ALPENGLOW - Les plus belles voies sur les 4 000 des Alpes

ALPENGLOW
L es plus b ell es v oies sur les 4 0 0 0 des Al pes
Ben T i b b e t t s

REMERCIEMENTS
Je remercie tous les compagnons de cordée avec qui j’ai partagé ces aventures.
Chacun de leurs noms apparaît dans le livre.
Je tiens à remercier tout particulièrement Valentine Fabre, ma compagne, de
m’avoir accompagné dans de si nombreuses ascensions, de m’avoir aidé à obtenir
de belles photos de paysage lors de toutes sortes d’aventures bizarres à des heures
peu raisonnables, et d’avoir traduit le livre en français.
Je ne soulignerai jamais assez l’aide généreuse et le soutien que j’ai reçus tout au
long de la création de ce livre, notamment lors des révisions du texte.
Traduit de l’anglais par : Valentine Fabre
Avec l’aide pour certains textes de Laurent Soyris, Eric Vola, Mathias Virilli,
Anne Jankeliowitch et Nicolas Riveros Usannaz-Joris.
L’ouvrage a été édité, relu et corrigé par :
Valentine Fabre, Sarah D’Adamo, Rob Collister, Eric Vola, Alexandre Saunier.
Giulia Valmachino, Bénédicte Privé, James Clapham, Jon Morgan, Martin Block,
Sarah Udriot, Ariane Malavoy, Anthony Moody, Katie Moore, Hermann Biner,
Bertrand Semelet, Daniela Vendrami, Paul Caddy, Julie Horsfall, Antonia Cox,
Ben Bardsley, Laurent Soyris, Victor Saunders, Ed Douglas, Misha Gopaul, Stuart
Johnston, Michel Paysant, François Damilano, Marco Bormio, Sébastien Greverie,
Meredith Draycott, Simon Fitall, Sophie Moores, John Kitchiner, Andy Helm, Steven
Andrews, Brian Clarke, Kevin Karaca, Ivor Ligertwood, Jessie Beham, Andrea
Ridolfi, Arnaud Nicolay, Fanny Viret, Marie Simoes, Oliver Burton, Vanita Warden,
Alice Svensson, Susan Kamenar, Joe Inmann, Tim Neill et Adrian Nelhams.
Mes remerciements également à :
Marco Tibbetts, Karen Tibbetts, Sarah Tibbetts, Tom Coney, Michael Devor,
Markus Ort, Ceri Lewis, Peter Gerard, Colin Haley, Vivian Bruchez, Liv Sansoz,
Sébastien Montaz-Rosset, David Anhalt, Judith Spancken, Dietmar Benz, Mario
Colonel, Martine Colonel, Nick Colton, Nigel Buckley, Stephen Grey, Tony Scott,
David Medcalf, Simon Hodson, Walter Cecchinel, Steve Hartland, John et Sue
Exton, Catherine Destivelle, James Dunford, Gary Thompson et Keme Nzerem.
Je suis reconnaissant envers l’Alpine Club, le Climbers club, le Club alpin suisse,
le Club alpin allemand, le Club alpin autrichien, le Club alpin français, l’École
nationale de ski et d’alpinisme (Chamonix), le Club alpin italien et leurs archivistes
respectifs pour leur généreux soutien.
J’aimerais également saluer mes partenaires équipementiers pour leur soutien :
Rab, Petzl, Scarpa, Lowe Alpine, Ski Trab, Arva et Julbo.
Photo de couverture : Jon Morgan et Paul Cornforth au lever de soleil sur l’arête Kuffner (chapitre 40).
Illustration de quatrième de couverture : dessin au crayon du Cervin.
Page de droite : Valentine Fabre sur la Cresta Signal à l’aube (chapitre 21).
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Sommaire
Lagginhorn (4 010 m) p. 78
11 / Arête sud 900 m, AD, III
Lenzspitze (4 294 m) & Nadelhorn (4 327 m) p. 82
12 / Traversée Lenzspitze - Nadelhorn 950 m, AD, III+
Avant-propos p. 6 Mode d’emploi p. 12 Bibliographie p. 318
BERNINA
Piz Bernina (4 049 m) p. 14
1 / Biancograt et traversée du Piz Palü 2 500 m, AD, III+
ALPES BERNOISES
Schreckhorn (4 078 m) p. 20
2 / Pilier sud 600 m, D+, V
Lauteraarhorn (4 042 m) p. 28
3 / Face sud 1 350 m, AD, II+, ski 45º
Finsteraarhorn (4 274 m) p. 34
4 / Face sud-ouest et arête nord-ouest 1 250 m, PD, II
Gross Grünhorn (4 044 m) p. 42
5 / Arête sud-ouest par le Grünegghorn 1 200 m, PD+
Fiescherhörner (4 049 m) p. 48
6 / Traversée des sommets 750 m, ADincluant
Gross Fiescherhorn (4 049 m) & Hinter Fiescherhorn (4 025 m)
Mönch (4 107 m) p. 52
7 / Voie Lauper 1 400 m, TD-, IV
Jungfrau (4 158 m) p. 60
8 / Arête nord-est 800 m, D, IV
Aletschhorn (4 193 m) p. 66
9 / Arête nord-est 1 200 m, PD
ALPES PENNINES
Weissmies (4 017 m) p. 72
10 / Arête nord 900 m, AD+, IV
Nadelhorn (4 327 m) p. 86
13 / Nadelgrat par le couloir de la Selle 900 m, AD, III
via Dirruhorn (4 034 m), Hobärghorn (4 217 m) & Stecknadelhorn (4 239 m)
Täschhorn (4 491 m) & Dom (4 545 m) p. 90
14 / Traversée sud - nord 3 km, D, III+
Alphubel (4 206 m) p. 96
15 / Rotgrat 1 000 m, AD+, III+
Allalinhorn (4 027 m) p. 102
16 / Hohlaubgrat et arête sud-ouest 800 m, AD, II
Rimpfischhorn (4 199 m) p. 108
17 / Arête nord 600 m, AD, III
Strahlhorn (4 190 m) p. 112
18 / Traversée de l’arête est 1 300 m, PD+
Nordend (4 609 m) p. 116
19 / Cresta di Santa Caterina 700 m, TD, V
Pointe Dufour (4 634 m) et sommets du Mont-Rose p. 122
20 / Cresta Rey et traversée 700 m, AD+, III
via Punta Giordani (4 046 m), pyramide Vincent (4 215 m), Signalkuppe (4 553 m),
Zumsteinspitze (4 562 m), Parrotspitze (4 434 m), Ludwigshöhe (4 342 m) & Corno Nero (4 321 m)
Signalkuppe (4 553 m) p. 130
21 / Cresta Signal 930 m, D, IV
Liskamm (4 527 m) p. 136
22 / Traversée ouest - est 4 km, AD
via Castor (4 223 m) & Liskamm occidental (4 479 m)
Liskamm (4 527m) p. 142
23 / Face nord-est 700 m, D+
Pollux (4 092 m) p. 146
24 / Arête sud-ouest et face ouest 350 m, PD+, III, ski 45º
Breithorn (4 164 m) p. 152
25 / Traversée d’est en ouest 2,5 km, AD+, IV+
via Breithorn Central (4 156 m), Breithornzwillinge (4 138 m) & Roccia Nera (4 073 m)
4

Cervin (4 478 m) p. 158
26 / Arête de Zmutt 1 200 m, D, III+
Dent d’Hérens (4 174 m) p. 164
27 / Face sud-est et traversée 1 400 m, AD+, II
Dent Blanche (4 357 m) p. 170
28 / Arête sud 900 m, AD, III
Ober Gabelhorn (4 063 m) p. 176
29 / Face sud et traversée 850 m D, IV+
Zinalrothorn (4 221 m) p. 180
30 / Traversée Rothorngrat - Arête nord 1 350 m, AD+, IV
Weisshorn (4 506 m) & Bishorn (4 151 m) p. 186
31 / Traversée de l’arête nord-nord-ouest 1 450 m, AD+, III+
Grand Combin (4 314 m) p. 192
32 / Face nord-ouest 650 m, D-
via Combin de Valsorey (4 184 m), Combin de Grafeneire (4 314 m),
& Combin de la Tsessette (4 135 m)
MASSIF DU MONT-BLANC
Mont Blanc (4 808 m) & aiguille de Bionnassay (4 052 m) p. 200
33 / Traversée ultra-royale 6 800 m, AD, III
Mont Blanc (4 808 m) p. 208
34 / Voie du Pape 1 750 m, PD+
via dôme du Goûter (4 304 m)
Mont Blanc (4 808 m) p. 214
35 / Éperon de la Tournette 1 000 m, AD
Mont Blanc (4 808 m) & pointe Louis Amédée (4 460 m) p. 220
36 / Intégrale du Brouillard 3 500 m, D, IV
via Punta Baretti (4 013 m), mont Brouillard (4 069 m) &
mont Blanc de Courmayeur (4 748 m)
Mont Blanc (4 808 m) p. 226
37 / Arête de l’Innominata 1 000 m, D, V+
via mont Blanc de Courmayeur (4 748 m)
Mont Blanc (4 808 m) & aiguille Blanche de Peuterey (4 112 m) p. 234
38 / Intégrale de Peuterey 4 500 m, TD+, V+
via mont Blanc de Courmayeur (4 748m)
Grand Pilier d’Angle (4 243 m) p. 240
39 / Voie Cecchinel-Nominé 1 400 m, TD+, M4
incluant mont Blanc de Courmayeur (4 748 m) & mont Blanc (4 808 m)
Mont Maudit (4 465 m) p. 248
40 / Arête Kuffner 800 m, D, IV
Mont Blanc du Tacul (4 248 m) p. 252
41 / Arête du Diable 650 m, D, 5a
via Pointe Chaubert (4 074 m), pointe Médiane (4 097 m),
pointe Carmen (4 109 m) & L’Isolée (4 114 m)
Dent du Géant (4 013 m) p. 260
42 / Arête Nord 250 m, D, 5a
Dôme de Rochefort (4 015 m) & Grandes Jorasses (4 208 m) p. 266
43 / Traversée Rochefort - Jorasses 4 km, D, IV+
via aiguille de Rochefort (4 001 m), pointe Marguerite (4 065 m), pointe Hélène (4 045 m),
pointe Croz (4 110 m), pointe Whymper (4 184 m) & pointe Walker (4 208 m)
Grandes Jorasses (4 208 m) p. 276
44 / Voie Colton-MacIntyre 1 000 m, ED, M4+
Les Droites (4 000 m) p. 282
45 / Voie Colton-Brooks 1000 m, ED, M4
Aiguille Verte (4 122 m) p. 288
46 / Arête des Grands Montets 1 000 m, D, IV+
Aiguille Verte (4 122 m) p. 296
47 / Couloir en Y 800 m, D+
Aiguille du Jardin (4 035 m) p. 300
48 / Directe du pilier ouest 500 m, TD+, VII
incluant la Grande Rocheuse (4 102 m)
GRAND PARADIS
Grand Paradis (4 061 m) p. 306
49 / Face nord-ouest 500 m, D, 55º
ÉCRINS
Barre des Écrins (4 102 m) p. 312
50 / Couloir de Barre Noire et traversée 1 000 m, AD, III+, 50º
incluant dôme de Neige des Écrins (4 015 m)
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Mode d’emploi
Itinéraires et style d’ascension
Plus de 60 alpinistes, guides et gardiens de refuge m’ont aidé à choisir
les itinéraires décrits dans cet ouvrage, dont certains comptent parmi
les plus fascinants des Alpes. Ces 50 courses permettent de réaliser
l’ascension des 82 sommets de plus de 4 000 m figurant dans la liste
officielle de l’UIAA.
