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#1257 - Numéro 1 : Éclairages sur le cinéma

#1257 : la revue de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

#1257 : la revue de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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NUMÉRO 1 JUIN 2019<br />

<strong>#1257</strong><br />

PARTAGEONS NOTRE REGARD SUR LE MONDE<br />

Pantheonsorbonne.fr / La revue de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

ÉCLAIRAGES SUR LE CINÉMA


,<br />

,<br />

( - )<br />

APPEL À CONTRIBUTIONS SCIENTIFIQUES<br />

Participez : https://ahila2020.sciencesconf.org


Édito<br />

La recherche<br />

en panoramique<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Après un numéro de lancement consacré aux<br />

Assises de la recherche, organisées cet hiver au<br />

sein de l’université, <strong>le</strong> premier véritab<strong>le</strong> numéro<br />

de notre revue <strong>#1257</strong> est enfin là. Nous espérons que<br />

notre ambition de partager <strong>le</strong> regard de nos chercheurs<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde se concrétisera avec la même exigence qui<br />

<strong>le</strong>s anime, au quotidien, pour partager <strong>le</strong>urs connaissances<br />

auprès de <strong>le</strong>urs collègues et <strong>le</strong>s transmettre à nos<br />

étudiants.<br />

Dans ce numéro inaugural, nous vous proposons un dossier<br />

thématique <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>. Celui-ci confronte différents<br />

ang<strong>le</strong>s d’approche afin d’éclairer <strong>le</strong> septième art à travers <strong>le</strong> prisme de nos<br />

nombreuses disciplines, de la géographie au droit en passant par l’histoire<br />

ou la philosophie. Si l’université a décidé de faire son <strong>cinéma</strong> dans ce<br />

numéro, el<strong>le</strong> vous invite aussi à vous interroger <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s grands enjeux qui<br />

traversent notre monde, comme <strong>le</strong>s procès climatiques qui se multiplient<br />

désormais, ou à revenir en images <strong>sur</strong> la deuxième semaine #P1PS que<br />

nous avons consacrée aux droits des femmes.<br />

Notre communauté, dans toute sa diversité et animée par <strong>le</strong>s<br />

va<strong>le</strong>urs humanistes qui lui sont chères, s’attache à être une actrice<br />

engagée de la Cité. C’est <strong>le</strong> sens de l’initiative que nous avons lancée,<br />

il y a quelques semaines, avec <strong>le</strong>s membres fondateurs de<br />

Sorbonne Alliance (Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ESCP Europe et<br />

Fondation Maison des sciences de l’homme), pour contribuer à la<br />

reconstruction de Notre-Dame de Paris en s’appuyant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s compétences<br />

scientifiques et <strong>le</strong>s expertises que nous pouvons offrir. Sur une note<br />

tout aussi essentiel<strong>le</strong> pour Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ce sont nos<br />

va<strong>le</strong>urs qui guideront <strong>le</strong>s premiers pas de notre fondation universitaire<br />

ainsi que <strong>le</strong> développement de nos partenariats internationaux<br />

européens et africains. Enfin, 2019-2020, sera éga<strong>le</strong>ment une année<br />

dédiée à nos bibliothèques universitaires : la bibliothèque<br />

interuniversitaire de la Sorbonne (BIS), la bibliothèque Cujas et <strong>le</strong> Service<br />

commun de la Documentation (SCD).<br />

En espérant que ce numéro vous accompagne <strong>sur</strong> la route des vacances,<br />

je vous souhaite un bel été et une magnifique rentrée. Bonne <strong>le</strong>cture<br />

« Ici et partout <strong>sur</strong> la Terre » !<br />

Georges Haddad,<br />

Président de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

3


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

<strong>#1257</strong> AVEC VOUS<br />

P. 5<br />

LA QUESTION<br />

De quoi l’année 1257 est-el<strong>le</strong> la date ?<br />

P. 6<br />

LE DÉBAT<br />

Les recours climatiques sont-ils<br />

un moyen efficace de lutter<br />

contre <strong>le</strong> changement climatique ?<br />

P. 8<br />

RENCONTRE<br />

Optimisation combinatoire,<br />

Big Data et cybersécurité<br />

P. 12<br />

DOSSIER<br />

<strong>Éclairages</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />

P. 14<br />

Vous avez dit populaire ?<br />

P. 18<br />

Comédie musica<strong>le</strong>,<br />

un genre à prendre au sérieux ?<br />

P. 24<br />

Filmer <strong>le</strong> quotidien<br />

P. 30<br />

Les Actualités françaises (1945-1969) :<br />

<strong>le</strong> mouvement d’une époque<br />

P. 34<br />

Derrière <strong>le</strong> Mur : Berlin-Est vu par<br />

des documentaristes français<br />

P. 40<br />

La caméra et <strong>le</strong> territoire : de la pratique<br />

du <strong>cinéma</strong> documentaire en géographie<br />

P. 44<br />

L’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique saisie par <strong>le</strong> droit<br />

P. 49<br />

L’Europe du <strong>cinéma</strong> au xx e sièc<strong>le</strong><br />

P. 54<br />

EN IMAGES<br />

P<strong>le</strong>in cadre <strong>sur</strong> la Cinémathèque universitaire<br />

P. 59<br />

UNIVERSITÉ D’AVENIR<br />

Une fondation tournée vers l'avenir<br />

P. 64<br />

RÉUSSITES<br />

De la fabrication à la fonction des figurines<br />

néolithiques de la Thessalie<br />

P. 66<br />

L’archéologie des épizooties<br />

P. 67<br />

Du dommage aux lésions col<strong>le</strong>ctives<br />

P. 68<br />

SOMMAIRE<br />

L’acte juridique irrégulier efficace<br />

P. 69<br />

L’ordolibéralisme (1932-1950) :<br />

une économie politique du pouvoir<br />

P. 70<br />

Produire <strong>le</strong> logement social<br />

P. 71<br />

Le sultanat du Mali (xiv e -xv e sièc<strong>le</strong>)<br />

P. 72<br />

L’art en sida<br />

P. 73<br />

L’activité prédictive des sciences empiriques<br />

P. 74<br />

Du couscous et des meetings<br />

P. 75<br />

GRAND ANGLE<br />

Game of Thrones vu<br />

par deux jeunes démographes<br />

P. 76<br />

Culture visuel<strong>le</strong> des musiques industriel<strong>le</strong>s<br />

et postmodernité<br />

P. 81<br />

La technique pictura<strong>le</strong><br />

de Jean-Baptiste Oudry à la loupe<br />

P. 84<br />

PORTFOLIO<br />

Une semaine pour <strong>le</strong>s droits des femmes<br />

P. 90<br />

REGARDS SUR<br />

Une bul<strong>le</strong> spéculative autour de l’IA<br />

est-el<strong>le</strong> en train de se former ?<br />

P. 102<br />

Les sociétés « isolées »,<br />

un fantasme de touriste<br />

P. 105<br />

Gazoduc Nord Stream 2 :<br />

piège russe ou nécessité européenne ?<br />

P. 109<br />

Pensée des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » :<br />

trois ingrédients à prendre en compte<br />

P. 112<br />

Les paysans indiens pourront-ils faire fléchir<br />

<strong>le</strong> gouvernement Modi ?<br />

P. 115<br />

VENI, VIDI… PANTHÉON-SORBONNE<br />

Retour en amphi pour nos docteurs<br />

P. 120<br />

Notre-Dame au cœur<br />

P. 122<br />

PARUTIONS<br />

P. 123<br />

4


<strong>#1257</strong> ET VOUS<br />

POURQUOI CONTRIBUER À <strong>#1257</strong> ?<br />

octorants, chercheurs et enseignantschercheurs,<br />

la rédaction fait appel à vous<br />

pour faire vivre <strong>#1257</strong> et participer ainsi<br />

à la valorisation de la recherche de l’université.<br />

Plus que de revendiquer son appartenance<br />

à la communauté scientifique de Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne, contribuer à <strong>#1257</strong> c’est<br />

aussi : mieux faire connaître vos objets de<br />

recherche, votre laboratoire, votre institut ou<br />

votre UFR ; bénéficier d’une nouvel<strong>le</strong> visibilité,<br />

participer activement au rayonnement de notre<br />

université et œuvrer à sa reconnaissance nationa<strong>le</strong><br />

et internationa<strong>le</strong>.<br />

APPEL À CONTRIBUTIONS<br />

a rédaction de <strong>#1257</strong> lance un appel à contributions<br />

pour ses prochains numéros. Que<br />

vous souhaitiez aborder un sujet précis,<br />

partager vos objets de recherche ou contribuer<br />

au dossier thématique, nous serions heureux<br />

de lire vos propositions. Écrivez-nous via<br />

<strong>le</strong> formulaire en ligne, accessib<strong>le</strong> depuis la page<br />

dédiée à la revue <strong>sur</strong> <strong>le</strong> site web de l’université,<br />

ou par courriel à l’adresse : 1257@univ-paris1.fr.<br />

Les prochains numéros aborderont <strong>le</strong>s thèmes<br />

suivants : la guerre et l’Afrique. En dehors de ces<br />

dossiers thématiques, d’autres sujets pourraient<br />

vous inspirer : l’amour, l’écologie, <strong>le</strong>s humanités<br />

numériques, <strong>le</strong> développement durab<strong>le</strong>…<br />

RECOMMANDATIONS AUX AUTEURS<br />

<strong>#1257</strong> souhaite rendre accessib<strong>le</strong>s au plus grand nombre <strong>le</strong>s recherches menées<br />

au sein de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. El<strong>le</strong> propose ainsi un format<br />

adapté avec des textes courts rédigés dans un langage compréhensib<strong>le</strong> de tous<br />

et une riche iconographie. Pour vous accompagner dans la rédaction de vos artic<strong>le</strong>s, toutes nos<br />

recommandations concernant <strong>le</strong> format et <strong>le</strong>s conditions de publication sont à retrouver <strong>sur</strong> la page<br />

dédiée à la revue du site web de l’université : http://www.pantheonsorbonne.fr/la-revue.<br />

Directeur de la publication : Georges Haddad • Directeur de la communication : Franck Paquiet • Rédacteur en chef : Gwenaël Cuny<br />

Rédactrice en chef adjointe : Selma Akkari • Photographe : Pascal Levy • Éditeurs invités du dossier : N. T. Binh • José Moure<br />

Comité éditorial : Mireil<strong>le</strong> Bacache • Pierre Bonin • Isabel<strong>le</strong> Gasnault • Maria Gravari Barbas • Sandra Laugier • Jérémy Pires<br />

Camil<strong>le</strong> Salinesi • Hélène Sirven et Éric Zyla • Ils ont participé à ce numéro : Vincent Amiel • Mathilde Arandel Destel<strong>le</strong><br />

Nicolas Bal<strong>le</strong>t • Romane Beaufort • Claire Betelu • Annelise Binois-Roman • Emmanuel<strong>le</strong> Bouilly • Thibault Boulvain • Natalia Castro Nino<br />

Marie Chenet • Hadrien Col<strong>le</strong>t • Aurélie Condevaux • Argyris Fassoulas • Raphaël Fèvre • Marine F<strong>le</strong>ury • Clément François<br />

Marine Garcia • Jacques Gerstlé • Matthieu Gimat • Pasca<strong>le</strong> Goetschel • Mathilde Judais • Jisuk Jung • Thierry Kouamé<br />

Sandra Laugier • Gauvain Leconte • Sarah Leperchey • Lucas Melissent • Maxime Nicolas • Angélique Pal<strong>le</strong><br />

Yves-Marie Rault • Pierre Sirinelli • Marta Torre-Schaub • Perrine Val • Sonia Vanier • Secrétariat de rédaction :<br />

Gwenaël Cuny • Création graphique et réalisation : Cor<strong>le</strong>t Com / In Quarto • Imprimeur : Axiom Graphic • Dépôt légal : à parution<br />

<strong>Numéro</strong> ISSN : 2649-3543 • Tirage : 10 000 ex. • Remerciements : Sylvie Lindeperg, Paola Palma et l’équipe de la direction de la<br />

Communication • Pour nous écrire : 1257@univ-paris1.fr<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

Direction de la communication • 12, place du Panthéon • 75231 PARIS cedex 05 • Tél. : 01 44 07 78 63<br />

10-32-3010 / Imprimé <strong>sur</strong> papier issu de forêts gérées durab<strong>le</strong>ment / pefc-france.org / Axiom Graphic<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

5


La question<br />

De quoi l’année 1257<br />

est-el<strong>le</strong> la date ?<br />

Parmi <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s dates invoquées par <strong>le</strong>s historiens pour marquer<br />

la fondation de la Sorbonne, dont certaines sont même gravées<br />

dans la pierre du palais académique, y en a-t-il une qui puisse faire référence ?<br />

À l’heure où la Sorbonne devient un enjeu mémoriel,<br />

<strong>#1257</strong> répond à cette question.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Thierry Kouamé<br />

Maître de conférences<br />

HDR en histoire<br />

et chargé de mission<br />

pour <strong>le</strong>s bibliothèques<br />

et la politique<br />

documentaire de Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne<br />

U<br />

n étudiant curieux (et désœuvré), qui déambu<strong>le</strong>rait dans <strong>le</strong>s couloirs<br />

de la Sorbonne, ne manquerait pas de remarquer, au beau milieu<br />

de la ga<strong>le</strong>rie Gerson, deux baies vitrées aux armes de la chancel<strong>le</strong>rie<br />

des universités de Paris : sous l’imposant blason, auréolé<br />

de laurier, on y lit la date de 1253.<br />

Piqué dans sa curiosité et soucieux de comprendre <strong>le</strong> sens de cette mention,<br />

notre étudiant poursuivrait ses investigations dans <strong>le</strong> reste du bâtiment, empruntant<br />

la ga<strong>le</strong>rie Richelieu, contournant l’amphithéâtre du même nom pour<br />

enfin aboutir à la cour d’honneur. L’explication de la date figure <strong>sur</strong> la façade<br />

nord de la cour, au-dessus du péristy<strong>le</strong>, où l’on peut lire l’inscription suivante :<br />

« Anno MCCLIII regnante Ludovico IX col<strong>le</strong>gium Sorbonicum ad usum pauperum<br />

magistrorum in facultate theologica studentium ædificavit et constituit magister<br />

Robertus dictus de Sorbona », autrement dit « En l’an 1253, sous <strong>le</strong> règne de<br />

Louis IX, maître Robert de Sorbon édifia et institua <strong>le</strong> collège de Sorbonne au bénéfice<br />

des pauvres maîtres étudiant à la faculté de théologie ». Notre étudiant, à la<br />

fois latiniste et historien (sans doute un brillant sujet de l’Éco<strong>le</strong> d’histoire de la<br />

Sorbonne), sera <strong>sur</strong>pris de lire une tel<strong>le</strong> explication, car <strong>le</strong>s médiévistes savent<br />

bien qu’on ne connaît pas la date de fondation de la Sorbonne.<br />

Un collège parisien parmi d’autres<br />

À l’instar des premiers collèges parisiens, la Sorbonne ne dispose pas d’une<br />

charte en bonne et due forme créant l’institution et la dotant de statuts. On<br />

en est donc réduit à reconstituer la genèse de sa fondation à travers <strong>le</strong>s étapes<br />

de sa dotation. Or, Robert de Sorbon commença à réunir ce patrimoine dès<br />

1254 et poursuivit ses opérations immobilières jusqu’à sa mort, en 1274. Dans<br />

la me<strong>sur</strong>e où <strong>le</strong> cartulaire du collège comprenait des actes remontant à 1228,<br />

<strong>le</strong>s historiens de la Sorbonne rivalisèrent d’imagination pour fixer <strong>le</strong> début de<br />

l’institution à 1256, 1253, 1250 et même 1242. Mais la date qui est désormais<br />

la plus communément admise correspond en fait à l’acte de février 1257 par<br />

<strong>le</strong>quel saint Louis donne à Robert de Sorbon une maison et des étab<strong>le</strong>s, rue<br />

Coupe-Gueu<strong>le</strong>, « au profit des écoliers qui devront y habiter ». Si la formu<strong>le</strong> indique<br />

6


clairement que <strong>le</strong> collège n’est pas encore ouvert<br />

à cette date, la chose semb<strong>le</strong> déjà acquise <strong>le</strong><br />

2 août 1259, lorsque <strong>le</strong> pape A<strong>le</strong>xandre IV félicite<br />

<strong>le</strong> roi de France pour son initiative en faveur des<br />

théologiens parisiens. Le véritab<strong>le</strong> fondateur,<br />

Robert de Sorbon, s’est alors effacé derrière son<br />

royal mécène. Ainsi, sans être la date certaine de<br />

fondation de la Sorbonne, l’année 1257 correspond<br />

bien à cel<strong>le</strong> qui s’en rapproche <strong>le</strong> plus. Pour<br />

autant, cela ne concerne que la création d’un collège<br />

parisien parmi d’autres.<br />

Au milieu du xiii e sièc<strong>le</strong>, la Sorbonne n’est en effet<br />

qu’un établissement privé à but charitab<strong>le</strong>, qui ne peut en aucun cas être<br />

confondu avec la vénérab<strong>le</strong> université de Paris. C’est une erreur courante de<br />

prendre la partie pour <strong>le</strong> tout et de confondre la fondation du studium avec<br />

cel<strong>le</strong> de son plus prestigieux collège. Or, force est de constater que l’université<br />

de Paris n’est pas née en 1257. El<strong>le</strong> fonctionnait p<strong>le</strong>inement lorsque <strong>le</strong><br />

pape Grégoire IX lui délivrait sa fameuse bul<strong>le</strong> Parens scientiarum, <strong>le</strong> 13 avril<br />

1231. El<strong>le</strong> existait déjà quand <strong>le</strong> légat pontifical Robert de Courçon lui accordait<br />

ses premiers statuts en août 1215, et el<strong>le</strong> était bel et bien reconnue dès<br />

1200, lorsque <strong>le</strong> roi Philippe Auguste offrit à ses membres <strong>le</strong> privilège de n’être<br />

jugés que par des tribunaux d’Église. En fait, l’universitas magistrorum et<br />

scolarium parisiensium existait de facto dès la fin du xii e sièc<strong>le</strong>. Nous serions<br />

toutefois bien en peine de fixer la date précise de sa naissance, car el<strong>le</strong> n’a pas<br />

été fondée par un pape ou un roi ; el<strong>le</strong> a tout simp<strong>le</strong>ment émergé, de manière<br />

informel<strong>le</strong>, des espoirs et des luttes des maîtres parisiens. Ce constat rend<br />

d’autant plus <strong>sur</strong>prenante la commémoration à la Sorbonne, <strong>le</strong> 25 mai 1998,<br />

du 800 e anniversaire de l’université de Paris, car la date de 1198 ne correspondait<br />

à rien dans l’histoire du studium parisien, si ce n’est peut-être à un impératif<br />

dicté par l’agenda du ministre d’alors.<br />

Enjeu politique et symbolique<br />

Ces considérations politiques ne sont évidemment pas étrangères à la détermination<br />

des dates de fondation. Ainsi, c’est pour pouvoir commémorer l’anniversaire<br />

de l’université de Bologne en 1888 qu’on avança la date extravagante de<br />

1088 pour la « fondation » du studium bolonais. Mais <strong>le</strong>s Français n’étaient pas<br />

en reste, puisque certains auteurs affirmaient encore au xvii e sièc<strong>le</strong> que l’université<br />

de Paris avait été fondée par l’empereur Char<strong>le</strong>magne lui-même : rien de<br />

moins ! On comprend mieux, dans ces conditions, l’enjeu politique et symbolique<br />

d’un rattachement à la Sorbonne pour <strong>le</strong>s universités parisiennes créées<br />

en 1971, y compris pour cel<strong>le</strong>s qui n’ont, jusqu’à présent, jamais porté ce nom.<br />

En effet, ce collège de théologiens devint un haut lieu de la pensée scolastique au<br />

Moyen Âge, <strong>le</strong> siège de la faculté de théologie à l’époque moderne, puis l’incarnation<br />

même de l’université de Paris à partir du xix e sièc<strong>le</strong>. Son histoire illustre,<br />

s’il en est, la réussite d’une institution fondée, à l’origine, pour héberger des<br />

étudiants pauvres. C’est pourquoi, au-delà de toute considération mercanti<strong>le</strong>,<br />

el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> patrimoine commun de tous <strong>le</strong>s universitaires.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

«Sans être la date<br />

certaine de fondation<br />

de la Sorbonne,<br />

l’année 1257<br />

correspond bien<br />

à cel<strong>le</strong> qui s’en<br />

rapproche <strong>le</strong> plus.<br />

»<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

7


Le débat<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Marta<br />

Torre-Schaub<br />

Directrice de recherche<br />

CNRS, Institut de<br />

sciences juridique<br />

et philosophique de<br />

la Sorbonne (ISJPS),<br />

directrice du GDR<br />

ClimaLex<br />

Marine F<strong>le</strong>ury<br />

Docteure en droit public,<br />

membre de l’Institut<br />

de sciences juridique<br />

et philosophique de<br />

la Sorbonne (ISJPS)<br />

et du Centre d’études<br />

juridiques et politiques<br />

de l’université<br />

de La Rochel<strong>le</strong><br />

© Veeterzy-186395-Unsplash<br />

Les recours climatiques<br />

sont-ils un moyen<br />

efficace de lutter<br />

contre <strong>le</strong> changement<br />

climatique ?<br />

Les recours climatiques font désormais l’actualité<br />

et suscitent de nombreuses interrogations au sein<br />

de la société. Marta Torre-Schaub et Marine F<strong>le</strong>ury<br />

éclairent ce sujet sous l’ang<strong>le</strong> juridique.<br />

Le contexte<br />

Le prétoire est devenu, partout dans <strong>le</strong> monde, <strong>le</strong> nouveau lieu de discussion et<br />

de résolution de la crise climatique. Face à l’insuffisance des actions politiques<br />

de la part du pouvoir exécutif et aux lacunes législatives dont beaucoup de pays<br />

souffrent, <strong>le</strong>s juges nationaux sont de plus en plus sollicités par la société civi<strong>le</strong><br />

pour trancher la question climatique. Si certains opposent à cette montée du<br />

phénomène de judiciarisation du climat, que <strong>le</strong>s « tribunaux ne sont pas <strong>le</strong> lieu<br />

pour résoudre cela et qu’il revient au politique de <strong>le</strong> faire », n’est-ce pas au fond <strong>le</strong> rô<strong>le</strong><br />

du juge de faire appliquer <strong>le</strong> droit existant et d’interpréter <strong>le</strong>s normes afin que<br />

<strong>le</strong> pouvoir exécutif puisse <strong>le</strong>s honorer ? Mais au-delà de la pertinence du recours<br />

au moyen contentieux, la question qu’il convient de se poser est <strong>sur</strong>tout cel<strong>le</strong> de<br />

l’efficacité réel<strong>le</strong> des recours climatiques.<br />

Pour al<strong>le</strong>r<br />

plus loin<br />

Colloque « Les contentieux<br />

climatiques, dynamiques<br />

en France et dans <strong>le</strong> monde »,<br />

<strong>le</strong> 11 juin 2019 à l'université<br />

Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />

justiceclimat.hypotheses.org<br />

8


La montée<br />

d’un phénomène<br />

contentieux ?<br />

Marta Torre-Schaub Dans un contexte de<br />

fortes mobilisations citoyennes autour du changement<br />

climatique, <strong>le</strong>s juges sont de plus en plus<br />

interpellés autour du climat dès <strong>le</strong> début des<br />

années 2000. En France, c’est depuis novembre<br />

dernier que <strong>le</strong>s recours climatiques commencent<br />

à se développer. Dans <strong>le</strong> cas appelé « L’affaire du<br />

sièc<strong>le</strong> », réagissant dans <strong>le</strong>s jours qui ont suivi à<br />

la pétition en ligne, <strong>le</strong> ministre François de Rugy<br />

avait répondu que <strong>le</strong> prétoire n’était pas <strong>le</strong> lieu<br />

pour rég<strong>le</strong>r la question de l’action climatique de la<br />

France. Les ONG, de <strong>le</strong>ur côté, pensent que c’est<br />

aux juges de décider si la France est ou non fautive<br />

pour carence climatique. Il est en outre demandé<br />

au juge français de reconnaître un « principe général<br />

» posant une « obligation climatique » pour<br />

la France. À peine une semaine avant la pétition<br />

de l’affaire du sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> maire de Grande-Synthe<br />

avait déposé un recours de p<strong>le</strong>in contentieux<br />

pour inaction climatique devant <strong>le</strong> Conseil d’État.<br />

Le vendredi 1 er février, <strong>le</strong> tribunal de Cergy a rejeté,<br />

quant à lui, un recours en référé d’urgence<br />

déposé par Greenpeace et autres, demandant au<br />

juge d’annu<strong>le</strong>r l’autorisation de permis de forage<br />

en Guyane accordée préalab<strong>le</strong>ment à Total par<br />

<strong>le</strong> préfet de Guyane. On voit donc que plusieurs<br />

types de recours climatiques sont possib<strong>le</strong>s, et<br />

que c’est précisément dans cette différente typologie,<br />

parce qu’ils ne mobiliseront pas <strong>le</strong>s mêmes<br />

arguments juridiques ni <strong>le</strong>s mêmes outils, que<br />

certains peuvent être plus efficaces que d’autres.<br />

Marine F<strong>le</strong>ury La montée en puissance des<br />

procès climatiques fait figure de phénomène<br />

nouveau. Plusieurs actions ont récemment retenu<br />

l’attention des médias en France. El<strong>le</strong>s ont<br />

toutes en commun de mettre en cause soit la<br />

politique de l’État dans la lutte contre <strong>le</strong> changement<br />

climatique, soit la compatibilité de certaines<br />

de ses décisions au regard de cette lutte.<br />

Jusqu’alors, ces actions se développaient plutôt<br />

dans <strong>le</strong>s États de culture anglo-saxonne<br />

(États-Unis, Australie, Nouvel<strong>le</strong>-Zélande notamment).<br />

En effet, <strong>le</strong> recours contentieux s’y<br />

présente comme un mode d’action classique<br />

des groupes de défense d’intérêts publics. Toutefois,<br />

il ne faudrait pas croire que <strong>le</strong>s procès<br />

climatiques ne sont que des procès intentés<br />

en faveur de la lutte contre <strong>le</strong> changement climatique.<br />

En France, comme ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s entreprises<br />

émettrices de gaz à effet de serre (GES)<br />

ne manquent pas l’occasion de contester el<strong>le</strong>s<br />

aussi <strong>le</strong>s politiques étatiques de lutte contre <strong>le</strong><br />

changement climatique. Le procès climatique<br />

n’est donc pas un phénomène univoque : il<br />

peut viser la lutte contre <strong>le</strong> changement climatique<br />

ou au contraire chercher à l’enrayer ! Par<br />

exemp<strong>le</strong>, en France, plusieurs entreprises pétrolières<br />

ont mis en cause la loi du 30 décembre<br />

2017 dite loi hydrocarbures. El<strong>le</strong>s contestaient<br />

l’interdiction législative de délivrer de nouveaux<br />

permis de recherche et d’exploitation des hydrocarbures…<br />

Les procès climatiques initiés par <strong>le</strong>s<br />

associations de défense de l’environnement expriment<br />

aussi la diversité des fonctions de l’action<br />

contentieuse. Certes, <strong>le</strong> recours en justice<br />

permet d’obtenir des condamnations, de re<strong>le</strong>ver<br />

des illégalités, de mettre en lumière des responsabilités.<br />

Mais il jouit aussi d’une fonction d’interpellation.<br />

À ce titre, il permet de livrer dans<br />

un espace public – celui du tribunal – <strong>le</strong>s sujets<br />

de préoccupation de la société civi<strong>le</strong> et participe<br />

aussi à sa construction. L’affaire dite « du sièc<strong>le</strong> »<br />

en constitue la meil<strong>le</strong>ure démonstration par son<br />

écho auprès des citoyens mais aussi par <strong>le</strong> front<br />

associatif qui s’est bâti pour mener cette action.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

9


Le débat<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Le juge pourra-t-il<br />

impulser davantage<br />

d’action ?<br />

Marta Torre-Schaub D’une manière généra<strong>le</strong>,<br />

ces recours qui se multiplient reprochent à<br />

l’État son inaction mais remettent éga<strong>le</strong>ment en<br />

cause <strong>le</strong>s politiques des entreprises car el<strong>le</strong>s négligent<br />

<strong>le</strong>urs obligations climatiques.<br />

Un recours devant la justice peut créer un précédent<br />

jurisprudentiel, favorab<strong>le</strong> ou défavorab<strong>le</strong> à l’avenir<br />

de l’action de la France en matière climatique. Avec<br />

ces recours, que cherche-t-on à obtenir ? Veut-on<br />

des politiques climatiques plus efficaces ou veuton<br />

montrer, de manière plus symbolique, que <strong>le</strong><br />

juge a <strong>le</strong> pouvoir de contraindre l’administration<br />

et <strong>le</strong>s entreprises à agir ? La question est donc de<br />

savoir comment <strong>le</strong>s juges français vont réagir à<br />

ces demandes. Si on prend <strong>le</strong> recours de « L’affaire<br />

du sièc<strong>le</strong> », il est assez symbolique d’une atteinte<br />

peut-être un peu déme<strong>sur</strong>ée du juge français. Le<br />

juge ici devra faire face à deux obstac<strong>le</strong>s majeurs :<br />

l’un concerne celui de sa capacité à « créer » du<br />

droit, ce qu’il ne peut pas faire. Le deuxième obstac<strong>le</strong>,<br />

plus technique, consiste à ce qu’il accepte qu’il<br />

y a une relation de cause à effet entre <strong>le</strong> changement<br />

climatique et l’inaction de l’État français. Ce<br />

recours s’appuie <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fait que la France aurait un<br />

devoir général d’agir en matière climatique fondé<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s 1 et 2 de la Charte de l’environnement.<br />

Il met en avant la carence fautive de l’État<br />

français en matière climatique. L’État serait tenu<br />

responsab<strong>le</strong> car il aurait une obligation généra<strong>le</strong><br />

climatique, obligation qui fonde un préjudice causé<br />

pour <strong>le</strong>s ONG, de par sa carence et son inaction.<br />

L’État aurait ainsi commis une faute pour ne pas<br />

avoir respecté ses engagements et objectifs en matière<br />

climatique. Sur ce point, <strong>le</strong> juge administratif,<br />

limité dans sa fonction par <strong>le</strong> principe d’interprétation<br />

du droit existant, devra fonder sa décision<br />

<strong>sur</strong> un principe qui n’existe pas encore en tant que<br />

tel dans notre droit mais qui peut se dégager de<br />

l’artic<strong>le</strong> 1 er de la Charte inscrivant <strong>le</strong> « droit de chacun<br />

à vivre dans un environnement sain ». Le juge<br />

français, qui n’a pas en principe de pouvoir normatif,<br />

a cependant déjà fait preuve d’une certaine<br />

marge de manœuvre « créative » et a pu « faire jurisprudence<br />

» en énonçant un principe général qui<br />

aura vocation ensuite à devenir une règ<strong>le</strong> comme<br />

dans l’affaire Erika. Ce principe serait ainsi fondé<br />

<strong>sur</strong> des règ<strong>le</strong>s de droit déjà existantes, en l’occurrence<br />

ici, ce serait l’artic<strong>le</strong> 1 er de la Charte de l’environnement.<br />

Mais la plus grande difficulté pour <strong>le</strong><br />

juge français résidera dans la preuve de l’existence<br />

d’un lien de causalité. La question n’est pas tota<strong>le</strong>ment<br />

nouvel<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> juge français. Il avait ainsi<br />

été possib<strong>le</strong> de condamner l’État pour carence fautive<br />

dans l’affaire des algues vertes en Bretagne.<br />

Éga<strong>le</strong>ment, en juil<strong>le</strong>t 2017, <strong>le</strong> Conseil d’État a enjoint<br />

l’État à mieux adapter <strong>le</strong> droit français à la<br />

directive européenne <strong>sur</strong> la pollution de l’air. Mais<br />

ces décisions s’appuyaient <strong>sur</strong> des obligations de<br />

l’État précises, alors que pour <strong>le</strong> changement climatique<br />

l’obligation de l’État est moins évidente.<br />

Dans l’hypothèse où <strong>le</strong>s juges accepteraient la carence<br />

de l’État, l’administration serait contrainte<br />

à comb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s lacunes ou défaillances reprochées.<br />

Mais il s’agira tout au plus d’une obligation de résultat.<br />

Il semb<strong>le</strong> peu probab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> juge se prononce<br />

<strong>sur</strong> une obligation de moyens. Il s’agirait<br />

ainsi d’une décision symbolique, plus que véritab<strong>le</strong>ment<br />

réparatrice. La décision du juge administratif<br />

ne viendra pas tout de suite, car il est probab<strong>le</strong><br />

qu’il attende l’issue du recours porté par <strong>le</strong><br />

maire de Grande-Synthe devant <strong>le</strong> Conseil d’État<br />

en février dernier avant de se prononcer dans <strong>le</strong><br />

recours de « L’affaire du sièc<strong>le</strong> ». C’est donc un long<br />

processus qui s’ouvre avec ces recours, pouvant<br />

durer plusieurs années. On voit bien que, fina<strong>le</strong>ment,<br />

la portée, en termes purement juridiques,<br />

est assez limitée. Mais ils n’en déc<strong>le</strong>ncheront pas<br />

moins une dynamique positive et activiste judiciairement<br />

parlant, qui s’éta<strong>le</strong>ra dans <strong>le</strong> temps, ce<br />

qui sans doute peut constituer un <strong>le</strong>vier pour faire<br />

10


avancer la lutte contre <strong>le</strong> changement climatique.<br />

Le 11 juin 2019, se tiendra un colloque organisé<br />

à la Sorbonne <strong>sur</strong> Les dynamiques du contentieux<br />

climatique : usages et mobilisations du droit pour<br />

la cause climatique, qui sera l’occasion d’échanger<br />

autour de ces différentes actions en justice.<br />

Marine F<strong>le</strong>ury L’impact de ces procès <strong>sur</strong> la<br />

réduction des émissions de GES n’a rien d’une évidence.<br />

Tout d’abord, d’un point de vue quantitatif,<br />

<strong>le</strong>s vingt années de procès climatiques n’ont vu<br />

que peu de victoires des associations de défense<br />

de l’environnement, des vil<strong>le</strong>s ou des personnes<br />

victimes du changement climatique. La menace<br />

que font peser ces procès <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s États et <strong>le</strong>s entreprises<br />

concerne davantage <strong>le</strong>ur image, <strong>le</strong>ur réputation.<br />

De ce point de vue, en France, ils révè<strong>le</strong>nt<br />

que <strong>le</strong>s actions de l’État ne coïncident peut-être<br />

pas tout à fait avec l’exemplarité climatique à laquel<strong>le</strong><br />

prétendent <strong>le</strong>s discours politiques. Ensuite,<br />

en France et ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s chances de succès de ces<br />

actions sont tributaires de l’interprétation juridictionnel<strong>le</strong><br />

des normes climatiques et/ou de la<br />

réinterprétation de règ<strong>le</strong>s anciennes. D’un côté,<br />

<strong>le</strong> droit climatique est à ses premières heures et<br />

il présente des caractéristiques qui peuvent nuire<br />

à sa justiciabilité. En effet, il est principa<strong>le</strong>ment<br />

énoncé dans des textes internationaux dont l’effet<br />

direct n’est pas évident. Or, lorsqu’une règ<strong>le</strong> est<br />

dépourvue d’effet direct, <strong>le</strong> juge considère qu’el<strong>le</strong><br />

ne peut pas servir à évaluer <strong>le</strong> bien-fondé de la<br />

demande du requérant. Ensuite, la plupart des<br />

législations climatiques sont énoncées en termes<br />

d’objectifs. Un objectif peut être analysé comme<br />

une obligation de moyens ou de résultat. Or, <strong>le</strong><br />

choix de l’une ou l’autre de ces interprétations<br />

conditionne l’intensité de la contrainte qui pèse<br />

<strong>sur</strong> l’État ou <strong>le</strong>s entreprises. D’un autre côté, la<br />

réinterprétation des règ<strong>le</strong>s anciennes semb<strong>le</strong> nécessaire.<br />

El<strong>le</strong> pourrait passer par une « climatisation<br />

» du droit de l’environnement et même, plus<br />

généra<strong>le</strong>ment, des droits fondamentaux. C’est<br />

dans cette direction que plusieurs juridictions<br />

– Cour européenne des droits de l’homme, Cour<br />

suprême de Colombie… – se sont déjà engagées.<br />

En France, cette climatisation du droit pourrait<br />

d’abord prendre appui <strong>sur</strong> la Charte de l’environnement.<br />

Cette Charte a porté au niveau constitutionnel<br />

un ensemb<strong>le</strong> de droits et de principes<br />

en matière de protection de l’environnement, et<br />

notamment, <strong>le</strong> droit de vivre dans un environnement<br />

équilibré et respectueux de la santé. La lutte<br />

contre <strong>le</strong> changement climatique n’y est pas explicitement<br />

mentionnée. En revanche, el<strong>le</strong> pourrait<br />

s’y inclure tant cet objectif faisait partie des<br />

préoccupations qui ont conduit à son adoption.<br />

Cette influence s’illustre d’ail<strong>le</strong>urs dans son préambu<strong>le</strong>,<br />

<strong>le</strong>quel rappel<strong>le</strong> que « l’homme exerce une<br />

influence croissante <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conditions de la vie et <strong>sur</strong><br />

sa propre évolution » et que « la diversité biologique,<br />

l’épanouissement de la personne et <strong>le</strong> progrès des sociétés<br />

humaines sont affectés par certains modes de<br />

consommation ou de production et par l’exploitation<br />

excessive des ressources naturel<strong>le</strong>s ». Ensuite, <strong>le</strong> régime<br />

de la responsabilité n’est pas non plus très<br />

favorab<strong>le</strong> à l’indemnisation des victimes du changement<br />

climatique. Le problème principal tient à<br />

l’établissement du lien de causalité. En droit, celui<br />

qui cherche votre responsabilité doit établir que<br />

<strong>le</strong> fait dommageab<strong>le</strong> qu’il invoque est directement<br />

lié à vos actes ou agissements fautifs. Face au<br />

changement climatique, on comprend assez faci<strong>le</strong>ment<br />

que cette preuve est très délicate à établir.<br />

Les dommages liés au changement climatique<br />

présentent une spatialité et une temporalité<br />

distendues. Les GES n’affectent pas de manière<br />

directe et loca<strong>le</strong> <strong>le</strong>s écosystèmes ou l’homme.<br />

En plus, <strong>le</strong> phénomène de réchauffement tient à<br />

l’accumulation d’émissions individuel<strong>le</strong>s de GES,<br />

accumulation qui ne produit pas immédiatement<br />

ses effets. Ces caractéristiques commandent une<br />

adaptation du droit de la responsabilité. El<strong>le</strong> a<br />

débuté avec la consécration du préjudice écologique<br />

au terme d’un dialogue long mais vertueux<br />

entre <strong>le</strong>s juges et <strong>le</strong> Par<strong>le</strong>ment. Gageons qu’il ne<br />

s’agisse que d’un premier pas !<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

11


Rencontre<br />

Optimisation combinatoire,<br />

Big Data et cybersécurité<br />

En mars dernier, Paris 1 Panthéon-Sorbonne accueillait la journée<br />

« Optimization and Data Science ». L’occasion de revenir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s actions<br />

du laboratoire Statistique, Analyse et Modélisation multidisciplinaire (SAMM)<br />

et <strong>le</strong>s synergies créées avec <strong>le</strong>s établissements partenaires.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

L<br />

a rencontre « Optimization and Data<br />

Science » a réuni plus de cent dix participants<br />

académiques et industriels intéressés<br />

par <strong>le</strong> traitement, l’analyse et la valorisation<br />

des données, en particulier par <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s approches<br />

basées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s méthodes d’optimisation<br />

afin de renforcer <strong>le</strong>s approches classiques en apprentissage<br />

et en analyse des données.<br />

D’éminents chercheurs étaient invités. Parmi<br />

eux, Andrea Lodi, professeur à l’Éco<strong>le</strong> polytechnique<br />

de Montréal, Dolores Romero Mora<strong>le</strong>s,<br />

professeure à la Copenhagen Business School au<br />

Danemark, Emilio Carrizosa, professeur à l’université<br />

de Sévil<strong>le</strong> et Pablo San Segundo Carillo,<br />

professeur à l’université Polytechnique de Madrid.<br />

Sonia Vanier<br />

Maîtresse de conférences en<br />

informatique, SAMM (Statistique,<br />

Analyse, Modélisation<br />

multidisciplinaire – EA 4543)<br />

À quoi sert la Data Science dans notre<br />

économie ?<br />

La Data Science construit des modè<strong>le</strong>s mathématiques<br />

destinés à extraire et à représenter <strong>le</strong>s<br />

connaissances à partir de données comp<strong>le</strong>xes.<br />

El<strong>le</strong> fait appel à des experts de différentes disciplines<br />

tel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s statistiques, l’optimisation,<br />

l’informatique et la technologie de l’information<br />

dans l’objectif d’appuyer la prise de décision pour<br />

<strong>le</strong>s entreprises. Le vrai défi aujourd’hui reste la<br />

prise de décision <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s données comp<strong>le</strong>xes.<br />

Les évolutions technologiques fulgurantes de<br />

ces deux dernières décennies ont permis <strong>le</strong> développement<br />

de puissantes capacités de calcul<br />

ainsi que des réseaux très performants. De nouvel<strong>le</strong>s<br />

habitudes de consommation, de nouveaux<br />

besoins sont ainsi apparus chez <strong>le</strong>s utilisateurs.<br />

Dès lors, <strong>le</strong>s entreprises ont dû sécuriser <strong>le</strong>s données<br />

de <strong>le</strong>urs clients et <strong>le</strong>urs propres données.<br />

El<strong>le</strong>s doivent éga<strong>le</strong>ment analyser <strong>le</strong>s habitudes<br />

et <strong>le</strong>s comportements des consommateurs pour<br />

développer des services adaptés et innovants. Le<br />

comportement et <strong>le</strong>s préférences des utilisateurs<br />

pèsent de plus en plus <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s prises de décision<br />

des compagnies. Il est alors crucial d’apprendre<br />

et d’interpréter, d’interpréter et de réapprendre.<br />

Ainsi, <strong>le</strong> développement de nouvel<strong>le</strong>s approches<br />

combinant l’optimisation combinatoire et l’apprentissage<br />

est nécessaire pour répondre aux<br />

besoins en perpétuel<strong>le</strong> évolution des entreprises.<br />

12


DR<br />

Les solutions basées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s méthodes d’optimisation<br />

combinatoire se sont avérées très efficaces<br />

pour résoudre <strong>le</strong>s problèmes liés à l’analyse et à la<br />

sécurité des données dans de nombreux secteurs<br />

industriels. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s problèmes de reconnaissance<br />

d’images, l’analyse des réseaux sociaux,<br />

l’allocation de caches pour <strong>le</strong> streaming vidéo ou<br />

<strong>le</strong>s problèmes de sécurité et de lutte contre <strong>le</strong>s<br />

fraudes <strong>sur</strong> Internet.<br />

La recherche pour proposer des solutions et<br />

développer des outils<br />

En partenariat avec <strong>le</strong> LIX (Éco<strong>le</strong> polytechnique),<br />

<strong>le</strong> LRI (Paris-Saclay), <strong>le</strong> GERAD et Polytechnique<br />

Montréal, <strong>le</strong> SAMM développe des projets de<br />

recherche portant <strong>sur</strong> la combinaison des approches<br />

d’optimisation combinatoire et d’apprentissage<br />

pour proposer des solutions innovantes.<br />

L’objectif est notamment de développer des outils<br />

pour <strong>le</strong>s problèmes de cybersécurité. En effet,<br />

<strong>le</strong>s objets connectés IoT (Internet of Things)<br />

– smartphones, capteurs mobi<strong>le</strong>s, compteurs<br />

intelligents, caméras de vidéo<strong>sur</strong>veillance et véhicu<strong>le</strong>s<br />

autonomes – sont très vulnérab<strong>le</strong>s aux<br />

cyberattaques. Les attaques <strong>le</strong>s plus répandues<br />

consistent à prendre <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> de certains composants<br />

IoT et de s’en servir pour mener des attaques<br />

coordonnées et à grande échel<strong>le</strong>. Les cyberattaques<br />

et <strong>le</strong>s fraudes <strong>sur</strong> Internet ne cessent de<br />

croître en volume et en dangerosité et engendrent<br />

des coûts et des dommages considérab<strong>le</strong>s pour <strong>le</strong>s<br />

victimes. Il s’agit ainsi de développer des outils qui<br />

permettent de garantir un niveau é<strong>le</strong>vé de sécurité<br />

en déterminant un placement optimal des dispositifs<br />

de sécurité, tout en minimisant <strong>le</strong>s coûts.<br />

Le monde technologique va poursuivre son évolution<br />

avec notamment l’arrivée des véhicu<strong>le</strong>s<br />

autonomes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> marché, <strong>le</strong> développement des<br />

réseaux définis par logiciels, la virtualisation des<br />

services réseaux et cloud ainsi que l’évolution de<br />

l’intelligence artificiel<strong>le</strong>. Cela va générer de nouvel<strong>le</strong>s<br />

problématiques d’optimisation, de sécurité<br />

et d’apprentissage. De nouvel<strong>le</strong>s approches vont<br />

émerger et évoluer pour répondre à ces nouveaux<br />

besoins en perpétuel<strong>le</strong> mutation. L’optimisation<br />

combinatoire et l’apprentissage ont encore de<br />

beaux défis à re<strong>le</strong>ver.<br />

En savoir plus <strong>sur</strong> <strong>le</strong> SAMM<br />

L’équipe du SAMM de l’université<br />

Paris 1 Panthéon-Sorbonne regroupe<br />

des mathématiciens et des informaticiens.<br />

Retrouvez plus d’informations <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur site<br />

Internet : http://samm.univ-paris1.fr/<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

13


DOSSIER<br />

ÉCLAIRAGES<br />

SUR LE<br />

CINÉMA<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

14


© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

15


© Wilfrid Crénel / Cor<strong>le</strong>t Com<br />

DOSSIER<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

ue <strong>le</strong> premier numéro de la nouvel<strong>le</strong> revue<br />

Q<br />

d’une grande université comme Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne consacre son dossier<br />

inaugural au <strong>cinéma</strong> est moins un signe<br />

des temps que la confirmation de la place<br />

qu’a pris dans notre civilisation et nos imaginaires, ce que<br />

l’écrivain et futur académicien Georges Duhamel, à l’instar<br />

de bon nombre d’intel<strong>le</strong>ctuels, considérait encore,<br />

en 1930, comme « un divertissement d’ilotes, un passe-<br />

temps d’il<strong>le</strong>ttrés, de créatures misérab<strong>le</strong>s, ahuries par <strong>le</strong>ur<br />

besogne et <strong>le</strong>urs soucis », comme « une machine d’abêtissement<br />

et de dissolution », comme « un spectac<strong>le</strong> qui ne<br />

demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans<br />

<strong>le</strong>s idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement<br />

aucun problème, n’allume aucune passion, n’éveil<strong>le</strong><br />

au fond des cœurs aucune espérance, sinon cel<strong>le</strong>, ridicu<strong>le</strong>,<br />

d’être un jour star à Los Ange<strong>le</strong>s 1 ». L’espérance qui anime<br />

cel<strong>le</strong>s et ceux qui ont accepté de participer à ce dossier<br />

1 George Duhamel, « Intermède <strong>cinéma</strong>tographique ou <strong>le</strong> divertissement du libre citoyen », in Scènes de la vie future, Paris,<br />

