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> est produite. L’étudier<br />
permet d’accéder par un biais original à certaines de nos représentations.<br />
De plus, <strong>le</strong>s analyses de la série sont majoritairement qualitatives. El<strong>le</strong>s se<br />
heurtent à un biais majeur : la force des images. Par <strong>le</strong>ur charge émotionnel<strong>le</strong>,<br />
<strong>le</strong>s images captivent à tel point que l’on ne retient que <strong>le</strong>s scènes marquantes.<br />
Ainsi, on a pu entendre tout et son contraire <strong>sur</strong> Game of Thrones :<br />
on y voit des scènes de viol ? La série est misogyne et consacre une culture<br />
du viol ! On voit quelques personnages féminins « badass » luttant pour<br />
<strong>le</strong>ur émancipation dans un univers patriarcal ? La série est proclamée féministe<br />
! Il est diffici<strong>le</strong> de dresser une description fidè<strong>le</strong> sans recourir aux statistiques.<br />
Cel<strong>le</strong>s-ci permettent de tenir compte de toutes <strong>le</strong>s informations<br />
que l’on donne à voir aux spectateurs.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Enfin, Game of Thrones est une œuvre très riche. À l’instar de J. K. Rowling<br />
avec Harry Potter, l’auteur de la saga a créé un univers à part entière avec<br />
des personnages d’une grande profondeur (dont on connaît beaucoup de<br />
caractéristiques sociodémographiques). Et quoi de mieux qu’une série dans<br />
laquel<strong>le</strong> deux cents personnages nommés décèdent pour étudier la mortalité<br />
? Définitivement, cette série est une mine d’or pour des démographes<br />
avides de données. En travaillant <strong>sur</strong> un sujet ludique mais pas futi<strong>le</strong> pour<br />
autant, <strong>le</strong>s auteurs entendent faire connaître la démographie. Cette science<br />
humaine et socia<strong>le</strong> reste peu connue du grand public.<br />
La méthodologie<br />
Le travail des deux démographes s’appuie <strong>sur</strong> une base de données d’une<br />
amp<strong>le</strong>ur inédite : quatre cents personnages nommés et cinquante caractéristiques<br />
pour <strong>le</strong>s définir. Il y a dans ces caractéristiques des incontournab<strong>le</strong>s<br />
de l’analyse sociodémographique : âge, statut marital, origine socia<strong>le</strong>, lieu<br />
de naissance… D’autres variab<strong>le</strong>s plus atypiques ont aussi été renseignées<br />
comme <strong>le</strong>s pratiques sexuel<strong>le</strong>s ou la corpu<strong>le</strong>nce... Les auteurs ont dû visionner<br />
la série en dénombrant – par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> nombre de victimes d’un<br />
autre personnage ou <strong>le</strong> nombre de scènes de nudité – et en chronométrant –<br />
notamment pour pouvoir calcu<strong>le</strong>r des durées de vie.<br />
78
Pour analyser <strong>le</strong>ur base, Romane et Lucas mobilisent essentiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s<br />
régressions logistiques et <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s de durée. Ils font aussi appel aux<br />
outils classiques de l’analyse démographique (espérance de vie, courbe de<br />
<strong>sur</strong>vie et pyramides des âges).<br />
Quels résultats ?<br />
Les modè<strong>le</strong>s mis en place permettent de calcu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s probabilités de décéder<br />
des personnages au cours des sept premières saisons. Ces probabilités sont<br />
calculées à partir des caractéristiques des personnages. Cerise <strong>sur</strong> <strong>le</strong> gâteau :<br />
ces probabilités permettent de faire des paris <strong>sur</strong> l’avenir des personnages<br />
au cours de la saison 8 (avril 2019). Il faut toutefois être conscient du fait<br />
que cette saison sera la dernière : l’occasion donc, pour <strong>le</strong>s scénaristes, de<br />
faire mourir des personnages principaux qui étaient jusque-là intouchab<strong>le</strong>s.<br />
Le modè<strong>le</strong> connaît <strong>le</strong>s caractéristiques sociodémographiques des quatre<br />
cents personnages étudiés. Il sait aussi si <strong>le</strong>s personnages décèdent ou non.<br />
Le modè<strong>le</strong> peut ainsi faire <strong>le</strong> portrait-robot des personnages décédés. Il reprend<br />
ensuite <strong>le</strong>s personnages un par un et <strong>le</strong>s compare au portrait-robot.<br />
Plus <strong>le</strong>s profils sont proches, plus la probabilité de décéder au cours des<br />
sept premières saisons est é<strong>le</strong>vée. Euron Greyjoy se retrouve ainsi à 66 % de<br />
risque de mourir, Mélisandre à 47 %, Ver Gris à 39 % et Tormund à 22 %.<br />
Les personnages principaux sont derrière avec 17 % pour Daenerys, 12 %<br />
pour Sansa et Cersei, 5 % pour Arya et moins de 2 % pour Jon, Tyrion et<br />
Jaime.<br />
Le modè<strong>le</strong> permet aussi d’étudier <strong>le</strong>s caractéristiques qui protègent <strong>le</strong>s personnages<br />
de la mort. Les personnages principaux – apparaissant dans plus<br />
de trente épisodes – ont deux cent cinquante fois moins de risque de décéder<br />
que <strong>le</strong>s personnages apparaissant trois à quatre fois, toutes choses<br />
éga<strong>le</strong>s par ail<strong>le</strong>urs. L’étude met ainsi à mal une croyance répandue qui voudrait<br />
qu’aucun personnage ne soit à l’abri.<br />
Pour ce qui est de la place des femmes dans la série, <strong>le</strong>s chiffres sont formels<br />
: Game of Thrones est un univers masculin. Les personnages masculins<br />
sont trois fois plus nombreux, ils combattent beaucoup plus fréquemment<br />
et accèdent bien plus souvent à des rô<strong>le</strong>s politiques. À l’inverse, un person-<br />
Le modè<strong>le</strong> permet aussi d’étudier <strong>le</strong>s caractéristiques<br />
qui protègent <strong>le</strong>s personnages de la mort.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
79
Grand ang<strong>le</strong><br />
nage féminin <strong>sur</strong> quatre est privé d’une partie ou de la totalité de sa liberté<br />
(esclaves, prostituées, serfs). Enfin, <strong>le</strong> corps des personnages féminins est<br />
objetisé : il est montré nu deux fois plus fréquemment et <strong>le</strong>s personnages féminins<br />
sont <strong>le</strong>s victimes quasi-exclusives des vio<strong>le</strong>nces sexuel<strong>le</strong>s. Ainsi, <strong>le</strong>s<br />
quelques personnages féminins principaux et flamboyants à la trajectoire<br />
ascendante et exceptionnel<strong>le</strong> semb<strong>le</strong>nt être des exceptions statistiques.<br />
38 % des personnages féminins décèdent contre 52 % des personnages<br />
masculins. A priori, <strong>le</strong>s personnages féminins décèdent donc moins.<br />
Toutefois, <strong>le</strong>s personnages féminins se prostituent plus et combattent<br />
moins que <strong>le</strong>urs homologues masculins. Or, un personnage qui se prostitue<br />
a moins de risque de mourir qu’un personnage qui combat. Les personnages<br />
féminins sont donc protégés parce qu’ils se prostituent plus et parce qu’ils<br />
combattent moins. De quoi se plaint-on ? Il y a bien égalité entre <strong>le</strong>s personnages<br />
féminins et <strong>le</strong>s personnages masculins… Face à la mort, tout du<br />
moins ! Encore que <strong>le</strong>s moments de la mort divergent (cf. figure ci-dessous).<br />
La mortalité des personnages masculins est extrême dès <strong>le</strong>s cinq premières<br />
heures d’apparition. En revanche, <strong>le</strong>s personnages féminins <strong>sur</strong>vivent relativement<br />
bien jusqu’à la quinzième heure. Logique. Puisque <strong>le</strong>s scénaristes<br />
ne disposent que d’une centaine de personnages féminins, autant ne pas <strong>le</strong>s<br />
tuer tout de suite. Toujours est-il qu’un personnage féminin peut espérer<br />
<strong>sur</strong>vivre vingt-neuf heures dans l’univers ultra-vio<strong>le</strong>nt de Game of Thrones<br />
contre vingt-deux heures seu<strong>le</strong>ment pour un personnage masculin.<br />
Nombre<br />
de <strong>sur</strong>vivants<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
1000<br />
900<br />
800<br />
700<br />
600<br />
500<br />
400<br />
300<br />
200<br />
100<br />
0<br />
Courbes des <strong>sur</strong>vivants selon <strong>le</strong> sexe<br />
0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60<br />
Nombre d’heures écoulées depuis la première apparition du personnage<br />
Personnages féminins<br />
Personnages masculins<br />
Lecture : Sur mil<strong>le</strong> femmes, trois cents <strong>sur</strong>vivent plus<br />
de quarante-cinq heures.<br />
Pour en savoir plus,<br />
rendez-vous <strong>sur</strong><br />
www.demographie-got.com<br />
ou par courriel à l’adresse<br />
contact@demographie-got.com<br />
Game of Thrones : l’intégralité de la série<br />
est disponib<strong>le</strong> à la demande <strong>sur</strong> OCS.<br />
80
Culture visuel<strong>le</strong> des<br />
musiques industriel<strong>le</strong>s et<br />
postmodernité<br />
Nicolas Bal<strong>le</strong>t, docteur en histoire de l’art contemporain<br />
En 1968, <strong>le</strong> performer anglais Genesis P-Orridge crée <strong>le</strong> premier et unique<br />
numéro de son magazine Nekrophi<strong>le</strong>. Les collages, dessins, poèmes et<br />
textes qu’il rassemb<strong>le</strong> à cette occasion abordent <strong>le</strong>s thématiques qui<br />
seront au centre de l’iconographie des musiques industriel<strong>le</strong>s : bruit, mort,<br />
sexualité et techniques de contrô<strong>le</strong> mental viennent enrichir un ensemb<strong>le</strong> dans<br />
<strong>le</strong>quel l’artiste affirme que la « musique est en train de dégénérer merveil<strong>le</strong>usement<br />
en bruit 1 ».<br />
Autant d’éléments qui annoncent <strong>le</strong>s concepts et formats adoptés par de<br />
nombreux groupes européens et américains au cours de la décennie suivante<br />
pour établir <strong>le</strong>s principes mêmes du mouvement industriel. Ces derniers apparaissent<br />
en tout point dans des œuvres multimédias (graphismes, films,<br />
performances, vidéos) qui génèrent une culture visuel<strong>le</strong> globa<strong>le</strong>, plaçant <strong>le</strong><br />
détournement des technologies au centre de pratiques expérimenta<strong>le</strong>s. La<br />
transformation de sons enregistrés issus de bandes audio, ainsi que l’utilisation<br />
de synthétiseurs conçus par <strong>le</strong>s figures emblématiques de la première<br />
vague industriel<strong>le</strong> viennent enrichir un panel de productions visuel<strong>le</strong>s puisant<br />
une partie de ses sources dans l’avant-garde artistique de la première partie<br />
du xx e sièc<strong>le</strong>. Les innovations formel<strong>le</strong>s et conceptuel<strong>le</strong>s des musiques industriel<strong>le</strong>s<br />
énoncées par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif anglais Throbbing Grist<strong>le</strong> examinent sous ce<br />
prisme <strong>le</strong>s évolutions de la société postindustriel<strong>le</strong>. C’est pour marquer <strong>le</strong>ur<br />
dissidence vis-à-vis de tel<strong>le</strong>s évolutions que certains performers s’approprient<br />
friches urbaines et usines désaffectées comme nouveaux lieux de création,<br />
tout en employant de manière ironique <strong>le</strong> terme « industriel » pour renforcer<br />
une critique de l’industrie musica<strong>le</strong> et des médias sous l’influence des écrits<br />
1 « Music is degenerating marvelously into noise », Genesis P-Orridge, « The Birth of Necrophilia »<br />
[1968], dans Nicolas Bal<strong>le</strong>t (éd.), Genesis Breyer P-Orridge: Nekrophi<strong>le</strong>, vol. 1 (Archives and<br />
Documents), Cugnaux, Time<strong>le</strong>ss Éditions, 2018, p. 113.<br />
Les innovations formel<strong>le</strong>s et conceptuel<strong>le</strong>s des musiques industriel<strong>le</strong>s<br />
énoncées par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif anglais Throbbing Grist<strong>le</strong> examinent<br />
sous ce prisme <strong>le</strong>s évolutions de la société postindustriel<strong>le</strong>.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
81
Grand ang<strong>le</strong><br />
La lutte contre une culture dominante et compromise, selon<br />
ces artistes, se transforme à terme en une véritab<strong>le</strong> culture alternative<br />
générée par un phénomène artistique global<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
de William S. Burroughs. La nature proprement alternative du mouvement<br />
amène ces artistes à développer <strong>le</strong>ur pratique en dehors des circuits traditionnels<br />
de l’art, tout en s’intéressant à des thèmes ambiva<strong>le</strong>nts, pour <strong>le</strong> moins<br />
polémiques pour l’époque : <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> mental, la criminalité, la pornographie,<br />
la psychiatrie, ou encore l’occultisme et <strong>le</strong> totalitarisme prédisposaient déjà<br />
d’un phénomène d’exclusion. Cette exclusion est auto-organisée par <strong>le</strong>s principaux<br />
acteurs du mouvement, selon un système qui est loin d’être insignifiant<br />
lorsque certains groupes détournent l’iconographie nazie, présentant en retour<br />
l’inconvénient d’échapper au contrô<strong>le</strong> du mouvement lorsque des groupuscu<strong>le</strong>s<br />
d’extrême droite instrumentalisent ces repères visuels à <strong>le</strong>ur profit 2 . Les enjeux<br />
de ces performers ne sont toutefois pas si en marge, puisqu’ils rencontrent la<br />
dominante des années 1970 et 1980 en art lorsqu’ils réagissent de manière épidermique<br />
à l’hécatombe de la post-industrialisation et qu’ils réfléchissent à un<br />
déboulonnement des hiérarchisations high and low, constituant un pont direct<br />
vers la postmodernité – marque de fabrique du domaine artistique contemporain<br />
de cette époque. L’imbrication d’une culture vernaculaire (« low ») et<br />
d’une culture dite « savante » (« high ») met en place un nouveau modè<strong>le</strong> esthétique<br />
par une considération importante pour la théorie qui s’oriente vers<br />
une hybridation des genres. L’émergence du mouvement s’accompagne en effet<br />
de contacts très étroits entre graphistes, vidéastes et performers autour de la<br />
question d’une interprétation performative de la musique. L’« utilisation de<br />
synthétiseurs » et d’« éléments extra-musicaux » pour une « guerre de l’information<br />
» qui transite par une « organisation autonome » et des « tactiques de<br />
choc » extrêmes – selon <strong>le</strong>s cinq spécificités définies par Jon Savage dans <strong>le</strong><br />
Manuel de la culture industriel<strong>le</strong> édité en 1983 par RE/Search 3 – attestent bien<br />
de cette dynamique contre-culturel<strong>le</strong> englobante. La lutte contre une culture<br />
dominante et compromise, selon ces artistes, se transforme à terme en une<br />
véritab<strong>le</strong> culture alternative générée par un phénomène artistique global composé<br />
d’enjeux visuels et sonores devant être intégrés p<strong>le</strong>inement dans <strong>le</strong> champ<br />
des pratiques artistiques des années 1970 et 1980, en raison des dispositifs et<br />
sujets qui s’appréhendent, notamment à travers la notion d’« intermédialité »<br />
dans un contexte postmoderne. Le sujet se comprend dans ce cadre théorique<br />
du fait d’un recours systématique à la citation et d’un regain d’intérêt pour l’esthétique<br />
de la ruine. Cet aspect permet à une jeune génération d’artistes de re-<br />
2 Sur l’instrumentalisation politique de la scène industriel<strong>le</strong> voir Nicolas Bal<strong>le</strong>t, « Symphony for a<br />
Genocide. Musiques industriel<strong>le</strong>s et totalitarisme », Marges, n o 26, 2018, p. 44-59.<br />
3 Voir V. Va<strong>le</strong> et Andrea Juno (éd.), RE/Search #6/7: Industrial Culture Handbook, San Francisco,<br />
Re/Search Publications, 1983.<br />
82
venir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s traumatismes d’après-guerre au sein de sociétés postindustriel<strong>le</strong>s,<br />
qui s’associent dès lors aux enjeux postmodernes. L’origine architectura<strong>le</strong> de<br />
