Le désastre!

ENQUÊTE
IL FAUT SAUVER
NOTRE INDUSTRIE
016
Economie|Entreprises Novembre 2013

Aussi dans cette rubrique 20 Aux origines du désastre
022 Emergence «m’a tuer»!
C’est un sentiment de désolation
qui vous prend en visitant les zones
industrielles de Sidi Bernoussi et
Aïn Sebaâ. Un tour dans cet espace,
qui comporte quelques fleurons
(morts ou vivants) de l’industrie ma-
rocaine, révèle l’ampleur des dégâts.
Des usines fermées qui tombent en
décrépitude, des piquets de grèves
ou squat d’usines ici et là et de nombreuses
affiches annonçant la vente
ou la location d’espaces industriels.
Les fermetures d’usine
repartent de plus belle.
Après la vague médiatisée
de la fi n des années 90,
c’est un phénomène plus
insidieux qui se passe
aujourd’hui et qui mène vers
une désindustrialisation
progressive du pays.
Par Ghassan Waïl El Karmouni
Dans la fameuse rue «Ennassij» ou
rue du textile c’est un souk improvisé
qui bloque la voie. Il est lointain
le temps où cette zone constituait
une des plus grandes concentrations
industrielles du Maroc en fournissant
plus de 50% de la production
nationale. Les unités encore à niveau
semblent être des îlots de productivité
au sein d’un désert industriel.
Dans cet espace de plusieurs km 2 ,
c’est toute la crise de l’industrie marocaine
qui se manifeste.
Une désindustrialisation
accélérée
L’exemple de la zone industrielle
du nord de Casablanca est l’un des
exemples de la perte des capacités
dans les industries marocaines. La
fermeture d’usines de textile à Casablanca,
Salé ou Khemissat et la perte
du poids de cette industrie fortement
exportatrice et utilisatrice de
main-d’œuvre, depuis la moitié des
années 2000 et le début de 2010,
est symptomatique du retard accumulé
par le tissu productif marocain
en termes de modernisation des
moyens de production, de restructuration
et d’intégration des filières.
Plus récemment la fermeture de
l’usine de l’espagnol Fagor à Mohammedia,
ou celles des américains
Steelcase, Gillette et Kraft Foods, ou
encore de l’allemand Leoni à Bouznika,
sont aussi révélatrices de la
perte de la compétitivité dans l’industrie
nationale. Les fermetures
de dépôts et autres unités dans les
entrées de villes comme Marrakech
ou Tanger confirment la morosité
ambiante. Une situation qui se répercute
sur la participation de l’industrie
à la croissance et à l’emploi.
Dans une récente enquête BAM, une
majorité des industriels déclarent
une baisse des investissements dans
leurs secteurs respectifs. Aussi, la
part du PIB industriel par rap- – – –
017
Novembre 2013 Economie|Entreprises

ENQUÊTE DÉSINDUSTRIALISATION
018
Diaporama d’une hécatombe
Les zones de Aïn Sebaâ et Bernoussi sont devenues de véritables cimetières industriels.
Entre fermetures, reconversions et désengagements, toutes les manifestations d’une
désindustrialisation irreversible sont réunies.
– – – port au PIB national
est passée de 16,62% en
2003 à 14,57% en 2012.
«La baisse du PIB industriel
ainsi que de l’emploi
industriel et du poids des
exportations industrielles
dans les exportations totales
est symptomatique
d’une situation de désindustrialisation»,
analyse
l’économiste Lahcen Achy
du centre Carnegie pour le
Moyen-Orient. Une désindustrialisation
croissante
qui contraste avec le volontarisme
affiché du plan
Emergence. Ainsi depuis
le lancement de ce plan
l’industrie a perdu près
de 110.000 emplois nets
selon les chiffres du HCP.
En croisant les données
de création d’emploi fournies
par le ministère de
«Il n’ya pas de
développement
économique sans
industrialisation»
Economie|Entreprises Novembre 2013
l’Industrie et le solde des
pertes d’emplois fourni
par les chiffres du HCP, on
se rend compte qu’entre
2008 et 2012, l’industrie
a perdu près de 220.000
emplois bruts, soit le un
quart de ses effectifs. Une
catastrophe économique!