Mercure de France, 1931, p. 58-59.<br />

16


n’est sans doute pas de devenir des stars hollywoodiennes,<br />

mais plus modestement de partager, malgré<br />

« <strong>le</strong>ur besogne et <strong>le</strong>urs soucis », cette expérience sensib<strong>le</strong><br />

et intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> qui consiste à penser <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> avec <strong>le</strong><br />

<strong>cinéma</strong>, c’est-à-dire à se confronter à un phénomène qui<br />

est en même temps une technique, une industrie, un divertissement<br />

de masse et un art, as<strong>sur</strong>ément de tous <strong>le</strong>s<br />

arts <strong>le</strong> plus important du xx e sièc<strong>le</strong>. L’enjeu pour nous<br />

était tout simp<strong>le</strong>ment de <strong>le</strong>ur demander comment dans<br />

<strong>le</strong>urs recherches, dans <strong>le</strong>urs pratiques, dans <strong>le</strong>ur vie de<br />

<strong>le</strong>ttrés, ils s’arrangeaient de ces œuvres et de ces images<br />

qui se donnent à réfléchir à la fois comme des objets esthétiques,<br />

comme des manifestations inscrites dans <strong>le</strong><br />

grand mouvement des arts, comme des produits d’une<br />

culture mondialisée et populaire, comme des documents<br />

ou archives faisant mémoire et histoire et témoignant du<br />

monde comme il va, comme il allait ou devrait al<strong>le</strong>r.<br />

En observant <strong>le</strong> pedigree des collègues qui ont bien voulu<br />

apporter <strong>le</strong>ur éclairage <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur manière de se saisir<br />

de la chose <strong>cinéma</strong>tographique, nous serions tentés de<br />

constater – comme l’avait fait Co<strong>le</strong>tte non sans provocation,<br />

dès 1917 – « Ils y viennent tous au <strong>cinéma</strong> » 2 , en<br />

l’occurrence : la philosophe, l’historienne, la géographe,<br />

l’historienne de l’art, <strong>le</strong> juriste et bien sûr ceux qui, depuis<br />

peu – moins d’un demi-sièc<strong>le</strong> –, font profession universitaire<br />

d’enseigner <strong>le</strong> septième art. Dans cet intérêt unanime,<br />

il ne faut pas tant voir la marque d’un ralliement<br />

à une cause gagnée depuis longtemps ou la quête d’une<br />

légitimation désormais heureusement reconnue, que la<br />

volonté commune d’élargir notre regard <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />

à des disciplines et des approches différentes ; de porter<br />

notre attention <strong>sur</strong> des formes filmiques (la fiction,<br />

<strong>le</strong> documentaire, <strong>le</strong> film d’actualité), des expressions<br />

culturel<strong>le</strong>s (<strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> populaire et <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> d’auteur, la<br />

comédie musica<strong>le</strong> et <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> du quotidien) et des pratiques<br />

(artistiques ou non, dominantes ou minoritaires)<br />

variées et singulières ; de modu<strong>le</strong>r la puissance économique<br />

et symbolique des images <strong>cinéma</strong>tographiques à<br />

l’échel<strong>le</strong> d’un territoire, d’un pays, d’un continent (l’Europe)<br />

; enfin et <strong>sur</strong>tout d’éprouver <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> non seu<strong>le</strong>ment<br />

comme objet d’étude, mais aussi comme outil de<br />

pensée, comme moyen d’ouvrir des espaces de réf<strong>le</strong>xion<br />

entre nos disciplines, entre nous et <strong>le</strong> monde.<br />

En 1917, Louis Delluc, qui venait à peine de se lancer dans<br />

la critique – il passera à la réalisation en 1920 –, exaltait,<br />

dans l’un de ses premiers artic<strong>le</strong>s, la beauté propre<br />

du <strong>cinéma</strong>, une beauté moderne, toujours d’actualité<br />

et qu’il s’agit, encore aujourd’hui, de questionner dans<br />

sa capacité à dépasser l’art pour tendre vers la vie et la<br />

connaissance :<br />

« Le hasard d’une soirée au <strong>cinéma</strong>, dans une sal<strong>le</strong> du<br />

bou<strong>le</strong>vard, m’a donné une joie artistique si extraordinaire<br />

qu’el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> ne plus dépendre de l’art. Je sais depuis<br />

peu que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> est destiné à nous donner des impressions<br />

de beauté fugace et éternel<strong>le</strong>, comme seul nous en<br />

donne <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de la nature ou, parfois, de l’activité<br />

des hommes. Ces impressions, vous savez, de grandeur, de<br />

simplicité, de netteté, qui brusquement vous font trouver<br />

l’art inuti<strong>le</strong>. Tout à fait inuti<strong>le</strong>, évidemment, l’art <strong>le</strong> serait,<br />

si chacun était capab<strong>le</strong> de goûter consciemment la beauté<br />

profonde de la minute qui passe. Mais l’éducation des<br />

fou<strong>le</strong>s sensib<strong>le</strong>s est trop <strong>le</strong>nte pour que nous puissions la<br />

priver avant de nombreux sièc<strong>le</strong>s des œuvres d’art, qui<br />

sont la confidence é<strong>le</strong>vée de l’âme des autres. Le <strong>cinéma</strong><br />

est justement un acheminement vers cette suppression<br />

de l’art qui dépasse l’art, étant la vie. Ce ne sera d’ail<strong>le</strong>urs<br />

qu’un moyen terme entre la stylisation et la réalité<br />

animée. Et il a, pour atteindre son propre summum, tant<br />

de progrès à conquérir que nous sommes loin de fixer <strong>le</strong><br />

temps où la perfection de l’écran apprendra – et ce sera<br />

admirab<strong>le</strong> – à voir dans la nature et dans <strong>le</strong> cœur humain.<br />

[…] Le <strong>cinéma</strong> fera connaître bien des choses du monde à<br />

nous tous et de nous même à nous-mêmes 3 . »<br />

Mais en attendant ce « summum » dont rêvait, il y a<br />

plus d’un sièc<strong>le</strong>, celui qui inventa <strong>le</strong> mot « cinéaste »,<br />

il nous faut peut-être, après la <strong>le</strong>cture de ce dossier,<br />

nous contenter de suivre l’invitation inconformiste, et<br />

tout aussi actuel<strong>le</strong>, de Guillaume Apollinaire dans <strong>le</strong> seul<br />

poème qu’il consacra au <strong>cinéma</strong> :<br />

« Et puis ce soir on s’en ira<br />

Au <strong>cinéma</strong><br />

Les Artistes que sont-ce donc<br />

Ce ne sont plus ceux qui s’occupent de l’Art<br />

Art poétique ou bien musique<br />

Les Artistes ce sont <strong>le</strong>s acteurs et <strong>le</strong>s actrices<br />

Si nous étions des Artistes<br />

Nous ne dirions pas <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />

Nous dirions <strong>le</strong> ciné<br />

Mais si nous étions de vieux professeurs de province<br />

Nous ne dirions ni ciné ni <strong>cinéma</strong><br />

Mais Cinématographe<br />

Aussi mon Dieu faut-il avoir du goût 4 ».<br />

2 Co<strong>le</strong>tte, « Ils y viennent tous, au <strong>cinéma</strong> », Le Film, 21 juil<strong>le</strong>t 1917. Repris dans Co<strong>le</strong>tte, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 1986, p. 1751.<br />

3 Louis Delluc, « La beauté du <strong>cinéma</strong> », Le Film, n o 73, 6 août 1917. Repris dans <strong>le</strong>s Écrits <strong>cinéma</strong>tographiques II, Paris,<br />

Cinémathèque française, 1985, p. 30-33.<br />

José Moure et N. T. Binh,<br />

éditeurs invités<br />

4 Guillaume Apollinaire, « Avant <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> », Revue Nord-Sud, 15 avril 1917, inclus dans <strong>le</strong> recueil Il y a. Repris dans Œuvres poétiques, Paris,<br />

Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1965, p. 362.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

17


DOSSIER<br />

Vous avez dit « populaire » ?<br />

On se souvient de la polémique qui a suivi la proposition, à l’automne<br />

dernier, de créer une nouvel<strong>le</strong> catégorie « film populaire » aux Oscars<br />

de Hollywood – qui aurait permis de récompenser des « blockbusters<br />

», par exemp<strong>le</strong> la magnifique équipe de Black Panther (Ryan<br />

Coog<strong>le</strong>r, 2018).<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Sandra Laugier<br />

Professeure de<br />

philosophie et directrice<br />

adjointe de l’Institut<br />

des sciences juridique<br />

et philosophique<br />

de la Sorbonne<br />

(ISJPS) – UMR 8103<br />

À droite, portrait de<br />

Stan<strong>le</strong>y Cavell<br />

À<br />

juste titre, <strong>le</strong>s opposants ont argué que <strong>le</strong>s Oscars récompensent<br />

justement, en principe, des films à la fois « grands » et populaires ;<br />

de New York-Miami, en 1935, à Gladiator, 2001, et <strong>le</strong> Seigneur des anneaux,<br />

2003. Et depuis ? Cela fait au moins une décennie que <strong>le</strong>s chances<br />

pour un film « populaire » (à très large public) d’être apprécié, reconnu, par <strong>le</strong>s<br />

institutions du <strong>cinéma</strong> sont faib<strong>le</strong>s, et il y a une certaine hypocrisie vertueuse<br />

à récuser, même avec d’excel<strong>le</strong>nts arguments, la création d’une catégorie spécifique<br />

pour des films de fait exclus de la reconnaissance académique. Du coup<br />

Black Panther est reparti comme prévisib<strong>le</strong> des Oscars avec quelques récompenses<br />

techniques. Bohemian Rhapsody aussi, autre grand succès populaire<br />

consacré au parcours de Freddy Mercury, et vainqueur <strong>sur</strong>prise des Golden<br />

Globes, s’est contenté du prix du meil<strong>le</strong>ur acteur.<br />

La polémique a permis de se rendre compte de la difficulté pour <strong>le</strong>s critiques<br />

de <strong>cinéma</strong> à prendre en compte la redéfinition du périmètre du populaire,<br />

notamment à travers <strong>le</strong>s nouveaux produits des grandes franchises (Marvel,<br />

DC Comics). L’élargissement des publics des arts, <strong>le</strong> développement des dites<br />

« cultures populaires », l’installation, par <strong>le</strong> tournant numérique, de nouvel<strong>le</strong>s<br />

formes, de nouveaux acteurs et de nouveaux modè<strong>le</strong>s d’actions et pratiques<br />

artistiques, sont en train de transformer la définition même de l’art, contestant<br />

<strong>le</strong>s conceptions élitistes du « grand art ». Erwin Panofsky insistait « <strong>sur</strong> <strong>le</strong><br />

fait que <strong>le</strong> film a été créé d’abord et avant tout, comme un divertissement populaire<br />

sans prétention esthétique qui a redynamisé <strong>le</strong>s liens entre production et consommation<br />

artistiques [<strong>le</strong>squels] sont plus que ténus, pour ne pas dire rompus, dans de<br />

nombreuses disciplines artistiques ».<br />

C’est une mutation profonde du champ culturel et de ses hiérarchies qui est<br />

en train de s’opérer et <strong>le</strong> changement d’attitude par rapport aux séries télévisées<br />

en est la marque, comme lieu de réappropriation de l’autorité artistique<br />

et herméneutique, de re-empowerment du spectateur par la constitution de<br />

son expérience singulière. C’est ce qu’entendait <strong>le</strong> critique R. Warshow dans<br />

The Immediate Experience (1962) : « Culturel<strong>le</strong>ment, nous sommes tous des selfmade<br />

men, nous nous constituons dans <strong>le</strong>s termes des choix particuliers que nous<br />

faisons dans la multitude étourdissante de stimuli qui s’offrent à nous. » La démocratisation<br />

de la production artistique promise par <strong>le</strong> romantisme trouverait<br />

alors sa réalisation dans de nouvel<strong>le</strong>s formes artistiques, dans <strong>le</strong>s modalités<br />

18


© Courtesy of Harvard University<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

19


DOSSIER<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

On peut redéfinir<br />

la culture<br />

populaire comme<br />

non plus pur<br />

« divertissement »,<br />

mais aussi<br />

travail col<strong>le</strong>ctif<br />

d’éducation<br />

mora<strong>le</strong>.<br />

de circulation et d’intervention permises par <strong>le</strong> numérique, dont <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s<br />

de participation et d’interactivité ouvrent <strong>sur</strong> de nouvel<strong>le</strong>s formes d’autorité<br />

du sujet. L’art est devenu, de lieu élitaire, un moteur essentiel d’intervention<br />

et d’innovation socia<strong>le</strong> – et de fabrication de la démocratie réel<strong>le</strong> si on entend<br />

par démocratie non un mode de gouvernement mais une demande d’égalité et<br />

de participation à la vie publique. La question de la démocratie est alors aussi<br />

bien cel<strong>le</strong> de notre capacité d’expressivité individuel<strong>le</strong>, d’actions et de choix<br />

esthétiques singuliers.<br />

Le déplacement de l’intérêt vers des objets « ordinaires », comme <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />

populaire ou <strong>le</strong>s séries TV, induit alors une transformation de l’esthétique.<br />

L’enjeu théorique que constituent <strong>le</strong>s références aux cultures populaires est<br />

fondamental : il ne s’agit pas de puiser dans un réservoir d’exemp<strong>le</strong>s, mais<br />

de renverser <strong>le</strong>s hiérarchies de ce qui compte. Cela permet un nouveau départ<br />

de la pensée de la démocratie, et de son assise perfectionniste, dans<br />

la confiance en soi et la conception deweyenne du public. Dewey, dans<br />

Le Public et ses problèmes (1927), définit <strong>le</strong> public à partir d’une confrontation<br />

à une situation problématique où des personnes éprouvent un troub<strong>le</strong> déterminé<br />

qu’ils perçoivent initia<strong>le</strong>ment comme re<strong>le</strong>vant de la vie privée, et où la<br />

réponse émerge à travers <strong>le</strong> jeu des interactions de ceux qui décident de lui<br />

donner une expression publique.<br />

L’entrée en scène de ces « arts démocratiques » déplace profondément nos<br />

catégories conceptuel<strong>le</strong>s, mises en cause par cette sortie de l’autotélisme et<br />

d’une conception esthétisante de l’art. À moins que l’« art démocratique » ne<br />

relève plutôt de ces esthétiques du quotidien qui refusent de faire de l’art une<br />

sphère d’activité à part de la vie ordinaire ? On peut voir dans <strong>le</strong>s pratiques collaboratives<br />

et numériques des espaces d’action où s’exercent et se réinventent<br />

<strong>le</strong>s principes d’égalité, de collaboration et de partage, du côté de la production<br />

comme des usages, de la critique et de l’interprétation. Cela conduit à repenser<br />

<strong>le</strong>s rapports de l’art et de la démocratie, et à en finir avec des définitions<br />

fixes ou (politiquement et culturel<strong>le</strong>ment) institutionnalisées pour <strong>le</strong>s organiser<br />

pragmatiquement autour de pratiques, de va<strong>le</strong>urs et de formes de vie<br />

effectives et partagées. Dans ce contexte, on peut redéfinir la culture populaire<br />

comme non plus pur « divertissement », mais aussi travail col<strong>le</strong>ctif d’éducation<br />

mora<strong>le</strong>. Le rô<strong>le</strong> de la culture populaire (blockbusters, séries télévisées,<br />

musique, vidéos diffusées <strong>sur</strong> Internet…) devient crucial dans nos réélaborations<br />

éthiques et dans la constitution politique et socia<strong>le</strong> de la démocratie.<br />

Stan<strong>le</strong>y Cavell prenait son point de départ, dans La Projection du monde (1999,<br />

réédition Vrin, 2019), dans <strong>le</strong> caractère populaire du <strong>cinéma</strong>, en l’articulant à<br />

un certain rapport – une intimité avec l’ordinaire –, à l’intégration du <strong>cinéma</strong><br />

(« al<strong>le</strong>r au <strong>cinéma</strong> » plutôt que LE <strong>cinéma</strong>) à la vie ordinaire du spectateur, son<br />

intrication dans la vie quotidienne et la constitution de son expérience privée<br />

et col<strong>le</strong>ctive. Pour Cavell, dont l’enfance et la jeunesse furent hantées par <strong>le</strong><br />

<strong>cinéma</strong> hollywoodien, cette culture c’est <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> populaire, dont <strong>le</strong>s productions<br />

étaient partagées par <strong>le</strong> plus grand nombre à l’époque.<br />

Une esthétique ordinaire doit désormais défendre, non plus la spécificité des<br />

individualités créatrices de l’œuvre, ni <strong>le</strong>s œuvres en tant que tel<strong>le</strong>s, mais<br />

l’expérience esthétique commune et partageab<strong>le</strong>. Un des buts de Cavell,<br />

20


et l’une de ses plus grandes réussites, est de mettre en évidence l’intelligence<br />

apportée déjà par <strong>le</strong> film à sa réalisation, ce qui revient aussi à « laisser<br />

une œuvre d’art avoir sa propre voix dans ce que la philosophie dira d’el<strong>le</strong> ».<br />

Comprendre l’importance du <strong>cinéma</strong> implique alors apprendre en quoi<br />

consiste, pour reprendre l’expression d’À la recherche du bonheur (2017),<br />

« contrô<strong>le</strong>r son expérience », c’est-à-dire, examiner sa propre expérience, et<br />

« laisser à l’objet qui vous intéresse <strong>le</strong> soin de vous apprendre à <strong>le</strong> considérer ». Cela<br />

signifie qu’il faut éduquer son expérience de façon à se rendre éducab<strong>le</strong> par<br />

el<strong>le</strong>. Il y a là une circularité inévitab<strong>le</strong> : avoir une expérience nécessite de faire<br />

confiance à son expérience. Ce rô<strong>le</strong> de la confiance dans l’éducation fait de<br />

la culture populaire une ressource essentiel<strong>le</strong> dans l’éducation mora<strong>le</strong> et politique<br />

et la transmission de va<strong>le</strong>urs.<br />

Cela répond à un certain nombre de préoccupations éthiques et esthétiques<br />

centra<strong>le</strong>s et à la question, sou<strong>le</strong>vée par Cavell, de la part mora<strong>le</strong> des œuvres<br />

« publiques », et de la forme d’éducation qu’el<strong>le</strong>s suscitent précisément dans ce<br />

public, et ce privé, qui sont créés par ces formes de communication contemporaines,<br />

<strong>cinéma</strong>tographiques comme télévisuel<strong>le</strong>s. La question d’une mora<strong>le</strong><br />

exprimée par <strong>le</strong>s médias contemporains se trouve enchevêtrée dans toutes <strong>le</strong>s<br />

dimensions de la vie privée et publique comme <strong>le</strong> montre <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> des séries<br />

télévisées dans la mise en avant de la libération des femmes (Sex and the City),<br />

la visibilisation des minorités sexuel<strong>le</strong>s (The L Word, Orange is the New Black),<br />

racia<strong>le</strong>s (The Wire).<br />

On assiste ainsi à un déplacement de la mora<strong>le</strong>, vers une mora<strong>le</strong> non plus normative<br />

ou impérative, mais pas non plus purement descriptive : une éthique<br />

du care, au sens de la perception particulière des situations, moments, motifs,<br />

tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> nous est offerte par notre rapport intime aux séries qui sont inscrites<br />

dans notre vie quotidienne. L’intérêt d’un examen du discours moral des<br />

séries TV est aussi par la constitution d’une éthique pluraliste et conflictuel<strong>le</strong>.<br />

Le care, mobilisé par la vision d’une série, n’a rien de spectaculaire et fait partie<br />

de ces phénomènes vus mais non remarqués as<strong>sur</strong>ant l’entretien (en plusieurs<br />

sens, dont celui de la conversation et de la préservation) d’un monde humain.<br />

Les séries TV mettent à la fois en scène ce souci des autres et <strong>le</strong>s conflits de<br />

care : la plus fameuse série TV peut-être, ER (Urgences, NBC, 1994-2008) articu<strong>le</strong><br />

en permanence <strong>le</strong>s exigences de la vie privée et du travail, et <strong>le</strong>s conflits<br />

internes dans <strong>le</strong>s soins à apporter aux patients (care moral ou médical) et a<br />

sou<strong>le</strong>vé en ses quinze saisons nombre de questions de santé publique comme<br />

cel<strong>le</strong>s suscitées par <strong>le</strong> sida, l’inégalité d’accès aux soins, l’avortement, <strong>le</strong> handicap,<br />

la fin de vie...<br />

Les séries sont éga<strong>le</strong>ment un moyen de susciter <strong>le</strong> care par éveil de l’affectivité,<br />

la représentation de figures émouvantes ou de situations. Le tournant<br />

accompli avec <strong>le</strong>s séries des années 1990 (ER et The West Wing, NYPD Blue)<br />

est celui de la formation mora<strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctive ; c’est la régularité de la fréquentation,<br />

l’intégration des personnages à la vie ordinaire et familia<strong>le</strong> des spectateurs,<br />

l’initiation à des formes de vie non explicitées et à des vocabulaires<br />

nouveaux et d’abord opaques (sans que <strong>le</strong> spectateur soit lourdement guidé<br />

et éclairé comme il l’était dans des productions antérieures) – <strong>le</strong>s modes de<br />

narration de la série TV – qui font la va<strong>le</strong>ur mora<strong>le</strong> de ces productions. Or cela<br />

Les séries<br />

sont éga<strong>le</strong>ment<br />

un moyen<br />

de susciter<br />

<strong>le</strong> care par éveil<br />

de l’affectivité,<br />

la représentation<br />

de figures<br />

émouvantes ou<br />

de situations.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

21


DOSSIER<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

La série TV<br />

fait partie<br />

indissolub<strong>le</strong>ment<br />

de la vie privée et<br />

du domaine public ;<br />

el<strong>le</strong> est<br />

une interface.<br />

conduit à réviser <strong>le</strong> statut de la mora<strong>le</strong>, à la voir non dans des règ<strong>le</strong>s, normes<br />

transcendantes et principes de décision, mais dans l’attention aux conduites<br />

ordinaires, aux micro-choix quotidiens, aux sty<strong>le</strong>s d’expression et de revendication<br />

des individus. Toutes transformations de la mora<strong>le</strong> auxquel<strong>le</strong>s ont appelé<br />

bon nombre de philosophes lassés d’une méta-éthique trop abstraite, ou<br />

d’une éthique déontologiste trop normative. Ils l’ont parfois, comme Martha<br />

Nussbaum, testée <strong>sur</strong> un matériau littéraire. Mais <strong>le</strong> matériau des séries TV<br />

permet une contextualisation plus développée, une historicité de la relation<br />

publique et privée (régularité, durée), une familiarisation et une éducation<br />

de la perception – l’attention aux expressions et gestes de personnages qu’on<br />

apprend à connaître – à la spécificité des situations. La série TV fait partie<br />

indissolub<strong>le</strong>ment de la vie privée et du domaine public ; el<strong>le</strong> est une interface.<br />

Tirer <strong>le</strong>s conséquences de tout cela nécessite de prendre réel<strong>le</strong>ment au sérieux<br />

<strong>le</strong>s intentions mora<strong>le</strong>s des producteurs et scénaristes des séries TV et téléfilms,<br />

et <strong>le</strong>s contraintes ainsi imposées aux fictions, là aussi dans la lignée de<br />

la <strong>le</strong>cture de Cavell : ce dernier, en effet, en rupture avec une tradition critique<br />

qui faisait de l’intelligence du film un sous-produit de la <strong>le</strong>cture critique,<br />

affirmait l’importance de « l’intelligence apportée par <strong>le</strong> film à sa propre réalisation<br />

» : <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> matériau lui-même éduque <strong>le</strong> spectateur, ainsi que <strong>le</strong><br />

critique, et qu’il n’est pas dépendant du regard critique pour sa pertinence.<br />

Cavell fut <strong>le</strong> premier à souligner l’importance de ce point et à appe<strong>le</strong>r à une<br />

valorisation, dans la critique, de la fonction du scénariste et du réalisateur,<br />

mais aussi du travail des acteurs, dans l’élaboration du sens moral et de la<br />

portée d’éducation mora<strong>le</strong> du film. Ainsi, <strong>le</strong>s modes d’expression (la texture<br />

mora<strong>le</strong>, <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> de paro<strong>le</strong> et de démarche) des acteurs de film et de série sont<br />

un élément central de <strong>le</strong>ur apport moral. Une tâche de la critique serait alors<br />

de mettre en évidence, dans la <strong>le</strong>cture de l’expression mora<strong>le</strong> constituée par<br />

<strong>le</strong>s séries, <strong>le</strong>s choix moraux, col<strong>le</strong>ctifs et individuels, <strong>le</strong>s négociations, conflits<br />

et accords qui sont à la base de la représentation mora<strong>le</strong> : choix et itinéraires<br />

des personnages de fiction, tournants de la narration, tournants dans <strong>le</strong>s scénarios.<br />

On déplace la question de la mora<strong>le</strong> vers cel<strong>le</strong> de l’interprétation des<br />

choix publics et l’élaboration d’une sensibilité commune, à la fois supposée et<br />

éduquée/transformée par <strong>le</strong>s médias.<br />

Les personnages de fiction TV sont si bien ancrés, mora<strong>le</strong>ment dirigés et clairs<br />

dans <strong>le</strong>urs expressions mora<strong>le</strong>s, sans être archétypaux, qu’ils peuvent être<br />

« lâchés » et ouverts à l’imagination et à l’usage de chacun, « confiés » à nous<br />

– comme s’il restait à chacun d’en prendre soin. D’où la grande importance<br />

de la conclusion des séries, qui doivent apprendre au spectateur à se passer<br />

d’el<strong>le</strong>s. Lost est <strong>le</strong> plus bel exemp<strong>le</strong> ; mais aussi Mad Men et The Americans ont<br />

récemment illustré ce travail des séries à l’accompagnement de notre séparation<br />

d’avec <strong>le</strong>s personnages.<br />

Il y a bien une recherche démocratique et mora<strong>le</strong>, perfectionniste, dans ces<br />

séries étasuniennes, par <strong>le</strong>ur espoir dans l’éducabilité du spectateur. Une des<br />

innovations que représentaient <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s séries du tournant du xxi e sièc<strong>le</strong><br />

était la confrontation à un monde et un vocabulaire mystérieux, dont on ne<br />

comprend pas des éléments, et où <strong>le</strong> téléspectateur est obligé de prêter attention,<br />

de se familiariser, et peu à peu de s’éduquer, comme l’enfant qui s’intègre<br />

22


dans la forme de vie des adultes, tel<br />

que <strong>le</strong> décrit Wittgenstein au début<br />

des Recherches Philosophiques.<br />

Le spectateur est éduqué et cared<br />

for, mais aussi cared about dans sa<br />

capacité mora<strong>le</strong> : The West Wing et<br />

The Wire misent entièrement, dans<br />

<strong>le</strong>ur écriture, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> désir d’une expression<br />

conjointe et publique du<br />

désespoir et de l’espoir de nouvel<strong>le</strong>s<br />

conversations (<strong>le</strong>s « Cities of<br />

Words » que recherche Cavell dans<br />

son dernier ouvrage, Philosophie<br />

des sal<strong>le</strong>s obscures). La possibilité<br />

de nouvel<strong>le</strong>s formes d’expression<br />

et d’éducation mora<strong>le</strong>, de quelque<br />

chose comme un care du public<br />

et la prise en compte de toutes<br />

ses composantes. Les séries ont<br />

donné une voix aux femmes dans<br />

<strong>le</strong>ur diversité et aujourd’hui, el<strong>le</strong>s<br />

sont <strong>le</strong>s personnages centraux de<br />

la plupart des œuvres <strong>le</strong>s plus innovantes<br />

: Orange is the New Black,<br />

Big Litt<strong>le</strong> Lies, The Handmaid’s Ta<strong>le</strong>.<br />

La va<strong>le</strong>ur d’éducation de la culture<br />

populaire n’est pas anecdotique.<br />

El<strong>le</strong> nous paraît même définir aujourd’hui<br />

ce qu’il faut entendre<br />

par « populaire » aussi bien que<br />

par <strong>le</strong> mot « culture » (au sens de la<br />

Bildung) dans l’expression « culture populaire ». Dans cette perspective, cette<br />

dernière a pour vocation l’éducation philosophique d’un public plutôt que<br />

l’institution et la valorisation d’un corpus socia<strong>le</strong>ment ciblé. Je suis partie de<br />

la façon dont Cavell revendique la va<strong>le</strong>ur philosophique du <strong>cinéma</strong> hollywoodien,<br />

<strong>le</strong> plaçant à hauteur des plus grandes œuvres de pensée. Ce que Cavell<br />

revendiquait dans <strong>le</strong>s années 1970 du <strong>cinéma</strong> grand public de Hollywood s’est<br />

transféré à d’autres corpus et pratiques comme <strong>le</strong>s séries télévisées, qui l’ont<br />

relayé, sinon remplacé, dans la tâche d’éducation mora<strong>le</strong> des ado<strong>le</strong>scents et<br />

des adultes. La culture populaire se révè<strong>le</strong> lieu de « l’éducation des adultes », et<br />

donc d’une forme d’éducation de soi, de culture de soi – un perfectionnement<br />

subjectif, par la mise en commun, par <strong>le</strong> partage et <strong>le</strong> commentaire d’un matériau<br />

public et ordinaire, intégré dans notre vie ordinaire.<br />

© Marvel Studio<br />

Affiche du film<br />

Black Panther (2018)<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

23


DOSSIER<br />

Comédie musica<strong>le</strong>, un genre<br />

à prendre au sérieux ?<br />

« On vous dit toujours de par<strong>le</strong>r de ce que vous connaissez. Moi, je connaissais<br />

<strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>, alors j’ai fait des films <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>. » Stan<strong>le</strong>y Donen,<br />

coréalisateur avec Gene Kelly de Chantons sous la pluie (1952) 1 .<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

N. T. Binh<br />

Maître de conférences<br />

en études<br />

<strong>cinéma</strong>tographiques<br />

En tant que genre<br />

<strong>cinéma</strong>tographique,<br />

la comédie musica<strong>le</strong><br />

hollywoodienne<br />

a mis du temps à être<br />

« prise au sérieux »,<br />

que ce soit par <strong>le</strong>s<br />

milieux intel<strong>le</strong>ctuels,<br />

la presse spécialisée,<br />

la profession…<br />

et même <strong>le</strong> public,<br />

en tout cas en France.<br />

E<br />

n tant que genre <strong>cinéma</strong>tographique, la comédie musica<strong>le</strong> hollywoodienne<br />

a mis du temps à être « prise au sérieux », que ce soit par <strong>le</strong>s<br />

milieux intel<strong>le</strong>ctuels, la presse spécialisée, la profession… et même<br />

<strong>le</strong> public, en tout cas en France. Il y a à cela des raisons de deux ordres.<br />

D’une part, la vocation assumée du genre en tant que « divertissement » en<br />

fait un synonyme de spectac<strong>le</strong> sans profondeur et de dégradation des formes<br />

nob<strong>le</strong>s (musique de concert, poésie, théâtre, art lyrique, bal<strong>le</strong>t…). L’industrie<br />

hollywoodienne, soucieuse de légitimité artistique à travers <strong>le</strong> vote des Oscars,<br />

ne couronne qu’exceptionnel<strong>le</strong>ment un musical ; en 2016, la déconvenue<br />

des créateurs de La La Land, proclamé vainqueur à la dernière cérémonie,<br />

avant d’être évincé in extremis par un film à propos sociétal affiché, Moonlight,<br />

ne fait que corroborer cette idée reçue, vaguement puritaine : la comédie musica<strong>le</strong><br />

procure trop de plaisir pour être considérée sérieusement.<br />

D’autre part, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan économique, c’est un genre « cher », dispendieux,<br />

donc soucieux de sa rentabilité commercia<strong>le</strong> et notoirement prompt à choisir<br />

la facilité pour satisfaire <strong>le</strong> public : un genre soumis de fait aux contraintes du<br />

marché, au détriment de ses qualités artistiques. Les amateurs de Broadway<br />

n’ont jamais cessé de stigmatiser la trivialisation hollywoodienne de spectac<strong>le</strong>s<br />

créés <strong>sur</strong> scène, dénaturés pour satisfaire <strong>le</strong>s masses, ne serait-ce que<br />

par son obstination à imposer des têtes d’affiche populaires pour remplacer <strong>le</strong>s<br />

interprètes d’origine : plutôt que Carol Lawrence et Julie Andrews dans West<br />

Side Story (Robert Wise et Jerome Robbins, 1961) et My Fair Lady (George<br />

Cukor, 1964), <strong>le</strong>s producteurs engagent respectivement Natalie Wood et<br />

Audrey Hepburn, toutes deux doublées pour <strong>le</strong>s chansons par l’artiste Marni<br />

Nixon, qui avait rendu <strong>le</strong> même service à Deborah Kerr dans Le Roi et moi<br />

(Walter Lang, 1956). Pour revenir à La La Land, rappelons que <strong>le</strong> réalisateur<br />

Damien Chazel<strong>le</strong> se heurta au départ à l’hostilité des studios pour financer son<br />

film, et ce n’est qu’après <strong>le</strong> succès de Whiplash (2014), petite production indépendante,<br />

qu’il obtint <strong>le</strong> feu vert d’une grande compagnie pour La La Land.<br />

À cela s’ajoute, en France, un préjugé anti-américain : <strong>le</strong> musical appartient<br />

à la culture etasunienne populaire, avec ses stéréotypes, son approche primaire<br />

et sa volonté de domination culturel<strong>le</strong> (« c’est très américain », reproche<br />

1 Yann Tobin (N.T. Binh), « La mise en scène, c’est intangib<strong>le</strong> ! », entretien avec Stan<strong>le</strong>y Donen, Positif,<br />

n os 437-438, juil<strong>le</strong>t-août, 1997, p. 35.<br />

24


Hélène Jeanbrau © Ciné Tamaris<br />

Françoise Dorléac et<br />

Catherine Deneuve dans<br />

Les Demoisel<strong>le</strong>s de Rochefort<br />

(Jacques Demy, 1967).<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

25


DOSSIER<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

C’est précisément<br />

en France que va<br />

naître une manière<br />

de réhabilitation<br />

intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> de<br />

la comédie musica<strong>le</strong>,<br />

dans <strong>le</strong>s années<br />

1950 et 1960, par <strong>le</strong><br />

biais de la cinéphilie<br />

d’après-guerre, à la<br />

période même où,<br />

dans la production<br />

hollywoodienne,<br />

<strong>le</strong> genre commençait<br />

à décliner.<br />

souvent entendu pour disqualifier <strong>le</strong>s prétendues conventions d’un film hollywoodien).<br />

Son « mauvais goût » provoqua des réactions outragées comme<br />

cel<strong>le</strong> du critique Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro après la présentation,<br />

au festival de Cannes, du film Ziegfeld Follies (Vincente Minnelli, 1946), dans<br />

un artic<strong>le</strong> aux connotations savoureusement racistes : « Ils appel<strong>le</strong>nt ça comédie<br />

musica<strong>le</strong> : douze tab<strong>le</strong>aux en technicolor, durée cent huit minutes. C’est du<br />

music-hall pour Zoulous. Quand on pense qu’il s’est trouvé des spectateurs pour<br />

avoir <strong>le</strong> triste courage, l’audace provocante, la perversion ou l’inconscience inquiétante<br />

d’applaudir cette hideur, cette éprouvante abomination, ce jeu de nègres fous,<br />

ces gratte-ciel de mauvais goût […], <strong>le</strong> faux érigé à hauteur d’un dogme ! […] Une<br />

indigestion de Fred Astaire, savez-vous ce que c’est ? […] À la fin, j’avais envie de<br />

pousser des cris d’animaux, de déchirer <strong>le</strong> fauteuil avec mes ong<strong>le</strong>s, de brouter <strong>le</strong><br />

plafond et de crever l’écran à coups de pied. » Ces contradictions persistent ; el<strong>le</strong>s<br />

sont bien exprimées par la remarque du cinéaste français Jean-Pierre Jeunet,<br />

après avoir cédé lui-même <strong>le</strong>s droits de son film Le Fabu<strong>le</strong>ux Destin d’Amélie<br />

Poulain (2001) pour une adaptation musica<strong>le</strong> new-yorkaise : « J’ai absolument<br />

horreur des comédies musica<strong>le</strong>s, je hais Broadway, je considère que c’est l’incarnation<br />

même de la ringardise. »<br />

Or, c’est précisément en France que va naître une manière de réhabilitation<br />

intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> de la comédie musica<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>s années 1950 et 1960, par <strong>le</strong><br />

biais de la cinéphilie d’après-guerre, à la période même où, dans la production<br />

hollywoodienne, <strong>le</strong> genre commençait à décliner. Les deux revues spécialisées<br />

concurrentes, <strong>le</strong>s Cahiers du <strong>cinéma</strong> et Positif, s’intéressèrent au genre musical<br />

pour des raisons différentes : dans <strong>le</strong>s Cahiers, c’était la possib<strong>le</strong> affirmation<br />

d’auteurs singuliers (Vincente Minnelli, Stan<strong>le</strong>y Donen, Busby Berke<strong>le</strong>y) au<br />

sein d’une industrie calibrée ; dans Positif, c’était l’affirmation d’une liberté des<br />

corps à travers la danse, d’une expression des pulsions qui pouvait être transgressive<br />

tout en restant accessib<strong>le</strong> au public 2 . Par la suite, autour de la Nouvel<strong>le</strong><br />

Vague, la comédie musica<strong>le</strong> va devenir un genre prisé par <strong>le</strong>s cinéastes<br />

« cinéphi<strong>le</strong>s », issus de cette génération des ciné-clubs et des revues. De cette<br />

génération, seul Jacques Demy s’impose durab<strong>le</strong>ment dans cette veine et régulièrement,<br />

jusqu’à aujourd’hui, des réalisateurs se réclameront de son influence<br />

(Olivier Ducastel et Jacques Martineau, François Ozon, Christophe<br />

Honoré…). Mais Louis Mal<strong>le</strong>, Agnès Varda, Alain Resnais, Jean-Luc Godard,<br />

François Truffaut, Éric Rohmer ou Jacques Rivette ne vont cesser de parsemer<br />

<strong>le</strong>urs films d’allusions au genre, quitte à parfois réaliser, tôt ou tard, des films<br />

chantés ou dansés : des comédies musica<strong>le</strong>s pour ainsi dire « en contrebande »,<br />

<strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus insolites étant L’une chante, l’autre pas (Varda, 1977),<br />

Haut bas fragi<strong>le</strong> (Rivette, 1995), Conte d’été (Rohmer, 1996) et On connaît la<br />

chanson (Resnais, 1997).<br />

Parallè<strong>le</strong>ment, à partir des années 1970, la recherche universitaire s’intéresse,<br />

de façon margina<strong>le</strong> mais passionnante, au musical classique hollywoodien, aussi<br />

bien en France que dans <strong>le</strong>s pays anglo-saxons. Deux axes vont alors se développer.<br />

Premièrement, un axe esthétique, visant à démontrer analytiquement<br />

2 Voir notamment : Jean Domarchi, « Évolution du film musical », Cahiers du <strong>cinéma</strong>, n o 54, Noël 1955 ;<br />

Ado Kyou, « Note <strong>sur</strong> l’érotisme des films dansés », Positif, n o 33, novembre 1954.<br />

26


© Philharmonie de Paris<br />

Col<strong>le</strong>ction Cinémathèque française.© A<strong>le</strong>xis Oussenko<br />

la cohérence et la comp<strong>le</strong>xité des formes à l’œuvre dans la comédie musica<strong>le</strong>,<br />

et à montrer sa signifiance artistique, au-delà du plaisir spectaculaire et immédiat<br />

; Alain Masson 3 (souvent cité par Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze 4 , grand défenseur du<br />

genre) et Rick Altman 5 font figures de pionniers en la matière. Deuxièmement,<br />

un axe plus idéologique, issu du structuralisme, s’interroge <strong>sur</strong> <strong>le</strong> genre musical<br />

dans son contexte culturel au sens large : conditions de production (économie,<br />

cen<strong>sur</strong>e), évolution technologique (y compris <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> d’animation), lien<br />

avec <strong>le</strong>s autres moyens d’expression (théâtre, édition, radio, TV, disque, etc.),<br />

fonction politique, rapport au monde, sociologie de la réception… L’Américaine<br />

Jane Feuer fut, dans ce domaine, une figure fondatrice <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s études culturel<strong>le</strong>s<br />

d’aujourd’hui (gender studies, queer studies, media studies, star studies…),<br />

en soulignant à quel point <strong>le</strong> musical était un genre « auto-réf<strong>le</strong>xif », c’est-à-dire<br />

qu’il racontait et mythifiait dans ses récits la fabrication même d’un spectac<strong>le</strong><br />

musical : comme l’exprime Stan<strong>le</strong>y Donen dans la phrase citée en exergue, la<br />

comédie musica<strong>le</strong>, souvent, « par<strong>le</strong> de <strong>cinéma</strong> » ou, en tout cas, met volontiers<br />

en abyme la notion de mise en scène de la vie. Cela mena aux développements<br />

actuels de Marguerite Chabrol dans l’atelier de recherche qu’el<strong>le</strong> codirige depuis<br />

3 Alain Masson, Comédie musica<strong>le</strong>, Paris, Stock, 1981.<br />

4 Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze, L’Image-temps, Paris, Les Éditions de minuit, 1985.<br />

5 Rick Altman (dir.), Genre: The Musical, Londres, British Film Institute, 1981.<br />

Visuel de l’exposition<br />

Comédies musica<strong>le</strong>s,<br />

la joie de vivre<br />

du <strong>cinéma</strong>, création<br />

de l’agence BETC<br />

Affiche française de<br />

Chantons sous la pluie<br />

(Singin’ in the Rain,<br />

Gene Kelly et Stan<strong>le</strong>y<br />

Donen, 1952)<br />

Affiche A<strong>le</strong>xis Oussenko<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

27


DOSSIER<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

L’ambition du projet<br />

avait été assouvie :<br />

comment faire d’un<br />

sujet savant, a priori<br />

peu prisé du public<br />

français et présentant<br />

une majorité de<br />

contenus audiovisuels<br />

sous-titres, une<br />

source d’attraction<br />

populaire !<br />

quelques années 6 et à l’exceptionnel ouvrage de Fanny Beuré issu d’une thèse<br />

en études <strong>cinéma</strong>tographiques : That’s Entertainment! – musique, danse et représentations<br />

dans la comédie musica<strong>le</strong> hollywoodienne classique 7 .<br />

Muni de ces réf<strong>le</strong>xions, j’ai proposé en 2017 à la Philharmonie de Paris un<br />

projet d’exposition dont je serai <strong>le</strong> commissaire. Son sous-titre reprenait <strong>le</strong><br />

« slogan » d’un numéro spécial de la revue Cinéma 59, invitation alors origina<strong>le</strong><br />

à prendre <strong>le</strong> genre au sérieux, en dépit – ou à cause – de sa prétendue<br />

légèreté : Comédies musica<strong>le</strong>s, la joie de vivre du <strong>cinéma</strong>. La politique du service<br />

des expositions de la Philharmonie de Paris était jusque-là d’alterner <strong>le</strong>s manifestations<br />

dites « savantes » en <strong>le</strong>s rendant accessib<strong>le</strong>s (Paul K<strong>le</strong>e, Beethoven,<br />

Pierre Bou<strong>le</strong>z…) et cel<strong>le</strong>s dites « populaires » en <strong>le</strong>ur donnant une légitimité<br />

culturel<strong>le</strong> (Georges Brassens, John Lennon, Mi<strong>le</strong>s Davis, Serge Gainsbourg,<br />

David Bowie…). Le moment était venu de fondre <strong>le</strong>s deux approches. Il s’agissait<br />

cette fois de profiter d’un engouement (<strong>le</strong> succès planétaire de La La Land,<br />

y compris chez <strong>le</strong>s plus jeunes) pour concevoir une exposition qui contente<br />

autant <strong>le</strong>s spécialistes à l’affût d’un discours <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur discipline, que <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s<br />

à la recherche d’une sortie divertissante.<br />

Cette doub<strong>le</strong> optique s’est avérée stimulante pour <strong>le</strong> cinéphi<strong>le</strong>, critique, enseignant<br />

et chercheur que je suis. Le choix d’un scénographe-directeur artistique<br />

peu conventionnel, Pierre Giner, allié à la ténacité et à l’expertise des<br />

équipes de la Philharmonie, a abouti au succès de l’exposition, qui a totalisé<br />

près de 100 000 visiteurs entre mi-octobre 2018 et fin janvier 2019, avec deux<br />

à trois heures de présence par visiteur et une remarquab<strong>le</strong> représentation du<br />

jeune public (enfants, ado<strong>le</strong>scents, jeunes adultes). La réception médiatique<br />

fut massivement favorab<strong>le</strong> 8 , à l’exception notab<strong>le</strong> de l’émission radiophonique<br />

La Dispute <strong>sur</strong> France Culture, diffusée deux mois après <strong>le</strong> début de l’événement<br />

(1 er janvier 2019), déplorant que malgré ses qualités, c’était « une exposition<br />

pour <strong>le</strong>s néophytes », que la fou<strong>le</strong> trop pressante rendait diffici<strong>le</strong> l’exploration<br />

des contenus et que <strong>le</strong>s extraits présentés du chorégraphe-cinéaste Busby<br />

Berke<strong>le</strong>y « ont été vus dix mil<strong>le</strong> fois ». Cette chronique, en fait, prouvait que<br />

l’ambition du projet avait été assouvie : comment faire d’un sujet savant, a<br />

priori peu prisé du public français et présentant une majorité de contenus audiovisuels<br />

sous-titrés, une source d’attraction populaire !<br />

Dès <strong>le</strong> départ, il est apparu essentiel d’accompagner l’exposition de contenus<br />

approfondis. Mis à part <strong>le</strong>s concerts programmés simultanément, la<br />

Philharmonie de Paris a, comme de coutume, organisé avec mon concours une<br />

série de manifestations parallè<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sujet, notamment un « collège » de<br />

sept conférences <strong>sur</strong> <strong>le</strong> thème « Qu’est-ce qu’une comédie musica<strong>le</strong> ? » (y compris<br />

des sujets comme <strong>le</strong>s effets spéciaux, l’origine des claquettes ou l’évolution<br />

de Bollywood) et une rencontre publique avec Patricia Ward Kelly, l’épouse et<br />

biographe de Gene Kelly.<br />

6 Jane Feuer, Mythologies du film musical [1977], traduction de Franck Le Gac, préface de Laurent<br />

Guido, postface de Marguerite Chabrol, col<strong>le</strong>ction du Labex Arts-H2H, Dijon, Presses du Réel, 2017.<br />

7 Paris, Sorbonne Université Presses, 2018.<br />

8 Cf. Le Monde, 30 octobre 2018, « À la Philharmonie, de Paris, l’essence de la comédie musica<strong>le</strong> »,<br />

par Thomas Sotinel.<br />

28


Trois autres projets à teneur plus scientifique ont éga<strong>le</strong>ment vu <strong>le</strong> jour en<br />

accompagnement de l’exposition. Tout d’abord, <strong>le</strong> traditionnel catalogue est<br />

en réalité un ouvrage de « vulgarisation éclairée » réunissant des essais de<br />

spécialistes internationaux, pour la plupart universitaires, et des propos ou<br />

interviews de professionnels comme <strong>le</strong> cinéaste Damien Chazel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s interprètes<br />

Julie Andrews et Lambert Wilson, <strong>le</strong>s compositeurs Michel Legrand et<br />

A<strong>le</strong>x Beaupain, <strong>le</strong> claquettiste Fabien Ruiz ou la costumière Deborah Landis 9 .<br />

