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L'ÉNONCÉ ET L'ÉNONCIATION DANS LE CONTE POPULAIRE TURC<br />
que sous forme de « variante ». C'est dire que la variante, la forme tangible du<br />
« texte » oral, se présente à la fois comme « production » collective et comme<br />
« reproduction » individuelle tendant à se substituer à la première sans la « couvrir »<br />
entièrement.<br />
La « textualisation » de la variante n'est indépendante ni des structures sémionarrative<br />
et discursive, ni des variantes antérieures du conte qui la sous-tend, et l'on<br />
peut relever bien des constantes dans le processus de leur textualisation. En effet,<br />
loin de se confondre avec ce discours pour ainsi dire primitif qu'est le conte collectif,<br />
la variante ne manque jamais de signaler sa présence en même temps que sa distance<br />
par rapport à celui-ci : le narrateur occurrentiel affiche souvent sa position en<br />
avouant qu'il ne se souvient plus de la chanson que chantait le héros, en souhaitant<br />
avoir pour femme une jeune fille aussi belle que celle dont il raconte l'histoire ou en<br />
prononçant un jugement qui s'impose comme le fruit de la connaissance qu'il a de<br />
tout son répertoire : « <strong>Le</strong> plus jeune des fils, c'est toujours le plus courageux et le<br />
plus intelligent ».<br />
Or, cette distance apparemment irréductible qu'il affiche par rapport à<br />
l'univers narratif dont il rend compte, le sujet de la narration du conte populaire turc<br />
semble pourtant la nier dès le début en commençant par une sorte de récit introductif<br />
où il se présente non seulement comme sujet de la « narration », mais encore comme<br />
sujet de l'« action » : « Quand le temps était dans le temps et le crible dans la paille,<br />
quand le chameau était crieur public et quand je balançais mon père dans son<br />
berceau, il y avait un bouvier ». Comme on le voit, il s'agit là de courts récits<br />
fantaisistes et autonomes, sans aucun rapport apparent avec le conte proprement dit<br />
qu'ils introduisent. « Ouverts » tout comme les contes qui les suivent, soumis à une<br />
sorte d'intertextualité indéfinie, leur statut de « clichés séculaires » ne suffit pas à<br />
faire d'eux des récits fixés une fois pour toutes : ils dépendent chaque fois du savoir<br />
et du vouloir-faire du sujet de la narration de la variante.<br />
Mais le récit introductif reste toujours aussi fonctionnel. En effet, le<br />
débrayage énonciatif explicite que le narrateur opère en commençant son histoire<br />
sans queue ni tête introduit bien un non-je (actant de l'énonciation énoncée), un nonici<br />
(un ailleurs souvent problématique, difficile à situer) et un non-maintenant (ce<br />
temps d'alors classique, mais ici rejeté dans un passé par trop lointain). Or, le fait<br />
même d'avoir été introduit par un débrayage énonciatif tend à enlever au temps<br />
d'alors de l'histoire son ancienneté pourtant nettement indiquée par des termes<br />
comme « dans les temps très anciens » et largement suggérée par des faits trop<br />
fantastiques pour être actuels. Car, s'imposant à la fois en tant qu'actant de<br />
l'énonciation et en tant qu'actant de l'énoncé, le sujet de la narration rapproche<br />
subrepticement de ce temps d'alors énoncif le non-maintenant de l'instance de<br />
l'énonciation, qui, dans le contexte situationnel où se réalise la « variante », équivaut<br />
à un maintenant tout court. D'un autre côté, des énoncés tels que « quand je<br />
balançais mon père dans son berceau », changeant la « postériorité » en<br />
« antériorité » et l'« antériorité » en « postériorité », donnent l'impression d'une sorte<br />
de marche à reculons et les énoncés tels que « le temps était dans le temps »<br />
semblent circonscrire le présent dans le passé et le passé dans le présent pour<br />
remplacer la linéarité irréversible du temps par une circularité susceptible d'accorder<br />
tout son droit à l'actualité.<br />
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