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^Ç&nme<strong>de</strong> <strong>France</strong><br />

Genève à l'époque <strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> Staël.<br />

Le coeur tumultueux<br />

<strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> Staël<br />

AH ÇA I<br />

ma chère, s'emporte Benjamin, est-ce que vous me<br />

croyez incapable <strong>de</strong> juger ce qui peut ou doit se faire?<br />

Croyez-vousqu'il me plaise que cette personne aille partout<br />

colporter que j'ai épousé une maritorne, sans grâce et sans<br />

mérite? En un mot, Charlotte, la première <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que je<br />

vous fais, allez-vous me la refuser? Voulez-vous, oui ou non,<br />

m'accompagner chez M,n 0 <strong>de</strong> Staël ?<br />

— Mais... oui... mon ami, oui, bien sûr...<br />

XX<br />

Mme <strong>de</strong> Staël a cédé aux conseils <strong>de</strong> ses meilleurs amis : elle<br />

n'a rien fait pour rappeler Benjamin Constant, on lui a démontré<br />

que cette tactique était <strong>de</strong> toute la plus habile et que les bons<br />

résultats <strong>de</strong> cette apparente froi<strong>de</strong>ur ne pouvaient tar<strong>de</strong>r à se<br />

faire sentir pour elle.<br />

Elle a fait crédit à ceux qui disent l'aimer, mais elle commence<br />

à s'impatienter.<br />

Benjamin est bien long à lui revenir. Est-il possible, vraiment,<br />

qu'il puisse, loin d'elle, sans lettres, sans nouvelles, trouver un<br />

intérêt quelconque à la vie? Elle ne peut le croire et, cependant,<br />

elle s'affole <strong>de</strong> ce silence qui s'épaissit entre eux.<br />

Tant pis ! elle ne peut plus résister ! Vainement, elle a essayé,<br />

en dérivatif, <strong>de</strong> déployer son inlassable activité. Les tragédies <strong>de</strong><br />

Racine qu'elle adore — elle y voit le reflet brûlant <strong>de</strong> son coeur<br />

— ne sont pas parvenues à dissiper sa constante préoccupation.<br />

Malgré les compliments, les adulations <strong>de</strong> tous, elle se sent<br />

seule, misérable, privée d'une part d'elle-même. Il faut qu'elle<br />

revoie Benjamin Constant. Elle va lui écrire. Il répétera encore<br />

qu'elle n'a pas <strong>de</strong> dignité! Qu'importe! Il le lui a dit, il le lui<br />

a écrit :<br />

— Parmi tant <strong>de</strong> sublimes qualités que j'admire, il y a,<br />

chez vous, un coin que je n'aime pas : c'est ce manque <strong>de</strong> fierté...<br />

Elle soupire amèrement. Quand on aime, où est la fierté ?<br />

Est-ce ou'i! en montrait beaucoup, lui, le censeur d'aujourd'hui,<br />

quand il pleurait d'amour à ses pieds, quand elle le repoussait et<br />

qu'il insistait, avec la sombre énergie du désespoir,<br />

daignât pour qu'elle<br />

abaisser un regard sur lui.<br />

Que les temps sont changés !<br />

Elle a déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rompre la lour<strong>de</strong> trêve et <strong>de</strong> lui écrire. Elle<br />

n'en dira rien à personne, mais il faut qu'elle le revoiebientôt,<br />

sans quoi, elle le sent, elle ne pourrait plus vivre.<br />

A ce moment, on lui apporte un billet <strong>de</strong> Beniamin. Oui,<br />

c'est cette écriture, haute et si lisible, qu'elle affectionne. Elle<br />

s'empare <strong>de</strong> 1a lettre, éblouie. One dit-il ?<br />

Ce Si sont <strong>de</strong> sombres, <strong>de</strong> douteuses paroles :<br />

« vous voulez être renseignée sur mon compte, voulez-vous<br />

venir à fiéeheron ? Je vous v attends, en oran<strong>de</strong> impatience...<br />