Bien que je travaille en tant que guide de haute montagne et
photographe, j’ai réalisé la majorité des ascensions avec des amis
et des alpinistes professionnels. De nombreuses photos de ce livre
montrent mes partenaires évoluer sans corde. Tous sont hautement
expérimentés, avertis des risques et à l’aise dans ce genre de terrain.
Cette pratique ne doit cependant pas être considérée comme la norme
et n’est en aucun cas suggérée comme un exemple à suivre !
Conditions
Évaluer les conditions et déterminer si elles sont appropriées est l’un des
facteurs les plus subtils et les plus complexes de l’alpinisme. Souvent
négligée, cette compétence demande des années d’expérience et peut
être particulièrement gratifiante lorsqu’on la maîtrise. Dans chaque
chapitre, j’ai indiqué les conditions que je considère comme optimales
et les descriptions d’itinéraires se réfèrent à celles-ci, ou à celles que
j’ai rencontrées. Dans des conditions défavorables ou inhabituelles, la
plupart des itinéraires seront très différents des descriptions proposées
ici. Les montagnes sont un environnement particulièrement dynamique
et l’accès aux glaciers, l’approche des refuges, les équipements fixes et
les voies entières peuvent donc être modifiés, voire même disparaître.
Avant de s’engager vers un objectif ou de compter sur un bivouac
précis, il est recommandé de contacter les bureaux des guides locaux
pour obtenir des renseignements à jour. Réaliser l’ascension de voies
en préservant style et sécurité demande de la patience pour attendre
les bonnes conditions météo, et nécessite généralement un départ de
très bonne heure. Bien que certaines des voies de ce livre puissent
être gravies toute l’année, d’autres exigent des conditions de glace qui
ne se rencontrent que rarement. Les conditions en montagne évoluent
considérablement d’une année sur l’autre, et encore plus ces dernières
années avec le réchauffement climatique dont les effets sont notables.
J’expose ci-dessous les grandes lignes de l’évolution des conditions
tout au long de l’année. Déterminer quels itinéraires sont appropriés
dans les conditions qui prévalent est un art. Chaque saison a des
répercussions sur l’environnement montagnard.
En hiver : en haute montagne, cette saison se caractérise par des
températures basses, une météo instable, de longues nuits et un
manteau neigeux qui renferme souvent des couches fragiles. Les
chutes de neige abondantes recouvrent progressivement les crevasses
et comblent tous les terrains où la pente est modérée. Les goulottes
de glace se forment rarement en altitude en hiver, car la neige est si
froide et sèche qu’elle se détache des terrains abrupts. Se déplacer en
haute montagne est souvent difficile et les risques d’avalanches sont
considérables, c’est pourquoi il n’est conseillé de s’y engager qu’en
cas de conditions météorologiques stables prolongées. Pour toutes
ces raisons, l’alpinisme hivernal a longtemps été considéré comme
un défi masochiste pour alpinistes endurcis. Cependant, l’évolution
du matériel, plus léger, plus chaud, plus solide et plus sûr, a permis
à plus de gens de grimper plus vite, plus haut et dans des terrains
plus raides, en conditions plus froides. Avec une neige abondante, il
est recommandé de se déplacer à skis ou en raquettes, les itinéraires
les plus appropriés sont alors ceux équipés de rappels pour le retour
au point de départ, ou ceux plus faciles qui peuvent être gravis plus
rapidement en portant des skis légers.
Au printemps : au fur et à mesure que les températures remontent
entre mars et mai, les chutes de neige plus humide commencent à
coller et à s’accumuler sur les terrains escarpés. Après plusieurs cycles
de gel-dégel, cette neige se transforme progressivement en névé
dur. En cours de saison, le manteau neigeux tend à devenir partout
plus stable et, à mesure que les jours s’allongent, le temps s’améliore
généralement. Il s’agit d’une excellente occasion de profiter d’un accès
facilité à skis et de réaliser des ascensions longues mais de difficulté
modérée, skis dans le dos. La période d’avril à la mi-juin est ainsi l’une
des plus propices de l’année avec un vaste potentiel combinant skialpinisme
et alpinisme classique. Le risque de chutes de pierres est
souvent plus faible à cette période de l’année, car les roches sont
stabilisées par la neige et la glace. On observe parfois, après une
succession de tempêtes printanières, de bons placages de glace et
des conditions mixtes idéales. Cependant, il faut garder à l’esprit
qu’une fois que la météo s’améliore les températures ont tendance à
augmenter brusquement, avec des journées longues et un soleil chaud,
il faut alors être rapide pour profiter de ces conditions éphémères.
En été : en saison, l’accès à la montagne est facilité par les remontées
mécaniques dans les stations et par les refuges gardés. Au début
de l’été, la neige se raffermit et fond sur les glaciers, ce qui facilite
progressivement les déplacements à pied. Avec les jours qui s’allongent
et la neige restante qui se détériore rapidement lors des journées
chaudes et ensoleillées, les alpinistes doivent commencer bien avant
l’aube et, autant que possible, redescendre avant que la neige ne se
transforme en un dangereux bourbier. De plus, les itinéraires doivent
être étudiés en détail pour identifier les endroits à risque de chutes de
pierres et la cordée doit tenir un horaire pour les franchir ou faire demitour,
afin de conserver une marge de sécurité acceptable.
Avec le réchauffement climatique, la chaleur estivale semble arriver de
plus en plus tôt chaque année. Au cours des derniers étés, l’isotherme
0 °C est passé fréquemment au-dessus des sommets les plus élevés et les
glaciers ont reculé à un rythme alarmant. Malgré leur apparente solidité,
les plus hautes montagnes des Alpes sont stabilisées par les propriétés de
liaison du permafrost. À mesure que les températures estivales s’élèvent,
des éboulements majeurs se produisent, témoins de la fonte importante
du permafrost à l’intérieur de la structure rocheuse. Pendant les mois
les plus chauds, les chutes de pierres et les éboulements constituent un
danger important. L’été est traditionnellement la période optimale pour
l’escalade en haute montagne, et c’est encore le meilleur moment pour
gravir de nombreuses voies rocheuses classiques. Cependant, si cette
tendance se poursuit, mai et juin, qui s’apparentent maintenant à juillet
et août il y a 50 ans, pourraient devenir la période la plus sûre et la plus
propice pour l’alpinisme.