Deuxièmement, un numéro spécial de la revue Positif, en partenariat avec<br />

la Philharmonie, comprenait des artic<strong>le</strong>s plus savants et des entretiens plus<br />

poussés 10 .<br />

Enfin, un colloque international, en décembre 2018, visait à faire la synthèse<br />

des recherches historiques, esthétiques et culturel<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> musical hollywoodien.<br />

Ce colloque de trois jours s’inscrivait dans la lignée des travaux d’Alain<br />

Masson, de Rick Altman 11 (tous deux intervenants) et de Michel Chion 12 , mais<br />

aussi ceux, plus récents, qui s’en sont nourris autour de réf<strong>le</strong>xions plus contemporaines<br />

(analyses genrées, génétique et réception des œuvres, études des séries,<br />

etc.). Un autre objectif visait à inclure des chercheurs anglo-américains<br />

qui non seu<strong>le</strong>ment poussent très loin la réf<strong>le</strong>xion historique <strong>sur</strong> <strong>le</strong> genre,<br />

mais intègrent à <strong>le</strong>ur enseignement un versant pratique ou interdisciplinaire<br />

(musicologie, dance studies) rarement envisagé dans <strong>le</strong>s autres pays : pour <strong>le</strong><br />

genre musical, qui met plus que tout autre la performance en va<strong>le</strong>ur, cette diversité<br />

s’avérait particulièrement appropriée. Le colloque intitulé « Le Musical<br />

hollywoodien – création, esthétique, réception » eut donc lieu du 13 au<br />

15 décembre 2018 13 , co-organisé par l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

(Institut ACTE) dans <strong>le</strong> cadre des Assises de la recherche 2018, la Philharmonie<br />

de Paris et l’AICOM (éco<strong>le</strong> de comédie musica<strong>le</strong>, établissement de formation<br />

professionnel<strong>le</strong> en chant, danse et théâtre). La publication des actes<br />

est prévue courant 2020, poursuivant la collaboration de l’Institut ACTE avec<br />

l’éditeur Les Impressions nouvel<strong>le</strong>s (Bruxel<strong>le</strong>s).<br />

D’une exposition « grand public » aux fruits de la recherche la plus avancée, la<br />

comédie musica<strong>le</strong> aura ainsi prouvé sa capacité à conjuguer <strong>le</strong> plaisir affiché<br />

du spectac<strong>le</strong> avec une réf<strong>le</strong>xion sans cesse renouvelée <strong>sur</strong> la pertinence de son<br />

ancrage dans <strong>le</strong>s études culturel<strong>le</strong>s.<br />

La comédie musica<strong>le</strong><br />

aura ainsi prouvé sa<br />

capacité à conjuguer<br />

<strong>le</strong> plaisir affiché<br />

du spectac<strong>le</strong> avec<br />

une réf<strong>le</strong>xion sans<br />

cesse renouvelée<br />

<strong>sur</strong> la pertinence de<br />

son ancrage dans <strong>le</strong>s<br />

études culturel<strong>le</strong>s.<br />

9 N. T. Binh (dir.), Comédies musica<strong>le</strong>s, la joie de vivre du <strong>cinéma</strong>, Paris, Éditions de La Martinière/<br />

Philharmonie de Paris, 2019.<br />

10 Jean-Christophe Ferrari et Christian Viviani (coord.), « Pérennité d’un genre : <strong>le</strong> musical »,<br />

dossier de 68 pages, avec des entretiens par Yann Tobin (N. T. Binh) du cinéaste Rob Marshall, de<br />

l’interprète et chorégraphe Ann Reinking et du créateur de costumes Albert Wolsky, prix de l’Union<br />

des Journalistes de Cinéma 2019 (meil<strong>le</strong>ur entretien ou biographie), Positif, n o 692, octobre 2018.<br />

11 Rick Altman, La Comédie musica<strong>le</strong> américaine, (traduction révisée par Jacques Lévy<br />

de The American Film Musical, 1987), Paris, Armand Colin, 1992.<br />

12 Michel Chion, La Comédie musica<strong>le</strong>, Paris, Cahiers du <strong>cinéma</strong>/Scérén-CNDP, 2002.<br />

13 Voir programme détaillé à l’adresse : http://www.pantheonsorbonne.fr/evenement/<strong>le</strong>-musicalhollywoodien.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

29


DOSSIER<br />

Filmer <strong>le</strong> quotidien<br />

Très bana<strong>le</strong>ment, c’est en étudiant <strong>le</strong> film de Chantal Akerman Jeanne<br />

Dielman (1975) que j’ai commencé à m’intéresser à la question du quotidien.<br />

Très bana<strong>le</strong>ment, car l’œuvre d’Akerman constitue une référence<br />

incontournab<strong>le</strong> dès qu’on tente de s’interroger <strong>sur</strong> la représentation de la<br />

vie quotidienne au <strong>cinéma</strong>.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Sarah Leperchey<br />

Maîtresse de<br />

conférences en histoire<br />

et esthétique du <strong>cinéma</strong><br />

Les façons de par<strong>le</strong>r,<br />

<strong>le</strong>s vêtements,<br />

l’aspect des rues :<br />

tout cela, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />

s’en saisit, <strong>le</strong> capte,<br />

l’enregistre –<br />

au point, comme<br />

on <strong>le</strong> sait, d’avoir<br />

une influence<br />

déterminante <strong>sur</strong><br />

nos modes de vie.<br />

L<br />

e film, dont <strong>le</strong> récit se déploie <strong>sur</strong> trois jours, retrace l’existence routinière<br />

d’une femme au foyer : <strong>le</strong>s tâches qu’el<strong>le</strong> accomplit sont décrites<br />

en détail, dans la durée, au sein d’un dispositif de mise en scène particulièrement<br />

rigide. En analysant cet objet filmique très intrigant, on se<br />

demande forcément pourquoi <strong>le</strong> film se consacre à des activités aussi bana<strong>le</strong>s, et<br />

pourquoi la cinéaste a adopté ce dispositif bien particulier – de longs plans fixes,<br />

très peu de changements d’échel<strong>le</strong> au niveau du cadre, un espace cloisonné, des<br />

pièces filmées selon des axes récurrents formant entre eux des ang<strong>le</strong>s à 90 degrés.<br />

On en arrive ainsi à un doub<strong>le</strong> questionnement qui porte à la fois <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />

enjeux de la représentation du quotidien et <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s moyens de la représentation,<br />

c’est-à-dire <strong>le</strong>s choix artistiques et techniques. En poursuivant des recherches<br />

plus approfondies <strong>sur</strong> la façon dont <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> s’empare de la vie de tous <strong>le</strong>s<br />

jours, j’en suis sans cesse revenue à ces deux questions, qui me semb<strong>le</strong>nt<br />

fondamenta<strong>le</strong>s et méritent d’être posées de façon conjointe.<br />

Dans <strong>le</strong> champ de l’art, il existe de nombreux travaux portant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s œuvres<br />

qui se consacrent à des objets familiers, à des scènes ordinaires, à des actions<br />

bana<strong>le</strong>s. On peut citer aussi bien <strong>le</strong> célèbre ouvrage de Tzvetan Todorov (Éloge<br />

du quotidien : essai <strong>sur</strong> la peinture hollandaise du xvii e sièc<strong>le</strong>) que des publications<br />

récentes <strong>sur</strong> des artistes contemporains comme Sophie Cal<strong>le</strong> ou Christian<br />

Boltanski. De même, dans <strong>le</strong> domaine littéraire, la question a déjà été bien<br />

étudiée. On songe immédiatement aux recherches de Michael Sheringham<br />

(Traversées du quotidien) : pour analyser la pensée du quotidien qui s’est élaborée<br />

en France tout au long du xx e sièc<strong>le</strong>, il cite, entre autres, des textes d’André<br />

Breton, de Roland Barthes, de Georges Perec et d’Annie Ernaux. Dans <strong>le</strong> champ<br />

des études <strong>cinéma</strong>tographiques, en revanche, la question du quotidien n’a pas<br />

fait l’objet d’études spécifiques. Pourtant, à l’évidence, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> peut fournir<br />

des réponses précieuses à qui se demande comment est-ce que <strong>le</strong>s gens vivent.<br />

Les façons de par<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s vêtements, l’aspect des rues : tout cela, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> s’en<br />

saisit, <strong>le</strong> capte, l’enregistre – au point, comme on <strong>le</strong> sait, d’avoir une influence<br />

déterminante <strong>sur</strong> nos modes de vie.<br />

En partant des recherches menées dans <strong>le</strong> domaine de la littérature et de l’histoire<br />

de l’art, on se demande tout naturel<strong>le</strong>ment quels sont <strong>le</strong>s moyens spécifiques<br />

qu’emploie <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> pour représenter la vie quotidienne. Sur un plan<br />

purement descriptif, <strong>le</strong>s films bénéficient d’atouts indéniab<strong>le</strong>s. À la précision, au<br />

luxe de détails que fournit la captation photographique, il faut ajouter <strong>le</strong>s possi-<br />

30


© Ciné Tamaris<br />

bilités offertes par l’enregistrement du son, ainsi que tout ce qui a trait au mouvement<br />

et à la durée – <strong>le</strong>s choses, à l’écran, peuvent nous être redonnées dans <strong>le</strong>ur<br />

temporalité propre. Le récit filmique, en revanche, parvient moins faci<strong>le</strong>ment<br />

que <strong>le</strong> récit romanesque à traiter ce qui relève du non-événementiel, à faire sentir<br />

<strong>le</strong> caractère banal et répétitif de l’action d’un personnage – sans doute parce que<br />

l’image <strong>cinéma</strong>tographique est toujours perçue comme étant au présent.<br />

Pour examiner plus finement <strong>le</strong>s outils descriptifs et narratifs dont dispose <strong>le</strong><br />

<strong>cinéma</strong>, il semb<strong>le</strong> impératif de faire entrer en ligne de compte la démarcation<br />

traditionnel<strong>le</strong> qui sépare films de fiction et films documentaires. Il faut éga<strong>le</strong>ment,<br />

bien entendu, aborder la question sous un ang<strong>le</strong> historique. Les symphonies<br />

urbaines des années 1920 – qui créent des montages dynamiques à partir<br />

de la vie foisonnante des grandes vil<strong>le</strong>s modernes – doivent être appréhendées<br />

au regard des recherches artistiques menées par <strong>le</strong>s avant-gardes de l’époque.<br />

El<strong>le</strong>s n’ont rien de commun avec ce qui s’invente, par exemp<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> cadre<br />

du néoréalisme italien, où la place dévolue aux scènes de la vie quotidienne<br />

correspond à la volonté de montrer la réalité matériel<strong>le</strong> et mora<strong>le</strong> du pays après<br />

la défaite et la fin de la seconde guerre mondia<strong>le</strong>. Et cette approche, là encore,<br />

n’a rien à voir avec cel<strong>le</strong> d’un cinéaste comme Ozu, chez qui <strong>le</strong> quotidien est<br />

appréhendé dans sa dimension cérémoniel<strong>le</strong>, et donne lieu à tout un travail de<br />

la temporalité qui se fonde <strong>sur</strong> une mise en scène extrêmement codifiée. En<br />

Photogramme extrait<br />

de Daguerréotypes<br />

(Agnès Varda, 1975)<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

31


© Paradise Films/Unite Trois<br />

DOSSIER<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Photogramme extrait<br />

de Jeanne Dielman,<br />

23 quai du Commerce,<br />

1080 Bruxel<strong>le</strong>s.<br />

(Chantal Akerman, 1975)<br />

tenant compte du contexte historique, on peut poser <strong>le</strong> problème en termes de<br />

création artistique et tenter de répertorier <strong>le</strong>s formes qui s’élaborent à partir du<br />

matériau que constitue la quotidienneté : l’énumération (<strong>le</strong>s listes, <strong>le</strong>s séries),<br />

<strong>le</strong> travail du rythme (à travers <strong>le</strong>s cyc<strong>le</strong>s journaliers, <strong>le</strong>s jeux de répétition), <strong>le</strong>s<br />

flux (<strong>le</strong> passage des heures, <strong>le</strong> vide et <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in, la circulation urbaine), l’étude des<br />

gestes et du mouvement des corps.<br />

Les travaux menés dans <strong>le</strong> champ littéraire et <strong>le</strong> champ artistique fournissent<br />

plusieurs pistes pour penser <strong>le</strong>s enjeux des films qui se consacrent à la représentation<br />

du quotidien. Tout d’abord, la vie de tous <strong>le</strong>s jours peut, tout simp<strong>le</strong>ment,<br />

constituer un terrain d’enquête. C’est ainsi qu’Agnès Varda, dans<br />

Daguerréotypes (1975), réalise un documentaire <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s boutiques de sa rue. El<strong>le</strong><br />

fait par<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s différents coup<strong>le</strong>s d’artisans en <strong>le</strong>ur demandant où ils sont nés,<br />

comment ils se sont rencontrés, et, <strong>sur</strong>tout, el<strong>le</strong> filme <strong>le</strong>s vitrines et <strong>le</strong>s étalages,<br />

<strong>le</strong>s produits et <strong>le</strong>s marques, el<strong>le</strong> observe <strong>le</strong>s échanges de paro<strong>le</strong>s rituels<br />

et <strong>le</strong>s gestes qui se répètent – gestes des clients et gestes des commerçants.<br />

Avec ce film, Varda semb<strong>le</strong> répondre à l’injonction de Perec qui écrivait en 1973<br />

dans « Approches de quoi ? » : « Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre<br />

anthropologie : cel<strong>le</strong> qui par<strong>le</strong>ra de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons<br />

si longtemps pillé chez <strong>le</strong>s autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique. » Les choses<br />

qui nous sont familières sont trop habituel<strong>le</strong>s pour que nous parvenions à <strong>le</strong>s<br />

voir réel<strong>le</strong>ment. Dans une large me<strong>sur</strong>e, ce qui relève de l’existence ordinaire<br />

n’est pas vraiment perçu. On peut citer <strong>le</strong> fameux mot de Maurice Blanchot :<br />

« Le quotidien : ce qu’il y a de plus diffici<strong>le</strong> à découvrir. » Dès lors, l’enjeu de certains<br />

films consiste avant tout à nous amener à prêter attention – à observer patiemment<br />

ce qui nous entoure, à remarquer, par exemp<strong>le</strong>, la qualité d’une texture ou<br />

32


d’un son, à examiner des nuances, des contrastes ou des petites modifications<br />

qui se produisent d’un jour <strong>sur</strong> l’autre. Ces œuvres ne cherchent pas nécessairement<br />

à valoriser <strong>le</strong>s « petits plaisirs » du quotidien ; el<strong>le</strong>s cherchent plutôt à<br />

nous faire explorer toute la richesse du monde sensib<strong>le</strong>.<br />

L’attention à la vie de tous <strong>le</strong>s jours peut aussi re<strong>le</strong>ver d’une visée émancipatrice.<br />

De nombreux films documentaires s’attachent à décrire <strong>le</strong>s conditions<br />

de vie de personnes très démunies ou privées de liberté. Il existe éga<strong>le</strong>ment<br />

des œuvres qui examinent <strong>le</strong> quotidien en tant qu’il est <strong>le</strong> produit d’idéologies,<br />

d’institutions et de discours. Dans <strong>le</strong> droit fil des analyses d’Henri<br />

Lefebvre (Critique de la vie quotidienne), Jean-Luc Godard, avec 2 ou 3 choses<br />

que je sais d’el<strong>le</strong> (1967), enregistre <strong>le</strong>s mutations de la banlieue parisienne<br />

en décrivant une journée ordinaire de la vie d’une mère de famil<strong>le</strong> jouée par<br />

Marina Vlady. Le personnage évolue dans un univers saturé de « messages », où<br />

<strong>le</strong>s biens de consommation sont omniprésents. L’esthétique du film se fonde<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> réemploi et <strong>le</strong> détournement de clichés (publicité, presse féminine) :<br />

Godard, par sa pratique, nous montre comment <strong>le</strong> quotidien peut devenir<br />

<strong>le</strong> lieu même à partir duquel s’organisent certaines formes de résistance. On<br />

pense aux tactiques et aux ruses analysées par Michel de Certeau (L’Invention<br />

du quotidien) qui rappel<strong>le</strong> que, si <strong>le</strong>s consommateurs peuvent être manipulés<br />

(par des images, par des représentations), ils sont aussi susceptib<strong>le</strong>s de manipu<strong>le</strong>r,<br />

à <strong>le</strong>ur tour, la matière qu’ils reçoivent.<br />

En décembre 2017, s’est déroulé un colloque intitulé « Filmer <strong>le</strong> quotidien »<br />

à l’Éco<strong>le</strong> des arts de la Sorbonne, centré <strong>sur</strong> l’approche esthétique (Institut<br />

ACTE). Par ail<strong>le</strong>urs, avec Barbara Laborde (IRCAV) et Marie-France Chambat-<br />

Houillon (CIM), nous allons publier l’artic<strong>le</strong> « Images au quotidien, images<br />

du quotidien » qui paraîtra dans <strong>le</strong> numéro 14 de la revue Mise au point. Un<br />

deuxième colloque est organisé <strong>le</strong>s 20 et 21 juin 2019 à la Sorbonne. Son but<br />

est notamment de prolonger <strong>le</strong>s recherches entamées en décembre 2017 en<br />

s’attachant plus précisément, à l’occasion de la manifestation Japonismes 2018 :<br />

<strong>le</strong>s âmes en résonance, aux <strong>cinéma</strong>s français et japonais. L’ouverture de ces espaces<br />

de réf<strong>le</strong>xion col<strong>le</strong>ctive propose des bases pour construire un projet de<br />

recherche ambitieux, <strong>le</strong> but étant, à terme, de mener une étude approfondie et<br />

systématique <strong>sur</strong> la façon dont <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> a traité la question du quotidien.<br />

Godard, par sa<br />

pratique, nous<br />

montre comment<br />

<strong>le</strong> quotidien<br />

peut devenir<br />

<strong>le</strong> lieu même à<br />

partir duquel<br />

s’organisent<br />

certaines formes<br />

de résistance.<br />

Photogramme extrait<br />

de 2 ou 3 choses que<br />

je sais d’el<strong>le</strong><br />

(Jean-Luc Godard, 1967)<br />

© Argos Films/Anouchka Films/Les Fils du Carrosse/Parc Films<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

33


DOSSIER<br />

Les Actualités françaises<br />

(1945-1969) : <strong>le</strong> mouvement<br />

d’une époque<br />

L'imaginaire lié au <strong>cinéma</strong> renvoie communément au film de fiction.<br />

C’est oublier un peu vite que <strong>le</strong>s actualités filmées étaient présentes<br />

dans <strong>le</strong>s projections du « <strong>cinéma</strong> des premiers temps ». Est-il possib<strong>le</strong>,<br />

cohérent et pertinent de prendre appui <strong>sur</strong> cet objet <strong>cinéma</strong>tographique<br />

pour appréhender <strong>le</strong>s mutations du xx e sièc<strong>le</strong> ?<br />

Pasca<strong>le</strong> Goetschel<br />

Professeure d’histoire<br />

contemporaine,<br />

Centre d'histoire socia<strong>le</strong><br />

du xx e sièc<strong>le</strong><br />

S<br />

ans doute, et Marc Ferro en proposait dans <strong>le</strong>s années 1970 une analyse<br />

critique autour d’une trip<strong>le</strong> perspective d’identification, d’authenticité<br />

et d’interprétation. Plusieurs études ont proposé des panoramas<br />

de la presse filmée en France ou dans <strong>le</strong> monde. D’autres ont<br />

mis l’accent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s effets de propagande ou <strong>sur</strong> l’exercice de la cen<strong>sur</strong>e durant<br />

<strong>le</strong>s deux guerres mondia<strong>le</strong>s ou lors de la guerre froide. D’autres encore ont<br />

souligné <strong>le</strong>ur contribution à la fabrique des identités nationa<strong>le</strong>s. Le parti pris<br />

est ici différent, commandé par <strong>le</strong> souci de s’inscrire dans une histoire socia<strong>le</strong><br />

des représentations, autrement dit une histoire culturel<strong>le</strong> articulant <strong>le</strong>s imaginaires<br />

et <strong>le</strong>s pratiques.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Œil <strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde<br />

et témoin<br />

privilégié, tel<strong>le</strong>s<br />

apparaissent,<br />

dès l’origine,<br />

ces actualités.<br />

Une histoire dans <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong><br />

L’histoire commence avec l’« actualité » de la sortie des usines Lumière en 1895<br />

et avec <strong>le</strong> catalogue des frères Lumière, en 1897, avant tout composé d’images<br />

de cérémonies officiel<strong>le</strong>s 1 . Ces vues, inscrites dans <strong>le</strong> sillage des gravures et des<br />

photographies de presse, en partagent <strong>le</strong>s signes conventionnels : accent mis<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s « personnages », attention portée aux fou<strong>le</strong>s, valorisation de la cou<strong>le</strong>ur<br />

loca<strong>le</strong>. L’attachement à montrer la vie quotidienne, l’attrait du fait divers, <strong>le</strong><br />

goût pour <strong>le</strong>s mondanités, la recherche du pittoresque, la valorisation de l’exploit<br />

sportif s’y affirment comme des orientations essentiel<strong>le</strong>s. Cependant, la<br />

captation <strong>sur</strong> <strong>le</strong> vif des mouvements, encore maladroite, témoigne de la volonté<br />

de saisir d’emblée la dynamique de l’événement. Œil <strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde et témoin<br />

privilégié, tel<strong>le</strong>s apparaissent, dès l’origine, ces actualités.<br />

L’institutionnalisation et la formalisation de ces vues dès avant la première<br />

guerre mondia<strong>le</strong> conduisent à l’avènement d’un véritab<strong>le</strong> genre <strong>cinéma</strong>tographique,<br />

<strong>le</strong> genre étant compris comme une catégorie avec ses normes, ses codes<br />

et ses modalités de fonctionnement. Dès <strong>le</strong>s années 1890, des « sujets actuels »<br />

sont proposés par <strong>le</strong>s sociétés <strong>cinéma</strong>tographiques Pathé puis Gaumont. Pris<br />

en direct ou objets de reconstitution, ils sont alors diffusés de manière très<br />

1 Dominique Chansel, « Le temps des actualités <strong>cinéma</strong>tographiques. L’époque des pionniers 1895-<br />

1914 », https://www.pedagogie.ac-aix-marseil<strong>le</strong>.fr/upload/docs/application/pdf/2013-07/<strong>le</strong>_temps_<br />

des_actualites_cinematographiques.pdf<br />

34


© INA<br />

La CGT manifeste<br />

au Champ de Mars -<br />

revendications<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s salaires,<br />

Les Actualités françaises,<br />

24 juil<strong>le</strong>t 1946 (49’’)<br />

irrégulière. Ces vues disparates se transforment en montages d’extraits filmés<br />

en 35 mm, souvent doublés d’imprimés à usage publicitaire et explicatif.<br />

En avril 1908 est créé Pathé Faits Divers transformé l’année suivante en Pathé<br />

journal. Dans un jeu ouvert à la concurrence, d’autres émergent : en 1910, Gaumont<br />

Actualités, pour un journal de quinze minutes ; en 1912, L’Éclair et L’Éclipse.<br />

Les uns et <strong>le</strong>s autres donnent lieu à des modes de production centralisés, privilégiant<br />

la diffusion d’images tournées dans la capita<strong>le</strong> française ou de vues<br />

de province conçues depuis Paris. Des sociétés de production se développent<br />

à travers <strong>le</strong> monde, précisément en Europe et aux États-Unis pour fournir des<br />

reportages d’actualité alliant information et divertissement. Selon la même logique<br />

à l’œuvre au sein de la presse d’information, la course au sensationnel et<br />

la rapidité des déplacements pour que <strong>le</strong>s « nouvel<strong>le</strong>s » arrivent au plus vite deviennent<br />

des éléments centraux. Le souci d’être bien placé dans la course à l’événement<br />

– ce faisant, contribuant à l’instituer – et une certaine <strong>sur</strong>enchère dans<br />

la mise en spectac<strong>le</strong> de l’actualité peuvent conduire à la fabrication de scènes<br />

reconstituées, voire d’images truquées. Ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> monde, en Grande-<br />

Bretagne et aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en Nouvel<strong>le</strong>-Zélande,<br />

en Al<strong>le</strong>magne et en Italie, se multiplient <strong>le</strong>s agences et <strong>le</strong>s succursa<strong>le</strong>s, consacrant<br />

l’existence de moments internationaux partagés.<br />

Dès <strong>le</strong>s années 1910, montages de plans disparates, recherches <strong>sur</strong> la cou<strong>le</strong>ur,<br />

pourtant vite abandonnées, accompagnements musicaux, puis, dans <strong>le</strong>s années<br />

1930, <strong>le</strong> passage au sonore témoignent d’une sophistication précoce et<br />

continue des moyens mis en œuvre. Aussi, très tôt, se sont fixés <strong>le</strong>s principes<br />

conducteurs des actualités <strong>cinéma</strong>tographiques : un rythme hebdomadaire ; la<br />

composition d’un journal à partir d’une dizaine de sujets d’une durée d’une<br />

minute, une minute trente, cherchant à brasser des sujets divers, de la politique<br />

internationa<strong>le</strong> aux sports et aux loisirs en passant par <strong>le</strong>s catastrophes et<br />

<strong>le</strong>s mondanités ; à la recherche du sensationnel s’ajoute cel<strong>le</strong> de l’authentique.<br />

Ces actualités investissent des lieux particuliers. En Grande-Bretagne en mai<br />

1909, <strong>le</strong> Daily Bioscope figure comme <strong>le</strong> premier <strong>cinéma</strong> d’information. Vingt<br />

ans plus tard, William Fox fait de l’Embassy à Broadway <strong>le</strong> premier théâtre d’actualités<br />

de New York. Parfois, dans de grandes sal<strong>le</strong>s urbaines, une sal<strong>le</strong>, plus<br />

petite, est réservée au journal filmé. Aussi, quand bien même ces vues se fixent<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

35


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

DOSSIER<br />

L’emprise de<br />

l’État demeure<br />

forte, via son<br />

contrô<strong>le</strong> par ses<br />

deux ministères<br />

de tutel<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />

ministère de<br />

l’Information et<br />

<strong>le</strong> ministère de<br />

l’Économie et des<br />

Finances.<br />

au début du programme après en avoir parfois occupé la dernière partie, el<strong>le</strong>s<br />

peuvent faire l’objet de programmes continus, agrémentés de dessins animés,<br />

mêlant des sujets plus courts à des films documentaires plus aboutis.<br />

De France-Actualités aux Actualités françaises : une histoire d’entreprise<br />

La réorganisation des actualités à partir de 1940 dans l’Hexagone illustre la<br />

mainmise du régime de Vichy comme cel<strong>le</strong> de l’occupant nazi. Alors que <strong>le</strong>s<br />

opérateurs de la France libre ont beaucoup filmé <strong>le</strong> général de Gaul<strong>le</strong>, c’est sa<br />

« dimension velléitaire et tardive » vis-à-vis de la presse filmée, à la différence<br />

de la radio, qui doit être retenue. A contrario, <strong>le</strong> Comité de libération du <strong>cinéma</strong><br />

français (CLCF), représentatif de la résistance <strong>cinéma</strong>tographique, fort de la<br />

présence de membres et sympathisants communistes, se hâte de reprendre en<br />

main France-Actualités, <strong>le</strong> journal germano-vichyste, transformé en août 1944<br />

en France-Libre-Actualités. Ce journal filmé se retrouve être <strong>le</strong> grand bénéficiaire<br />

des arbitrages du gouvernement provisoire en faveur du monopo<strong>le</strong> de la presse<br />

filmée.<br />

Issue de France-Libre-Actualités en décembre 1945, l’entreprise rebaptisée<br />

Les Actualités françaises voit son monopo<strong>le</strong> s’achever en janvier 1946 2 .<br />

À partir de cette date, et comme auparavant, d’autres sociétés proposent des<br />

séquences d’actualités : Pathé, Gaumont, Éclair. Il n’en demeure pas moins que<br />

l’emprise de l’État demeure forte, via son contrô<strong>le</strong> par ses deux ministères de<br />

tutel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> ministère de l’Information et <strong>le</strong> ministère de l’Économie et des Finances.<br />

Un temps envisagée comme société coopérative de production, el<strong>le</strong><br />

devient société anonyme au capital contrôlé à 55 % par l’État et à 45 % par<br />

l’UGC, el<strong>le</strong>-même détenue à 99,9 % par l’État et constituant son réseau de distribution<br />

privilégié. Entre 1945 et 1963, la société est dirigée par Roger Spiri-<br />

Mercanton, sympathisant communiste, qui a participé au film La Libération<br />

de Paris. Lui succède Georges-Louis Rebattet, proche du pouvoir gaulliste, qui<br />

demeure à la tête des Actualités françaises jusqu’à <strong>le</strong>ur liquidation, en 1969.<br />

La direction ne fabrique toutefois pas <strong>le</strong> journal, et l’on aurait tort de lier de<br />

manière automatique l’orientation politique des dirigeants et cel<strong>le</strong> du journal<br />

lui-même. Le processus de fabrication apparaît davantage déterminant.<br />

Les sujets sont choisis en fonction des informations tirées de la presse quotidienne<br />

distribuée chaque matin. À ce titre, il n’y a pas de réel<strong>le</strong> innovation.<br />

Plusieurs acteurs interviennent : <strong>le</strong>s rédacteurs en chef, Philippe Este (1945-<br />

1964), Pierre Poutays et son adjoint, Bernard Labaume, son successeur en<br />

1967, qui ne sont pas connus pour être des gaullistes invétérés. Un représentant<br />

du ministère de l’Information supervise chaque semaine <strong>le</strong> montage et la<br />

rédaction des commentaires relatifs aux sujets politiques. Une réunion hebdomadaire<br />

se dérou<strong>le</strong> au siège du ministère de l’Information ; y sont conviés<br />

<strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s des différentes firmes d’actualités conduits à présenter <strong>le</strong>urs<br />

journaux. Pour <strong>le</strong> reste, prévaut une relative liberté rédactionnel<strong>le</strong>. Quant aux<br />

opérateurs, ils se répartissent, pour une demi-douzaine d’entre eux, en personnels<br />

de la maison, comme <strong>le</strong>s monteurs, tandis que d’autres passent d’une<br />

2 Les paragraphes qui suivent doivent tout aux travaux en cours de Franck Mazuet, doctorant en histoire<br />

à l’université Paris 1, dont la thèse est consacrée à l’histoire des Actualités françaises.<br />

36


société à l’autre (Actualités françaises, Pathé, Gaumont et Éclair). Ces mêmes<br />

opérateurs travail<strong>le</strong>nt d’ail<strong>le</strong>urs en « pool » pour <strong>le</strong>s sujets étrangers.<br />

Après 1962, alors que la fréquentation des sal<strong>le</strong>s est en baisse, que la concurrence<br />

du journal télévisé né en 1949 se fait de plus en plus vive et que la<br />

France a perdu son marché nord-africain, l’entreprise transforme ses modes<br />

de fonctionnement. L’approche rédactionnel<strong>le</strong> s’inspire davantage des magazines<br />

de la presse écrite et privilégie des techniques plus sophistiquées du reportage.<br />

Aux reporters-cameramen sont associés des réalisateurs, tel Jacques<br />

Grandclaude, devenu <strong>le</strong> dernier producteur de Rossellini, directeur artistique<br />

des Actualités à partir de 1964 avant d’être remercié après Mai 68. Au même<br />

moment, se généralise l’usage de nouveaux outils de fabrication, des enregistreurs<br />

portab<strong>le</strong>s Nagra aux optiques avec zoom et une plus grande sensibilité<br />

des pellicu<strong>le</strong>s. Après <strong>le</strong>s indépendances, de nouvel<strong>le</strong>s orientations sont privilégiées.<br />

Via <strong>le</strong> Consortium Audiovisuel International, <strong>le</strong>s Actualités françaises<br />

fabriquent des journaux d’actualités pour <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s républiques de<br />

l’Afrique noire francophone, notamment au Tchad et au Sénégal, dans un jeu<br />

de concurrences avec <strong>le</strong>s Anglo-Saxons autour des actualités filmées loca<strong>le</strong>s.<br />

Les Actualités françaises se transforment même en véritab<strong>le</strong> prestataire pour<br />

<strong>le</strong>s pays d’Afrique du Nord, Algériens et Tunisiens fabricant durant de longs<br />

mois <strong>le</strong>urs journaux d’actualités à Gennevilliers même.<br />

Variétés audiovisuel<strong>le</strong>s et questions de fou<strong>le</strong>s<br />

Au-delà de l’histoire de la firme, comment proposer une analyse qui ne soit<br />

pas la recherche inépuisab<strong>le</strong> et un peu vaine de l’adéquation entre <strong>le</strong>s images<br />

et <strong>le</strong> réel ? Exercice d’autant plus délicat que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> des Actualités « s’efforce<br />

d’instal<strong>le</strong>r <strong>le</strong> spectateur dans l’impression d’un contemporain permanent » et<br />

que, pour ce faire, il multiplie <strong>le</strong>s vues <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s évènements récurrents : manifestations<br />

sportives (hippisme, courses cyclistes, courses automobi<strong>le</strong>s, football…),<br />

commémorations, défilés, festivals. Comment alors faire Histoire ?<br />

Dans <strong>le</strong> sillage de ce que proposaient déjà <strong>le</strong>s Cahiers de la <strong>cinéma</strong>thèque en<br />

1997, l’hypothèse proposée ici est que cette redondance produit des références,<br />

des évènements, des découpages sociaux, une cartographie des rassemb<strong>le</strong>ments<br />

inédits.<br />

Cet univers, il conviendra de <strong>le</strong> montrer en observant combien <strong>le</strong> banal prend<br />

place dans ces actualités, soit 1 262 journaux du 4 janvier 1945 au 25 février<br />

1969 composés de milliers de sujets, qui se présentent comme un patchwork<br />

de motifs variés et évolutifs. Tel journal de janvier 1946 est conçu autour des<br />

rubriques « À travers <strong>le</strong> monde » et « Chronique française », déclinant des sujets<br />

aussi divers que <strong>le</strong>s « Cinquante ans de <strong>cinéma</strong> », « La caravane du blé »,<br />

« La récolte des dattes à Nefta et Tozeur », « Les échafaudages de la cathédra<strong>le</strong><br />

Saint-Patrick à New York », « L’incendie des studios de <strong>cinéma</strong> de Hostivař »,<br />

« Les obsèques du général Patton », « On liquide la guerre », « La coupe de Noël<br />

de natation en Seine » ou « L’ENA ». La logique des variétés l’emporte au sein<br />

de sociétés d’actualités filmées conçues comme des attractions audiovisuel<strong>le</strong>s,<br />

forme moderne de loisirs médiatiques.<br />

L’usage d’outils numériques permet d’al<strong>le</strong>r plus loin dans <strong>le</strong> repérage et l’interprétation<br />

d’entités répétées. Tel est <strong>le</strong> cœur du projet interdisciplinaire<br />

Le <strong>cinéma</strong> des<br />

Actualités<br />

s’efforce<br />

d’instal<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />

spectateur dans<br />

l’impression d’un<br />

contemporain<br />

permanent […].<br />

Pour ce faire, il<br />

multiplie <strong>le</strong>s vues<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s évènements<br />

récurrents :<br />

manifestations<br />

sportives,<br />

commémorations,<br />

défilés, festivals.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

37


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

DOSSIER<br />

ANTRACT (« Analyse transdisciplinaire des Actualités filmées (1945-1969) »)<br />

qui propose d’appliquer des techniques automatiques de reconnaissance de<br />

textes, d’images et de sons au corpus des Actualités françaises. La reconnaissance<br />

automatique des images permet d’avancer <strong>sur</strong> <strong>le</strong> repérage des personnalités<br />

publiques à l’écran, pour beaucoup masculines, excepté la reine<br />

Elizabeth II, omniprésente, et <strong>le</strong>s vedettes du monde des spectac<strong>le</strong>s.<br />

Les Actualités brossent ainsi une ga<strong>le</strong>rie de portraits propice à alimenter <strong>le</strong><br />

Who’s Who contemporain : de Gaul<strong>le</strong> mais aussi Marcel Cachin, Christian Dior<br />

ou Sacha Guitry, Eisenhower, Franco ou Khrouchtchev, tant d’autres encore.<br />

La voix du narrateur fournit alors la c<strong>le</strong>f pour reconnaître tel ou tel individu.<br />

À partir des textes issus des notices documentaires ou des voix off, a pu être<br />

mis en évidence <strong>le</strong> grand nombre d’occurrences du mot « fou<strong>le</strong>s ». Il s’agit<br />

même du premier nom commun prononcé.<br />

Score<br />

5<br />

0<br />

-5<br />

Répartition de l’entrée de dictionnaire français (fr<strong>le</strong>mma) du mot « fou<strong>le</strong> »<br />

entre 1945 et 1969 (logiciel TXM)<br />

Banalité : -2,0<br />

1945<br />

1946<br />

Fou<strong>le</strong><br />

1947<br />

1948<br />

1949<br />

1950<br />

1951<br />

1952<br />

1953<br />

1954<br />

1955<br />

1956<br />

1957<br />

Partie<br />

1958<br />

1959<br />

1960<br />

1961<br />

1962<br />

1963<br />

1964<br />

1965<br />

1966<br />

Banalité : 2,0<br />

On retrouve <strong>le</strong>s rassemb<strong>le</strong>ments liés aux libérations et au retour des prisonniers<br />

en 1945, 1948 et la grève des mineurs, <strong>le</strong>s fou<strong>le</strong>s rassemblées en 1958 autour de<br />

De Gaul<strong>le</strong> entre IV e et V e République. A contrario, <strong>le</strong>s absences du terme ou ses<br />

présences atténuées posent la question de l’invisibilisation de mobilisations – on<br />

songe à l’année 1947 ou aux conflits liés aux revendications indépendantistes.<br />

Au jeu des co-occurrences, on sera frappé par l’usage répété de certains adjectifs<br />

qualificatifs : « immense », « déchaînée », « joyeuse », « enthousiaste »,<br />

« organisée », « désordonnée ». Cela ne dit rien – on <strong>le</strong> sait – de l’approbation<br />

ou la désapprobation, mais bien davantage du souci de montrer des fou<strong>le</strong>s<br />

unies. Dans divers travaux, Tangui Perron avait déjà montré comment, depuis<br />

<strong>le</strong> début du sièc<strong>le</strong>, tout un <strong>cinéma</strong> de propagande militant montrait fou<strong>le</strong>s<br />

agissantes et fou<strong>le</strong>s spectatrices, appelées à se mettre en mouvement. Aux<br />

vues de manifestations qui mettaient l’accent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> nombre de présents et <strong>le</strong>s<br />

multip<strong>le</strong>s signes de mobilisation (pancartes, bandero<strong>le</strong>s, meetings…) s’ajoutaient<br />

d’autres plans démultiplicateurs : rotatives produisant tracts et journaux,<br />

presse diffusée dans la fou<strong>le</strong>. La même grammaire <strong>cinéma</strong>tographique<br />

est en partie reprise dans <strong>le</strong>s actualités filmées.<br />

À ce stade de la recherche, on formu<strong>le</strong>ra <strong>sur</strong>tout l’idée que <strong>le</strong> détour par <strong>le</strong>s<br />

Actualités françaises permet de dépasser <strong>le</strong>s analyses <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s fou<strong>le</strong>s trop exclusivement<br />

articulées <strong>sur</strong> la propagande et la manipulation. Cel<strong>le</strong>s-ci alimentent<br />

une version dépolitisée et englobante des masses mises en scène dans des circonstances<br />

démultipliées, devenues homologiques par <strong>le</strong>s vertus de l’audiovisuel<br />

(vie quotidienne, loisirs, tourisme, funérail<strong>le</strong>s, commémorations, manifestations<br />

laïques ou religieuses...).<br />

1967<br />

1968<br />

1969<br />

38


Enfin, à rebours ou en complément des études <strong>sur</strong> l’américanisation des sociétés<br />

occidenta<strong>le</strong>s, qui mettent en exergue la simp<strong>le</strong> assimilation de produits<br />

venus des États-Unis, l’hybridation ou la recréation de formes nationa<strong>le</strong>s<br />

nouvel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s recherches axées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s Actualités françaises suggèrent d’autres<br />

processus. Comme dans <strong>le</strong>s décennies précédentes, sont mis en scène des<br />

spectac<strong>le</strong>s internationaux autour de discours, de signatures, de cérémonies,<br />

d’évènements festifs (des carnavals, de Nice à Rio de Janeiro) ou de faits insolites<br />

(une place considérab<strong>le</strong> est, par exemp<strong>le</strong>, réservée à la vie des animaux à<br />

travers <strong>le</strong> monde). Les progrès industriels ou agrico<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s inventions, y sont<br />

largement présentés. Des groupes sociaux <strong>sur</strong>gissent et des univers se dessinent<br />

: « jeunes », « cadres ». Des pratiques distinctives se remarquent : <strong>le</strong>s<br />

défilés saisonniers de mode, <strong>le</strong>s inaugurations de bâtiments ou d’expositions,<br />

la fréquentation des courses. Dominent <strong>le</strong>s représentations issues des sociétés<br />

européennes, colonia<strong>le</strong>s puis postcolonia<strong>le</strong>s, dans un jeu curieux où proche<br />

et lointain sont traités <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même plan. À ce jeu, si <strong>le</strong>s États-Unis, l’Union<br />

soviétique ou <strong>le</strong>s démocraties populaires sont présents à l’image, c’est moins<br />

pour rendre compte des avanies de la guerre froide que pour évoquer des évènements<br />

communs, des avancées, des faits insolites.<br />

Les conditions de<br />

production des<br />

actualités filmées,<br />

<strong>le</strong>ur composition,<br />

<strong>le</strong>s points de<br />

vue discursifs,<br />

visuels et sonores<br />

adoptés disent<br />

<strong>le</strong> mouvement<br />

d’une époque<br />

et permettent<br />

d’esquisser une<br />

histoire publique.<br />

© INA<br />

Ainsi, <strong>le</strong>s conditions de production des actualités filmées, <strong>le</strong>ur composition,<br />

<strong>le</strong>s points de vue discursifs, visuels et sonores adoptés disent <strong>le</strong> mouvement<br />

d’une époque et permettent d’esquisser une histoire publique. Quant aux<br />

Actualités françaises entre 1945 et 1969, el<strong>le</strong>s offrent une bel<strong>le</strong> perspective<br />

pour comprendre la constitution d’un imaginaire national, dilaté à l’échel<strong>le</strong> de<br />

la planète, entre soif de progrès et prédi<strong>le</strong>ction pour <strong>le</strong> folklore et <strong>le</strong>s traditions<br />

présumées, entre goût de l’insolite et représentations de pratiques ordinaires,<br />

entre échel<strong>le</strong>s loca<strong>le</strong>, nationa<strong>le</strong> ou internationa<strong>le</strong>, entre moments joyeux et<br />

épisodes plus graves. Au récit linéaire d’une histoire politique prompte à imposer<br />

des évènements comme importants, au récit de longue ou moyenne durée<br />

articulé <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s évolutions économiques et socia<strong>le</strong>s se superpose un troisième,<br />

médiatique. Englobant <strong>le</strong>s Trente Glorieuses, il offre aussi une chronologie<br />

composite d’un genre <strong>cinéma</strong>tographique misant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> panorama comme <strong>sur</strong><br />

la variété.<br />

« Le Festival des<br />

sports » à Leipzig, Les<br />

Actualités françaises,<br />

14 août 1963 (1’12’’)<br />

[avec retranscription<br />

automatique du son et<br />

indexation]<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

39


DOSSIER<br />

Derrière <strong>le</strong> Mur :<br />

Berlin-Est vu par des<br />

documentaristes français<br />

« Es muss weg », « <strong>le</strong> Mur doit disparaître » lance un Berlinois de l’Est à<br />

la caméra de deux documentaristes français, six ans après la construction<br />

du Mur. Ce témoignage brut, qui s’accompagne de plusieurs autres<br />

prises de paro<strong>le</strong> d’anonymes interrogés lors d’un micro-trottoir dans<br />

<strong>le</strong>s rues de la capita<strong>le</strong> de la République démocratique al<strong>le</strong>mande (RDA),<br />

frappe par sa spontanéité, mais aussi par sa rareté.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Perrine Val<br />

Docteure en histoire<br />

de l’art<br />

Le regard porté<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> Mur est<br />

critique, sans<br />

pour autant être<br />

fronta<strong>le</strong>ment<br />

accusateur.<br />

D<br />

errière <strong>le</strong> Mur (Mario Marret, Jacqueline Meppiel, 1967) constitue en<br />

effet <strong>le</strong> tout premier documentaire tourné par une équipe française de<br />

l’autre côté du Mur. Il s’insère dans une filmographie française consacrée<br />

à la RDA particulièrement modeste, qui ne compte que quelques<br />

reportages produits par la télévision et <strong>le</strong> documentaire Vivre en paix – RDA<br />

1974 (Daniel Karlin, 1974), coproduit par la société Unicité affiliée au Parti<br />

communiste français 1 .<br />

Derrière <strong>le</strong> Mur est réalisé à la veil<strong>le</strong> de Mai 68 par deux piliers du <strong>cinéma</strong><br />

militant. En portant <strong>le</strong>ur attention <strong>sur</strong> la RDA, Mario Marret et Jacqueline<br />

Meppiel cherchent à informer <strong>sur</strong> une réalité mal connue des spectateurs<br />

français, tout en donnant la paro<strong>le</strong> à des anonymes. Produit par une équipe<br />

réduite, politiquement engagée à gauche, <strong>le</strong> documentaire filme la transition<br />

qui s’opère alors entre <strong>le</strong>s défenseurs du documentaire issus du Groupe des<br />

Trente et <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> militant en train d’émerger. Les producteurs de Derrière <strong>le</strong><br />

Mur, Fred Orain et Pierre Neurisse, ainsi que Mario Marret, étaient en effet<br />

signataires du manifeste de 1953 défendant <strong>le</strong> court métrage et s’engageront<br />

plus tard aux côtés des grévistes en mai 1968, à l’instar de Jacqueline Meppiel.<br />

La forme hybride de Derrière <strong>le</strong> Mur témoigne de ce passage vers un <strong>cinéma</strong><br />

militant, « un <strong>cinéma</strong> de combat, qui se met d’emblée, et par définition, au<br />

service de la classe ouvrière et des autres classes ou catégories populaires en<br />

s’assignant une fonction de contre-information, d’intervention ou de mobilisation<br />

» 2 . Il s’agit là moins d’un long métrage que de la juxtaposition de trois<br />

moyens métrages documentaires, bien distincts <strong>le</strong>s uns des autres. La transition<br />

se joue éga<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> regard porté <strong>sur</strong> la RDA. Le discours officiel<br />

est-al<strong>le</strong>mand côtoie <strong>le</strong>s points de vue plus mitigés des habitants anonymes.<br />

Le regard porté <strong>sur</strong> <strong>le</strong> Mur est critique, sans pour autant être fronta<strong>le</strong>ment<br />

accusateur. C’est la volonté d’informer et de montrer qui prédomine.<br />

1 Ironie de l’Histoire, ce n’est qu’au moment de sa disparition que la RDA attirera <strong>le</strong>s regards de cinéastes<br />

du monde entier.<br />

2 Sébastien Layer<strong>le</strong>, Caméras en lutte en Mai 68 : « Par ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> est une arme... », Paris,<br />

Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 19.<br />

40


© Velvet - CC-BY-SA<br />

Outre son ancrage dans <strong>le</strong> contexte particulier de la fin des années 1960, <strong>le</strong> documentaire<br />

s’inscrit plus largement dans la filmographie consacrée à la division<br />

al<strong>le</strong>mande. Justifié en tant que rempart antifasciste par la RDA et qualifié de<br />

