Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
252<br />
LE CONTE<br />
raisonnement se raconte. Même si l'on raisonne en argumentant, il faut que cette<br />
rationalité argumentative se raconte. Ce retour à Platon, conteur fascinant et<br />
intarissable, devrait illustrer cette origine paradisiaque où raconter et argumenter<br />
relèvent d'une même rationalité universalisante.<br />
I<br />
LA PARADIGMATISATION DE LA NARRATION ET DE L'ARGUMENTATION<br />
Toutefois, des failles paradigmatisantes sont malheureusement présentes dès<br />
Aristote : elles marquent la conscience de tous ceux qui produisent des discours en<br />
Occident. Même si l'on assiste à une réévaluation de la narrativité dans notre culture,<br />
la hiérarchisation des deux paradigmes n'est pas bouleversée : la narrativité ne peut<br />
affecter les types de discours responsables du progrès de la pensée et de<br />
l'organisation des sociétés (l'homme de sciences et l'homme politique ne peuvent<br />
« raconter des histoires ») ; la narrativité est « exilée » dans les discours marginaux,<br />
ceux de l'art et de la littérature, ceux des enfants et des inventeurs illuminés.<br />
Pourtant, il existe l'intuition chez tous que l'acte de raconter est plus<br />
authentique, plus « moral », plus proche de la véritable nature humaine que l'acte de<br />
raisonner d'emblée plus manipulatoire, plus « logique », il est vrai, mais plus<br />
répressif à l'égard de la sensibilité profonde également. Quelles sont les connotations<br />
suggérées par cette authenticité, cette moralité de la narrativité ? On pourrait évoquer<br />
ici Wittgenstein et dire que l'activité narrative est un jeu de langage essentiel,<br />
ludique dont la finalité n'est pas thématisable ; c'est une forme de vie (<strong>Le</strong>bensform) -<br />
pour employer une notion de Husserl - profondément enracinée et irréductible à des<br />
formes comportementales et discursives alternatives. Si raconter frappe par son<br />
universalité, à travers toutes les cultures et toutes les époques, et par sa naturalité, sa<br />
spontanéité, c'est que l'activité narrative touche ce qu'il y a d'essentiel dans l'homme.<br />
En tant que naturel et universel, le récit n'est pas affaire d'experts : la narrativité est<br />
profondément démocratique puisque ni la classe sociale ni l'expertise intellectuelle<br />
ne favorisent la compétence narrative. On ne peut oublier non plus que les racines de<br />
cette compétence sont également morales : le conte doit manifester la motivation<br />
éthique d'une condensation qualitative de la juste sensibilité du sujet-conteur, de cosujets<br />
et de la communauté entière. La moralité narrative consiste en fait dans cette<br />
force de socialisation : raconter des « histoires » à des enfants est évidemment un<br />
moyen privilégié de leur socialisation ; raconter, en récitant un conte, en citant le<br />
mythe approprié à une situation vécue, en produisant ou en lisant de la littérature<br />
fictionnelle, est « se poser en communauté », aussi bien sur l'axe du temps (la<br />
communauté marquée par son passé et par son avenir) que sur celui de l'espace (la<br />
communauté la plus proche mais lointaine, inobservable, transcendante également).<br />
Surtout la relation du récit à la temporalité a été étudiée exemplairement en<br />
philosophie contemporaine (voir surtout Ricoeur 1983-1985), une temporalité qui est<br />
avant tout présente en tant que mémoire : le conte nous met en rapport avec le<br />
« passé » de notre communauté. Mais le temps du récit n'est pas seulement celui qui<br />
est retenu dans notre mémoire ; c'est de droit égal celui de nos projets, de nos rêves,<br />
de notre avenir. Cette spatio-temporalisation est due à cette activité narrative qui<br />
relève d'un véritable paradoxe (Fisher 1984) : d'une part le récit est le produit de