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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />
diversement l'illocutoire, qui est convention de la parole autant que transgression des<br />
conventions, la parole des femmes passe par un paradoxe ; celui-là même de la<br />
conteuse, instaurée maître du langage qui livre la famille aux démons familiers,<br />
l'espace d'un récit 1 . Fascination ou fantasme, la parole féminine n'est pourtant pas de<br />
celle que d'ordinaire on écoute. Parole de la réclusion et de l'interdit, elle a été<br />
confinée dans l'univers clos de l'expérience familiale. <strong>Le</strong>s témoignages s'entendent<br />
généralement à remarquer que la conteuse comme le conte sont partie intégrante de<br />
la famille. Mais la liturgie domestique n'est pas exclusive, et il existe une célébration<br />
publique des contes dont Saadedine Bencheneb assure le témoignage, que je<br />
reproduis ici pour sa valeur documentaire :<br />
« Ne sait pas conter qui veut et les femmes qui possèdent ce don sont assez<br />
rares. Dans l'Alger du début de ce siècle, il y en avait une dizaine ou une<br />
vingtaine qu'on invitait dans les familles bourgeoises pour goûter le charme de<br />
leur parole... C'était à qui, à force de présents, pourrait offrir à ses invités et à<br />
ses familiers, durant les longues veillées du mois du jeûne, la plus séduisante<br />
conteuse de la Régence. Je me rappelle qu'une de ces femmes accompagnait<br />
son récit d'une telle mimique, qu'elle possédait un tel art de dire, que même<br />
les grandes personnes étaient vivement impres- sionnées. Sa voix changeait de<br />
timbre avec chaque personnage : elle devenait puissante et sourde quand il<br />
s'agissait d'un être méchant, douce et chantante quand il s'agissait d'un héros<br />
aimable. <strong>Le</strong>s chiens aboyaient, les lions rugissaient, la nature entière s'animait<br />
et prenait la parole. <strong>Le</strong>s contes d'animaux... acquéraient ainsi le mouvement et<br />
la vie des dessins animés qu'on projette aujourd'hui dans les salle de<br />
cinéma 2 ».<br />
Avec ces conteuses professionnelles, on est loin, on le voit, des versions<br />
épurées ou tâtillonnes, rapportées d'informateurs témoins et réécrites à la manière de<br />
répliques mécaniques d'un théatre privé de vie. Il s'agit plutôt ici d'une parole de<br />
talent qui donne au conte l'allure d'une représentation de salon, d'un spectacle à<br />
domicile. La fonction sociale de la conteuse décrite par Bencheneb n'est nulle part<br />
ailleurs attestée et semble avoir disparu surtout depuis le silence imposé aux veillées<br />
par le couvre-feu militaire durant la guerre de libération. Par contre la fonction<br />
publique du contage demeure très vivace. J'en voudrais pour preuve l'engouement<br />
actuel des médias pour le genre conte :<br />
- une émission radio hebdomadaire est consacrée au conte universel, de même<br />
qu'une émission T.V.<br />
- une version T.V. des Mille et une nuits est suivie actuellement avec un très<br />
vif intérêt, tous publics confondus,<br />
- un conte est en voie de tournage pour un feuilleton de télévision,<br />
- des contes sont édités, d'autres sont publiés dans les journaux,<br />
- des contes sont dits et mis en musique sur cassettes_<br />
On peut dire qu'il existe aujourd'hui une véritable célébration publique du<br />
conte. Mais partout celle-ci consacre la fin des conteuses puisque la totalité de ces<br />
1 On lira avec intérêt la dédicace du livre de Taous Amrouche, <strong>Le</strong> grain magique, Maspero, Paris 1976,<br />
ou encore l'introduction de R. Belamri, <strong>Le</strong>s graines de la douleur, Publisud, Paris, 1982.<br />
2 S. Benchebeb, <strong>Le</strong>s contes d'Alger, Editions Henrys, Alger 1946.<br />
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