En automne : les conditions de l’automne découlent en grande partie
de la météo de l’été. Après un été chaud et sec, les montagnes seront
sèches, les rimayes larges et les risques d’éboulement se poursuivront
pendant une grande partie de l’automne, car les montagnes ne se
refroidissent que lentement. Dans ces conditions, les alpinistes doivent
être prudents dans leurs choix d’itinéraires. Cependant, il arrive, lors
d’un été particulièrement orageux, qu’il neige au-dessus de 3 000 m.
En l’absence de vent fort, la neige humide peut adhérer aux terrains
escarpés et se transformer en placages de glace éphémères à la suite
de plusieurs cycles de gel-dégel. Certaines voies mixtes parmi les plus
raides peuvent alors être en bonnes conditions, comme rarement.
Avec des températures plus fraîches, de longues nuits et un bon regel
nocturne, le risque de chutes de pierres diminue. Les conditions stables
de neige et de glace offrent l’occasion parfaite de s’aventurer sur les
parois les plus difficiles des Alpes. À la fin de l’automne, le cycle des
tempêtes hivernales recommence et les vents froids violents assèchent
progressivement les placages de glace formés à l’automne, par
sublimation et érosion mécanique, les grandes faces se retrouvent alors
sèches et en glace noire.
Rocher
Il est courant de trouver une qualité de rocher très variable en haute
montagne. L’action de gel-dégel fend lentement la roche, même le
granite le plus solide. Une roche de piètre qualité peut s’avérer un
danger significatif pour tous les grimpeurs, les pierres pouvant en effet
tomber naturellement ou suite au déplacement d’autres personnes ou
d’animaux. Le risque d’accident peut être limité par le choix de la voie,
une progression prudente et un départ de bonne heure, permettant de
franchir les passages exposés alors que les roches sont stabilisées par le
regel. Pour certains grimpeurs, la qualité du rocher est l’un des principaux
critères de sélection des itinéraires. Beaucoup de voies majeures recèlent
pourtant de parties délitées, mais ce sont alors l’envergure, l’ambiance
et la beauté de la ligne elle-même qui en font la valeur. Cependant,
pour ceux qui débutent en alpinisme et sont plus habitués à l’escalade
en falaise, il est de bon ton d’aborder le rocher avec circonspection et
d’apprendre, avec l’expérience, comment reconnaître les roches instables
et gérer au mieux cet élément omniprésent en montagne. Pour chaque
itinéraire, j’ai décrit sommairement la qualité de la roche rencontrée. Il
faut considérer ceci en fonction de la saison, des conditions de la période
où l’itinéraire est envisagé, du type de course, de l’exposition de la voie
aux chutes de pierres (différente selon si c’est une goulotte, une face, ou
une arête) et de sa popularité. Il faut éviter à tout prix de grimper sous
d’autres cordées (qu’elles soient expérimentées ou non) sur un itinéraire
avec des roches instables. Des départs de très bonne heure garantissent
de ne pas grimper sous d’autres alpinistes et qu’une grande partie de
l’ascension se fera par des températures nocturnes froides. D’autres
tactiques consistent à choisir des itinéraires moins connus, ceux qui ont
12

Tom Coney et Alastair McDowell sur les arêtes de Rochefort au coucher de soleil. Double page précédente : Valentine Fabre et Tom Coney se dirigent vers la pointe Walker des Grandes Jorasses au lever de soleil, après un bivouac sur la pointe Whymper.
de longues marches d’approche dissuadant les foules, ou en évitant de
grimper en haute saison.
Avalanche
Pour l’alpiniste et le skieur-alpiniste qui pratiquent toute l’année, le
danger d’avalanche est peut-être celui qui est le plus délicat à éviter
et dont les risques sont les plus difficiles à évaluer. Après une chute
de neige fraîche, quelle que soit la période de l’année, le risque
d’avalanche augmente substantiellement et décroît dans les jours
suivants en fonction de la température et d’autres facteurs.
Un vent léger peut créer des accumulations de neige beaucoup plus
rapidement que les précipitations elles-mêmes. La quantité de neige
tombée et la présence de vent sont les deux éléments les plus importants
d’une longue liste de composantes impliquées dans l’évaluation du
risque. Le manteau neigeux est particulièrement complexe et sensible
en hiver. Apprécier la stabilité du manteau neigeux requiert des années
d’expérience pour prendre des décisions éclairées et autonomes.
Toutes les voies décrites dans ce livre présentent des pentes
suffisamment raides pour être propices à des avalanches, c’est
pourquoi il faut faire preuve de retenue et de prudence et attendre que
les conditions de neige se stabilisent.
Matériel
Le matériel spécifique ainsi que la longueur de corde nécessaire
pour réaliser l’ascension sont brièvement résumés à la fin de chaque
chapitre. Le port du casque est, dans tous les cas, impératif.
Cotations et longueur
J’ai utilisé le système de cotation alpine français pour décrire la difficulté
globale, suivie de la cotation technique UIAA (chiffre romain), de la
cotation mixte (« M »), de l’inclinaison de la pente pour les descentes à
skis et des cotations d’escalade sportive françaises pour les longueurs
d’escalade. Le système de cotation alpine français est le suivant :
F : facile ; PD : peu difficile ; AD : assez difficile ; D : difficile ; TD : très
difficile et ED : extrêmement difficile.
La longueur de l’itinéraire indiquée fait référence au dénivelé, le plus
souvent calculé de la rimaye au sommet en mètres ou à la distance
parcourue sur une traversée en kilomètres. Bien que cela donne une
indication de l’amplitude de la voie, une inspection détaillée de la carte
révélera plus en détail l’ampleur de l’entreprise.
Acclimatation et condition physique
Tous les itinéraires de ce livre nécessitent une bonne condition cardiovasculaire
et une acclimatation préalable à des altitudes inférieures à
l’objectif envisagé.
Cartographie
Les altitudes et les directions décrites se réfèrent aux données des
cartes Swisstopo en Suisse et dans les zones italiennes frontalières
et aux cartes IGN pour la France. Les données topographiques étant
continuellement mises à jour, les altitudes retrouvées sur des séries de
cartes d’années différentes peuvent varier.
Refuges
Les gardiens de refuge ont une tâche difficile et pas toujours enviable.
Faites de votre mieux pour rester poli, respectez leurs lieux de travail
et ne les jugez pas s’ils vous paraissent de mauvaise humeur. Ayez
conscience que les clients arrivent souvent épuisés et sont capables
de se comporter de façon inconsidérée, ce qui peut mettre à l’épreuve
la patience de quiconque. La plupart des refuges proposent des repas
de qualité et copieux, cependant, il arrive, par endroit, que les portions
de petit déjeuner soient réduites. Il est donc judicieux d’apporter
quelques vivres d’appoint pour éviter les déceptions.
Photos
Toutes les photos de ce livre ont été prises de points de vue terrestres –
aucun drone ou hélicoptère n’a été utilisé à aucun moment. Cependant,
plusieurs dessins sont basés sur de l’imagerie satellite ou des photos
aériennes prises par des collègues.
13

Finsteraarhorn (4 274 m)
4 / Face sud-ouest et arête nord-ouest 1 250 m, PD, II
Le Finsteraarhorn est un sommet d’une grande beauté, ciselé en
une longue crête aux versants abrupts. Sommet le plus haut des
Alpes bernoises, il est encerclé de glaciers sauvages, à une échelle
sans équivalent dans les Alpes. Pour preuve, la carte 1/25 000
« Finsteraarhorn » est la seule qui ne comporte aucune route
goudronnée. En 2001, l’Unesco a inscrit au patrimoine naturel
mondial le site « Jungfrau – Aletsch », ensemble d’immenses
vallées glaciaires inhabitées et de hauts sommets élancés. Le
Finsteraarhorn se dresse à la frontière des cantons du Valais et
de Berne, qui forme également la ligne de partage des eaux avec
d’un côté le Rhône, qui s’écoule vers le sud en Méditerranée, et
de l’autre le Rhin qui se jette en mer du Nord.
La première tentative d’ascension du Finsteraarhorn, en 1812,
est attribuée à Rudolph Meyer et quatre guides, mais il est
probable qu’ils n’aient atteint qu’une antécime. En 1827, Franz
Joseph Hugi, un géologue suisse, fit construire une cabane sur
le glacier Unteraar, à l’est du Finsteraarhorn, afin de faciliter ses
recherches en glaciologie. Son équipe fut la première à démontrer
le mouvement d’un glacier en mesurant le déplacement de rochers
et piquets qu’ils avaient disposés à sa surface. Toujours avec son
équipe il fit de belles ascensions dans la région. En 1829, Hugi et
ses deux guides, Jakob Leuthold et Johann Währen, atteignirent
le col nommé aujourd’hui le « Hugisattel ». À cet endroit, l’arête
se redresse et Hugi, qui s’était fait une entorse de cheville, ne put
poursuivre l’ascension. Leuthold et Währen atteignirent, quant à
eux, le sommet et y passèrent trois heures à construire un cairn
haut de deux mètres. Ce fut, de façon incontestable, la première
ascension de ce sommet.
