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Marianne: Dossier sur Notre Dame de Paris

Ces autres trésors qu'on laisse partir en fumée!

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La force <strong>de</strong> l’esprit<br />

PAR JEAN-FRAN‚OIS KAHN<br />

Dimanche, concert <strong>de</strong> musique sacrée à<br />

l’abbatiale romane <strong>de</strong> Montréal, village<br />

<strong>de</strong> l’Yonne. A la porte, affchage bordé <strong>de</strong><br />

noir, d’un poème qui commence par ce vers<br />

stupi<strong>de</strong> : « Heureux ceux qui sont morts pour<br />

une juste guerre. » Les rescapés ne sont-ils<br />

pas plus heureux encore ?<br />

Or, l’abbatiale en question fut sauvée et restaurée par<br />

un certain Viollet-le-Duc, tandis que le poème est signé<br />

Victor Hugo. Viollet-le-Duc – Victor<br />

Hugo : les sauveteurs <strong>de</strong> <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>Paris</strong>. Les inventeurs même, en<br />

partie, puisque Viollet-le-Duc en<br />

ressuscita la faça<strong>de</strong> et les statues,<br />

qui avaient été défigurées sous la<br />

Révolution en s’inspirant du roman<br />

<strong>de</strong> Victor Hugo, qui les avait, lui, pour<br />

l’essentiel réimaginées. Victor Hugo,<br />

Viollet-le-Duc, ces <strong>de</strong>ux flèches en<br />

ajoutèrent même une inexistante<br />

à l’origine. L’auteur <strong>de</strong>s Misérables<br />

est donc l’auteur <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux œuvres :<br />

<strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong> <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> le roman et,<br />

en partie, <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong> <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> la<br />

cathédrale. La collégiale <strong>de</strong> Montréal<br />

porte en outre les stigmates <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

catastrophes : l’écroulement <strong>de</strong> son<br />

clocher, le cassage, pour cause <strong>de</strong> vol,<br />

<strong>de</strong> son plus emblématique trésor,<br />

un triptyque en ivoire datant <strong>de</strong> la<br />

Renaissance. On a échappé, lundi<br />

15 avril, entre <strong>de</strong>ux lieux communs, à<br />

une saillie du genre : « Nous sommes<br />

tous <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong> <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> » ! Mais<br />

combien d’églises vénérables <strong>de</strong><br />

nos plus petits villages <strong>de</strong> France<br />

pourraient dire, car les églises parlent : « Nous sommes<br />

toutes un peu <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong> <strong>de</strong> <strong>Paris</strong>. »<br />

Ici une jungle, là <strong>de</strong>s bouquets. La reine et ses dames<br />

d’honneur. La construction <strong>de</strong> <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong> ne s’est<br />

donc pas étalée <strong>sur</strong> <strong>de</strong>ux cents ans mais <strong>sur</strong> plus <strong>de</strong><br />

huit cents ans. Et (peut-être est-ce un signe !) cette<br />

construction va se poursuivre. Comme si ce qu’on<br />

appelle l’histoire s’apparentait à l’éternelle réinvention<br />

d’un patrimoine. Comme si le passé n’était resté<br />

vivant que parce que, à travers les drames et dans la<br />

douleur, il fallut sans cesse le réinventer.<br />

<strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong> n’est pas seulement l’héritage d’un<br />

chef-d’œuvre : tout chef-d’œuvre qui a résisté aux<br />

intempéries est en réalité une œuvre qui s’est poursuivie<br />

malgré les intempéries.<br />

en s’inspirant<br />

De victor hugo,<br />

Viollet-le-Duc<br />

(ci-<strong>de</strong>ssus,<br />

représenté<br />

en apôtre) avait<br />

ressuscité la faça<strong>de</strong><br />

et les statues<br />

<strong>de</strong> <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>Paris</strong>, qui avaient<br />

été défigurées<br />

sous la Révolution.<br />

Malgré les agressions aussi. Dût-on regretter qu’à<br />

l’agresseur que fut le feu d’une révolution se soit substitué<br />

(en pério<strong>de</strong> fort agitée, il est vrai) le feu d’un incendie<br />

sans révolution. Encore a-t-on échappé à cela : les<br />

temps étant ce qu’ils sont, il n’était pas a priori exclu<br />

qu’après avoir été transformée, en 1793, en temple <strong>de</strong><br />

la Raison, comme l’abbatiale <strong>de</strong> Montréal, <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong><br />

le fut, si elle avait complètement brûlé, en temple <strong>de</strong> la<br />

déraison. Non plus monument dédié à l’Etre suprême,<br />

mais monument suprême dédié à<br />

l’Etre, tout simplement.<br />

Cela étant, <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong>, symbole<br />

avant tout <strong>de</strong> la puissance démiurgique<br />

d’un travail artisanal collectif,<br />

fut sans doute moins dégradée<br />

quand on y remplaça le culte <strong>de</strong> la<br />

croyance par celui du raisonnement<br />

que lorsqu’on y célébra une messe<br />

solennelle en l’honneur du polémiste<br />

pronazi Philippe Henriot, abattu par<br />

<strong>de</strong>s résistants.<br />

La flambée <strong>de</strong> <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong>, cette<br />

tour Eiffel qui aurait gardé la foi<br />

aux yeux <strong>de</strong>s touristes, l’hymne à<br />

la pierre faisant, hélas, jeu égal avec<br />

l’hymne au fer et à l’acier (vengeance<br />

divine, ont affirmé <strong>de</strong>ux journaux<br />

serbes parce qu’y furent arborés les<br />

drapeaux du Kosovo ; vengeance<br />

d’Etienne Dolet, auraient pu clamer<br />

les athées en référence à d’autres<br />

bûchers). Ce cruel lundi <strong>de</strong>s cendres,<br />

cette brûlure que nous ressentons<br />

tous dans nos propres combles, a<br />

provoqué un émoi universel qui en<br />

rappelle un autre, celui que suscita la mise à feu, par<br />

l’artillerie alleman<strong>de</strong>, pendant la Première Guerre<br />

mondiale, <strong>de</strong> la cathédrale <strong>de</strong> Reims, cette véritable<br />

pyrotechnie minérale. Cette catastrophe provoquée<br />

contribua à faire basculer les opinions du mon<strong>de</strong> entier<br />

en notre faveur. L’émotion partout ressentie, <strong>de</strong>puis ce<br />

lundi soir, rappelle au moins cette évi<strong>de</strong>nce : ce sont<br />

les tours <strong>de</strong> <strong>Notre</strong>-<strong>Dame</strong>, pas celles <strong>de</strong> la Défense, qui<br />

projettent la France <strong>sur</strong> le reste du mon<strong>de</strong>. Ces ogives-là,<br />

pas celles <strong>de</strong> notre force <strong>de</strong> frappe. Quelque élancés que<br />

fussent ou que re<strong>de</strong>viennent les piliers <strong>de</strong> notre taux <strong>de</strong><br />

croissance, ce sont toujours ces voûtes-là qui envoûtent.<br />

La force <strong>de</strong> l’esprit avant la force <strong>de</strong>s choses.<br />

Puissent les flammes qui ont failli dévorer cette<br />

partie <strong>de</strong> nous tous raviver, enfin, la nôtre, afin qu’elle<br />

re<strong>de</strong>vienne une part <strong>de</strong> nous tous. n<br />

Granger NYC / Rue <strong>de</strong>s Archives<br />

19 au 25 avril 2019 / <strong>Marianne</strong> / 13

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