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Au village, <strong>je</strong> passe de bonheur simple pendant lesquels <strong>je</strong> parviens à échapper au<br />
poids douloureux de la disparition de Victor. Tous les jours, nous allons pêcher avec<br />
papa et nous finissons l’après-midi au café, à jouer aux dés, selon le rite immuable<br />
des années précédentes. Sauf qu’il n’y a plus Victor pour nous agacer à courir<br />
partout et à réclamer en vain de jouer avec nous. Bien sûr, il y a eu toutes ces<br />
questions des parents et des amis sur les circonstances de la mort de notre fils. J’y<br />
réponds sans problème. Je suis révolté, comme eux tous, par l’incompétence des<br />
enquêteurs et ils n’insistent plus, trop soucieux de ne pas réveiller ma douleur.<br />
Régulièrement, <strong>je</strong> <strong>vais</strong> visiter seul la maison que nous faisons construire sur les<br />
hauteurs du village. Nous y consacrons depuis six ans l’essentiel de nos économies.<br />
Avant, avec Sylvia, notre grand bonheur était de suivre l’avancée des travaux, de<br />
l’achat du terrain aux plans de l’architecte, des fondations au choix des carrelages,<br />
nous avons tout décidé ensemble. <strong>Ce</strong>tte maison de six pièces, sur son terrain de<br />
1 200 mètres carrés planté d’oliviers, a grandi avec les enfants. Normalement, elle<br />
devrait être terminée l’année prochaine et j’ai dû engueuler le maçon parce que les<br />
travaux n’avançaient pas assez vite : « Je la veux pour l’été prochain. » J’ai insisté<br />
si violemment que le pauvre type s’est engagé à terminer la maison dans les délais.<br />
Mon père m’a dit que j’a<strong>vais</strong> bien fait de le secouer. « C’est un connard de<br />
branleur », a-t-il commenté, tandis que nous trinquions à ma future maison. Ici,<br />
entouré des miens et de mes amis, j’ai enfin presque retrouvé la paix.<br />
<strong>Ce</strong>tte année, Sylvia n’a pas voulu monter à la maison. Elle sait que j’y <strong>vais</strong>, elle<br />
m’écoute quand <strong>je</strong> parle de l’avancée des travaux, de mon engueulade avec le<br />
maçon, mais j’évite d’insister. J’ai trop peur qu’elle me dise qu’elle ne veut plus y<br />
vivre. Pendant ces semaines passées au village, j’ai feint de ne pas voir cette<br />
tristesse qui ne l’a pas lâchée. Je sais pourtant qu’elle sort peu et se contente<br />
d’accompagner ma mère au marché tous les matins. Elle l’aide à préparer les repas<br />
et passe l’après-midi allongée, à lire sous le tilleul. Personne ici ne songerait à lui<br />
reprocher sa mélancolie, tous connaissent trop le prix d’un enfant pour une mère. Ils<br />
s’efforcent simplement de ne pas lui montrer qu’eux aussi souffrent. Un <strong>soir</strong>, nous<br />
l’avons même surprise à rire à une mau<strong>vais</strong>e blague de Ronaldo, mon grand frère.<br />
Sa mélancolie a vite repris le dessus mais nous avions tous vu qu’elle avait ri. Sans<br />
le dire, car il y a des choses dont il est inutile de parler, nous avons alors espéré que<br />
ces vacances en famille lui faisaient du bien, et qu’elle avait trouvé ici un peu de<br />
soulagement. Les gens de chez moi sont gentils, ils savent qu’une maman ne guérit<br />
jamais de la disparition de son enfant, mais aucun d’eux ne nous a fait comprendre<br />
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