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Avant, <strong>je</strong> ne prêtais pas beaucoup attention au directeur des ventes. C’était<br />
« M. Boulard », juste un patron, le numéro deux de la boîte. Comme les autres, <strong>je</strong><br />
préférais avoir affaire à M. Delmas, un vrai boss celui-là, qui nous connaissait tous<br />
par nos prénoms et qui descendait souvent à l’atelier payer son café. Boulard, c’était<br />
tout le contraire. Quand il descendait, c’était pour vérifier qu’il n’y avait pas de<br />
retard dans les expéditions. Entre lui et moi, c’était toujours « bonjour-bon<strong>soir</strong> »,<br />
nous n’étions pas du même monde. Les gars disaient : « Il se la pète. »<br />
Ensuite, Boulard m’a intrigué. Je garde en mémoire sa silhouette immobile, à la<br />
fenêtre de son bureau, le matin de juin où j’étais revenu travailler. Je n’a<strong>vais</strong> pas<br />
aimé la façon dont il m’avait épié, tandis que j’avançais en direction de l’atelier<br />
accompagné de tous les autres. À présent, <strong>je</strong> l’aperce<strong>vais</strong> tous les matins en train de<br />
m’observer depuis la fenêtre de son bureau, mais il reculait quand <strong>je</strong> le<strong>vais</strong> le<br />
regard. Je voyais sa gêne lorsqu’il me croisait aux « expés », et il s’éloignait chaque<br />
fois que j’approchais. J’ai pensé que c’était parce qu’il ne savait pas comment s’y<br />
prendre avec moi, qu’il ne savait pas trouver les mots à dire au père d’un enfant<br />
<strong>assassin</strong>é. Je ne supportais pas la façon dont il m’observait de loin. Durant les<br />
premières semaines, son comportement étrange m’a seulement étonné, mais, petit à<br />
petit, il a fini par m’intriguer, jusqu’au <strong>soir</strong> où <strong>je</strong> l’ai vu s’éloigner dans sa voiture<br />
verte, une Renault Espace. Moi qui inspectais toutes les Renault vertes que <strong>je</strong><br />
repérais, comment ne l’a<strong>vais</strong>-<strong>je</strong> pas vue avant ?<br />
Les gendarmes avaient dit que c’était une voiture verte qui avait renversé mon<br />
fils et, à cet instant, j’ai commencé à avoir des soupçons, à imaginer que c’était<br />
peut-être lui l’<strong>assassin</strong> de mon fils. Le lendemain matin, <strong>je</strong> me suis garé à côté de<br />
son Espace et j’ai aussitôt noté que l’aile droite était neuve, ce qui était facile à voir<br />
car la peinture n’était pas exactement la même. Revenu plus tard pour examiner la<br />
voiture de plus près, j’ai remarqué que le feu avant n’était pas d’origine. Mal fixé, il<br />
avait été remplacé par une main maladroite. Selon les résultats de l’autopsie, mon<br />
fils avait été percuté par l’avant droit d’une voiture.<br />
Le <strong>soir</strong> même, j’ai patiemment attendu que Boulard quitte son bureau et <strong>je</strong> l’ai<br />
suivi. Et ma conviction s’est forgée ce jour-là.<br />
Il est rentré chez lui par la petite route sur laquelle mon fils a été tué et surtout il a<br />
ralenti à la hauteur du lieu de l’accident, comme poussé par un réflexe<br />
incontrôlable. Plus étonnant encore, il a tourné la tête en direction du champ de<br />
maïs. Je l’ai filé plusieurs <strong>soir</strong>s de suite et, à chaque fois, il a pris la même route, a<br />
ralenti à proximité de l’accident, et il a regardé à la recherche de <strong>je</strong> ne sais quoi.<br />
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