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profond de moi, presque de la honte. Mais cette mèche blanche est comme un<br />
rappel permanent à ma promesse et à ma culpabilité, car jusqu’à ce jour <strong>je</strong> ne suis<br />
arrivé à rien. Je ne peux même plus compter sur les gendarmes qui abandonnent<br />
petit à petit, <strong>je</strong> m’en aperçois bien chaque fois que <strong>je</strong> passe les voir. De moins en<br />
moins souvent, mais j’y <strong>vais</strong> encore pour qu’ils ne nous oublient pas.<br />
En réalité, si <strong>je</strong> sors tous les <strong>soir</strong>s, c’est parce que <strong>je</strong> ne supporte plus ces fins de<br />
journée silencieuses à la maison et <strong>je</strong> préfère m’éloigner. J’ai menti à Boulard, <strong>je</strong><br />
m’arrête toujours à l’endroit où mon fils est mort, et <strong>je</strong> me pose la même question :<br />
pourquoi ne l’ai-<strong>je</strong> pas aperçu ce <strong>soir</strong>-là ?<br />
D’habitude, Priscilla et Sylvia attendent mon retour pour dîner, car <strong>je</strong> rentre à 20<br />
heures, mais ce <strong>soir</strong> j’ai un peu tardé à cause de Boulard, et elles ne m’ont pas<br />
attendu. Leur vie s’écoule sans moi, et Sylvia entraîne comme une punition notre<br />
fille avec elle. Nous nous évitons, nous nous fuyons. Elle est si lasse.<br />
Je la suis dans la cuisine. Un seul couvert est disposé sur la table, à côté d’une<br />
salade verte et d’un morceau de pain. Je dis :<br />
– Tu ne manges pas ?<br />
Mais <strong>je</strong> connais déjà la réponse.<br />
– J’ai dîné avec la petite.<br />
Je sais qu’elle s’est contentée d’un bout de fromage et d’un yaourt à la vanille.<br />
Son visage s’est creusé, et elle a perdu beaucoup de poids ces derniers mois, mais <strong>je</strong><br />
n’ai pas osé lui en parler, car elle nierait sûrement. Surtout, <strong>je</strong> n’ai pas envie de<br />
l’entendre parler de sa vie détruite, de cette existence mise entre parenthèses, de<br />
l’entendre dire qu’elle n’y arrive pas. Je préfère encore ce silence douloureux, car <strong>je</strong><br />
ne saurais pas quoi lui répondre ni comment la consoler et la prendre dans mes bras.<br />
Pour rien au monde <strong>je</strong> ne voudrais qu’elle me rappelle encore et encore ma<br />
promesse, cette promesse qui remplit nos silences, que <strong>je</strong> sens présente à chaque<br />
instant, dans chaque regard, dans ses moindres gestes. Et dans cette mèche blanche<br />
que <strong>je</strong> voudrais voir disparaître. Mais <strong>je</strong> sais que tant que <strong>je</strong> n’aurai pas tué l’homme<br />
qui nous a anéantis, elle continuera à se détruire, à nous détruire.<br />
Alors, pourquoi <strong>je</strong> ne lui dis pas que j’ai retrouvé cet homme, qu’il m’a même<br />
raccompagné chez nous ce <strong>soir</strong> dans la voiture qui a renversé Victor, et que <strong>je</strong> l’ai<br />
vu transpirer de peur ? Qu’il se nomme Jean-Pierre Boulard et que ce fumier est le<br />
chef des ventes de Gaboriaud SA ?<br />
Je ne sais pas pourquoi <strong>je</strong> choisis de me taire, alors que <strong>je</strong> l’ai vue si triste. Au<br />
lieu de cela, <strong>je</strong> garde mon secret. Désormais, ce n’est plus que l’affaire de quelques<br />
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