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CONTE ET NOUVELLE<br />
manifestation écrite littérale. Il a donc à l'égard de son oralité originelle une<br />
spécificité paradoxale : il est contraint d'écrire son oralité. C'est à mes yeux un<br />
caractère à peu près constant du conte : il ne disparaît pas même quand il lui arrive<br />
de rester implicite. Inversement, on vient d'entrevoir que ce trait n'affecte pas la<br />
nouvelle. Au moins la nouvelle moderne. Car on sait qu'au XVI° siècle - pensez à<br />
L'Heptaméron - la nouvelle aussi pouvait prendre une manifestation orale, et l'écrire.<br />
C'est que, comme on l'a aperçu plus haut, le système des relations entre conte et<br />
nouvelle a évolué avec le temps : il faut se garder de confondre nouvelle du XVI°<br />
siècle et nouvelle contemporaine.<br />
L'oralité écrite du conte est attestée par d'innombrables faits. Parmi les plus<br />
spectaculaires, j'en citerai deux. D'abord le conte de Diderot qui porte, par<br />
dénégation, le titre paradoxal « Ceci n'est pas un conte ». Il s'ouvre de la façon<br />
suivante :<br />
« Lorsqu'on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute ; et pour peu que le<br />
conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son<br />
auditeur. Voilà pourquoi j'ai introduit dans le récit qu'on va lire, et qui n'est pas un<br />
conte ou qui est un mauvais conte, un personnage qui fasse à peu près le lecteur ; et<br />
je commence ».<br />
Mais en réalité, le je qui dit je ne « commence » pas vraiment, car il se fait<br />
précisément interrompre par le personnage qu'il vient de mettre en place, à moins<br />
que ce ne soit par son auditeur : les traces sont à ce point brouillées qu'on ne sait plus<br />
qui parle et qui écoute, ni qui est censé écrire et lire. Et il est évidemment capital de<br />
remarquer que la mise en cause du conte, comme conte - à savoir comme fictionnel -<br />
est liée à la mise en cause déniaisante des modes spécifiques de son énonciation.<br />
<strong>Le</strong> second exemple n'est autre que notre « Bécasse », sur laquelle je reviens<br />
encore, d'un point de vue différent. On se souvient que ce conte inaugural a pour<br />
fonction de mettre en place un contrat sous l'effet duquel, successivement, chaque<br />
bénéficiaire du plat de têtes de bécasses - bécasses sur le statut desquelles nous<br />
sommes désormais édifiés - doit raconter un conte. A l'origine de chacun des dix-sept<br />
contes qui constituent le recueil il faut donc restituer la présence - explicite, même si<br />
elle est lointaine - de ce je qui commence une histoire, et qui d'ailleurs la commence<br />
souvent au je, continuant à embrayer sur la situation d'énonciation mise en place par<br />
le conte initial et initiateur. Ce n'est que dans la suite que survient un récit à la 3ème<br />
personne, souvent dans des conditions formelles d'une extrême complexité. J'en<br />
donnerai pour exemple l'un des deux contes intitulés « la peur » 1 . Il joue lui aussi sur<br />
l'opposition de l'oral et de l'écrit, puisque l'un des récits qu'il comporte n'est autre<br />
qu'une histoire_ racontée par Tourgueneff, à propos de laquelle s'écrit le<br />
commentaire suivant, bien paradoxal : « L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais<br />
rien ». Ainsi, le jeu sur l'écrit et l'oral en vient à permettre de se demander si ce qui<br />
est écrit est bien écrit, et à présenter un authentique écrit pour un énoncé oral, en<br />
feignant de mettre en cause sa scripturalité pourtant patente !<br />
Je passe sur ces jeux, et je reviens à la structure canonique du conte. Elle<br />
consiste à faire apparaître deux instances d'énonciation : l'une consiste à dire qu'un<br />
1 Il n'est pas intégré aux <strong>Conte</strong>s de la bécasse, à la différence de son homonyme. Mais les procédés sont<br />
les mêmes.<br />
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