cette tendance participe au brouillage des références historiques et à une sorte<br />
de désinhibition vis-à-vis de la tab<strong>le</strong> rase du passé, au cœur du discours moderniste.<br />
La postmodernité s’in<strong>sur</strong>ge contre l’obsession d’une téléologie et de<br />
l’abstraction quand <strong>le</strong>s artistes industriels entendent contrer <strong>le</strong> statu quo entretenu<br />
par <strong>le</strong> « Flower Power » des années 1960, en exposant une réalité privée<br />
de tout filtre médiatique. La culture industriel<strong>le</strong> s’inscrit en cela dans ce type<br />
d’approche.<br />
L’étude de cette tendance coïncide ainsi aujourd’hui à une forme de tropisme<br />
de l’histoire de l’art avec notamment l’émergence des cultures visuel<strong>le</strong>s qui sont<br />
contemporaines des musiques industriel<strong>le</strong>s. Cel<strong>le</strong>s-ci génèrent en effet une esthétique<br />
jouant <strong>sur</strong> des registres culturels à partir de thématiques qui font la caractéristique<br />
du mouvement, au moment même où <strong>le</strong> pictorialturn (« tournant<br />
iconique »), conceptualisé par William John Thomas Mitchell dans son ouvrage<br />
Iconologie (1986), participe à un renouvel<strong>le</strong>ment du regard <strong>sur</strong> l’image (visual<br />
culture) et de l’histoire de l’art (New Art History). C’est à partir de l’analyse généra<strong>le</strong><br />
des images par <strong>le</strong>s médias que Mitchell fait émerger <strong>le</strong> projet de la « culture<br />
visuel<strong>le</strong> », qu’il définit comme « l’étude de l’expérience et de l’expression visuel<strong>le</strong>s<br />
humaines 4 ». Les analyses menées dans Iconologie constituent <strong>le</strong> premier vo<strong>le</strong>t<br />
d’une trilogie, qui sera complétée par Picture Theory (1994) et Que veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s<br />
images ? (2005) qui examine la façon dont <strong>le</strong>s images peuvent être considérées<br />
comme des « imitations de la vie », tout en ayant une « vie propre ». Ces formes<br />
d’existence voient <strong>le</strong>ur indépendance amplifiée dans <strong>le</strong> cas de la culture industriel<strong>le</strong>,<br />
en raison de la singularité des images produites<br />
et de <strong>le</strong>ur diffusion dans des réseaux en marge des circuits<br />
médiatiques traditionnels de cette époque – en<br />
témoignent <strong>le</strong> bul<strong>le</strong>tin d’information Industrial News<br />
édité par Throbbing Grist<strong>le</strong> et celui du groupe SPK intitulé<br />
Dokument One. Si l’importance des concepts industriels<br />
dans <strong>le</strong>s œuvres générées renvoie à la Picture<br />
Theory de Mitchell – consistant à prendre acte de « la<br />
substitution des images visuel<strong>le</strong>s aux mots comme mode<br />
d’expression dominant 5 » –, <strong>le</strong> recours à l’image comme<br />
support d’objectivation théorique lui octroie une véritab<strong>le</strong><br />
puissance. Cet aspect aura, des années plus<br />
tard, une incidence directe <strong>sur</strong> la façon dont certains<br />
plasticiens orientent aujourd’hui <strong>le</strong>ur pratique artistique<br />
et qu’il s’agit de considérer désormais au regard<br />
des enjeux visuels et conceptuels portés par la culture<br />
industriel<strong>le</strong>.<br />
Throbbing Grist<strong>le</strong>, Industrial News, n° 3,<br />
novembre 1980, bul<strong>le</strong>tin d’information<br />
4 William John Thomas Mitchell, Que veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s images ? Une critique de la culture visuel<strong>le</strong> [2005], traduit<br />
de l’américain par Maxime Boidy, Nicolas Cilins et Stéphane Roth, Dijon, Les presses du réel, 2014, p. 28.<br />
5 Ibid., p. 27.<br />
© Throbbing Grist<strong>le</strong> / Industrial News.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Grand ang<strong>le</strong><br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
La technique pictura<strong>le</strong><br />
de Jean-Baptiste Oudry<br />
à la loupe<br />
Claire Betelu, maîtresse de conférences en histoire de l’art<br />
Le projet de recherche PictOu se propose d’étudier la technique<br />
pictura<strong>le</strong> de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755). PictOu interroge<br />
<strong>le</strong>s modes de mise en œuvre de ses tab<strong>le</strong>aux, ses choix<br />
relatifs à la nature des matériaux et des outils dans <strong>le</strong> but de comprendre<br />
sa pratique dans son sièc<strong>le</strong>.<br />
84
© Claire Betelu<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
85
Grand ang<strong>le</strong><br />
Les choix relatifs aux matériaux et à <strong>le</strong>ur préparation,<br />
de la toi<strong>le</strong> à la dernière touche de peinture, se fondent <strong>sur</strong><br />
la nécessité d’as<strong>sur</strong>er sa bonne conservation dans <strong>le</strong> temps.<br />
PictOu s’appuie <strong>sur</strong> une collaboration pluriannuel<strong>le</strong>, entre l’équipe d’accueil<br />
Histoire Culturel<strong>le</strong> et Socia<strong>le</strong> de l’Art (HiCSA) de l’université Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne et <strong>le</strong> Centre de Recherche et de Restauration des Musées<br />
de France (C2RMF). Claire Betelu, maîtresse de conférences à Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne, Claire Gerin-Pierre, conservatrice du Patrimoine, et<br />
Johanna Salvant, ingénieure de recherche, du C2RMF, participent à ce projet.<br />
En 2018, PictOu a reçu <strong>le</strong> soutien du DIM-MAP Î<strong>le</strong>-de-France (Domaine<br />
d’intérêt majeur-matériaux anciens du patrimoine) par <strong>le</strong> financement d’un<br />
post-doctorat d’un an, attribué en mars 2018 à Dorothée Lanno, docteure<br />
en histoire de l’art.<br />
Scruter la technique pictura<strong>le</strong> de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755)<br />
Élève de Largillière et agréé à l’Académie roya<strong>le</strong> de peinture et de sculpture<br />
en 1717, Jean-Baptiste Oudry s’illustre dans <strong>le</strong>s genres du portrait, de la<br />
peinture animalière et du paysage dans la première moitié du xviii e sièc<strong>le</strong> 1 .<br />
Directeur de la manufacture roya<strong>le</strong> des tapisseries de Beauvais à partir de<br />
1734, il est élu professeur à l’Académie en 1743. Dans <strong>le</strong> cadre de ses fonctions,<br />
il donne deux conférences : Sur la manière d’étudier la cou<strong>le</strong>ur (7 juin<br />
1749) et Sur la pratique de peindre (2 décembre 1752). Énoncées à la fin de<br />
sa carrière, el<strong>le</strong>s témoignent de son expérience de peintre, mais éga<strong>le</strong>ment<br />
d’une riche connaissance des productions de ses contemporains et de ses<br />
prédécesseurs, sans doute nourrie par ses fonctions beauvaisiennes.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
La première conférence est prononcée alors que <strong>le</strong> directeur Coypel travail<strong>le</strong><br />
à revaloriser la position de l’Académie roya<strong>le</strong> de Peinture et de Sculpture<br />
vis-à-vis des autres académies et à son image auprès du pouvoir royal 2 .<br />
Oudry intervient dans ce contexte de réorganisation et il se concentre alors<br />
<strong>sur</strong> la question de la cou<strong>le</strong>ur. Bien qu’il s’agisse de l’exercice quotidien d’un<br />
peintre, il se restreint à une approche théorique, expliquant l’importance<br />
des contrastes de va<strong>le</strong>ur et de teinte dans la tradition des discours coloristes.<br />
La bonne réception de ce premier discours l’encourage à proposer une<br />
seconde intervention en 1752. La situation de l’Académie a alors changé.<br />
1 Hall Opperman et Pierre Rosenberg, J.-B. Oudry, [exposition Ga<strong>le</strong>ries nationa<strong>le</strong>s du Grand Palais, Paris,<br />
1 er octobre 1982-3 janvier 1983], Paris, RMN, 1982.<br />
2 Christian Michel, Académie Roya<strong>le</strong> de Peinture et de Sculpture : La naissance de l’éco<strong>le</strong> française,<br />
Genève, Librairie Droz, 2012.<br />
86
L’institution met l’accent <strong>sur</strong> la formation des jeunes artistes de plus en<br />
plus nombreux à rejoindre ses rangs. L’exposé par Oudry des critères d’une<br />
bonne pratique pictura<strong>le</strong> reçoit un accueil très favorab<strong>le</strong>. Le processus de<br />
mise en œuvre d’une peinture de cheva<strong>le</strong>t constitue <strong>le</strong> cœur de son propos.<br />
Les choix relatifs aux matériaux et à <strong>le</strong>ur préparation, de la toi<strong>le</strong> à la<br />
dernière touche de peinture, se fondent <strong>sur</strong> la nécessité d’as<strong>sur</strong>er sa bonne<br />
conservation dans <strong>le</strong> temps. Il s’attache à prévenir <strong>le</strong>s effets d’une mauvaise<br />
mise en œuvre en condamnant <strong>le</strong> recours à certains matériaux ou en proposant<br />
des alternatives astucieuses à des processus inévitab<strong>le</strong>s. Unique par<br />
sa démarche explicitement appliquée, cette seconde conférence demeure la<br />
plus reproduite.<br />
L’exploitation de ces conférences pour la connaissance de la pratique pictura<strong>le</strong><br />
soulève deux points essentiels. Jusqu’ici, <strong>le</strong>s procédés du peintre sont <strong>le</strong> plus<br />
souvent déduits de ses conférences et non établis à partir de l’examen des<br />
œuvres el<strong>le</strong>s-mêmes. Seul <strong>le</strong> Getty Research Institute a consacré une étude<br />
technologique à cinq de ses tab<strong>le</strong>aux, conservés au Staatliches Museum de<br />
Schwerin en Al<strong>le</strong>magne. De façon généra<strong>le</strong>, peu de travaux sont dédiés à la<br />
technique pictura<strong>le</strong> française du xviii e sièc<strong>le</strong> (ce type de recherche reste <strong>le</strong><br />
fait d’initiatives anglo-saxonnes ou flamandes ; de fait, ces travaux jouissent<br />
d’une couverture scientifique plus importante) 3 . En outre, <strong>le</strong>s connaissances<br />
relatives à la technologie pictura<strong>le</strong> émanent pour l’essentiel de l’étude des<br />
traités ou des livres de secrets. Certains de ces travaux soulignent notamment<br />
l’intérêt des artistes modernes pour <strong>le</strong> caractère physique et évolutif<br />
de la peinture. Toutefois, fondée avant tout <strong>sur</strong> l’exploitation d’un corpus<br />
de sources écrites, cette démarche accorde peu de place à la matérialité des<br />
œuvres el<strong>le</strong>s-mêmes. Quant aux analyses de laboratoire qui déterminent la<br />
nature de certains composants, ce type d’investigation demeure ponctuel<br />
lorsque l’on considère la peinture française 4 . Enfin, ces mêmes conférences<br />
influencent aujourd’hui la communauté scientifique dans l’interprétation de<br />
la pratique des contemporains français et européens de Jean-Baptiste Oudry.<br />
Cel<strong>le</strong>-ci présume <strong>le</strong> rayonnement de ses textes auprès des artistes peintres et<br />
de l’intégration de ses préconisations à <strong>le</strong>ur modus operandi.<br />
3 Romain Thomas, « Les matériaux de l’art. Perspectives de la recherche actuel<strong>le</strong> en histoire de l’art<br />
moderne », in http:/www.revue.circe.uvsq.fr [consulté <strong>le</strong> 26 mars 2019].<br />
4 Alain R. Duval, « Les préparations colorées des tab<strong>le</strong>aux de l’Éco<strong>le</strong> française des xvii e et xviii e sièc<strong>le</strong>s »,<br />
in Studies in Conservation, 37, 1992, p. 239-258 ; Katrina Vanderlip de Carbonnel, « A study of French<br />
paintings canvas », in Journal of American. Institute for Conservation, vol. 20, n o 1, 1980, p. 3-20 ;<br />
C2RMF, « Watteau et la scène galante », Techne, n os 30-31, 2009-2010.<br />
De façon généra<strong>le</strong>, peu de travaux sont dédiés à la technique<br />
pictura<strong>le</strong> française du xviii e sièc<strong>le</strong>.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
87
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 Grand ang<strong>le</strong><br />
La critique d’authenticité ainsi réalisée permet de me<strong>sur</strong>er<br />
la qualité des informations rassemblées.<br />
Répondant à ce constat, <strong>le</strong> projet PictOu se propose de définir <strong>le</strong>s caractéristiques<br />
matériel<strong>le</strong>s de sa production afin, dans un second temps, de <strong>le</strong>s confronter<br />
aux conférences et d’en évaluer la portée pour l’étude de sa pratique.<br />
Méthodologie et corpus étudié<br />
Une histoire technologique de l’art suppose un accès direct aux œuvres. El<strong>le</strong>s<br />
sont ici considérées comme une source première d’étude. Les traces présentes<br />
dans la couche pictura<strong>le</strong> témoignent de la nature des outils et des procédés<br />
d’exécution du peintre. Ces choix, comme ceux des matériaux, rendent compte<br />
du contexte de production, des fournitures disponib<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> marché des<br />
beaux-arts et des échanges au sein de la communauté artistique et entre <strong>le</strong>s<br />
académies.<br />
Toutefois, cette méthode de recherche suppose au préalab<strong>le</strong> un examen attentif<br />
de l’état de conservation de l’œuvre. La nature des traitements de restauration,<br />
<strong>le</strong>s conditions de stockage et d’exposition depuis sa création, influencent<br />
sa forme matériel<strong>le</strong> et, par conséquent, la qualité des informations technologiques<br />
recueillies. Ainsi, lorsqu’un tab<strong>le</strong>au subit l’action combinée de fers à repasser<br />
chauds et d’un apport d’humidité important pour <strong>le</strong> rentoilage de son<br />
support, la couche pictura<strong>le</strong> se présente écrasée <strong>le</strong> plus souvent. Cet état limite<br />
de fait la portée des données recueillies <strong>sur</strong> la touche et la facture du peintre.<br />
Cependant, il n’entrave pas l’identification des éléments par des méthodes physico-chimiques.<br />
La critique d’authenticité ainsi réalisée permet de me<strong>sur</strong>er la qualité des informations<br />
rassemblées. Dans ce but, <strong>le</strong> projet PictOu exploite la documentation<br />
conservée par <strong>le</strong> C2RMF <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s traitements de restauration entrepris <strong>sur</strong> près<br />
de soixante-dix tab<strong>le</strong>aux de Jean-Baptiste Oudry de la fin du xix e sièc<strong>le</strong> à aujourd’hui.<br />
Premiers résultats<br />
Les Quatre Saisons forme un ensemb<strong>le</strong> de quatre peintures <strong>sur</strong> toi<strong>le</strong> réalisé en<br />
1747 et conservé au château de Versail<strong>le</strong>s. Il constitue notre premier corpus<br />
de recherche. Nous avons procédé à son examen en cours de restauration dans<br />
<strong>le</strong>s ateliers du C2RMF. L’Hiver et <strong>le</strong> Printemps offrent aujourd’hui un état de<br />
conservation relativement bon, quand ceux de l’Automne et l’Été empêchent<br />
une étude technologique détaillée. Des analyses physico-chimiques ont notamment<br />
permis l’identification de certains pigments.<br />
88
Les quatre tab<strong>le</strong>aux présentent deux couches de préparation colorée superposées.<br />
Le ton de la seconde strate varie d’une composition à l’autre. Ces<br />
modulations attestent d’un travail préparatoire individualisé, anticipant<br />
l’harmonie colorée fina<strong>le</strong>. Pour <strong>le</strong> film peint, <strong>le</strong>s analyses révè<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> recours<br />
à des pigments comme des terres, du vermillon, du b<strong>le</strong>u de Prusse et des<br />
pigments laqués jaunes. Cette dernière observation contredit <strong>le</strong>s conseils<br />
de l’artiste pour qui l’emploi d’un mélange de pigments b<strong>le</strong>us et de laque<br />
jaune met en péril la bonne conservation de la cou<strong>le</strong>ur. Peut-on expliquer<br />
ce choix par <strong>le</strong>ur destination comme dessus-de-porte ? En outre, <strong>le</strong>s<br />
traces d’outils <strong>sur</strong> <strong>le</strong> Printemps et l’Hiver montrent l’utilisation respective<br />