Comme pour de nombreux sommets reculés des Alpes bernoises,
il est préférable de faire l’approche du Finsteraarhorn à skis, au
printemps. Dès lors, la voie la plus intéressante s’avère être la
voie normale. Depuis le refuge du Finsteraarhorn, celle-ci remonte
le flanc sud-ouest jusqu’au Hugisattel où il faut quitter les skis
et chausser les crampons. La partie supérieure de l’arête nordest
est superbe et mène au sommet par une escalade facile,
quoiqu’exposée.
L’ascension – 29 mars 2017
Après deux tentatives d’ascension du Finsteraarhorn avec des clients,
échouant à cause de conditions neigeuses délicates, j’étais heureux de
trouver cette fois un manteau neigeux dur comme du béton. Quatre jours
après le début d’une série de séances photo, mon énergie commençait
à faiblir. Nous avions enchaîné deux départs très matinaux et mon déficit
calorique s’accroissait chaque jour un peu plus. Je travaillais avec Liv
Sansoz, deux fois championne du monde d’escalade, qui, après sa retraite
des compétitions, s’était tournée vers l’alpinisme, le ski de pente raide
et le BASE jump. J’étais engagé par ses sponsors pour documenter son
ambitieux projet de grimper en une saison tous les 4 000 m des Alpes.
Elle grimpait avec son ami Marco Bernasocchi tandis que je grimpais avec
Valentine, ma compagne.
Vers 2 h 30, nous nous sommes levés avec difficulté. Je mis mes lentilles
de contact, oubliant complètement que je venais juste d’utiliser un
gel désinfectant pour les mains dans les toilettes. Je me frottai alors
vigoureusement l’œil qui commençait à me piquer atrocement et
restait à larmoyer pendant quelques minutes. Ça commençait plutôt
mal ! Nous avions prévu un réveil de bonne heure afin d’arriver au
Huggisattel au lever du soleil. Sur les pentes terminales du glacier,
j’espérais pouvoir retranscrire dans mes photos un équilibre entre les
lumières des frontales et les premières lueurs de l’aube qui éclairaient
les montagnes derrière nous. Un fort vent du nord soufflait et nous
avancions vite pour ne pas prendre froid. Le timing était parfait,
quoiqu’en prenant une photo, je faillis tomber dans une crevasse.
Nous avons atteint le confortable Huggisattel au moment où le
soleil pointait. Cette brèche dans la ligne de crête offrait une fenêtre
incroyable sur le glacier du Finsteraarhorn, situé 1 500 m plus bas.
La ligne de l’éperon nord-est se découpait sur l’horizon ; cette voie
avait un aspect terrifiant, comme c’est souvent le cas des voies vues
de loin. Bien que le panorama soit d’une grande beauté, notre plaisir
était tempéré par le vent glacial qui transperçait nos vêtements. Liv
était frigorifiée et s’efforçait de faire revenir de la chaleur dans ses
pieds et ses mains tout en ajustant avec soin ses crampons. Tandis
que Marco et Liv tentaient de se réchauffer suffisamment pour
attaquer l’arête, je mis en place mon téléobjectif et passai quelques
minutes glaciales à cadrer chaque sommet visible à l’horizon, de
l’Eiger au nord jusqu’au Cervin au sud. Les premiers rayons de soleil
mirent en relief chaque éperon et arête dans l’ensemble du paysage.
À cet instant précieux, ils balayèrent l’horizon de toutes les nuances
allant du rose vif à l’orange. En quelques minutes, cet incroyable
spectacle atteignit son firmament et prit fin.
—
J’entendis parler pour la première fois du Finsteraarhorn par un
ami qui le décrivait comme une aiguille mythique, perdue dans une
contrée sauvage de la Suisse. Quelques années plus tard, alors que
Liv Sansoz et Marco Bernasocchi scrutent le panorama depuis le Hugisattel au lever de soleil. Page de droite : le Finsteraarhorn depuis le Klein Fiescherhorn au coucher de soleil.
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Valentine Fabre sur l’arête nord-ouest. Double page précédente : le versant nord-est du Finsteraarhorn.
Ci-dessus et ci-dessous : Liv et Marco sur l’arête nord-ouest.
je recherchais, pour mon projet sur les 4 000 des Alpes,
quelle serait la meilleure voie sur le Finsteraarhorn, je
tombai sur une description de l’éperon nord-est et je
fus une fois de plus fasciné à l’idée de le gravir.
Bien qu’étant actuellement cotée ED, cette voie fut
parcourue pour la première fois en 1904 par une équipe
incroyable composée de Gustav Hasler et Fritz Amatter.
Leur ascension était particulièrement audacieuse pour
l’époque ; ils grimpèrent en effet des passages rocheux
éminemment raides et un couloir de glace à 70°, avec
des protections rudimentaires et des chaussures à
clous. Ce fut la première grande face des Alpes à être
vaincue et il y eut peu d’ascensions de cette difficulté
durant les trente années qui suivirent. 1
La première tentative sérieuse sur cet éperon est à
divers égards encore plus remarquable. En 1902,
Gertrude Bell (plus connue pour ses missions politiques
au Moyen-Orient) et les frères Fuhrer, Ulrich et Heinrich,
remontèrent sur 800 m avant qu’une violente tempête ne
les pousse à une retraite particulièrement compliquée.
Pris par la nuit, ils durent improviser un bivouac dans
le haut de la voie et descendirent lentement en rappel
le lendemain avec leur bout de corde coupé. Forcés
à un second bivouac sur le glacier, ils mirent plus de
40 heures à s’échapper de la montagne. 2 À cette
époque, les femmes alpinistes étaient encore très rares
et le sport, comme la société en général, profondément
machiste. Être engagée dans une ascension pionnière
d’un tel niveau était sans précédent dans l’histoire de
l’alpinisme féminin.
Dans la même veine, Miriam O’Brien (plus tard Underhill)
réalisa, en 1930, avec les guides Adolf et Fritz Rubi la
troisième ascension de cet éperon. Alpiniste prolifique
et talentueuse, elle avait participé deux ans plus tôt
à la première ascension de la traversée des aiguilles
du Diable au mont Blanc du Tacul. Miriam O’Brien
se distingua par la suite par son plaidoyer pour « un
alpinisme sans homme », en organisant notamment
des ascensions féminines non guidées sur plusieurs
voies d’envergure. Dans les années 1920 et 1930, ce
militantisme scandalisa la communauté des alpinistes.
C’est à la lecture de son récit sur l’ascension du
Finsteraarhorn que je révisai mon intérêt pour l’éperon
nord-est. Elle décrivait en effet : « L’obstacle exaspérant
était la qualité du rocher, qui non seulement escarpé
était aussi friable, aucune prise n’était fiable […] La
seule escalade que j’ai faite à laquelle je ne peux que
penser sans plaisir. Non que ce soit la seule fois que
j’eus peur en montagne, mais ce fut là où j’eus le plus
peur et pendant le plus longtemps. » 3 Son guide,
Adolf Rubi, confirma que « les conditions étaient si
mauvaises, que l’on approcha les limites du possible et
sur plus de 100 mètres, on flirta avec la mort ». 4 Il s’agit
là d’une appréciation très inhabituelle, car la littérature
alpine de l’époque se délectait encore d’un optimisme
stoïque face aux risques et aux dangers.
Le récit par Stephen Venables de son ascension
hivernale du pilier, en 1983, acheva de me détourner
de cette voie. Malgré le froid et le gel, il rencontra
avec son équipe une abondance de rochers délités,
rapportant « avoir marché sur la pointe des pieds sur
un empilement de petites briques » puis, plus haut,
avoir fait face « à un titanesque puzzle de blocs de
gneiss ». 5 À cette époque, j’avais vu passer tant de
projectiles de gneiss, granite et calcaire que l’idée
même d’aller sur cet éperon devenait totalement
déplaisante. Pourtant fascinants, ces récits
m’incitèrent à chercher une voie plus raisonnable
pour parvenir au sommet du Finsteraarhorn.
—
Quand Liv retrouva enfin quelques sensations
dans les mains, nous nous sommes mis en route
sur l’arête. C’était l’heure idéale pour prendre des
photos, mais j’étais un peu frustré de constater que
la voie suivait l’arête sur son versant ouest, encore
dans l’ombre. L’escalade ne présentait pas de risque
particulier, aussi nous avons évolué sans corde. John
Hardy rédigea un rapport de la première ascension
britannique en 1857, à une époque où les techniques
pour guider et gérer l’encordement étaient encore
rudimentaires. Il rapporte ceci : « Après avoir
remonté les longues pentes du glacier, nous nous
étions désencordés et lorsque je suggérais à [mon
guide Auguste] Simond qu’il serait bon de remettre
la corde, je fus reçu avec la réponse surprenante que
celle-ci serait pire qu’inutile ici et que le poids d’un
malheureux qui glisserait entraînerait les autres dans
sa chute. “Non, Monsieur”, dit-il, “ici, chacun pour
lui-même !” [sic] ». 6
Dès le début de l’arête, Valentine se faufila devant
moi, me laissant chercher des points de vue
intéressants pour prendre des photos. Je marchai
devant Liv et Marco, tentant désespérément de
trouver des endroits où ils grimperaient au soleil sur
l’arête. Comme ces occasions étaient rares, je dus
leur demander de refaire quelques passages afin d’en
tirer profit, petit manège qui est en général rarement
nécessaire et que j’essaie d’éviter. L’arête alternant
petits gendarmes et blocs partiellement recouverts
de neige, je m’évertuais à trouver des astuces pour
faire ressortir les alpinistes sur l’image.
