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LE CONTE<br />
l'adverbe « puis » (pis), comme en témoigne la description du meurtre du géant du<br />
château par Jean :<br />
« I’s’lève deboute, pis i’yi sapre eune claque dans l’côté d’la tête’a main<br />
ouvarte qu’i’te l’culbute haut en bas d’sa chaise ; le sang par le nez, par les<br />
yeux, par les oreilles. I’était là, i’grouillait pus quasiment. I’s’met à r'garder.<br />
I’avait ben in anneau d’porte de cave, là. I’pousse la tab', pis i’rouv’la porte<br />
d’la cave pis i’te l'agraffe par d'ssus’a peau du cou, pis i’te l'sapre en bas<br />
dans’a cave la tête la première, pis i farme la porte ».<br />
Dans la mesure où l'on dispose pour ce conte d'une version enregistrée, il<br />
importe de noter que le suprasegmental de l'intonation participe également du<br />
sémantisme paroxystique : lors des passages violents, la voix du conteur se fait plus<br />
tendue, plus haut perchée et plus rapide. <strong>Le</strong> passage cité renvoie à une violence<br />
brutale, explicite. Cette violence se manifeste par ailleurs à d'autres moments du<br />
texte de façon plus subtile et elle est actualisée par une syntaxe marquée par des<br />
tensions et des omissions. <strong>Le</strong> traitement des pronoms personnels est à cet égard<br />
significatif car il met en cause le statut du sujet.<br />
Il faut noter d'abord l'insistance sur le pronom de la deuxième personne du<br />
singulier, « tu » ici prononcé « toué », mis en apposition et en accusation :<br />
« Passe la porte, toué, p'tit voleur de laine pareil à ta mère ! »<br />
Au début, le géant réduit Jean au statut de non-sujet, parlant de lui à la<br />
troisième personne en sa présence 1 . Lorsque Jean demande à sa mère s'il peut aller<br />
jouer avec les fils du géant, ce dernier réagit de la sorte :<br />
« C'que c'est qu'i’te d'mande, là ? «<br />
Faisant de Jean un non-sujet. Il agira toujours de la sorte jusqu'à ce qu'il se<br />
soit emparé du ruban vert. Alors, il redonne à Jean un statut de personne, mais de<br />
personne dominée, accusée, victimisée, s'adressant à lui sur le mode impératif :<br />
« Eh, lève, lève-toué à matin ! Lève-toué à matin !<br />
T'es pas comme de coutume à matin, hein ? Lève-toué ! »<br />
<strong>Le</strong> réel linguistique associé au « toué » est lié à l'apostrophe, à l'invective.<br />
Ainsi, au moment du contage, le conteur est interrompu par sa femme qui veut faire<br />
remarquer aux auditeurs que son mari a raconté le même conte il y a peu de temps.<br />
Son mari l'interpelle brusquement : « Toué, tais-toué »...<br />
<strong>Le</strong> sujet se trouve donc ou bien occulté ou bien mis en accusation. Il peut<br />
aussi être dévalorisé, chosifié comme en témoigne le remplacement du pronom<br />
personnel par le démonstratif « ça ». Introduisant la princesse, le conteur dit :<br />
« Ca, c'était une princesse ».<br />
Bref, il y a ici inscription d'un réel linguistique donné, à haute teneur<br />
d'agressivité et qui est autre chose qu'un détail dans la mesure où il structure l'univers<br />
relationnel du conte.<br />
Tous les éléments de ce conte, aussi bien, au plan structurel, l'inversion des<br />
séquences finales, que la surenchère dans la description des prouesses physiques où<br />
la syntaxe de la chosification, tous ces éléments, en plus de l'intonation du conteur<br />
contribuent à créer une tension qui ne peut se résoudre que dans la violence. C'est là<br />
une dimension essentielle du conte. Dit autrement, ce conte signifierait autrement.<br />
1 Émile Benveniste a analysé la nature des pronoms en montrant que la notion de personne était présente<br />
uniquement pour les instances je et tu, faisant défaut dans il. Voir à cet effet « La nature des pronoms »<br />
dans Problèmes de Linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p.251-257.<br />
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