25.06.2016 Views

Violence et langage

Violence et langage

Violence et langage

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

VIOLENCE<br />

ET<br />

LANGAGE


Ce document de recherche a été publié avec le concours<br />

du Conseil Scientifique de l'Université de Toulouse-le Mirail<br />

du Conseil Municipal d'Albi<br />

<strong>et</strong> du Conseil Général du Tarn<br />

Chantal BOIX, organisatrice des colloques d'Albi Langages <strong>et</strong><br />

Signification, recevait c<strong>et</strong>te année au mois de juill<strong>et</strong> 1998, les<br />

participants réunis autour du thème :<br />

VIOLENCE ET LANGAGE<br />

Équipe d'édition<br />

Responsable : Robert GAUTHIER<br />

Relecture <strong>et</strong> harmonisation : Danielle JOULIA<br />

Mise en Page <strong>et</strong> couverture : Abderrahim MEQQORI<br />

Pour tout renseignement consulter la page Web :<br />

http://www.univ-tlse2.fr/gril<br />

ou contacter Robert GAUTHIER<br />

Sciences du Langage Université de Toulouse-le Mirail 31058 Toulouse Cedex<br />

Tél : bureau 05 61 50 48 32<br />

Domicile : 05 61 27 11 10<br />

Courriel : gauthier@univ-tlse2.fr


-------------------------------------------------------------------------------------------------<br />

C.A.L.S. COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION<br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

PHILOSOPHIE DE LA VIOLENCE : VIOLENCE DE LA PHILOSOPHIE<br />

Roger CAVAILLES ............................................................................. 7<br />

L’INJURE COMME ANTICOMMUNICATION<br />

Marc BONHOMME .......................................................................... 25<br />

LA VIOLENCE DU LANGAGE ET LE LANGAGE DE LA VIOLENCE<br />

Robert GAUTHIER ........................................................................... 41<br />

UNE MISE EN SCÈNE DE LA COLÈRE, LECTURE ET EXPLOITATION D'UN ALBUM À<br />

L'ÉCOLE MATERNELLE<br />

Nicole EVERAERT-DESMEDT ........................................................ 49<br />

LA PUBLICITÉ AU JAPON : UNE PRÉSENCE INÉVITABLE<br />

Jean-Pierre BESIAT ........................................................................... 57<br />

L’EXPRESSION DE LA VIOLENCE DANS LE DRAME JAPONAIS AVEC LE NO DO-JO-<br />

JI<br />

Catherine GHOSN ............................................................................. 73<br />

VIOLENCE ET IDENTITÉ : RÉFLEXION THÉORIQUE ET PROPOSITIONS DE LECTURE<br />

D’ALBUMS ILLUSTRÉS<br />

Fabienne PLEGAT-SOUTJIS............................................................ 85<br />

L’ISOTOPIE DE LA VIOLENCE DANS LE PETIT PRINCE D’A. DE SAINT-EXUPERY<br />

Pierre MARILLAUD .......................................................................... 95<br />

L’HOLOCAUSTE DANS LES RÉCITS D’ENFANTS POUR UNE SÉMIOTIQUE DES<br />

POINTS DE VUE<br />

Michael RINN ................................................................................... 115<br />

DE LA NARRATION EN PHOTOGRAPHIE<br />

Jean-Paul MIRGUET....................................................................... 135<br />

PORNOGRAPHIE, VIOLENCE OBSCÈNE, ÉROTISME, ET MÉCANISMES DE CENSURE<br />

CHEZ, ET APRÈS GEORGES BATAILLE<br />

Gilles MAYNÉ .................................................................................. 151<br />

LE DISCOURS À VOCATION SCIENTIFIQUE : ÉTUDE SÉMIOTIQUE DE LA P.N.L.<br />

(PROGRAMMATION NEUROLINGUISTIQUE)<br />

Valérie SANCHOU ........................................................................... 167


PHILOSOPHIE DE LA VIOLENCE :<br />

VIOLENCE DE LA PHILOSOPHIE<br />

Il serait sans doute facile de r<strong>et</strong>rouver, dans l’intitulé de c<strong>et</strong> exposé, l’écho de<br />

la polémique qui opposa, au milieu du siècle dernier, Karl Marx à l’économiste<br />

français Joseph Proudhon. Celui-ci avait fait paraître, en 1846, un livre sous le<br />

titre : Philosophie de la misère (le sous-titre étant : Système des contradictions<br />

économiques). L’année suivante, Marx répliqua pour dénoncer ce qu’il appelait le<br />

caractère non scientifique des analyses de Proudhon, dans un livre qui avait pour<br />

titre : Misère de la philosophie. Ce fut le début de la brouille entre Marx <strong>et</strong><br />

Proudhon.<br />

"Philosophie de la misère ; misère de la Philosophie". Il suffisait de<br />

remplacer "misère" par "violence" : le titre de c<strong>et</strong> exposé était trouvé. Peut-être<br />

aussi le thème. Tout ceci, il faut le reconnaître, restait bien facile.<br />

C<strong>et</strong>te facilité ne fait d’ailleurs qu’en prolonger une autre à laquelle bien des<br />

philosophes ont succombé, ce qu’on pourrait appeler la "facilité de l’inversion".<br />

Soit deux termes ou deux concepts : "misère" <strong>et</strong> "philosophie" par exemple. Le<br />

procédé est simple : m<strong>et</strong>tre le premier à la place du second ; le second à la place du<br />

premier. Facile, là encore.<br />

Alors, pourquoi s’accorder toutes ces facilités en commençant un discours<br />

sur la violence ? C’est qu’il nous a semblé que ces "facilités" pouvaient perm<strong>et</strong>tre,<br />

sinon de résoudre, du moins d’approcher <strong>et</strong> de cerner la difficulté (il faudrait dire<br />

"les" difficultés) que posent une analyse <strong>et</strong> un discours sur la violence. C’est de<br />

quoi il faudrait partir. Il n’est pas facile de parler de la violence, suj<strong>et</strong>, par ailleurs,<br />

d’une extrême <strong>et</strong> regr<strong>et</strong>table actualité.<br />

Pourquoi est-il si difficile de discourir sur la violence ?<br />

Il y a sans doute de multiples raisons à cela. Nous n’en r<strong>et</strong>iendrons qu’une :<br />

l’ambiguïté du concept de violence qui se découvre dès qu’on tente de l’analyser.<br />

C<strong>et</strong>te ambiguïté, il faut très certainement la comprendre comme exprimant, au plan<br />

de la pensée <strong>et</strong> de la réflexion, une ambivalence ressentie au plan existentiel, c’està-dire<br />

au niveau de la violence vécue. Pour le dire autrement (<strong>et</strong> sans doute plus<br />

simplement) s’il nous est difficile de former une idée claire <strong>et</strong> simple de la violence,<br />

c’est d’abord parce que notre attitude à l’égard de la violence, notre<br />

comportement, face aux phénomènes violents, n’est ni simple ni clair. C’est par là<br />

qu’il faut commencer.<br />

Nous n’en dirons pourtant qu’un mot, le problème étant ici celui du caractère<br />

ambigu du discours que nous pouvons tenir sur la violence. Mais comme, par<br />

ailleurs, c<strong>et</strong>te ambiguïté semble traduire l’ambivalence de nos comportements,<br />

c’est d’abord c<strong>et</strong>te ambivalence qu’il faut interroger. Comment nous comportonsnous<br />

face à la violence ?