Malgré tout, une heure nous suffit pour atteindre le
sommet où enfin le soleil commença à atténuer la
morsure du vent glacial. Le sommet étant exigu, nous
avons commencé à descendre dès l’arrivée d’une
autre cordée. Ma mission photo terminée, je réalisais
enfin combien j’étais épuisé par l’enchaînement de
nuits courtes et de longues journées de travail. Sur
le chemin du retour vers Fiesch, alors que la chaleur
commençait à se faire sentir et que je peinais dans la
remontée vers la Grünhornlücke, je pensai, admiratif,
à Liv et Marco qui restaient deux jours de plus pour
enchaîner plusieurs 4 000.
Des alpinistes dans l’ascension de l’arête nord-ouest. Au loin, Grindelwald.
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Finsteraarhorn (4274m)
Conditions
L’arête sommitale peut être parcourue dans
des conditions variées de neige - mixte en
hiver et au printemps et rocheuse en été.
Cependant, la longue approche glaciaire est
plus facile à skis lorsque le glacier est bien
bouché et le manteau neigeux stable, ce que
l’on retrouve en général d’avril à juin. Le rocher
est de qualité correcte.
Approche
Plusieurs options :
a) Depuis le train de la Jungfraujoch, descendre
jusqu’à Konkordiaplatz. Se diriger ENE au
niveau de Konkordiahütte pour atteindre la
Grünhornlücke. Redescendre vers la cabane du
Finsteraarhorn ; b) depuis Fiesch, prendre les
remontées pour Fiescheralp puis Talegga afin
de gagner Märjelensee. Remonter le glacier
d’Aletsch jusqu’à Konkordiaplatz et suivre a).
Itinéraire
Depuis la cabane du Finsteraarhorn, remonter
au N pour traverser un éperon rocheux au
pt 3 617 m. Poursuivre au NE vers le Huggisattel.
Remonter l’arête NO jusqu’au sommet.
Descente
Par le même itinéraire.
Matériel
Corde 30 m, 1 piolet, crampons, coinceurs et
sangles, matériel de sécurité sur glacier et de
ski-alpinisme.
Dessin de la face sud-ouest du Finsteraarhorn vue depuis l’Aletschhorn. Page de gauche : Valentine sur l’arête nord-ouest du Finsteraarhorn.
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Signalkuppe (4 553 m)
21 / Cresta Signal 930 m, D, IV
La Signalkuppe ou Punta Gnifetti est sans doute plus connue pour
son refuge le plus haut d’Europe, la cabane Margherita, qui ouvrit
en 1893. Depuis la Suisse, son sommet semble n’être qu’un petit
dôme de neige parmi les autres sommets éparpillés sur le plateau du
Mont-Rose. Depuis l’Italie en revanche, il apparaît comme le point
culminant d’une immense face est, l’une des plus imposantes des
Alpes. La Cresta Signal désigne la longue arête qui remonte toute
cette face en son milieu jusqu’au sommet, séparant les sauvages
et belles vallées d’Anzasca et de Sessia. Avec une vue dégagée,
sans aucun sommet aussi haut sur plus de 2 000 km vers l’est, le
panorama est impressionnant. Cette arête est le terrain de jeu rêvé
du photographe. Aux premières lueurs de l’aube, les jeux d’ombres
et de lumières de chaque côté de la crête sont exceptionnels avec
une palette étonnante de formes, de couleurs et de tonalités.
En 1887, Harold Topham, guidé par le célèbre guide de Saas-Fee
Aloys Supersaxo, fit la première ascension de ce joyau sauvage et
ésotérique. Pour les standards alpins de l’époque, le Val Sessia était
isolé et loin de tout, et le reste toujours à ce jour. Du fait de son
accès difficile, la Cresta Signal est un objectif qui a peu de risque
de devenir très fréquenté et c’est l’un de ses nombreux attraits. Sa
ligne parfaite, dans cet environnement fantastique, en fait une des
voies les plus exceptionnelles des Alpes. Une fois arrivé à la cabane
Margherita, vous rejoignez sans transition les foules démocratiques
de l’alpinisme moderne, il faut donc savourer l’ambiance de
cette voie et les perspectives qu’elle offre plutôt que de courir
aveuglément vers le sommet.
L’ascension – 25 avril 2018
plus très sûr de ma motivation ; je venais en effet à peine de terminer
une aventure non-stop de 32 heures à travers le massif du Mont-
Blanc la veille au matin. Tandis que Valentine conduisait, je tentais de
dormir et de récupérer. Nous sommes arrivés tard à Alagna et avons
trouvé un parking calme pour dormir à l’arrière de notre camionnette.
J’espérais secrètement que quelque chose surviendrait pour me
sauver de ma drôle d’idée.
J’envisageais un départ à 4 heures, mais réveillé à 3 heures, je constatai
qu’il faisait déjà chaud. J’ai donc réveillé Valentine, lui suggérant un
départ immédiat pour gagner du temps, car les pentes de neige sous
le refuge Resegotti pouvaient devenir dangereuses avec la chaleur.
Avant de nous mettre en route, je dus panser mes pieds en lambeaux ;
malgré ces précautions, la douleur lancinante des chairs laissées à vif
par les ampoules ne me quitta pas pendant les deux jours suivants.
Nous nous sommes mis à marcher dans la nuit, passant quelques jolis
hameaux de vieux chalets. Ce fut assez pénible pendant la première
heure, car nous devions fréquemment déchausser les skis dans une
neige pourrie qui ne couvrait que partiellement le chemin. Une fois
que nous sommes sortis des bois, la neige devint plus ferme, mais il
y avait là les restes d’avalanches apocalyptiques, des amas de neige
entremêlés de rochers et de branches.
Nos peaux de phoque ripaient sur cette neige glacée, il fallut lutter
pendant une heure en déchaussant fréquemment pour avancer jusqu’à
ce qu’enfin le soleil arrive et ramollisse la surface neigeuse. Trente
minutes plus tard, alors que nous traversions une large pente, Valentine
m’alerta en criant. Je me retournai et vis arriver une pierre de la taille
d’un ballon de football qui dévalait la pente dans ma direction. J’essayai
de l’éviter, mais elle vint s’écraser sur ma chaussure de ski gauche qui
Après avoir laissé une partie de mon courage et de mon endurance dans
la traversée intégrale du massif du Mont-Blanc les jours précédents,
je ne réalisais pas à quel point j’étais fatigué mentalement et
physiquement. Être en montagne par obligation était, pour moi, un des
inconvénients du métier de guide. Pourtant, j’avais parfois l’impression
que la liste arbitraire des courses que je m’étais concoctée pour mon
projet des 4 000 des Alpes m’avait insufflé le sens d’un devoir. L’idée
de Jim Perrin que nous allons en montagne « pour tout ce qu’elles
apportent à notre conscience » 1 me convient mieux que la conclusion
évasive de Mallory que nous escaladons les montagnes « parce qu’elles
sont là » 2 . Mon projet touchait à sa fin et je sentais que les circonstances
me forçaient la main. Je me soumettais au hasard de la météo plutôt
qu’à une volonté délibérée.
Tandis que nous préparions nos sacs par un bel après-midi pour partir
à Alagna, j’étais accablé par une fatigue extrême qui n’avait pas sa
place dans mon plan pour les deux prochains jours. En effet, le matin
même, j’avais vu, avec presque un brin de déception, qu’il ferait
beau. Il fallait que je me repose et pourtant je me mettais à imaginer
de nouveaux plans. En quittant une fois de plus la maison, je n’étais
Valentine Fabre au refuge Resegotti. Page de gauche : Valentine sur la Cresta Signal à l’aube.
Double page précédente : versants ouest du Breithorn, du Mont-Rose et du Liskamm depuis l’aiguille de Tré la Tête.
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heureusement me protégea de l’impact. Cette alerte, à un endroit qui
semblait pourtant sans risque, nous secoua tous les deux. Ce n’est que
quelques heures plus tard, alors que j’enlevais mes skis pour remonter
le couloir rocheux final, que je remarquai que le caillou avait bel et bien
cassé mon ski en emportant un grand morceau de carre.
Dans la soirée, tranquillement assis dans le refuge, perché en haut
d’une falaise avec une vue imprenable, je sentis que je devais profiter
de ce nid d’aigle et savourer toute la beauté du spectacle. Cependant,
à cause de la fatigue mentale bien plus que de l’engagement modeste
de la voie, j’étais agité, inquiet de ce qui nous attendait, incapable
d’apprécier ce moment. En observant l’arête, rien ne suggérait une
grande difficulté, mais je n’arrivais pourtant pas à me débarrasser de
cette tension profonde qui me prenait aux tripes et que je commençais
à bien connaître. Je la ressentais d’autant plus lorsque je grimpais avec
Valentine. Grimper en couple a ses avantages et ses inconvénients :
nous partageons en montagne des expériences très fortes, mais avec
la peur de ce qui pourrait arriver à l’autre. En montagne, j’exprime
rarement ces peurs, car, tout grimpeur le sait, la peur est contagieuse.