de brosses ou de pinceaux en fonction des séquences de travail. L’absence<br />
de soin pour un fini lissé tend à confirmer une adaptation technologique.<br />
Cet état s’accorderait avec <strong>le</strong>ur fonction décorative et une observation à<br />
distance.<br />
Enfin, <strong>le</strong> traitement des figures illustre matériel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s conseils notés dans<br />
sa première conférence. Un premier ton d’une va<strong>le</strong>ur intermédiaire est posé en<br />
aplat pour rendre <strong>le</strong>s personnages du premier plan. Dans un deuxième temps,<br />
<strong>le</strong>s volumes sont obtenus en déclinant la teinte vers l’ombre ou la lumière ; la<br />
cou<strong>le</strong>ur apparaît mêlée de brun ou lavée de blanc. La matière se révè<strong>le</strong> couvrante,<br />
sans vernis, mélangée <strong>sur</strong> la pa<strong>le</strong>tte. L’efficacité réside dans la juxtaposition<br />
des tons et dans l’homogénéité de la teinte de chaque touche.<br />
Cet aperçu de la technique d’Oudry fondé <strong>sur</strong> l’examen des Quatre Saisons tend<br />
à montrer que son discours s’appuie <strong>sur</strong> son expertise et sa pratique, caractérisée<br />
par une grande maîtrise du procédé pictural et de peu de goût pour l’expérimentation.<br />
Le projet se poursuit.<br />
Pour al<strong>le</strong>r plus loin<br />
Une partie des résultats de recherche<br />
est désormais accessib<strong>le</strong><br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong> site internet PictOu, hébergé par<br />
Paris 1 Panthéon-Sorbonne :<br />
hicsa.univ-paris1.fr.<br />
L’efficacité réside dans la juxtaposition des tons<br />
et dans l’homogénéité de la teinte de chaque touche.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
89
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
90
Portfolio<br />
Une semaine<br />
pour <strong>le</strong>s droits<br />
des femmes<br />
Retour en images <strong>sur</strong> la deuxième édition de la semaine #P1PS<br />
que Paris 1 Panthéon-Sorbonne a consacrée aux droits<br />
des femmes au mois de mars. L’université était alors <strong>le</strong> lieu<br />
de débats, d’expositions et de manifestations pour ouvrir<br />
<strong>le</strong> dialogue et inviter chacune et chacun à se saisir<br />
de ces questions majeures.<br />
Photos : Jisuk Jung / Pascal Levy<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Portfolio<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
« Présomption d’innocence à l’épreuve de #balancetonporc » par l’AsEED, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
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« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
« Être une femme d’influence aux Antil<strong>le</strong>s » par Sorb’Outremer, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Portfolio<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
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© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
« Présomption d’innocence à l’épreuve de #balancetonporc » par l’AsEED, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Portfolio<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
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© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019 Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for<br />
Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />
© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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« Pornographie : pénétrons l’imaginaire d’un art<br />
subversif » par <strong>le</strong>s Rencontres de la Sorbonne,<br />
<strong>le</strong> 22 mars 2019<br />
Portfolio<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for<br />
Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Exposition et invitation de l’artiste Miss.Tic par la Sorbonne Art Gal<strong>le</strong>ry, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
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Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Exposition « À corps perdu » d'Anne Marlangeon, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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« Être une femme d’influence aux Antil<strong>le</strong>s » par Sorb’Outremer, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Portfolio<br />
Exposition et invitation de l’artiste Miss.Tic par la Sorbonne Art Gal<strong>le</strong>ry, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />
Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
100
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
« Le cyber-harcè<strong>le</strong>ment sexiste » par la Clinique Juridique de Paris, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />
« Être une femme d’influence aux Antil<strong>le</strong>s »<br />
par Sorb’Outremer, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Retrouvez <strong>le</strong> reportage photo comp<strong>le</strong>t <strong>sur</strong> : http://univ1.fr/droitsdesfemmes<br />
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“Regards <strong>sur</strong>”<br />
The Conversation<br />
Une bul<strong>le</strong> spéculative autour de l’IA<br />
est-el<strong>le</strong> en train de se former ?<br />
Les investissements Gains de productivité, réduction des coûts, perspectives de<br />
vers <strong>le</strong>s technologies<br />
croissance… <strong>le</strong>s promesses du secteur sont nombreuses.<br />
de l’intelligence artificiel<strong>le</strong> (IA)<br />
Toutefois, malgré un engouement toujours plus important,<br />
certaines études mettent en garde <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s dérives<br />
ont considérab<strong>le</strong>ment augmenté<br />
ces dernières années.<br />
que suscite la ruée vers l’IA en évoquant un destin similaire à celui des<br />
va<strong>le</strong>urs technologiques au début des années 2000. L’euphorie avait alors<br />
conduit à la formation d’une bul<strong>le</strong> spéculative suivie d’un krach boursier dont<br />
<strong>le</strong>s conséquences s’étaient étendues à l’ensemb<strong>le</strong> de l’économie mondia<strong>le</strong>.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Maxime Nicolas<br />
Doctorant en sciences<br />
économiques<br />
Engouement des investisseurs<br />
L’IA est aujourd’hui bien ancrée dans notre économie et <strong>le</strong>s perspectives de<br />
développement semb<strong>le</strong>nt bien réel<strong>le</strong>s. On trouve déjà plusieurs applications<br />
dans différents domaines comme la conduite autonome, la reconnaissance<br />
voca<strong>le</strong> (Siri chez App<strong>le</strong>, A<strong>le</strong>xa chez Amazon), la détection de cancers, ou encore<br />
la prévision des tendances en marketing. Ces avancées technologiques<br />
sont d’ail<strong>le</strong>urs largement relayées par <strong>le</strong>s médias qui, au-delà de l’effet « sensationnel<br />
» des progrès, évoquent des transformations radica<strong>le</strong>s des modes de<br />
consommation.<br />
Cet engouement médiatique est éga<strong>le</strong>ment alimenté par <strong>le</strong>s études des cabinets<br />
de conseils, des banques et des institutions publiques, qui s’accordent à<br />
dire que l’IA représente un nouvel eldorado pour <strong>le</strong>s investisseurs. C’est <strong>le</strong> cas<br />
par exemp<strong>le</strong> d’une étude de PwC, qui affirme que <strong>le</strong> secteur à lui seul pourrait<br />
faire augmenter <strong>le</strong> PIB mondial de 13,8 % d’ici 2030, ou encore des prévisions<br />
d’Accenture selon <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s l’IA augmenterait de 40 % <strong>le</strong>s gains de productivité<br />
d’ici à 2035.<br />
Les investisseurs semb<strong>le</strong>nt eux aussi convaincus du potentiel de la technologie.<br />
Selon une analyse de l’OCDE, <strong>le</strong>s startups de l’IA représenteraient 12 %<br />
du portefeuil<strong>le</strong> de participations des sociétés de capital-investissement en<br />
2018 contre 3 % en 2011. Cette accélération spectaculaire est d’autant plus<br />
concentrée <strong>sur</strong> ces dernières années : de 2016 à 2017, une seu<strong>le</strong> année a suffi<br />
pour faire doub<strong>le</strong>r <strong>le</strong> montant total des investissements vers l’IA. Avec une<br />
hausse encore plus importante pour <strong>le</strong> premier semestre 2018, on s’attend à<br />
ce que la tendance se poursuive pour 2019, tirée par <strong>le</strong>s marchés américain et<br />
chinois, mais aussi, dans une moindre me<strong>sur</strong>e, européen.<br />
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© Adobe Stock<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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“Regards <strong>sur</strong>”<br />
Que l’engouement<br />
soit légitime ou<br />
simp<strong>le</strong> mirage<br />
technologique<br />
entretenu par<br />
des opportunistes<br />
et l’abondance de<br />
liquidités,<br />
il est donc<br />
important<br />
de souligner<br />
<strong>le</strong> risque que porte<br />
<strong>le</strong> secteur.<br />
Or, ces bel<strong>le</strong>s perspectives ne sont pas forcément appelées à se traduire dans<br />
<strong>le</strong>s faits. Rappelons que, dans <strong>le</strong>s années 2000, seuls 48 % des entreprises<br />
Internet ont <strong>sur</strong>vécu à l’éclatement de la bul<strong>le</strong>, même si cette technologie a<br />
permis à des géants comme Goog<strong>le</strong> et Amazon d’émerger.<br />
Un secteur dopé par <strong>le</strong> contexte économique<br />
Une autre explication de l’engouement des investisseurs autour de l’IA reste<br />
toutefois indépendante de ses bel<strong>le</strong>s promesses. Il s’agit du contexte économique<br />
très particulier marqué par des taux d’intérêt anorma<strong>le</strong>ment bas, ce<br />
qui <strong>le</strong>s pousse vers des actifs plus rentab<strong>le</strong>s, mais éga<strong>le</strong>ment plus risqués.<br />
Un transfert de liquidité s’est notamment opéré vers <strong>le</strong>s sociétés de capitalrisque<br />
et de capital-investissement plus attractives. En conséquence, ces dernières<br />
n’ont jamais eu autant d’argent à dépenser.<br />
Une grande partie des investissements ont ainsi pu se diriger vers des startups<br />
qui pourraient camouf<strong>le</strong>r <strong>le</strong>urs activités réel<strong>le</strong>s de R & D par des projections<br />
commercia<strong>le</strong>s séduisantes. L’effet peut être d’autant plus accentué par la difficulté<br />
qu’ont <strong>le</strong>s investisseurs à me<strong>sur</strong>er <strong>le</strong> potentiel réel de ces technologies<br />
qui nécessitent une expertise pointue.<br />
En définitive, que l’engouement soit légitime ou simp<strong>le</strong> mirage technologique<br />
entretenu par des opportunistes et l’abondance de liquidités, il est donc important<br />
de souligner <strong>le</strong> risque que porte <strong>le</strong> secteur. Étant donné <strong>le</strong>s milliards<br />
investis dans <strong>le</strong> secteur, un retournement pourrait en effet avoir des conséquences<br />
considérab<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> l’économie.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
© Adobe Stock<br />
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Les sociétés « isolées »,<br />
un fantasme de touriste<br />
En novembre 2018, Dans <strong>le</strong> même archipel, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s î<strong>le</strong>s Andaman du Sud et centra<strong>le</strong>,<br />
John Chau était tué dans <strong>le</strong>s<br />
<strong>le</strong>s Jarawa connaissent une situation quasiment opposée à<br />
î<strong>le</strong>s Andaman, en voulant<br />
cel<strong>le</strong> des Sentinel<strong>le</strong>s, réputés vivre en comp<strong>le</strong>t iso<strong>le</strong>ment.<br />
accéder à l’î<strong>le</strong> de North<br />
Là, à l’inverse, <strong>le</strong>s tentatives pour interdire la présence des touristes<br />
– considérés comme porteurs d’une curiosité malsaine et d’influences<br />
Sentinel pour, disait-il,<br />
« apporter Jésus »<br />
à ses habitants.<br />
néfastes – sont un échec plus ou moins total puisque ces derniers ont accès<br />
aux communautés îliennes et se comportent avec eux comme <strong>le</strong>s Européens<br />
du xix e sièc<strong>le</strong> pendant <strong>le</strong>s expositions colonia<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>ur jetant même des bananes.<br />
Aurélie Condevaux<br />
Maîtresse<br />
de conférences<br />
en anthropologie et<br />
membre de l’IREST<br />
Des imaginaires occidentaux qui perdurent<br />
Le traitement médiatique de la première affaire et <strong>le</strong>s formes de tourisme qui<br />
existent parmi <strong>le</strong>s Jarawa, nous renseignent notamment <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s représentations<br />
solidement ancrées dans <strong>le</strong>s imaginaires occidentaux <strong>sur</strong> certains types de sociétés<br />
considérées comme « à part » (nous verrons à quel titre), et <strong>sur</strong> la relation aux<br />
« autres » que toute société entretient.<br />
Ces cas ont, en outre, sou<strong>le</strong>vé des polémiques dont l’objet central est <strong>le</strong><br />
caractère approprié ou non du comportement des étrangers – en l’occurrence<br />
missionnaire ou touristes – dans des sociétés où ils n’ont pas été conviés.<br />
En réaction à la mort de John Chau, la réalisatrice Aruna HarPrasad s’était<br />
exclamée : « Mais qui était-il, ce jeune homme, et d’ail<strong>le</strong>urs, qui sommes-nous<br />
donc, pour nous arroger <strong>le</strong> droit d’al<strong>le</strong>r déranger ces gens et corrompre ces tribus<br />
isolées vivant en harmonie avec une nature dont nous avons désormais oublié<br />
l’essence même ? »<br />
Comment <strong>le</strong>s chercheurs en sciences socia<strong>le</strong>s peuvent-ils en effet répondre à cette<br />
question et comment se positionnent-ils vis-à-vis des questions éthiques suscitées<br />
par ces « contacts » et <strong>le</strong> développement du tourisme dans des sociétés dites<br />
« isolées » ?<br />
Des sociétés hors du temps ?<br />
Le vocabulaire mobilisé dans <strong>le</strong>s médias pour désigner <strong>le</strong>s Sentinel<strong>le</strong>s ou <strong>le</strong>s<br />
Jarawa, deux groupes autochtones (au sens de premiers habitants) des î<strong>le</strong>s<br />
Andaman, est, à bien des égards, daté : <strong>le</strong>s premiers sont qualifiés de « peuplade »<br />
ou de « peuplade isolée », de « tribu considérée comme la plus isolée de la planète »<br />
qui « vit en autarcie depuis des sièc<strong>le</strong>s ».<br />
De même <strong>le</strong>s Jarawa sont considérés comme « une tribu isolée qui commence tout<br />
juste à entrer en contact avec <strong>le</strong> monde extérieur », dont l’histoire « remonte à la<br />
nuit des temps », puisqu’ils sont « issus des premières migrations d’Afrique » et à ce<br />
titre, seraient même des « Pygmées ».<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
105
“Regards <strong>sur</strong>”<br />
Le champ sémantique utilisé n’est pas anodin : placées à l’écart du reste de l’humanité<br />
par l’utilisation d’une terminologie spécifique (« peuplade » plutôt que « société<br />
» par exemp<strong>le</strong>) et la suggestion d’un stade de développement plus « primitif »,<br />
ces sociétés subissent une forme de différenciation, qui est aussi hiérarchisation.<br />
Sans s’arrêter <strong>sur</strong> cette question, disons simp<strong>le</strong>ment que cette vision correspond<br />
à des idées remises en cause de longue date puisque ces sociétés sont contemporaines<br />
– <strong>le</strong>ur histoire ne remonte ni plus ni moins à la nuit des temps que cel<strong>le</strong> des<br />
autres – et ont « évolué » comme <strong>le</strong>s autres.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Placées à l’écart du<br />
reste de l’humanité<br />
par l’utilisation<br />
d’une terminologie<br />
spécifique […]<br />
et la suggestion<br />
d’un stade de<br />
développement<br />
plus « primitif », ces<br />
sociétés subissent<br />
une forme de<br />
différenciation,<br />
qui est aussi<br />
hiérarchisation.<br />
Un iso<strong>le</strong>ment largement exagéré<br />