Nous avons, à son égard, deux attitudes différentes, sinon même opposées.<br />

D’une part, sous quelque forme qu’elle se présente, la violence nous répugne <strong>et</strong><br />

nous fait horreur. Un consensus se forme très vite pour dire "non à la violence",<br />

une violence que nous refusons tous.<br />

Mais, d’autre part, (<strong>et</strong> ceci est sans doute plus difficile à reconnaître <strong>et</strong> à<br />

adm<strong>et</strong>tre) dans l’instant même où nous la refusons, la violence nous attire <strong>et</strong> nous<br />

fascine. De c<strong>et</strong>te fascination qui se manifeste très tôt chez l’enfant <strong>et</strong> se continue<br />

très tard chez l’adulte, les preuves sont nombreuses : succès commercial des films<br />

dits "violents", intérêt que nous portons spontanément aux faits divers violents<br />

(procès d’assises, accidents mortels, meurtres, exécution d’un condamné, au temps<br />

où elle était publique, <strong>et</strong>c.)<br />

C’est sans doute l’un des grands mystères de la violence que c<strong>et</strong> attrait-refus,<br />

c<strong>et</strong>te attirance-répulsion, c<strong>et</strong>te fascination-rej<strong>et</strong> où s’exprime l’ambivalence de nos<br />

comportements à son égard. C<strong>et</strong>te ambivalence, il ne suffit pas de la constater ; il<br />

faut aussi tenter de l’expliquer.<br />

C<strong>et</strong>te explication (ou du moins "une" explication ou un élément de<br />

l’explication) pourrait être trouvée dans l’homme lui-même ou, plus précisément,<br />

dans la structure complexe de son cerveau <strong>et</strong> dans ce qu’on appelle aujourd’hui la<br />

"théorie des trois cerveaux ", admise par la plupart des neuro-physiologistes.<br />

Notre cerveau, formé tout au long de l’évolution de l’espèce humaine est, en<br />

eff<strong>et</strong>, constitué par trois cerveaux qui se sont construits à différents moments de<br />

c<strong>et</strong>te évolution, trois cerveaux qui, en quelque sorte, n’ont pas le même âge.<br />

Le cerveau primitif, le plus ancien, le plus rudimentaire, qui commande les<br />

fonctions vitales élémentaires, est celui qu’on appelle le "cerveau reptilien" parce<br />

qu’il est apparu avec les premiers vertébrés terrestres, les grands reptiles du<br />

Secondaire <strong>et</strong> parmi eux les dinosaures. C’est le cerveau de la violence <strong>et</strong> de<br />

l’agressivité. Il se trouve en chacun de nous, enfoui au plus profond de la masse<br />

neuronale. Il y a du dinosaure en chaque être humain. Jurassic Park, nous le<br />

portons dans notre tête.<br />

Entourant ce premier cerveau, un cerveau formé plus tard, le "cerveau<br />

limbique" (expression introduite par Paul Broca, en 1878). C’est le cerveau des<br />

sentiments <strong>et</strong> de la vie affective.<br />

Enfin, enveloppant le tout, le cerveau le plus récent, le plus perfectionné, le<br />

plus complexe, le haut de gamme neuronal, le "néo-cortex" qui donne à notre<br />

cerveau la forme d’un chou-fleur. C’est le cerveau de la raison <strong>et</strong> de la pensée<br />

rationnelle.<br />

Nous pouvons, à partir de là, comprendre l’ambivalence de nos<br />

comportements face aux phénomènes violents. Le cerveau qui refuse la violence,<br />

c’est le néo-cortex, le cerveau de la Raison. Le cerveau fasciné par la violence,<br />

c’est le cerveau reptilien. C’est parce qu’il y a du dinosaure en nous que la violence<br />

nous attire.<br />

Nous allons ici considérer l’écho de c<strong>et</strong>te ambivalence existentielle au plan de<br />

la Pensée <strong>et</strong> de la réflexion. Nous la r<strong>et</strong>rouvons, en eff<strong>et</strong>, dans l’ambiguïté du<br />

concept de violence <strong>et</strong> plus, encore, du discours que nous pouvons tenir sur elle.<br />

C’est de cela qu’il va être question.<br />

Ambiguïté du discours… mais quel discours ?<br />

Il nous faut ici préciser la question, limiter le champ de nos analyses.


Nous prendrons l’exemple du discours philosophique.<br />

D’autres discours seraient bien évidemment concevables : le discours<br />

religieux, le discours politique, le discours moral, <strong>et</strong>c. Nous nous en tiendrons au<br />

seul discours philosophique pour tenter d’en décrire <strong>et</strong> d’en comprendre<br />

l’ambiguïté, une ambiguïté qui s’affiche déjà dans le titre de l’exposé :<br />

"Philosophie de la violence ; violence de la Philosophie".<br />

D’une part (c’est le vol<strong>et</strong> "Philosophie de la violence") un discours qui prend<br />

pour thème la violence, à l’intérieur duquel se devine <strong>et</strong> se dessine, sinon une<br />

ambiguïté, du moins une dualité, puisqu’il est, le plus souvent, un discours qui<br />

dénonce la violence <strong>et</strong> la refuse mais aussi parfois un discours qui l’exalte <strong>et</strong> la<br />

glorifie. À côté de ce discours sur la violence, nous découvrons aussi la violence<br />

du discours. Ce sera le vol<strong>et</strong> :"<strong>Violence</strong> de la Philosophie". À la bien comprendre,<br />

la Philosophie a toujours été un discours violent, un discours de violence. C’est ce<br />

qu’il faudra tenter d’entrevoir, pour finir.<br />

I. Le premier vol<strong>et</strong> : "Philosophie de la violence" recouvre l’ensemble des<br />

discours que les philosophes, à toutes les époques, ont tenu sur la violence.<br />

Une remarque préalable : le thème de la violence est, très certainement, un thème<br />

moderne. C’est nous qui parlons aujourd’hui de "violence". Les philosophes du<br />

passé ont tenu un autre <strong>langage</strong>, utilisé d’autres concepts en parlant de "force",<br />

d’"injustice", de "désordre", d’"excès", de "déséquilibre"… toutes notions que le<br />

concept de violence nous perm<strong>et</strong> aujourd’hui de récupérer <strong>et</strong> d’intégrer.<br />