C’est pourquoi je m’assis, écrivis et ressassai mes pensées.
Valentine sur la Cresta Signal au lever de soleil.
Est-ce qu’inéluctablement ces inquiétudes face à la mort grandissent
d’année en année au point d’écraser la passion des gens pour la
haute montagne ? À part quelques rares vieux lions, il semble que la
plupart d’entre nous sont destinés à retourner progressivement dans
les vallées avec le souvenir d’actions et d’aventures, polies comme les
galets par les déferlantes. À ce moment précis, la seule chose que je
voulais était d’être en bas, dans la vallée, en sécurité, de retourner chez
moi pour me reposer et rêver. Le paradoxe était que nous pouvions
en effet passer une nuit tranquille, et simplement redescendre au petit
matin jusqu’à la voiture. Mais je savais qu’en réalité, au lieu de cela,
nous nous lèverions à deux heures pour parcourir, dans l’obscurité, une
arête exposée et que je resterais tendu jusqu’à ce que les premières
lueurs de l’aube commencent à exciter mon imagination et que ma soif
d’images ne m’envahisse.
Tout se déroula comme je l’avais prévu. À 3 h 30, une fois la porte en bois
gondolée du refuge bien refermée, nous avons commencé à remonter
l’arête en cramponnant d’un pas silencieux et régulier dans l’obscurité.
Nous étions, cette année, les premiers sur la voie, mais l’arête était en
excellente condition. Sur la gauche, le versant sud, la neige était ferme,
sculptée, consolidée tandis qu’à droite, elle était froide et douce. Au
loin, on voyait quelques frontales de grimpeurs égarés dans la face est.
Ils semblaient se diriger vers le couloir Marinelli et étaient à la même
altitude que nous. Aux premières lueurs de l’aube, deux heures plus
tard, alors que nous avions gravi au moins quatre cents mètres, ils ne
semblaient pas avoir beaucoup progressé. Je m’inquiétais pour eux car,
avec le soleil, les chutes de pierres commenceraient.
Quand le soleil nous éclaira enfin sur l’arête, je ressentis un intense
soulagement qui balaya mes peurs initiales. Soudain, le monde
redevenait un endroit magnifique. En l’espace d’un instant, je passais
de la sensation d’être pris au piège de mes ambitions à un sentiment
de liberté exaltant. C’est cette expérience, éphémère, mais intense de
beauté et de liberté qui me pousse à revenir en montagne encore et
encore, comme envoûté par un rituel masochiste. Ce rituel est l’expression
de l’emprise de la montagne sur moi ou plutôt des idées puissantes que
l’on projette sur ces ensembles de roches et glaces. J’avais enfin remisé
mes peurs dans un recoin de mon esprit et je commençais à m’enivrer
de notre incroyable exposition et du déploiement complexe des parois
Valentine approche du sommet de la Cresta Signal.
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Valentine dans la rampe neigeuse après le mur jaune.
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Liskamm (4 527 m) & Castor (4 223 m)
22 / Traversée ouest - est 4 km, AD
Le Liskamm se tient au centre d’une des plus gigantesques lignes
de crête des Alpes. Cette chaîne de montagnes marque la frontière
italo-suisse et s’étend sur 13 km du Breithorn au Mont-Rose en ne
passant que deux fois sous la barre des 4 000 m. Sur son versant
nord-est, le Liskamm présente une impressionnante face de 1 000 m
de haut parée d’imposants séracs.
Ce sommet se fit tristement connaître sous le nom de « mangeur
d’hommes » après que de nombreux alpinistes trouvèrent la mort
en passant au travers de ses corniches. À la fin des années 1970,
Michel Vaucher, sans doute un peu présomptueux, écrivit dans
son topoguide que ce sommet est « souvent débonnaire » 1 . Pour
parcourir le Liskamm en traversée, de bonnes conditions de neige
et de glace sont essentielles, et « débonnaire » n’est pas le premier
adjectif qui me vient à l’esprit quand je pense à cette course ! Bien
qu’il n’y ait pas de difficulté particulière, c’est une arête longue et
engagée et comme beaucoup de voies cotées AD 2 , le sérieux de
l’entreprise n’est pas proportionnel à la cotation.
Cette voie esthétique serpente en équilibre sur la frontière et votre
sécurité réside dans la sûreté de vos pieds et l’utilisation efficace de
vos crampons pour vous éviter une glissade dramatique. D’énormes
corniches empêchent souvent de se placer de part et d’autre de
l’arête pour enrayer une éventuelle chute et on peut alors se poser
la question de l’utilité de la corde. Malgré ces mises en garde, cette
traversée se classe parmi les beaux itinéraires alpins, tous niveaux
confondus, et marque une étape importante dans la carrière de tout
alpiniste. À une telle altitude, le panorama est sublime dans toutes
les directions et, par temps clair, vous pouvez voir presque tous les
hauts sommets des Alpes.
Il est possible de commencer la voie par la traversée du Castor.
Comme son petit jumeau le Pollux, il est souvent éclipsé par ses
illustres voisins. Cependant, la traversée du Castor offre au novice
l’un des plus beaux itinéraires « faciles » en haute montagne.
L’ascension – 27 mai 2017
J’avais le sentiment que j’aurais dû faire cette voie il y a longtemps,
et qu’elle aurait pu être une étape dans ma progression d’alpiniste. Je
m’attendais à ce qu’elle soit belle, élégante et exposée, mais je n’avais
pas anticipé ma terreur continue en effectuant cette ascension avec
ma compagne. La course se déroula sans aucun problème, cependant
l’arête, délicate, demanda une attention soutenue et une précision à
chaque pas pendant des heures. Le risque semblait en effet bien plus
concret que tous les idéaux que je recherchais en montagne. Valentine
avoua plus tard avoir eu les mêmes inquiétudes en me voyant m’exposer
pour prendre des photos.
Après avoir étudié les prévisions météorologiques pendant toute la
matinée, nous sommes arrivés à Zermatt en début d’après-midi. Les
rues étaient plongées dans une chaleur étouffante et il flottait une
odeur âcre de transpiration des touristes qui cuisaient au soleil. Nous
avons retrouvé un air plus frais au Klein Matterhorn et nous avons gagné
à skis le bivouac Rossi e Volante. Plus tard, dans la soirée, nous nous
sommes autorisés une petite excursion au Pollux. Les chaussons de mes
chaussures de ski étaient tellement trempés de sueur que je craignais
que mes pieds gèlent le lendemain. J’ai tenté de les faire sécher en
dormant avec, mais c’était peine perdue !
À 2 h 30, j’ai allumé le réchaud, fait chauffer du thé et me suis forcé à
manger mon porridge sirupeux. Nous avons quitté le bivouac une heure
plus tard pour rejoindre à skis le glacier. La neige était dure et glacée,
mais il n’y avait pas de vent. Après avoir traversé sous la face sud du
Pollux, nous avons remis les peaux en direction du Castor, jusqu’à ce que
la neige cède la place à la glace et que je commence à glisser en arrière.
Les skis sur le sac, nous avons alors remonté la trace faite par d’autres
la veille dans la neige molle. Le jour s’est montré, éclairant le ciel, au
moment où nous attaquions l’arête sommitale. Comme il restait encore
trente minutes avant le lever du soleil, j’ai négocié avec Valentine cette
petite attente fraîche et imprévue sur l’arête pour prendre les photos
que je voulais. Enfin, l’ombre de la Terre a commencé à se dessiner bien
au-dessus de l’horizon et juste au-dessous, on pouvait voir une première
et mince bande lumineuse aux allures d’arc-en-ciel.
Je pris des photos en rafales, avec une pointe de culpabilité, car
Valentine dut attendre dans le froid pendant que je me livrais à ma
passion. Je passai encore dix minutes de plus, à plat ventre dans la
neige ou me déplaçant rapidement pour recadrer les sommets et
capturer les jeux de lumière. La courte arête ensoleillée nous mena
au sommet du Castor. Les vallées italiennes étaient baignées dans
Valentine Fabre sur l’arête nord du Castor au lever de soleil. Page de droite : vu depuis la dent d’Hérens, le flanc ouest du Liskamm s’embrase au coucher de soleil.
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une mer de nuages qui s’étendait sur toute la plaine du Pô. La descente de l’arête sud-est
nous conduisit au Felikjoch, puis à la partie occidentale du Liskamm.
Une fois le sommet occidental franchi, l’arête se rétrécit en un fin aileron de neige
caractéristique qui fait la réputation de la voie, avec d’un côté une corniche et de l’autre, un
vide effroyable. La crête neigeuse se termine par une partie rocheuse effilée, composée de
petits ressauts sur lesquels on trouvait encore ce jour-là un peu de neige hivernale. Je tentai
de m’imaginer là, avec les souliers cloutés que portaient Jakob Anderegg et Franz Biner.