En outre, il n’est pas besoin d’être un spécialiste de cette région pour saisir que<br />
si <strong>le</strong>s contacts des habitants de l’î<strong>le</strong> de North Sentinel avec des personnes qui n’y<br />
résident pas sont effectivement faib<strong>le</strong>s, donner l’impression que ces sociétés sont<br />
restées dans un iso<strong>le</strong>ment quasi total jusqu’à ces dernières années est largement<br />
exagéré.<br />
En dehors des échanges entre sociétés autochtones au sein des î<strong>le</strong>s Andaman el<strong>le</strong>smêmes,<br />
des contacts existent avec d’autres groupes. L’archipel n’a pas échappé<br />
à l’emprise colonia<strong>le</strong> : entre 1858 et 1900, un système pénitentiaire britannicoindien<br />
y a été établi.<br />
Les habitants des Andaman, représentés avant même d’être connus comme<br />
étant parmi <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus « primitifs », deviennent à ce moment des<br />
objets de photographie, d’étude « scientifique », voire de « désir », qu’il faut<br />
« domestiquer » ; bref, ils sont largement « contactés ».<br />
Au xxi e sièc<strong>le</strong>, bien qu’éphémères, <strong>le</strong>s contacts se prolongent.<br />
La mise en scène des soi-disant « premiers contacts »<br />
La <strong>sur</strong>enchère médiatique <strong>sur</strong> l’iso<strong>le</strong>ment des Sentinel<strong>le</strong>s et des Jarawa est donc un<br />
exemp<strong>le</strong> de plus dans une longue série de mises en scène de soi-disant « premiers<br />
contacts » qui semb<strong>le</strong>nt se rejouer incessamment en différents points de la planète.<br />
Comme <strong>le</strong> souligne Pierre Lemonnier en Papouasie-Nouvel<strong>le</strong>-Guinée, ces sociétés<br />
sont présentées comme <strong>le</strong>s traces d’un « âge de pierre » révolu, et <strong>le</strong> périp<strong>le</strong> pour<br />
arriver jusqu’à el<strong>le</strong>s comme un voyage dans <strong>le</strong> temps.<br />
Dans ces différents cas, <strong>le</strong> fait que certaines sociétés aient eu des contacts ténus<br />
avec <strong>le</strong>s représentants de <strong>le</strong>ur administration nationa<strong>le</strong> et encore plus avec <strong>le</strong><br />
« monde occidental », ne fait pas d’el<strong>le</strong>s des « tribus perdues » qui ignoreraient<br />
<strong>le</strong> monde extérieur, et encore moins <strong>le</strong>s témoignages vivants d’organisations humaines<br />
disparues.<br />
Les ma<strong>le</strong>ntendus de la rencontre<br />
On ne peut donc se contenter d’expliquer ce qui s’est passé dans la mort du jeune<br />
Américain, et dans <strong>le</strong>s interactions touristiques avec <strong>le</strong>s Jarawa, comme re<strong>le</strong>vant<br />
d’un rejet ignorant – mais aussi « hosti<strong>le</strong> », « agressif » – de l’« autre » dans <strong>le</strong> premier<br />
cas, ou à l’opposé d’une fascination pour « <strong>le</strong>s étrangers et ce qu’ils ont à offrir<br />
» dans <strong>le</strong> second cas. Au contraire, on devrait l’expliquer dans la continuité<br />
d’échanges plus anciens.<br />
Comme l’écrit l’anthropologue Gérard Lenclud dans un artic<strong>le</strong> paru dans la revue<br />
Gradhiva (« Le monde selon Sahlins », 1991), « toute rencontre entre êtres humains<br />
106
appel<strong>le</strong> d’un coup et de chaque côté la mise en relation entre ce qui est perçu et un<br />
système symbolique ».<br />
Autrement dit, chacun est amené à rapporter l’inconnu à quelque chose de plus<br />
familier pour que cela « ait du sens ». Ces interprétations, on l’imagine aisément,<br />
sont susceptib<strong>le</strong>s de générer des ma<strong>le</strong>ntendus, qui décou<strong>le</strong>nt des significations<br />
divergentes qui peuvent être données de part et d’autre à une même situation.<br />
Une question d’interprétation<br />
Dans <strong>le</strong> cas des Sentinel<strong>le</strong>s et des Jarawa, <strong>le</strong>s interprétations de – et donc réactions<br />
face à – l’arrivée d’étrangers serait à comprendre en fonction de deux points c<strong>le</strong>fs.<br />
D’une part, <strong>le</strong> statut et <strong>le</strong>s représentations de ces derniers dans la société et d’autre<br />
part, <strong>le</strong>s interactions qui ont eu lieu par <strong>le</strong> passé avec d’autres étrangers.<br />
Toutefois, on ignore à peu près tout du premier point, et on ne peut donc comprendre<br />
la manière dont <strong>le</strong>s Sentinel<strong>le</strong>s perçurent <strong>le</strong> jeune missionnaire arrivant<br />
<strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur plage, et <strong>le</strong> « ma<strong>le</strong>ntendu » qui a pu se jouer là.<br />
En revanche, on en sait un peu plus <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s représentations qui permettent aux<br />
touristes ou au missionnaire de « donner un sens » à <strong>le</strong>urs rencontres : pour <strong>le</strong>s<br />
premiers, <strong>le</strong>s Jarawa sont une « peuplade isolée », qui plus est relique des sociétés<br />
d’Homo sapiens sorties d’Afrique il y a soixante mil<strong>le</strong> ans.<br />
Pour <strong>le</strong> second, ils sont en plus des païens qu’il faudrait sortir de l’ignorance et du<br />
péché. Les voir ainsi peut expliquer en partie (mais non excuser) que l’on s’autorise<br />
à demander à une femme de danser pour soi, à prendre des photos interdites, voire<br />
jeter de la nourriture par la fenêtre des voitures, ou que l’on puisse poser <strong>le</strong> pied <strong>sur</strong><br />
une plage en pensant y être autorisé et protégé par une mission divine.<br />
Le tourisme dans <strong>le</strong>s sociétés autochtones<br />
Soulignons que personne n’échappe aux assignations catégoriel<strong>le</strong>s et aux ma<strong>le</strong>ntendus<br />
de la rencontre. L’étranger – qu’il soit missionnaire, touriste, anthropologue<br />
Vue <strong>sur</strong> la plage Havelock<br />
Island, Î<strong>le</strong>s Andaman<br />
© Sankara Subramanian, CC BY-SA<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />
Être à l’écoute<br />
des attentes des<br />
groupes sociaux<br />
avec <strong>le</strong>squels on<br />
travail<strong>le</strong> ou que<br />
l’on visite s’impose<br />
comme un principe<br />
éthique.<br />
ou autre (<strong>le</strong>s nuances que nous faisons entre ces catégories ont parfois peu de sens<br />
pour ceux qu’ils rencontrent) – se voit toujours assigner une identité par la société<br />
qu’il veut étudier, évangéliser ou visiter.<br />
Réciproquement, il ou el<strong>le</strong> pense l’« autre » en fonction d’un système de références<br />
qui lui est propre. Bien que <strong>le</strong>s anthropologues n’échappent pas à ces mécanismes,<br />
ils sont attentifs à la place qui <strong>le</strong>ur est donnée dans une société, conscients que<br />
cela ne dépend pas uniquement d’eux, et que trouver cette place prend du temps.<br />
Ils appel<strong>le</strong>nt à être vigilants aux réactions que <strong>le</strong>ur présence peut susciter et à ne<br />
travail<strong>le</strong>r que dans ou avec des sociétés lorsque cel<strong>le</strong>-ci est clairement acceptée.<br />
De nombreux anthropologues reprendraient donc sans doute à <strong>le</strong>ur compte<br />
la première partie de la question d’Aruna HarPrasad : « Qui sommes-nous donc,<br />
pour nous arroger <strong>le</strong> droit d’al<strong>le</strong>r déranger ces gens ? » Et beaucoup, probab<strong>le</strong>ment,<br />
déplorent que d’autres – des touristes notamment – s’arrogent <strong>le</strong> droit de <strong>le</strong> faire<br />
sans y être autorisés.<br />
Être à l’écoute<br />
En revanche, cette question – et c’est là la différence sans doute essentiel<strong>le</strong> entre la<br />
posture de l’anthropologue et cel<strong>le</strong> souvent défendue dans <strong>le</strong>s médias autour des<br />
cas évoqués précédemment – ne se pose pas au regard d’une nature supposée « intacte<br />
» des sociétés concernées, voire de <strong>le</strong>ur rapport « harmonieux » avec la nature.<br />
Être à l’écoute des attentes des groupes sociaux avec <strong>le</strong>squels on travail<strong>le</strong> ou que<br />
l’on visite s’impose comme un principe éthique – défendu par <strong>le</strong>s institutions, <strong>le</strong>s<br />
chercheurs et/ou <strong>le</strong>s communautés – que cel<strong>le</strong>s-ci soient « isolées » ou non.<br />
La question de l’« acceptation » du chercheur dans la société étudiée se pose par<br />
exemp<strong>le</strong> de manière aiguë aujourd’hui dans des sociétés « autochtones » immergées<br />
dans la globalisation technologique et économique, et qui appel<strong>le</strong>nt à un<br />
renouvel<strong>le</strong>ment des pratiques de recherche pour que cel<strong>le</strong>s-ci soient plus « collaboratives<br />
» et moins « colonia<strong>le</strong>s ».<br />
Ce qu’une « société » dans son ensemb<strong>le</strong> pense et souhaite<br />
Une des difficultés est bien sûr de savoir ce qu’une « société » dans son ensemb<strong>le</strong><br />
pense et souhaite – toutes <strong>le</strong>s sociétés sont traversées de lignes d’opposition et de<br />
points de vue divergents <strong>sur</strong> ce qui est « acceptab<strong>le</strong> » ou non, y compris en matière<br />
de développement touristique.<br />
Une autre difficulté vient de la réalité des relations de pouvoir qui peuvent rendre<br />
compliquée l’expression d’un refus de la fréquentation touristique.<br />
C’est en cela peut-être que la situation des Sentinel<strong>le</strong>s et des Jarawa, comme cel<strong>le</strong><br />
d’autres sociétés autochtones, est spécifique.<br />
Ces sociétés ont subi une longue histoire de discrimination et de marginalisation<br />
qui peut <strong>le</strong>s rendre vulnérab<strong>le</strong>s et peu en capacité de faire entendre <strong>le</strong>ur voix face à<br />
l’arrivée d’étrangers, alors que dans d’autres cas, el<strong>le</strong>s peuvent se saisir du tourisme<br />
comme d’une arme politique dans la reconnaissance de <strong>le</strong>ur autochtonie.<br />
On ne peut donc affirmer une fois pour toutes que <strong>le</strong> développement touristique<br />
est positif ou négatif. Cela dépend largement des situations loca<strong>le</strong>s et des relations<br />
de pouvoir qui s’y jouent – et notamment de la capacité des acteurs locaux à maîtriser<br />
<strong>le</strong>s flux touristiques – mais pas, au regard des anthropologues, d’une supposée<br />
nature « isolée » ou « primitive » des sociétés visitées.<br />
108
Gazoduc Nord Stream 2 :<br />
piège russe ou nécessité européenne ?<br />
Un gazoduc reliant<br />
directement et sans pays<br />
de transit la Russie à<br />
l’Al<strong>le</strong>magne à travers la<br />
mer Baltique, tel<strong>le</strong> est<br />
l’ambition du Nord Stream 2.<br />
D’une capacité annuel<strong>le</strong> de<br />
55 milliards de mètres cubes,<br />
ce qui correspond à 11 % de<br />
la consommation annuel<strong>le</strong><br />
de l’UE, l’achèvement de<br />
sa construction est prévu<br />
pour 2020 et estimé à<br />
9,5 milliards d’euros.<br />
Angélique Pal<strong>le</strong><br />
Enseignante en géographie<br />
et membre de l’UMR<br />
PRODIG, université Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne<br />
Sami Ramdani<br />
Doctorant en géographie<br />
à l’université Paris 8 -<br />
Vincennes Saint-Denis<br />
Il doub<strong>le</strong>ra un tronçon déjà existant d’une capacité équiva<strong>le</strong>nte,<br />
<strong>le</strong> Nord Stream 1. Entre <strong>le</strong>s pays membres de l’Union européenne,<br />
<strong>le</strong> projet suscite encore de nombreuses controverses,<br />
alimentées par la position du président américain Donald<br />
Trump qui s’y oppose farouchement. Quand certains <strong>le</strong> jugent indispensab<strong>le</strong><br />
à l’approvisionnement européen, d’autres crient au piège russe.<br />
Un projet défendu par l’Al<strong>le</strong>magne<br />
Principal soutien de ce nouveau gazoduc, l’Al<strong>le</strong>magne l’a longtemps présenté<br />
comme un projet essentiel<strong>le</strong>ment économique, servant éga<strong>le</strong>ment<br />
<strong>le</strong>s intérêts de sa propre politique de remplacement de la stratégie nucléaire<br />
initiée en 2011 par Angela Merkel. Ce n’est qu’en avril 2018 qu’el<strong>le</strong><br />
en a évoqué publiquement <strong>le</strong>s aspects politiques.<br />
Aux yeux du gouvernement al<strong>le</strong>mand, ce gazoduc entretiendra une interdépendance,<br />
et non une simp<strong>le</strong> dépendance, vis-à-vis de la Russie, dans la me<strong>sur</strong>e<br />
où la vente de gaz à l’Europe est vita<strong>le</strong> à l’économie russe. Dans la tradition<br />
de l’Ostpolitik, c’est-à-dire de la normalisation des relations de l’Al<strong>le</strong>magne avec<br />
la Russie, cultiver cette politique d’échange apparaît comme <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur moyen<br />
de limiter <strong>le</strong>s tensions avec Moscou. La relation énergétique russo-européenne<br />
constitue la condition à la stabilité de la relation russo-al<strong>le</strong>mande.<br />
Une vision partagée par un certain nombre de grands groupes européens. Le<br />
projet, financé à 50 % par <strong>le</strong> Russe Gazprom, compte éga<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> la participation<br />
des partenaires européens : <strong>le</strong> Français Engie, <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands Uniper et<br />
Wintershall, l’Autrichien OMV et l’Anglo-Néerlandais Shell, à hauteur de 10 %<br />
chacun.<br />
Certains de ces acteurs, notamment <strong>le</strong>s entreprises et gouvernements qui soutiennent<br />
<strong>le</strong> projet, estiment que <strong>le</strong> Nord Stream 2 permettrait de <strong>le</strong>ver une partie<br />
des incertitudes énergétiques qui pèsent <strong>sur</strong> l’UE, au regard des échéances<br />
des contrats gaziers en cours : celui de l’Ukraine avec la Russie prend fin<br />
en 2019 et celui de la Pologne en 2022. Dans <strong>le</strong>s deux cas, des renégociations<br />
se profi<strong>le</strong>nt.<br />
La crainte d’un monopo<strong>le</strong> al<strong>le</strong>mand<br />
Au sein de l’Union européenne, <strong>le</strong> projet se heurte à d’importantes résistances.<br />
Le premier est de nature économique : la position de hub gazier européen fait<br />
l’objet d’une compétition féroce entre États membres. Ce projet renforcerait<br />
considérab<strong>le</strong>ment l’Al<strong>le</strong>magne, qui concentrerait alors l’arrivée de 30 % des<br />
importations européennes de gaz, contre seu<strong>le</strong>ment 15 % aujourd’hui via <strong>le</strong><br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />
La relation<br />
énergétique<br />
russo-européenne<br />
constitue la<br />
condition à la<br />
stabilité de la<br />
relation russoal<strong>le</strong>mande.<br />
premier tronçon du Nord Stream. Les autres principaux points d’arrivée du gaz<br />
russe sont la Pologne et l’Ukraine. Des États comme la Slovaquie mettent en<br />
avant la perte des revenus de transit qu’engendrerait pour eux Nord Stream 2,<br />
qui contourne <strong>le</strong>s États baltes.<br />
D’autres dénoncent éga<strong>le</strong>ment une position biaisée de la part de la Commission<br />
européenne. En s’opposant au projet South Stream – projet avorté de gazoduc<br />
paneuropéen qui aurait acheminé <strong>le</strong> gaz russe par la mer Noire –, el<strong>le</strong> a privé <strong>le</strong>s<br />
« petits » États – la Bulgarie, la Grèce et la Serbie – des revenus de transit d’un<br />
gazoduc, tandis que l’Al<strong>le</strong>magne, poumon économique de l’UE, va devenir <strong>le</strong><br />
cœur du système gazier continental.<br />
La Pologne, qui fait office de chef de fi<strong>le</strong> des opposants, a déjà refusé <strong>le</strong> doub<strong>le</strong>ment<br />
du gazoduc Yamal, qui traverse son territoire en provenance de Russie.<br />
El<strong>le</strong> espère devenir un pilier de la diversification des approvisionnements européens<br />
en misant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> gaz naturel liquéfié (GNL) qatari, norvégien et américain,<br />
ainsi que <strong>sur</strong> <strong>le</strong> gaz norvégien acheminé par pipeline.<br />