Force, Injustice, Désordre, Déséquilibre, sont, en ce sens, des préfigurations ou des<br />

esquisses du concept moderne de violence.<br />

Nous trouvons, dans l’histoire de la Philosophie, deux types de discours,<br />

deux traditions parallèles d’inégale importance. Tout d’abord, le discours<br />

classique, majoritaire, officiel pourrait-on dire, qui condamne la violence sous<br />

toutes ses formes. On r<strong>et</strong>rouve ici l’attitude de refus qui est l’une des composantes<br />

de notre comportement, face aux phénomènes violents. Mais l’histoire de la<br />

Philosophie nous présente aussi un discours plus marginal, minoritaire <strong>et</strong> souterrain<br />

qui reparaît à toutes les époques pour exalter <strong>et</strong> glorifier la force <strong>et</strong> la loi du plus<br />

fort <strong>et</strong> pour qui la violence est une valeur positive. Ce discours exprime, au plan<br />

des idées, la fascination, l’attirance, que la violence a toujours suscité chez<br />

l’homme.<br />

A. Considérons d’abord le discours qui dénonce <strong>et</strong> condamne la violence, chez les<br />

philosophes d’hier <strong>et</strong> d’aujourd’hui. Nous n’allons pas, bien évidemment tenter un<br />

survol, même rapide, de l’histoire de la Philosophie <strong>et</strong> passer en revue les doctrines<br />

(elles sont nombreuses) qui ont condamné la violence. Pour éviter c<strong>et</strong> inventaire<br />

fastidieux (<strong>et</strong> d’ailleurs impossible) posons plutôt c<strong>et</strong>te question : au nom de quoi,<br />

au nom de quels principes ou de quelles valeurs, la violence a-t-elle été refusée <strong>et</strong><br />

condamnée par la plupart des philosophes ?<br />

C<strong>et</strong>te question nous fera entrevoir ce qu’on peut appeler une "dégradation",<br />

s’affirmant au cours de l’histoire, des valeurs au nom desquelles ou à partir<br />

desquelles la violence est dénoncée. De ce point de vue, il serait possible de<br />

distinguer trois grands moments :


a. le premier est celui de l’idéalisme platonicien que prolongent la pensée<br />

chrétienne <strong>et</strong>, dans une certaine mesure, le rationalisme moderne. Platon va nous<br />

perm<strong>et</strong>tre d’illustrer ce premier moment (ou ce premier courant). Socrate (qui est<br />

Platon lui-même) s’affirme, dans les dialogues platoniciens comme l’adversaire des<br />

Sophistes qui, tels Calliclès, dans le "Gorgias" ou Thrasymaque, au livre I de la<br />

République, font l’apologie de la force <strong>et</strong> opposent la loi de la Nature (qui est la loi<br />

du plus fort) aux lois humaines qui voudraient remplacer c<strong>et</strong>te loi naturelle en<br />

instaurant le règne de la justice, de l’équilibre <strong>et</strong> de l’égalité. Pour Galliclès, la vraie<br />

morale est celle de la Nature. C’est la morale de la force. Tout ce qui est possible<br />

est permis. "Au plus fort, tous les avantages" dira-t-il, dans la fougue de sa<br />

jeunesse. Thrasymaque soutient, dans la même approche cynique, que "la Justice<br />

n’est autre chose que l’intérêt du plus fort".<br />

Contre c<strong>et</strong>te apologie de la force, Socrate montrera que la vraie justice est<br />

Vertu <strong>et</strong> Sagesse, qu’elle est le Bien qui ne saurait être confondu avec l’intérêt.<br />

L’intérêt est toujours particulier. Le Bien s’affirme comme valeur universelle<br />

transcendant l’état de fait qui s’exprime dans la force. Il renverse le raisonnement<br />

des Sophistes en montrant que la force, érigée en principe de conduite, ne peut<br />

qu’engendrer les conflits, les dissensions <strong>et</strong> finalement l’injustice. C’est donc au<br />

nom de c<strong>et</strong>te idée de Justice, de c<strong>et</strong>te valeur universelle qu’est le Bien, que la force<br />

(qu’on appellerait aujourd’hui la violence) est dénoncée <strong>et</strong> condamnée. On peut<br />

donc dire que le refus de la violence se fait au nom de valeurs transcendantes,<br />

d’une transcendance universelle que Platon appelle le Bien ou la Justice, qui, dans<br />

la tradition chrétienne sera l’Amour <strong>et</strong>, pour la Pensée rationaliste, la Raison.<br />

b. Les philosophes politiques des XVII˚ <strong>et</strong> XVIII˚ siècles proposent une autre<br />

solution pour résoudre le problème engendré par le désordre, l’anarchie, l’injustice<br />

sociale. C’est le courant de ceux qui imaginèrent la fameuse théorie du Contrat<br />

Social s’organisant autour du thème de la Paix (avec Hobbes <strong>et</strong> Spinoza) <strong>et</strong> de la<br />

liberté (avec Rousseau).<br />

La valeur de la paix, de la paix sociale ou civile, n’est pas une idée<br />

transcendante ; c’est l’idéal d’un ordre immanent à la Société, c<strong>et</strong> ordre pouvant<br />

résulter d’un contrat, d’un accord que les hommes passent entre eux qui, leur<br />

perm<strong>et</strong>tant de sortir de l’état de nature, fera de l’homme sauvage un citoyen.<br />

C’est ce qui apparaît chez Thomas Hobbes qui fut l’un des premiers à<br />

proposer le thème du Contrat Social. La Paix qui est pour lui la valeur primordiale,<br />

ne fait que traduire la peur de la guerre civile. Hobbes qui a vécu, dans sa jeunesse,<br />

le désordre des guerres civiles, est persuadé que seul le pacte social a pu perm<strong>et</strong>tre<br />

à l’homme de sortir de l’état de nature qui est un état de guerre, de conflit <strong>et</strong> de<br />

violence permanente. C’est en pensant à l’homme à l’état de nature que Hobbes<br />

eut ce mot fameux : "L’homme est un loup pour l’homme". Il fallait sortir de c<strong>et</strong><br />

état préjudiciable à l’homme, instaurer une communauté d’intérêt, une Société qui<br />

pourra seule garantir la paix.<br />

C<strong>et</strong>te paix qui résulte d’un contrat n’est plus alors une valeur transcendante.<br />

C’est un ensemble de règles qui exigent que la volonté de chacun se soum<strong>et</strong>te à la<br />

volonté de tous (que Rousseau nommera "Volonté Générale").<br />

Tout ceci nous situe au niveau d’une immanence sociale. Ce n’est donc plus<br />

au nom d’une transcendance universelle mais d’un immanent collectif que la


violence, désordre anarchique, est condamnée. C’est en ce sens qu’il est déjà<br />

possible de parler d’une dégradation des valeurs <strong>et</strong> des principes au nom desquels<br />

la violence est rej<strong>et</strong>ée.<br />

c. C<strong>et</strong>te dégradation est encore plus visible aujourd’hui. La violence est surtout<br />

perçue par nos contemporains comme violence individuelle, présente dans notre<br />

environnement. Elle a pour nous un visage, en fait une infinité de visages : ce sont<br />

les images agressives <strong>et</strong> brutales que nous imposent les médias, en particulier la<br />

télévision (vitrines brisées, voitures brûlées dans les banlieues, magasins pillés,<br />

attentats terroristes, <strong>et</strong>c.). Le sentiment qui en résulte est celui de l’insécurité <strong>et</strong><br />

c’est la motivation majeure de notre refus de la violence. Ce n’est plus l’ordre<br />

social qui est en jeu, c’est notre sécurité individuelle.<br />

C’est une autre dégradation des valeurs qui nous font refuser la violence.<br />

Ainsi quelle que soit la valeur invoquée, la violence est toujours dénoncée <strong>et</strong><br />

condamnée, dans ce courant de pensée qu’on peut dire classique ou traditionnel.<br />