« mur de la honte » en RFA, <strong>le</strong> Mur de Berlin matérialise avant tout la frontière<br />

entre <strong>le</strong>s deux Al<strong>le</strong>magne dans <strong>le</strong> documentaire. Cette frontière qu’il incarne<br />

renvoie d’abord à la rupture avec <strong>le</strong> passé nazi. La première partie du film, intitulée<br />

« Vingt ans après », ne filme pas <strong>le</strong> Mur et choisit de revenir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s trajectoires<br />

d’individus depuis la création de la RDA. Les écrivains Harald Hauser et<br />

Kurt Stern, <strong>le</strong> journaliste Gerhard Leo, s’expriment à tour de rô<strong>le</strong> en français,<br />

face à la caméra. Ils racontent <strong>le</strong>ur jeunesse sous <strong>le</strong> régime hitlérien, <strong>le</strong>ur exil en<br />

France et <strong>le</strong>ur engagement dans la Résistance. Ils évoquent ensuite la naissance<br />

de la RDA, qu’ils situent clairement dans la continuité de <strong>le</strong>ur lutte contre <strong>le</strong><br />

fascisme et comme la garantie que « cela ne se reproduise plus ». Ce sont ensuite<br />

des paysans et des ouvriers qui s’expriment en al<strong>le</strong>mand. La caméra est<br />

cette fois portée à l’épau<strong>le</strong>, on entend et on voit parfois l’interprète al<strong>le</strong>mande<br />

interroger <strong>le</strong>s personnes <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s progrès accomplis au cours des vingt dernières<br />

années. Les questions sont très concrètes, el<strong>le</strong>s portent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> salaire, <strong>le</strong> nombre<br />

d’heures de travail, <strong>le</strong> prix des loyers, etc. Le Mur est absent, et même lorsque <strong>le</strong>s<br />

réalisateurs demandent aux ouvriers ce qui manque à <strong>le</strong>ur bonheur, ils évoquent<br />

un éventuel manque d’argent, mais jamais <strong>le</strong> Mur. Les frontières de la RDA apparaissent<br />

donc davantage comme une protection que comme un problème.<br />

Le Martin Gropius Bau<br />

et des vestiges du Mur<br />

de Berlin<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

41


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

DOSSIER<br />

Les réalisateurs<br />

alternent discours<br />

officiel et images<br />

si<strong>le</strong>ncieuses<br />

du Mur et des<br />

Berlinois, et <strong>le</strong><br />

montage fait se<br />

répondre <strong>le</strong>s deux<br />

points de vue.<br />

L’ouverture de la deuxième partie offre alors un net contraste. Une musique<br />

inquiétante accompagne <strong>le</strong> passage de la frontière, <strong>le</strong>s différents contrô<strong>le</strong>s et<br />

l’arrivée à Berlin-Est. Des images d’archives montrent la construction du Mur<br />

et la répression d’une manifestation par des chars. Gerhard Leo détail<strong>le</strong> alors<br />

<strong>le</strong>s raisons de la construction du Mur. Ses arguments sont avant tout d’ordre<br />

économique, à savoir la nécessité de se protéger de la concurrence déloya<strong>le</strong><br />

de la RFA et du taux de change défavorab<strong>le</strong>. Les deux réalisateurs interrogent<br />

ensuite des passants <strong>sur</strong> ce qu’ils pensent du Mur. Les Berlinois de l’Est se<br />

montrent à la fois prudents, mais sincères : « C’était probab<strong>le</strong>ment nécessaire<br />

mais ce serait mieux sans, je préférerais pouvoir al<strong>le</strong>r de l’autre côté », déclare<br />

une femme. Le journaliste Albert Reiss définit <strong>le</strong> Mur comme un « mal nécessaire<br />

» (« notwendiges Übel »). Suivent alors des plans du Mur de Berlin,<br />

sans autre accompagnement sonore que <strong>le</strong> son in. On retrouve dans cette<br />

deuxième partie <strong>le</strong>s caractéristiques d’un « Mur-fracture » 3 . La musique inquiétante,<br />

<strong>le</strong>s plans des chars et des militaires rappel<strong>le</strong>nt la relation conflictuel<strong>le</strong><br />

avec l’Ouest. Les secousses dans <strong>le</strong>s plans filmés à bord de la voiture et<br />

<strong>le</strong> passage successif des points de contrô<strong>le</strong> rendent la tension palpab<strong>le</strong>. D’un<br />

côté, <strong>le</strong> discours est-al<strong>le</strong>mand officiel <strong>sur</strong> la « nécessité » du Mur de Berlin se<br />

trouve légitimé par la posture d’anciens résistants de ceux qui <strong>le</strong> défendent.<br />

De l’autre, <strong>le</strong>s passants anonymes remettent en cause ces affirmations par l’expression<br />

de <strong>le</strong>ur souhait de se déplacer librement et de rendre visite à <strong>le</strong>urs<br />

famil<strong>le</strong>s. Les réalisateurs alternent discours officiel et images si<strong>le</strong>ncieuses du<br />

Mur et des Berlinois, et <strong>le</strong> montage fait se répondre <strong>le</strong>s deux points de vue. Les<br />

anciens résistants font figure d’autorité, mais <strong>le</strong>urs arguments idéologiques<br />

sont mis à mal par la simplicité des aspirations des habitants, qui acquièrent<br />

une légitimité, précisément en raison de <strong>le</strong>ur spontanéité. Cette séquence de<br />

micro-trottoir dans <strong>le</strong>s rues de Berlin-Est est l’une des plus exceptionnel<strong>le</strong>s du<br />

film : la tempérance des passants interrogés et <strong>le</strong>ur sincérité contredisent de<br />

manière aussi efficace que naturel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s propos des journalistes Gerhard Leo et<br />

Albert Reiss. Dans cette partie, la posture d’autorité de ces derniers – ils sont<br />

filmés à l’intérieur, assis et s’expriment tranquil<strong>le</strong>ment face à la caméra – paraît<br />

artificiel<strong>le</strong> face à l’authenticité des personnes interrogées dans la rue. Les<br />

plans si<strong>le</strong>ncieux du Mur et de la vil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> calme des Al<strong>le</strong>mands de l’Ouest qui<br />

passent à Berlin-Est pour Noël, sont d’autant plus éloquents.<br />

La dernière partie, intitulée « La jeunesse », s’ouvre <strong>sur</strong> des images du mémorial<br />

de Buchenwald. Un groupe scolaire est-al<strong>le</strong>mand qui visite l’ancien<br />

camp est interrogé <strong>sur</strong> <strong>le</strong> passé nazi de l’Al<strong>le</strong>magne. Les questions des réalisateurs<br />

français sont clairement culpabilisantes. D’anciens résistants al<strong>le</strong>mands<br />

(Erich Seidemann, Erich Schäfer et Harald Hauser) affirment de nouveau <strong>le</strong>ur<br />

confiance en la RDA et l’importance que la jeune génération connaisse <strong>le</strong> passé<br />

pour bâtir l’avenir. Cette responsabilité face au passé à assumer et face à<br />

3 Pour définir la représentation du Mur dans <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> ouest-al<strong>le</strong>mand des années 1960, Diane Barbe<br />

propose l’expression de « Mur-fracture », un Mur filmé comme « une enceinte de prison ». Diane<br />

Barbe, Berlin(s) à l’écran de 1961 à 1989. Essai de topographie <strong>cinéma</strong>tographique : la représentation<br />

de Berlin divisé dans <strong>le</strong>s <strong>cinéma</strong>s est- et ouest-al<strong>le</strong>mands, thèse de doctorat en Études <strong>cinéma</strong>tographiques<br />

et audiovisuel<strong>le</strong>s, Université Sorbonne Nouvel<strong>le</strong>-Paris 3, 2016, p. 315-325.<br />

42


l’avenir à construire paraît néanmoins bien lourde à porter. Un étudiant noir<br />

témoigne du racisme dont lui et ses camarades sont victimes en RDA. Des étudiants<br />

racontent <strong>le</strong>ur vie universitaire et par<strong>le</strong>nt de <strong>le</strong>ur difficulté à accéder à<br />

certains livres. La cen<strong>sur</strong>e idéologique est ouvertement critiquée et mise face<br />

à ses contradictions. Cette évocation des limites de la RDA s’entremê<strong>le</strong> néanmoins<br />

avec de brèves séquences de ces étudiants sortant dans des bars et se<br />

rendant dans une fête foraine. Au-delà du seul Mur, c’est donc la comp<strong>le</strong>xité de<br />

la situation est-al<strong>le</strong>mande qui est présentée. Des problèmes comme <strong>le</strong> racisme,<br />

<strong>le</strong> manque d’ouverture et <strong>le</strong>s fail<strong>le</strong>s du discours socialiste sont fronta<strong>le</strong>ment<br />

abordés, mais non sans lueur d’espoir pour l’avenir à travers <strong>le</strong> portrait de la<br />

jeune génération.<br />

Le documentaire s’attache ainsi à présenter tous <strong>le</strong>s enjeux de la situation<br />

est-al<strong>le</strong>mande, pour en souligner <strong>le</strong>s contrastes forts. Il s’agit de réinscrire la<br />

construction du Mur dans l’histoire de la RDA, de montrer la frontière qu’il<br />

matérialise et de comprendre comment il s’intègre peu à peu à la vie des habitants.<br />

Cette prise en compte de la pluralité des points de vue, loin d’aboutir<br />

à une neutralité, évite au contraire l’écueil manichéen en conservant une distance<br />

critique et en faisant dialoguer des opinions divergentes. Il en ressort<br />

une vision nuancée, et fina<strong>le</strong>ment assez mélancolique. Le film s’achève <strong>sur</strong><br />

<strong>le</strong>s rues décorées pour Noël avec en fond musical une chanson française dont<br />

l’une des phrases dit : « Y’a trop de misère dans mon quartier, viens donc quand<br />

même danser. » Si aujourd’hui, on ne peut que regretter la difficulté d’accès au<br />

film (qui n’existe pas en version DVD) et l’absence de sources <strong>sur</strong> sa genèse, on<br />

ne peut cependant qu’en souhaiter la valorisation et la redécouverte. En effet,<br />

alors que l’Al<strong>le</strong>magne s’apprête à célébrer l’anniversaire d’un événement qui<br />

entraîna <strong>le</strong> bascu<strong>le</strong>ment de toute l’Europe, Derrière <strong>le</strong> Mur, loin du sensationnalisme,<br />

capte la comp<strong>le</strong>xité et souligne la singularité de ce que fut la réalité<br />

est-al<strong>le</strong>mande. Il fait enfin directement écho aux propos du documentariste<br />

al<strong>le</strong>mand, Thomas Heise, qui déclare : « On va redécouvrir la RDA, j’en suis à<br />

peu près sûr. [...] C’est simp<strong>le</strong>ment une question de recul, c’est comme une petite<br />

République alpine qui a existé il y a quatre cents ans et dont on ne sait plus rien.<br />

D’un coup, el<strong>le</strong> commence à bril<strong>le</strong>r et el<strong>le</strong> devient quelque chose de formidab<strong>le</strong>. 4 »<br />

Des problèmes<br />

comme <strong>le</strong> racisme,<br />

<strong>le</strong> manque<br />

d’ouverture et <strong>le</strong>s<br />

fail<strong>le</strong>s du discours<br />

socialiste sont<br />

fronta<strong>le</strong>ment<br />

abordés, mais<br />

non sans lueur<br />

d’espoir pour<br />

l’avenir à travers<br />

<strong>le</strong> portrait de la<br />

jeune génération.<br />

4 Hélène Camarade, Élizabeth Guilhamon, Matthias Stein<strong>le</strong> et Hélène Yèche (dir.), La RDA et la société<br />

postsocialiste dans <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> al<strong>le</strong>mand après 1989, Vil<strong>le</strong>neuve-d’Ascq, Presses universitaires du<br />

Septentrion, 2018, p. 317-318.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

43


DOSSIER<br />

La caméra et <strong>le</strong> territoire :<br />

de la pratique du <strong>cinéma</strong><br />

documentaire en géographie<br />

Le <strong>cinéma</strong>, en tant qu’art d’enregistrement du réel pour reprendre la formulation<br />

d’André Bazin, offre de formidab<strong>le</strong>s potentialités à la pratique<br />

de la géographie. C’est ainsi que nous avons développé depuis une dizaine<br />

d’années, au sein du Laboratoire de Géographie Physique (LGP) de Meudon,<br />

une activité de réalisation de films documentaires en lien avec nos<br />

thématiques de recherche, à savoir la réponse des individus aux risques<br />

naturels et aux crises environnementa<strong>le</strong>s.<br />

Marie Chenet<br />

Maîtresse de<br />

conférences en<br />

géographie et membre<br />

du Laboratoire de<br />

Géographie Physique<br />

(CNRS-UMR 8591)<br />

E<br />

n parallè<strong>le</strong> de notre production<br />

traditionnel<strong>le</strong> d’artic<strong>le</strong>s<br />

scientifiques, nous produisons<br />

des œuvres <strong>cinéma</strong>tographiques<br />

qui relèvent du genre<br />

documentaire. Nous proposons éga<strong>le</strong>ment<br />

aux étudiants de l’UFR de<br />

Géographie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

une formation à la réalisation<br />

de films documentaires au sein de<br />

<strong>le</strong>ur cursus de licence et de master.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Le <strong>cinéma</strong><br />

documentaire,<br />

par opposition au<br />

<strong>cinéma</strong> de fiction,<br />

est un <strong>cinéma</strong><br />

qui mobilise<br />

des éléments<br />

du réel…<br />

Qu’est-ce que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />

documentaire ?<br />

Si chacun se sent apte instinctivement<br />

à distinguer un film documentaire<br />

d’un autre type de films,<br />

la définition de ce genre <strong>cinéma</strong>tographique<br />

n’est pas si évidente. Il<br />

est communément admis, de façon<br />

restrictive, que <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> documentaire,<br />

par opposition au <strong>cinéma</strong> de<br />

fiction, est un <strong>cinéma</strong> qui mobilise<br />

des éléments du réel, à savoir des<br />

personnages qui ne sont pas acteurs,<br />

des décors qui ne sont pas<br />

factices, des dialogues qui n’ont pas<br />

été écrits. En tant que genre <strong>cinéma</strong>tographique,<br />

il se distingue de la<br />

© Marie Chenet<br />

44


« production documentaire », qui rassemb<strong>le</strong> toute la production audiovisuel<strong>le</strong><br />

mettant en scène des connaissances (documentaires scientifiques, animaliers,<br />

reportages journalistiques, etc.). Il sous-tend une démarche artistique,<br />

un regard assumé d’auteur qui a recours aux outils visuels et sonores du <strong>cinéma</strong><br />

pour formaliser des connaissances sous un ang<strong>le</strong> nouveau, soit comme<br />

<strong>le</strong> formulait en 1926 John Grierson à propos du film Nanook of the North « a<br />

creative treatment of actuality ». Les anthropologues – et particulièrement la<br />

figure tutélaire de Jean Rouch –, suivis plus tard par <strong>le</strong>s sociologues, ont reconnu<br />

depuis plusieurs décennies <strong>le</strong>s potentialités du <strong>cinéma</strong> documentaire<br />

à produire des connaissances sous une forme nouvel<strong>le</strong>. Ils ont donc intégré<br />

cette démarche dans <strong>le</strong>ur production de recherche. Les géographes se sont<br />

emparés plus tardivement de cet outil et dans ce domaine, la formation à<br />

l’audiovisuel proposée par Xavier Browaeys et Paul Chatelain au sein de l’UFR<br />

de Géographie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne à partir du milieu des années<br />

1990 a été véritab<strong>le</strong>ment pionnière.<br />

Extrait du film Entre<br />

chiens et loups réalisé<br />

par Marie Chenet (2010)<br />

<strong>sur</strong> la pâture de Thierry<br />

Giordan, berger dans<br />

<strong>le</strong> parc du Mercantour<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

45


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

DOSSIER<br />

Par <strong>le</strong> film, nous<br />

pouvons ainsi<br />

suggérer notre<br />

position <strong>sur</strong> <strong>le</strong><br />

terrain tant <strong>sur</strong><br />

<strong>le</strong> plan spatial<br />

que statutaire<br />

et affirmer<br />

notre échel<strong>le</strong><br />

d’observation.<br />

La réalisation de films documentaires, une autre pratique de la<br />

recherche<br />

Si nous avons opté pour la réalisation de films documentaires comme pratique<br />

de recherche en complément d’une production textuel<strong>le</strong>, c’est parce que <strong>le</strong><br />

recours à la caméra modifie <strong>le</strong>s questionnements mais aussi <strong>le</strong>s conditions de<br />

recherche. La forme <strong>cinéma</strong>tographique impose en effet de se poser des questions<br />

de point de vue, c’est-à-dire notre position <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain et l’ang<strong>le</strong> adopté<br />

pour fonder notre argumentation. Le film documentaire peut notamment<br />

rendre explicites <strong>le</strong>s conditions d’acquisition des connaissances <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain<br />

en révélant <strong>le</strong>s relations que nous avons établies avec <strong>le</strong>s personnes enquêtées,<br />

par exemp<strong>le</strong> par la contextualisation des conditions d’enregistrement de<br />

la paro<strong>le</strong> recueillie. Par <strong>le</strong> film, nous pouvons ainsi suggérer notre position<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain tant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan spatial que statutaire et affirmer notre échel<strong>le</strong><br />

d’observation. Le matériel de tournage permet quant à lui de négocier une<br />

place particulière <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain :<br />

la caméra, lorsqu’el<strong>le</strong> est acceptée<br />

par <strong>le</strong>s personnes enquêtées, justifie<br />

notre présence durab<strong>le</strong> <strong>sur</strong><br />

un lieu, puisqu’el<strong>le</strong> nécessite que<br />

nous nous placions au cœur de<br />

l’action. Ainsi, il nous est arrivé de<br />

franchir des limites spatia<strong>le</strong>s peu<br />

communes lorsque la nécessité<br />

de capter un geste demande de se<br />

positionner pendant de longues<br />

minutes à quelques centimètres<br />

de la personne filmée, distance qui<br />

serait jugée comme intrusive voire<br />

indécente si nous n'étions pas<br />

équipée d’une caméra.<br />

Au moment du montage, l’assemblage<br />

des éléments sonores<br />

et visuels captés lors du tournage<br />

implique de repenser la façon<br />

dont nous ordonnons nos idées,<br />

la façon dont nous construisons<br />

notre argumentation. Le <strong>cinéma</strong><br />

documentaire est en effet un outil<br />

qui a la capacité de créer des relations<br />

inédites entre des éléments<br />

du réel : relations plus ou moins<br />

conscientes entre des images,<br />

entre des images et des sons, entre<br />

des objets, etc. La production de<br />

ces relations aboutit à une reformulation<br />

des connaissances d’autant<br />

plus inédite qu’el<strong>le</strong> relève d’un<br />

© Marie Chenet<br />

46


sty<strong>le</strong> personnel. Le <strong>cinéma</strong> est éga<strong>le</strong>ment un producteur fort d’émotions qui<br />

participe à la compréhension de la connaissance. Par l’émotion, nous pouvons<br />

pénétrer dans des univers qui ne sont pas <strong>le</strong>s nôtres et communiquer avec<br />

d’autres subjectivités.<br />

Enfin, <strong>le</strong> recours au <strong>cinéma</strong> offre ce moment particulier de la projection, expérience<br />

col<strong>le</strong>ctive qui rend possib<strong>le</strong> <strong>le</strong> débat. Car si la <strong>le</strong>cture est une expérience<br />

individuel<strong>le</strong> qui peut rebuter certains, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> est un média rassemb<strong>le</strong>ur et<br />

décomp<strong>le</strong>xant qui génère des discussions. Lors des projections, nous pouvons<br />

alors poursuivre notre travail de recherche en analysant <strong>le</strong>s réactions du public,<br />

qu’el<strong>le</strong>s soient consensuel<strong>le</strong>s ou contradictoires. Il est même possib<strong>le</strong> de<br />

diversifier l’analyse en réalisant des projections auprès de publics différents :<br />

projections avec <strong>le</strong>s participants du film, avec un public ciblé, avec un public<br />

ouvert, autant de regards qui alimentent la réf<strong>le</strong>xion scientifique et permettent<br />

de valider ou d’infirmer des idées.<br />

Extrait du film Merapi,<br />

d’un monde à l’autre<br />

réalisé par Marie Chenet<br />

et Florian Geyer (2016).<br />

Village reconstruit<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s flancs du Merapi<br />

(Java, Indonésie)<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

47


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

DOSSIER<br />

Par <strong>le</strong> film, la production d’une géographie incarnée<br />

La réalisation <strong>cinéma</strong>tographique est particulièrement riche pour la géographie<br />

car el<strong>le</strong> permet d’exposer et de composer avec des dimensions spatia<strong>le</strong>s<br />

qui sont souvent négligées lorsque l’on produit des connaissances formalisées<br />

textuel<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> permet par exemp<strong>le</strong> de documenter des composantes territoria<strong>le</strong>s<br />

tel<strong>le</strong>s que l’expérience individuel<strong>le</strong> de chacun dans l’espace ou encore<br />

<strong>le</strong>s caractères sonores d’un lieu. Le <strong>cinéma</strong> documentaire constitue ainsi un<br />

puissant outil d’incarnation des processus territoriaux, contribuant à l’analyse<br />

des espaces vécus formulés par la géographie socia<strong>le</strong> mais aussi au vécu<br />

des dimensions spatia<strong>le</strong>s étudié par la géographie culturel<strong>le</strong>.<br />

L’échel<strong>le</strong> individuel<strong>le</strong> est particulièrement intéressante pour mettre en évidence<br />

des nuances et des paradoxes de vécu de l’espace, paradoxes qui peuvent<br />

être absents des théories généra<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s territoires. Dans nos films, nous<br />

montrons ainsi que l’adaptation des individus aux changements environnementaux<br />

relève à la fois d’opportunités personnel<strong>le</strong>s, mais aussi d’une<br />

négociation avec des politiques de gestion environnementa<strong>le</strong> qui se placent<br />

rarement à l’échel<strong>le</strong> de l’individu. Plus encore, <strong>le</strong>s films révè<strong>le</strong>nt des interactions<br />

particulières entre <strong>le</strong>s hommes et <strong>le</strong> milieu dans <strong>le</strong>quel ils évoluent.<br />

Nous avons ainsi pu mettre l’accent <strong>sur</strong> l’expérience spatia<strong>le</strong> des corps en<br />

prise avec des changements environnementaux, en composant à la fois avec<br />

des éléments physiques des milieux (conditions météorologiques, aspérités<br />

topographiques) et des aspects sensoriels de la pratique de l’espace. En faisant<br />

entendre la respiration des travail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>ur timbre de voix, <strong>le</strong>s sons ambiants,<br />

en rendant compte de <strong>le</strong>ur champ visuel et en restituant la temporalité des<br />

trajectoires dans <strong>le</strong>s paysages, nous avons ainsi révélé un rapport ambiva<strong>le</strong>nt<br />

des hommes à <strong>le</strong>ur milieu qui peut à la fois être dominé et subi et dont <strong>le</strong>s<br />

enjeux d’exploitation induisent des formes de corporéité différentes.<br />

Le <strong>cinéma</strong> est par ail<strong>le</strong>urs particulièrement à même de restituer <strong>le</strong>s dimensions<br />

sonores des milieux, notamment en faisant entendre des ambiances qui<br />

peuvent être différemment perçues selon <strong>le</strong>s individus. La mise en va<strong>le</strong>ur ou<br />

l’ajout de sons ponctuels peuvent aussi constituer des clés de compréhension<br />

des territoires, en traduisant une sensation d’iso<strong>le</strong>ment d’un individu par<br />

exemp<strong>le</strong>. En ce sens, la musique et <strong>le</strong> chant sont des éléments sonores particuliers<br />

qui présentent un fort potentiel. El<strong>le</strong>s peuvent souligner <strong>le</strong> lien affectif<br />

qu’entretiennent <strong>le</strong>s individus avec <strong>le</strong>ur territoire, mais éga<strong>le</strong>ment constituer<br />

un moyen d’expression pour certaines personnes enquêtées. Au moment<br />

du montage, l’ajout de musique permet de transmettre des émotions ressenties<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain par <strong>le</strong> géographe qui sont diffici<strong>le</strong>ment dicib<strong>le</strong>s de façon<br />

textuel<strong>le</strong>.<br />

La réalisation filmique constitue donc un apport particulièrement riche à la<br />

recherche en géographie. El<strong>le</strong> encourage à expérimenter d’autres pratiques de<br />

la recherche et à formaliser de manière alternative des connaissances géographiques.<br />

El<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>ment un puissant outil pédagogique, car en tant que<br />

forme artistique, el<strong>le</strong> permet aux étudiants d’exprimer une certaine individualité<br />

qui apporte un supplément de plaisir dans l’apprentissage.<br />

48


L’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique<br />

saisie par <strong>le</strong> droit<br />

Le droit est une discipline qui vise à appréhender la réalité et à organiser<br />

<strong>le</strong>s relations socia<strong>le</strong>s. On peut, dès lors, attendre de lui une certaine précision<br />

dans <strong>le</strong>s concepts utilisés afin de remplir l’objectif de prévisibilité<br />

et de sécurité que l’on est en droit d’attendre de tout système juridique.<br />

Pierre Sirinelli<br />

Professeur à l’Éco<strong>le</strong> de<br />

droit de la Sorbonne et<br />

directeur du master 2<br />

Droit, économie et<br />

gestion de l’audiovisuel<br />

Dans une approche<br />

humaniste qui met<br />

l’auteur au centre<br />

du dispositif,<br />

<strong>le</strong> champ de la<br />

protection doit<br />

être ouvert.<br />

M<br />

ais il arrive aussi que la norme juridique soit faite de notions beaucoup<br />

plus floues. Tout <strong>le</strong> droit de la responsabilité civi<strong>le</strong>, par exemp<strong>le</strong>,<br />

repose <strong>sur</strong> la notion référence de « personne raisonnab<strong>le</strong> ». Il ne s’agit<br />

pas, alors, d’une malfaçon législative mais d’un choix délibéré destiné à<br />

conférer à la règ<strong>le</strong> une certaine plasticité via <strong>le</strong> recours à des « standards » à<br />

contenu ouvert ou des « notions cadres ».<br />

Le droit d’auteur qui est la discipline juridique la plus importante pour <strong>le</strong>s<br />

intervenants du secteur du <strong>cinéma</strong> participe de cette doub<strong>le</strong> logique. Si <strong>le</strong><br />

contenu de la protection accordée aux créateurs est rég<strong>le</strong>menté de manière<br />

assez minutieuse, l’appréhension des questions fondamenta<strong>le</strong>s – quoi (quel<br />

est l’objet de la protection) ? ; qui (qui en est <strong>le</strong> bénéficiaire) ? – repose <strong>sur</strong> une<br />

logique volontairement ouverte et peu précise. Qu’on en juge :<br />

- L’objet de la protection est l’« œuvre de l’esprit », notion non définie que <strong>le</strong>s<br />

juges abordent comme une « création de forme origina<strong>le</strong> », c’est-à-dire porteuse<br />

de l’« empreinte de la personnalité » de son auteur. On ne saurait faire<br />

plus flou. Peuvent être ainsi concernés, un film, un roman, un tab<strong>le</strong>au mais<br />

aussi, un logiciel, un cendrier ou un modè<strong>le</strong> de panier à salade. Ce choix est<br />

délibéré. Le champ du droit d’auteur est, par nature, très ouvert.<br />

- Le bénéficiaire originel de la protection est l’« auteur », c’est-à-dire suivant<br />

la jurisprudence, la personne physique qui a imprimé à la forme en cause<br />

l’empreinte de sa personnalité. Il n’est ni celui qui apporte <strong>le</strong>s moyens de la<br />

création (matériel ou argent), ce qui exclut <strong>le</strong> producteur, ni <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> exécutant<br />

ni même un interprète.<br />

Ce flou, on l’a dit, est volontaire. Dans une approche humaniste qui met l’auteur<br />

au centre du dispositif, <strong>le</strong> champ de la protection doit être ouvert. Mais,<br />

sans doute inspiré de la formu<strong>le</strong> de Malraux suivant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> n’est<br />

pas seu<strong>le</strong>ment un art mais aussi une industrie, <strong>le</strong> législateur a entendu mettre<br />

en place un régime de droit d’auteur un peu particulier à propos des œuvres<br />

dites « audiovisuel<strong>le</strong>s ». Si la construction juridique alors mise en place (droit<br />

d’auteur propre à ses créations) a toujours pour but de placer l’auteur-créateur<br />

au centre du dispositif, des concessions à une approche plus pratique ou franchement<br />

économique doivent être faites pour prendre en considération la réalité<br />

industriel<strong>le</strong> du secteur. Par rapport aux autres œuvres de l’esprit, l’œuvre<br />

audiovisuel<strong>le</strong> connaît un régime un peu particulier (II) qui impose donc un<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

49


DOSSIER<br />

travail d’identification (I). Cette construction est <strong>sur</strong>tout remarquab<strong>le</strong> par <strong>le</strong><br />

fait que, comme <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> qui en est l’objet, el<strong>le</strong> s’attache à être fidè<strong>le</strong> à la réalité<br />

tout en ayant recours à des fictions (juridiques).<br />

I – Identification de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong><br />

Cel<strong>le</strong>-ci passe par la mise en place d’une définition propre (A) et par une qualification<br />

juridique « forcée » (B).<br />

Générique du film<br />

Les Sorcières de Sa<strong>le</strong>m<br />

(1957)<br />

A - Définition<br />

Il existe donc une notion particulière d’« œuvre audiovisuel<strong>le</strong> » qui a été substituée,<br />

en 1985, à cel<strong>le</strong> préexistante d’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique (« œuvres <strong>cinéma</strong>tographiques<br />

et cel<strong>le</strong>s obtenues par un procédé analogue à la <strong>cinéma</strong>tographie<br />

»). Un film n’est donc plus qu’une composante d’une notion plus large.<br />

L’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> recouvre, suivant l’artic<strong>le</strong> L. 112-2, 6° du Code de la propriété<br />

intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> « <strong>le</strong>s œuvres <strong>cinéma</strong>tographiques et autres œuvres consistant<br />

dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non ».<br />

Là où la définition antérieure était dépendante d’un état de la technique (« procédé<br />

<strong>cinéma</strong>tographique »), l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> se libère de ces contraintes<br />

en se caractérisant par l’impression qu’el<strong>le</strong> laisse à son spectateur. Son support<br />

(pellicu<strong>le</strong>, bande magnétique ou numérique) est indifférent. Son mode<br />

de communication (sal<strong>le</strong>, télévision, DVD, réseaux numériques…) ou l’outil<br />

utilisé (caméra ou téléphone portab<strong>le</strong>) éga<strong>le</strong>ment. Son essence réside dans la<br />

présence d’images au sein d’une séquence animée. Il n’est même pas exigé que<br />

l’œuvre soit linéaire ce qui permet d’accueillir <strong>le</strong>s effets audiovisuels de certains<br />

jeux vidéo.<br />

Relèvent donc de ce statut : un film, un téléfilm, un documentaire, un reportage,<br />

une émission télévisuel<strong>le</strong>, des retransmissions sportives, une interview,<br />

un journal télévisé, un jeu ou une émission de plateau… pour peu que la forme<br />

donnée à ces créations soit origina<strong>le</strong>.<br />

Cet apparent bric à brac n’est pas de nature à ras<strong>sur</strong>er <strong>le</strong>s adeptes ou défenseurs<br />

du septième art.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

LES SORCIÈRES DE SALEM © 1957 - Pathé films - DEFA. Tous droits réservés<br />

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LES SORCIÈRES DE SALEM © 1957 - Pathé films - DEFA. Tous droits réservés<br />

Mais une autre branche du droit peut intervenir pour se montrer plus attentive<br />

à la promotion de produits culturels. Pour <strong>le</strong> droit public de la communication<br />

audiovisuel<strong>le</strong>, il y a lieu d’opérer des distinctions entre œuvres<br />

<strong>cinéma</strong>tographiques, œuvres audiovisuel<strong>le</strong>s (polysémie malvenue, la notion<br />

recouvrant, ici, un contenu différent) et autres éléments audiovisuels. C’est<br />

ainsi que l’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique fait l’objet d’une rég<strong>le</strong>mentation imposant<br />

des quotas de production ou de diffusion ou qu’el<strong>le</strong> bénéficie, plus que<br />

d’autres, d’aides financières destinées à favoriser la production.<br />

Il y a en quelque sorte complémentarité dans la construction juridique même<br />

s’il faut observer que si <strong>le</strong> droit d’auteur est universel, c’est loin d’être <strong>le</strong> cas<br />

des législations de droit public destinées à soutenir la production <strong>cinéma</strong>tographique.<br />

L’enjeu juridique<br />

est alors <strong>le</strong> suivant :<br />

l’œuvre de collaboration<br />

appartient en indivision<br />

à tous <strong>le</strong>s coauteurs<br />

tandis que l’œuvre<br />

col<strong>le</strong>ctive est réputée<br />

être ab initio la<br />

propriété du promoteur.<br />

B – Qualification<br />

Quand une pluralité d’auteurs intervient à la création d’une œuvre, <strong>le</strong> droit d’auteur<br />

connaît deux qualifications juridiques possib<strong>le</strong>s. Soit l’œuvre est réputée<br />

être de collaboration parce qu’el<strong>le</strong> a été établie en coopération entre <strong>le</strong>s différents<br />

intervenants (structure « horizonta<strong>le</strong> », par exemp<strong>le</strong> un opéra) ; soit l’œuvre est<br />

regardée comme une œuvre col<strong>le</strong>ctive parce qu’el<strong>le</strong> a été élaborée sous la direction<br />

d’un promoteur qui en a pris l’initiative et qui en a coordonné la réalisation<br />

(structure « vertica<strong>le</strong> », par exemp<strong>le</strong> une encyclopédie ou un journal).<br />

L’enjeu juridique est alors <strong>le</strong> suivant : l’œuvre de collaboration appartient en<br />

indivision à tous <strong>le</strong>s coauteurs tandis que l’œuvre col<strong>le</strong>ctive est réputée être ab<br />

initio la propriété du promoteur.<br />

La présence d’un producteur et cel<strong>le</strong> d’un réalisateur devrait conduire à admettre<br />

plutôt l’idée d’une structure vertica<strong>le</strong> et la qualification d’œuvre col<strong>le</strong>ctive<br />

à propos d’un film. Le droit français pose pourtant la solution radica<strong>le</strong>ment<br />

inverse afin d’éviter d’attribuer la propriété de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> au<br />

producteur qui n’est en rien un véritab<strong>le</strong> auteur. C’est dire que, ici, <strong>le</strong> législateur<br />

et <strong>le</strong> juge usent d’une fiction juridique, déconnectée de toute réalité pratique<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

DOSSIER<br />

Un réalisateur sera<br />

regardé comme<br />

coauteur parce que<br />

dans 99,99 %<br />

des cas,<br />

il intervient bien<br />

de façon origina<strong>le</strong><br />

dans l’univers<br />

des formes.<br />

pour parvenir à un résultat souhaitab<strong>le</strong> en termes de politique législative :<br />

la titularité des droits attribués originel<strong>le</strong>ment au(x) créateur(s). La solution<br />

est radica<strong>le</strong>ment inverse à cel<strong>le</strong> qui existe aux États-Unis d’Amérique.<br />

II – Propriété de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong><br />

Le législateur prône l’idée d’une attribution originel<strong>le</strong> des droits d’auteur aux<br />

créateurs personnes physiques (A). Mais cette solution peut être tempérée<br />

par des règ<strong>le</strong>s spécia<strong>le</strong>s relatives à la titularité dérivée (transmission) qui bénéficiera<br />

alors pour partie au producteur (B).<br />

A – Titularité originel<strong>le</strong><br />

Le droit d’auteur naît <strong>sur</strong> la tête du créateur personne physique. Mais, en<br />

raison du nombre important de contributeurs, <strong>le</strong> législateur a cru uti<strong>le</strong> de<br />

fournir, de façon exceptionnel<strong>le</strong>, des indications précises pour désigner <strong>le</strong>s<br />

personnes susceptib<strong>le</strong>s de bénéficier de la qualité d’auteur. La construction<br />

proposée repose <strong>sur</strong> des présomptions et une fiction juridique.<br />

Le Code de la propriété intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> désigne tout d’abord cinq catégories<br />

de personnes comme devant être a priori regardées comme des coauteurs<br />

(on raisonne par fonctions). Il s’agit du réalisateur, du scénariste, de l’auteur<br />

du texte parlé (dialoguiste), de l’auteur de la composition musica<strong>le</strong> spécia<strong>le</strong>ment<br />

créée pour l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> et, éventuel<strong>le</strong>ment, de l’adaptateur.<br />

Ces personnes sont donc dans la situation d’être dispensées de la démonstration<br />

de <strong>le</strong>ur qualité d’auteur. Parce qu’el<strong>le</strong>s ont rempli l’une des fonctions<br />

énumérées, el<strong>le</strong>s sont regardées, a priori, comme étant des coauteurs. La justification<br />

de cette facilité probatoire repose <strong>sur</strong> la probabilité de l’adéquation<br />

de la règ<strong>le</strong> juridique posée avec la situation pratique. Un réalisateur sera regardé<br />

comme coauteur parce que dans 99,99 % des cas, il intervient bien de<br />

façon origina<strong>le</strong> dans l’univers des formes.<br />

Pour pouvoir bénéficier de cette situation privilégiée, la personne concernée<br />

devra simp<strong>le</strong>ment démontrer qu’el<strong>le</strong> a bien accompli la tâche ainsi désignée<br />

par <strong>le</strong> législateur. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> fera en mettant en avant son contrat de production<br />

audiovisuel<strong>le</strong> qui lui accorde cette tâche. Ou en faisant observer que <strong>le</strong> générique<br />

la mentionne de manière non ambiguë dans cette activité. Ou encore<br />

en démontrant qu’en pratique, el<strong>le</strong> a bien accompli une des fonctions ainsi<br />

visées.<br />

Cette présomption est simp<strong>le</strong>, ce qui signifie que la personne en question<br />

peut perdre la qualité de coauteur s’il est ultérieurement démontré en justice<br />

qu’el<strong>le</strong> n’a pas en réalité créé une forme origina<strong>le</strong> dans cette fonction. Ou<br />

qu’el<strong>le</strong> n’a pas accompli la tâche en question.<br />

Cette construction repose <strong>sur</strong> l’observation de la pratique et constitue, en<br />

quelque sorte, un recueil d’usages admis par l’ensemb<strong>le</strong> de la profession.<br />

La sixième personne à être léga<strong>le</strong>ment investie de la qualité de coauteur peut<br />

davantage <strong>sur</strong>prendre puisqu’il s’agit de l’auteur de l’œuvre d’où est tirée<br />

l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong>. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> romancier dont l’œuvre est adaptée.<br />

La solution est ici une fiction car ne reposant pas <strong>sur</strong> une certaine vraisemblance.<br />

Il est rare que <strong>le</strong> romancier participe à la réalisation du film. Notamment,<br />

s’il est déjà mort… ! Il faut y voir, ici, une faveur du législateur, qui<br />

52


n’oublie pas l’approche humaniste qui irrigue norma<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> droit d’auteur,<br />

et qu’il est impossib<strong>le</strong> de renverser puisque la preuve contraire est inadmissib<strong>le</strong>.<br />

Ne figurent pas dans cette liste de personnes favorisées – car dispensées de<br />

la preuve de <strong>le</strong>ur qualité d’auteur – <strong>le</strong> producteur, <strong>le</strong> directeur de la photographie,<br />

<strong>le</strong> chef monteur ou <strong>le</strong> chef décorateur… Pour autant, <strong>le</strong> législateur n’exclut<br />

pas qu’ils puissent être regardés comme des auteurs mais ces derniers<br />

devront alors prouver en justice <strong>le</strong>ur intervention origina<strong>le</strong> dans l’univers<br />

des formes de l’œuvre audiovisuel<strong>le</strong>. Suivant <strong>le</strong>s hypothèses, ces personnes<br />

pourront être regardées soit comme coauteurs de l’ensemb<strong>le</strong>, soit comme<br />

de simp<strong>le</strong>s créateurs de <strong>le</strong>ur seu<strong>le</strong> contribution, soit comme n’étant pas des<br />

auteurs. La vérité oblige à dire que <strong>le</strong>ur succès en justice est extrêmement<br />

rare comme en témoigne la mésaventure du chef opérateur de La Marche de<br />

l’empereur.<br />

B – Titularité dérivée<br />

De cette présentation, il ressort que <strong>le</strong> producteur français n’est pas, à l’inverse<br />

de son homologue nord-américain, dans une situation a priori avantageuse.<br />

Néanmoins, afin de compenser l’exclusion du producteur de la qualité<br />

d’auteur, <strong>le</strong> législateur français a accordé à cet intervenant trois concessions<br />

importantes.<br />

D’une part, il a posé la règ<strong>le</strong> suivant laquel<strong>le</strong> certains droits patrimoniaux<br />

nés <strong>sur</strong> la tête des auteurs sont automatiquement cédés au producteur par <strong>le</strong><br />

biais du contrat de production audiovisuel<strong>le</strong> signé avec eux. La jurisprudence<br />

se montre cependant très attentive à ce que cette solution ne dépossède pas<br />

bruta<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s créateurs de <strong>le</strong>urs droits originels.<br />

D’autre part, il a attribué à ce producteur un droit voisin du droit d’auteur<br />

qui l’investit d’une espèce de droit de propriété qui ne peut cependant pas<br />

nuire aux droits des auteurs.<br />

Enfin, pour éviter la paralysie de la réalisation de l’œuvre, la loi suspend <strong>le</strong><br />

droit moral – incessib<strong>le</strong> – des différents auteurs pendant la phase de réalisation<br />

de l’œuvre jusqu’à l’établissement de la copie définitive.<br />

Par cette construction, on me<strong>sur</strong>e bien que l’œuvre <strong>cinéma</strong>tographique –<br />

fondue désormais dans la notion d’œuvre audiovisuel<strong>le</strong> – pose des règ<strong>le</strong>s<br />

plus précises et un peu différentes de cel<strong>le</strong>s qui existent de façon généra<strong>le</strong> en<br />

droit d’auteur afin de mieux épouser la réalité de la création en cause et de ne<br />

pas nuire à l’essor d’une industrie culturel<strong>le</strong> très importante.<br />

Le producteur<br />

français n’est pas,<br />

à l’inverse de son<br />

homologue nordaméricain,<br />

dans<br />

une situation a<br />

priori avantageuse.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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DOSSIER<br />

L’Europe du <strong>cinéma</strong><br />

au xx e sièc<strong>le</strong><br />

Le programme « L’Europe du <strong>cinéma</strong> au xx e sièc<strong>le</strong> » réunit des chercheurs<br />

des universités de Caen, Strasbourg et Paris 1 Panthéon-<br />

Sorbonne. Il a débuté à l’automne 2018 et doit s’achever par un colloque<br />

à Cerisy-la-Sal<strong>le</strong> en juin 2020.<br />

Vincent Amiel<br />

Professeur d’histoire<br />

du <strong>cinéma</strong><br />

L<br />

e principe est d’analyser, à partir de cas précis, <strong>le</strong>s nombreuses et diverses<br />

occurrences qui ont fait du <strong>cinéma</strong> une activité (un art, une<br />

industrie, un média, un moyen d’expression…) débordant largement<br />

<strong>le</strong>s limites des frontières nationa<strong>le</strong>s, que ce soit lors d’exils individuels,<br />

de coopérations économiques impliquant des structures plus importantes, ou<br />

du vagabondage professionnel d’acteurs et d’actrices, de techniciens, de réalisateurs.<br />

Notre approche est duel<strong>le</strong>, considérant la question selon une perspective nationa<strong>le</strong><br />

– aussi paradoxal que cela puisse paraître – en même temps que selon<br />

une perspective par champs d’activité. La première est liée aux spécialisations<br />

des chercheur.se.s en l’état actuel des études <strong>cinéma</strong>tographiques : ils sont précisément<br />

attachés à des <strong>cinéma</strong>tographies nationa<strong>le</strong>s, voire à des zones géographiques<br />

ou linguistiques, et c’est à partir de là que peuvent se développer des<br />

études <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s échanges transnationaux. La seconde correspond à des spécialisations<br />

disciplinaires qui concernent aussi bien des études économiques, historiques,<br />

sociologiques, qu’esthétiques. Ce sont des points de départ : <strong>le</strong> but étant<br />

bien entendu de faire tomber ces barrières disciplinaires ou nationa<strong>le</strong>s pour que<br />

puissent apparaître, comme ce fut <strong>le</strong> cas effectivement, des échanges, des influences,<br />

des transferts… dont <strong>le</strong> nombre et la qualité sont encore à identifier.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Les occurrences de transferts<br />

Le premier type de déplacements est l’exil contraint, qui eut au xx e sièc<strong>le</strong>, on<br />

<strong>le</strong> sait, maintes occasions de se manifester. Dans <strong>le</strong>s années 1920, de nombreux<br />

« Russes blancs » se retrouvent en France, et font œuvre de <strong>cinéma</strong>, en<br />

particulier au sein de la société Albatros de Kamenka et de « l’éco<strong>le</strong> russe de<br />

Montreuil » : Ivan Mosjoukine et Nathalie Lyssenko, vedettes, si ce n’est plus,<br />

du <strong>cinéma</strong> russe y développent <strong>le</strong>ur carrière, tandis qu’un Dimitri Kirsanoff,<br />

par exemp<strong>le</strong>, vient grossir <strong>le</strong>s rangs des créateurs de l’Avant-Garde. Dans <strong>le</strong>s<br />

années 1930, ce sont <strong>le</strong>s artistes al<strong>le</strong>mands fuyant <strong>le</strong> nazisme, chefs opérateurs,<br />

décorateurs, metteurs en scène, parmi <strong>le</strong>squels d’immenses figures<br />

comme Fritz Lang ou Max Ophuls qui tournent dans <strong>le</strong>s studios français, et<br />

plus largement européens. Enfin, entre <strong>le</strong>s années 1950 et 1980, <strong>le</strong> travail de<br />

Tarkovski en Italie et en Suède, celui de Kieslowski en France ou de Skolimowski<br />

au Royaume-Uni illustre <strong>le</strong>s migrations des cinéastes de l’Europe de l’Est. Pour<br />

54


être contraint, et souvent subi négativement, cet exil n’est pas dépourvu de<br />

qualités et d’enrichissements mutuels. Films <strong>sur</strong> l’exil, des œuvres comme Lola<br />

Montès (Max Ophuls, 1955), Nostalghia (Andreï Tarkovski, 1983) ou Travail au<br />

noir (Jerzy Skolimowski, 1982) sont des réf<strong>le</strong>xions <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s échanges de va<strong>le</strong>urs,<br />

<strong>le</strong>s migrations, l’espace d’une vie qui débordent des cadres nationaux.<br />

Et puisque nous évoquons Max Ophuls, il faut bien admettre que son œuvre immense,<br />

dans <strong>le</strong>s années 1930, nourrie de littératures al<strong>le</strong>mande, française, autrichienne,<br />

de musique de tout <strong>le</strong> continent, est comparab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong>s des peintres<br />

voyageurs de la Renaissance : il tourne en Italie, aux Pays-Bas, en France, après<br />

avoir débuté en Al<strong>le</strong>magne. Et s’il fut juif al<strong>le</strong>mand, effectivement exilé, son parcours<br />

européen avant l’arrivée du nazisme est d’abord un choix, une volonté<br />

claire de n’être pas enfermé dans <strong>le</strong>s frontières d’un seul pays.<br />