Une stratégie d’assèchement de l’Ukraine ?<br />
La seconde opposition rencontrée par Nord Stream 2 est de nature politicomilitaire.<br />
Loca<strong>le</strong>ment, dans un contexte de relations tendues avec <strong>le</strong> voisin russe, <strong>le</strong>s pays<br />
riverains de la mer Baltique s’inquiètent d’un possib<strong>le</strong> renforcement des positions<br />
de ce dernier dans la région.<br />
Les inquiétudes se cristallisent notamment autour de l’î<strong>le</strong> de Gotland, récemment<br />
remilitarisée, et du port de Karlskrona, deux zones militaires importantes<br />
pour la Suède. Le Danemark dispose quant à lui, depuis <strong>le</strong> début 2018, d’outils<br />
législatifs pour interdire la construction du gazoduc dans ses eaux territoria<strong>le</strong>s,<br />
éga<strong>le</strong>ment pour des raisons de défense et de sécurité nationa<strong>le</strong>.<br />
Le consortium Nord Stream 2 a donc envisagé un itinéraire alternatif. Si <strong>le</strong><br />
pays ne peut empêcher <strong>le</strong> projet, il pourrait lui imposer un <strong>sur</strong>coût d’au moins<br />
750 millions d’euros en <strong>le</strong> retardant. À une échel<strong>le</strong> plus large, des États comme<br />
la Pologne dénoncent une stratégie d’assèchement par la Russie du transit<br />
ukrainien, avec à la c<strong>le</strong>f des conséquences stratégiques, dont une perte pour<br />
l’Ukraine de son <strong>le</strong>vier de négociation avec la Russie dans un contexte de conflit.<br />
La concurrence américaine du gaz de schiste<br />
Le Nord Stream 2 n’est pas seu<strong>le</strong>ment une question européenne. Il traduit aussi<br />
la compétition russo-américaine pour l’accès au marché européen.<br />
À la traditionnel<strong>le</strong> crainte américaine de voir l’influence russe s’étendre à<br />
l’ouest, s’ajoute désormais une opposition commercia<strong>le</strong> d’un pays devenu<br />
récemment exportateur d’hydrocarbures.<br />
Depuis la découverte <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur territoire d’abondantes réserves de gaz de<br />
schiste, nouvel<strong>le</strong> énergie carbonée, <strong>le</strong>s États-Unis sont à la recherche de<br />
débouchés et souhaitent concurrencer <strong>le</strong>s Russes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> marché européen<br />
en exportant <strong>le</strong>ur production sous forme de gaz naturel liquide (GNL).<br />
Les premiers mètres cubes de gaz américain ont ainsi atteint <strong>le</strong> Portugal en<br />
2016, la Pologne et la Lituanie en 2017 – ce qui a notamment permis à cette<br />
dernière de renégocier ses tarifs avec Gazprom.<br />
110
Un marché énergétique européen en évolution<br />
Côté russe, c’est la crainte de perdre des parts de marché chez son principal<br />
client, l’UE, qui motive <strong>le</strong> projet. À une possib<strong>le</strong> concurrence américaine – que<br />
<strong>le</strong> prix actuel du GNL américain rend encore incertaine, car il demeure peu rentab<strong>le</strong><br />
économiquement – s’ajoute une trip<strong>le</strong> volonté européenne de diversification<br />
des approvisionnements – gaz de Méditerranée orienta<strong>le</strong>, GNL qatari, etc.<br />
– et de transition vers des énergies décarbonées.<br />
Certains États envisagent même de se passer tota<strong>le</strong>ment, à court terme, du<br />
gaz russe. C’est <strong>le</strong> cas de la Pologne, dont <strong>le</strong>s contrats avec Gazprom courent<br />
jusqu’en 2022 : <strong>le</strong> pays a d’ores et déjà annoncé qu’il ne souhaitait pas <strong>le</strong>s<br />
renouve<strong>le</strong>r.<br />
Dans <strong>le</strong> même temps, Gazprom fait face à un embryon de concurrence interne<br />
en Russie. En perdant son monopo<strong>le</strong> d’exportation en 2013, la compagnie a vu<br />
émerger un concurrent : Novatek, qui se positionne <strong>sur</strong> <strong>le</strong> créneau du GNL et<br />
s’est associé au Français Total et au Chinois CNPC pour deux projets de terminaux<br />
de grande amp<strong>le</strong>ur dans la péninsu<strong>le</strong> russe de Yamal – à l’embouchure de<br />
la rivière Ob, au-delà du cerc<strong>le</strong> arctique – capab<strong>le</strong>s d’approvisionner l’Europe et<br />
l’Asie.<br />
L’entreprise pousse à une libéralisation du secteur gazier en Russie. Gazprom<br />
voit donc dans <strong>le</strong> Nord Stream 2 un moyen de sécuriser sa relation avec son partenaire<br />
européen en traitant directement avec l’Al<strong>le</strong>magne, sans pays de transit.<br />
Pour la Russie, c’est éga<strong>le</strong>ment un moyen de sortir la question ukrainienne de<br />
sa relation énergétique avec l’UE, qu’el<strong>le</strong> altère depuis <strong>le</strong> début des années 2000.<br />
Les crises gazières, opposant l’Ukraine à la Russie (2005-2006, 2007-2008,<br />
2008-2009), dues en grande partie à des différends commerciaux, avaient<br />
causé des ruptures d’approvisionnement hiverna<strong>le</strong>s dans l’Est de l’UE que <strong>le</strong>s<br />
Européens gardent en mémoire.<br />
Ce projet de gazoduc concentre donc à la fois des enjeux politiques et économiques<br />
importants pour l’UE. L’échéance des contrats ukrainiens, fin 2019, y<br />
ajoute une tension supplémentaire et <strong>le</strong>s prochains mois vont s’avérer décisifs<br />
pour <strong>le</strong> projet, à la croisée des pressions russes et américaines qui jouent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />
équilibres internes de l’UE.<br />
Le Nord Stream 2<br />
n’est pas seu<strong>le</strong>ment<br />
une question<br />
européenne,<br />
il traduit aussi la<br />
compétition russoaméricaine<br />
pour<br />
l’accès au marché<br />
européen.<br />
Le gazoduc Nord Stream,<br />
en cours de construction,<br />
reliera la Russie<br />
à l'Al<strong>le</strong>magne par la mer<br />
Baltique<br />
© Nord Stream 2 / Wolfram Scheib<strong>le</strong>, CC BY-NC-ND<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
111
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />
Pensée des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » :<br />
trois ingrédients à prendre en compte<br />
Devant cet objet politique<br />
mal identifié que constitue <strong>le</strong><br />
mouvement des « gi<strong>le</strong>ts jaunes »,<br />
<strong>le</strong> regard porté <strong>sur</strong> différents<br />
types de considérations semb<strong>le</strong><br />
s’imposer. La satisfaction<br />
dans la vie et la confiance<br />
interpersonnel<strong>le</strong> ont été<br />
récemment mises en avant pour<br />
expliquer <strong>le</strong>s comportements<br />
é<strong>le</strong>ctoraux observés en 2017<br />
et ont été remobilisées pour<br />
éclairer <strong>le</strong> mouvement des<br />
« gi<strong>le</strong>ts jaunes ». Parmi <strong>le</strong>s<br />
objectifs de l'étude 1 figure la<br />
compréhension des ressentis<br />
subjectifs et du soc<strong>le</strong> intel<strong>le</strong>ctuel<br />
de <strong>le</strong>urs idéologies : « Dans<br />
<strong>le</strong>s deux cas (2017 et crise<br />
des “gi<strong>le</strong>ts jaunes”), la vieil<strong>le</strong><br />
opposition gauche-droite<br />
a laissé place à un nouvel<br />
antagonisme, dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s<br />
variab<strong>le</strong>s de bien-être subjectif<br />
ou de confiance à l’égard des<br />
institutions ou des personnes<br />
jouent un rô<strong>le</strong> central et sousestimé<br />
jusqu’alors. »<br />
1 http://www.cepremap.fr/<br />
publications/qui-sont<strong>le</strong>s-gi<strong>le</strong>ts-jaunes-et<strong>le</strong>urs-soutiens/<br />
Ce tab<strong>le</strong>au nous semb<strong>le</strong> devoir être précisé par l’évocation de deux<br />
autres considérations qui permettent de désagréger la notion de<br />
« satisfaction dans la vie ». En premier lieu, <strong>le</strong> souci du court<br />
terme dans <strong>le</strong>s revendications des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » et, en second<br />
lieu, la domination de va<strong>le</strong>urs matérialistes au sens de Ronald Ing<strong>le</strong>hart.<br />
Court terme et va<strong>le</strong>urs matérialistes<br />
Dès l’origine du mouvement, <strong>le</strong> pouvoir d’achat a été é<strong>le</strong>vé en tête des préoccupations<br />
avec <strong>le</strong> rejet de la hausse des taxes <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s carburants et, d’une<br />
manière plus généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong> mouvement antifiscal. Sur <strong>le</strong>s ronds-points,<br />
combien d’enquêtes ou de micros-trottoirs n’ont pas révélé l’angoisse<br />
généralisée de la sécurité économique à brève échéance voire l’angoisse alimentaire<br />
dès <strong>le</strong> 10 du mois ? « Remplir <strong>le</strong> frigo à la fin du mois » est ainsi<br />
apparu comme une urgence élémentaire, tout à fait légitime, qui traduit<br />
bien l’horizon temporel très proche des « gi<strong>le</strong>ts jaunes ». Au souci de la « fin<br />
du monde » (la transition écologique), <strong>le</strong>s « gi<strong>le</strong>ts jaunes » substituent plus<br />
volontiers <strong>le</strong> souci de la « fin du mois ».<br />
Selon l’étude récente du Cepremap (Centre pour la recherche économique<br />
et ses applications) et du Cevipof (Centre de recherches politiques de<br />
Sciences Po) précitée, « près de 70 % de ceux qui soutiennent <strong>le</strong>s « gi<strong>le</strong>ts<br />
jaunes » fortement vivent dans un ménage dont <strong>le</strong> revenu disponib<strong>le</strong> net<br />
est inférieur à 2 480 euros – soit <strong>le</strong> revenu médian en France. Et 17 %<br />
vivent dans un ménage avec moins de 1 136 euros. En outre, 24 % des<br />
soutiens (des « gi<strong>le</strong>ts jaunes ») déclarent s’en sortir « très diffici<strong>le</strong>ment »<br />
avec <strong>le</strong> revenu de <strong>le</strong>ur ménage, soit deux fois plus que la moyenne ».<br />
Ces chiffres atténuent légèrement l’état dramatique de la population suggéré<br />
par des représentations médiatiques un peu hâtives.<br />
Cette « courtermisation » du politique rejoint <strong>le</strong> caractère matérialiste de la<br />
revendication. Dans son ouvrage précité, Ronald Ing<strong>le</strong>hart met au jour, dès 1977,<br />
la dichotomie des va<strong>le</strong>urs matérialistes et post-matérialistes.<br />
Les premières sont attachées à la satisfaction de la sécurité sous toutes ses<br />
formes, physiques et économiques principa<strong>le</strong>ment. Il s’agit d’obtenir des biens<br />
matériels de première nécessité, as<strong>sur</strong>ant la sécurité physique (protection, emploi,<br />
alimentation…) des individus. Travaillant <strong>sur</strong> des séries chronologiques de<br />
données empiriques, Ing<strong>le</strong>hart met en évidence que <strong>le</strong>s générations socialisées<br />
au cours de périodes marquées par <strong>le</strong>s privations de toutes sortes sont amenées<br />
à développer des va<strong>le</strong>urs matérialistes. Ainsi en va-t-il des cohortes d’individus<br />
socialisés dans l’Al<strong>le</strong>magne ou <strong>le</strong> Japon dévastés d’après-guerre.<br />
112
Puis <strong>le</strong>s Trente Glorieuses, marquées par un développement économique<br />
constant, de nature à as<strong>sur</strong>er des sociétés où <strong>le</strong> confort et l’abondance se<br />
généralisent, connaissent l’éclosion de cohortes aspirant à des va<strong>le</strong>urs<br />
post-matérialistes (l’égalité des sexes, la protection de l’environnement, la<br />
satisfaction au travail…). On a ainsi pu donner une interprétation de Mai 68<br />
comme l’aboutissement de ces revendications post-matérialistes.<br />
Certes, <strong>le</strong> court terme n’y était pourtant pas exclu des slogans, comme<br />
l’atteste l’injonction à « jouir sans entrave ». Les va<strong>le</strong>urs matérialistes des<br />
« gi<strong>le</strong>ts jaunes » semb<strong>le</strong>nt confirmer l’hypothèse d’Ing<strong>le</strong>hart moins en<br />
termes générationnels qu’en termes de segments sociaux. Les groupes<br />
sociaux qui souffrent <strong>le</strong> plus d’un défaut de bien-être confirment <strong>le</strong>ur aspiration<br />
à la satisfaction de revendications matérialistes et à court terme. Les<br />
« gi<strong>le</strong>ts jaunes » ont pour <strong>le</strong> moins problématisé au grand jour, et parfois<br />
vio<strong>le</strong>mment, une situation insatisfaisante, c’est-à-dire qui révè<strong>le</strong> un écart<br />
entre l’état de choses existantes et ce qui paraît souhaitab<strong>le</strong>.<br />
Au souci de la<br />
« fin du monde »<br />
(la transition<br />
écologique) <strong>le</strong>s<br />
« gi<strong>le</strong>ts jaunes »<br />
substituent plus<br />
volontiers <strong>le</strong> souci<br />
de la « fin du mois ».<br />
La « déconnexion » des élites politiques<br />
Dès lors, on comprend mieux l’incompréhension tota<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> « peup<strong>le</strong> »<br />
des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » qui demande l’accès à plus de biens norma<strong>le</strong>ment accessib<strong>le</strong>s<br />
à tous et <strong>le</strong>s « élites » supposées « capter » <strong>le</strong>s ressources de bien-être<br />
et <strong>le</strong>s ressources de la volonté généra<strong>le</strong> pour par<strong>le</strong>r comme Mudde et<br />
Kaltwasser, et donc <strong>le</strong>s en priver.<br />
Cette incompréhension devient particulièrement sensib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> rejet du<br />
politique comme étant <strong>le</strong> lieu d’épanouissement des élites. Or l’une des<br />
fonctions essentiel<strong>le</strong>s du politique consiste à prévoir, à anticiper l’avenir et<br />
donc el<strong>le</strong> est caractérisée par l’analyse des perspectives à long terme. On se<br />
rappel<strong>le</strong> du « gouverner c’est prévoir » de Pierre Mendès-France. D’où <strong>le</strong>s<br />
critiques si fréquentes dans <strong>le</strong> discours des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » à propos de la<br />
« déconnexion » des élites politiques avec <strong>le</strong>s réalités socio-économiques et<br />
la justification de la défiance qu’el<strong>le</strong>s suscitent pour cause de temporalités<br />
incompatib<strong>le</strong>s.<br />
À ces deux types de considérations, on peut en effet ajouter une troisième<br />
dimension constituée par l’axe confiance-défiance, forme simplifiée du capital<br />
social dont ils sont dépourvus. Les « gi<strong>le</strong>ts jaunes » ont été souvent caractérisés<br />
par <strong>le</strong>ur iso<strong>le</strong>ment social auquel la réunion récurrente <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s rondspoints<br />
comme <strong>le</strong>s manifestations du samedi venaient apporter un antidote<br />
qui permet de retrouver la convivialité et la solidarité perdues.<br />
L’écueil des finances publiques<br />
Quel<strong>le</strong>s conclusions tirer de cette trip<strong>le</strong> opposition entre court et long terme,<br />
va<strong>le</strong>urs matérialistes et post-matérialistes et confiance et défiance pour la<br />
sortie de crise ?<br />
Si on <strong>le</strong>s projette <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s propositions qui devront émerger du « Grand<br />
Débat national », on est amené à retenir quelques hypothèses. S’agissant<br />
tout d’abord du terme auquel <strong>le</strong>s décisions devront correspondre, il semb<strong>le</strong><br />
nécessaire qu’il y ait des me<strong>sur</strong>es complétant cel<strong>le</strong>s du 10 décembre concernant<br />
la prime de fin d’année, l’augmentation du salaire des travail<strong>le</strong>urs payés<br />
Jacques Gerstlé<br />
Professeur émérite<br />
en science politique,<br />
Centre de recherches<br />
politiques de la Sorbonne<br />
(CRPS), université Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne<br />
Michel Borgetto<br />
Professeur de droit<br />
public, directeur du<br />
Centre d’études et de<br />
recherches en sciences<br />
administratives et<br />
politiques (CNRS) à<br />
l’université Paris 2<br />
Panthéon-Assas<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
113
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />
Si on connaît<br />
<strong>le</strong>s principaux<br />
facteurs du bienêtre<br />
subjectif<br />
(<strong>le</strong> revenu, <strong>le</strong><br />
statut d’emploi,<br />
l’âge et <strong>le</strong> niveau<br />
d’éducation), on<br />
ne voit guère que<br />
la redistribution<br />
pour être uti<strong>le</strong> à la<br />
réparation à court<br />
terme.<br />
Manifestation des gi<strong>le</strong>ts<br />
jaunes à Nice, janvier 2019<br />
au smic de 100 euros en 2019, l’annulation pour cette année de la CSG pour<br />
<strong>le</strong>s retraités gagnant moins de 2 000 euros par mois et la défiscalisation des<br />
heures supplémentaires dès 2019.<br />
Le président de la République avait compris la très forte attente de me<strong>sur</strong>es<br />
à court terme puisqu’il a déclaré dans son discours : « Je demande au gouvernement<br />
et au Par<strong>le</strong>ment de faire <strong>le</strong> nécessaire afin qu’on puisse vivre mieux de son<br />
travail dès <strong>le</strong> début de l’année prochaine. »<br />
On voit bien que des me<strong>sur</strong>es complémentaires d’ordre économique ne pourront<br />
être que limitées compte tenu de l’état des finances publiques. Il faudra<br />
cependant s’efforcer de trouver des me<strong>sur</strong>es de nature à satisfaire des aspirations<br />
à court terme, même si el<strong>le</strong>s seront de toute façon considérées comme<br />
insuffisantes par <strong>le</strong>s « gi<strong>le</strong>ts jaunes », compte tenu du rejet massif du président,<br />
mais pas nécessairement par <strong>le</strong> reste de tous <strong>le</strong>s autres Français qui<br />
restent très largement majoritaires.<br />
Si on connaît <strong>le</strong>s principaux facteurs du bien-être subjectif (<strong>le</strong> revenu, <strong>le</strong> statut<br />
d’emploi, l’âge et <strong>le</strong> niveau d’éducation), on ne voit guère que la redistribution<br />
pour être uti<strong>le</strong> à la réparation à court terme. Mais on se heurte là<br />
à l’écueil des finances publiques, sauf à infléchir la politique économique et<br />
socia<strong>le</strong> suivie depuis 2017 (un point abordé dans un second artic<strong>le</strong> à venir).<br />
On pourra toutefois remarquer que <strong>le</strong> Grand Débat est national et qu’en ce<br />
sens il n’est pas supposé déboucher <strong>sur</strong> la satisfaction des demandes exclusives<br />
des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » mais bien de tous <strong>le</strong>s citoyens français. En ce sens, la<br />
distinction entre confiance et défiance doit être prolongée.<br />
© Aeroceanaute – CC-BY-SA<br />
114
Les paysans indiens pourront-ils faire<br />
fléchir <strong>le</strong> gouvernement Modi ?<br />
Bulandshahr, une vil<strong>le</strong> Résidant au sein de la Région Capita<strong>le</strong> nationa<strong>le</strong> de<br />
moyenne de l’Uttar Pradesh,<br />
Delhi, de nombreux fermiers sont touchés par la récente<br />
interdiction des véhicu<strong>le</strong>s diesel datant de plus de<br />
un État situé au centre de<br />
l’Inde, a été témoin d’une<br />
dix ans, rendant la plupart de <strong>le</strong>urs tracteurs obsolètes.<br />
scène inédite ce 10 janvier :<br />
Leur action a ainsi visé à dénoncer l’hypocrisie d’un gouvernement<br />
plusieurs dizaines de paysans<br />
de la région ont immobilisé <strong>le</strong>s<br />
dont <strong>le</strong>s véhicu<strong>le</strong>s ne sont pas eux-mêmes aux normes, illustrant une<br />
véhicu<strong>le</strong>s gouvernementaux défiance grandissante vis-à-vis de la classe politique indienne.<br />
en circulation pour Cet événement insolite participe d’un ensemb<strong>le</strong> de mobilisations<br />
peindre <strong>le</strong>urs numéros et d’actions col<strong>le</strong>ctives imaginées par des fermiers indiens, organisées<br />
avec l’appui des organisations syndica<strong>le</strong>s et politiques, à travers<br />
d’immatriculation <strong>sur</strong> <strong>le</strong> capot.<br />
toute l’Inde, depuis au moins deux ans. Cette vague de protestations<br />
paysannes, qui n’a cessé de s’intensifier, vise à dénoncer la dégradation<br />
des conditions socio-économiques des ruraux et l’invisibilisation du monde<br />
paysan.<br />
Yves-Marie Rault<br />
Doctorant en géographie<br />
du développement<br />
Floriane Bolazzi<br />
Doctorante en sociologie<br />
économique et en études<br />
socia<strong>le</strong>s - Université Sorbonne<br />
Paris Cité et Università degli<br />
Studi di Milano<br />
Des souris, des serpents et des crânes…<br />
Pour faire entendre <strong>le</strong>urs voix, <strong>le</strong>s paysans ont eu recours à des modes de<br />
protestation inédits.<br />
Ainsi, en octobre 2017, des paysans originaires du Rajasthan (nord-ouest<br />
indien) s’ensevelissent sous la boue pour protester contre l’acquisition indue<br />
de <strong>le</strong>urs terres.<br />
Un mois plus tard, ce sont des agriculteurs du Tamil Nadu, au sud du pays,<br />
qui s’instal<strong>le</strong>nt à proximité des bâtiments gouvernementaux de Delhi pour<br />
réclamer des fonds d’urgence face à une interminab<strong>le</strong> période de sécheresse.<br />
Pendant près de quarante jours, ces derniers font preuve d’une imagination<br />
incroyab<strong>le</strong> pour capter l’attention de l’État : ils serrent des souris vivantes<br />
et des serpents morts entre <strong>le</strong>urs dents, se rasent la moitié de la tête,<br />
se vêtissent de saris traditionnels, se tailladent <strong>le</strong>s mains, organisent des<br />
simulacres de funérail<strong>le</strong>s, menacent de boire <strong>le</strong>ur urine et d’ingérer <strong>le</strong>urs<br />
excréments.<br />
Face à l’indifférence gouvernementa<strong>le</strong>, trois <strong>le</strong>aders du mouvement finiront<br />
par se rou<strong>le</strong>r nus <strong>sur</strong> <strong>le</strong> macadam bouillant à proximité du palais présidentiel<br />
en criant <strong>le</strong> nom du puissant dieu de la trinité hindoue « Shiva, Shiva, Shiva ».<br />
Et encore, début 2018, pour <strong>le</strong> premier match à domici<strong>le</strong> de la saison de<br />
l’équipe de cricket Chennai Super Kings, des manifestants protestent à<br />
l’intérieur du stade en brûlant <strong>le</strong>urs bil<strong>le</strong>ts, menacent de jeter des serpents<br />
<strong>sur</strong> la pelouse, obligeant <strong>le</strong> club à délocaliser ses matchs à mil<strong>le</strong> deux cents<br />
kilomètres.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
115
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />
En trois décennies<br />
de libéralisation<br />
et d’ouverture<br />
économique,<br />
si la pauvreté<br />
a globa<strong>le</strong>ment<br />
diminué dans son<br />
ensemb<strong>le</strong> en Inde,<br />
80 % de l’extrême<br />
pauvreté reste<br />
concentrée dans<br />
<strong>le</strong>s zones rura<strong>le</strong>s,<br />
selon la Reserve<br />
Bank of India.<br />
À droite :<br />
Paysans indiens, Gwalior,<br />
Madhya Pradesh, au début<br />
de Jan Satyagraha 2012<br />
Une intensification des mobilisations<br />
S’il est diffici<strong>le</strong> de dire quand <strong>le</strong> mouvement social a réel<strong>le</strong>ment commencé, la<br />
date du 6 juin 2017, quand cinq manifestants sont tués par la police dans un<br />
district rural du Madhya Pradesh, marque certainement <strong>le</strong> début de l’intensification<br />
des protestations.<br />
Mais ce n’est qu’en mars 2018, au bout d’une longue année de crescendo, que<br />
tous <strong>le</strong>s regards se tournent enfin vers la colère des paysans. La twittosphère<br />
indienne, à coups d’hashtag #KisanLongMarch (comme ci-dessous un tweet<br />
du <strong>le</strong>ader communiste Sitaram Yechury), démontre alors une affection répandue<br />
à l’égard de ces milliers de paysans coiffés de chapeaux gandhis rouges<br />
et aux pieds en sang marchant vers Mumbai pendant six jours et cinq nuits.<br />
Le gouvernement du Maharastra n’a alors pas d’autre choix que de faire son<br />
mea culpa et finit par accueillir toutes <strong>le</strong>s requêtes des manifestants. Il se donnait<br />
alors six mois pour engager des actions concrètes. Mais fin novembre<br />
2018, des dizaines de milliers de paysans venus des quatre coins de l’Inde se<br />
sont rejoints à Delhi pendant près d’un mois pour protester contre <strong>le</strong>s promesses<br />
non tenues du Premier ministre, Narendra Modi.<br />
Une crise agraire profondément enracinée<br />
Au-delà des demandes précises motivant ces multip<strong>le</strong>s actions, el<strong>le</strong>s sont<br />
la manifestation de problèmes structurels profondément enracinés dans<br />
<strong>le</strong> monde rural, que <strong>le</strong>s gouvernements successifs ne sont pas parvenus à<br />
résoudre.<br />
En trois décennies de libéralisation et d’ouverture économique, si la pauvreté<br />
a globa<strong>le</strong>ment diminué dans son ensemb<strong>le</strong> en Inde, 80 % de l’extrême pauvreté<br />
reste concentrée dans <strong>le</strong>s zones rura<strong>le</strong>s, selon la Reserve Bank of India.<br />
En fait, contrairement aux services et à certaines industries manufacturières,<br />
la contribution de l’agriculture au PIB est en chute libre. Bien qu’employant<br />
600 millions de personnes, <strong>le</strong> secteur agrico<strong>le</strong> ne représente plus aujourd’hui<br />
que 16 % du PIB indien.<br />
La crise agraire a plusieurs origines : la pression démographique encourageant<br />
<strong>le</strong> morcel<strong>le</strong>ment des terres, l’augmentation des coûts de production, l’intensification<br />
des risques climatiques. Selon <strong>le</strong>s données du National Samp<strong>le</strong><br />
Survey Office, moins de 10 % seu<strong>le</strong>ment des ménages ruraux indiens possèdent<br />
plus de 2 hectares de terres arab<strong>le</strong>s. Le reste <strong>sur</strong>vit grâce à une agriculture<br />
de subsistance où l’on travail<strong>le</strong> à la tâche, généra<strong>le</strong>ment pour moins<br />
de 3 euros par jour.<br />
Suicides paysans<br />
Face à des rendements décroissants et à la stagnation des prix des produits<br />
agrico<strong>le</strong>s d’une part, et à la hausse du prix du pétro<strong>le</strong> d’autre part, à l’utilisation<br />
d’engrais et de semences de plus en plus coûteux et de moins en moins<br />
efficaces, <strong>le</strong> monde rural est <strong>sur</strong>endetté et <strong>le</strong>s paysans sont poussés à bout.<br />
En 2015, <strong>le</strong> National Crime Records Bureau recensait pas moins de 8 007 cas<br />
de suicides chez <strong>le</strong>s paysans.<br />
La réponse de l’État qui, selon <strong>le</strong> <strong>le</strong>ader syndical communiste paysan (All<br />
India Kisan Sabha, AIKS), Vijoo Krishnan, se limiterait à « une misérab<strong>le</strong><br />
116
© Yann Forget<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
117
“Regards <strong>sur</strong>”<br />
indemnité de 20 000 roupies [250 euros] versée aux famil<strong>le</strong>s des victimes »<br />
suscite l’indignation généra<strong>le</strong>.<br />
Parallè<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s pertes causées par <strong>le</strong>s catastrophes naturel<strong>le</strong>s, notamment<br />
<strong>le</strong>s inondations comme cel<strong>le</strong>s qui ont frappé <strong>le</strong> Sud du pays en automne<br />
dernier, à la suite d’une longue sécheresse, pèsent lourdement <strong>sur</strong> la petite<br />
paysannerie.<br />
Seuls <strong>le</strong>s grands exploitants peuvent s’équiper d’espaces de stockage sécurisés<br />
comme <strong>le</strong>s chambres froides, quand l’arrosage mécanique et l’irrigation,<br />
encore trop peu développés en Inde, couvrent uniquement 35 % des terres<br />
agrico<strong>le</strong>s.<br />
Cette fois-ci,<br />
<strong>le</strong>s paysans<br />
semb<strong>le</strong>nt<br />
présenter un<br />
front uni autour<br />
de revendications<br />
communes,<br />
parfois au-delà<br />
des divisions<br />
idéologiques,<br />
religieuses et<br />
de caste qui ont<br />
pendant longtemps<br />
empêché la<br />
constitution d’une<br />
classe agraire.<br />
Promesses non tenues<br />
Pendant ce temps, <strong>le</strong>s partis politiques indiens se renvoient <strong>le</strong>s responsabilités.<br />
Depuis plusieurs décennies, <strong>le</strong>s politiques publiques de tous <strong>le</strong>s gouvernements<br />
confondus ont principa<strong>le</strong>ment bénéficié aux grandes vil<strong>le</strong>s, aux<br />
classes moyennes et aux industries émergentes. Un rapport du National Skill<br />
Development Council de 2017 montre bien cet abandon du monde rural,<br />
fixant comme objectif la diminution de la population agrico<strong>le</strong> de 57 % à 38 %<br />
d’ici 2022.<br />
Pourtant, <strong>le</strong>s hommes et femmes politiques sont bien conscients du réservoir<br />
de votes que constitue <strong>le</strong> monde rural. En effet, malgré une très forte urbanisation,<br />
70 % de la population vit encore dans <strong>le</strong>s villages.<br />
Le Premier ministre Narendra Modi avait promis aux paysans <strong>le</strong> doub<strong>le</strong>ment<br />
de <strong>le</strong>urs revenus d’ici 2022 à travers <strong>le</strong> prix minimal d’achat de certaines denrées<br />
agrico<strong>le</strong>s. Mais l’augmentation promise est revue à la baisse en juil<strong>le</strong>t<br />
dernier.<br />
En fait, de nombreuses études économiques montrent que la situation du<br />
monde rural s’est aggravée depuis l’arrivée du gouvernement Modi. Le gouvernement<br />
est accusé d’avoir alloué <strong>le</strong>s fonds des plans sociaux de manière<br />
déstructurée et désorganisée, notamment en réduisant des subventions de<br />
manière hasardeuse.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Une convergence des luttes paysannes ?<br />
La mobilisation paysanne devrait donc s’intensifier dans <strong>le</strong>s mois à venir, à<br />
l’approche des é<strong>le</strong>ctions généra<strong>le</strong>s en Inde qui se tiendront entre avril et mai<br />
2019. Cette fois-ci, <strong>le</strong>s paysans semb<strong>le</strong>nt présenter un front uni autour de<br />
revendications communes, parfois au-delà des divisions idéologiques, religieuses<br />
et de caste qui ont pendant longtemps empêché la constitution d’une<br />
« classe agraire ».<br />
La manifestation du 5 septembre 2018, qui a attiré 100 000 paysans à<br />
Parliament Street à Delhi, a été particulièrement significative de ce tournant.<br />
Coordonnée par <strong>le</strong> AIKS, la journée a pour la première fois vu manifester<br />
ensemb<strong>le</strong> des Adivasis (aborigènes), des travail<strong>le</strong>urs journaliers et des petits<br />
propriétaires.<br />
Pour la première fois depuis des décennies, des drapeaux de la CITU (Centre<br />
des syndicats indiens), l’un des plus grands syndicats nationaux, ont été<br />
brandis aux côtés de ceux des organisations et des unions paysannes. Vijoo<br />
118
Krishnan voit d’ail<strong>le</strong>urs dans la démonétisation de novembre 2016 – me<strong>sur</strong>e<br />
gouvernementa<strong>le</strong> appliquée bruta<strong>le</strong>ment visant à éliminer <strong>le</strong>s liquidités supposées<br />
encourager <strong>le</strong> blanchiment d’argent – un facteur de la convergence<br />
des luttes entre paysans et travail<strong>le</strong>urs journaliers : « Si <strong>le</strong>s plus favorisés ont<br />
réussi à gérer la crise et à retomber <strong>sur</strong> <strong>le</strong>urs pattes, <strong>le</strong>s agriculteurs, <strong>le</strong>s ouvriers,<br />
<strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>urs migrants, <strong>le</strong>s journaliers du secteur informel et <strong>le</strong>s plus vulnérab<strong>le</strong>s<br />
en souffrent encore. »<br />
De la révolte paysanne à la révolution politique<br />
La cause paysanne semb<strong>le</strong> rencontrer une résonance à l’échel<strong>le</strong> nationa<strong>le</strong> depuis<br />
2017. Comme <strong>le</strong> souligne Vijoo Krishnan, « <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> indien s’est toujours<br />
soucié de la figure de l’annadata, littéra<strong>le</strong>ment celui qui fournit la nourriture,<br />