«L’industrie est la base de
la création de la richesse
et de l’emploi durable. Une
désindustrialisation signifie
une amputation du tissu
économique des capacités
de croissance future»,
estime Mohammed Said
Saâdi, ancien ministre et
expert international en
économie du développement,
qui a consacré plusieurs
de ses écrits aux
problèmes liés au développement
et à l’industrie.
Et d’ajouter: «Tous
les pays qui se sont développés
se sont industrialisés.
Il n’y a pas d’exemples
contraires». Pour lui, «un
pays en rattrapage de
développement comme le
Maroc doit chercher à atteindre
un PIB industriel
de l’ordre de 25%. Mais, au
Maroc, c’est la tendance
contraire qui est en train
de se profiler avec une érosion
effrénée de son tissu
industriel». En cause, des
politiques industrielles
mal conçues, des ALE mal
négociés et mal gérés et
une perte de compétitivité
globale de l’industrie
faute de réformes menées
jusqu’au bout.
Des Marocains
délocalisent
Un constat sombre et
une vision aussi bien partagée
par les chercheurs
que par les opérateurs.
«Comment est-ce qu’on
peut signer des ALE sans
mesures d’accompagnement
et espérer un maintien
des structures industrielles?»,
tonne Hakim
Marrakchi, directeur général
de Maghreb Industrie
et vice-Président de
la CGEM. Pour ce dernier,
la situation de désindustrialisation
est tout à fait
normale au vu des difficultés
que rencontre l’entrepreneuriat
industriel
au Maroc. Difficultés aussi
bien liées à la perte de rentabilité
dans l’industrie
qu’au manque de cadre
incitatif pour les industriels
marocains ou encore
le corpus légal et normatif
inadapté à un pays
ouvert à la concurrence
internationale. La combinaison
de ces facteurs
implique un déplacement
des industriels soit vers
l’importation ou bien vers
d’autres activités plus rentables,
notamment l’immobilier.
«Est-ce que vous
connaissez des jeunes qui
se lancent dans l’industrie
aujourd’hui?», ironise
Marrakchi.
Au contraire! «Il est plus
facile pour la deuxième
génération d’industriels de
se transformer en importateur
que de développer
l’activité industrielle des
parents», souligne un
consultant. Avec le vieillissement
de la génération
des années 60 et 70, leurs
héritiers n’ont pas forcément
de liens affectifs avec
ces outils industriels créés
par les parents. Ils sont
plus enclins à se reconvertir
dans le commerce
ou les services plutôt – – –

que de reprendre l’activité
telle que léguée et la
développer. Cela d’autant
plus que les marges sont
plus importantes et qu’ils
peuvent parfois bénéficier
de niches fiscales, notamment
dans l’immobilier.
Résultat des courses, une
tertiarisation croissante
des zones industrielles
comme c’est le cas dans
les zones visitées à Casablanca,
où les plateaux de
bureaux et autres dépôts
commencent à fleurir
sur les terrains laissés en
friche par l’industrie. Dans
un climat de morosité économique,
le dégagement
de terrains industriels
pour des opérations immobilières
devient de plus
en plus courant. Dernier
exemple en date, la fermeture
d’une des usines
de Bimo récemment vendu
par le groupe SNI à
Achy «La baisse du
PIB industriel, un des
symptomes de la
désindustrialisation».
Kraft Foods et qui sera
cédé pour laisser place à
un projet immobilier de
4.000 m² en plein quartier
Maarif à Casablanca.
Mais il n’est pas le seul,
dans le quartier d’autres
anciennes usines, notamment
textiles, ont d’ores
et déjà été converties en
résidences. «Les réserves
foncières industrielles sont
de vrais trésors», affirme
notre consultant.
L’autre phénomène rencontré
est une délocalisation
soit dans d’autres
parties du Maroc ou bien
carrément à l’étranger.
L’exemple des textiliens
est à cet égard parlant, notamment
en délocalisant
vers l’Egypte où les prix
des intrants et des terrains
sont moins chers et
la fiscalité plus incitative.
Et ce ne sont pas que les
textiliens qui cherchent à
quitter le Maroc, d’autres
secteurs sont concernés.
«Je cherche des opportunités
pour acheter des
usines en Europe du Sud
afin de développer mon
activité. C’est plus facile
que de le faire au Maroc.
Et je connais plusieurs
industriels qui sont dans
cette démarche», affirme
un industriel marocain.