B. Mais il en est un autre, plus marginal, presque souterrain, minoritaire en tout<br />

cas, qui s’inscrit en pointillé dans l’histoire de la Philosophie : c’est le courant de<br />

ceux qui exaltent <strong>et</strong> justifient la violence, sous toutes ses formes. Ce courant se<br />

r<strong>et</strong>rouve à toutes les époques.<br />

Nous poserons la même question que précédemment, mais inversée : au nom<br />

de quelles valeurs, de quels principes, la violence peut-elle être admise <strong>et</strong> glorifiée.<br />

Nous prendrons, ici encore, trois exemples, trois illustrations de c<strong>et</strong>te valorisation<br />

de la violence : d’Holbach, Hegel, Ni<strong>et</strong>zsche. Il est bien évident que ce choix a<br />

quelque chose d’arbitraire <strong>et</strong> qu’on aurait pu évoquer d’autres philosophes qui ont,<br />

eux aussi, tenté de justifier la violence. Nous ne pouvons, là encore, qu’esquisser<br />

une présentation sommaire.<br />

a. Avec d’Holbach <strong>et</strong> son Système de la Nature (1770) on assiste à une<br />

réactivation des thèses des Sophistes grecs (contestées par Socrate) <strong>et</strong> de leur<br />

thème majeur : l’opposition entre loi naturelle, celle du plus fort, <strong>et</strong> loi sociale. Si la<br />

Nature est violente, il faut en conclure très vite que la violence est naturelle. C’est<br />

donc au nom de la Nature que la violence est ici réhabilitée. Si d’Holbach est pris<br />

comme exemple, c’est en raison de l’influence qu’il a pu avoir sur ses<br />

contemporains. Sur les Encyclopédistes d’abord (il a fait partie de l’équipe) mais<br />

aussi sur Rousseau qui a toujours pensé contre d’Holbach <strong>et</strong> s’est déterminé bien<br />

souvent en fonction de c<strong>et</strong>te opposition à ce qu’il a appelé la "Côterie<br />

Holbachique". Mais l’influence aussi sur Sade qui lui a fait de larges emprunts. En<br />

fait, la philosophie des raisonneurs de Sade est tout simplement, <strong>et</strong> presque mot<br />

pour mot, la philosophie d’Holbach. Sade lui-même a dû en convenir.<br />

Or que dit-elle c<strong>et</strong>te philosophie ? Qu’exprime-t-elle ?<br />

Qu’il y a un déterminisme de la Nature qui fait de nous ce que nous sommes,<br />

qui commande nos goûts <strong>et</strong> nos actions, quoi que nous fassions, quoi que nous<br />

voulions. Pour ce matérialisme athée, la Nature est le grand moteur de l’Histoire <strong>et</strong><br />

l’unique principe de nos comportements. L’acte violent est aussi naturel, aussi<br />

normal en ce sens que l’acte estimé bon, altruiste ou généreux. Voyez le long


discours que le moine Clément impose à Thérèse, dans Les Infortunes de la Vertu,<br />

cependant qu’il la fustige vigoureusement. Nos crimes servent la Nature.<br />

On ne saurait d’ailleurs nommer "crime" ce qui sert la Nature. Le "Système<br />

de la Nature" d’Holbach devient ainsi, chez Sade, "Système de l’agression". C’est<br />

sous ce titre que Noëlle Chatel<strong>et</strong> a publié une anthologie des textes de Sade.<br />

b. Autre philosophe de la violence : Hegel<br />

Tout le monde a en mémoire le passage célèbre de la Phénoménologie de<br />

l’Esprit où Hegel fait l’apologie de la guerre. La guerre, manifestation collective<br />

de la violence, peut avoir un eff<strong>et</strong> salutaire sur le peuple en brisant des habitudes<br />

qui l’endorment, en renforçant la cohésion sociale face à un danger commun, en<br />

évitant ainsi la désagrégation de l’État que Hegel appelle le "Tout".<br />

"Pour ne pas laisser se dégréger le Tout <strong>et</strong> s’évaporer l’Esprit, le<br />

gouvernement doit, de temps en temps, les ébranler dans leur intimité par la guerre.<br />

Par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à<br />

l’indépendance ; de même qu’aux individus qui, en s’enfonçant dans c<strong>et</strong> ordre, se<br />

détachent du Tout <strong>et</strong> aspirent à l’être pour soi <strong>et</strong> à la sécurité de la personne, le<br />

gouvernement doit, dans ce travail imposé, donner à sentir leur maître, la mort".<br />

c. Dernier exemple que nous r<strong>et</strong>iendrons : Ni<strong>et</strong>zsche<br />

Écartons d’abord tous les contresens (ils sont nombreux) qu’on a pu faire sur<br />

la philosophie de Ni<strong>et</strong>zsche. On a voulu voir en lui un précurseur du fascisme ou<br />

du nazisme. Hitler s’est réclamé de lui, comme d’ailleurs de Wagner. Ces<br />

récupérations s’expliquent en partie (mais en partie seulement) <strong>et</strong> n’ont été<br />

possibles, dans l’un <strong>et</strong> l’autre cas, qu’au prix d’énormes contresens (pas toujours<br />

innocents). Pour ce qui est de Ni<strong>et</strong>zsche en particulier. Il est vrai que le thème du<br />

surhomme, comme bien des thèses Ni<strong>et</strong>zschéennes s’inscrit assez facilement dans<br />

le courant des philosophies qui font l’apologie de la violence. Telle, la critique de<br />

la morale judéo-chrétienne, morale des faibles <strong>et</strong> des esclaves, mue par le<br />

ressentiment, telle aussi, la critique de la démarche socratique <strong>et</strong> de la dialectique<br />

abstraite de Hegel. La force à laquelle Ni<strong>et</strong>zsche veut croire <strong>et</strong> qu’il invoque est<br />

celle de la Vie qui n’est pas négation mais création. Et le surhomme n’est pas tant<br />

l’homme supérieur (ou qui s’estime tel) que celui qui, en s’affirmant dans l’action,<br />

r<strong>et</strong>rouve les valeurs de la force vitale. C’est tout une critique de l’intellectualisme<br />

décadent qui s’exprime ainsi dans la philosophie de Ni<strong>et</strong>zsche. L’erreur serait de<br />

croire que le surhomme est par nature supérieur aux autres. Même si l’on trouve<br />

chez Ni<strong>et</strong>zsche un choix délibéré en faveur d’une vision hiérarchique de la Société<br />