mais <strong>le</strong> consensus et <strong>le</strong> soutien que nous voyons émerger de toutes <strong>le</strong>s<br />
couches de la population depuis un an sont sans précédent ».<br />
Le renforcement des liens entre <strong>le</strong> monde rural et <strong>le</strong> monde urbain y est sans<br />
doute pour quelque chose.<br />
Nombreux sont <strong>le</strong>s jeunes qui quittent <strong>le</strong>urs villages et se rendent dans <strong>le</strong>s<br />
vil<strong>le</strong>s en quête d’un emploi alternatif à l’agriculture, une activité souvent<br />
insuffisante pour soutenir <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>. Cette flotte de « travail<strong>le</strong>urs sans<br />
attache » pourrait compter selon certains chercheurs plusieurs dizaines de<br />
millions de personnes, dont la grande majorité finit par travail<strong>le</strong>r pour une<br />
misère et dans la plus grande précarité.<br />
Ainsi, la détresse additionnée de ces deux sphères, cel<strong>le</strong> rura<strong>le</strong> des paysans et<br />
cel<strong>le</strong> urbaine des travail<strong>le</strong>urs migrants, dont <strong>le</strong>s causes se rejoignent, pourrait<br />
constituer une réel<strong>le</strong> menace pour <strong>le</strong> Bharatiya Janata Party, <strong>le</strong> parti au<br />
pouvoir. Vijoo Krishnan reste toutefois prudent <strong>sur</strong> l’issue des prochaines<br />
é<strong>le</strong>ctions généra<strong>le</strong>s : « Modi a trahi une grande partie de ses é<strong>le</strong>cteurs […]. Mais<br />
seu<strong>le</strong>ment si nous avions des é<strong>le</strong>ctions nettes et équitab<strong>le</strong>s, sans argent ni rapports<br />
de domination, alors seu<strong>le</strong>ment, nous pourrions être sûrs d’un véritab<strong>le</strong> changement.<br />
»<br />
Retrouvez tous <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de nos chercheurs et enseignants-chercheurs <strong>sur</strong><br />
https://theconversation.com/institutions/universite-paris-1-pantheon-sorbonne-2193<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
119
VENI<br />
VIDI<br />
PANTHÉON-SORBONNE<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Retour en amphi pour nos docteurs<br />
En février dernier, dans l’enceinte majestueuse du grand amphithéâtre de<br />
la Sorbonne, près de cent cinquante docteurs de l’année précédente ont été<br />
honorés à l’occasion d’une cérémonie so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong> durant laquel<strong>le</strong> l’écharpe<br />
et la médail<strong>le</strong> de l’université <strong>le</strong>ur ont été remises. Organisée par Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne, cet événement rappel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> dynamisme de la<br />
recherche s’inscrit au cœur de son projet d’établissement. Chaque année,<br />
plus de trois cents nouveaux docteurs sont diplômés.<br />
Toutes <strong>le</strong>s photos de la cérémonie sont disponib<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> :<br />
http://univ1.fr/docteurs2018<br />
120
© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
121
VENI<br />
VIDI<br />
PANTHÉON-SORBONNE<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 © Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />
Notre-Dame au cœur<br />
Le 18 avril, trois jours après l’incendie qui a ravagé Notre-Dame de<br />
Paris, <strong>le</strong>s membres fondateurs de Sorbonne Alliance – l’université Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne, la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH)<br />
et l’Éco<strong>le</strong> supérieure de commerce de Paris (ESCP Europe) – ont lancé un<br />
appel so<strong>le</strong>nnel au monde universitaire et à la communauté scientifique.<br />
Cette initiative a pour ambition de fédérer <strong>le</strong>s moyens mais <strong>sur</strong>tout <strong>le</strong>s<br />
compétences et <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s expertises, afin de participer à la reconstruction<br />
de ce chef-d’œuvre de l’esprit humain qui symbolise, depuis huit cents<br />
ans, notre capacité à vivre ensemb<strong>le</strong> au-delà de sa dimension religieuse.<br />
122
Parutions<br />
De la p<strong>le</strong>ureuse à la veuve joyeuse,<br />
Sociétés & Représentations, n o 46<br />
Dans ce numéro de Sociétés & Représentations, on s’attache à un personnage<br />
d’un genre particulier : la veuve. En dépassant <strong>le</strong>s clichés et <strong>le</strong>s préjugés<br />
à <strong>le</strong>ur encontre, on <strong>le</strong>ur donne un nouveau visage et une nouvel<strong>le</strong> humanité.<br />
La perception des veuves à travers l’art et<br />
l’imaginaire<br />
Ce numéro de Sociétés & Représentations s’attache à l’émergence d’un<br />
type, celui des veuves, à travers la diversité des images, pour suivre<br />
l’évolution des représentations en prêtant attention à l’imaginaire<br />
social et culturel des veuves. Terrassées, animées d’un fort sentiment<br />
de culpabilité, el<strong>le</strong>s sont beaucoup plus nombreuses que <strong>le</strong>s hommes<br />
à rester seu<strong>le</strong>s après la disparition de <strong>le</strong>ur compagnon. La perception<br />
du veuvage évolue à travers <strong>le</strong>s époques. Lorsqu’au <strong>le</strong>ndemain<br />
des guerres napoléoniennes ou de la Première Guerre mondia<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />
nombre de jeunes veuves s’envo<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>s ne semb<strong>le</strong>nt pas pour autant<br />
faire l’objet d’une grande attention de la part des autorités, des journalistes<br />
ou de l’opinion publique. Caricatures, <strong>cinéma</strong>, estampes… <strong>le</strong>s<br />
pages de ce numéro étudient <strong>le</strong>s veuves sous tous <strong>le</strong>s ang<strong>le</strong>s et tous<br />
<strong>le</strong>s supports. Mais on ne reste pas cantonné aux visual studies. C’est<br />
éga<strong>le</strong>ment de perception de l’autre dont il s’agit, puisque périodiques<br />
ou romans sont mobilisés afin de mieux saisir <strong>le</strong>s représentations des<br />
veuves, cel<strong>le</strong>s des marins disparus en mer comme cel<strong>le</strong>s d’artistes.<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
Éditions<br />
de la Sorbonne<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Revue Sociétés &<br />
Représentations<br />
Date de publication<br />
Décembre 2018<br />
Nombre de pages<br />
336 pages<br />
Prix<br />
25 €<br />
Auteurs<br />
Laurent Bihl<br />
est maître de conférences en sciences<br />
de l’information et de la communication<br />
à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />
Frédéric Chauvaud<br />
est professeur d’histoire contemporaine<br />
à l’université de Poitiers.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
123
INSTITUT DE RECHERCHE JURIDIQUE DE LA SORBONNE<br />
27/03/2019 15:33:24<br />
Parutions<br />
La catégorisation des corps.<br />
Étude <strong>sur</strong> l’humain avant la naissance et après la mort<br />
ort<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Bibliothèque<br />
André Tunc<br />
Thèse<br />
Tome<br />
100<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Bibliothèque de l’IRJS - André Tunc<br />
Thèse<br />
Dans <strong>le</strong> cadre de sa thèse, sous la direction de Grégoire Loiseau, Lisa Carayon<br />
s’intéresse aux corps humains avant <strong>le</strong>ur naissance et après <strong>le</strong>ur mort sous <strong>le</strong> prisme<br />
juridique.<br />
es sont souvent<br />
ependant, une<br />
égislateur dans<br />
rps n’est pas tant<br />
estion conduit à<br />
ns ponctuel<strong>le</strong>s à<br />
égoriel<strong>le</strong>.<br />
<strong>le</strong> question de<br />
parfois éluder<br />
pour identifier<br />
droit (biologie,<br />
re <strong>le</strong>s difficultés<br />
ouvel<strong>le</strong>nt en la<br />
as toujours son<br />
s appliqués aux<br />
me est <strong>sur</strong>tout<br />
avant tout des<br />
e protection du<br />
ien souvent <strong>le</strong>s<br />
<strong>le</strong>s, religieuses,<br />
des possib<strong>le</strong>s à<br />
s ponctuels ou<br />
Prix : 49 euros<br />
: 978-2-919211-90-6<br />
rjs.univ-paris1.fr/<br />
Tome<br />
100<br />
La catégorisation des corps<br />
Étude <strong>sur</strong> l’humain avant la naissance et après la mort<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
Éditions IRJS<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Bibliothèque<br />
André-Tunc<br />
La catégorisation des corps<br />
Date de publication<br />
Avril 2019<br />
Nombre de pages<br />
811 pages<br />
Prix<br />
49 €<br />
Étude <strong>sur</strong> l’humain<br />
avant la naissance et après la mort<br />
Lisa Carayon<br />
préface de Grégoire Loiseau<br />
Prix Jean Carbonnier de la Mission Droit et Justice 2017<br />
Prix so<strong>le</strong>nnel André Isoré de la chancel<strong>le</strong>rie des universités de Paris 2017<br />
Prix de thèse Jean-Marie Auby<br />
de l’association française de droit de la santé 2017<br />
Mention spécia<strong>le</strong> du jury du prix Paris Sciences Lettres -<br />
Sciences humaines et socia<strong>le</strong>s 2018<br />
Les corps humains avant la naissance et<br />
après la mort, objets de réf<strong>le</strong>xion<br />
La notion de corps humain ne fait pas l’objet d’une définition juridique<br />
précise. Non pas que <strong>le</strong>s termes de « corps » ou d’« humain »<br />
soient inconnus du droit, mais <strong>le</strong>ur usage semb<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus souvent<br />
renvoyer à des notions extra-juridiques, en particulier biologiques<br />
et médica<strong>le</strong>s. L’humain est ce qui est biologiquement humain ; <strong>le</strong><br />
corps est un organisme organisé, considéré dans sa globalité. Parmi<br />
ces corps, Lisa Carayon choisit de s’intéresser uniquement à ceux qui<br />
ne sont pas nés et à ceux qui sont déjà morts en ce qu’ils posent aux<br />
juristes des difficultés spécifiques. En effet, si ces corps mobilisent<br />
indéniab<strong>le</strong>ment des interrogations socia<strong>le</strong>s distinctes – sauvegarde<br />
de la vie d’un côté, respect des morts de l’autre par exemp<strong>le</strong> – il est<br />
tout aussi indubitab<strong>le</strong> qu’un grand nombre de questions peuvent<br />
être posées de façon similaire dans ces deux champs : quel usage de<br />
l’humain dans la recherche scientifique ? Quel<strong>le</strong>s atteintes possib<strong>le</strong>s<br />
aux corps dans un objectif de santé publique ? Quel<strong>le</strong>s limites à la<br />
liberté d’action des personnes au regard d’intérêts col<strong>le</strong>ctifs ? Mais la<br />
question, proprement juridique, qui a massivement mobilisé la doctrine<br />
est cel<strong>le</strong> de la qualification juridique de ces corps.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Auteure<br />
Lisa Carayon<br />
est docteure en droit de la santé, droit des<br />
personnes, de la famil<strong>le</strong> et des étrangers<br />
à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />
El<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>ment chargée d’enseignement<br />
en droit de la santé, droit de la famil<strong>le</strong> et<br />
droit des obligations à l’université Paris 13.<br />
Préface de Grégoire Loiseau,<br />
professeur en droit privé<br />
et sciences criminel<strong>le</strong>s à l’université<br />
Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />
124
Parutions<br />
L’autogestion en chantier, Les gauches françaises<br />
et <strong>le</strong> « modè<strong>le</strong> » yougoslave (1948-1981)<br />
L’ouvrage revient <strong>sur</strong> <strong>le</strong> concept d’autogestion et l’histoire de la Yougoslavie d’où<br />
s’extirpe <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> d’une autogestion réceptionnée plus tard par la gauche française.<br />
Comprendre l’autogestion :<br />
réception du modè<strong>le</strong> yougoslave<br />
par <strong>le</strong>s gauches françaises<br />
Cinquante ans après Mai 68, cet ouvrage se propose de revenir <strong>sur</strong><br />
l’une des utopies <strong>le</strong>s plus emblématiques du printemps des barricades<br />
: l’autogestion. Pendant plus d’une décennie, <strong>le</strong> mot, longtemps<br />
cantonné aux marges, s’instal<strong>le</strong> au cœur des débats de la<br />
gauche française. Il s’invite dans <strong>le</strong>s programmes des partis et des<br />
syndicats, nourrit <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions et <strong>le</strong>s rêves d’un socialisme différent,<br />
fondé <strong>sur</strong> la démocratie intégra<strong>le</strong>, depuis l’entreprise jusqu’à la<br />
société tout entière. Depuis quelques années, l’idée re<strong>sur</strong>git comme<br />
une réponse possib<strong>le</strong> aux impasses du capitalisme contemporain.<br />
L’autogestion n’est pourtant pas sortie tout armée de l’imagination<br />
des étudiants et des ouvriers français dans la fièvre des journées de<br />
mai. Le « socialisme autogestionnaire » est né ail<strong>le</strong>urs, dans un pays<br />
qui n’existe plus, et son importation en France relève d’un transfert<br />
culturel. Le mot comme la chose renvoient à une expérience unique,<br />
engagée près de vingt ans plus tôt dans la Yougoslavie communiste<br />
du maréchal Tito, au <strong>le</strong>ndemain de la rupture avec Staline. Comprendre<br />
son émergence et son déclin en France <strong>sur</strong> trois décennies<br />
suppose d’écrire l’histoire du « modè<strong>le</strong> » yougoslave, aujourd’hui bien<br />
oublié, et de sa réception par <strong>le</strong>s gauches françaises.<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
Arbre b<strong>le</strong>u éditions<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Gauches d’ici et<br />
d’ail<strong>le</strong>urs<br />
Date de publication<br />
Octobre 2018<br />
Nombre de pages<br />
522 pages<br />
Prix<br />
32 €<br />
Auteur<br />
Frank Georgi<br />
est maître de conférences à<br />
l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
et membre du centre d’histoire<br />
socia<strong>le</strong> du xx e sièc<strong>le</strong>.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
125
Parutions<br />
« Mon corps, mes droits ! » L’avortement menacé ?<br />
Sociologues, juristes et spécialistes de la civilisation étrangère reviennent<br />
<strong>sur</strong> la question de l’avortement, notamment dans plusieurs pays d’Europe<br />
et aux États-Unis. On met en lumière que cette question de l’IVG, loin d’être acquise,<br />
reste <strong>sur</strong> un fil rouge et tend à être menacée tant dans l’opinion publique qu’au sein<br />
des institutions politiques et socia<strong>le</strong>s.<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
Mare & Martin<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Col<strong>le</strong>ction de l’Institut<br />
des sciences juridique<br />
et philosophique de la<br />
Sorbonne (ISJPS)<br />
Date de publication<br />
Février 2019<br />
Nombre de pages<br />
206 pages<br />
Prix<br />
36 €<br />
Enjeux politiques et sociaux de l’avortement<br />
en 2019<br />
La liberté d’avortement, issue des combats féministes de la deuxième<br />
vague dans la plupart des pays occidentaux, est-el<strong>le</strong> vraiment<br />
acquise ? Constitue-t-el<strong>le</strong> un droit fondamental des femmes ? La<br />
réponse est loin de s’imposer en ce début de xxi e sièc<strong>le</strong>. Les analyses<br />
ici réunies sont conduites par des sociologues, des juristes, des spécialistes<br />
de civilisations étrangères, et sont toutes convergentes. Dans<br />
<strong>le</strong>s différentes juridictions étudiées – Espagne, États-Unis, France,<br />
Irlande, Italie, Pologne, Royaume-Uni, Europe des droits de l’homme –<br />
se découvrent des difficultés pratiques, symboliques et idéologiques<br />
communes, y compris dans <strong>le</strong>s pays où l’avortement est autorisé par<br />
la loi, en dehors de toute indication médica<strong>le</strong>. Ainsi, même dans <strong>le</strong>s<br />
états <strong>le</strong>s plus progressistes en matière de droits reproductifs, l’avortement<br />
reste conçu comme une concession. L’ambition de cet ouvrage,<br />
dans une perspective résolument internationa<strong>le</strong>, peut fina<strong>le</strong>ment<br />