Les deux guides avaient effectué, avec leurs clients Leslie Stephen et Edward North Buxton,
la première traversée de cette arête dans le sens ouest-est en août 1864. « L’arête entre le
sommet occidental et le vrai sommet est très coriace », nota Buxton, « et ne serait guère
possible sans une combinaison favorable de circonstances. » 3 Cette arête reste délicate en
crampons, y aller en chaussures à clous fut sans aucun doute un exploit audacieux.
Valentine continua en tête sur l’arête pendant que je prenais des photos, perché sur un rocher.
Plus loin, les ressauts rocheux sont particulièrement exposés ; la face nord plongeait sous nos
crampons qui crissaient sur les rochers, nos mains fermement agrippées sur l’arête. Bien plus
bas, nous pouvions voir de minuscules silhouettes progressant lentement dans le labyrinthe
crevassé du Grenzgletscher, que nous allions emprunter plus tard. La partie rocheuse
s’achève abruptement par un pas plus raide pour atteindre une pente glacée exposée sud.
Prudemment, nous avons traversé pour regagner le fil de l’arête, puis nous avons gravi les
pentes faciles qui mènent au sommet oriental, sommet le plus haut du Liskamm.
Le sommet sur lequel nous nous tenions avait été tenté par au moins trois équipes anglaises,
chacune échouant en raison de conditions météorologiques ou de neige difficiles, avant sa
première ascension en 1861 par l’arête est. Lors de cette ascension, l’équipe de huit alpinistes
anglais était accompagnée de cinq guides, dont le chef était Peter Perren. Très conforme
aux stéréotypes de l’époque, le récit de John Frederick Hardy publié dans l’Alpine Journal
donne un aperçu des principes de base qu’avaient alors les alpinistes anglais. Il est regrettable
qu’il n’y ait presque aucun écrit des guides de cette période 4 et que les récits disponibles
ne rapportent principalement que le point de vue des clients. Bien que les alpinistes anglais
aient été à la remorque de leur équipe de guides affairés, l’ascension est traditionnellement
attribuée à Hardy et ses compagnons au détriment des guides. Les alpinistes anglais de cette
époque se considéraient comme des chefs militaires aux commandes de troupes à déployer
pour tracer un chemin sur la montagne. Comme l’indique Leslie Stephen : « L’amateur doit être
un commandant en chef ou un secrétaire de guerre, mais doit rester prudent dans la direction
personnelle de toute action. » 5 Hardy, dans la même rhétorique, écrivit : « Et maintenant en
route pour l’assaut final. La pente devient plus raide et plus étroite […] la neige est toujours plus
dure ; tailler les marches du pied seul ne suffit plus, il faut constamment se servir de la hache. » 6
Bien entendu, cet « assaut » et ces marches qu’il décrit ne lui reviennent pas. C’est en effet
Perren qui taille les marches avec sa hache et Franz Lochmatter, son second, qui les améliore.
Valentine remonte la face nord-ouest du Castor à l’aube.
Juste avant d’atteindre le sommet, Perren demande à Hardy s’il aimerait être le premier à
le fouler. « Oh bien sûr ! », répond Hardy. « Et aussitôt [Perren] s’écarte et je me retrouve au
sommet au-dessus de tout, 14 889 pieds au-dessus du niveau de la mer. Arrive ensuite le reste
des conspirateurs qui se pressent, impatients, sur le minuscule plateau. [Un des guides] sonne
un hymne allemand qui résonne clairement et agréablement dans l’air calme, jusqu’à ce que,
sur un signe de Perren, il se change en “God save the Queen” et s’amplifie de quatorze voix
éclatantes. [...] Cet ancien et noble hymne remplit nos cœurs anglais de pensées heureuses
pour notre foyer et notre patrie, ainsi que pour les personnes au cœur chaleureux qui se
réjouiront de notre succès. » 7
Il va sans dire qu’il n’y avait aucune femme parmi les membres de cette équipe, car très peu
d’entre elles avaient l’audace d’aller à l’encontre de toutes les conventions de l’époque pour
pratiquer l’alpinisme. Les dernières lignes du récit de Hardy donnent un aperçu éloquent du
rôle de soutien attribué aux femmes : « Le bon accueil (de l’aubergiste), et les chaleureuses
félicitations de nos amis anglais, en particulier des dames (qui – Dieu leur pardonne d’être
de chères créatures inconstantes ! – vous prient toujours de ne pas prendre de risque et
sont toujours ravies quand elles pensent que vous leur avez désobéi), ont apporté à ce jour
plaisant une conclusion des plus agréables. » 8
Valentine sur la traversée du Liskamm. Page de gauche : Valentine descend l’arête sud-est du Castor au lever de soleil.
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Cervin (4 478 m)
26 / Arête de Zmutt 1 200 m, D, III+
Liv Sansoz et Julien Irilli approchent du Nez de Zmutt. Double page précédente : la face ouest du Cervin au coucher de soleil depuis la dent d’Hérens.
Le Cervin est probablement le sommet le plus facilement
reconnaissable au monde. C’est cette pyramide abrupte, un peu
de guingois, que les enfants tracent lorsqu’ils veulent dessiner une
montagne. Sa forme emblématique et sa réputation acquise après
le drame de sa première ascension en font un objectif alpin majeur
et très recherché en Europe. L’attrait du Cervin est tel que les gens
sous-estiment souvent le sérieux de son ascension et se précipitent
sur la montagne, mal préparés. Sur l’arête du Hörnli, la qualité
du rocher est cependant tellement moyenne et l’itinéraire si peu
évident que la plupart des alpinistes inexpérimentés prennent vite
conscience de leurs lacunes et font demi-tour.
Plus de 150 ans après la première ascension, cette montagne reste
un défi d’envergure pour un alpiniste. Les voies populaires ont été
équipées de cordes fixes et nettoyées des rochers instables par le
passage de milliers d’alpinistes. Néanmoins, dès que vous déviez de
la voie de quelques mètres, la qualité du rocher laisse à désirer. De
nos jours, on trouve sur l’arête du Hörnli tous les acteurs possibles
du grand « cirque » de l’alpinisme : des guides locaux maîtrisant
l’itinéraire aux grimpeurs inexpérimentés qui tirent des longueurs
sur les 1 200 m de dénivelé, un spectacle éminemment varié !
Chaque fois que je pose un pied sur le Cervin, je suis ébahi par la
ténacité et le culot de ceux qui s’y risquèrent pour la première fois
au xix e siècle. Malgré mes réserves envers l’arête du Hörnli, bien
trop fréquentée à mon goût, le Cervin est un excellent objectif
alpin. L’arête de Zmutt en particulier offre un itinéraire qui colle
bien avec l’image emblématique que l’on se fait du sommet.
En 1865, lors de la première ascension du Cervin par Whymper
et son équipe, la plupart des grands sommets des Alpes avaient
été conquis. En 1875, Leslie Stephen écrivait : « Ayant moimême
eu la chance de faire des ascensions alpines tant que les
premières étaient encore possibles […] le Cervin n’aurait jamais
pu être conquis si M. Whymper et les autres n’avaient appris,
par des expériences prudentes et bien conduites, à surpasser les
dangers liés à l’imaginaire. » 1 Stephen a énormément écrit sur
les dangers de l’alpinisme – l’engagement, les chutes de pierres
et de glace, les chutes en paroi et en crevasses. Il soutenait
cependant que la principale barrière en alpinisme était celle de
l’esprit : « Il n’y a pas de réelle différence entre les montagnes,
exceptées celles qui résultent de notre imaginaire, les montagnes
inconnues étant toujours plus imposantes que celles qui nous sont
devenues familières. » 2 Ceci est sans doute exagéré, cependant
tout grimpeur s’accordera à dire qu’une voie apparaît parfois
plus difficile qu’elle n’est vraiment. J’ai d’ailleurs souvent été
intimidé en regardant le redoutable nez de l’arête de Zmutt. Je
me demandais comment on pouvait surmonter cet obstacle alors
que la voie n’était cotée que « difficile ».
Une fois les plus hauts sommets gravis par la génération de
Stephen, un changement de paradigme était nécessaire pour que
les Alpes retrouvent leur intérêt. La première ascension de l’arête
de Zmutt en 1879 par Albert Mummery avec les guides Burgener,
Gentinetta et Petrus, fut l’aube d’une ère nouvelle de l’alpinisme.
Mummery était le précurseur d’un mouvement qui prouva qu’il
y avait encore de la place pour de nouvelles voies d’alpinisme.
Le défi ne consistait plus à conquérir des sommets vierges, mais
à tracer sur ces derniers des voies de plus grande difficulté. Ce
mouvement est toujours d’actualité, chaque génération inscrivant
son empreinte dans les espaces laissés vierges par les précédentes.