<strong>et</strong> un refus des thèses égalitaristes, il n’en faudrait pas trop vite conclure qu’il y a<br />

des hommes ou des races supérieures aux autres. Le surhomme n’a rien de naturel.<br />

On ne naît pas surhomme ; on le devient. Ce qui parcourt <strong>et</strong> anime c<strong>et</strong>te<br />

philosophie de la force <strong>et</strong> de la violence, c’est en réalité une exaltation des valeurs<br />

de la Vie.<br />

Ainsi, pour en finir avec ce premier vol<strong>et</strong>, les valeurs au nom desquelles la<br />

violence a été acceptée <strong>et</strong> glorifiée sont très différentes. Nous en avons entrevu<br />

trois mais il en est d’autres. Valeurs de la Nature, pour d’Holbach ; valeurs du<br />

changement bousculant les habitudes lénifiantes chez Hegel ; valeurs de la Vie chez<br />

Ni<strong>et</strong>zsche.


Mais, en réalité, le problème ici n’est pas tant d’établir qu’il y a eu, tout au<br />

long de l’histoire de la Pensée des philosophes qui ont refusé <strong>et</strong> condamné la<br />

violence <strong>et</strong> d’autres qui, à l’inverse, ont voulu voir dans la violence une valeur <strong>et</strong><br />

un idéal de vie <strong>et</strong> d’action. Ceci est de l’ordre du constat <strong>et</strong> du constat facile. Il<br />

faut aussi comprendre que la Philosophie, dans l’instant même où elle s’affirme<br />

comme un discours sur la violence (que ce soit pour la refuser ou l’exalter) est<br />

aussi un discours violent. C’est l’obj<strong>et</strong> du deuxième vol<strong>et</strong> de c<strong>et</strong> exposé.<br />

II. <strong>Violence</strong> de la philosophie<br />

Dire de la Philosophie qu’elle est un discours violent, un discours de violence<br />

<strong>et</strong> pas seulement un discours sur la violence peut surprendre. C<strong>et</strong>te affirmation<br />

s’accorde mal, en eff<strong>et</strong>, avec l’idée que spontanément nous nous faisons du<br />

philosophe. À quelque époque qu’on le considère, il s’est toujours présenté <strong>et</strong> a<br />

toujours été compris comme un non-violent, écartant de sa pensée <strong>et</strong> de son<br />

comportement tout excès, tout déséquilibre, tout désordre.<br />

Tel le sage antique qui maîtrise ses passions <strong>et</strong> n’aspire qu’à la vertu. Et<br />

quand, dans la Philosophie moderne, l’image du sage s’estompe pour faire place à<br />

une autre image, celle du philosophe qui, avec Descartes, "veut conduire par ordre<br />

ses pensées", "n’adm<strong>et</strong>tre pour vrai que ce qui est évident", "vivre d’après<br />

Raison" (comme le dira Spinoza), c’est toujours comme un adepte de la nonviolence<br />

que c<strong>et</strong> "ami de l’ordre" (l’expression est de Malebranche) va encore se<br />

présenter. Comment dès lors pourrait-on dire que le discours philosophique, c’està-dire<br />

le discours du philosophe, est un discours de violence, un discours violent ?<br />

Prenons ici conscience du paradoxe.<br />

Si la violence s’accorde mal (<strong>et</strong> même pas du tout) avec l’image que nous<br />

nous faisons du philosophe, il n’en demeure pas moins qu’elle exprime l’essence de<br />

la Philosophie. Autrement dit : s’il nous est difficile d’imaginer un philosophe<br />

violent, il nous est tout autant impossible de concevoir une Philosophie qui ne le<br />

soit pas. Ce qu’il faut tenter de montrer maintenant.<br />

Ce paradoxe nous impose une modification du problème. La question n’est<br />

plus : "Qu’est-ce qu’un philosophe ?" mais "Qu’est-ce que la Philosophie ?".<br />

C’est le titre du livre testament de G. Deleuze, publié quelques semaines avant sa<br />

mort.<br />

Nous n’allons cependant pas poser le problème dans des termes aussi<br />

généraux <strong>et</strong> nous demander si philosopher c’est contempler des Idées (comme le<br />

croit Platon), réfléchir (comme le pensaient les idéalistes, au siècle dernier) ou<br />

"construire des concepts" (comme le montre Deleuze).<br />

La question est ici celle de la violence du discours philosophique <strong>et</strong>, s’il est<br />

vrai qu’en tout discours s’affirme une intention, celle du proj<strong>et</strong> de violence de la<br />

Philosophie. Le problème se transforme à nouveau. Ce n’est plus : "Qu’est-ce que<br />

la Philosophie ?" mais "Pourquoi des philosophes ?". Quel rôle, s’ils en ont un,<br />

peuvent-ils encore jouer dans notre société ?<br />

Pour tenter de répondre à c<strong>et</strong>te question, peut-être n’est-il pas inutile de faire<br />

un long détour <strong>et</strong> de rappeler une histoire bien connue. Plus ou moins d’ailleurs<br />

qu’une histoire, un mythe avec lequel on fait bien souvent commencer l’initiation à<br />

la Philosophie, dans des classes terminales de nos lycées. Vous l’avez deviné, c’est


le mythe de la caverne que Platon nous présente au début du livre VII de la<br />

République.<br />

Nous sommes tous passés par c<strong>et</strong>te caverne platonicienne, sans avoir eu peutêtre<br />

l’impression qu’elle était en fait l’antre de la violence. D’une double violence<br />

en réalité. Ce qu’il faut maintenant montrer.<br />

Platon imagine donc des hommes dans une demeure souterraine en forme de<br />

caverne dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la<br />

façade. Ils sont là depuis leur enfance, enchaînés, ne pouvant changer de place ni<br />

tourner la tête, voyant seulement ce qui se trouve devant eux, c’est-à-dire le fond<br />

de la caverne puisqu’ils tournent le dos à l’entrée.<br />

Et que voient-ils, sur le fond de c<strong>et</strong>te caverne qui est leur seul univers ?<br />

Des ombres qui défilent, les ombres des obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> des gens qui sont en dehors,<br />

éclairés par la lumière du Soleil. Ces ombres sont, pour les prisonniers de la<br />

caverne, leur seule réalité. Ils n’en ont pas vu d’autre.<br />

Ces prisonniers nous ressemblent, dit Socrate qui raconte c<strong>et</strong>te singulière<br />

histoire. Nous sommes, nous aussi, des ombres vivant dans un univers d’ombres.<br />

Ce que nous croyons être la réalité, le monde sensible dans lequel nous vivons<br />

depuis toujours n’est que l’ombre <strong>et</strong> le pâle refl<strong>et</strong> de la vraie réalité qui est celle des<br />