se résumer en quelques mots : montrer que, loin de se réduire à « une<br />
affaire de bonnes femmes », comme <strong>le</strong> considérait Jacques Chirac,<br />
Premier ministre lorsque Simone Veil porta devant l’Assemblée nationa<strong>le</strong><br />
<strong>le</strong> projet de loi <strong>le</strong> légalisant en France, l’avortement est un<br />
enjeu éminemment politique, qui a partie liée aux évolutions démocratiques<br />
et sociéta<strong>le</strong>s propres à chaque pays.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
Auteures<br />
Sous la direction de<br />
Laurence Brunet, juriste,<br />
spécialiste en droit de la famil<strong>le</strong><br />
et chercheuse à l’université Paris 1 Panthéon<br />
Sorbonne et<br />
d’A<strong>le</strong>xandrine Guyard-Nede<strong>le</strong>c,<br />
maîtresse de conférences en langues<br />
et littératures anglaises et anglo-saxonnes<br />
à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
et co-responsab<strong>le</strong> de l’Axe Genre<br />
Interdisciplinaire de la Sorbonne (AGIS).<br />
126
INSTITUT DE RECHERCHE JURIDIQUE DE LA SORBONNE<br />
MNA.couv.indd 4 01/04/2019 10:02:14<br />
Parutions<br />
Quel<strong>le</strong> protection pour <strong>le</strong>s mineurs non accompagnés ?<br />
Cet ouvrage reprend <strong>le</strong>s actes du colloque ouvert par Jacques Toulon, défenseur des<br />
droits, <strong>le</strong> 21 juin 2018. Lilia Aït Ahmed, Estel<strong>le</strong> Gallant et Quel<strong>le</strong> Héloïse protection Meur pour <strong>le</strong>s mineurs se penchent<br />
non accompagnés ?<br />
Sous la direction de Lilia Aït Ahmed, Estel<strong>le</strong> Gallant, Héloïse Meur<br />
<strong>sur</strong> la question des droits et des me<strong>sur</strong>es de protection Actes mises du colloque en du 21 place juin 2018 par la justice<br />
française pour répondre aux besoins des mineurs isolés, souvent d’origine étrangère.<br />
La situation de particulière vulnérabilité des mineurs non accompagnés a conduit<br />
<strong>le</strong> droit français à mettre formel<strong>le</strong>ment en avant <strong>le</strong>ur minorité plutôt que <strong>le</strong>ur<br />
extranéité. Ainsi, <strong>le</strong>s autorités françaises, tout comme <strong>le</strong>s autorités européennes,<br />
ont préféré retenir l’appellation de mineurs non accompagnés, plutôt que cel<strong>le</strong> de<br />
mineurs isolés étrangers retenue antérieurement, faisant ainsi disparaître, au moins<br />
formel<strong>le</strong>ment, l’extranéité au profit de la minorité.<br />
Pour autant, <strong>le</strong>s difficultés que soulève <strong>le</strong>ur prise en charge est indissociab<strong>le</strong> de la<br />
question migratoire, ainsi qu’en attestent <strong>le</strong>s conditions de <strong>le</strong>ur traitement <strong>sur</strong> <strong>le</strong><br />
territoire français. En effet, c’est bien dans un contexte global de crise migratoire qui<br />
touche l’Union européenne et la France que la problématique a pris une amp<strong>le</strong>ur<br />
croissante au cours des dernières années.<br />
Confrontation à la réalité des mineurs isolés<br />
français d’accueil des mineurs non accompagnés depuis plusieurs années.<br />
en France : qu’en pense la justice à constater artificiel<strong>le</strong>ment ? <strong>le</strong>ur majorité.<br />
L’actualité récente a mis en lumière l’urgence de la situation et <strong>le</strong>s limites du système<br />
Face à la croissance exponentiel<strong>le</strong> du nombre de mineurs non accompagnés depuis<br />
2010, <strong>le</strong> système implose. Certains Conseils Départementaux, auxquels incombe<br />
traditionnel<strong>le</strong>ment la responsabilité des services de l’aide socia<strong>le</strong> à l’enfance, ont<br />
ainsi refusé la prise en charge de mineurs non accompagnés, faute de moyens, quitte<br />
Cette situation a obligé l’État à envisager de nouvel<strong>le</strong>s solutions dont <strong>le</strong>s résultats<br />
peinent toutefois à se faire ressentir.<br />
Ces différents éléments démontrent que la protection des mineurs non accompagnés<br />
La situation de particulière vulnérabilité des<br />
doit être repensée.<br />
mineurs<br />
La journée d’étude relative<br />
non<br />
à <strong>le</strong>ur protection<br />
accompagnés<br />
a conduit <strong>le</strong> droit français à mettre remèdes. formel<strong>le</strong>ment en avant<br />
avait pour ambition<br />
de participer à cette réf<strong>le</strong>xion. Plusieurs praticiens et universitaires se sont donc<br />
réunis <strong>le</strong> temps d’une journée, à la Première Chambre du TGI de Paris, afin de<br />
proposer à la fois un état des lieux des difficultés mais éga<strong>le</strong>ment des solutions et<br />
Le présent ouvrage contient <strong>le</strong>s actes d’un colloque ouvert par <strong>le</strong> Défenseur des<br />
droits, Jacques Toubon, et publié grâce concours de l’IRJS. Il s’adresse aux avocats,<br />
<strong>le</strong>ur minorité plus que <strong>le</strong>ur extranéité. Ainsi, aux <strong>le</strong>s magistrats, autorités aux juristes, aux personnels encadrant françaises,<br />
l’accueil de ces mineurs au<br />
quotidien, aux professeurs, aux chercheurs aux étudiants en droit.<br />
tout comme <strong>le</strong>s autorités européennes, ont préféré retenir l’appellation<br />
de mineurs non accompagnés, plutôt que cel<strong>le</strong> de mineurs<br />
Prix : 29 euros<br />
ISBN : 978-2-919211-91-3<br />
isolés étrangers retenue antérieurement, faisant ainsi disparaître,<br />
au moins formel<strong>le</strong>ment, l’extranéité au profit de la minorité. Boutique en ligne http ://irjs.univ-paris1fr/ Pour<br />
autant, <strong>le</strong>s difficultés que soulève <strong>le</strong>ur prise en charge sont indissociab<strong>le</strong>s<br />
de la question migratoire, ainsi qu’en attestent <strong>le</strong>s conditions<br />
de <strong>le</strong>ur traitement <strong>sur</strong> <strong>le</strong> territoire français. En effet, c’est bien dans<br />
un contexte global de crise migratoire qui touche l’Union européenne<br />
et la France que la problématique a pris une amp<strong>le</strong>ur croissante au<br />
cours des dernières années. L’actualité récente a mis en lumière<br />
l’urgence de la situation et <strong>le</strong>s limites du système français d’accueil<br />
des mineurs non accompagnés depuis plusieurs années. Face à la<br />
croissance exponentiel<strong>le</strong> du nombre de mineurs non accompagnés<br />
depuis 2010, <strong>le</strong> système implose. Certains conseils départementaux,<br />
auxquels incombe traditionnel<strong>le</strong>ment la responsabilité des services<br />
de l’aide socia<strong>le</strong> à l’enfance, ont ainsi refusé la prise en charge de mineurs<br />
non accompagnés, faute de moyens, quitte à constater artificiel<strong>le</strong>ment<br />
<strong>le</strong>ur majorité.<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Bibliothèque<br />
André Tunc<br />
Tome<br />
101<br />
Quel<strong>le</strong> protection pour <strong>le</strong>s mineurs non accompagnés ?<br />
Tome<br />
101<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
Éditions IRJS<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Bibliothèque<br />
André-Tunc<br />
Date de publication<br />
Avril 2019<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Bibliothèque de l’IRJS - André Tunc<br />
Quel<strong>le</strong> protection pour<br />
<strong>le</strong>s mineurs non accompagnés ?<br />
sous la direction de Lilia Aït Ahmed,<br />
Estel<strong>le</strong> Gallant, Héloïse Meur<br />
Actes du colloque du 21 juin 2018<br />
Nombre de pages<br />
153 pages<br />
Prix<br />
29 €<br />
Auteures<br />
Sous la direction de Lilia Aït Ahmed, d'Héloïse Meur,<br />
doctorante en droit international juriste et doctorante en droit privé<br />
européen à l’université Paris 1 international à l’université Paris 1 Panthéon-<br />
Panthéon-Sorbonne (IREDIES),<br />
Sorbonne (IREDIES) et<br />
et d'Estel<strong>le</strong> Gallant,<br />
maîtresse de conférences HDR<br />
en droit privé à l’université<br />
Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
127
Parutions<br />
Des chartes aux constitutions,<br />
Autour de l’idée constitutionnel<strong>le</strong> en Europe (xii e -xvii e sièc<strong>le</strong>)<br />
Une vingtaine d’auteurs internationaux participent à cet ouvrage afin d’établir une<br />
réf<strong>le</strong>xion critique et historique <strong>sur</strong> l’idée constitutionnel<strong>le</strong> en Europe entre <strong>le</strong> xii e et<br />
<strong>le</strong> xvii e sièc<strong>le</strong>. Cet ouvrage propose de découvrir <strong>le</strong>s expériences déterminantes qui<br />
agissent dans l’ombre de la formation d’un État, et se dévoi<strong>le</strong> comme une démarche<br />
intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> complète et ouverte.<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
Éditions<br />
de la Sorbonne<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Histoire ancienne<br />
et médiéva<strong>le</strong><br />
Date de publication<br />
Mars 2019<br />
Nombre de pages<br />
464 pages<br />
Prix<br />
28 €<br />
La constitution de la constitution<br />
Par constitution, il est convenu d’entendre un texte établissant<br />
la forme organique de l’État, et de tels textes n’existent pas avant<br />
<strong>le</strong> xviii e sièc<strong>le</strong>. Peut-on alors par<strong>le</strong>r de « constitutions » pour <strong>le</strong><br />
Moyen Âge ? Empiriquement, communes et monarchies avaient<br />
des constitutions : aucun texte juridique ne <strong>le</strong>s décrivait, mais el<strong>le</strong>s<br />
existaient bel et bien et on en discutait pied à pied <strong>le</strong>s dispositions.<br />
Dès qu’ils <strong>le</strong>s ont connues, <strong>le</strong>s juristes et <strong>le</strong>s théologiens ont discuté<br />
<strong>le</strong>s constitutions analysées par Aristote dans sa Politique. Nul<br />
ne doute cependant du caractère constitutionnel de la monarchie<br />
par<strong>le</strong>mentaire anglaise que l’on considère aujourd’hui comme une<br />
constitution coutumière. Une définition trop stricte conduirait<br />
donc à passer sous si<strong>le</strong>nce certaines situations et expériences déterminantes<br />
dans la conceptualisation et l’application d’une idée<br />
constitutionnel<strong>le</strong> dans l’Europe des États qui se met en place à<br />
partir du xii e sièc<strong>le</strong>. Le choix d’une définition plus large s’impose.<br />
Sous la direction de<br />
François Foronda,<br />
maître de conférences en histoire à<br />
l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />
Auteurs<br />
et de<br />
Jean-Philippe Genet,<br />
professeur émérite en histoire à<br />
l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
128
Parutions<br />
Fictions secondes - Mondes possib<strong>le</strong>s et figures de<br />
l’enchâssement dans <strong>le</strong>s œuvres artistiques et littéraires<br />
« Fictions secondes », expression artistique, se décline dans cet ouvrage sous toutes ses<br />
facettes : enchâssement, théorie des mondes possib<strong>le</strong>s et œuvre artistique. On revient<br />
à travers des exemp<strong>le</strong>s parlants et connus du grand public <strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde intrinsèque que<br />
renferme en el<strong>le</strong>-même cette simp<strong>le</strong> expression.<br />
Les « fictions secondes » :<br />
anatomie d’une expression artistique<br />
Le récit de Shéhérazade dans celui des Mil<strong>le</strong> et Une Nuits, sa reprise<br />
par l’artiste contemporain Sharif Waked dans une vidéo intitulée « To<br />
be continued », <strong>le</strong>s histoires que Jacques raconte à son maître dans <strong>le</strong><br />
roman de Denis Diderot, certaines œuvres d’Éric Rondepierre ou encore,<br />
dans <strong>le</strong> cas du film de fiction, la partie de tennis mimée à la fin<br />
du film Blow-Up de Michelangelo Antonioni ont été parfois qualifiés<br />
de fictions secondes. Que recouvre cette expression ? Au-delà de ces<br />
quelques exemp<strong>le</strong>s, quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s œuvres artistiques, littéraires,<br />
<strong>cinéma</strong>tographiques, théâtra<strong>le</strong>s, susceptib<strong>le</strong>s de fournir des cas<br />
d’étude pertinents ? Quel<strong>le</strong>s approches théoriques, narratologiques,<br />
visuel<strong>le</strong>s sont susceptib<strong>le</strong>s d’en cerner <strong>le</strong>s configurations, <strong>le</strong>s<br />
contours, <strong>le</strong>s limites ? L’enchâssement, la mise en abyme, la méta<strong>le</strong>pse<br />
constituent-el<strong>le</strong>s autant de figures appropriées ou simp<strong>le</strong>ment<br />
connexes ? Autant de questionnements auxquels cet ouvrage tente<br />
de répondre autour de trois thèmes : la fiction seconde comme enchâssement,<br />
la fiction seconde et la théorie des mondes possib<strong>le</strong>s,<br />
enfin la fiction seconde et <strong>le</strong>s œuvres artistiques.<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
Éditions<br />
de la Sorbonne<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
Arts et monde<br />
contemporain<br />
Date de publication<br />
Mars 2019<br />
Nombre de pages<br />
216 pages<br />
Prix<br />
38 €<br />
Auteur<br />
Sous la direction de<br />
Bernard Guelton,<br />
professeur en arts à l’université Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne. Ses recherches<br />
s’orientent notamment dans <strong>le</strong><br />
domaine des médias et de la fiction.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
129
Parutions<br />
Le geste & la pensée, artistes contre<br />
artisans de l’Antiquité à nos jours<br />
Stéphane Laurent dresse un panorama critique de cette guerre entre l’« Art » et<br />
l’artisanat. Il démê<strong>le</strong> cette question de l’Antiquité jusqu’à nos jours sans omettre des<br />
rapprochements avec d’autres civilisations extra-européennes et revient <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />
moments essentiels de notre histoire de l’art.<br />
Informations<br />
Éditeur<br />
CNRS éditions<br />
Col<strong>le</strong>ction<br />
N/A<br />
Date de publication<br />
Janvier 2019<br />
Nombre de pages<br />
416 pages<br />
Prix<br />
25 €<br />
L’histoire de l’art sous <strong>le</strong> prisme de l’opposition<br />
historique entre art et artisanat<br />
Leonard, Picasso, Warhol, Koons, <strong>le</strong>s artistes fascinent <strong>le</strong>s fou<strong>le</strong>s<br />
et obsèdent <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels. L’art semb<strong>le</strong> aujourd’hui se réduire à<br />
quelques figures de la peinture dans un marché mondialisé et conceptuel.<br />
Un art où <strong>le</strong> geste s’efface devant la pensée, où la « main », pourtant<br />
capita<strong>le</strong>, ne compte plus. Qui sait que Louis XIV, l’inventeur du<br />
luxe à la française, préférait son service de tab<strong>le</strong> en or massif aux<br />
grandes fresques du génial Lebrun ? Qui se souvient combien <strong>le</strong>s enlumineurs,<br />
orfèvres et autres faiseurs d’images avaient <strong>le</strong>s faveurs<br />
des princes du Moyen Âge, adeptes des beaux objets ? Ivoiriers,<br />
tapissiers et autres artisans d’art sont <strong>le</strong>s vaincus d’une longue et<br />
sourde guerre que <strong>le</strong>s succès éphémères des arts décoratifs ou du<br />
design contemporain ne peuvent faire oublier. En choisissant <strong>le</strong> luxe<br />
comme fil conducteur, il nous révè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s rapports de l’art avec <strong>le</strong> pouvoir<br />
et l’élite intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> d’un côté, et <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la consommation de<br />
l’autre, deux pô<strong>le</strong>s déterminants de la création.<br />
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />
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1257@univ-paris1.fr<br />
Auteur<br />
Stéphane Laurent,<br />
est maître de conférences<br />
en histoire de l’art<br />
à l’université Paris 1<br />
Panthéon-Sorbonne.<br />
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© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne
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