Sécheron est »<br />

un petit pavs, tout proche <strong>de</strong> Coppet. Elle<br />

s'y rendre. Elle<br />

va<br />

fait préparer sa berline et part, sans rien dire<br />

à personne.<br />

Son coeur exulte. Elle ne veut retenir ni l'étrangeté <strong>de</strong><br />

ren<strong>de</strong>z-vous, ni l'incorrection ee<br />

qui fait qu'on la dérange, au lieu<br />

<strong>de</strong> venir à elle. Une chose, une seule, importe : elle va le revoir,<br />

lui expliquer qu'il eut tort <strong>de</strong> se froisser <strong>de</strong> son refus : seule,<br />

les circonstances extérieures l'empêchent <strong>de</strong> porter son nom,<br />

mais n'est-elle pas la compagne dé son esprit, celle <strong>de</strong> son coeur ?<br />

Elle est à l-'âuberge. Elle <strong>de</strong>mandé M. Constant. On la fait<br />

attendre. Elle se sent pâlir d'émotion.<br />

<strong>La</strong> porte s'ouvre : une femme <strong>de</strong> quelques années plus jeune<br />

qu'elle, éclatante et blon<strong>de</strong>, grasse et souriante, s'avance àu<strong>de</strong>vant<br />

d'elle.<br />

Germaine <strong>de</strong> Staël s'étonne, mais sans s'inquiéter :<br />

— M. Benjamin Constant ne vient-il pas, madame? C'est<br />

lui que j'ai <strong>de</strong>mandé... vous <strong>de</strong>vez vous tromper...<br />

Là paisible Alleman<strong>de</strong> sourit <strong>de</strong> ses yeux bleus sans malice :<br />

— Mais non, madame, je ne me trompe pas. Je suis Mme Constant...<br />

J'ai voulu vous présenter mes <strong>de</strong>voirs et vous dire là<br />

gran<strong>de</strong> admiration que j'ai pour vos ouvrages... Vous êtes la<br />

femme la plus illustre du inon<strong>de</strong>.<br />

Mme dé Staël ne l'entend pas. Elle s'est arrêtée sur là première<br />

phrase :<br />

— Alors, dit-elle, lentement, avec effort. Benjamin... Benjamin...<br />

il serait...<br />

— Il est mon mari <strong>de</strong>puis dix jours, dit paisiblement Charlotte<br />

qui trouve que cette Mme <strong>de</strong> Staël, pour urie femme supérieure,<br />

ne comprend pas très vite. Je vais l'appeler, madame... Il<br />

a tenu à ce que je sois la première à vous saluer, niais maintenant<br />

que là connaissance est faite... Beniamin ! Beniamin !<br />

11 entre â cet appel : c'est pour entendre le cri désespéré <strong>de</strong><br />

l'auteur <strong>de</strong> Corinne, pour la voir, pâle comme une mourante,<br />

chanceler et le fixer avec une expression d'ineon-cience douloureuse...<br />

Il là reçoit dans ses bras, à l'étonnement <strong>de</strong> Charlotte.<br />

Charlotte ! Pour l'instant, il s'en soucie assez peu:<br />

— Vous le voyez, lui dit-il<br />

emploierait pour une chambrière, — et son ton est celui au'il<br />

— vous lé vovez. elle s'évanouit.<br />

Deman<strong>de</strong>z <strong>de</strong> l'eàu fraîche, un cordial... Ouvrez la fenêtre...<br />

Hâtez-vous, vovons... <strong>La</strong> malheureuse souffre!<br />

Subfugnée, Charlotte obéit.<br />

Mais Germaine dé Staël se ranime. Elle passe une main<br />

ésrarée sur son visage. Elle revoit près du sien le visage <strong>de</strong><br />

Ben'nmin Constant.<br />

D'un saut, elle s'êlôisrne <strong>de</strong>.<br />

lui.<br />

— Germaine, eommenee-t-il. humblement... c'est vous qui<br />

m'avez conduit à cette extrémité, avec votre orgueil inhumain,<br />

avec votre extraordinaire vanité... Vous m'avez sacrifié à Un nom,<br />

souvenez-vous-en!<br />

— Mais... qui est votre femme? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> M"" <strong>de</strong> Staël.<br />