Ce qui est <strong>le</strong> cas de nombreux artistes des années 1950-1960 entre la France<br />

et l’Italie : acteurs, actrices, cinéastes. Du fait la plupart du temps de coproductions<br />

internationa<strong>le</strong>s qui impliquent des échanges de collaborateurs, mais<br />

aussi en raison d’un tropisme réciproque, Sophia Loren et Claudia Cardina<strong>le</strong><br />

croisent ainsi, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s chemins des échanges franco-italiens, Jean-Louis<br />

Trintignant et Philippe Noiret, souvent dirigés <strong>sur</strong> des plateaux transalpins.<br />

Mais <strong>le</strong>s transferts sont parfois beaucoup moins explicites, même s’ils sont extrêmement<br />

conséquents : <strong>le</strong>s techniques de studio, éclairages, travail de la caméra,<br />

habitudes de figuration s’exportent d’un pays à l’autre, <strong>le</strong>s montages financiers<br />

adoptent <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s de pays voisins, et il y a parfois moins de différences<br />

dans <strong>le</strong>s cultures <strong>cinéma</strong>tographiques de production d’un pays européen à un<br />

autre qu’il n’y en a entre deux grands studios hollywoodiens…<br />

Nostalghia<br />

d’Andreï Tarkovski (1983)<br />

© Les Acacias/Le Pacte<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

DOSSIER<br />

Les techniques de<br />

studio, éclairages,<br />

travail de la<br />

caméra, habitudes<br />

de figuration<br />

s’exportent d’un<br />

pays à l’autre…<br />

Les grands courants<br />

Au-delà des individus et des événements ponctuels, des échanges profonds ont<br />

lieu en termes esthétiques. Le <strong>cinéma</strong> s’y prête particulièrement bien, lui qui<br />

s’est développé d’abord comme industrie culturel<strong>le</strong> plutôt que comme mode<br />

d’expression vernaculaire, à un moment où <strong>le</strong>s transferts techniques sont quasiment<br />

immédiats. Mais il n’empêche que ces échanges ont lieu <strong>sur</strong> un fond de<br />

cultures nationa<strong>le</strong>s, liées à des modes de vie, des paysages, des références qui alimentent<br />

de fait des identités marquées. Il faut donc que <strong>le</strong>s formes migrantes,<br />

aussi bien que <strong>le</strong>s techniques qui <strong>le</strong>s produisent s’adaptent à un milieu chaque<br />

fois différent. D’où l’intérêt d’envisager ces échanges sous la forme d’un transfert<br />

plutôt que d’un trafic d’influences, orienté et polarisé.<br />

Ainsi, de l’expressionnisme qui fut, pendant des années, pensé par <strong>le</strong>s historiens<br />

du <strong>cinéma</strong> et <strong>le</strong>s critiques comme une éco<strong>le</strong> al<strong>le</strong>mande exportée à coup de noir<br />

et blanc et d’éclairage contrasté dans presque tous <strong>le</strong>s pays du monde, et qui apparaît<br />

maintenant comme devant être envisagé avec beaucoup plus de précautions,<br />

comme un <strong>le</strong>vier dramaturgique trouvant selon <strong>le</strong>s cultures d’accueil des<br />

formes différentes de manifestation. La façon dont <strong>le</strong>s films scandinaves, français,<br />

soviétiques accueil<strong>le</strong>nt cet expressionnisme pendant l’entre-deux-guerres<br />

permet d’en redéfinir <strong>le</strong> principe même, <strong>le</strong> territoire et ses implications, et d’en<br />

faire un mouvement profondément européen, au-delà de ses racines originel<strong>le</strong>s.<br />

La même démarche doit être entreprise vis-à-vis du néoréalisme, de la Nouvel<strong>le</strong><br />

Vague, de ces mouvements à fort ancrage national – à moins que ce ne soit à<br />

fort affichage national – et qui pourtant gagnent à être envisagés dans une déclinaison<br />

plus large qui en enrichit la définition par retour. C’est un changement<br />

de perspective qui est sollicité : penser ce que peut être un paysage européen<br />

(par rapport à un paysage américain ?), un réalisme européen (par rapport à un<br />

réalisme japonais ?), un montage européen, fait d’apports successifs et divers.<br />

Une tel<strong>le</strong> recherche nécessite donc non seu<strong>le</strong>ment de se pencher <strong>sur</strong> des faits<br />

précis, des transferts ponctuels et repérab<strong>le</strong>s, mais aussi d’envisager au-delà<br />

de ces courants d’échanges des positions esthétiques et des pratiques transnationa<strong>le</strong>s,<br />

dont <strong>le</strong>s identités seraient repérab<strong>le</strong>s à l’échel<strong>le</strong> du continent. Bref, il<br />

s’agit de retrouver une communauté et pas seu<strong>le</strong>ment des échanges. Une même<br />

façon de construire un discours par <strong>le</strong> montage : voir L’Homme à la caméra de<br />

Dziga Vertov, et À propos de Nice de Jean Vigo. Une même façon de se servir du<br />

naturalisme : voir Toni de Jean Renoir et Ossessione de Luchino Visconti. Une<br />

même façon, enfin, de militer, de témoigner, de filmer là où l’on se trouve, où<br />

l’on travail<strong>le</strong>, où l’on combat : voir <strong>le</strong>s films de luttes des années 1970, en France,<br />

en Italie, en Al<strong>le</strong>magne.<br />

Dans l’analyse politique de la mondialisation, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> occupe sans doute une<br />

place à part, ou plus exactement une place exemplaire : pionnier dans <strong>le</strong> développement<br />

des industries culturel<strong>le</strong>s, premier mode d’expression dont tous <strong>le</strong>s<br />

composants furent immédiatement échangeab<strong>le</strong>s de pays en pays – au moment<br />

du passage au parlant, malgré <strong>le</strong>s craintes des producteurs aussi bien que des<br />

auteurs, <strong>le</strong>s films continuèrent à traverser <strong>le</strong>s frontières –, il augure positivement<br />

de la naissance d’une expression commune. Qu’en est-il alors de l’identité<br />

européenne ? N’est-el<strong>le</strong> que l’avatar d’une « transnationalité » mondia<strong>le</strong>, qui irait<br />

des États-Unis au Japon, en passant par l’URSS et la Chine ? Ou bien s’affirme-t-<br />

56


el<strong>le</strong>, au-delà de toute naïveté, comme une réalité tangib<strong>le</strong>, qui pense <strong>le</strong> paysage,<br />

l’individu et l’histoire d’une manière singulière ? Y a-t-il une Europe du <strong>cinéma</strong><br />

qui se distingue nettement des constructions hollywoodiennes ou asiatiques,<br />

dans <strong>le</strong>s formes, <strong>le</strong>s thèmes, <strong>le</strong>s pratiques ? À partir de cas concrets, de films,<br />

d’auteurs et de champs de création élargis, nous essayons de répondre à ces<br />

questions.<br />

Les éditeurs invités du dossier<br />

José Moure<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

osé Moure est professeur en<br />

J<br />

études <strong>cinéma</strong>tographiques à<br />

l’université Paris 1 Panthéon-<br />

Sorbonne, responsab<strong>le</strong> du Master<br />

« Cinéma & audiovisuel » de<br />

l’Éco<strong>le</strong> des Arts de la Sorbonne et directeur de<br />

l’Institut de recherche ACTE (EA 3975). Il a<br />

co-dirigé de nombreux ouvrages et publié, avec<br />

Daniel Banda, quatre anthologies <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong><br />

(Le Cinéma : naissance d’un art, Le Cinéma : art<br />

d’une civilisation, Charlot : histoire d’un mythe<br />

chez Flammarion ; Avant <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong>. L’œil et<br />

l’image chez Armand Colin). Il est l’auteur de<br />

Vers une esthétique du vide au <strong>cinéma</strong><br />

(L’Harmattan), Michelangelo Antonioni, cinéaste<br />

de l’évidement (L’Harmattan) et Le Plaisir du<br />

<strong>cinéma</strong> : analyses et critiques des films<br />

(Klincksieck).<br />

T. Binh est maître de conférences<br />

N.<br />

en études <strong>cinéma</strong>tographiques à<br />

l’université Paris 1 Panthéon-<br />

Sorbonne, membre du comité de<br />

rédaction de la revue Positif sous la<br />

plume de Yann Tobin, réalisateur de<br />

documentaires, commissaire d’expositions (dont<br />

Comédies musica<strong>le</strong>s, la joie de vivre du <strong>cinéma</strong>,<br />

Philharmonie de Paris, 2018-2019). Auteur,<br />

coauteur ou directeur d’une vingtaine d’ouvrages<br />

<strong>sur</strong> Joseph Mankiewicz, Ingmar Bergman, Jacques<br />

Prévert, Marcel Carné, <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> britannique, Paris<br />

au <strong>cinéma</strong>, la direction d’acteurs, musique et<br />

<strong>cinéma</strong>, etc. Trois fois lauréat du prix du Syndicat<br />

français de la critique de <strong>cinéma</strong> : Lubitsch (avec<br />

Christian Viviani, Rivages, 1991), Sautet par Sautet<br />

(avec Dominique Rabourdin, La Martinière, 2005),<br />

Monuments, stars du 7 e art (dir. d’ouvrage, Éditions<br />

du Patrimoine, 2010). Prix de l’Union des<br />

Journalistes de Cinéma 2019 du meil<strong>le</strong>ur entretien<br />

pour <strong>le</strong> dossier « Comédies musica<strong>le</strong>s » dans<br />

Positif (n° 692, octobre 2018).<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

N.T. Binh<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

57


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

58


En images<br />

P<strong>le</strong>in cadre <strong>sur</strong><br />

la Cinémathèque<br />

universitaire<br />

Hébergée par Paris 1 Panthéon-Sorbonne,<br />

la col<strong>le</strong>ction de la Cinémathèque universitaire nourrit<br />

l’imaginaire des passionnés de septième art depuis<br />

quarante-cinq ans. Les mêmes qui tentent aujourd’hui<br />

de sauvegarder et valoriser ce fonds irremplaçab<strong>le</strong>.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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U<br />

n trésor <strong>cinéma</strong>tographique se niche dans <strong>le</strong>s sous-sols faib<strong>le</strong>ment<br />

éclairés du centre Pierre-Mendès-France. Au détour d’une porte<br />

que l’on ne distingue en rien de ses voisines, l’université Paris 1 Panthéon-<br />

Sorbonne héberge l’exceptionnel fonds de la Cinémathèque universitaire.<br />

Environ 8 500 films et des centaines de documents autour du <strong>cinéma</strong>,<br />

partagés entre <strong>le</strong>s universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris 3<br />

Sorbonne Nouvel<strong>le</strong>, au sein d’une association qui peut revendiquer <strong>le</strong> statut<br />

de troisième ou quatrième <strong>cinéma</strong>thèque « argentique » de France.<br />

Le <strong>cinéma</strong> est une science<br />

Créée en 1973 au sein de l’UFR d’Arts et Archéologie de l’université Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne, sous l’impulsion de Claude Beylie, avec <strong>le</strong> concours de<br />

Jacques Goimard et Jean Mitry, l’association a pour mission de permettre<br />

aux étudiants de travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s films et programmer des cyc<strong>le</strong>s en relation<br />

avec l’enseignement. Issue d’un ciné-club, comme d’autres <strong>cinéma</strong>thèques<br />

avant el<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong>-ci innove à l’époque en faisant <strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> et la<br />

passion qu’il suscite, l’histoire ainsi que <strong>le</strong> monde scientifique. Jean Renoir<br />

en présidait <strong>le</strong> comité de parrainage qui comptait éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s cinéastes<br />

Éric Rohmer – alors chargé de cours à Paris 1 Panthéon-Sorbonne –, Claude<br />

Sautet, François Truffaut ou encore Marcel Oms – rédacteur en chef des<br />

Cahiers de la Cinémathèque – et Freddy Buache – conservateur de la Cinémathèque<br />

suisse. Dès <strong>le</strong> début, toutes <strong>le</strong>s époques – du muet aux bobines <strong>le</strong>s<br />

plus récentes – et tous <strong>le</strong>s genres y sont représentés.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

En images<br />

60


© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

« La Cinémathèque universitaire est <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de l’introduction du <strong>cinéma</strong> à<br />

l’université à travers la conservation-programmation et l’étude des films. Il s’agissait<br />

dès l’origine de montrer <strong>le</strong> <strong>cinéma</strong> pour en penser <strong>le</strong>s formes et l’histoire »,<br />

explique Sylvie Lindeperg, présidente de la Cinémathèque universitaire depuis<br />

2017. Historienne, membre de l’Institut universitaire de France, professeure<br />

à Paris 1 Panthéon-Sorbonne où el<strong>le</strong> dirige la composante <strong>cinéma</strong><br />

de l’UFR 03, el<strong>le</strong> souligne que « l’histoire de la Cinémathèque universitaire est<br />

vivante, nous devons continuer à l’écrire mais aussi à la préserver car nous conservons<br />

aujourd’hui ces fonds dans des conditions qui sont loin d’être idéa<strong>le</strong>s ».<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

61


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 En images<br />

Valorisation d’un outil pédagogique<br />

C’est pourquoi, bénévo<strong>le</strong>s, enseignants et étudiants ont décidé d’entreprendre<br />

des actions de préservation dès 2018. La lutte contre <strong>le</strong> syndrome<br />

du vinaigre est lancée. Si <strong>le</strong> processus d’oxydation qui s’attaque à certaines<br />

pellicu<strong>le</strong>s est inexorab<strong>le</strong> et provoque une odeur âcre typique, il peut être<br />

ra<strong>le</strong>nti et exige <strong>sur</strong>tout d’iso<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s bobines contaminées. L’été dernier, Paola<br />

Palma, docteure en <strong>cinéma</strong>, et Raphael<strong>le</strong> Normand, étudiante en master<br />

d’Histoire du <strong>cinéma</strong>, ont ainsi exploré <strong>le</strong>s rayonnages de la Cinémathèque<br />

universitaire, pendant plusieurs semaines, afin d’identifier <strong>le</strong>s malades et<br />

<strong>le</strong>ur prodiguer <strong>le</strong>s premiers soins. « Je contrô<strong>le</strong> <strong>le</strong> ph des bobines et change par<br />

exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s boîtes qui ont l’air rouillé. En principe, il faut un jour ou deux pour<br />

voir la cou<strong>le</strong>ur de la bande<strong>le</strong>tte virer au jaune. Là, il n’a parfois fallu que quelques<br />

heures ! », se déso<strong>le</strong> l’étudiante.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

62


Avec l’appui d’Alain Duplouy, maître de conférences HDR en archéologie<br />

grecque et chargé de mission Patrimoine immobilier et mobilier à l’université,<br />

l’association qui gère la Cinémathèque universitaire entend relancer<br />

des actions ambitieuses de valorisation de cet outil pédagogique et scientifique<br />

exceptionnel. « Paris 3 Sorbonne Nouvel<strong>le</strong> organise près de 250 projections<br />

chaque année, Paris 1 Panthéon-Sorbonne moins d’une dizaine dans ses emprises.<br />

C’est pourquoi nous essayons d’équiper plus de sal<strong>le</strong>s pour pouvoir projeter <strong>le</strong>s bobines<br />

argentiques et faire découvrir <strong>le</strong>s raretés de nos fonds. C’est la vocation de<br />

la programmation Les Rendez-vous de la Cinémathèque universitaire dont <strong>le</strong>s<br />

projections – gratuites et ouvertes à tous – se dérou<strong>le</strong>nt à l’auditorium de l’Institut<br />

national d’histoire de l’art. Ce dernier était par exemp<strong>le</strong> comb<strong>le</strong> pour la journée<br />

d’hommage à Chantal Akerman organisée en 2015 par la Cinémathèque universitaire<br />

», se souvient Sylvie Lindeperg. Pour la présidente : « Monter une<br />

programmation c’est développer une pensée authentique du <strong>cinéma</strong>. » Le programme<br />

de la Cinémathèque universitaire n’a donc pas pris une ride en plus<br />

de quarante-cinq ans.<br />

Texte : Gwenaël Cuny<br />

Photos : Pascal Levy<br />

Pour al<strong>le</strong>r<br />

plus loin...<br />

Retrouvez l’histoire,<br />

complète et passionnante,<br />

de la Cinémathèque<br />

universitaire ainsi<br />

que la programmation<br />

des projections <strong>sur</strong> :<br />

www.cinemathequeuniversitaire.com.<br />

Découvrez <strong>le</strong> reportage<br />

photo intégral<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> fonds<br />

de la Cinémathèque<br />

universitaire <strong>sur</strong> :<br />

http://univ1.fr/<br />

cinemathequeuniversitaire.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

63


université d'AVENIR<br />

Une fondation tournée<br />

vers l’avenir<br />

La Fondation Panthéon- En cette fin de matinée du 1 er avril, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il brillait exceptionnel<strong>le</strong>ment<br />

<strong>sur</strong> la cour d’honneur du centre Panthéon.<br />

Sorbonne entre cette année<br />

dans une nouvel<strong>le</strong> dynamique.<br />

Un heureux présage pour la réception de la délégation de<br />

El<strong>le</strong> entend développer des l’université de Pondichéry qui était accueillie par l’Institut d’administration<br />

économique et socia<strong>le</strong> (IAES) de l’Éco<strong>le</strong> de droit de la<br />

actions innovantes en faveur<br />

des étudiants, de la recherche Sorbonne, en partenariat avec la Fondation Panthéon-Sorbonne.<br />

ou encore du patrimoine de Cette dernière avait éga<strong>le</strong>ment convié l’ambassadeur de France<br />

l’université grâce à l’appui des en Inde, M. A<strong>le</strong>xandre Zieg<strong>le</strong>r et plusieurs grandes entreprises<br />

entreprises et des alumni. françaises – Accor Hotels, Bolloré Logistic, Michelin, BNP Paribas<br />

– ayant un pied en Inde, afin de donner une envergure supplémentaire<br />

à l’accord liant désormais <strong>le</strong> Bachelor of Arts in Social, Economic<br />

Administration and Law de l’université de Pondichéry et la licence de l’IAES.<br />

« Cette doub<strong>le</strong> diplomation constitue une coopération importante entre l’Inde et<br />

la France, <strong>le</strong>s partenariats noués avec <strong>le</strong>s entreprises présentes y ajouteront une<br />

perspective professionnel<strong>le</strong> pour ses bénéficiaires », se réjouissait ce jour-là Pierre<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

64


© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Signature de l'accord de<br />

doub<strong>le</strong> diplomation entre<br />

<strong>le</strong>s universités Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne<br />

et de Pondichéry<br />

<strong>le</strong> 1 er avril 2019<br />

Bonin, vice-président à la commission<br />

de la Recherche de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />

Rapprocher l’université et l’entreprise<br />

Car la Fondation Panthéon-Sorbonne,<br />

créée fin 2017, trouve depuis quelques<br />

mois son rythme de croisière. Après<br />

avoir octroyé ses premières bourses<br />

de mobilité à six doctorants pour <strong>le</strong>ur<br />

permettre d’effectuer <strong>le</strong>urs travaux<br />

Les perspectives sont multip<strong>le</strong>s<br />

et <strong>le</strong>s enjeux réels pour<br />

l'établissement qui pourra<br />

s'appuyer <strong>sur</strong> son exceptionnel<br />

réseau d'alumni.<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain, de l’Écosse aux États-Unis en passant par l’Italie. Cette nouvel<strong>le</strong><br />

entité a aussi initié une première chaire – As<strong>sur</strong>ance et Société, historicité des<br />

savoirs et pratique de l’interdisciplinarité – avec la Fédération française de<br />

l’as<strong>sur</strong>ance. Comme l’explique Georges Haddad, président de l’université Paris<br />

1 Panthéon-Sorbonne et de sa fondation : « Ce rapprochement avec <strong>le</strong> monde<br />

de l’entreprise, qui constitue une évolution incontournab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> paysage de l’enseignement<br />

supérieur et de la recherche, contribue non seu<strong>le</strong>ment à la réussite des<br />

étudiants, mais aussi au rayonnement de la France à l’international. »<br />

Ainsi, grâce à l’aide des entreprises, ce sont quatre piliers que la fondation<br />

universitaire compte soutenir au fil du temps : <strong>le</strong>s étudiants (favoriser<br />

l’égalité des chances), la recherche et la formation (contribuer à des programmes<br />

de recherche ou des actions pédagogiques), l’international (favoriser<br />

la mobilité) ainsi que <strong>le</strong> patrimoine (préserver l’un des lieux <strong>le</strong>s plus<br />

prestigieux de l’histoire académique). Les perspectives sont multip<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s<br />

enjeux réels pour l’établissement qui pourra s’appuyer <strong>sur</strong> son exceptionnel<br />

réseau d’alumni pour participer au rayonnement académique de Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne et à l’excel<strong>le</strong>nce de sa recherche. Une véritab<strong>le</strong> communauté<br />

tournée vers l’innovation, riche de projets et de va<strong>le</strong>urs, que la Fondation<br />

Panthéon-Sorbonne ambitionne de faire vivre à travers <strong>le</strong> monde.<br />

Gwenaël Cuny<br />

Pour en<br />

savoir plus<br />

Vous souhaitez en savoir plus<br />

<strong>sur</strong> la Fondation Panthéon-<br />

Sorbonne et, pourquoi pas<br />

en devenir <strong>le</strong> mécène ?<br />

Rendez-vous <strong>sur</strong><br />

fondation.pantheonsorbonne.fr.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

65


Réussites<br />

Le prix de thèse de Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne est né<br />

en 2017 et s’inscrit<br />

dans la volonté de<br />

l’université de mettre en<br />

avant la jeune recherche.<br />

Avec cette distinction,<br />

Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

souhaite récompenser<br />

<strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures thèses<br />

soutenues au cours<br />

de l’année écoulée,<br />

notamment cel<strong>le</strong>s qui<br />

apportent une contribution<br />

significative et origina<strong>le</strong><br />

à la recherche.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Les prix<br />

de thèse 2018 de<br />

l'université<br />

Argyris<br />

Fassoulas<br />

Archéologie,<br />

sous la direction<br />

d’Haris Procopiou<br />

De la fabrication<br />

à la fonction des figurines<br />

néolithiques<br />

de la Thessalie<br />

es figurines néolithiques de la Thessalie sont un sujet très débattu.<br />

L<br />

Dans <strong>le</strong> cadre d’une recherche fortement focalisée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s qualités<br />

morphologiques des figurines, Argyris Fassoulas a considéré indispensab<strong>le</strong><br />

d’aborder un aspect constamment négligé, à savoir <strong>le</strong>ur fabrication.<br />

Fondée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s principes de la technologie culturel<strong>le</strong>, son étude vise non seu<strong>le</strong>ment<br />

à reconstituer <strong>le</strong>s processus techniques de la fabrication des figurines<br />

néolithiques depuis la préparation des matières premières, jusqu’au produit<br />

fini, mais aussi de repenser <strong>le</strong>s connotations imaginaires du dérou<strong>le</strong>ment de<br />

ces procédés et de considérer <strong>le</strong>urs implications culturel<strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s. En utilisant<br />

l’outil analytique de la chaîne opératoire, il entreprend une étude technologique<br />

des figurines provenant de différents sites en Thessalie (Grèce centra<strong>le</strong>),<br />

afin de reconstituer <strong>le</strong> processus de <strong>le</strong>ur fabrication.<br />

L’identification des façons de faire particulières a permis de circonscrire la<br />

physionomie de la production idoloplastique et d’aborder, dans un deuxième<br />

temps, la fonction des figurines. Considérant que la fabrication fait partie<br />

intégrante de la fonction, Argyris Fassoulas a jugé indispensab<strong>le</strong> de se tourner<br />

vers l’ethnologie, afin de se procurer des exemp<strong>le</strong>s qui pourraient servir<br />

de références susceptib<strong>le</strong>s d’éclairer <strong>le</strong>s données archéologiques. De ce fait, il<br />

entreprend deux enquêtes ethnographiques dans l’Anti-Atlas marocain en se<br />

focalisant <strong>sur</strong> la production des représentations miniaturisées, principa<strong>le</strong>ment<br />

des objets ludiques, à savoir des jouets. Les données recueillies mais aussi<br />

<strong>le</strong> recours à l’expérience anthropologique lui ont permis de se rendre compte<br />

que la fabrication des représentations miniaturisées pourrait éventuel<strong>le</strong>ment<br />

avoir un rô<strong>le</strong> en tant que tel<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> cadre de processus sociaux comp<strong>le</strong>xes.<br />

Ainsi, <strong>le</strong> chercheur, en retournant toujours à son matériel archéologique,<br />

essaie d’éclairer l’organisation de la production des figurines néolithiques<br />

de la Thessalie et <strong>le</strong>urs fonctions possib<strong>le</strong>s.<br />

66


L’Archéologie des épizooties<br />

Mise en évidence et diagnostic des crises de mortalité<br />

chez <strong>le</strong>s animaux d’é<strong>le</strong>vage, du Néolithique à Pasteur<br />

L<br />

a thèse d’Annelise Binois-Roman est consacrée à l’exploration des<br />

crises de mortalité anima<strong>le</strong>s et notamment des épizooties, dans <strong>le</strong>s<br />

sociétés européennes passées. El<strong>le</strong> débute par une vaste synthèse<br />

historique, mettant en évidence la fréquence et la sévérité de ces événements<br />

depuis l’époque antique et documente <strong>le</strong>ur impact <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s sociétés agrico<strong>le</strong>s<br />

anciennes.<br />

Pourtant, en dépit de <strong>le</strong>urs conséquences économiques, sanitaires et socia<strong>le</strong>s,<br />

<strong>le</strong>s épizooties du passé sont remarquab<strong>le</strong>ment peu documentées en archéologie<br />

et <strong>le</strong>s millions de victimes décrites par <strong>le</strong>s textes paraissent à première<br />

vue n’avoir laissé aucune trace matériel<strong>le</strong>. L’auteure propose donc une démarche<br />

destinée à l’identification des dépôts de mortalité parmi l’ensemb<strong>le</strong> des<br />

dépôts animaux rencontrés en archéologie, mobilisant méthodes et données<br />

de l’archéologie, de l’histoire et de la médecine vétérinaire. Une cinquantaine<br />

de dépôts témoignant vraisemblab<strong>le</strong>ment de crises de mortalité sont ainsi<br />

identifiés dans la bibliographie et font l’objet d’une analyse multicritère. Cel<strong>le</strong>ci<br />

montre la bonne concordance généra<strong>le</strong> des données archéologiques avec la<br />

chronologie issue de l’étude historique et permet de proposer une première<br />

typologie de la gestion des carcasses anima<strong>le</strong>s au cours du temps.<br />

Annelise<br />

Binois-Roman<br />

Archéologie,<br />

sous la direction de<br />

Christophe Petit<br />

et Anne Bridault<br />

La thèse explore ensuite la question de l’identification de la cause exacte<br />

des décès dans <strong>le</strong>s dépôts dont l’origine catastrophique est établie. Puisque<br />

l’immense majorité des causes de mortalité potentiel<strong>le</strong>ment impliquées ne<br />

laissent aucune trace osseuse, l’auteure se tourne vers une approche paléoépidémiologique.<br />

Plus précisément, el<strong>le</strong> développe un protoco<strong>le</strong> de diagnostic<br />

différentiel reposant <strong>sur</strong> la confrontation entre <strong>le</strong>s caractéristiques démographiques<br />

et contextuel<strong>le</strong>s des dépôts et cel<strong>le</strong>s des principa<strong>le</strong>s causes de décès<br />

aux époques considérées. Celui-ci permet l’identification d’un petit nombre<br />

d’hypothèses diagnostiques, qui peuvent ensuite être validées par des examens<br />

complémentaires ciblés.<br />

Ce protoco<strong>le</strong> est ensuite testé <strong>sur</strong> six assemblages ovins datés de l’Antiquité à<br />

la période Moderne, analysés selon une gril<strong>le</strong> ostéologique et archéologique.<br />

Les résultats confirment son efficacité, puisqu’une hypothèse diagnostique<br />

plausib<strong>le</strong> est identifiée dans cinq cas <strong>sur</strong> six, dont l’une est confirmée par<br />

l’identification formel<strong>le</strong> du pathogène impliqué.<br />

Les résultats combinés de ces recherches forment ainsi la première tentative<br />

rigoureuse de compilation et d’analyse d’un phénomène encore très mal connu<br />

et contribuent à la création d’une histoire des maladies anima<strong>le</strong>s.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

67


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 Réussites<br />

Du Dommage aux lésions col<strong>le</strong>ctives<br />

Recherches <strong>sur</strong> des concepts adaptés aux enjeux<br />

contemporains de la responsabilité internationa<strong>le</strong><br />

Natalia<br />

Castro Nino<br />

Droit international,<br />

sous la direction<br />

d’Évelyne Lagrange et<br />

du professeur Henao,<br />

président de l’université<br />

Externado de Colombie<br />

A<br />

yant constaté que des groupes tels que la famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s autochtones<br />

et l’humanité peuvent subir <strong>le</strong>s conséquences des violations<br />

d’obligations internationa<strong>le</strong>s, l’objectif ultime de la recherche de<br />

Natalia Castro Nino est de proposer un appareil conceptuel apte à rendre<br />

compte de ces conséquences. Pour ce faire, la recherche débute par un effort de<br />

clarification de certaines notions centra<strong>le</strong>s du droit international dont l’étude<br />

est demeurée un terrain aride depuis plusieurs décennies. La plus importante<br />

de ces notions est <strong>le</strong> dommage. Son étude est <strong>le</strong> point de départ d’une analyse<br />

qui parvient à préciser sa consistance et à <strong>le</strong> distinguer par rapport à une deuxième<br />

forme de lésion, purement juridique, prise en compte dans <strong>le</strong> cadre de la<br />

responsabilité internationa<strong>le</strong>. La distinction ainsi établie prend appui <strong>sur</strong> la<br />

pratique des différents domaines du droit international tels que <strong>le</strong> droit de<br />

l’environnement, <strong>le</strong> droit des investissements et <strong>le</strong>s droits de l’homme.<br />

Les concepts de « dommage » et de « lésion juridique » qui en résultent fournissent<br />

une base suffisamment solide pour la proposition de catégories nouvel<strong>le</strong>s<br />

permettant d’expliquer, de classer et de réunir <strong>le</strong>s lésions portées à<br />

des droits, des intérêts et des biens col<strong>le</strong>ctifs. Les groupes, appelés « entités<br />

col<strong>le</strong>ctives » dans <strong>le</strong> cadre de ce travail, sont ainsi reconnus comme étant <strong>le</strong>s<br />

victimes de lésions juridiques et de dommages. Ces lésions, subies de façon<br />

indivisib<strong>le</strong> et non exclusive par <strong>le</strong>s acteurs qui intègrent <strong>le</strong>s entités col<strong>le</strong>ctives,<br />

sont qualifiées, en conséquence, de « lésions col<strong>le</strong>ctives ».<br />

Cette catégorie réunit des lésions apparemment distinctes de cel<strong>le</strong>s que peut<br />

subir l’humanité en raison de la pollution d’espaces naturels nécessaires à sa<br />

<strong>sur</strong>vie ; cel<strong>le</strong>s causées aux peup<strong>le</strong>s autochtones comme conséquences de la violation<br />

de <strong>le</strong>ur droit <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s terres ancestra<strong>le</strong>s ; ou cel<strong>le</strong>s portées aux intérêts de<br />

la communauté internationa<strong>le</strong> dans son ensemb<strong>le</strong>. Même si ces lésions pourraient<br />

être constatées par des instances internes et internationa<strong>le</strong>s distinctes,<br />

une analyse d’ensemb<strong>le</strong> est nécessaire afin d’apporter des réponses adaptées<br />

aux intérêts col<strong>le</strong>ctifs des victimes. Cette analyse ouvre une voie prometteuse<br />

vers l’identification des possibilités d’action dont disposent ces victimes pour<br />

réclamer des réponses adaptées aux torts qu’el<strong>le</strong>s ont subis. Qui plus est, el<strong>le</strong><br />

conduit à constater <strong>le</strong>s carences des systèmes juridiques à cet égard.<br />

68


L’Acte juridique irrégulier efficace<br />

Contribution à la théorie de l’acte juridique<br />

L<br />

es actes juridiques sont définis par la loi comme des manifestations<br />

de volonté destinées à produire des effets de droit. Les contrats, par<br />

exemp<strong>le</strong>, sont des actes juridiques : ils expriment la volonté des<br />

contractants de créer des obligations qui vont <strong>le</strong>s contraindre juridiquement.<br />

Les lois sont éga<strong>le</strong>ment des actes juridiques, el<strong>le</strong>s expriment la volonté des<br />

par<strong>le</strong>mentaires de créer des règ<strong>le</strong>s de droit qui vont s’imposer à une catégorie<br />

de personnes. De nombreux autres phénomènes peuvent être qualifiés d’actes<br />

juridiques : <strong>le</strong>s jugements, <strong>le</strong>s décisions prises collégia<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong>s organes<br />

sociaux comme <strong>le</strong>s conseils d’administration ou <strong>le</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s, etc.<br />

La thèse de Clément François s’intéresse à une catégorie particulière d’actes<br />

juridiques, qui n’avait jamais été étudiée en tant que tel<strong>le</strong> : <strong>le</strong>s actes qui sont<br />

irréguliers, c’est-à-dire qui sont contraires à une règ<strong>le</strong> qui s’imposait à <strong>le</strong>urs<br />

auteurs, mais qui produisent néanmoins tout ou partie de <strong>le</strong>urs effets de<br />

droit. On pourrait penser que tout acte juridique irrégulier est nécessairement<br />

« nul », c’est-à-dire qu’il ne peut produire aucun effet au sein de l’ordre juridique<br />

français. En réalité, l’analyse du droit positif permet de mettre en exergue un<br />

nombre important d’actes juridiques irréguliers efficaces. Par exemp<strong>le</strong>, lorsqu’un<br />

mariage irrégulier est annulé, la loi prévoit que tous <strong>le</strong>s effets juridiques<br />

produits par <strong>le</strong> mariage avant son annulation sont maintenus au profit du ou<br />

des époux de bonne foi. Autre exemp<strong>le</strong>, lorsqu’une loi est entachée d’un vice<br />

de procédure, seul un nombre limité de personnes peuvent saisir <strong>le</strong> Conseil<br />

constitutionnel avant la promulgation de la loi. Il n’est plus possib<strong>le</strong>, après la<br />

promulgation de la loi, de demander l’annulation de cel<strong>le</strong>-ci pour vice de procédure.<br />

La loi inconstitutionnel<strong>le</strong> produira alors ses effets dans l’ordre juridique<br />

français sans limite de durée.<br />

Clément François<br />

Droit privé,<br />

sous la direction de<br />

Thierry Revet<br />

Une fois l’existence d’actes juridiques irréguliers efficaces constatée, la thèse<br />

analyse l’incidence de ces phénomènes <strong>sur</strong> la théorie des actes juridiques et<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> concept de hiérarchie des normes. Une évolution des modè<strong>le</strong>s théoriques<br />

en usage est proposée pour intégrer ces phénomènes.<br />

Enfin, au-delà de l’aspect théorique, la thèse cherche à analyser <strong>le</strong>s raisons<br />

politiques qui justifient de maintenir l’efficacité de certains actes juridiques<br />

irréguliers. Ces raisons politiques sont souvent dissimulées par <strong>le</strong>s juges derrière<br />

une argumentation technique. La thèse s’achève donc par une analyse<br />

de la motivation formel<strong>le</strong> des jugements, de cette instrumentalisation de la<br />

technique juridique, forme de rhétorique qui permet aux juges de légitimer<br />

<strong>le</strong>urs décisions de maintenir ou non l’efficacité de certains actes irréguliers.<br />

© Julien Benhamou - Chancel<strong>le</strong>rie des<br />

universités de Paris<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

69


Réussites<br />

L’Ordolibéralisme (1932-1950) :<br />

une économie politique du pouvoir<br />

Raphaël Fèvre<br />

Économie,<br />

sous la direction de<br />

Jérôme Lal<strong>le</strong>ment<br />

L<br />

a thèse de Raphaël Fèvre propose une histoire intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> de<br />

l’ordolibéralisme al<strong>le</strong>mand (1932-1950), centrée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s travaux de<br />

Walter Eucken et de Wilhelm Röpke, incluant éga<strong>le</strong>ment de nombreuses<br />

références à Franz Böhm, A<strong>le</strong>xander Rüstow, Leonhard Miksch et<br />

Friedrich Lutz. La thèse entend répondre à la question suivante : comment<br />

expliquer que la pensée ordolibéra<strong>le</strong> ait eu <strong>le</strong>s ressources intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s pour<br />

peser <strong>sur</strong> la reconstruction al<strong>le</strong>mande après 1945 et au-delà et qu’il fasse toujours<br />

sens de faire référence à ce courant de pensée aujourd’hui ?<br />

Dans un premier temps, la thèse établit que l’ordolibéralisme, dans ses composantes<br />

épistémologique, théorique, idéologique ou politique, peut être défini<br />

comme une économie politique du pouvoir : c’est-à-dire une forme de savoir économique,<br />

plutôt qu’une sous-variété de (néo)libéralisme. L’objectif premier de<br />

cette économie politique est de conduire une analyse des sources, des manifestations<br />

et des conséquences du pouvoir dans la sphère socia<strong>le</strong>.<br />

Ensemb<strong>le</strong>, ces quatre premiers chapitres de la thèse ne traitent pas tout dans<br />

la pensée ordolibéra<strong>le</strong>, mais l’analyses comme un tout. Fort d’une définition<br />

systématique de l’économie politique ordolibéra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s deux derniers chapitres<br />

de la thèse interrogent non plus directement la nature, mais la posture ordolibéra<strong>le</strong><br />

dans <strong>le</strong> contexte politique de l’après-guerre et de la montée du keynésianisme.<br />

Il s’agit alors d’expliquer comment l’ordolibéralisme s’est érigé comme<br />

projet de société capab<strong>le</strong> d’être entendu et de résister à ses concurrents.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

© Julien Benhamou – Chancel<strong>le</strong>rie des<br />

universités de Paris<br />

Dans ce second temps, la thèse montre en quoi <strong>le</strong>s idées ordolibéra<strong>le</strong>s ont<br />

pu jouer positivement dans la fondation d’une rationalité politique dans <strong>le</strong>s<br />

années d’après-guerre en Al<strong>le</strong>magne de l’Ouest, et négativement comme<br />

rempart aux programmes concurrents, et en particulier face à celui<br />

de John Maynard Keynes. En définitive, la thèse interroge <strong>le</strong> discours ordolibéral<br />

dans sa capacité à servir de référence à des politiques économiques<br />

al<strong>le</strong>mandes, puis européennes : une pérennité accompagnée d’une profonde<br />

transformation d’une économie politique du pouvoir initia<strong>le</strong> à la forme<br />

contemporaine de l’orthodoxie ordolibéra<strong>le</strong>.<br />

70


Produire <strong>le</strong> logement social<br />

Hausse de la construction, changements<br />

institutionnels et mutations de l’intervention<br />

publique en faveur des HLM (2004-2014)<br />

E<br />

n France, <strong>le</strong>s logements locatifs sociaux sont gérés par des organismes<br />

d'habitation à loyer modéré (HLM) ; <strong>le</strong>urs loyers sont encadrés<br />

et des ménages ne peuvent <strong>le</strong>s louer que si <strong>le</strong>urs ressources ne<br />

dépassent pas des plafonds prédéfinis. Si ces logements permettent d’abriter<br />

<strong>le</strong>s plus démunis, ils créent aussi de la mixité socia<strong>le</strong>, sont <strong>le</strong> support de services<br />

et contribuent à la réalisation de projets urbains.<br />

À partir du milieu des années 2000, la production de logements sociaux a été<br />

multipliée par trois : alors qu’environ 46 000 d’entre eux ont été financés en<br />

2000, plus de 144 000 l’ont été en 2010. Or, au cours de cette période, il a<br />

été de plus en plus diffici<strong>le</strong> de produire ces logements : <strong>le</strong>s prix fonciers et<br />

immobiliers ont connu une forte augmentation, tandis que l’État a réduit ses<br />

subventions directes à la production. Parallè<strong>le</strong>ment, il n’y a pas eu de réforme<br />

ambitieuse du secteur, mais une succession d’ajustements législatifs et de<br />

décisions ponctuel<strong>le</strong>s.<br />

Matthieu Gimat<br />

Géographie,<br />

sous la direction de<br />

Sylvie Fol<br />

La thèse de Matthieu Gimat vise à comprendre ce qui a permis la forte augmentation<br />

de la production en explorant <strong>le</strong>s évolutions de l’organisation institutionnel<strong>le</strong><br />

du système de production HLM. El<strong>le</strong> montre que, derrière <strong>le</strong>s oppositions<br />

politiques qui ont traversé la période (autour, par exemp<strong>le</strong>, de la vente<br />

des logements sociaux ou des attributions), un consensus s’est imposé autour<br />

de l’augmentation des objectifs de production et de la façon de la mettre en<br />

œuvre : en demandant aux organismes HLM de s’autofinancer (c’est-à-dire de<br />

dégager des marges d’exploitation pouvant être réinvesties dans la production<br />

neuve) plutôt qu’en augmentant <strong>le</strong>s subventions ; en concentrant la production<br />

dans <strong>le</strong>s marchés immobiliers des grandes vil<strong>le</strong>s attractives ; en favorisant<br />

<strong>le</strong>s partenariats entre <strong>le</strong> secteur HLM et <strong>le</strong>s opérateurs urbains à but lucratif.<br />

Si ces évolutions ont permis une hausse de la production, el<strong>le</strong>s reviennent à<br />

substituer à la solidarité nationa<strong>le</strong> une solidarité interne au secteur social, <strong>le</strong>s<br />

locataires HLM actuels contribuant de plus en plus directement au financement<br />

des logements des locataires HLM futurs. S’autofinancer implique aussi<br />

pour <strong>le</strong>s organismes HLM de trouver de nouvel<strong>le</strong>s ressources, par exemp<strong>le</strong> en<br />

vendant des terrains à des investisseurs ou des logements à <strong>le</strong>urs occupants.<br />

Enfin, ces évolutions posent la question de la capacité des organismes HLM à<br />

poursuivre <strong>le</strong>ur intervention au sein de marchés immobiliers peu attractifs,<br />

notamment ceux des centres-bourgs de vil<strong>le</strong>s petites et moyennes. Ainsi, <strong>le</strong>s<br />

dernières décennies semb<strong>le</strong>nt avoir dans <strong>le</strong> même temps renforcé <strong>le</strong>s capacités<br />

de production du secteur HLM et fragilisé son indépendance par rapport aux<br />

cyc<strong>le</strong>s économiques et aux dynamiques des marchés immobiliers.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

71


Réussites<br />

Le Sultanat du Mali (xiv e -xv e sièc<strong>le</strong>)<br />

Historiographie d’un État soudanien,<br />

de l’Islam médiéval à aujourd’hui<br />

Hadrien Col<strong>le</strong>t<br />

Histoire,<br />

sous la direction de<br />

Bertrand Hirsch<br />

L<br />

a thèse d’Hadrien Col<strong>le</strong>t s’intitu<strong>le</strong> Le Sultanat du Mali (xiv e e<br />

-xv sièc<strong>le</strong>).<br />

Historiographie d’un État soudanien de l’Islam médiéval à aujourd’hui.<br />

Le sultanat du Mali, aussi largement désigné comme empire, est<br />

l’une des formations politiques <strong>le</strong>s plus célèbres du Moyen Âge africain. Or, il<br />

n’a pas produit, ou n’a pas laissé en tout cas, de sources écrites datant du<br />

temps de sa sp<strong>le</strong>ndeur. Pour rendre compte de son histoire, il faut donc se<br />

tourner vers d’autres lieux ou d’autres temps ayant produit des savoirs historiographiques<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> sultanat du Mali.<br />

Dans une première partie, la thèse propose ainsi, à travers une approche<br />

régressive, une focalisation <strong>sur</strong> trois pô<strong>le</strong>s qui ont proposé des histoires <strong>sur</strong><br />

l’empire du Mali. Le premier, situé en Occident et en Afrique du xix e sièc<strong>le</strong><br />

à aujourd’hui, part de la naissance du champ d’étude dans <strong>le</strong>s sphères savantes<br />

orientalistes puis colonia<strong>le</strong>s. L’histoire qui est écrite est ainsi fortement<br />

marquée par <strong>le</strong>s grands courants de pensée et idéologiques provenant des<br />

sciences socia<strong>le</strong>s ou de la société dans son ensemb<strong>le</strong> (colonialisme, nationalisme,<br />

afrocentrisme...)<br />

Le second pô<strong>le</strong> prend pour objet d’étude <strong>le</strong>s manuscrits arabes produits en<br />

Afrique de l’Ouest entre <strong>le</strong> xvii e et <strong>le</strong> xix e sièc<strong>le</strong>. Le développement d’une<br />

culture <strong>le</strong>ttrée au Sahel a entraîné l’apparition d’une tradition historique.<br />

Dans cette historiographie particulière, <strong>le</strong> sultanat du Mali a été choisi comme<br />

moment de genèse de la constitution d’un territoire particulier construit par<br />

<strong>le</strong>s savants à partir du xvii e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> pays de Takrūr.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Enfin, un troisième et dernier moment transporte <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur dans l’Égypte<br />

mamelouke à la période médiéva<strong>le</strong>. Les manuscrits de cette époque offrent <strong>le</strong><br />

plus grand nombre de récits concernant <strong>le</strong> pè<strong>le</strong>rinage de Mansa Musa, sultan<br />

du Mali, en 1324. Toutefois, la multiplicité des textes ne signifie pas paradoxa<strong>le</strong>ment<br />

une plus grande clarté de l’événement. Dès lors, il a fallu étudier la<br />

manière dont la trame de cet événement a été élaborée et transmise aux xiv e<br />

et xv e sièc<strong>le</strong>s. La seconde partie s’attarde <strong>sur</strong> la période médiéva<strong>le</strong> et <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />

deux auteurs <strong>le</strong>s plus prolixes concernant <strong>le</strong> sultanat du Mali au xiv e sièc<strong>le</strong>,<br />

l’encyclopédiste al-Umari et <strong>le</strong> voyageur Ibn Battuta. Ici encore, il s’est agi<br />

de comprendre comment <strong>le</strong>s projets littéraires et intel<strong>le</strong>ctuels des différents<br />

auteurs ont pesé <strong>sur</strong> la constitution de ces savoirs. Enfin, une dernière partie<br />

propose un corpus bilingue franco-arabe de tous <strong>le</strong>s textes arabes connus<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> Mali médiéval.<br />

72


L’Art en sida<br />

Les représentations de la séropositivité et du sida<br />

dans l’art américain et européen, 1981-1997<br />

J<br />

usqu’en art, la crise du sida est un tournant majeur de l’histoire<br />

contemporaine, un « événement total », insistent la sociologue<br />

Janine Pierret et l’historien Philippe Artières, qui a profondément<br />

« agité, bousculé, déplacé des politiques, des institutions, des croyances, des pratiques<br />

». Il demeure cependant encore « rarement convoqué comme déterminant<br />

», et toujours « largement minoré comme élément d’intelligibilité du monde. »<br />

Près de quarante ans après son déc<strong>le</strong>nchement, l’épidémie de sida, devenue<br />

entre-temps une pandémie, a fait environ 35 millions de morts dans <strong>le</strong> monde.<br />