Le jour même de l’ascension de l’arête de Zmutt par Mummery,
William Penhall, guidé par Ferdinand Imseng et Ludwig Zurbrücken,
gravit une voie plus directe et plus difficile sur la face ouest du
Cervin rejoignant la partie supérieure de l’arête de Zmutt. Ils
remontèrent la partie finale et atteignirent le sommet une heure
après Mummery. Penhall écrivit ensuite :
« Avant de quitter Zermatt, j’avais entendu dire que des
négociations avaient déjà été engagées avec le Club alpin suisse
en vue de la construction d’une cabane sur l’arête de Zmutt. Si cela
se fait, des cordes seront à coup sûr placées aux passages délicats
et l’itinéraire sera bientôt souillé par les mêmes débris de verre
et de boîtes de sardines qui sont la honte de la voie nord [Hörnli].
Essayons de garder un versant du Cervin pour ceux qui admirent
véritablement la plus belle montagne des Alpes et qui aiment
la gravir uniquement pour elle-même, et nous pourrons ensuite
laisser les autres arêtes être équipées, si nécessaire, de chaînes et
d’échelles de haut en bas. » 3
La prophétie de Penhall ne s’est pas entièrement réalisée ;
cependant, en 1997, le bivouac « Lonza », doté de 24 lits, fut
toutefois érigé à la base de l’arête de Zmutt 4 . L’intention était
d’offrir un abri tranquille et de permettre une approche sûre
de la voie, en évitant la traversée exposée depuis la cabane du
Hörnli. Les chaînes et les échelles n’ont jamais été installées et
l’arête de Zmutt offre encore une aventure longue et engagée
sur le versant le plus sauvage de la montagne. Malheureusement,
quatre ans après son installation, le bivouac « Lonza » a été
détruit, par une avalanche ou par des vents violents, et n’a pas
été reconstruit depuis.
L’ascension – 17 juin 2017
Après avoir découvert que les remontées mécaniques étaient fermées,
Julien Irilli et moi avons loué des VTT électriques pour remonter plus
rapidement les pistes forestières. Nous grimpions avec Liv Sansoz qui
était à la moitié de sa course aux 4 000 m sans recours aux remontées
mécaniques. Nous l’avons retrouvée à Schwarzsee, et après avoir
caché les vélos, nous nous sommes mis en route ensemble pour la
cabane du Hörnli. Malgré un bulletin météo clément, il était évident
qu’un vent fort soufflait en altitude. Les nuages se déplaçaient et
tourbillonnaient si rapidement qu’on avait l’impression de voir un film
en accéléré. Je fus également surpris de voir à quel point il restait peu
de neige et de glace sur la face nord au tout début de l’été. Quelques
semaines plus tôt, j’avais pu observer le coucher de soleil depuis la
dent d’Hérens et j’avais noté que le Cervin était bien enneigé. Quinze
jours caniculaires avaient dépouillé le Cervin de son manteau blanc.
Pour gravir l’arête de Zmutt en sécurité, il était impératif qu’il y ait de
la neige sur la face ouest et je commençais à me demander s’il n’était
pas trop tard.
À la cabane du Hörnli, l’agitation était à son comble, évoquant celle
d’une fourmilière, et les vingt lits du local d’hiver étaient presque tous
occupés. Une cordée de trois Polonais préparait son matériel. Les
voyant lourdement équipés de piolets techniques et de matériel de
protection en quantité, je leur ai demandé où ils comptaient aller. J’ai
été étonné d’apprendre qu’ils avaient l’intention de se lancer dans
la voie Schmid sur la face nord, une ligne qui suit des rampes raides
de rochers brisés qu’il vaut mieux gravir lorsque la neige et la glace
stabilisent l’ensemble. La voie étant presque entièrement dépourvue
de neige et de glace, leur entreprise ressemblait plutôt à une mission
suicide. Mais après leur long périple depuis la Pologne uniquement
pour gravir cette voie, il était impossible de les en dissuader. Leur
leader rétorqua : « La montagne c’est toujours dangereux. Les
chutes de pierres, c’est juste un risque ! » J’insistai encore, mais,
réalisant qu’aucun argument ne les persuaderait de renoncer, je
retournai terminer mon repas lyophilisé. Nous nous sommes mis au
lit rapidement après avoir préparé nos sacs. Le vent hurlait toujours
autour de la cabane lorsque nous avons mis notre réveil à 2 h 30, en
espérant qu’il se serait alors atténué.
Pendant la nuit, certaines rafales étaient si fortes que le refuge
entier vibrait, et à 2 h 30 la décision de ne pas partir fut évidente.
Vers 4 heures en revanche, le vent était retombé et tout était calme.
Je réveillai Julien pour qu’il aille dehors et confirme mon sentiment.
Après un rapide petit déjeuner, nous avons démarré à 4 h 30. Il faisait
à peine froid, mais comme la nuit était claire, il y avait un bon regel.
Une fois descendus sur le glacier, nous nous sommes hâtés de franchir
la barre rocheuse qui donne accès au plateau supérieur. Avec notre
départ tardif, l’horizon s’éclairait déjà et le soleil toucha le sommet
alors que nous traversions sous sa face nord. Nous nous sommes
encordés pour traverser le glacier et avons retiré la corde une fois
arrivés au pied de l’arête de Zmutt. Je remarquai avec inquiétude que
le soleil nous rattrapait rapidement. Il nous atteignit alors que nous
terminions la traversée du glacier. Quelques minutes plus tard, des
pierres fusaient sur les pentes que nous venions de passer.
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Heureux d’être hors de la ligne de tir, nous poursuivîmes notre
traversée, contournant une arête secondaire pour remonter les
pentes glacées menant aux premiers rochers de l’arête de Zmutt.
Dans son récit de la première ascension de 1879, Albert Mummery
décrit les dents de Zmutt : « Vues de Zermatt, [elles] se détachent
nettement dans le ciel. Nous grimpâmes une pile de rochers
branlants maintenus par le gel. Après la troisième dent, nous fûmes
arrêtés par une brèche profonde. » 5
Liv, Julien et moi avons parcouru cette première partie sans corde
jusqu’à cette brèche. De là, nous avons fait un rappel puis contourné
prudemment la base du gendarme suivant. Une prise de pied cassa
sous mon poids ; mon cœur bondit lorsque le bloc jaillit dans les
airs et s’écrasa 800 m plus bas sur le Tiefenmattengletscher encore
dans l’ombre. Après les dents de Zmutt, l’escalade semblait bien
plus inquiétante.
Julien et Liv dans le passage de la barre rocheuse sur le Matterhorngletscher. Ci-dessous : Julien et Liv remontent le Matterhorngletscher.
Mummery évoque ensuite « une pente d’aspect déplaisant, un
socle de rochers pourris recouverts de glace, cachés par une neige
poudreuse. Plus haut, cette pente se raidissait jusqu’à devenir presque
verticale. Nous savions que cette pente déciderait de la poursuite ou
de l’abandon de l’ascension. » 6 Heureusement cette « pente », ou
plutôt cette arête, a été bien nettoyée avec le temps et une belle
escalade nous mena sur une épaule surplombant la face ouest. Je
pris la tête sur cette section que je franchis rapidement en plusieurs
petites longueurs. Être en tête me permettait de prendre des photos
de Liv et Julien. Aller vite pour combiner escalade et prise de photos,
depuis des perchoirs inconfortables, était épuisant. Quand nous avons
enfin atteint un replat, je m’écroulai et je faillis m’endormir tandis que
j’essayais d’avaler mon sandwich.
Mummery rapporte qu’il avait suivi, sur ce passage, son guide
Burgener qui « avançait à toute vitesse. Soudain, un éclat de rocher
heurta sa veste et dans un cri de désespoir, il nous dit que sa pipe, sa
fidèle compagne dans de nombreuses ascensions difficiles, avait été
arrachée de sa poche et précipitée au bas du Matterhorngletscher.
Peu après, nous avons regagné la crête, et, sans faire de pause, nous
l’avons suivie jusqu’au point où elle n’est plus seulement verticale,
mais vraiment surplombante. Nous avons dû traverser sur notre droite,
prenant pied sur la grande face ouest de la montagne. Burgener scruta
l’immense paroi avec anxiété, puis il agrippa ma main et s’exclama :
“La pipe est vengée, nous sommes au sommet !” Je compris alors que
nous devrions y arriver. » 7
Plus d’un siècle plus tard, j’ai trouvé cet endroit toujours aussi austère
et engagé et j’étais moins certain de notre succès que nos courageux
prédécesseurs. Mummery et ses compagnons étaient des alpinistes
exceptionnels ! Mummery mourut en 1895 lors d’une tentative
audacieuse, avant-gardiste même, au Nanga Parbat au Pakistan.
C’était la première tentative de tous les temps sur un sommet de
8 000 m. Trente et un alpinistes périrent avant qu’Hermann Buhl n’en
fasse la première ascension en 1953.
Depuis cette épaule, sous le Nez de Zmutt, nous avons pu voir pour la
première fois la face ouest. Elle était rebutante, encore plus sèche que
nous l’avions imaginé, avec des tas de rochers brisés et poussiéreux là
où nous espérions trouver des pentes de neige faciles. Néanmoins, une
retraite était encore moins attrayante. Nous avons mis nos crampons
et je pris la tête pour franchir les vires. À cet endroit, Mummery décrit
avoir « traversé sur une courte distance, puis grimpé droit au-dessus
Le Cervin au coucher de soleil depuis le Mischabeljoch.
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