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LE CONTE<br />
conte va être conté, l'autre consiste à conter le conte. Sans doute, toutes les variantes<br />
sont possibles sur ce schéma, comme viennent de le montrer Diderot et<br />
Maupassant_ mais, dans sa simplicité, le mécanisme est, à mes yeux, toujours<br />
présent. Il a fondamentalement la forme de l'enchâssement, qui nécessairement<br />
modifie l'énoncé enchâssé : le récit de « Ceci n'est pas un conte » est modifié par son<br />
enchâssement dans un discours qui énonce les spécificités de son énonciation.<br />
L'ensemble des dix-sept contes de la bécasse est modifié par son enchâssement dans<br />
le texte initial 1 .<br />
Avant d'en venir à la description de ces modifications, je reviens un instant<br />
sur les origines de ce type de fonctionnement. On voit que ce caractère du conte lui<br />
vient de son oralité originelle. Oralité, scripturalité : simple phénomène de<br />
manifestation matérielle. Oui, on peut être tenté de voir les choses ainsi. Mais quand<br />
on passe de l'oralité à la scripturalité, il faut bien écrire l'oralité. Et le faire, c'est<br />
poser une instance d'énonciation de plus, et du coup modifier de fond en comble le<br />
mécanisme énonciatif du récit. On voit que le simple phénomène du changement de<br />
manifestation matérielle a des implications fondamentales quant à la structure même<br />
du conte.<br />
Il ne me reste plus qu'à décrire les effets qu'a sur le sens le mécanisme formel<br />
qui vient d'être décrit. C'est à vrai dire assez simple quand on utilise l'appareil<br />
notionnel mis en place dans le Dictionnaire de Greimas et Courtés, et<br />
spécifiquement les deux opérations opposées de l'embrayage et du débrayage. A cet<br />
égard, deux précautions sont à prendre.<br />
La première a un caractère historique. L'introduction de la notion de<br />
débrayage est, sauf erreur, une innovation de la sémiotique greimassienne. Il est<br />
amusant de constater qu'elle a été facilitée par ce qui est, à proprement parler, une<br />
erreur de traduction de Ruwet au moment où il a fait passer en français la notion,<br />
empruntée par Jakobson à Jespersen, de shifter. <strong>Le</strong> shifter, chez Jespersen, et<br />
partiellement encore chez Jakobson, c'est le terme qui change de sens (comprendre,<br />
ici, de référent) selon les circonstances de son énonciation. To shift, en anglais, c'est<br />
« changer », éventuellement « changer de vitesse », mais pas « embrayer ». Pour des<br />
raisons qui, à mon sens, tiennent aux modifications apportées par Jakobson à la<br />
conception du shifter chez Jespersen, Ruwet a choisi la traduction par embrayeur.<br />
Mais l'embrayage, on le sait ne se conçoit que par opposition à l'opération inverse de<br />
débrayage : c'est le mérite de Greimas et Courtés d'avoir fait apparaître cette notion<br />
indispensable sans laquelle le fonctionnement de l'embrayage et des embrayeurs<br />
n'apparaît pas clairement.<br />
La seconde précaution vise les spécificités des opérations d'embrayage et de<br />
débrayage dans le cas qui nous occupe. Ici, elles jouent non entre l'instance<br />
d'énonciation et le discours, mais entre deux discours, dont l'un, à vrai dire,<br />
enchâssant l'autre, n'est rien d'autre que le simulacre, énoncé, de l'instance<br />
d'énonciation du second. C'est ce qui prend le nom, dans le Dictionnaire,<br />
1 Conséquence immédiate de cette constatation : il est impératif dans toute édition des <strong>Conte</strong>s et<br />
nouvelles, de respecter la composition des recueils tels qu'ils ont été originellement constitués. C'est ce<br />
que n'a pas fait Albert-Marie Schmidt_ - J'indique au passage que l’analyse des <strong>Conte</strong>s des Mille et une<br />
nuits donnerait sans dout lieu à des constatations du même genre, en dépit des différences de contexte<br />
culturel.<br />
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