Idées. Mais n’anticipons pas.<br />

Supposons maintenant qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le délivre<br />

de ses chaînes, qu’on le force à tourner le cou, à se lever, à regarder vers la<br />

lumière. Tous ces mouvements le feront souffrir. Chacun de ces gestes de<br />

délivrance sera pour lui une souffrance. On l’arrache à ce qui fut jusqu’alors sa<br />

réalité. On le violente en le sortant de l’ombre. Hors de la caverne, ses yeux lui<br />

feront mal. Il lui faudra alors apprendre à voir. Ce qu’il verra d’abord le plus<br />

facilement, ce sont les ombres, les refl<strong>et</strong>s des choses, puis progressivement les<br />

choses elles-mêmes <strong>et</strong> enfin la lumière <strong>et</strong> le Soleil dont elle émane.<br />

Arrêtons ici l’histoire. Nous la reprendrons tout à l’heure.<br />

Que signifie pour nous c<strong>et</strong>te sortie de la caverne ? Comment l’interpréter<br />

dans le cadre d’un colloque sur la violence ?<br />

Ce qu’elle exprime, c’est précisément la première violence de la Philosophie<br />

<strong>et</strong> de l’effort philosophique qui est ici personnalisé, de façon impersonnelle, par le<br />

"on". "On" détache le prisonnier ; "on" le force à sortir de sa demeure souterraine,<br />

"on" le contraint à regarder les refl<strong>et</strong>s des choses, puis les choses mêmes, enfin le<br />

Soleil qui les éclaire.<br />

Qu’est-ce donc que ce "on" sinon le travail philosophique lui-même qui<br />

arrache, avec violence, c<strong>et</strong> homme à l’illusion dans laquelle il a jusqu’ici vécu.<br />

Illusion qui, pour Platon, est celle du sensible mais qu’on peut aujourd’hui<br />

comprendre autrement <strong>et</strong> de façon plus générale. Platon présente c<strong>et</strong>te allégorie de<br />

la caverne comme l’illustration de sa démarche de pensée, opérant le dépassement<br />

du monde sensible (ici celui des ombres) vers le monde intelligible, seul réel. Il<br />

nous faut aujourd’hui donner à la sortie de la caverne une autre signification. La<br />

violence de la Philosophie nous délivre de l’illusion qui n’est pas seulement sensible<br />

mais qui est aussi (<strong>et</strong> peut-être d’abord) l’illusion de l’opinion, de l’idéologie, de la<br />

croyance injustifiée, de tout ce qui est de l’ordre du préjugé ou du savoir admis<br />

sans contestation <strong>et</strong> sans preuve.


La question se pose à nouveau : comment interpréter c<strong>et</strong>te première violence<br />

de la Philosophie, celle de la sortie à quoi répond <strong>et</strong> correspond (nous le verrons<br />

dans un instant) la violence du r<strong>et</strong>our à la caverne ?<br />

Poser la question, c’est r<strong>et</strong>rouver le problème : à quoi sert la Philosophie ?<br />

Quelle violence la Philosophie peut-elle ou doit-elle aujourd’hui exercer sur nous ?<br />

Sommes-nous vraiment dans la situation de ces prisonniers enchaînés dans une<br />

caverne ? Ces prisonniers nous ressemblent-ils, comme le dit Socrate ?<br />

Sans aucun doute. Nous devons, nous aussi, nous délivrer de l’illusion,<br />

vaincre nos préjugés, nous débarrasser de l’erreur, tenter ainsi de faire quelques<br />

pas vers une Vérité que nous pressentons sans l’atteindre.<br />

Mais peut-être faut-il d’abord prendre conscience de notre servitude, de notre<br />

assuj<strong>et</strong>tissement à l’illusion, de notre condition de prisonnier des préjugés <strong>et</strong> de<br />

notre situation d’impuissance.<br />

Il est vrai, nous sommes bien loin de nous croire enfermés dans une caverne,<br />

nous qui avons la chance inestimable de vivre dans un monde extraordinaire,<br />

fantastique, un monde étonnant (mais qui ne nous étonne plus), où l’on voit à<br />

distance, où l’on peut assister, dans son fauteuil de téléspectateur, à des<br />

événements qui se produisent, dans l’instant où ils se produisent, à des milliers de<br />

kilomètres ; un monde où l’on peut entendre quelqu’un nous parler d’un autre<br />

continent sans que nous soyons surpris pour cela. Le merveilleux est pour nous<br />

quotidien. L’extraordinaire s’est banalisé.<br />

Or, dans ce monde exceptionnel, tout semble mis en place pour nous interdire<br />

de penser <strong>et</strong> de nous affirmer comme des suj<strong>et</strong>s pensants. Ce monde merveilleux<br />

où les hommes ont fait la conquête de l’espace, découvert de lointaines galaxies, à<br />

des milliards d’années-lumière de la nôtre, où l’information se propage à la vitesse<br />

de la lumière, c’est-à-dire pratiquement pour nous de façon instantanée, où nous<br />

pouvons modifier le génome des vivants, créer des espèces, cloner les espèces<br />

actuelles, peut-être un jour l’homme lui-même, ce monde où le savoir <strong>et</strong> le pouvoir<br />

humains paraissent ne plus avoir de limites, ce monde tend à devenir un immense<br />

asile d’aliénés.<br />

"Asile d’aliénés" : c’est un terme qu’on utilisait, il n’y pas si longtemps, pour<br />

désigner ces établissements où l’on recueillait ceux qu’on appelait alors des "fous".<br />

Il y avait, en ce temps-là, des "fous" qu’on enfermait dans des "asiles d’aliénés".<br />

Aujourd’hui, il n’y a plus de "fous". Il n’y a que des "malades mentaux". On ne<br />

parle plus d’"asiles d’aliénés" mais d’hôpitaux psychiatriques ou, plus pudiquement<br />

encore, d’"établissements spécialisés". Est-ce à dire que l’aliénation a disparu ?<br />

Non. Simplement, on n’en parle plus parce qu’elle s’est banalisée.<br />

Le concept d’aliénation a été, il est vrai, réactivé <strong>et</strong> réhabilité avec le<br />

vocabulaire marxiste. Marx parle, en eff<strong>et</strong>, de l’aliénation du travailleur dépossédé,<br />

dans le régime capitaliste, des richesses produites par son travail.<br />

L’aliénation est, à partir de là, comprise comme perte <strong>et</strong> dépossession :<br />

dépossession des richesses produites, dans le cas du travailleur ; dépossession de<br />

soi, dans le cas du "fou" (le "fou" étant celui qui a perdu la raison) ; dépossession<br />

de la vraie réalité pour le prisonnier de la caverne platonicienne qui n’a jamais<br />

connu que des ombres.<br />

L’aliénation qui menace l’homme actuel, dans nos sociétés occidentales<br />

industrialisées <strong>et</strong> informatisées, garde toujours c<strong>et</strong>te signification négative de perte