C’est évidemment peu dire qu’el<strong>le</strong> a tout emporté, tout ravagé, et <strong>le</strong>s êtres<br />

d’abord, dans <strong>le</strong>s années 1980 et 1990 notamment, ces « années sida qui<br />

n’existent pas », écrit <strong>le</strong> romancier Olivier Charneux, « parce qu’el<strong>le</strong>s se poursuivent<br />

encore aujourd’hui, dans nos vies et dans notre mémoire. »<br />

Thibault<br />

Boulvain<br />

Histoire de l’art,<br />

sous la direction de<br />

Philippe Dagen<br />

Couvrant la période allant du premier recensement des cas de la maladie<br />

(1981) à la révolution thérapeutique de la fin des années 1990, la thèse de<br />

Thibault Boulvain s’intéresse à l’impact de la crise du sida <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s artistes<br />

américains et européens et <strong>le</strong>urs œuvres. Ceux-ci, <strong>sur</strong> la question, ont trop<br />

rarement été regardés ensemb<strong>le</strong> et pourtant : de Cindy Sherman à Derek<br />

Jarman, de Niki de Saint Phal<strong>le</strong> à Jeff Koons, de Gilbert & George à<br />

Jenny Holzer, de Michel Journiac à David Wojnarowicz, l’on repère <strong>le</strong> même<br />

saisissement dans <strong>le</strong>s représentations, qui ne pouvaient plus être <strong>le</strong>s mêmes,<br />

et pour cause. Y est en effet passé tout ce qui travaillait profondément <strong>le</strong>s sociétés<br />

occidenta<strong>le</strong>s au temps de l’épidémie, et d’abord <strong>le</strong> pire d’el<strong>le</strong>s-mêmes qui<br />

se défoulait dans un espace social alors considérab<strong>le</strong>ment abîmé. Les images<br />

s’en souviennent, comme des forces de résistance qui furent opposées à la catastrophe<br />

et de la volonté intraitab<strong>le</strong> de n’y rien céder, de sortir par tous <strong>le</strong>s<br />

moyens d’une situation bloquée. Empruntant son titre à l’universitaire<br />

américain William Haver – « au temps du sida, nous vivons et mourons tous<br />

en sida » –, qui a vu l’époque entière fata<strong>le</strong>ment agrégée à la crise, ses<br />

contemporains y entrer et s’y enfoncer très profondément, la thèse, structurée<br />

en quatre parties (L’esprit de catastrophe ; Les corps de la maladie ;<br />

Vio<strong>le</strong>nce exaspérée ; L’esprit de communauté), envisage ainsi la possibilité<br />

d’écrire une histoire inédite de la crise du sida à partir des très nombreuses<br />

représentations qui la firent autant qu’el<strong>le</strong>s ont été provoquées par el<strong>le</strong>.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

73


Réussites<br />

L’Activité prédictive des sciences<br />

empiriques<br />

P<br />

ersonne ne doute du succès des sciences contemporaines : l’astrophysique<br />

porte notre regard jusqu’aux confins de l’Univers observab<strong>le</strong>,<br />

la physique analyse <strong>le</strong>s profondeurs <strong>le</strong>s plus subti<strong>le</strong>s de la matière,<br />

la biologie perce <strong>le</strong>s secrets du vivant et pave la voie à de nouveaux traitements<br />

médicaux... Mais en quoi consistent réel<strong>le</strong>ment ces succès qui font<br />

des sciences une activité si particulière et si centra<strong>le</strong> dans l’ordre des savoirs ?<br />

Gauvain Leconte<br />

Philosophie,<br />

sous la direction de<br />

Pierre Wagner<br />

Le plus patent des succès scientifiques semb<strong>le</strong> être <strong>le</strong>s prédictions précises<br />

de phénomènes nouveaux et <strong>sur</strong>prenants, comme lorsque Le Verrier guida,<br />

par ses calculs, <strong>le</strong>s té<strong>le</strong>scopes des astronomes vers la position d’une planète<br />

inconnue : Neptune. De nombreux scientifiques et philosophes des sciences<br />

considèrent que de tels succès prédictifs ont <strong>le</strong> pouvoir de confirmer des hypothèses,<br />

d’influencer <strong>le</strong> cours de l’histoire scientifique, voire de révé<strong>le</strong>r quel<strong>le</strong>s<br />

théories reflètent <strong>le</strong>s structures intimes de la réalité.<br />

Malgré la place d’honneur que l’on réserve habituel<strong>le</strong>ment aux succès prédictifs,<br />

peu de recherches épistémologiques ont été consacrées à la définition des<br />

prédictions scientifiques et à l’analyse des procédés par <strong>le</strong>squels ces prédictions<br />

sont dérivées et testées. Or, si l’on se penche <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s détails de l’activité<br />

prédictive des sciences contemporaines, ils semb<strong>le</strong>nt révé<strong>le</strong>r quelque chose<br />

d’étonnant, presque magique : <strong>le</strong>s prédictions scientifiques s’appuient souvent<br />

<strong>sur</strong> des modélisations simplifiées, idéalisées ou fictionnel<strong>le</strong>s de la réalité.<br />

Peut-on alors réel<strong>le</strong>ment considérer une théorie ou une hypothèse couronnée<br />

par un succès prédictif comme vraie ou partiel<strong>le</strong>ment vraie ? Quel<strong>le</strong> portée<br />

accorder à un tel succès ?<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

© Julien Benhamou – Chancel<strong>le</strong>rie des<br />

universités de Paris<br />

La thèse de Gauvain Leconte répond à ces questions en analysant, dans une<br />

première partie, la structure logique de l’activité prédictive et conclut qu’il<br />

existe une pluralité de raisonnements et de succès prédictifs. La deuxième<br />

partie étudie l’influence de ces succès <strong>sur</strong> l’évolution d’une science, la cosmologie<br />

de 1917 à nos jours, et montre que <strong>le</strong>s scientifiques attribuent de<br />

l’importance aux prédictions qui révè<strong>le</strong>nt la fécondité d’une hypothèse ou<br />

d’une théorie. La troisième partie soutient que <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> des prédictions dans <strong>le</strong><br />

choix rationnel des hypothèses est précisément de permettre de juger de cette<br />

fécondité. Enfin, la quatrième et dernière partie étudie <strong>le</strong>s limites de la portée<br />

des succès prédictifs en montrant qu’ils ne permettent pas de savoir quels<br />

aspects de notre savoir théorique reflètent la réalité.<br />

74


Du couscous et des meetings<br />

Mobiliser sans protester au Sénégal<br />

L<br />

a<br />

thèse d’Emmanuel<strong>le</strong> Bouilly porte <strong>sur</strong> une mobilisation de femmes<br />

« contre l’émigration clandestine » au Sénégal, lutte qui consiste, selon<br />

une enquête, à « faire du couscous et des meetings ».<br />

À partir d’une enquête de quinze mois combinant observations ethnographiques,<br />

entretiens en wolof et en français, archives et analyse statistique,<br />

Emmanuel<strong>le</strong> Bouilly montre qu’il existe des mobilisations qui ne sont<br />

pas protestataires sans pour autant être infra-politiques. El<strong>le</strong> soutient que <strong>le</strong>s<br />

conceptions légitimistes du « bon » mouvement social tendent à invisibiliser,<br />

en Afrique comme ail<strong>le</strong>urs, des formes d’action et de représentation politiques<br />

qui ne cib<strong>le</strong>nt pas l’État ou ne recourent pas à l’action protestataire. Mobiliser<br />

n’est pas protester : une mobilisation ne s’accompagne pas toujours d’une<br />

contestation, au sens de discours conflictuel, qui el<strong>le</strong>-même ne s’accompagne<br />

pas toujours d’une protestation, des modes d’actions confrontatifs.<br />

Emmanuel<strong>le</strong><br />

Bouilly<br />

Science politique,<br />

sous la direction de<br />

Johanna<br />

Siméant-Germanos<br />

Ici, l’évitement de la protestation s’explique principa<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong> genre, <strong>le</strong><br />

patronage et <strong>le</strong> clientélisme et l’action publique internationa<strong>le</strong>. Les rapports<br />

de genre et d’aînesse ont tout d’abord déterminé l’engagement individuel et<br />

<strong>le</strong> sens de la lutte. Pour faire face aux conséquences dramatiques des départs<br />

qu’el<strong>le</strong>s avaient encouragés, des femmes ont opté pour des modes d’organisation<br />

et d’action familiers et accessib<strong>le</strong>s, répondant à <strong>le</strong>urs besoins, reposant<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>urs savoir-faire et réseaux genrés et qui ne sont pas protestataires.<br />

Le patronage et <strong>le</strong> clientélisme ont ensuite des effets ambiva<strong>le</strong>nts. Alors que<br />

<strong>le</strong>s relations de don/contre-don entre mobilisées et porte-paro<strong>le</strong> annihi<strong>le</strong>nt<br />

la délibération et la contestation en interne, l’accès routinisé aux patrons<br />

politiques rend souvent trop coûteux <strong>le</strong> passage à la protestation. Il autorise<br />

en revanche l’expression d’un discours public critique où <strong>le</strong>s dominants sont<br />

rappelés à <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong>. Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s politiques sont eux-mêmes<br />

des instigateurs de mobilisation. Ils s’appuient <strong>sur</strong> des courtiers pour drainer<br />

une fou<strong>le</strong> de participants à des rassemb<strong>le</strong>ments allant des meetings é<strong>le</strong>ctoraux<br />

aux fêtes nationa<strong>le</strong>s. Historiquement centra<strong>le</strong>s dans cette division du<br />

travail politique, <strong>le</strong>s Sénégalaises ont développé des arts de faire mobilisation<br />

bien rodés, arrimés au parti-État. Or, <strong>le</strong>s bail<strong>le</strong>urs de fonds internationaux<br />

s’adossent couramment à ces techniques et entrepreneures de mobilisation<br />

pour mener <strong>le</strong>urs programmes. À rebours des thèses <strong>sur</strong> la dépolitisation des<br />

luttes et l’assujettissement des subalternes par <strong>le</strong> monde de l’aide, cette thèse<br />

montre que l’action développementiste renforce plus qu’el<strong>le</strong> n’impose des mobilisations<br />

qui évitaient déjà toute protestation contre l’État.<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Distinctions<br />

scientifiques<br />

prestigieuses<br />

pour des<br />

chercheurs de<br />

l’université<br />

En avril 2019, deux<br />

professeurs de<br />

philosophie de l’université<br />

ont été récompensés pour<br />

l’excel<strong>le</strong>nce et l’originalité<br />

de <strong>le</strong>ur recherche :<br />

Sandra Laugier est<br />

lauréate de l’Advanced<br />

Grant ERC pour son projet<br />

DEMOSERIES, Shaping<br />

Democratic Spaces :<br />

Security and TV Series<br />

et Jocelyn Benoist<br />

est récipiendaire de la<br />

médail<strong>le</strong> d’argent du<br />

CNRS pour ses recherches<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conditions d’un<br />

réalisme philosophique.<br />

Ces distinctions sont<br />

une fierté pour Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne<br />

et démontrent que <strong>le</strong>s<br />

sciences humaines et<br />

socia<strong>le</strong>s sont bel et bien<br />

sources de création et<br />

d’innovation.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

75


Grand ang<strong>le</strong><br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Game of Thrones vu par<br />

deux jeunes démographes<br />

Romane Beaufort et Lucas Melissent<br />

L’aventure a commencé il y a treize mois. En master 2 de<br />

démographie, <strong>le</strong>s étudiants de l’Institut de démographie<br />

de Paris 1 Panthéon-Sorbonne doivent savoir analyser <strong>le</strong>s<br />

facteurs de mortalité en mobilisant des outils statistiques pointus.<br />

Rien de bien original pour des apprentis démographes. Sauf que<br />

Romane Beaufort et Lucas Melissent, désormais diplômés (promotion<br />

2017-2018), ont travaillé <strong>sur</strong>… Game of Thrones ! Aujourd’hui,<br />

<strong>le</strong>urs résultats sont présentés en ligne.<br />

76


© 2019 Home Box Office, Inc. All Rights Reserved Hbo® And All Related Programs Are The Property Of Home Box Office Inc<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

77


Grand ang<strong>le</strong><br />

Définitivement, cette série est une mine d’or<br />

pour des démographes avides de données.<br />

Pourquoi travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> Game of Thrones ?<br />

De par son succès, Game of Thrones est un phénomène sociologique. La série<br />

dit quelque chose de la société par et pour laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> est produite. L’étudier<br />

permet d’accéder par un biais original à certaines de nos représentations.<br />

De plus, <strong>le</strong>s analyses de la série sont majoritairement qualitatives. El<strong>le</strong>s se<br />

heurtent à un biais majeur : la force des images. Par <strong>le</strong>ur charge émotionnel<strong>le</strong>,<br />

<strong>le</strong>s images captivent à tel point que l’on ne retient que <strong>le</strong>s scènes marquantes.<br />

Ainsi, on a pu entendre tout et son contraire <strong>sur</strong> Game of Thrones :<br />

on y voit des scènes de viol ? La série est misogyne et consacre une culture<br />

du viol ! On voit quelques personnages féminins « badass » luttant pour<br />

<strong>le</strong>ur émancipation dans un univers patriarcal ? La série est proclamée féministe<br />

! Il est diffici<strong>le</strong> de dresser une description fidè<strong>le</strong> sans recourir aux statistiques.<br />

Cel<strong>le</strong>s-ci permettent de tenir compte de toutes <strong>le</strong>s informations<br />

que l’on donne à voir aux spectateurs.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Enfin, Game of Thrones est une œuvre très riche. À l’instar de J. K. Rowling<br />

avec Harry Potter, l’auteur de la saga a créé un univers à part entière avec<br />

des personnages d’une grande profondeur (dont on connaît beaucoup de<br />

caractéristiques sociodémographiques). Et quoi de mieux qu’une série dans<br />

laquel<strong>le</strong> deux cents personnages nommés décèdent pour étudier la mortalité<br />

? Définitivement, cette série est une mine d’or pour des démographes<br />

avides de données. En travaillant <strong>sur</strong> un sujet ludique mais pas futi<strong>le</strong> pour<br />

autant, <strong>le</strong>s auteurs entendent faire connaître la démographie. Cette science<br />

humaine et socia<strong>le</strong> reste peu connue du grand public.<br />

La méthodologie<br />

Le travail des deux démographes s’appuie <strong>sur</strong> une base de données d’une<br />

amp<strong>le</strong>ur inédite : quatre cents personnages nommés et cinquante caractéristiques<br />

pour <strong>le</strong>s définir. Il y a dans ces caractéristiques des incontournab<strong>le</strong>s<br />

de l’analyse sociodémographique : âge, statut marital, origine socia<strong>le</strong>, lieu<br />

de naissance… D’autres variab<strong>le</strong>s plus atypiques ont aussi été renseignées<br />

comme <strong>le</strong>s pratiques sexuel<strong>le</strong>s ou la corpu<strong>le</strong>nce... Les auteurs ont dû visionner<br />

la série en dénombrant – par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> nombre de victimes d’un<br />

autre personnage ou <strong>le</strong> nombre de scènes de nudité – et en chronométrant –<br />

notamment pour pouvoir calcu<strong>le</strong>r des durées de vie.<br />

78


Pour analyser <strong>le</strong>ur base, Romane et Lucas mobilisent essentiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s<br />

régressions logistiques et <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s de durée. Ils font aussi appel aux<br />

outils classiques de l’analyse démographique (espérance de vie, courbe de<br />

<strong>sur</strong>vie et pyramides des âges).<br />

Quels résultats ?<br />

Les modè<strong>le</strong>s mis en place permettent de calcu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s probabilités de décéder<br />

des personnages au cours des sept premières saisons. Ces probabilités sont<br />

calculées à partir des caractéristiques des personnages. Cerise <strong>sur</strong> <strong>le</strong> gâteau :<br />

ces probabilités permettent de faire des paris <strong>sur</strong> l’avenir des personnages<br />

au cours de la saison 8 (avril 2019). Il faut toutefois être conscient du fait<br />

que cette saison sera la dernière : l’occasion donc, pour <strong>le</strong>s scénaristes, de<br />

faire mourir des personnages principaux qui étaient jusque-là intouchab<strong>le</strong>s.<br />

Le modè<strong>le</strong> connaît <strong>le</strong>s caractéristiques sociodémographiques des quatre<br />

cents personnages étudiés. Il sait aussi si <strong>le</strong>s personnages décèdent ou non.<br />

Le modè<strong>le</strong> peut ainsi faire <strong>le</strong> portrait-robot des personnages décédés. Il reprend<br />

ensuite <strong>le</strong>s personnages un par un et <strong>le</strong>s compare au portrait-robot.<br />

Plus <strong>le</strong>s profils sont proches, plus la probabilité de décéder au cours des<br />

sept premières saisons est é<strong>le</strong>vée. Euron Greyjoy se retrouve ainsi à 66 % de<br />

risque de mourir, Mélisandre à 47 %, Ver Gris à 39 % et Tormund à 22 %.<br />

Les personnages principaux sont derrière avec 17 % pour Daenerys, 12 %<br />

pour Sansa et Cersei, 5 % pour Arya et moins de 2 % pour Jon, Tyrion et<br />

Jaime.<br />

Le modè<strong>le</strong> permet aussi d’étudier <strong>le</strong>s caractéristiques qui protègent <strong>le</strong>s personnages<br />

de la mort. Les personnages principaux – apparaissant dans plus<br />

de trente épisodes – ont deux cent cinquante fois moins de risque de décéder<br />

que <strong>le</strong>s personnages apparaissant trois à quatre fois, toutes choses<br />

éga<strong>le</strong>s par ail<strong>le</strong>urs. L’étude met ainsi à mal une croyance répandue qui voudrait<br />

qu’aucun personnage ne soit à l’abri.<br />

Pour ce qui est de la place des femmes dans la série, <strong>le</strong>s chiffres sont formels<br />

: Game of Thrones est un univers masculin. Les personnages masculins<br />

sont trois fois plus nombreux, ils combattent beaucoup plus fréquemment<br />

et accèdent bien plus souvent à des rô<strong>le</strong>s politiques. À l’inverse, un person-<br />

Le modè<strong>le</strong> permet aussi d’étudier <strong>le</strong>s caractéristiques<br />

qui protègent <strong>le</strong>s personnages de la mort.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

79


Grand ang<strong>le</strong><br />

nage féminin <strong>sur</strong> quatre est privé d’une partie ou de la totalité de sa liberté<br />

(esclaves, prostituées, serfs). Enfin, <strong>le</strong> corps des personnages féminins est<br />

objetisé : il est montré nu deux fois plus fréquemment et <strong>le</strong>s personnages féminins<br />

sont <strong>le</strong>s victimes quasi-exclusives des vio<strong>le</strong>nces sexuel<strong>le</strong>s. Ainsi, <strong>le</strong>s<br />

quelques personnages féminins principaux et flamboyants à la trajectoire<br />

ascendante et exceptionnel<strong>le</strong> semb<strong>le</strong>nt être des exceptions statistiques.<br />

38 % des personnages féminins décèdent contre 52 % des personnages<br />

masculins. A priori, <strong>le</strong>s personnages féminins décèdent donc moins.<br />

Toutefois, <strong>le</strong>s personnages féminins se prostituent plus et combattent<br />

moins que <strong>le</strong>urs homologues masculins. Or, un personnage qui se prostitue<br />

a moins de risque de mourir qu’un personnage qui combat. Les personnages<br />

féminins sont donc protégés parce qu’ils se prostituent plus et parce qu’ils<br />

combattent moins. De quoi se plaint-on ? Il y a bien égalité entre <strong>le</strong>s personnages<br />

féminins et <strong>le</strong>s personnages masculins… Face à la mort, tout du<br />

moins ! Encore que <strong>le</strong>s moments de la mort divergent (cf. figure ci-dessous).<br />

La mortalité des personnages masculins est extrême dès <strong>le</strong>s cinq premières<br />

heures d’apparition. En revanche, <strong>le</strong>s personnages féminins <strong>sur</strong>vivent relativement<br />

bien jusqu’à la quinzième heure. Logique. Puisque <strong>le</strong>s scénaristes<br />

ne disposent que d’une centaine de personnages féminins, autant ne pas <strong>le</strong>s<br />

tuer tout de suite. Toujours est-il qu’un personnage féminin peut espérer<br />

<strong>sur</strong>vivre vingt-neuf heures dans l’univers ultra-vio<strong>le</strong>nt de Game of Thrones<br />

contre vingt-deux heures seu<strong>le</strong>ment pour un personnage masculin.<br />

Nombre<br />

de <strong>sur</strong>vivants<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

1000<br />

900<br />

800<br />

700<br />

600<br />

500<br />

400<br />

300<br />

200<br />

100<br />

0<br />

Courbes des <strong>sur</strong>vivants selon <strong>le</strong> sexe<br />

0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60<br />

Nombre d’heures écoulées depuis la première apparition du personnage<br />

Personnages féminins<br />

Personnages masculins<br />

Lecture : Sur mil<strong>le</strong> femmes, trois cents <strong>sur</strong>vivent plus<br />

de quarante-cinq heures.<br />

Pour en savoir plus,<br />

rendez-vous <strong>sur</strong><br />

www.demographie-got.com<br />

ou par courriel à l’adresse<br />

contact@demographie-got.com<br />

Game of Thrones : l’intégralité de la série<br />

est disponib<strong>le</strong> à la demande <strong>sur</strong> OCS.<br />

80


Culture visuel<strong>le</strong> des<br />

musiques industriel<strong>le</strong>s et<br />

postmodernité<br />

Nicolas Bal<strong>le</strong>t, docteur en histoire de l’art contemporain<br />

En 1968, <strong>le</strong> performer anglais Genesis P-Orridge crée <strong>le</strong> premier et unique<br />

numéro de son magazine Nekrophi<strong>le</strong>. Les collages, dessins, poèmes et<br />

textes qu’il rassemb<strong>le</strong> à cette occasion abordent <strong>le</strong>s thématiques qui<br />

seront au centre de l’iconographie des musiques industriel<strong>le</strong>s : bruit, mort,<br />

sexualité et techniques de contrô<strong>le</strong> mental viennent enrichir un ensemb<strong>le</strong> dans<br />

<strong>le</strong>quel l’artiste affirme que la « musique est en train de dégénérer merveil<strong>le</strong>usement<br />

en bruit 1 ».<br />

Autant d’éléments qui annoncent <strong>le</strong>s concepts et formats adoptés par de<br />

nombreux groupes européens et américains au cours de la décennie suivante<br />

pour établir <strong>le</strong>s principes mêmes du mouvement industriel. Ces derniers apparaissent<br />

en tout point dans des œuvres multimédias (graphismes, films,<br />

performances, vidéos) qui génèrent une culture visuel<strong>le</strong> globa<strong>le</strong>, plaçant <strong>le</strong><br />

détournement des technologies au centre de pratiques expérimenta<strong>le</strong>s. La<br />

transformation de sons enregistrés issus de bandes audio, ainsi que l’utilisation<br />

de synthétiseurs conçus par <strong>le</strong>s figures emblématiques de la première<br />

vague industriel<strong>le</strong> viennent enrichir un panel de productions visuel<strong>le</strong>s puisant<br />

une partie de ses sources dans l’avant-garde artistique de la première partie<br />

du xx e sièc<strong>le</strong>. Les innovations formel<strong>le</strong>s et conceptuel<strong>le</strong>s des musiques industriel<strong>le</strong>s<br />

énoncées par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif anglais Throbbing Grist<strong>le</strong> examinent sous ce<br />

prisme <strong>le</strong>s évolutions de la société postindustriel<strong>le</strong>. C’est pour marquer <strong>le</strong>ur<br />

dissidence vis-à-vis de tel<strong>le</strong>s évolutions que certains performers s’approprient<br />

friches urbaines et usines désaffectées comme nouveaux lieux de création,<br />

tout en employant de manière ironique <strong>le</strong> terme « industriel » pour renforcer<br />

une critique de l’industrie musica<strong>le</strong> et des médias sous l’influence des écrits<br />

1 « Music is degenerating marvelously into noise », Genesis P-Orridge, « The Birth of Necrophilia »<br />

[1968], dans Nicolas Bal<strong>le</strong>t (éd.), Genesis Breyer P-Orridge: Nekrophi<strong>le</strong>, vol. 1 (Archives and<br />

Documents), Cugnaux, Time<strong>le</strong>ss Éditions, 2018, p. 113.<br />

Les innovations formel<strong>le</strong>s et conceptuel<strong>le</strong>s des musiques industriel<strong>le</strong>s<br />

énoncées par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif anglais Throbbing Grist<strong>le</strong> examinent<br />

sous ce prisme <strong>le</strong>s évolutions de la société postindustriel<strong>le</strong>.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

81


Grand ang<strong>le</strong><br />

La lutte contre une culture dominante et compromise, selon<br />

ces artistes, se transforme à terme en une véritab<strong>le</strong> culture alternative<br />

générée par un phénomène artistique global<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

de William S. Burroughs. La nature proprement alternative du mouvement<br />

amène ces artistes à développer <strong>le</strong>ur pratique en dehors des circuits traditionnels<br />

de l’art, tout en s’intéressant à des thèmes ambiva<strong>le</strong>nts, pour <strong>le</strong> moins<br />

polémiques pour l’époque : <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> mental, la criminalité, la pornographie,<br />

la psychiatrie, ou encore l’occultisme et <strong>le</strong> totalitarisme prédisposaient déjà<br />

d’un phénomène d’exclusion. Cette exclusion est auto-organisée par <strong>le</strong>s principaux<br />

acteurs du mouvement, selon un système qui est loin d’être insignifiant<br />

lorsque certains groupes détournent l’iconographie nazie, présentant en retour<br />

l’inconvénient d’échapper au contrô<strong>le</strong> du mouvement lorsque des groupuscu<strong>le</strong>s<br />

d’extrême droite instrumentalisent ces repères visuels à <strong>le</strong>ur profit 2 . Les enjeux<br />

de ces performers ne sont toutefois pas si en marge, puisqu’ils rencontrent la<br />

dominante des années 1970 et 1980 en art lorsqu’ils réagissent de manière épidermique<br />

à l’hécatombe de la post-industrialisation et qu’ils réfléchissent à un<br />

déboulonnement des hiérarchisations high and low, constituant un pont direct<br />

vers la postmodernité – marque de fabrique du domaine artistique contemporain<br />

de cette époque. L’imbrication d’une culture vernaculaire (« low ») et<br />

d’une culture dite « savante » (« high ») met en place un nouveau modè<strong>le</strong> esthétique<br />

par une considération importante pour la théorie qui s’oriente vers<br />

une hybridation des genres. L’émergence du mouvement s’accompagne en effet<br />

de contacts très étroits entre graphistes, vidéastes et performers autour de la<br />

question d’une interprétation performative de la musique. L’« utilisation de<br />

synthétiseurs » et d’« éléments extra-musicaux » pour une « guerre de l’information<br />

» qui transite par une « organisation autonome » et des « tactiques de<br />

choc » extrêmes – selon <strong>le</strong>s cinq spécificités définies par Jon Savage dans <strong>le</strong><br />

Manuel de la culture industriel<strong>le</strong> édité en 1983 par RE/Search 3 – attestent bien<br />

de cette dynamique contre-culturel<strong>le</strong> englobante. La lutte contre une culture<br />

dominante et compromise, selon ces artistes, se transforme à terme en une<br />

véritab<strong>le</strong> culture alternative générée par un phénomène artistique global composé<br />

d’enjeux visuels et sonores devant être intégrés p<strong>le</strong>inement dans <strong>le</strong> champ<br />

des pratiques artistiques des années 1970 et 1980, en raison des dispositifs et<br />

sujets qui s’appréhendent, notamment à travers la notion d’« intermédialité »<br />

dans un contexte postmoderne. Le sujet se comprend dans ce cadre théorique<br />

du fait d’un recours systématique à la citation et d’un regain d’intérêt pour l’esthétique<br />

de la ruine. Cet aspect permet à une jeune génération d’artistes de re-<br />

2 Sur l’instrumentalisation politique de la scène industriel<strong>le</strong> voir Nicolas Bal<strong>le</strong>t, « Symphony for a<br />

Genocide. Musiques industriel<strong>le</strong>s et totalitarisme », Marges, n o 26, 2018, p. 44-59.<br />

3 Voir V. Va<strong>le</strong> et Andrea Juno (éd.), RE/Search #6/7: Industrial Culture Handbook, San Francisco,<br />

Re/Search Publications, 1983.<br />

82


venir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s traumatismes d’après-guerre au sein de sociétés postindustriel<strong>le</strong>s,<br />

qui s’associent dès lors aux enjeux postmodernes. L’origine architectura<strong>le</strong> de<br />

cette tendance participe au brouillage des références historiques et à une sorte<br />

de désinhibition vis-à-vis de la tab<strong>le</strong> rase du passé, au cœur du discours moderniste.<br />

La postmodernité s’in<strong>sur</strong>ge contre l’obsession d’une téléologie et de<br />

l’abstraction quand <strong>le</strong>s artistes industriels entendent contrer <strong>le</strong> statu quo entretenu<br />

par <strong>le</strong> « Flower Power » des années 1960, en exposant une réalité privée<br />

de tout filtre médiatique. La culture industriel<strong>le</strong> s’inscrit en cela dans ce type<br />

d’approche.<br />

L’étude de cette tendance coïncide ainsi aujourd’hui à une forme de tropisme<br />

de l’histoire de l’art avec notamment l’émergence des cultures visuel<strong>le</strong>s qui sont<br />

contemporaines des musiques industriel<strong>le</strong>s. Cel<strong>le</strong>s-ci génèrent en effet une esthétique<br />

jouant <strong>sur</strong> des registres culturels à partir de thématiques qui font la caractéristique<br />

du mouvement, au moment même où <strong>le</strong> pictorialturn (« tournant<br />

iconique »), conceptualisé par William John Thomas Mitchell dans son ouvrage<br />

Iconologie (1986), participe à un renouvel<strong>le</strong>ment du regard <strong>sur</strong> l’image (visual<br />

culture) et de l’histoire de l’art (New Art History). C’est à partir de l’analyse généra<strong>le</strong><br />

des images par <strong>le</strong>s médias que Mitchell fait émerger <strong>le</strong> projet de la « culture<br />

visuel<strong>le</strong> », qu’il définit comme « l’étude de l’expérience et de l’expression visuel<strong>le</strong>s<br />

humaines 4 ». Les analyses menées dans Iconologie constituent <strong>le</strong> premier vo<strong>le</strong>t<br />

d’une trilogie, qui sera complétée par Picture Theory (1994) et Que veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s<br />

images ? (2005) qui examine la façon dont <strong>le</strong>s images peuvent être considérées<br />

comme des « imitations de la vie », tout en ayant une « vie propre ». Ces formes<br />

d’existence voient <strong>le</strong>ur indépendance amplifiée dans <strong>le</strong> cas de la culture industriel<strong>le</strong>,<br />

en raison de la singularité des images produites<br />

et de <strong>le</strong>ur diffusion dans des réseaux en marge des circuits<br />

médiatiques traditionnels de cette époque – en<br />

témoignent <strong>le</strong> bul<strong>le</strong>tin d’information Industrial News<br />

édité par Throbbing Grist<strong>le</strong> et celui du groupe SPK intitulé<br />

Dokument One. Si l’importance des concepts industriels<br />

dans <strong>le</strong>s œuvres générées renvoie à la Picture<br />

Theory de Mitchell – consistant à prendre acte de « la<br />

substitution des images visuel<strong>le</strong>s aux mots comme mode<br />

d’expression dominant 5 » –, <strong>le</strong> recours à l’image comme<br />

support d’objectivation théorique lui octroie une véritab<strong>le</strong><br />

puissance. Cet aspect aura, des années plus<br />

tard, une incidence directe <strong>sur</strong> la façon dont certains<br />

plasticiens orientent aujourd’hui <strong>le</strong>ur pratique artistique<br />

et qu’il s’agit de considérer désormais au regard<br />

des enjeux visuels et conceptuels portés par la culture<br />

industriel<strong>le</strong>.<br />

Throbbing Grist<strong>le</strong>, Industrial News, n° 3,<br />

novembre 1980, bul<strong>le</strong>tin d’information<br />

4 William John Thomas Mitchell, Que veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s images ? Une critique de la culture visuel<strong>le</strong> [2005], traduit<br />

de l’américain par Maxime Boidy, Nicolas Cilins et Stéphane Roth, Dijon, Les presses du réel, 2014, p. 28.<br />

5 Ibid., p. 27.<br />

© Throbbing Grist<strong>le</strong> / Industrial News.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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Grand ang<strong>le</strong><br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

La technique pictura<strong>le</strong><br />

de Jean-Baptiste Oudry<br />

à la loupe<br />

Claire Betelu, maîtresse de conférences en histoire de l’art<br />

Le projet de recherche PictOu se propose d’étudier la technique<br />

pictura<strong>le</strong> de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755). PictOu interroge<br />

<strong>le</strong>s modes de mise en œuvre de ses tab<strong>le</strong>aux, ses choix<br />

relatifs à la nature des matériaux et des outils dans <strong>le</strong> but de comprendre<br />

sa pratique dans son sièc<strong>le</strong>.<br />

84


© Claire Betelu<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

85


Grand ang<strong>le</strong><br />

Les choix relatifs aux matériaux et à <strong>le</strong>ur préparation,<br />

de la toi<strong>le</strong> à la dernière touche de peinture, se fondent <strong>sur</strong><br />

la nécessité d’as<strong>sur</strong>er sa bonne conservation dans <strong>le</strong> temps.<br />

PictOu s’appuie <strong>sur</strong> une collaboration pluriannuel<strong>le</strong>, entre l’équipe d’accueil<br />

Histoire Culturel<strong>le</strong> et Socia<strong>le</strong> de l’Art (HiCSA) de l’université Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne et <strong>le</strong> Centre de Recherche et de Restauration des Musées<br />

de France (C2RMF). Claire Betelu, maîtresse de conférences à Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne, Claire Gerin-Pierre, conservatrice du Patrimoine, et<br />

Johanna Salvant, ingénieure de recherche, du C2RMF, participent à ce projet.<br />

En 2018, PictOu a reçu <strong>le</strong> soutien du DIM-MAP Î<strong>le</strong>-de-France (Domaine<br />

d’intérêt majeur-matériaux anciens du patrimoine) par <strong>le</strong> financement d’un<br />

post-doctorat d’un an, attribué en mars 2018 à Dorothée Lanno, docteure<br />

en histoire de l’art.<br />

Scruter la technique pictura<strong>le</strong> de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755)<br />

Élève de Largillière et agréé à l’Académie roya<strong>le</strong> de peinture et de sculpture<br />

en 1717, Jean-Baptiste Oudry s’illustre dans <strong>le</strong>s genres du portrait, de la<br />

peinture animalière et du paysage dans la première moitié du xviii e sièc<strong>le</strong> 1 .<br />

Directeur de la manufacture roya<strong>le</strong> des tapisseries de Beauvais à partir de<br />

1734, il est élu professeur à l’Académie en 1743. Dans <strong>le</strong> cadre de ses fonctions,<br />

il donne deux conférences : Sur la manière d’étudier la cou<strong>le</strong>ur (7 juin<br />

1749) et Sur la pratique de peindre (2 décembre 1752). Énoncées à la fin de<br />

sa carrière, el<strong>le</strong>s témoignent de son expérience de peintre, mais éga<strong>le</strong>ment<br />

d’une riche connaissance des productions de ses contemporains et de ses<br />

prédécesseurs, sans doute nourrie par ses fonctions beauvaisiennes.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

La première conférence est prononcée alors que <strong>le</strong> directeur Coypel travail<strong>le</strong><br />

à revaloriser la position de l’Académie roya<strong>le</strong> de Peinture et de Sculpture<br />

vis-à-vis des autres académies et à son image auprès du pouvoir royal 2 .<br />

Oudry intervient dans ce contexte de réorganisation et il se concentre alors<br />

<strong>sur</strong> la question de la cou<strong>le</strong>ur. Bien qu’il s’agisse de l’exercice quotidien d’un<br />

peintre, il se restreint à une approche théorique, expliquant l’importance<br />

des contrastes de va<strong>le</strong>ur et de teinte dans la tradition des discours coloristes.<br />

La bonne réception de ce premier discours l’encourage à proposer une<br />

seconde intervention en 1752. La situation de l’Académie a alors changé.<br />

1 Hall Opperman et Pierre Rosenberg, J.-B. Oudry, [exposition Ga<strong>le</strong>ries nationa<strong>le</strong>s du Grand Palais, Paris,<br />

1 er octobre 1982-3 janvier 1983], Paris, RMN, 1982.<br />

2 Christian Michel, Académie Roya<strong>le</strong> de Peinture et de Sculpture : La naissance de l’éco<strong>le</strong> française,<br />

Genève, Librairie Droz, 2012.<br />

86


L’institution met l’accent <strong>sur</strong> la formation des jeunes artistes de plus en<br />

plus nombreux à rejoindre ses rangs. L’exposé par Oudry des critères d’une<br />

bonne pratique pictura<strong>le</strong> reçoit un accueil très favorab<strong>le</strong>. Le processus de<br />

mise en œuvre d’une peinture de cheva<strong>le</strong>t constitue <strong>le</strong> cœur de son propos.<br />

Les choix relatifs aux matériaux et à <strong>le</strong>ur préparation, de la toi<strong>le</strong> à la<br />

dernière touche de peinture, se fondent <strong>sur</strong> la nécessité d’as<strong>sur</strong>er sa bonne<br />

conservation dans <strong>le</strong> temps. Il s’attache à prévenir <strong>le</strong>s effets d’une mauvaise<br />

mise en œuvre en condamnant <strong>le</strong> recours à certains matériaux ou en proposant<br />

des alternatives astucieuses à des processus inévitab<strong>le</strong>s. Unique par<br />

sa démarche explicitement appliquée, cette seconde conférence demeure la<br />

plus reproduite.<br />

L’exploitation de ces conférences pour la connaissance de la pratique pictura<strong>le</strong><br />

soulève deux points essentiels. Jusqu’ici, <strong>le</strong>s procédés du peintre sont <strong>le</strong> plus<br />

souvent déduits de ses conférences et non établis à partir de l’examen des<br />

œuvres el<strong>le</strong>s-mêmes. Seul <strong>le</strong> Getty Research Institute a consacré une étude<br />

technologique à cinq de ses tab<strong>le</strong>aux, conservés au Staatliches Museum de<br />

Schwerin en Al<strong>le</strong>magne. De façon généra<strong>le</strong>, peu de travaux sont dédiés à la<br />

technique pictura<strong>le</strong> française du xviii e sièc<strong>le</strong> (ce type de recherche reste <strong>le</strong><br />

fait d’initiatives anglo-saxonnes ou flamandes ; de fait, ces travaux jouissent<br />

d’une couverture scientifique plus importante) 3 . En outre, <strong>le</strong>s connaissances<br />

relatives à la technologie pictura<strong>le</strong> émanent pour l’essentiel de l’étude des<br />

traités ou des livres de secrets. Certains de ces travaux soulignent notamment<br />

l’intérêt des artistes modernes pour <strong>le</strong> caractère physique et évolutif<br />

de la peinture. Toutefois, fondée avant tout <strong>sur</strong> l’exploitation d’un corpus<br />

de sources écrites, cette démarche accorde peu de place à la matérialité des<br />

œuvres el<strong>le</strong>s-mêmes. Quant aux analyses de laboratoire qui déterminent la<br />

nature de certains composants, ce type d’investigation demeure ponctuel<br />

lorsque l’on considère la peinture française 4 . Enfin, ces mêmes conférences<br />

influencent aujourd’hui la communauté scientifique dans l’interprétation de<br />

la pratique des contemporains français et européens de Jean-Baptiste Oudry.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci présume <strong>le</strong> rayonnement de ses textes auprès des artistes peintres et<br />

de l’intégration de ses préconisations à <strong>le</strong>ur modus operandi.<br />

3 Romain Thomas, « Les matériaux de l’art. Perspectives de la recherche actuel<strong>le</strong> en histoire de l’art<br />

moderne », in http:/www.revue.circe.uvsq.fr [consulté <strong>le</strong> 26 mars 2019].<br />

4 Alain R. Duval, « Les préparations colorées des tab<strong>le</strong>aux de l’Éco<strong>le</strong> française des xvii e et xviii e sièc<strong>le</strong>s »,<br />

in Studies in Conservation, 37, 1992, p. 239-258 ; Katrina Vanderlip de Carbonnel, « A study of French<br />

paintings canvas », in Journal of American. Institute for Conservation, vol. 20, n o 1, 1980, p. 3-20 ;<br />

C2RMF, « Watteau et la scène galante », Techne, n os 30-31, 2009-2010.<br />

De façon généra<strong>le</strong>, peu de travaux sont dédiés à la technique<br />

pictura<strong>le</strong> française du xviii e sièc<strong>le</strong>.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

87


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 Grand ang<strong>le</strong><br />

La critique d’authenticité ainsi réalisée permet de me<strong>sur</strong>er<br />

la qualité des informations rassemblées.<br />

Répondant à ce constat, <strong>le</strong> projet PictOu se propose de définir <strong>le</strong>s caractéristiques<br />

matériel<strong>le</strong>s de sa production afin, dans un second temps, de <strong>le</strong>s confronter<br />

aux conférences et d’en évaluer la portée pour l’étude de sa pratique.<br />

Méthodologie et corpus étudié<br />

Une histoire technologique de l’art suppose un accès direct aux œuvres. El<strong>le</strong>s<br />

sont ici considérées comme une source première d’étude. Les traces présentes<br />

dans la couche pictura<strong>le</strong> témoignent de la nature des outils et des procédés<br />

d’exécution du peintre. Ces choix, comme ceux des matériaux, rendent compte<br />

du contexte de production, des fournitures disponib<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> marché des<br />

beaux-arts et des échanges au sein de la communauté artistique et entre <strong>le</strong>s<br />

académies.<br />

Toutefois, cette méthode de recherche suppose au préalab<strong>le</strong> un examen attentif<br />

de l’état de conservation de l’œuvre. La nature des traitements de restauration,<br />

<strong>le</strong>s conditions de stockage et d’exposition depuis sa création, influencent<br />

sa forme matériel<strong>le</strong> et, par conséquent, la qualité des informations technologiques<br />

recueillies. Ainsi, lorsqu’un tab<strong>le</strong>au subit l’action combinée de fers à repasser<br />

chauds et d’un apport d’humidité important pour <strong>le</strong> rentoilage de son<br />

support, la couche pictura<strong>le</strong> se présente écrasée <strong>le</strong> plus souvent. Cet état limite<br />

de fait la portée des données recueillies <strong>sur</strong> la touche et la facture du peintre.<br />

Cependant, il n’entrave pas l’identification des éléments par des méthodes physico-chimiques.<br />

La critique d’authenticité ainsi réalisée permet de me<strong>sur</strong>er la qualité des informations<br />

rassemblées. Dans ce but, <strong>le</strong> projet PictOu exploite la documentation<br />

conservée par <strong>le</strong> C2RMF <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s traitements de restauration entrepris <strong>sur</strong> près<br />

de soixante-dix tab<strong>le</strong>aux de Jean-Baptiste Oudry de la fin du xix e sièc<strong>le</strong> à aujourd’hui.<br />

Premiers résultats<br />

Les Quatre Saisons forme un ensemb<strong>le</strong> de quatre peintures <strong>sur</strong> toi<strong>le</strong> réalisé en<br />

1747 et conservé au château de Versail<strong>le</strong>s. Il constitue notre premier corpus<br />

de recherche. Nous avons procédé à son examen en cours de restauration dans<br />

<strong>le</strong>s ateliers du C2RMF. L’Hiver et <strong>le</strong> Printemps offrent aujourd’hui un état de<br />

conservation relativement bon, quand ceux de l’Automne et l’Été empêchent<br />

une étude technologique détaillée. Des analyses physico-chimiques ont notamment<br />

permis l’identification de certains pigments.<br />

88


Les quatre tab<strong>le</strong>aux présentent deux couches de préparation colorée superposées.<br />

Le ton de la seconde strate varie d’une composition à l’autre. Ces<br />

modulations attestent d’un travail préparatoire individualisé, anticipant<br />

l’harmonie colorée fina<strong>le</strong>. Pour <strong>le</strong> film peint, <strong>le</strong>s analyses révè<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> recours<br />

à des pigments comme des terres, du vermillon, du b<strong>le</strong>u de Prusse et des<br />

pigments laqués jaunes. Cette dernière observation contredit <strong>le</strong>s conseils<br />

de l’artiste pour qui l’emploi d’un mélange de pigments b<strong>le</strong>us et de laque<br />

jaune met en péril la bonne conservation de la cou<strong>le</strong>ur. Peut-on expliquer<br />

ce choix par <strong>le</strong>ur destination comme dessus-de-porte ? En outre, <strong>le</strong>s<br />

traces d’outils <strong>sur</strong> <strong>le</strong> Printemps et l’Hiver montrent l’utilisation respective<br />

de brosses ou de pinceaux en fonction des séquences de travail. L’absence<br />

de soin pour un fini lissé tend à confirmer une adaptation technologique.<br />

Cet état s’accorderait avec <strong>le</strong>ur fonction décorative et une observation à<br />

distance.<br />

Enfin, <strong>le</strong> traitement des figures illustre matériel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s conseils notés dans<br />

sa première conférence. Un premier ton d’une va<strong>le</strong>ur intermédiaire est posé en<br />

aplat pour rendre <strong>le</strong>s personnages du premier plan. Dans un deuxième temps,<br />

<strong>le</strong>s volumes sont obtenus en déclinant la teinte vers l’ombre ou la lumière ; la<br />

cou<strong>le</strong>ur apparaît mêlée de brun ou lavée de blanc. La matière se révè<strong>le</strong> couvrante,<br />

sans vernis, mélangée <strong>sur</strong> la pa<strong>le</strong>tte. L’efficacité réside dans la juxtaposition<br />

des tons et dans l’homogénéité de la teinte de chaque touche.<br />

Cet aperçu de la technique d’Oudry fondé <strong>sur</strong> l’examen des Quatre Saisons tend<br />

à montrer que son discours s’appuie <strong>sur</strong> son expertise et sa pratique, caractérisée<br />

par une grande maîtrise du procédé pictural et de peu de goût pour l’expérimentation.<br />

Le projet se poursuit.<br />

Pour al<strong>le</strong>r plus loin<br />

Une partie des résultats de recherche<br />

est désormais accessib<strong>le</strong><br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong> site internet PictOu, hébergé par<br />

Paris 1 Panthéon-Sorbonne :<br />

hicsa.univ-paris1.fr.<br />

L’efficacité réside dans la juxtaposition des tons<br />

et dans l’homogénéité de la teinte de chaque touche.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

89


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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Portfolio<br />

Une semaine<br />

pour <strong>le</strong>s droits<br />

des femmes<br />

Retour en images <strong>sur</strong> la deuxième édition de la semaine #P1PS<br />

que Paris 1 Panthéon-Sorbonne a consacrée aux droits<br />

des femmes au mois de mars. L’université était alors <strong>le</strong> lieu<br />

de débats, d’expositions et de manifestations pour ouvrir<br />

<strong>le</strong> dialogue et inviter chacune et chacun à se saisir<br />

de ces questions majeures.<br />

Photos : Jisuk Jung / Pascal Levy<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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Portfolio<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

« Présomption d’innocence à l’épreuve de #balancetonporc » par l’AsEED, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

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« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

« Être une femme d’influence aux Antil<strong>le</strong>s » par Sorb’Outremer, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Portfolio<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

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© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

« Présomption d’innocence à l’épreuve de #balancetonporc » par l’AsEED, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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Portfolio<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

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© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019 Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for<br />

Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

« Féminisme(S) » par <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Cervyx, <strong>le</strong> 8 mars 2019<br />

© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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« Pornographie : pénétrons l’imaginaire d’un art<br />

subversif » par <strong>le</strong>s Rencontres de la Sorbonne,<br />

<strong>le</strong> 22 mars 2019<br />

Portfolio<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for<br />

Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Exposition et invitation de l’artiste Miss.Tic par la Sorbonne Art Gal<strong>le</strong>ry, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

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Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Exposition « À corps perdu » d'Anne Marlangeon, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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« Être une femme d’influence aux Antil<strong>le</strong>s » par Sorb’Outremer, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Portfolio<br />

Exposition et invitation de l’artiste Miss.Tic par la Sorbonne Art Gal<strong>le</strong>ry, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

© Jisuk Jung / Panthéon-Sorbonne<br />

Masterclass <strong>sur</strong> la jouissance féminine par Humans for Women, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

100


© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

« Le cyber-harcè<strong>le</strong>ment sexiste » par la Clinique Juridique de Paris, <strong>le</strong> 14 mars 2019<br />

« Être une femme d’influence aux Antil<strong>le</strong>s »<br />

par Sorb’Outremer, <strong>le</strong> 13 mars 2019<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Retrouvez <strong>le</strong> reportage photo comp<strong>le</strong>t <strong>sur</strong> : http://univ1.fr/droitsdesfemmes<br />

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“Regards <strong>sur</strong>”<br />

The Conversation<br />

Une bul<strong>le</strong> spéculative autour de l’IA<br />

est-el<strong>le</strong> en train de se former ?<br />

Les investissements Gains de productivité, réduction des coûts, perspectives de<br />

vers <strong>le</strong>s technologies<br />

croissance… <strong>le</strong>s promesses du secteur sont nombreuses.<br />

de l’intelligence artificiel<strong>le</strong> (IA)<br />

Toutefois, malgré un engouement toujours plus important,<br />

certaines études mettent en garde <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s dérives<br />

ont considérab<strong>le</strong>ment augmenté<br />

ces dernières années.<br />

que suscite la ruée vers l’IA en évoquant un destin similaire à celui des<br />

va<strong>le</strong>urs technologiques au début des années 2000. L’euphorie avait alors<br />

conduit à la formation d’une bul<strong>le</strong> spéculative suivie d’un krach boursier dont<br />

<strong>le</strong>s conséquences s’étaient étendues à l’ensemb<strong>le</strong> de l’économie mondia<strong>le</strong>.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Maxime Nicolas<br />

Doctorant en sciences<br />

économiques<br />

Engouement des investisseurs<br />

L’IA est aujourd’hui bien ancrée dans notre économie et <strong>le</strong>s perspectives de<br />

développement semb<strong>le</strong>nt bien réel<strong>le</strong>s. On trouve déjà plusieurs applications<br />

dans différents domaines comme la conduite autonome, la reconnaissance<br />

voca<strong>le</strong> (Siri chez App<strong>le</strong>, A<strong>le</strong>xa chez Amazon), la détection de cancers, ou encore<br />

la prévision des tendances en marketing. Ces avancées technologiques<br />

sont d’ail<strong>le</strong>urs largement relayées par <strong>le</strong>s médias qui, au-delà de l’effet « sensationnel<br />

» des progrès, évoquent des transformations radica<strong>le</strong>s des modes de<br />

consommation.<br />

Cet engouement médiatique est éga<strong>le</strong>ment alimenté par <strong>le</strong>s études des cabinets<br />

de conseils, des banques et des institutions publiques, qui s’accordent à<br />

dire que l’IA représente un nouvel eldorado pour <strong>le</strong>s investisseurs. C’est <strong>le</strong> cas<br />

par exemp<strong>le</strong> d’une étude de PwC, qui affirme que <strong>le</strong> secteur à lui seul pourrait<br />

faire augmenter <strong>le</strong> PIB mondial de 13,8 % d’ici 2030, ou encore des prévisions<br />

d’Accenture selon <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s l’IA augmenterait de 40 % <strong>le</strong>s gains de productivité<br />

d’ici à 2035.<br />

Les investisseurs semb<strong>le</strong>nt eux aussi convaincus du potentiel de la technologie.<br />

Selon une analyse de l’OCDE, <strong>le</strong>s startups de l’IA représenteraient 12 %<br />

du portefeuil<strong>le</strong> de participations des sociétés de capital-investissement en<br />

2018 contre 3 % en 2011. Cette accélération spectaculaire est d’autant plus<br />

concentrée <strong>sur</strong> ces dernières années : de 2016 à 2017, une seu<strong>le</strong> année a suffi<br />

pour faire doub<strong>le</strong>r <strong>le</strong> montant total des investissements vers l’IA. Avec une<br />

hausse encore plus importante pour <strong>le</strong> premier semestre 2018, on s’attend à<br />

ce que la tendance se poursuive pour 2019, tirée par <strong>le</strong>s marchés américain et<br />

chinois, mais aussi, dans une moindre me<strong>sur</strong>e, européen.<br />

102


© Adobe Stock<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

103


“Regards <strong>sur</strong>”<br />

Que l’engouement<br />

soit légitime ou<br />

simp<strong>le</strong> mirage<br />

technologique<br />

entretenu par<br />

des opportunistes<br />

et l’abondance de<br />

liquidités,<br />

il est donc<br />

important<br />

de souligner<br />

<strong>le</strong> risque que porte<br />

<strong>le</strong> secteur.<br />

Or, ces bel<strong>le</strong>s perspectives ne sont pas forcément appelées à se traduire dans<br />

<strong>le</strong>s faits. Rappelons que, dans <strong>le</strong>s années 2000, seuls 48 % des entreprises<br />

Internet ont <strong>sur</strong>vécu à l’éclatement de la bul<strong>le</strong>, même si cette technologie a<br />

permis à des géants comme Goog<strong>le</strong> et Amazon d’émerger.<br />

Un secteur dopé par <strong>le</strong> contexte économique<br />

Une autre explication de l’engouement des investisseurs autour de l’IA reste<br />

toutefois indépendante de ses bel<strong>le</strong>s promesses. Il s’agit du contexte économique<br />

très particulier marqué par des taux d’intérêt anorma<strong>le</strong>ment bas, ce<br />

qui <strong>le</strong>s pousse vers des actifs plus rentab<strong>le</strong>s, mais éga<strong>le</strong>ment plus risqués.<br />

Un transfert de liquidité s’est notamment opéré vers <strong>le</strong>s sociétés de capitalrisque<br />

et de capital-investissement plus attractives. En conséquence, ces dernières<br />

n’ont jamais eu autant d’argent à dépenser.<br />

Une grande partie des investissements ont ainsi pu se diriger vers des startups<br />

qui pourraient camouf<strong>le</strong>r <strong>le</strong>urs activités réel<strong>le</strong>s de R & D par des projections<br />

commercia<strong>le</strong>s séduisantes. L’effet peut être d’autant plus accentué par la difficulté<br />

qu’ont <strong>le</strong>s investisseurs à me<strong>sur</strong>er <strong>le</strong> potentiel réel de ces technologies<br />

qui nécessitent une expertise pointue.<br />

En définitive, que l’engouement soit légitime ou simp<strong>le</strong> mirage technologique<br />

entretenu par des opportunistes et l’abondance de liquidités, il est donc important<br />

de souligner <strong>le</strong> risque que porte <strong>le</strong> secteur. Étant donné <strong>le</strong>s milliards<br />

investis dans <strong>le</strong> secteur, un retournement pourrait en effet avoir des conséquences<br />

considérab<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> l’économie.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

© Adobe Stock<br />

104


Les sociétés « isolées »,<br />

un fantasme de touriste<br />

En novembre 2018, Dans <strong>le</strong> même archipel, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s î<strong>le</strong>s Andaman du Sud et centra<strong>le</strong>,<br />

John Chau était tué dans <strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>s Jarawa connaissent une situation quasiment opposée à<br />

î<strong>le</strong>s Andaman, en voulant<br />

cel<strong>le</strong> des Sentinel<strong>le</strong>s, réputés vivre en comp<strong>le</strong>t iso<strong>le</strong>ment.<br />

accéder à l’î<strong>le</strong> de North<br />

Là, à l’inverse, <strong>le</strong>s tentatives pour interdire la présence des touristes<br />

– considérés comme porteurs d’une curiosité malsaine et d’influences<br />

Sentinel pour, disait-il,<br />

« apporter Jésus »<br />

à ses habitants.<br />

néfastes – sont un échec plus ou moins total puisque ces derniers ont accès<br />

aux communautés îliennes et se comportent avec eux comme <strong>le</strong>s Européens<br />

du xix e sièc<strong>le</strong> pendant <strong>le</strong>s expositions colonia<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>ur jetant même des bananes.<br />

Aurélie Condevaux<br />

Maîtresse<br />

de conférences<br />

en anthropologie et<br />

membre de l’IREST<br />

Des imaginaires occidentaux qui perdurent<br />

Le traitement médiatique de la première affaire et <strong>le</strong>s formes de tourisme qui<br />

existent parmi <strong>le</strong>s Jarawa, nous renseignent notamment <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s représentations<br />

solidement ancrées dans <strong>le</strong>s imaginaires occidentaux <strong>sur</strong> certains types de sociétés<br />

considérées comme « à part » (nous verrons à quel titre), et <strong>sur</strong> la relation aux<br />

« autres » que toute société entretient.<br />

Ces cas ont, en outre, sou<strong>le</strong>vé des polémiques dont l’objet central est <strong>le</strong><br />

caractère approprié ou non du comportement des étrangers – en l’occurrence<br />

missionnaire ou touristes – dans des sociétés où ils n’ont pas été conviés.<br />

En réaction à la mort de John Chau, la réalisatrice Aruna HarPrasad s’était<br />

exclamée : « Mais qui était-il, ce jeune homme, et d’ail<strong>le</strong>urs, qui sommes-nous<br />

donc, pour nous arroger <strong>le</strong> droit d’al<strong>le</strong>r déranger ces gens et corrompre ces tribus<br />

isolées vivant en harmonie avec une nature dont nous avons désormais oublié<br />

l’essence même ? »<br />

Comment <strong>le</strong>s chercheurs en sciences socia<strong>le</strong>s peuvent-ils en effet répondre à cette<br />

question et comment se positionnent-ils vis-à-vis des questions éthiques suscitées<br />

par ces « contacts » et <strong>le</strong> développement du tourisme dans des sociétés dites<br />

« isolées » ?<br />

Des sociétés hors du temps ?<br />

Le vocabulaire mobilisé dans <strong>le</strong>s médias pour désigner <strong>le</strong>s Sentinel<strong>le</strong>s ou <strong>le</strong>s<br />

Jarawa, deux groupes autochtones (au sens de premiers habitants) des î<strong>le</strong>s<br />

Andaman, est, à bien des égards, daté : <strong>le</strong>s premiers sont qualifiés de « peuplade »<br />

ou de « peuplade isolée », de « tribu considérée comme la plus isolée de la planète »<br />

qui « vit en autarcie depuis des sièc<strong>le</strong>s ».<br />

De même <strong>le</strong>s Jarawa sont considérés comme « une tribu isolée qui commence tout<br />

juste à entrer en contact avec <strong>le</strong> monde extérieur », dont l’histoire « remonte à la<br />

nuit des temps », puisqu’ils sont « issus des premières migrations d’Afrique » et à ce<br />

titre, seraient même des « Pygmées ».<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

105


“Regards <strong>sur</strong>”<br />

Le champ sémantique utilisé n’est pas anodin : placées à l’écart du reste de l’humanité<br />

par l’utilisation d’une terminologie spécifique (« peuplade » plutôt que « société<br />

» par exemp<strong>le</strong>) et la suggestion d’un stade de développement plus « primitif »,<br />

ces sociétés subissent une forme de différenciation, qui est aussi hiérarchisation.<br />

Sans s’arrêter <strong>sur</strong> cette question, disons simp<strong>le</strong>ment que cette vision correspond<br />

à des idées remises en cause de longue date puisque ces sociétés sont contemporaines<br />

– <strong>le</strong>ur histoire ne remonte ni plus ni moins à la nuit des temps que cel<strong>le</strong> des<br />

autres – et ont « évolué » comme <strong>le</strong>s autres.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Placées à l’écart du<br />

reste de l’humanité<br />

par l’utilisation<br />

d’une terminologie<br />

spécifique […]<br />

et la suggestion<br />

d’un stade de<br />

développement<br />

plus « primitif », ces<br />

sociétés subissent<br />

une forme de<br />

différenciation,<br />

qui est aussi<br />

hiérarchisation.<br />

Un iso<strong>le</strong>ment largement exagéré<br />

En outre, il n’est pas besoin d’être un spécialiste de cette région pour saisir que<br />

si <strong>le</strong>s contacts des habitants de l’î<strong>le</strong> de North Sentinel avec des personnes qui n’y<br />

résident pas sont effectivement faib<strong>le</strong>s, donner l’impression que ces sociétés sont<br />

restées dans un iso<strong>le</strong>ment quasi total jusqu’à ces dernières années est largement<br />

exagéré.<br />

En dehors des échanges entre sociétés autochtones au sein des î<strong>le</strong>s Andaman el<strong>le</strong>smêmes,<br />

des contacts existent avec d’autres groupes. L’archipel n’a pas échappé<br />

à l’emprise colonia<strong>le</strong> : entre 1858 et 1900, un système pénitentiaire britannicoindien<br />

y a été établi.<br />

Les habitants des Andaman, représentés avant même d’être connus comme<br />

étant parmi <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus « primitifs », deviennent à ce moment des<br />

objets de photographie, d’étude « scientifique », voire de « désir », qu’il faut<br />

« domestiquer » ; bref, ils sont largement « contactés ».<br />

Au xxi e sièc<strong>le</strong>, bien qu’éphémères, <strong>le</strong>s contacts se prolongent.<br />

La mise en scène des soi-disant « premiers contacts »<br />

La <strong>sur</strong>enchère médiatique <strong>sur</strong> l’iso<strong>le</strong>ment des Sentinel<strong>le</strong>s et des Jarawa est donc un<br />

exemp<strong>le</strong> de plus dans une longue série de mises en scène de soi-disant « premiers<br />

contacts » qui semb<strong>le</strong>nt se rejouer incessamment en différents points de la planète.<br />

Comme <strong>le</strong> souligne Pierre Lemonnier en Papouasie-Nouvel<strong>le</strong>-Guinée, ces sociétés<br />

sont présentées comme <strong>le</strong>s traces d’un « âge de pierre » révolu, et <strong>le</strong> périp<strong>le</strong> pour<br />

arriver jusqu’à el<strong>le</strong>s comme un voyage dans <strong>le</strong> temps.<br />

Dans ces différents cas, <strong>le</strong> fait que certaines sociétés aient eu des contacts ténus<br />

avec <strong>le</strong>s représentants de <strong>le</strong>ur administration nationa<strong>le</strong> et encore plus avec <strong>le</strong><br />

« monde occidental », ne fait pas d’el<strong>le</strong>s des « tribus perdues » qui ignoreraient<br />

<strong>le</strong> monde extérieur, et encore moins <strong>le</strong>s témoignages vivants d’organisations humaines<br />

disparues.<br />

Les ma<strong>le</strong>ntendus de la rencontre<br />

On ne peut donc se contenter d’expliquer ce qui s’est passé dans la mort du jeune<br />

Américain, et dans <strong>le</strong>s interactions touristiques avec <strong>le</strong>s Jarawa, comme re<strong>le</strong>vant<br />

d’un rejet ignorant – mais aussi « hosti<strong>le</strong> », « agressif » – de l’« autre » dans <strong>le</strong> premier<br />

cas, ou à l’opposé d’une fascination pour « <strong>le</strong>s étrangers et ce qu’ils ont à offrir<br />

» dans <strong>le</strong> second cas. Au contraire, on devrait l’expliquer dans la continuité<br />

d’échanges plus anciens.<br />

Comme l’écrit l’anthropologue Gérard Lenclud dans un artic<strong>le</strong> paru dans la revue<br />

Gradhiva (« Le monde selon Sahlins », 1991), « toute rencontre entre êtres humains<br />

106


appel<strong>le</strong> d’un coup et de chaque côté la mise en relation entre ce qui est perçu et un<br />

système symbolique ».<br />

Autrement dit, chacun est amené à rapporter l’inconnu à quelque chose de plus<br />

familier pour que cela « ait du sens ». Ces interprétations, on l’imagine aisément,<br />

sont susceptib<strong>le</strong>s de générer des ma<strong>le</strong>ntendus, qui décou<strong>le</strong>nt des significations<br />

divergentes qui peuvent être données de part et d’autre à une même situation.<br />

Une question d’interprétation<br />

Dans <strong>le</strong> cas des Sentinel<strong>le</strong>s et des Jarawa, <strong>le</strong>s interprétations de – et donc réactions<br />

face à – l’arrivée d’étrangers serait à comprendre en fonction de deux points c<strong>le</strong>fs.<br />

D’une part, <strong>le</strong> statut et <strong>le</strong>s représentations de ces derniers dans la société et d’autre<br />

part, <strong>le</strong>s interactions qui ont eu lieu par <strong>le</strong> passé avec d’autres étrangers.<br />

Toutefois, on ignore à peu près tout du premier point, et on ne peut donc comprendre<br />

la manière dont <strong>le</strong>s Sentinel<strong>le</strong>s perçurent <strong>le</strong> jeune missionnaire arrivant<br />

<strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur plage, et <strong>le</strong> « ma<strong>le</strong>ntendu » qui a pu se jouer là.<br />

En revanche, on en sait un peu plus <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s représentations qui permettent aux<br />

touristes ou au missionnaire de « donner un sens » à <strong>le</strong>urs rencontres : pour <strong>le</strong>s<br />

premiers, <strong>le</strong>s Jarawa sont une « peuplade isolée », qui plus est relique des sociétés<br />

d’Homo sapiens sorties d’Afrique il y a soixante mil<strong>le</strong> ans.<br />

Pour <strong>le</strong> second, ils sont en plus des païens qu’il faudrait sortir de l’ignorance et du<br />

péché. Les voir ainsi peut expliquer en partie (mais non excuser) que l’on s’autorise<br />

à demander à une femme de danser pour soi, à prendre des photos interdites, voire<br />

jeter de la nourriture par la fenêtre des voitures, ou que l’on puisse poser <strong>le</strong> pied <strong>sur</strong><br />

une plage en pensant y être autorisé et protégé par une mission divine.<br />

Le tourisme dans <strong>le</strong>s sociétés autochtones<br />

Soulignons que personne n’échappe aux assignations catégoriel<strong>le</strong>s et aux ma<strong>le</strong>ntendus<br />

de la rencontre. L’étranger – qu’il soit missionnaire, touriste, anthropologue<br />

Vue <strong>sur</strong> la plage Havelock<br />

Island, Î<strong>le</strong>s Andaman<br />

© Sankara Subramanian, CC BY-SA<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

107


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />

Être à l’écoute<br />

des attentes des<br />

groupes sociaux<br />

avec <strong>le</strong>squels on<br />

travail<strong>le</strong> ou que<br />

l’on visite s’impose<br />

comme un principe<br />

éthique.<br />

ou autre (<strong>le</strong>s nuances que nous faisons entre ces catégories ont parfois peu de sens<br />

pour ceux qu’ils rencontrent) – se voit toujours assigner une identité par la société<br />

qu’il veut étudier, évangéliser ou visiter.<br />

Réciproquement, il ou el<strong>le</strong> pense l’« autre » en fonction d’un système de références<br />

qui lui est propre. Bien que <strong>le</strong>s anthropologues n’échappent pas à ces mécanismes,<br />

ils sont attentifs à la place qui <strong>le</strong>ur est donnée dans une société, conscients que<br />

cela ne dépend pas uniquement d’eux, et que trouver cette place prend du temps.<br />

Ils appel<strong>le</strong>nt à être vigilants aux réactions que <strong>le</strong>ur présence peut susciter et à ne<br />

travail<strong>le</strong>r que dans ou avec des sociétés lorsque cel<strong>le</strong>-ci est clairement acceptée.<br />

De nombreux anthropologues reprendraient donc sans doute à <strong>le</strong>ur compte<br />

la première partie de la question d’Aruna HarPrasad : « Qui sommes-nous donc,<br />

pour nous arroger <strong>le</strong> droit d’al<strong>le</strong>r déranger ces gens ? » Et beaucoup, probab<strong>le</strong>ment,<br />

déplorent que d’autres – des touristes notamment – s’arrogent <strong>le</strong> droit de <strong>le</strong> faire<br />

sans y être autorisés.<br />

Être à l’écoute<br />

En revanche, cette question – et c’est là la différence sans doute essentiel<strong>le</strong> entre la<br />

posture de l’anthropologue et cel<strong>le</strong> souvent défendue dans <strong>le</strong>s médias autour des<br />

cas évoqués précédemment – ne se pose pas au regard d’une nature supposée « intacte<br />

» des sociétés concernées, voire de <strong>le</strong>ur rapport « harmonieux » avec la nature.<br />

Être à l’écoute des attentes des groupes sociaux avec <strong>le</strong>squels on travail<strong>le</strong> ou que<br />

l’on visite s’impose comme un principe éthique – défendu par <strong>le</strong>s institutions, <strong>le</strong>s<br />

chercheurs et/ou <strong>le</strong>s communautés – que cel<strong>le</strong>s-ci soient « isolées » ou non.<br />

La question de l’« acceptation » du chercheur dans la société étudiée se pose par<br />

exemp<strong>le</strong> de manière aiguë aujourd’hui dans des sociétés « autochtones » immergées<br />

dans la globalisation technologique et économique, et qui appel<strong>le</strong>nt à un<br />

renouvel<strong>le</strong>ment des pratiques de recherche pour que cel<strong>le</strong>s-ci soient plus « collaboratives<br />

» et moins « colonia<strong>le</strong>s ».<br />

Ce qu’une « société » dans son ensemb<strong>le</strong> pense et souhaite<br />

Une des difficultés est bien sûr de savoir ce qu’une « société » dans son ensemb<strong>le</strong><br />

pense et souhaite – toutes <strong>le</strong>s sociétés sont traversées de lignes d’opposition et de<br />

points de vue divergents <strong>sur</strong> ce qui est « acceptab<strong>le</strong> » ou non, y compris en matière<br />

de développement touristique.<br />

Une autre difficulté vient de la réalité des relations de pouvoir qui peuvent rendre<br />

compliquée l’expression d’un refus de la fréquentation touristique.<br />

C’est en cela peut-être que la situation des Sentinel<strong>le</strong>s et des Jarawa, comme cel<strong>le</strong><br />

d’autres sociétés autochtones, est spécifique.<br />

Ces sociétés ont subi une longue histoire de discrimination et de marginalisation<br />

qui peut <strong>le</strong>s rendre vulnérab<strong>le</strong>s et peu en capacité de faire entendre <strong>le</strong>ur voix face à<br />

l’arrivée d’étrangers, alors que dans d’autres cas, el<strong>le</strong>s peuvent se saisir du tourisme<br />

comme d’une arme politique dans la reconnaissance de <strong>le</strong>ur autochtonie.<br />

On ne peut donc affirmer une fois pour toutes que <strong>le</strong> développement touristique<br />

est positif ou négatif. Cela dépend largement des situations loca<strong>le</strong>s et des relations<br />

de pouvoir qui s’y jouent – et notamment de la capacité des acteurs locaux à maîtriser<br />

<strong>le</strong>s flux touristiques – mais pas, au regard des anthropologues, d’une supposée<br />

nature « isolée » ou « primitive » des sociétés visitées.<br />

108


Gazoduc Nord Stream 2 :<br />

piège russe ou nécessité européenne ?<br />

Un gazoduc reliant<br />

directement et sans pays<br />

de transit la Russie à<br />

l’Al<strong>le</strong>magne à travers la<br />

mer Baltique, tel<strong>le</strong> est<br />

l’ambition du Nord Stream 2.<br />

D’une capacité annuel<strong>le</strong> de<br />

55 milliards de mètres cubes,<br />

ce qui correspond à 11 % de<br />

la consommation annuel<strong>le</strong><br />

de l’UE, l’achèvement de<br />

sa construction est prévu<br />

pour 2020 et estimé à<br />

9,5 milliards d’euros.<br />

Angélique Pal<strong>le</strong><br />

Enseignante en géographie<br />

et membre de l’UMR<br />

PRODIG, université Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne<br />

Sami Ramdani<br />

Doctorant en géographie<br />

à l’université Paris 8 -<br />

Vincennes Saint-Denis<br />

Il doub<strong>le</strong>ra un tronçon déjà existant d’une capacité équiva<strong>le</strong>nte,<br />

<strong>le</strong> Nord Stream 1. Entre <strong>le</strong>s pays membres de l’Union européenne,<br />

<strong>le</strong> projet suscite encore de nombreuses controverses,<br />

alimentées par la position du président américain Donald<br />

Trump qui s’y oppose farouchement. Quand certains <strong>le</strong> jugent indispensab<strong>le</strong><br />

à l’approvisionnement européen, d’autres crient au piège russe.<br />

Un projet défendu par l’Al<strong>le</strong>magne<br />

Principal soutien de ce nouveau gazoduc, l’Al<strong>le</strong>magne l’a longtemps présenté<br />

comme un projet essentiel<strong>le</strong>ment économique, servant éga<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong>s intérêts de sa propre politique de remplacement de la stratégie nucléaire<br />

initiée en 2011 par Angela Merkel. Ce n’est qu’en avril 2018 qu’el<strong>le</strong><br />

en a évoqué publiquement <strong>le</strong>s aspects politiques.<br />

Aux yeux du gouvernement al<strong>le</strong>mand, ce gazoduc entretiendra une interdépendance,<br />

et non une simp<strong>le</strong> dépendance, vis-à-vis de la Russie, dans la me<strong>sur</strong>e<br />

où la vente de gaz à l’Europe est vita<strong>le</strong> à l’économie russe. Dans la tradition<br />

de l’Ostpolitik, c’est-à-dire de la normalisation des relations de l’Al<strong>le</strong>magne avec<br />

la Russie, cultiver cette politique d’échange apparaît comme <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur moyen<br />

de limiter <strong>le</strong>s tensions avec Moscou. La relation énergétique russo-européenne<br />

constitue la condition à la stabilité de la relation russo-al<strong>le</strong>mande.<br />

Une vision partagée par un certain nombre de grands groupes européens. Le<br />

projet, financé à 50 % par <strong>le</strong> Russe Gazprom, compte éga<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> la participation<br />

des partenaires européens : <strong>le</strong> Français Engie, <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands Uniper et<br />

Wintershall, l’Autrichien OMV et l’Anglo-Néerlandais Shell, à hauteur de 10 %<br />

chacun.<br />

Certains de ces acteurs, notamment <strong>le</strong>s entreprises et gouvernements qui soutiennent<br />

<strong>le</strong> projet, estiment que <strong>le</strong> Nord Stream 2 permettrait de <strong>le</strong>ver une partie<br />

des incertitudes énergétiques qui pèsent <strong>sur</strong> l’UE, au regard des échéances<br />

des contrats gaziers en cours : celui de l’Ukraine avec la Russie prend fin<br />

en 2019 et celui de la Pologne en 2022. Dans <strong>le</strong>s deux cas, des renégociations<br />

se profi<strong>le</strong>nt.<br />

La crainte d’un monopo<strong>le</strong> al<strong>le</strong>mand<br />

Au sein de l’Union européenne, <strong>le</strong> projet se heurte à d’importantes résistances.<br />

Le premier est de nature économique : la position de hub gazier européen fait<br />

l’objet d’une compétition féroce entre États membres. Ce projet renforcerait<br />

considérab<strong>le</strong>ment l’Al<strong>le</strong>magne, qui concentrerait alors l’arrivée de 30 % des<br />

importations européennes de gaz, contre seu<strong>le</strong>ment 15 % aujourd’hui via <strong>le</strong><br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

109


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />

La relation<br />

énergétique<br />

russo-européenne<br />

constitue la<br />

condition à la<br />

stabilité de la<br />

relation russoal<strong>le</strong>mande.<br />

premier tronçon du Nord Stream. Les autres principaux points d’arrivée du gaz<br />

russe sont la Pologne et l’Ukraine. Des États comme la Slovaquie mettent en<br />

avant la perte des revenus de transit qu’engendrerait pour eux Nord Stream 2,<br />

qui contourne <strong>le</strong>s États baltes.<br />

D’autres dénoncent éga<strong>le</strong>ment une position biaisée de la part de la Commission<br />

européenne. En s’opposant au projet South Stream – projet avorté de gazoduc<br />

paneuropéen qui aurait acheminé <strong>le</strong> gaz russe par la mer Noire –, el<strong>le</strong> a privé <strong>le</strong>s<br />

« petits » États – la Bulgarie, la Grèce et la Serbie – des revenus de transit d’un<br />

gazoduc, tandis que l’Al<strong>le</strong>magne, poumon économique de l’UE, va devenir <strong>le</strong><br />

cœur du système gazier continental.<br />

La Pologne, qui fait office de chef de fi<strong>le</strong> des opposants, a déjà refusé <strong>le</strong> doub<strong>le</strong>ment<br />

du gazoduc Yamal, qui traverse son territoire en provenance de Russie.<br />

El<strong>le</strong> espère devenir un pilier de la diversification des approvisionnements européens<br />

en misant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> gaz naturel liquéfié (GNL) qatari, norvégien et américain,<br />

ainsi que <strong>sur</strong> <strong>le</strong> gaz norvégien acheminé par pipeline.<br />

Une stratégie d’assèchement de l’Ukraine ?<br />

La seconde opposition rencontrée par Nord Stream 2 est de nature politicomilitaire.<br />

Loca<strong>le</strong>ment, dans un contexte de relations tendues avec <strong>le</strong> voisin russe, <strong>le</strong>s pays<br />

riverains de la mer Baltique s’inquiètent d’un possib<strong>le</strong> renforcement des positions<br />

de ce dernier dans la région.<br />

Les inquiétudes se cristallisent notamment autour de l’î<strong>le</strong> de Gotland, récemment<br />

remilitarisée, et du port de Karlskrona, deux zones militaires importantes<br />

pour la Suède. Le Danemark dispose quant à lui, depuis <strong>le</strong> début 2018, d’outils<br />

législatifs pour interdire la construction du gazoduc dans ses eaux territoria<strong>le</strong>s,<br />

éga<strong>le</strong>ment pour des raisons de défense et de sécurité nationa<strong>le</strong>.<br />

Le consortium Nord Stream 2 a donc envisagé un itinéraire alternatif. Si <strong>le</strong><br />

pays ne peut empêcher <strong>le</strong> projet, il pourrait lui imposer un <strong>sur</strong>coût d’au moins<br />

750 millions d’euros en <strong>le</strong> retardant. À une échel<strong>le</strong> plus large, des États comme<br />

la Pologne dénoncent une stratégie d’assèchement par la Russie du transit<br />

ukrainien, avec à la c<strong>le</strong>f des conséquences stratégiques, dont une perte pour<br />

l’Ukraine de son <strong>le</strong>vier de négociation avec la Russie dans un contexte de conflit.<br />

La concurrence américaine du gaz de schiste<br />

Le Nord Stream 2 n’est pas seu<strong>le</strong>ment une question européenne. Il traduit aussi<br />

la compétition russo-américaine pour l’accès au marché européen.<br />

À la traditionnel<strong>le</strong> crainte américaine de voir l’influence russe s’étendre à<br />

l’ouest, s’ajoute désormais une opposition commercia<strong>le</strong> d’un pays devenu<br />

récemment exportateur d’hydrocarbures.<br />

Depuis la découverte <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur territoire d’abondantes réserves de gaz de<br />

schiste, nouvel<strong>le</strong> énergie carbonée, <strong>le</strong>s États-Unis sont à la recherche de<br />

débouchés et souhaitent concurrencer <strong>le</strong>s Russes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> marché européen<br />

en exportant <strong>le</strong>ur production sous forme de gaz naturel liquide (GNL).<br />

Les premiers mètres cubes de gaz américain ont ainsi atteint <strong>le</strong> Portugal en<br />

2016, la Pologne et la Lituanie en 2017 – ce qui a notamment permis à cette<br />

dernière de renégocier ses tarifs avec Gazprom.<br />

110


Un marché énergétique européen en évolution<br />

Côté russe, c’est la crainte de perdre des parts de marché chez son principal<br />

client, l’UE, qui motive <strong>le</strong> projet. À une possib<strong>le</strong> concurrence américaine – que<br />

<strong>le</strong> prix actuel du GNL américain rend encore incertaine, car il demeure peu rentab<strong>le</strong><br />

économiquement – s’ajoute une trip<strong>le</strong> volonté européenne de diversification<br />

des approvisionnements – gaz de Méditerranée orienta<strong>le</strong>, GNL qatari, etc.<br />

– et de transition vers des énergies décarbonées.<br />

Certains États envisagent même de se passer tota<strong>le</strong>ment, à court terme, du<br />

gaz russe. C’est <strong>le</strong> cas de la Pologne, dont <strong>le</strong>s contrats avec Gazprom courent<br />

jusqu’en 2022 : <strong>le</strong> pays a d’ores et déjà annoncé qu’il ne souhaitait pas <strong>le</strong>s<br />

renouve<strong>le</strong>r.<br />

Dans <strong>le</strong> même temps, Gazprom fait face à un embryon de concurrence interne<br />

en Russie. En perdant son monopo<strong>le</strong> d’exportation en 2013, la compagnie a vu<br />

émerger un concurrent : Novatek, qui se positionne <strong>sur</strong> <strong>le</strong> créneau du GNL et<br />

s’est associé au Français Total et au Chinois CNPC pour deux projets de terminaux<br />

de grande amp<strong>le</strong>ur dans la péninsu<strong>le</strong> russe de Yamal – à l’embouchure de<br />

la rivière Ob, au-delà du cerc<strong>le</strong> arctique – capab<strong>le</strong>s d’approvisionner l’Europe et<br />

l’Asie.<br />

L’entreprise pousse à une libéralisation du secteur gazier en Russie. Gazprom<br />

voit donc dans <strong>le</strong> Nord Stream 2 un moyen de sécuriser sa relation avec son partenaire<br />

européen en traitant directement avec l’Al<strong>le</strong>magne, sans pays de transit.<br />

Pour la Russie, c’est éga<strong>le</strong>ment un moyen de sortir la question ukrainienne de<br />

sa relation énergétique avec l’UE, qu’el<strong>le</strong> altère depuis <strong>le</strong> début des années 2000.<br />

Les crises gazières, opposant l’Ukraine à la Russie (2005-2006, 2007-2008,<br />

2008-2009), dues en grande partie à des différends commerciaux, avaient<br />

causé des ruptures d’approvisionnement hiverna<strong>le</strong>s dans l’Est de l’UE que <strong>le</strong>s<br />

Européens gardent en mémoire.<br />

Ce projet de gazoduc concentre donc à la fois des enjeux politiques et économiques<br />

importants pour l’UE. L’échéance des contrats ukrainiens, fin 2019, y<br />

ajoute une tension supplémentaire et <strong>le</strong>s prochains mois vont s’avérer décisifs<br />

pour <strong>le</strong> projet, à la croisée des pressions russes et américaines qui jouent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />

équilibres internes de l’UE.<br />

Le Nord Stream 2<br />

n’est pas seu<strong>le</strong>ment<br />

une question<br />

européenne,<br />

il traduit aussi la<br />

compétition russoaméricaine<br />

pour<br />

l’accès au marché<br />

européen.<br />

Le gazoduc Nord Stream,<br />

en cours de construction,<br />

reliera la Russie<br />

à l'Al<strong>le</strong>magne par la mer<br />

Baltique<br />

© Nord Stream 2 / Wolfram Scheib<strong>le</strong>, CC BY-NC-ND<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

111


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />

Pensée des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » :<br />

trois ingrédients à prendre en compte<br />

Devant cet objet politique<br />

mal identifié que constitue <strong>le</strong><br />

mouvement des « gi<strong>le</strong>ts jaunes »,<br />

<strong>le</strong> regard porté <strong>sur</strong> différents<br />

types de considérations semb<strong>le</strong><br />

s’imposer. La satisfaction<br />

dans la vie et la confiance<br />

interpersonnel<strong>le</strong> ont été<br />

récemment mises en avant pour<br />

expliquer <strong>le</strong>s comportements<br />

é<strong>le</strong>ctoraux observés en 2017<br />

et ont été remobilisées pour<br />

éclairer <strong>le</strong> mouvement des<br />

« gi<strong>le</strong>ts jaunes ». Parmi <strong>le</strong>s<br />

objectifs de l'étude 1 figure la<br />

compréhension des ressentis<br />

subjectifs et du soc<strong>le</strong> intel<strong>le</strong>ctuel<br />

de <strong>le</strong>urs idéologies : « Dans<br />

<strong>le</strong>s deux cas (2017 et crise<br />

des “gi<strong>le</strong>ts jaunes”), la vieil<strong>le</strong><br />

opposition gauche-droite<br />

a laissé place à un nouvel<br />

antagonisme, dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s<br />

variab<strong>le</strong>s de bien-être subjectif<br />

ou de confiance à l’égard des<br />

institutions ou des personnes<br />

jouent un rô<strong>le</strong> central et sousestimé<br />

jusqu’alors. »<br />

1 http://www.cepremap.fr/<br />

publications/qui-sont<strong>le</strong>s-gi<strong>le</strong>ts-jaunes-et<strong>le</strong>urs-soutiens/<br />

Ce tab<strong>le</strong>au nous semb<strong>le</strong> devoir être précisé par l’évocation de deux<br />

autres considérations qui permettent de désagréger la notion de<br />

« satisfaction dans la vie ». En premier lieu, <strong>le</strong> souci du court<br />

terme dans <strong>le</strong>s revendications des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » et, en second<br />

lieu, la domination de va<strong>le</strong>urs matérialistes au sens de Ronald Ing<strong>le</strong>hart.<br />

Court terme et va<strong>le</strong>urs matérialistes<br />

Dès l’origine du mouvement, <strong>le</strong> pouvoir d’achat a été é<strong>le</strong>vé en tête des préoccupations<br />

avec <strong>le</strong> rejet de la hausse des taxes <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s carburants et, d’une<br />

manière plus généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong> mouvement antifiscal. Sur <strong>le</strong>s ronds-points,<br />

combien d’enquêtes ou de micros-trottoirs n’ont pas révélé l’angoisse<br />

généralisée de la sécurité économique à brève échéance voire l’angoisse alimentaire<br />

dès <strong>le</strong> 10 du mois ? « Remplir <strong>le</strong> frigo à la fin du mois » est ainsi<br />

apparu comme une urgence élémentaire, tout à fait légitime, qui traduit<br />

bien l’horizon temporel très proche des « gi<strong>le</strong>ts jaunes ». Au souci de la « fin<br />

du monde » (la transition écologique), <strong>le</strong>s « gi<strong>le</strong>ts jaunes » substituent plus<br />

volontiers <strong>le</strong> souci de la « fin du mois ».<br />

Selon l’étude récente du Cepremap (Centre pour la recherche économique<br />

et ses applications) et du Cevipof (Centre de recherches politiques de<br />

Sciences Po) précitée, « près de 70 % de ceux qui soutiennent <strong>le</strong>s « gi<strong>le</strong>ts<br />

jaunes » fortement vivent dans un ménage dont <strong>le</strong> revenu disponib<strong>le</strong> net<br />

est inférieur à 2 480 euros – soit <strong>le</strong> revenu médian en France. Et 17 %<br />

vivent dans un ménage avec moins de 1 136 euros. En outre, 24 % des<br />

soutiens (des « gi<strong>le</strong>ts jaunes ») déclarent s’en sortir « très diffici<strong>le</strong>ment »<br />

avec <strong>le</strong> revenu de <strong>le</strong>ur ménage, soit deux fois plus que la moyenne ».<br />

Ces chiffres atténuent légèrement l’état dramatique de la population suggéré<br />

par des représentations médiatiques un peu hâtives.<br />

Cette « courtermisation » du politique rejoint <strong>le</strong> caractère matérialiste de la<br />

revendication. Dans son ouvrage précité, Ronald Ing<strong>le</strong>hart met au jour, dès 1977,<br />

la dichotomie des va<strong>le</strong>urs matérialistes et post-matérialistes.<br />

Les premières sont attachées à la satisfaction de la sécurité sous toutes ses<br />

formes, physiques et économiques principa<strong>le</strong>ment. Il s’agit d’obtenir des biens<br />

matériels de première nécessité, as<strong>sur</strong>ant la sécurité physique (protection, emploi,<br />

alimentation…) des individus. Travaillant <strong>sur</strong> des séries chronologiques de<br />

données empiriques, Ing<strong>le</strong>hart met en évidence que <strong>le</strong>s générations socialisées<br />

au cours de périodes marquées par <strong>le</strong>s privations de toutes sortes sont amenées<br />

à développer des va<strong>le</strong>urs matérialistes. Ainsi en va-t-il des cohortes d’individus<br />

socialisés dans l’Al<strong>le</strong>magne ou <strong>le</strong> Japon dévastés d’après-guerre.<br />

112


Puis <strong>le</strong>s Trente Glorieuses, marquées par un développement économique<br />

constant, de nature à as<strong>sur</strong>er des sociétés où <strong>le</strong> confort et l’abondance se<br />

généralisent, connaissent l’éclosion de cohortes aspirant à des va<strong>le</strong>urs<br />

post-matérialistes (l’égalité des sexes, la protection de l’environnement, la<br />

satisfaction au travail…). On a ainsi pu donner une interprétation de Mai 68<br />

comme l’aboutissement de ces revendications post-matérialistes.<br />

Certes, <strong>le</strong> court terme n’y était pourtant pas exclu des slogans, comme<br />

l’atteste l’injonction à « jouir sans entrave ». Les va<strong>le</strong>urs matérialistes des<br />

« gi<strong>le</strong>ts jaunes » semb<strong>le</strong>nt confirmer l’hypothèse d’Ing<strong>le</strong>hart moins en<br />

termes générationnels qu’en termes de segments sociaux. Les groupes<br />

sociaux qui souffrent <strong>le</strong> plus d’un défaut de bien-être confirment <strong>le</strong>ur aspiration<br />

à la satisfaction de revendications matérialistes et à court terme. Les<br />

« gi<strong>le</strong>ts jaunes » ont pour <strong>le</strong> moins problématisé au grand jour, et parfois<br />

vio<strong>le</strong>mment, une situation insatisfaisante, c’est-à-dire qui révè<strong>le</strong> un écart<br />

entre l’état de choses existantes et ce qui paraît souhaitab<strong>le</strong>.<br />

Au souci de la<br />

« fin du monde »<br />

(la transition<br />

écologique) <strong>le</strong>s<br />

« gi<strong>le</strong>ts jaunes »<br />

substituent plus<br />

volontiers <strong>le</strong> souci<br />

de la « fin du mois ».<br />

La « déconnexion » des élites politiques<br />

Dès lors, on comprend mieux l’incompréhension tota<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> « peup<strong>le</strong> »<br />

des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » qui demande l’accès à plus de biens norma<strong>le</strong>ment accessib<strong>le</strong>s<br />

à tous et <strong>le</strong>s « élites » supposées « capter » <strong>le</strong>s ressources de bien-être<br />

et <strong>le</strong>s ressources de la volonté généra<strong>le</strong> pour par<strong>le</strong>r comme Mudde et<br />

Kaltwasser, et donc <strong>le</strong>s en priver.<br />

Cette incompréhension devient particulièrement sensib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> rejet du<br />

politique comme étant <strong>le</strong> lieu d’épanouissement des élites. Or l’une des<br />

fonctions essentiel<strong>le</strong>s du politique consiste à prévoir, à anticiper l’avenir et<br />

donc el<strong>le</strong> est caractérisée par l’analyse des perspectives à long terme. On se<br />

rappel<strong>le</strong> du « gouverner c’est prévoir » de Pierre Mendès-France. D’où <strong>le</strong>s<br />

critiques si fréquentes dans <strong>le</strong> discours des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » à propos de la<br />

« déconnexion » des élites politiques avec <strong>le</strong>s réalités socio-économiques et<br />

la justification de la défiance qu’el<strong>le</strong>s suscitent pour cause de temporalités<br />

incompatib<strong>le</strong>s.<br />

À ces deux types de considérations, on peut en effet ajouter une troisième<br />

dimension constituée par l’axe confiance-défiance, forme simplifiée du capital<br />

social dont ils sont dépourvus. Les « gi<strong>le</strong>ts jaunes » ont été souvent caractérisés<br />

par <strong>le</strong>ur iso<strong>le</strong>ment social auquel la réunion récurrente <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s rondspoints<br />

comme <strong>le</strong>s manifestations du samedi venaient apporter un antidote<br />

qui permet de retrouver la convivialité et la solidarité perdues.<br />

L’écueil des finances publiques<br />

Quel<strong>le</strong>s conclusions tirer de cette trip<strong>le</strong> opposition entre court et long terme,<br />

va<strong>le</strong>urs matérialistes et post-matérialistes et confiance et défiance pour la<br />

sortie de crise ?<br />

Si on <strong>le</strong>s projette <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s propositions qui devront émerger du « Grand<br />

Débat national », on est amené à retenir quelques hypothèses. S’agissant<br />

tout d’abord du terme auquel <strong>le</strong>s décisions devront correspondre, il semb<strong>le</strong><br />

nécessaire qu’il y ait des me<strong>sur</strong>es complétant cel<strong>le</strong>s du 10 décembre concernant<br />

la prime de fin d’année, l’augmentation du salaire des travail<strong>le</strong>urs payés<br />

Jacques Gerstlé<br />

Professeur émérite<br />

en science politique,<br />

Centre de recherches<br />

politiques de la Sorbonne<br />

(CRPS), université Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne<br />

Michel Borgetto<br />

Professeur de droit<br />

public, directeur du<br />

Centre d’études et de<br />

recherches en sciences<br />

administratives et<br />

politiques (CNRS) à<br />

l’université Paris 2<br />

Panthéon-Assas<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

113


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />

Si on connaît<br />

<strong>le</strong>s principaux<br />

facteurs du bienêtre<br />

subjectif<br />

(<strong>le</strong> revenu, <strong>le</strong><br />

statut d’emploi,<br />

l’âge et <strong>le</strong> niveau<br />

d’éducation), on<br />

ne voit guère que<br />

la redistribution<br />

pour être uti<strong>le</strong> à la<br />

réparation à court<br />

terme.<br />

Manifestation des gi<strong>le</strong>ts<br />

jaunes à Nice, janvier 2019<br />

au smic de 100 euros en 2019, l’annulation pour cette année de la CSG pour<br />

<strong>le</strong>s retraités gagnant moins de 2 000 euros par mois et la défiscalisation des<br />

heures supplémentaires dès 2019.<br />

Le président de la République avait compris la très forte attente de me<strong>sur</strong>es<br />

à court terme puisqu’il a déclaré dans son discours : « Je demande au gouvernement<br />

et au Par<strong>le</strong>ment de faire <strong>le</strong> nécessaire afin qu’on puisse vivre mieux de son<br />

travail dès <strong>le</strong> début de l’année prochaine. »<br />

On voit bien que des me<strong>sur</strong>es complémentaires d’ordre économique ne pourront<br />

être que limitées compte tenu de l’état des finances publiques. Il faudra<br />

cependant s’efforcer de trouver des me<strong>sur</strong>es de nature à satisfaire des aspirations<br />

à court terme, même si el<strong>le</strong>s seront de toute façon considérées comme<br />

insuffisantes par <strong>le</strong>s « gi<strong>le</strong>ts jaunes », compte tenu du rejet massif du président,<br />

mais pas nécessairement par <strong>le</strong> reste de tous <strong>le</strong>s autres Français qui<br />

restent très largement majoritaires.<br />

Si on connaît <strong>le</strong>s principaux facteurs du bien-être subjectif (<strong>le</strong> revenu, <strong>le</strong> statut<br />

d’emploi, l’âge et <strong>le</strong> niveau d’éducation), on ne voit guère que la redistribution<br />

pour être uti<strong>le</strong> à la réparation à court terme. Mais on se heurte là<br />