Pour lui, les coûts réels
de la main-d’œuvre et des
cadres sont plus compétitifs
en Espagne ou au Portugal
qu’au Maroc au vu de
la productivité plus élevée
dans ces pays. «A compétences
égales, un cadre portugais
va me coûter deux à
trois fois moins cher qu’un
cadre marocain. De plus,
avec l’appauvrissement
industriel ce sont aussi les
services à l’industrie qui en
pâtissent. J’ai d’ailleurs du
mal à trouver des techniciens
en automatisme pour
mon usine», poursuit-il.
En outre, les coûts de la
logistique et le climat des
affaires dans ces pays sont
meilleurs. Un comble pour
un pays comme le Maroc
qui vante son attractivité,
mais dont les industriels
veulent fuir au Nord alors
qu’on est censés attirer les
entreprises chez nous! E|E
019
Novembre 2013 Economie|Entreprises

ENQUÊTE DÉSINDUSTRIALISATION
Aux origines du désastre
020
Dopée durant les années 60-70, l’industrie va être laissée à
l’abandon à partir des années 80 avant de subir le choc de
l’ouverture des années 90. Depuis quelques années, elle est en
phase de dé-marocanisation…
La situation de désindustrialisation
que vit actuellement
le Maroc ne peut être
comprise sans un retour
sur les conditions de l’évolution
du tissu industriel
national. Ainsi, selon l’économiste
Mohammed Said
Saâdi, l’industrie marocaine
a profité de plusieurs
plans de développement
durant la période 1960-
1982. Durant cette phase,
les forts taux de rentabilité
de l’industrie par rapport
aux activités commerciale
et immobilière ont poussé
plusieurs entrepreneurs
marocains à s’engager dans
l’aventure.
Un soutien massif
de l’Etat
Massivement soutenue
par l’Etat à travers l’encouragement
de la politique de
substitution aux importations,
l’industrie va profiter
des Codes des investissements
fortement incitatifs
et des mesures de protection
douanière. Des incitations
fiscales et financières
comme les primes
d’équipement, bonification
des taux d’intérêt, couverture
du risque de change,
garantie de transfert, etc.
L’industrialisation
par substitution
aux importations
a déformé
les structures
productives
sont ainsi accordées à tour
de bras par un Etat bienveillant
et acheteur de
biens et services made in
Morocco.
En outre, l’instauration
d’un tarif douanier sur mesure,
qui taxe faiblement
les biens d’équipement, les
matières premières et les
demi-produits au profit des
produits de consommation
qui supportent des droits
de douane relativement
élevés, encourage la production
locale de certains
biens de consommation
et décourage les importa-
Saâdi«Avec le PAS
et les ALE, le Maroc
a sacrifié son marché
interne au profit des
exportations et de
l’encouragement des
IDE».
tions. On voit alors le développement
des premières
industries exportatrices
comme l’agroalimentaire,
le cuir ou le textile. Ces
mesures et d’autres comme
la marocanisation ou la
politique de financement
préférentiel à travers des
banques publiques (durée
plus ou moins longue des
prêts, ristournes d’intérêt,
financement à hauteur
de 60 et 70% du coût de
l’investissement…) vont
permettre un certain développement
du tissu industriel
national. Un développement
tout de même
boiteux puisque «le taux
de croissance de l’industrie
était raisonnable mais
marqué par un certain
nombre d’insuffisances,
comme un protectionnisme
frivole, des aides distribuées
à gauche et à droite,
peu d’effet industrialisant,
faiblesse de l’emploi créé,
etc.», affirme Saâdi, tout en
soulignant que ce soutien
massif de l’Etat a souvent
créé l’effet contraire. Ainsi,
le processus d’industrialisation
par substitution aux
importations a favorisé la
déformation des structures
productives à travers la
concentration industrielle,
l’apparition de capacités
oisives et la multiplication
des activités semi-artisanales.
Le retour de
manivelle
Au début des années 80
c’est un secteur industriel
Economie|Entreprises Novembre 2013

ENQUÊTE DÉSINDUSTRIALISATION
Marrakchi «Les
Marocains attendaient
que les Européens paient
leur mise à niveau, ce qui
était illusoire».
dopé à bloc et peu productif
dont dispose le Maroc.