<strong>et</strong> de dépossession. Ce n’est certes pas la perte de la Raison, c’est la dépossession<br />

de la Pensée, forme plus subtile <strong>et</strong> plus pernicieuse encore d’aliénation.<br />

C’est dès lors comme tentative <strong>et</strong> effort de désaliénation qu’il faut<br />

comprendre la première violence de la Philosophie, celle que le Philosophe exerce<br />

sur lui-même pour rompre avec ses habitudes, ses croyances faciles <strong>et</strong> rem<strong>et</strong>tre en<br />

question les idéologies séduisantes <strong>et</strong> reposantes. Ce qu’illustre <strong>et</strong> figure la sortie<br />

de la caverne platonicienne.<br />

Mais c<strong>et</strong>te caverne, quelle est-elle pour nous ? Ou (pour poser le problème de<br />

façon moins métaphorique) par quoi sommes-nous aujourd’hui aliénés ? La<br />

réponse est aisée : d’abord <strong>et</strong> surtout par les médias. À travers les informations<br />

qu’ils nous proposent, c’est en réalité une pensée (ou le simulacre d’une pensée)<br />

qu’ils nous imposent, une pensée anonyme, collective, publique, venue de<br />

l’extérieur <strong>et</strong> qu’on peut, pour cela, appeler "exogène", une pensée uniforme,<br />

même si elle est bien souvent informe (<strong>et</strong> sans doute l’informe est-il une forme de<br />

l’uniforme). C’est une pensée qu’un journaliste, J.F. Kahn, a nommé "la pensée<br />

unique".<br />

Dans ce monde hypermédiatisé où l’information nous submerge, "on" pense<br />

pour nous. Et ce n’est pas nouveau. On a toujours voulu ou prétendu penser pour<br />

nous. On nous a (<strong>et</strong> depuis toujours) dit ce qu’il fallait croire. Il y avait <strong>et</strong> il y a<br />

encore aujourd’hui ceux qu’on appelle "les autorités morales <strong>et</strong> religieuses", les<br />

prêcheurs de Vérité. On nous a toujours dit aussi ce qu’il nous fallait faire. Les<br />

règles <strong>et</strong> les lois de nos sociétés sont là pour nous le rappeler. On nous dit<br />

aujourd’hui, à travers les médias, ce qu’il nous faut savoir.<br />

Mais, entre ce qu’il nous faut croire, ce qu’il nous faut faire <strong>et</strong> ce que nous<br />

devons savoir, nulle place n’est faite pour ce que nous pouvons penser. C’est ce<br />

lieu du "pouvoir penser" que, de tout temps, la Philosophie a tenté de dégager <strong>et</strong><br />

de défendre, pour faire place à la Pensée qui ose dire "je". Mais ce n’est pas facile<br />

car tout l’espace est depuis longtemps occupé par les impératifs de la croyance<br />

morale <strong>et</strong> religieuse, les règlements de l’ordre politique <strong>et</strong> social ou les contraintes<br />

de l’information. C’est-à-dire qu’"on" pense pour nous. "On" nous dispense de<br />

penser. Encore heureux qu’"on" ne nous l’interdise pas.<br />

Mais en réalité quel est ce "on", suj<strong>et</strong> impersonnel, anonyme <strong>et</strong> protéiforme,<br />

qui peut prendre mille visages <strong>et</strong> qui en fait n’en a aucun ?<br />

C’est le "On" arrogant du dogmatisme prétentieux, le "On" impératif de la<br />

morale universelle, le "On" contraignant des règles administratives, le "On"<br />

inquiétant de la Raison d’État, le "On" dégradé de l’opinion publique… Combien<br />

d’autres encore. C’est contre tous ces "on" qui finalement n’en font qu’un que la<br />

Philosophie se bat. C’est tout le sens de la violence de la Philosophie, acharnée à<br />

démasquer ces "on". Démasquer : enlever le masque <strong>et</strong> découvrir que derrière ce<br />

masque il n’y a rien, rien qu’un vide de pensée, d’imagination ou d’humanité.<br />

"On", c’est toujours l’absence… un masque sans visage. À la liste des "on" que<br />

l’on vient d’évoquer, il faut aujourd’hui ajouter le "on" de la "Pensée unique".<br />

C’est d’elle qu’il convient de parler un instant. La multiplication de médias<br />

(journaux, radio, télévision… aujourd’hui intern<strong>et</strong>) aurait pu conduire à une<br />

diversification <strong>et</strong> donc à un enrichissement de la pensée, multiple comme les<br />

moyens qui prétendent la diffuser. C’est l’eff<strong>et</strong> inverse qui s’est produit. La pensée<br />

médiatique (ou, en tout cas, ce qui se donne comme tel) tend en fait à l’unicité par


un mécanisme dont l’étonnante simplicité contraste avec la complexité des moyens<br />

mis en œuvre. La "Pensée unique" est un produit naturellement sécrété par les<br />

médias. Les médias, en réalité, ne sont pas créateurs de pensée. J.F. Kahn le dit<br />

avec vigueur : les médias ne pensent pas. Ils n’ont pas pour fonction de penser<br />

mais seulement de diffuser une information qu’ils répètent, qu’ils reproduisent,<br />

qu’ils reprennent, une information qui, renvoyée d’un média à l’autre, finit par<br />

baliser <strong>et</strong> lisser un espace de plus en plus homogène <strong>et</strong> unifié, l’espace de ce qu’il<br />

est convenu de dire ou de répéter sur tel ou tel événement, les lieux communs<br />

d’une pensée commune qui se boucle sur elle-même, tel un serpent qui se mordrait<br />

la queue <strong>et</strong> dessinerait la figure du cercle des réalités hors duquel il serait<br />

idéologiquement incorrect de se situer. On se cale ainsi dans l’information.<br />

Ainsi se constitue une façon correcte, seule admise, de réagir, de penser <strong>et</strong> de<br />

dire qui nous impose alors de parler de "pensée unique", une "pensée" faite de<br />

formules <strong>et</strong> de slogans, nous dispensant de l’effort d’analyse <strong>et</strong> de réflexion, faite<br />

aussi d’émotions <strong>et</strong> de sentiments déclenchés par les images parfois bouleversantes<br />

que nous proposent les médias audiovisuels, la télévision en particulier.<br />

C’est contre c<strong>et</strong>te pensée facile, ce "prêt-à-penser" sommaire <strong>et</strong> superficiel<br />

que la Philosophie exerce sa violence, la violence critique, celle de la contestation.<br />