— <strong>La</strong> comtesse Charlotte <strong>de</strong> Har<strong>de</strong>nbersr, Daronne <strong>de</strong><br />

Marenholtz, elle appartient à une <strong>de</strong>s plus vieilles familles <strong>de</strong><br />

l'empire allemand.. Elle n'a pas hésité à prendre mon nom,<br />

mo<strong>de</strong>ste, inconnu... Elle m'aime, elle, sans calculs, sans faux<br />

orgueil...<br />

Icî, Charlotte croit venu le moment <strong>de</strong> donner la mesure <strong>de</strong><br />

son esprit :<br />

— C'est que, vovez-vous, dit-elle à Germaine, Benjamin est<br />

si bon... il est tellement bon...<br />

Mm" <strong>de</strong> Staël intre l'insignifiante personne et une douleur<br />

nouvelle l'envahit: ainsi, celle oui â pris sa place dans 1e coeur<br />

<strong>de</strong> Beniamin, cet homme si distingué, ce talent si brillant, c'est<br />

cette orétaure dont la sottise transparaît dans les moindres propos,<br />

dans le sourire nuïet en un tel moment, dans cette assurance<br />

ridicule : la bonté <strong>de</strong> Ben'amin... alors au'il vient <strong>de</strong><br />

lui infliger la plus cruelle insulte nu'un homme ptiîsse oser<br />

envers la femme ou'il a aimée! Sa bonté!<br />

Des larmes coulent <strong>de</strong>s veux <strong>de</strong> Mme <strong>de</strong> Staël. <strong>La</strong> rage les<br />

provonne, plus peut-être encore que le chagrin.<br />

Ouelle honte, nuand les ennemis <strong>de</strong> sa gloire sauront que<br />

Beniamin Constant, cet ami inséparable, s'est marié. Ta laissée<br />

prmr épouser une femme aussi peu douée sous le rapport <strong>de</strong> l'intelligence!<br />

Elle <strong>de</strong>vine les pamphlets, les ironies, les cruautés <strong>de</strong><br />

toutes sortes par quoi ses ennemis vont saluer la stupéfiante<br />

nouvelle. Se peut-il que ce soit à lui qu'elle doive ce regain <strong>de</strong><br />

peine? Beniamin. l'ami <strong>de</strong> toute sa jeunesse, celui que son père<br />

avait traité si filîalement,. l'homme que ses enfants ont aimé en<br />

second père, celui dont elle a fait admettre' la continuelle présence<br />

à ses côtés; à force <strong>de</strong> tact, <strong>de</strong> mesure et <strong>de</strong> véritable<br />

dignité. Le mon<strong>de</strong> a admis cette liaison, bien qu'elle ne fût<br />

pas sanctionnée par un mariage public. Les <strong>de</strong>ux noms glorieux<br />

<strong>de</strong> l'auteur <strong>de</strong> Corinne et <strong>de</strong> l'auteur â'Adolfihe étaient unis, elle<br />

avait pensé qu'ils le resteraient éternellement.<br />

Et cette femme stupi<strong>de</strong> est maintenant entre eux : la postérité<br />

connaîtra l'humiliation infligée à l'amie dont le dévouement ne<br />

faillit jamais, à celle sans qui, probablement, Benjamin Constant<br />

n'eut jamais rien produit <strong>de</strong> remarquable, incapable qu'il<br />

fût, avant <strong>de</strong> la connaître, <strong>de</strong> terminer un ouvrage entrepris.<br />

— Oui, répète Charlotte, avec son sourire qu'elle croit engageant,<br />

ï[ est bon, trop bon, mon Benjamin... C'est parce qu'il<br />

a voulu nous ménager, toutes les <strong>de</strong>ux, qu'il eut l'idée <strong>de</strong> cette<br />

rencontre ici...<br />

— ai —

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