A bout de souffle, l’Etat est
obligé de lâcher l’industrie
pour s’occuper de son déficit
public. Les mots d’ordre
sont rétablissement des
équilibres, privatisation
et libéralisation. Des pans
entiers de l’industrie marocaine
vont passer sous le
giron du privé national et
international et on commence
à parler des ALE et
de mise à niveau. Car, avec
la signature par le Maroc
des accords du GATT
et son entrée à l’OMC,
l’industrie, pas compétitive,
devra faire face à la
concurrence internationale.
Depuis ce moment
c’est la débandade. Les industriels
abandonnés à leur
sort vont croire un certain
moment que le salut viendra
du programme de mise
à niveau qui commence
en 1997 avec la signature
de l’accord d’Association
avec l’Europe. L’ALE n’a été
accompagné par aucune
mesure significative. Cela
alors qu’il aurait dû s’accompagner
d’une évaluation
du coût de l’ouverture
de l’économie nationale et
d’une cartographie future
du tissu industriel ainsi
que par la détermination
de nouvelles priorités en
phase avec les exigences
du nouveau contexte. «Les
Marocains attendaient que
les Européens paient leur
mise à niveau, ce qui était
illusoire», se souvient Hakim
Marrakchi. En fait le
programme était basé sur
un mécanisme de compensation
entre le prix des
intrants qui devaient être
importés sans frais de dédouanement
et les exportation
des produits finis
qui avaient un accès privilégié
vers l’Europe. La différence
devait permettre
de financer la mise à niveau.
Or, «au niveau de la
douane, les semi-produits
étaient considérés comme
des produits finis, ce qui
n’a pas permis de profiter
d’intrants moins chers,
et a maintenu les mêmes
marges des industriels»,
analyse Marrakchi. Finalement,
l’ALE avec l’Europe
n’a pas dopé l’industrie
marocaine. Au contraire,
faute d’une mise à niveau
sérieuse, des branches
industrielles entières
sont directement entrées
en concurrence avec les
produits européens. Cet
échec est même reconnu
au plus haut niveau avec
la fameuse déclaration de
Driss Jettou, promoteur de
ce programme, qui déclare
sans ciller devant un parterre
de journalistes médusés:
«Nous avons lamentablement
échoué dans notre
mise à niveau», près de 10
ans après son lancement.
«Le Plan Emergence
n’a pas pu inverser
la tendance de la
désindustrialisation»
Et comme si ça ne suffisait
pas, le Maroc a signé plusieurs
autres ALE avec des
pays arabes, la Turquie et
les USA. «Avec le PAS et
les ALE, le Maroc a sacrifié
son marché interne au profit
des exportations et de
l’encouragement des IDE et
l’implantation de multinationales»,
résume Said Saâdi.
Et de continuer: «Ces
politiques ont accentué le
processus de désindustrialisation
en accélérant le
détournement de la bourgeoisie
vers la finance et les
services».
Dé-marocanisation
Ainsi pour Saâdi, à partir
des années 90 et dans les
années 2000, avec l’euphorie
boursière, on va s’engager
dans un processus
de dé-marocanisation de
l’industrie «pas forcément
en nombre mais en qualité
avec des entreprises
symboliques et à grand
pouvoir de marché». Ainsi,
c’est une bonne partie des
industries qui a échappé au
contrôle marocain, comme
SIM, SMCP, DAF, Lesieur,
Centrale Laitière… Avec
cette perte de contrôle,
les industries marocaines
sont à la merci de stratégies
de multinationales qui
peuvent décider du jour
au lendemain la fermeture
d’unités comme c’était
le cas dernièrement avec
Kraft Foods…
Cette tendance de démarocanisation
est la
même que maintient le
plan Emergence. En comptant
sur les IDE et sur
certaines industries, le
Maroc crée un système à 2
vitesses: une industrie qui
se bat pour survivre et une
autre orientée quasi exclusivement
vers l’étranger
que ce soit en amont ou en
aval et qui du coup a très
peu d’effets induits sur le
tissu productif local. E|E
021
Novembre 2013 Economie|Entreprises

ENQUÊTE DÉSINDUSTRIALISATION
022
Emergence «m’a tuer»!
Sensé être une stratégie de ré-industrialisation, le Plan
Emergence semble avoir eu des effets contraires. En dopant
des exportations sélectives, il a accéléré la désintégration du
tissu industriel. Entre 2008 et 2012, la valeur ajoutée du secteur
a chuté de près de 17%!