à l’écueil des finances publiques, sauf à infléchir la politique économique et<br />

socia<strong>le</strong> suivie depuis 2017 (un point abordé dans un second artic<strong>le</strong> à venir).<br />

On pourra toutefois remarquer que <strong>le</strong> Grand Débat est national et qu’en ce<br />

sens il n’est pas supposé déboucher <strong>sur</strong> la satisfaction des demandes exclusives<br />

des « gi<strong>le</strong>ts jaunes » mais bien de tous <strong>le</strong>s citoyens français. En ce sens, la<br />

distinction entre confiance et défiance doit être prolongée.<br />

© Aeroceanaute – CC-BY-SA<br />

114


Les paysans indiens pourront-ils faire<br />

fléchir <strong>le</strong> gouvernement Modi ?<br />

Bulandshahr, une vil<strong>le</strong> Résidant au sein de la Région Capita<strong>le</strong> nationa<strong>le</strong> de<br />

moyenne de l’Uttar Pradesh,<br />

Delhi, de nombreux fermiers sont touchés par la récente<br />

interdiction des véhicu<strong>le</strong>s diesel datant de plus de<br />

un État situé au centre de<br />

l’Inde, a été témoin d’une<br />

dix ans, rendant la plupart de <strong>le</strong>urs tracteurs obsolètes.<br />

scène inédite ce 10 janvier :<br />

Leur action a ainsi visé à dénoncer l’hypocrisie d’un gouvernement<br />

plusieurs dizaines de paysans<br />

de la région ont immobilisé <strong>le</strong>s<br />

dont <strong>le</strong>s véhicu<strong>le</strong>s ne sont pas eux-mêmes aux normes, illustrant une<br />

véhicu<strong>le</strong>s gouvernementaux défiance grandissante vis-à-vis de la classe politique indienne.<br />

en circulation pour Cet événement insolite participe d’un ensemb<strong>le</strong> de mobilisations<br />

peindre <strong>le</strong>urs numéros et d’actions col<strong>le</strong>ctives imaginées par des fermiers indiens, organisées<br />

avec l’appui des organisations syndica<strong>le</strong>s et politiques, à travers<br />

d’immatriculation <strong>sur</strong> <strong>le</strong> capot.<br />

toute l’Inde, depuis au moins deux ans. Cette vague de protestations<br />

paysannes, qui n’a cessé de s’intensifier, vise à dénoncer la dégradation<br />

des conditions socio-économiques des ruraux et l’invisibilisation du monde<br />

paysan.<br />

Yves-Marie Rault<br />

Doctorant en géographie<br />

du développement<br />

Floriane Bolazzi<br />

Doctorante en sociologie<br />

économique et en études<br />

socia<strong>le</strong>s - Université Sorbonne<br />

Paris Cité et Università degli<br />

Studi di Milano<br />

Des souris, des serpents et des crânes…<br />

Pour faire entendre <strong>le</strong>urs voix, <strong>le</strong>s paysans ont eu recours à des modes de<br />

protestation inédits.<br />

Ainsi, en octobre 2017, des paysans originaires du Rajasthan (nord-ouest<br />

indien) s’ensevelissent sous la boue pour protester contre l’acquisition indue<br />

de <strong>le</strong>urs terres.<br />

Un mois plus tard, ce sont des agriculteurs du Tamil Nadu, au sud du pays,<br />

qui s’instal<strong>le</strong>nt à proximité des bâtiments gouvernementaux de Delhi pour<br />

réclamer des fonds d’urgence face à une interminab<strong>le</strong> période de sécheresse.<br />

Pendant près de quarante jours, ces derniers font preuve d’une imagination<br />

incroyab<strong>le</strong> pour capter l’attention de l’État : ils serrent des souris vivantes<br />

et des serpents morts entre <strong>le</strong>urs dents, se rasent la moitié de la tête,<br />

se vêtissent de saris traditionnels, se tailladent <strong>le</strong>s mains, organisent des<br />

simulacres de funérail<strong>le</strong>s, menacent de boire <strong>le</strong>ur urine et d’ingérer <strong>le</strong>urs<br />

excréments.<br />

Face à l’indifférence gouvernementa<strong>le</strong>, trois <strong>le</strong>aders du mouvement finiront<br />

par se rou<strong>le</strong>r nus <strong>sur</strong> <strong>le</strong> macadam bouillant à proximité du palais présidentiel<br />

en criant <strong>le</strong> nom du puissant dieu de la trinité hindoue « Shiva, Shiva, Shiva ».<br />

Et encore, début 2018, pour <strong>le</strong> premier match à domici<strong>le</strong> de la saison de<br />

l’équipe de cricket Chennai Super Kings, des manifestants protestent à<br />

l’intérieur du stade en brûlant <strong>le</strong>urs bil<strong>le</strong>ts, menacent de jeter des serpents<br />

<strong>sur</strong> la pelouse, obligeant <strong>le</strong> club à délocaliser ses matchs à mil<strong>le</strong> deux cents<br />

kilomètres.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

115


Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 “Regards <strong>sur</strong>”<br />

En trois décennies<br />

de libéralisation<br />

et d’ouverture<br />

économique,<br />

si la pauvreté<br />

a globa<strong>le</strong>ment<br />

diminué dans son<br />

ensemb<strong>le</strong> en Inde,<br />

80 % de l’extrême<br />

pauvreté reste<br />

concentrée dans<br />

<strong>le</strong>s zones rura<strong>le</strong>s,<br />

selon la Reserve<br />

Bank of India.<br />

À droite :<br />

Paysans indiens, Gwalior,<br />

Madhya Pradesh, au début<br />

de Jan Satyagraha 2012<br />

Une intensification des mobilisations<br />

S’il est diffici<strong>le</strong> de dire quand <strong>le</strong> mouvement social a réel<strong>le</strong>ment commencé, la<br />

date du 6 juin 2017, quand cinq manifestants sont tués par la police dans un<br />

district rural du Madhya Pradesh, marque certainement <strong>le</strong> début de l’intensification<br />

des protestations.<br />

Mais ce n’est qu’en mars 2018, au bout d’une longue année de crescendo, que<br />

tous <strong>le</strong>s regards se tournent enfin vers la colère des paysans. La twittosphère<br />

indienne, à coups d’hashtag #KisanLongMarch (comme ci-dessous un tweet<br />

du <strong>le</strong>ader communiste Sitaram Yechury), démontre alors une affection répandue<br />

à l’égard de ces milliers de paysans coiffés de chapeaux gandhis rouges<br />

et aux pieds en sang marchant vers Mumbai pendant six jours et cinq nuits.<br />

Le gouvernement du Maharastra n’a alors pas d’autre choix que de faire son<br />

mea culpa et finit par accueillir toutes <strong>le</strong>s requêtes des manifestants. Il se donnait<br />

alors six mois pour engager des actions concrètes. Mais fin novembre<br />

2018, des dizaines de milliers de paysans venus des quatre coins de l’Inde se<br />

sont rejoints à Delhi pendant près d’un mois pour protester contre <strong>le</strong>s promesses<br />

non tenues du Premier ministre, Narendra Modi.<br />

Une crise agraire profondément enracinée<br />

Au-delà des demandes précises motivant ces multip<strong>le</strong>s actions, el<strong>le</strong>s sont<br />

la manifestation de problèmes structurels profondément enracinés dans<br />

<strong>le</strong> monde rural, que <strong>le</strong>s gouvernements successifs ne sont pas parvenus à<br />

résoudre.<br />

En trois décennies de libéralisation et d’ouverture économique, si la pauvreté<br />

a globa<strong>le</strong>ment diminué dans son ensemb<strong>le</strong> en Inde, 80 % de l’extrême pauvreté<br />

reste concentrée dans <strong>le</strong>s zones rura<strong>le</strong>s, selon la Reserve Bank of India.<br />

En fait, contrairement aux services et à certaines industries manufacturières,<br />

la contribution de l’agriculture au PIB est en chute libre. Bien qu’employant<br />

600 millions de personnes, <strong>le</strong> secteur agrico<strong>le</strong> ne représente plus aujourd’hui<br />

que 16 % du PIB indien.<br />

La crise agraire a plusieurs origines : la pression démographique encourageant<br />

<strong>le</strong> morcel<strong>le</strong>ment des terres, l’augmentation des coûts de production, l’intensification<br />

des risques climatiques. Selon <strong>le</strong>s données du National Samp<strong>le</strong><br />

Survey Office, moins de 10 % seu<strong>le</strong>ment des ménages ruraux indiens possèdent<br />

plus de 2 hectares de terres arab<strong>le</strong>s. Le reste <strong>sur</strong>vit grâce à une agriculture<br />

de subsistance où l’on travail<strong>le</strong> à la tâche, généra<strong>le</strong>ment pour moins<br />

de 3 euros par jour.<br />

Suicides paysans<br />

Face à des rendements décroissants et à la stagnation des prix des produits<br />

agrico<strong>le</strong>s d’une part, et à la hausse du prix du pétro<strong>le</strong> d’autre part, à l’utilisation<br />

d’engrais et de semences de plus en plus coûteux et de moins en moins<br />

efficaces, <strong>le</strong> monde rural est <strong>sur</strong>endetté et <strong>le</strong>s paysans sont poussés à bout.<br />

En 2015, <strong>le</strong> National Crime Records Bureau recensait pas moins de 8 007 cas<br />

de suicides chez <strong>le</strong>s paysans.<br />

La réponse de l’État qui, selon <strong>le</strong> <strong>le</strong>ader syndical communiste paysan (All<br />

India Kisan Sabha, AIKS), Vijoo Krishnan, se limiterait à « une misérab<strong>le</strong><br />

116


© Yann Forget<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

117


“Regards <strong>sur</strong>”<br />

indemnité de 20 000 roupies [250 euros] versée aux famil<strong>le</strong>s des victimes »<br />

suscite l’indignation généra<strong>le</strong>.<br />

Parallè<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s pertes causées par <strong>le</strong>s catastrophes naturel<strong>le</strong>s, notamment<br />

<strong>le</strong>s inondations comme cel<strong>le</strong>s qui ont frappé <strong>le</strong> Sud du pays en automne<br />

dernier, à la suite d’une longue sécheresse, pèsent lourdement <strong>sur</strong> la petite<br />

paysannerie.<br />

Seuls <strong>le</strong>s grands exploitants peuvent s’équiper d’espaces de stockage sécurisés<br />

comme <strong>le</strong>s chambres froides, quand l’arrosage mécanique et l’irrigation,<br />

encore trop peu développés en Inde, couvrent uniquement 35 % des terres<br />

agrico<strong>le</strong>s.<br />

Cette fois-ci,<br />

<strong>le</strong>s paysans<br />

semb<strong>le</strong>nt<br />

présenter un<br />

front uni autour<br />

de revendications<br />

communes,<br />

parfois au-delà<br />

des divisions<br />

idéologiques,<br />

religieuses et<br />

de caste qui ont<br />

pendant longtemps<br />

empêché la<br />

constitution d’une<br />

classe agraire.<br />

Promesses non tenues<br />

Pendant ce temps, <strong>le</strong>s partis politiques indiens se renvoient <strong>le</strong>s responsabilités.<br />

Depuis plusieurs décennies, <strong>le</strong>s politiques publiques de tous <strong>le</strong>s gouvernements<br />

confondus ont principa<strong>le</strong>ment bénéficié aux grandes vil<strong>le</strong>s, aux<br />

classes moyennes et aux industries émergentes. Un rapport du National Skill<br />

Development Council de 2017 montre bien cet abandon du monde rural,<br />

fixant comme objectif la diminution de la population agrico<strong>le</strong> de 57 % à 38 %<br />

d’ici 2022.<br />

Pourtant, <strong>le</strong>s hommes et femmes politiques sont bien conscients du réservoir<br />

de votes que constitue <strong>le</strong> monde rural. En effet, malgré une très forte urbanisation,<br />

70 % de la population vit encore dans <strong>le</strong>s villages.<br />

Le Premier ministre Narendra Modi avait promis aux paysans <strong>le</strong> doub<strong>le</strong>ment<br />

de <strong>le</strong>urs revenus d’ici 2022 à travers <strong>le</strong> prix minimal d’achat de certaines denrées<br />

agrico<strong>le</strong>s. Mais l’augmentation promise est revue à la baisse en juil<strong>le</strong>t<br />

dernier.<br />

En fait, de nombreuses études économiques montrent que la situation du<br />

monde rural s’est aggravée depuis l’arrivée du gouvernement Modi. Le gouvernement<br />

est accusé d’avoir alloué <strong>le</strong>s fonds des plans sociaux de manière<br />

déstructurée et désorganisée, notamment en réduisant des subventions de<br />

manière hasardeuse.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Une convergence des luttes paysannes ?<br />

La mobilisation paysanne devrait donc s’intensifier dans <strong>le</strong>s mois à venir, à<br />

l’approche des é<strong>le</strong>ctions généra<strong>le</strong>s en Inde qui se tiendront entre avril et mai<br />

2019. Cette fois-ci, <strong>le</strong>s paysans semb<strong>le</strong>nt présenter un front uni autour de<br />

revendications communes, parfois au-delà des divisions idéologiques, religieuses<br />

et de caste qui ont pendant longtemps empêché la constitution d’une<br />

« classe agraire ».<br />

La manifestation du 5 septembre 2018, qui a attiré 100 000 paysans à<br />

Parliament Street à Delhi, a été particulièrement significative de ce tournant.<br />

Coordonnée par <strong>le</strong> AIKS, la journée a pour la première fois vu manifester<br />

ensemb<strong>le</strong> des Adivasis (aborigènes), des travail<strong>le</strong>urs journaliers et des petits<br />

propriétaires.<br />

Pour la première fois depuis des décennies, des drapeaux de la CITU (Centre<br />

des syndicats indiens), l’un des plus grands syndicats nationaux, ont été<br />

brandis aux côtés de ceux des organisations et des unions paysannes. Vijoo<br />

118


Krishnan voit d’ail<strong>le</strong>urs dans la démonétisation de novembre 2016 – me<strong>sur</strong>e<br />

gouvernementa<strong>le</strong> appliquée bruta<strong>le</strong>ment visant à éliminer <strong>le</strong>s liquidités supposées<br />

encourager <strong>le</strong> blanchiment d’argent – un facteur de la convergence<br />

des luttes entre paysans et travail<strong>le</strong>urs journaliers : « Si <strong>le</strong>s plus favorisés ont<br />

réussi à gérer la crise et à retomber <strong>sur</strong> <strong>le</strong>urs pattes, <strong>le</strong>s agriculteurs, <strong>le</strong>s ouvriers,<br />

<strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>urs migrants, <strong>le</strong>s journaliers du secteur informel et <strong>le</strong>s plus vulnérab<strong>le</strong>s<br />

en souffrent encore. »<br />

De la révolte paysanne à la révolution politique<br />

La cause paysanne semb<strong>le</strong> rencontrer une résonance à l’échel<strong>le</strong> nationa<strong>le</strong> depuis<br />

2017. Comme <strong>le</strong> souligne Vijoo Krishnan, « <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> indien s’est toujours<br />

soucié de la figure de l’annadata, littéra<strong>le</strong>ment celui qui fournit la nourriture,<br />

mais <strong>le</strong> consensus et <strong>le</strong> soutien que nous voyons émerger de toutes <strong>le</strong>s<br />

couches de la population depuis un an sont sans précédent ».<br />

Le renforcement des liens entre <strong>le</strong> monde rural et <strong>le</strong> monde urbain y est sans<br />

doute pour quelque chose.<br />

Nombreux sont <strong>le</strong>s jeunes qui quittent <strong>le</strong>urs villages et se rendent dans <strong>le</strong>s<br />

vil<strong>le</strong>s en quête d’un emploi alternatif à l’agriculture, une activité souvent<br />

insuffisante pour soutenir <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>. Cette flotte de « travail<strong>le</strong>urs sans<br />

attache » pourrait compter selon certains chercheurs plusieurs dizaines de<br />

millions de personnes, dont la grande majorité finit par travail<strong>le</strong>r pour une<br />

misère et dans la plus grande précarité.<br />

Ainsi, la détresse additionnée de ces deux sphères, cel<strong>le</strong> rura<strong>le</strong> des paysans et<br />

cel<strong>le</strong> urbaine des travail<strong>le</strong>urs migrants, dont <strong>le</strong>s causes se rejoignent, pourrait<br />

constituer une réel<strong>le</strong> menace pour <strong>le</strong> Bharatiya Janata Party, <strong>le</strong> parti au<br />

pouvoir. Vijoo Krishnan reste toutefois prudent <strong>sur</strong> l’issue des prochaines<br />

é<strong>le</strong>ctions généra<strong>le</strong>s : « Modi a trahi une grande partie de ses é<strong>le</strong>cteurs […]. Mais<br />

seu<strong>le</strong>ment si nous avions des é<strong>le</strong>ctions nettes et équitab<strong>le</strong>s, sans argent ni rapports<br />

de domination, alors seu<strong>le</strong>ment, nous pourrions être sûrs d’un véritab<strong>le</strong> changement.<br />

»<br />

Retrouvez tous <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de nos chercheurs et enseignants-chercheurs <strong>sur</strong><br />

https://theconversation.com/institutions/universite-paris-1-pantheon-sorbonne-2193<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

119


VENI<br />

VIDI<br />

PANTHÉON-SORBONNE<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Retour en amphi pour nos docteurs<br />

En février dernier, dans l’enceinte majestueuse du grand amphithéâtre de<br />

la Sorbonne, près de cent cinquante docteurs de l’année précédente ont été<br />

honorés à l’occasion d’une cérémonie so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong> durant laquel<strong>le</strong> l’écharpe<br />

et la médail<strong>le</strong> de l’université <strong>le</strong>ur ont été remises. Organisée par Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne, cet événement rappel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> dynamisme de la<br />

recherche s’inscrit au cœur de son projet d’établissement. Chaque année,<br />

plus de trois cents nouveaux docteurs sont diplômés.<br />

Toutes <strong>le</strong>s photos de la cérémonie sont disponib<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> :<br />

http://univ1.fr/docteurs2018<br />

120


© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

121


VENI<br />

VIDI<br />

PANTHÉON-SORBONNE<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019 © Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne<br />

Notre-Dame au cœur<br />

Le 18 avril, trois jours après l’incendie qui a ravagé Notre-Dame de<br />

Paris, <strong>le</strong>s membres fondateurs de Sorbonne Alliance – l’université Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne, la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH)<br />

et l’Éco<strong>le</strong> supérieure de commerce de Paris (ESCP Europe) – ont lancé un<br />

appel so<strong>le</strong>nnel au monde universitaire et à la communauté scientifique.<br />

Cette initiative a pour ambition de fédérer <strong>le</strong>s moyens mais <strong>sur</strong>tout <strong>le</strong>s<br />

compétences et <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s expertises, afin de participer à la reconstruction<br />

de ce chef-d’œuvre de l’esprit humain qui symbolise, depuis huit cents<br />

ans, notre capacité à vivre ensemb<strong>le</strong> au-delà de sa dimension religieuse.<br />

122


Parutions<br />

De la p<strong>le</strong>ureuse à la veuve joyeuse,<br />

Sociétés & Représentations, n o 46<br />

Dans ce numéro de Sociétés & Représentations, on s’attache à un personnage<br />

d’un genre particulier : la veuve. En dépassant <strong>le</strong>s clichés et <strong>le</strong>s préjugés<br />

à <strong>le</strong>ur encontre, on <strong>le</strong>ur donne un nouveau visage et une nouvel<strong>le</strong> humanité.<br />

La perception des veuves à travers l’art et<br />

l’imaginaire<br />

Ce numéro de Sociétés & Représentations s’attache à l’émergence d’un<br />

type, celui des veuves, à travers la diversité des images, pour suivre<br />

l’évolution des représentations en prêtant attention à l’imaginaire<br />

social et culturel des veuves. Terrassées, animées d’un fort sentiment<br />

de culpabilité, el<strong>le</strong>s sont beaucoup plus nombreuses que <strong>le</strong>s hommes<br />

à rester seu<strong>le</strong>s après la disparition de <strong>le</strong>ur compagnon. La perception<br />

du veuvage évolue à travers <strong>le</strong>s époques. Lorsqu’au <strong>le</strong>ndemain<br />

des guerres napoléoniennes ou de la Première Guerre mondia<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />

nombre de jeunes veuves s’envo<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>s ne semb<strong>le</strong>nt pas pour autant<br />

faire l’objet d’une grande attention de la part des autorités, des journalistes<br />

ou de l’opinion publique. Caricatures, <strong>cinéma</strong>, estampes… <strong>le</strong>s<br />

pages de ce numéro étudient <strong>le</strong>s veuves sous tous <strong>le</strong>s ang<strong>le</strong>s et tous<br />

<strong>le</strong>s supports. Mais on ne reste pas cantonné aux visual studies. C’est<br />

éga<strong>le</strong>ment de perception de l’autre dont il s’agit, puisque périodiques<br />

ou romans sont mobilisés afin de mieux saisir <strong>le</strong>s représentations des<br />

veuves, cel<strong>le</strong>s des marins disparus en mer comme cel<strong>le</strong>s d’artistes.<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

Éditions<br />

de la Sorbonne<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Revue Sociétés &<br />

Représentations<br />

Date de publication<br />

Décembre 2018<br />

Nombre de pages<br />

336 pages<br />

Prix<br />

25 €<br />

Auteurs<br />

Laurent Bihl<br />

est maître de conférences en sciences<br />

de l’information et de la communication<br />

à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />

Frédéric Chauvaud<br />

est professeur d’histoire contemporaine<br />

à l’université de Poitiers.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

123


INSTITUT DE RECHERCHE JURIDIQUE DE LA SORBONNE<br />

27/03/2019 15:33:24<br />

Parutions<br />

La catégorisation des corps.<br />

Étude <strong>sur</strong> l’humain avant la naissance et après la mort<br />

ort<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Bibliothèque<br />

André Tunc<br />

Thèse<br />

Tome<br />

100<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Bibliothèque de l’IRJS - André Tunc<br />

Thèse<br />

Dans <strong>le</strong> cadre de sa thèse, sous la direction de Grégoire Loiseau, Lisa Carayon<br />

s’intéresse aux corps humains avant <strong>le</strong>ur naissance et après <strong>le</strong>ur mort sous <strong>le</strong> prisme<br />

juridique.<br />

es sont souvent<br />

ependant, une<br />

égislateur dans<br />

rps n’est pas tant<br />

estion conduit à<br />

ns ponctuel<strong>le</strong>s à<br />

égoriel<strong>le</strong>.<br />

<strong>le</strong> question de<br />

parfois éluder<br />

pour identifier<br />

droit (biologie,<br />

re <strong>le</strong>s difficultés<br />

ouvel<strong>le</strong>nt en la<br />

as toujours son<br />

s appliqués aux<br />

me est <strong>sur</strong>tout<br />

avant tout des<br />

e protection du<br />

ien souvent <strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>s, religieuses,<br />

des possib<strong>le</strong>s à<br />

s ponctuels ou<br />

Prix : 49 euros<br />

: 978-2-919211-90-6<br />

rjs.univ-paris1.fr/<br />

Tome<br />

100<br />

La catégorisation des corps<br />

Étude <strong>sur</strong> l’humain avant la naissance et après la mort<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

Éditions IRJS<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Bibliothèque<br />

André-Tunc<br />

La catégorisation des corps<br />

Date de publication<br />

Avril 2019<br />

Nombre de pages<br />

811 pages<br />

Prix<br />

49 €<br />

Étude <strong>sur</strong> l’humain<br />

avant la naissance et après la mort<br />

Lisa Carayon<br />

préface de Grégoire Loiseau<br />

Prix Jean Carbonnier de la Mission Droit et Justice 2017<br />

Prix so<strong>le</strong>nnel André Isoré de la chancel<strong>le</strong>rie des universités de Paris 2017<br />

Prix de thèse Jean-Marie Auby<br />

de l’association française de droit de la santé 2017<br />

Mention spécia<strong>le</strong> du jury du prix Paris Sciences Lettres -<br />

Sciences humaines et socia<strong>le</strong>s 2018<br />

Les corps humains avant la naissance et<br />

après la mort, objets de réf<strong>le</strong>xion<br />

La notion de corps humain ne fait pas l’objet d’une définition juridique<br />

précise. Non pas que <strong>le</strong>s termes de « corps » ou d’« humain »<br />

soient inconnus du droit, mais <strong>le</strong>ur usage semb<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus souvent<br />

renvoyer à des notions extra-juridiques, en particulier biologiques<br />

et médica<strong>le</strong>s. L’humain est ce qui est biologiquement humain ; <strong>le</strong><br />

corps est un organisme organisé, considéré dans sa globalité. Parmi<br />

ces corps, Lisa Carayon choisit de s’intéresser uniquement à ceux qui<br />

ne sont pas nés et à ceux qui sont déjà morts en ce qu’ils posent aux<br />

juristes des difficultés spécifiques. En effet, si ces corps mobilisent<br />

indéniab<strong>le</strong>ment des interrogations socia<strong>le</strong>s distinctes – sauvegarde<br />

de la vie d’un côté, respect des morts de l’autre par exemp<strong>le</strong> – il est<br />

tout aussi indubitab<strong>le</strong> qu’un grand nombre de questions peuvent<br />

être posées de façon similaire dans ces deux champs : quel usage de<br />

l’humain dans la recherche scientifique ? Quel<strong>le</strong>s atteintes possib<strong>le</strong>s<br />

aux corps dans un objectif de santé publique ? Quel<strong>le</strong>s limites à la<br />

liberté d’action des personnes au regard d’intérêts col<strong>le</strong>ctifs ? Mais la<br />

question, proprement juridique, qui a massivement mobilisé la doctrine<br />

est cel<strong>le</strong> de la qualification juridique de ces corps.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Auteure<br />

Lisa Carayon<br />

est docteure en droit de la santé, droit des<br />

personnes, de la famil<strong>le</strong> et des étrangers<br />

à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />

El<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>ment chargée d’enseignement<br />

en droit de la santé, droit de la famil<strong>le</strong> et<br />

droit des obligations à l’université Paris 13.<br />

Préface de Grégoire Loiseau,<br />

professeur en droit privé<br />

et sciences criminel<strong>le</strong>s à l’université<br />

Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />

124


Parutions<br />

L’autogestion en chantier, Les gauches françaises<br />

et <strong>le</strong> « modè<strong>le</strong> » yougoslave (1948-1981)<br />

L’ouvrage revient <strong>sur</strong> <strong>le</strong> concept d’autogestion et l’histoire de la Yougoslavie d’où<br />

s’extirpe <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> d’une autogestion réceptionnée plus tard par la gauche française.<br />

Comprendre l’autogestion :<br />

réception du modè<strong>le</strong> yougoslave<br />

par <strong>le</strong>s gauches françaises<br />

Cinquante ans après Mai 68, cet ouvrage se propose de revenir <strong>sur</strong><br />

l’une des utopies <strong>le</strong>s plus emblématiques du printemps des barricades<br />

: l’autogestion. Pendant plus d’une décennie, <strong>le</strong> mot, longtemps<br />

cantonné aux marges, s’instal<strong>le</strong> au cœur des débats de la<br />

gauche française. Il s’invite dans <strong>le</strong>s programmes des partis et des<br />

syndicats, nourrit <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions et <strong>le</strong>s rêves d’un socialisme différent,<br />

fondé <strong>sur</strong> la démocratie intégra<strong>le</strong>, depuis l’entreprise jusqu’à la<br />

société tout entière. Depuis quelques années, l’idée re<strong>sur</strong>git comme<br />

une réponse possib<strong>le</strong> aux impasses du capitalisme contemporain.<br />

L’autogestion n’est pourtant pas sortie tout armée de l’imagination<br />

des étudiants et des ouvriers français dans la fièvre des journées de<br />

mai. Le « socialisme autogestionnaire » est né ail<strong>le</strong>urs, dans un pays<br />

qui n’existe plus, et son importation en France relève d’un transfert<br />

culturel. Le mot comme la chose renvoient à une expérience unique,<br />

engagée près de vingt ans plus tôt dans la Yougoslavie communiste<br />

du maréchal Tito, au <strong>le</strong>ndemain de la rupture avec Staline. Comprendre<br />

son émergence et son déclin en France <strong>sur</strong> trois décennies<br />

suppose d’écrire l’histoire du « modè<strong>le</strong> » yougoslave, aujourd’hui bien<br />

oublié, et de sa réception par <strong>le</strong>s gauches françaises.<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

Arbre b<strong>le</strong>u éditions<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Gauches d’ici et<br />

d’ail<strong>le</strong>urs<br />

Date de publication<br />

Octobre 2018<br />

Nombre de pages<br />

522 pages<br />

Prix<br />

32 €<br />

Auteur<br />

Frank Georgi<br />

est maître de conférences à<br />

l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

et membre du centre d’histoire<br />

socia<strong>le</strong> du xx e sièc<strong>le</strong>.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

125


Parutions<br />

« Mon corps, mes droits ! » L’avortement menacé ?<br />

Sociologues, juristes et spécialistes de la civilisation étrangère reviennent<br />

<strong>sur</strong> la question de l’avortement, notamment dans plusieurs pays d’Europe<br />

et aux États-Unis. On met en lumière que cette question de l’IVG, loin d’être acquise,<br />

reste <strong>sur</strong> un fil rouge et tend à être menacée tant dans l’opinion publique qu’au sein<br />

des institutions politiques et socia<strong>le</strong>s.<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

Mare & Martin<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Col<strong>le</strong>ction de l’Institut<br />

des sciences juridique<br />

et philosophique de la<br />

Sorbonne (ISJPS)<br />

Date de publication<br />

Février 2019<br />

Nombre de pages<br />

206 pages<br />

Prix<br />

36 €<br />

Enjeux politiques et sociaux de l’avortement<br />

en 2019<br />

La liberté d’avortement, issue des combats féministes de la deuxième<br />

vague dans la plupart des pays occidentaux, est-el<strong>le</strong> vraiment<br />

acquise ? Constitue-t-el<strong>le</strong> un droit fondamental des femmes ? La<br />

réponse est loin de s’imposer en ce début de xxi e sièc<strong>le</strong>. Les analyses<br />

ici réunies sont conduites par des sociologues, des juristes, des spécialistes<br />

de civilisations étrangères, et sont toutes convergentes. Dans<br />

<strong>le</strong>s différentes juridictions étudiées – Espagne, États-Unis, France,<br />

Irlande, Italie, Pologne, Royaume-Uni, Europe des droits de l’homme –<br />

se découvrent des difficultés pratiques, symboliques et idéologiques<br />

communes, y compris dans <strong>le</strong>s pays où l’avortement est autorisé par<br />

la loi, en dehors de toute indication médica<strong>le</strong>. Ainsi, même dans <strong>le</strong>s<br />

états <strong>le</strong>s plus progressistes en matière de droits reproductifs, l’avortement<br />

reste conçu comme une concession. L’ambition de cet ouvrage,<br />

dans une perspective résolument internationa<strong>le</strong>, peut fina<strong>le</strong>ment<br />

se résumer en quelques mots : montrer que, loin de se réduire à « une<br />

affaire de bonnes femmes », comme <strong>le</strong> considérait Jacques Chirac,<br />

Premier ministre lorsque Simone Veil porta devant l’Assemblée nationa<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> projet de loi <strong>le</strong> légalisant en France, l’avortement est un<br />

enjeu éminemment politique, qui a partie liée aux évolutions démocratiques<br />

et sociéta<strong>le</strong>s propres à chaque pays.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

Auteures<br />

Sous la direction de<br />

Laurence Brunet, juriste,<br />

spécialiste en droit de la famil<strong>le</strong><br />

et chercheuse à l’université Paris 1 Panthéon<br />

Sorbonne et<br />

d’A<strong>le</strong>xandrine Guyard-Nede<strong>le</strong>c,<br />

maîtresse de conférences en langues<br />

et littératures anglaises et anglo-saxonnes<br />

à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

et co-responsab<strong>le</strong> de l’Axe Genre<br />

Interdisciplinaire de la Sorbonne (AGIS).<br />

126


INSTITUT DE RECHERCHE JURIDIQUE DE LA SORBONNE<br />

MNA.couv.indd 4 01/04/2019 10:02:14<br />

Parutions<br />

Quel<strong>le</strong> protection pour <strong>le</strong>s mineurs non accompagnés ?<br />

Cet ouvrage reprend <strong>le</strong>s actes du colloque ouvert par Jacques Toulon, défenseur des<br />

droits, <strong>le</strong> 21 juin 2018. Lilia Aït Ahmed, Estel<strong>le</strong> Gallant et Quel<strong>le</strong> Héloïse protection Meur pour <strong>le</strong>s mineurs se penchent<br />

non accompagnés ?<br />

Sous la direction de Lilia Aït Ahmed, Estel<strong>le</strong> Gallant, Héloïse Meur<br />

<strong>sur</strong> la question des droits et des me<strong>sur</strong>es de protection Actes mises du colloque en du 21 place juin 2018 par la justice<br />

française pour répondre aux besoins des mineurs isolés, souvent d’origine étrangère.<br />

La situation de particulière vulnérabilité des mineurs non accompagnés a conduit<br />

<strong>le</strong> droit français à mettre formel<strong>le</strong>ment en avant <strong>le</strong>ur minorité plutôt que <strong>le</strong>ur<br />

extranéité. Ainsi, <strong>le</strong>s autorités françaises, tout comme <strong>le</strong>s autorités européennes,<br />

ont préféré retenir l’appellation de mineurs non accompagnés, plutôt que cel<strong>le</strong> de<br />

mineurs isolés étrangers retenue antérieurement, faisant ainsi disparaître, au moins<br />

formel<strong>le</strong>ment, l’extranéité au profit de la minorité.<br />

Pour autant, <strong>le</strong>s difficultés que soulève <strong>le</strong>ur prise en charge est indissociab<strong>le</strong> de la<br />

question migratoire, ainsi qu’en attestent <strong>le</strong>s conditions de <strong>le</strong>ur traitement <strong>sur</strong> <strong>le</strong><br />

territoire français. En effet, c’est bien dans un contexte global de crise migratoire qui<br />

touche l’Union européenne et la France que la problématique a pris une amp<strong>le</strong>ur<br />

croissante au cours des dernières années.<br />

Confrontation à la réalité des mineurs isolés<br />

français d’accueil des mineurs non accompagnés depuis plusieurs années.<br />

en France : qu’en pense la justice à constater artificiel<strong>le</strong>ment ? <strong>le</strong>ur majorité.<br />

L’actualité récente a mis en lumière l’urgence de la situation et <strong>le</strong>s limites du système<br />

Face à la croissance exponentiel<strong>le</strong> du nombre de mineurs non accompagnés depuis<br />

2010, <strong>le</strong> système implose. Certains Conseils Départementaux, auxquels incombe<br />

traditionnel<strong>le</strong>ment la responsabilité des services de l’aide socia<strong>le</strong> à l’enfance, ont<br />

ainsi refusé la prise en charge de mineurs non accompagnés, faute de moyens, quitte<br />

Cette situation a obligé l’État à envisager de nouvel<strong>le</strong>s solutions dont <strong>le</strong>s résultats<br />

peinent toutefois à se faire ressentir.<br />

Ces différents éléments démontrent que la protection des mineurs non accompagnés<br />

La situation de particulière vulnérabilité des<br />

doit être repensée.<br />

mineurs<br />

La journée d’étude relative<br />

non<br />

à <strong>le</strong>ur protection<br />

accompagnés<br />

a conduit <strong>le</strong> droit français à mettre remèdes. formel<strong>le</strong>ment en avant<br />

avait pour ambition<br />

de participer à cette réf<strong>le</strong>xion. Plusieurs praticiens et universitaires se sont donc<br />

réunis <strong>le</strong> temps d’une journée, à la Première Chambre du TGI de Paris, afin de<br />

proposer à la fois un état des lieux des difficultés mais éga<strong>le</strong>ment des solutions et<br />

Le présent ouvrage contient <strong>le</strong>s actes d’un colloque ouvert par <strong>le</strong> Défenseur des<br />

droits, Jacques Toubon, et publié grâce concours de l’IRJS. Il s’adresse aux avocats,<br />

<strong>le</strong>ur minorité plus que <strong>le</strong>ur extranéité. Ainsi, aux <strong>le</strong>s magistrats, autorités aux juristes, aux personnels encadrant françaises,<br />

l’accueil de ces mineurs au<br />

quotidien, aux professeurs, aux chercheurs aux étudiants en droit.<br />

tout comme <strong>le</strong>s autorités européennes, ont préféré retenir l’appellation<br />

de mineurs non accompagnés, plutôt que cel<strong>le</strong> de mineurs<br />

Prix : 29 euros<br />

ISBN : 978-2-919211-91-3<br />

isolés étrangers retenue antérieurement, faisant ainsi disparaître,<br />

au moins formel<strong>le</strong>ment, l’extranéité au profit de la minorité. Boutique en ligne http ://irjs.univ-paris1fr/ Pour<br />

autant, <strong>le</strong>s difficultés que soulève <strong>le</strong>ur prise en charge sont indissociab<strong>le</strong>s<br />

de la question migratoire, ainsi qu’en attestent <strong>le</strong>s conditions<br />

de <strong>le</strong>ur traitement <strong>sur</strong> <strong>le</strong> territoire français. En effet, c’est bien dans<br />

un contexte global de crise migratoire qui touche l’Union européenne<br />

et la France que la problématique a pris une amp<strong>le</strong>ur croissante au<br />

cours des dernières années. L’actualité récente a mis en lumière<br />

l’urgence de la situation et <strong>le</strong>s limites du système français d’accueil<br />

des mineurs non accompagnés depuis plusieurs années. Face à la<br />

croissance exponentiel<strong>le</strong> du nombre de mineurs non accompagnés<br />

depuis 2010, <strong>le</strong> système implose. Certains conseils départementaux,<br />

auxquels incombe traditionnel<strong>le</strong>ment la responsabilité des services<br />

de l’aide socia<strong>le</strong> à l’enfance, ont ainsi refusé la prise en charge de mineurs<br />

non accompagnés, faute de moyens, quitte à constater artificiel<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong>ur majorité.<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Bibliothèque<br />

André Tunc<br />

Tome<br />

101<br />

Quel<strong>le</strong> protection pour <strong>le</strong>s mineurs non accompagnés ?<br />

Tome<br />

101<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

Éditions IRJS<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Bibliothèque<br />

André-Tunc<br />

Date de publication<br />

Avril 2019<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Bibliothèque de l’IRJS - André Tunc<br />

Quel<strong>le</strong> protection pour<br />

<strong>le</strong>s mineurs non accompagnés ?<br />

sous la direction de Lilia Aït Ahmed,<br />

Estel<strong>le</strong> Gallant, Héloïse Meur<br />

Actes du colloque du 21 juin 2018<br />

Nombre de pages<br />

153 pages<br />

Prix<br />

29 €<br />

Auteures<br />

Sous la direction de Lilia Aït Ahmed, d'Héloïse Meur,<br />

doctorante en droit international juriste et doctorante en droit privé<br />

européen à l’université Paris 1 international à l’université Paris 1 Panthéon-<br />

Panthéon-Sorbonne (IREDIES),<br />

Sorbonne (IREDIES) et<br />

et d'Estel<strong>le</strong> Gallant,<br />

maîtresse de conférences HDR<br />

en droit privé à l’université<br />

Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

127


Parutions<br />

Des chartes aux constitutions,<br />

Autour de l’idée constitutionnel<strong>le</strong> en Europe (xii e -xvii e sièc<strong>le</strong>)<br />

Une vingtaine d’auteurs internationaux participent à cet ouvrage afin d’établir une<br />

réf<strong>le</strong>xion critique et historique <strong>sur</strong> l’idée constitutionnel<strong>le</strong> en Europe entre <strong>le</strong> xii e et<br />

<strong>le</strong> xvii e sièc<strong>le</strong>. Cet ouvrage propose de découvrir <strong>le</strong>s expériences déterminantes qui<br />

agissent dans l’ombre de la formation d’un État, et se dévoi<strong>le</strong> comme une démarche<br />

intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> complète et ouverte.<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

Éditions<br />

de la Sorbonne<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Histoire ancienne<br />

et médiéva<strong>le</strong><br />

Date de publication<br />

Mars 2019<br />

Nombre de pages<br />

464 pages<br />

Prix<br />

28 €<br />

La constitution de la constitution<br />

Par constitution, il est convenu d’entendre un texte établissant<br />

la forme organique de l’État, et de tels textes n’existent pas avant<br />

<strong>le</strong> xviii e sièc<strong>le</strong>. Peut-on alors par<strong>le</strong>r de « constitutions » pour <strong>le</strong><br />

Moyen Âge ? Empiriquement, communes et monarchies avaient<br />

des constitutions : aucun texte juridique ne <strong>le</strong>s décrivait, mais el<strong>le</strong>s<br />

existaient bel et bien et on en discutait pied à pied <strong>le</strong>s dispositions.<br />

Dès qu’ils <strong>le</strong>s ont connues, <strong>le</strong>s juristes et <strong>le</strong>s théologiens ont discuté<br />

<strong>le</strong>s constitutions analysées par Aristote dans sa Politique. Nul<br />

ne doute cependant du caractère constitutionnel de la monarchie<br />

par<strong>le</strong>mentaire anglaise que l’on considère aujourd’hui comme une<br />

constitution coutumière. Une définition trop stricte conduirait<br />

donc à passer sous si<strong>le</strong>nce certaines situations et expériences déterminantes<br />

dans la conceptualisation et l’application d’une idée<br />

constitutionnel<strong>le</strong> dans l’Europe des États qui se met en place à<br />

partir du xii e sièc<strong>le</strong>. Le choix d’une définition plus large s’impose.<br />

Sous la direction de<br />

François Foronda,<br />

maître de conférences en histoire à<br />

l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne<br />

Auteurs<br />

et de<br />

Jean-Philippe Genet,<br />

professeur émérite en histoire à<br />

l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

128


Parutions<br />

Fictions secondes - Mondes possib<strong>le</strong>s et figures de<br />

l’enchâssement dans <strong>le</strong>s œuvres artistiques et littéraires<br />

« Fictions secondes », expression artistique, se décline dans cet ouvrage sous toutes ses<br />

facettes : enchâssement, théorie des mondes possib<strong>le</strong>s et œuvre artistique. On revient<br />

à travers des exemp<strong>le</strong>s parlants et connus du grand public <strong>sur</strong> <strong>le</strong> monde intrinsèque que<br />

renferme en el<strong>le</strong>-même cette simp<strong>le</strong> expression.<br />

Les « fictions secondes » :<br />

anatomie d’une expression artistique<br />

Le récit de Shéhérazade dans celui des Mil<strong>le</strong> et Une Nuits, sa reprise<br />

par l’artiste contemporain Sharif Waked dans une vidéo intitulée « To<br />

be continued », <strong>le</strong>s histoires que Jacques raconte à son maître dans <strong>le</strong><br />

roman de Denis Diderot, certaines œuvres d’Éric Rondepierre ou encore,<br />

dans <strong>le</strong> cas du film de fiction, la partie de tennis mimée à la fin<br />

du film Blow-Up de Michelangelo Antonioni ont été parfois qualifiés<br />

de fictions secondes. Que recouvre cette expression ? Au-delà de ces<br />

quelques exemp<strong>le</strong>s, quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s œuvres artistiques, littéraires,<br />

<strong>cinéma</strong>tographiques, théâtra<strong>le</strong>s, susceptib<strong>le</strong>s de fournir des cas<br />

d’étude pertinents ? Quel<strong>le</strong>s approches théoriques, narratologiques,<br />

visuel<strong>le</strong>s sont susceptib<strong>le</strong>s d’en cerner <strong>le</strong>s configurations, <strong>le</strong>s<br />

contours, <strong>le</strong>s limites ? L’enchâssement, la mise en abyme, la méta<strong>le</strong>pse<br />

constituent-el<strong>le</strong>s autant de figures appropriées ou simp<strong>le</strong>ment<br />

connexes ? Autant de questionnements auxquels cet ouvrage tente<br />

de répondre autour de trois thèmes : la fiction seconde comme enchâssement,<br />

la fiction seconde et la théorie des mondes possib<strong>le</strong>s,<br />

enfin la fiction seconde et <strong>le</strong>s œuvres artistiques.<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

Éditions<br />

de la Sorbonne<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

Arts et monde<br />

contemporain<br />

Date de publication<br />

Mars 2019<br />

Nombre de pages<br />

216 pages<br />

Prix<br />

38 €<br />

Auteur<br />

Sous la direction de<br />

Bernard Guelton,<br />

professeur en arts à l’université Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne. Ses recherches<br />

s’orientent notamment dans <strong>le</strong><br />

domaine des médias et de la fiction.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

129


Parutions<br />

Le geste & la pensée, artistes contre<br />

artisans de l’Antiquité à nos jours<br />

Stéphane Laurent dresse un panorama critique de cette guerre entre l’« Art » et<br />

l’artisanat. Il démê<strong>le</strong> cette question de l’Antiquité jusqu’à nos jours sans omettre des<br />

rapprochements avec d’autres civilisations extra-européennes et revient <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s<br />

moments essentiels de notre histoire de l’art.<br />

Informations<br />

Éditeur<br />

CNRS éditions<br />

Col<strong>le</strong>ction<br />

N/A<br />

Date de publication<br />

Janvier 2019<br />

Nombre de pages<br />

416 pages<br />

Prix<br />

25 €<br />

L’histoire de l’art sous <strong>le</strong> prisme de l’opposition<br />

historique entre art et artisanat<br />

Leonard, Picasso, Warhol, Koons, <strong>le</strong>s artistes fascinent <strong>le</strong>s fou<strong>le</strong>s<br />

et obsèdent <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels. L’art semb<strong>le</strong> aujourd’hui se réduire à<br />

quelques figures de la peinture dans un marché mondialisé et conceptuel.<br />

Un art où <strong>le</strong> geste s’efface devant la pensée, où la « main », pourtant<br />

capita<strong>le</strong>, ne compte plus. Qui sait que Louis XIV, l’inventeur du<br />

luxe à la française, préférait son service de tab<strong>le</strong> en or massif aux<br />

grandes fresques du génial Lebrun ? Qui se souvient combien <strong>le</strong>s enlumineurs,<br />

orfèvres et autres faiseurs d’images avaient <strong>le</strong>s faveurs<br />

des princes du Moyen Âge, adeptes des beaux objets ? Ivoiriers,<br />

tapissiers et autres artisans d’art sont <strong>le</strong>s vaincus d’une longue et<br />

sourde guerre que <strong>le</strong>s succès éphémères des arts décoratifs ou du<br />

design contemporain ne peuvent faire oublier. En choisissant <strong>le</strong> luxe<br />

comme fil conducteur, il nous révè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s rapports de l’art avec <strong>le</strong> pouvoir<br />

et l’élite intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> d’un côté, et <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la consommation de<br />

l’autre, deux pô<strong>le</strong>s déterminants de la création.<br />

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Juin 2019<br />

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vos publications<br />

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Vous êtes professeur,<br />

chercheur, enseignantchercheur<br />

ou doctorant à Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne et vous avez<br />

récemment publié un ouvrage ?<br />

Nous serions ravis de nous<br />

en faire l’écho dans un prochain<br />

numéro de la revue <strong>#1257</strong>.<br />

Contactez-nous par courriel<br />

à l’adresse suivante :<br />

1257@univ-paris1.fr<br />

Auteur<br />

Stéphane Laurent,<br />

est maître de conférences<br />

en histoire de l’art<br />

à l’université Paris 1<br />

Panthéon-Sorbonne.<br />

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© Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne


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