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LE CONTE<br />
rapport à celui qui s'y ajoute sans que le narrateur vise à une telle infiltration, il<br />
semble difficile d'avancer que le narrateur moderne sait tout du discours qu'il produit<br />
alors que le narrateur du conte populaire ne sait presque rien de la signification de ce<br />
qu'il raconte. Paul Zumthor montre bien que le doute est permis quand il écrit que les<br />
éléments d'une onomastique et d'une thématique provenant d'un passé lointain, « côte<br />
à côte avec les souvenirs bibliques, des bribes d'histoire antique, des connaissances<br />
scolaires atomisées, des fragments de discours folkloriques, constituent un savoir,<br />
une sorte de culture de base et de référence à partir de laquelle l'auteur, fût-il un<br />
chanteur analphabète, met en forme ses propres discours » 1 .<br />
D'un autre côté, si, conformément aux exigences méthodologiques de la<br />
sémiotique littéraire, on fait abstraction de cet énonciateur extra-textuel qu'est<br />
l'auteur pour rester dans les limites du texte censé se suffire à lui-même, l'opposition<br />
introduite entre les deux littératures selon le « savoir » du narrateur cesse d'être<br />
pertinente : le narrateur de l'Auberge Rouge, et non pas Balzac, ne se sert que de son<br />
savoir-faire émissif pour transmettre la « narration par d'autres » d'une histoire dont il<br />
ne savait rien, tout comme le narrateur du conte populaire qui « reprend » le discours<br />
d'un autre ; le narrateur de Louis Lambert avoue ne point comprendre les paroles<br />
énigmatiques qu'il nous rapporte et le narrateur du Voyeur ne se veut pas plus savant<br />
que n'importe quel narrateur de n'importe quel conte populaire.<br />
Certes, le conte populaire n'est pas un produit individuel, mais il l'est en tant que<br />
« variante », et l'on peut avancer que, de ce point de vue, le statut du narrateur<br />
occurrentiel d'un conte populaire donné n'est pas sans rappeler celui d'un Anouilh<br />
réécrivant Antigone ou d'un Tournier réécrivant Robinson Crusoé : dans l'un et<br />
l'autre cas, on y met inévitablement du « sien ». De toute façon, même au cas où l'on<br />
considérerait comme négligeable le fait que tel conte populaire transforme le roi en<br />
paysan aisé et la capitale en village parce que son narrateur occurrentiel ne<br />
connaissait que la vie rustique, l'absence d'un énonciateur individuel originel qui<br />
caractérise la littérature ethnique n'implique point celle des marques de l'énonciation<br />
dans l'énoncé, comme son statut de texte anonyme n'empêche pas le conte populaire<br />
d'être un texte. Or, toute analyse de texte littéraire, savant ou populaire, se doit de<br />
considérer son objet tant du point de vue énoncif que du point de vue énonciatif sous<br />
peine de rester partielle : coupé de ses racines énonciatives, l'énoncé du conte<br />
populaire - comme tout énoncé, d'ailleurs - ne serait qu'un objet répétant un autre<br />
objet, un texte sans intentionnalité dépourvu d'intérêt.<br />
Si l'on envisage le problème du point de vue de la manifestation, on ne peut<br />
nier, dans le cas de la littérature écrite, l'existence d'un énonciateur donné sur le plan<br />
extra-textuel et celle d'un narrateur donné sur le plan intra-textuel ; dans le cas de la<br />
littérature ethnique, au contraire, le narrateur peut changer indéfiniment et, se<br />
substituant en partie à l'énonciateur collectif, il apporte chaque fois une modification<br />
plus ou moins pertinente allant du contexte situationnel jusqu'à l'organisation et la<br />
signification du « texte ». Autant dire que la différence fondamentale des deux<br />
littératures n'est pas de l'ordre de l'« être », mais du « devenir » : à l’opposé du texte<br />
écrit qui est « clos » par définition, le texte oral reste doublement « ouvert » :<br />
antérieur à ses variantes, son statut est d'être « virtuel », et il n'accède à l'existence<br />
1 P. ZUMTHOR, Ecriture et la voix, Critique, 394, Paris, mars 1980, p. 236, 237.<br />
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