Quatre ans après le Pacte
National pour l’Emergence
Industrielle d’Ahmed Réda
Chami et 8 ans après le lancement
du plan Emergence
par Salaheddine Mezouar,
alors ministre de l’Industrie,
quel bilan peut-on
tirer de cette tentative de
ré-industrialisation du
Maroc? Parti du constat
de la nécessité de relancer
les filières industrielles
où le pays peut se considérer
plus avantageux et
compétitif, de renforcer
le tissu entrepreneurial et
d’assurer une planification
institutionnelle susceptible
d’améliorer la gouvernance
du secteur et l’efficience
de ses programmes,
le Plan Emergence s’est
révélé incapable d’inverser
la tendance de la désindustrialisation.
Une enveloppe
budgétaire de 12,4
milliards de dirhams a été
mobilisée pour la mise en
œuvre de ce pacte, dont
34% destinés à la formation
et à la qualification des
ressources humaines, 24%
à la promotion des investissements,
le reste étant
notamment consacré à la
création de P2I. A la clé, les
sept secteurs considérés
comme moteurs de croissance
doivent représenter
70% de la croissance industrielle
au Maroc à partir de
2015, doper la croissance
annuelle du PIB de 1,6%
à travers le renforcement
du PIB industriel et des
exportations du secteur
avec, respectivement, plus
de 50 milliards et 95 milliards
de dirhams, la création
de 220.000 emplois et
l’attraction de milliards de
dirhams d’investissements
privés… Un programme
ambitieux mais qui occulte
beaucoup de problèmes de
l’industrie.
Ilôts de croissance
Ainsi, malgré la grande
communication autour
des réussites du Plan
Emergence, notamment
au niveau de l’industrie
automobile, de l’aéronautique
ou encore de l’offshoring,
qui relèvent plus
de la sphère des services
que celle de l’industrie
manufacturière, plusieurs
limites ont été relevées.
«Une stratégie d’industrialisation
est différente d’un
soutien sectoriel», résume
Lahcen Achy, économiste.
Son argumentaire est
Elalamy Va-t-il
procéder à un vrai bilan
du Plan Emergence?
simple: Emergence souffre
d’une méthodologie et
d’objectifs inadaptés: «Au
lieu de travailler sur une
vraie stratégie d’industrialisation
transversale, on
a préféré choisir les meilleurs
secteurs et les doper».
Pour lui, cette stratégie de
picking winners équivaut
à prendre les meilleurs
d’une classe et de leurs
donner des cours de soutien.
«Dans ce contexte, il
est facile d’avoir des résultats,
puisque de toute manière
ces secteurs étaient
prédisposés à avoir des
taux de croissance importants»,
commente Achy.
Par contre, les autres
pans de l’industrie ont
été évincés des avantages
accordés aux IDE et aux
secteurs «émergents»,
accélérant de ce fait leur
déclin comme en atteste la
perte importante des emplois
industriels exposés
auparavant. En outre, les
industries choisies par les
concepteurs du Plan Emergence
sont de niche. «Les
parts de l’industrie automobile
et de l’aéronautique
sont faibles dans le total
de l’industrie marocaine,
donc leurs effets industrialisant
sont très limités. Ce
qui revient à dire qu’on a
créé des ilots de prospérité
dans un océan de misère»,
tranche l’économiste du
centre Carnegie pour le
Moyen-Orient.
Par ailleurs, pour beaucoup,
le fait d’axer la stratégie
sur une plus grande
Economie|Entreprises Novembre 2013

ENQUÊTE DÉSINDUSTRIALISATION
intégration dans le marché
mondial au lieu de s’orienter
vers le marché intérieur
est parcellaire. C’est
la position assumée par
l’économiste Mohammed
Saïd Saâdi. Pour ce dernier,
le cas du textile est explicite
quant au problème de
cette extraversion. «C’est
un des secteurs les plus importants
de l’industrie marocaine.
On l’a inclus dans
cette stratégie tardivement
et sans conviction, car ne
s’intégrant pas dans la vision
initiale», estime-t-il.
En effet, pour un plan qui
s’oriente essentiellement
vers l’export, le textile ne
paraît pas très compétitif,
preuve en est sa perte de
parts de marché à l’export.
Une situation qui plomberait
les résultats du Plan
Emergence contrairement
aux autres secteurs choisis.
«Par contre, si Emergence
était orienté vers le
marché locale, on aurait
pu booster le textile. Le
monde rural, par exemple,
s’habille encore en majorité
de friperie. Ce marché
aurait été un débouché
important pour les industriels,
en plus de l’export
vers le sud», estime Saâdi.
Une extraversion
problématique
La vision extravertie
du Plan, essentiellement
orientée vers l’attraction
d’IDE et les exportations,
serait ainsi une des limites.
Directement orientée vers
le marché international,
la stratégie a dès le départ
été confrontée à la crise financière
internationale, ce
qui en a retardé le déploiement.
«On ne doit pas
Les AT se
maintiennent
encore autour de
70% dans le total
des exportations
s’attendre à ce que des opérateurs
étrangers, avec des
stratégies de déploiement
et d’optimisation à l’échelle
de la planète, se soucient
d’industrialiser le Maroc»,
glisse un industriel dans la
chimie. «Le fait de miser
sur des avantages fiscaux
et des subventions et une
main-d’œuvre pas chère,
formée à la carte sans
prévoir aucune mesure
d’accompagnement pour
attirer des industries structurante,
est une grande
illusion car on se retrouve
à vendre la minute rien de
plus», ajoute-t-il. Le taux
des Admissions Temporaires
(AT) dans le total
des exportations est dans
ce sens éloquent. Ainsi, les
AT se maintiennent encore
autour de 70% selon
les chiffres 2012 de l’Office
des changes (OC). C’est-àdire
que l’offre exportable
dépend presque aux deuxtiers
de donneurs d’ordre
internationaux. Avec un
phénomène nouveau depuis
2008, une croissance
rapide des AT payées
d’avance, plutôt que les
AT non payées. Cette situation
bien que significative
d’une intégration plus
profonde dans le partage
international des tâches,
appauvri le tissu industriel
national. Celui-ci
s’oriente encore plus vers
la sous-traitance à faible
valeur ajoutée que vers le
développement d’une offre
compétitive susceptible
de répondre aux besoins
nationaux et capables de
diversifier ses débouchés.
Perdant par la même occasion
des effets d’apprentissages,
ainsi que des
produits potentiellement
exportables vers des zones
au niveau de développement
proche, notamment
en Afrique. Ainsi, on peut
remarquer une baisse globale
de la valeur ajoutée
des exportations marocaines
entre 2008 et 2012.
Toujours selon les chiffres
de l’OC, la valeur ajoutée
des exportations marocaines
a régressé de 11,6%
en 2008 à 8,16% en 2012.
Montrant que malgré
l’augmentation en valeur
des exportations marocaines
tant glorifiée par les
défenseurs du Plan Emergence,
le taux de valeur
ajoutée créée sur le territoire
national n’a fait que
baisser. Un chiffre encore
plus flagrant si on prend
en considération la création
de valeur en chiffres
absolue. Celle-ci est passée
de 18,07 milliards de
dirhams en 2008 à 15,07
milliards en 2012, alors
que les exportations sont
passées de 157,74 à 184,65
milliards. Une croissance
des exportations de 17%
contre une baisse de la
valeur ajoutée de 16,6%
en 5 ans! Soit une baisse
annuelle moyenne simple
de 4,9%. C’est ce qu’on
appelle une désindustrialisation
accélérée… E|E
Les chiffres
de la décadence
En 5 ans du Plan Emergence,
Les agrégats de base de
l’industrie n’ont cessé de se
dégrader.
15
10
5
0
-5
-10
-15
-20
-25
1000000
800000
600000
400000
200000
PIB et PIB industriel
PIB
Manufacturing
0
2003 08 09 10 11 2012
En milions de dirhams, Source: HCP et Calculs Achy
Croissance industrielle
15
12
6
5
4
3
2
Valeur Ajoutée
industrielle
2008 2009 2010 2011 2012
En %, Source: Office des changes
Croissance PIB
1
Croissance industrie manuf
0
2008 09 10 11 2012
En %, Source: HCP et Calculs Achy
Emploi industriel
9
2003 08 09 10 11 2012
En %, Source: HCP et Calculs Achy
023
Novembre 2013 Economie|Entreprises