La Philosophie est par essence une contestation qui doit nous délivrer<br />

d’abord du "on" médiatique. La caverne platonicienne, c’est bien, pour la plupart<br />

de nos contemporains, l’écran de la télévision.<br />

Comment se désaliéner de la "pensée unique" ?<br />

En r<strong>et</strong>rouvant, en instaurant, face à c<strong>et</strong>te pseudo-pensée collective <strong>et</strong><br />

anonyme, une authentique pensée individuelle, une pensée qui ose dire "je" où<br />

s’affirme un penseur "privé". Et ce penseur privé que la violence du travail<br />

philosophique s’efforce d’instaurer en nous (Deleuze l’a montré dans le livre cité)<br />

c’est l’"idiot". Ceci demande évidemment quelques explications.<br />

Reprenons pour cela l’agaçante question : "À quoi sert la Philoso-phie ?".<br />

Si l’on est pressé, on peut répondre : "À rien". La réponse n’est pas fausse ;<br />

elle est seulement incomplète. Une réponse plus élaborée (qui peut paraître<br />

prétentieuse) revient à dire : "A nous rendre plus intelligent", dans la mesure où<br />

l’intelligence (intelligere) consiste à assembler, à relier tous les éléments d’une<br />

situation ou d’un problème. Une troisième réponse à la question : "À quoi sert la<br />

Philosophie ?" (qu’il faut éviter de donner après la deuxième) serait de dire : "A<br />

nous rendre idiot". Mais il faudrait alors rappeler immédiatement le sens<br />

étymologique du terme, celui du mot grec "ïdios".<br />

"ïdios" : quel beau mot, aujourd’hui galvaudé, ravalé bien souvent au rang<br />

d’une injure. Ouvrons ensemble un dictionnaire grec. "ïdios" : qui appartient en<br />

propre à quelqu’un, propre, particulier, différent des autres, original, spécial, privé<br />

(par opposition à public).<br />

C’est en ce sens que G. Deleuze a pu dire : le personnage conceptuel du<br />

cogito cartésien, c’est l’idiot, le penseur privé qui dit cogito (je pense) <strong>et</strong> qui par là<br />

s’oppose aux maîtres de la Scholastique, la Philosophie officielle enseignée dans les<br />

écoles <strong>et</strong> qui était la "pensée unique" de l’époque, le "on pense" d’alors.<br />

L’idiot, c’est celui qui n’entre pas dans les normes, qui refuse d’épouser la<br />

pensée de tout le monde, qui affirme sa singularité <strong>et</strong> son originalité. D’un mot,<br />

c’est le hors-norme.


C’est ainsi que Sartre a pu donner comme titre à son essai sur l’œuvre de<br />

Flaubert : L’idiot de la famille. Gustave Flaubert n’a pas répondu à l’attente de la<br />

famille Flaubert, famille de bourgeois <strong>et</strong> de médecins. Il a choisi une autre voie,<br />

celle de la littérature. Gustave, c’était vraiment le vilain canard. C’est pourtant<br />

grâce à c<strong>et</strong> idiot que le nom de la famille Flaubert est aujourd’hui encore connu.<br />

On parle aussi de l’idiot du village, celui qui n’est pas comme les autres, qui<br />

ne se comporte pas comme eux <strong>et</strong> ne s’intègre pas à la communauté villageoise <strong>et</strong><br />

qui, pour c<strong>et</strong>te raison, fut parfois considéré comme un être exceptionnel, une sorte<br />

d’oracle qu’on allait consulter dans les moments difficiles. L’Idiot de Dostoïvski, le<br />

prince André, présente à une autre échelle <strong>et</strong> dans un autre contexte, les mêmes<br />

caractéristiques.<br />

Bref, un éloge de l’idiotie reste à faire.<br />

Mais n’est pas "idiot" qui veut. Comment devenir idiot ? En s’arrachant aux<br />

ombres, en se détachant de la pensée facile <strong>et</strong> sans effort, pétrie de formules <strong>et</strong> de<br />

slogans que l’on répète.<br />

Par là s’exprime la violence de la Philosophie, une violence critique qui<br />

dénonce, refuse, exige des preuves <strong>et</strong> des démonstrations, démonte la bêtise des<br />

discours qui nous sont infligés, fait paraître le vide d’une pensée réduite bien<br />

souvent à la langue de bois. Penser ne peut être qu’un acte violent, une démarche<br />

critique. En ce sens, la Philosophie est le contre-pouvoir réflexif de tous les<br />

pouvoirs. Sa fonction première a toujours été <strong>et</strong> reste encore aujourd’hui<br />

(aujourd’hui sans doute plus que jamais) de réagir contre l’inertie intellectuelle,<br />

encouragée par c<strong>et</strong>te caricature de pensée dont les médias nous submergent.<br />

Tourner le dos à ces ombres médiatiques, d’un mot, sortir de la caverne, ce qui ne<br />

peut se faire sans violence.<br />

Revenons au mythe platonicien.<br />

À c<strong>et</strong>te violence de la sortie, de l’arrachement aux ombres, de la contestation<br />

de l’illusion, répond <strong>et</strong> correspond la violence du r<strong>et</strong>our à la caverne. Reprenons<br />

l’histoire. Ce prisonnier libéré qui s’est arraché aux ombres, qu’"on" a arraché au<br />

monde des ombres <strong>et</strong> qui voit maintenant la réalité des choses <strong>et</strong> le principe de<br />

c<strong>et</strong>te réalité, le Soleil (symbole de l’Idée des Idées c’est-à-dire du Bien) ce<br />

prisonnier (qui n’en est plus un), qui pense alors autrement que ses compagnons<br />

restés dans la caverne, qui est donc différent d’eux, qui, par rapport à eux, est<br />

l’"idios"… ce penseur privé a découvert la Vérité.<br />

L’histoire en fait ne s’arrête pas là. C<strong>et</strong> illuminé qui a touché la Vérité dans<br />

un éblouissement douloureux doit revenir dans la caverne. Il ne saurait garder la<br />

Vérité pour lui tout seul. Il lui faut délivrer ses compagnons de misère, les<br />

convaincre qu’ils sont dans l’illusion, qu’ils ne voient que des ombres <strong>et</strong> que la<br />

réalité est ailleurs.<br />

Commence alors la deuxième violence de la Philosophie, celle du r<strong>et</strong>our.<br />

Après l’élévation vers la Vérité, l’ascension mystique figurée par la sortie de la<br />

caverne (c’est tout le sens de la dialectique platonicienne) vient le r<strong>et</strong>our dans le<br />

monde des ombres qu’il faut comprendre alors comme engagement politique. Le<br />

texte de Platon nous y invite. Le but de la Philosophie, nous dit-il, n’est pas de<br />

faire le bonheur de quelques-uns, de certains privilégiés qui ont accès à la lumière,<br />

mais de réaliser le bonheur dans la cité entière. La démarche individuelle prend<br />

alors une dimension collective. "Réaliser le bonheur dans la cité" : libérer s’il se


peut tous les prisonniers, les arracher aux ombres, les guérir de l’illusion, leur faire<br />

découvrir la Vérité.<br />

Il faut pour cela, comme le dit Platon dans un texte terrible du livre VII de la<br />

République (519-c), "unir les citoyens, les conduire à la Vérité… soit par la<br />

persuasion, soit par la contrainte.<br />

Voilà revenue la violence, violence douce de la persuasion (oî), violence<br />

forte de la contrainte.<br />

<strong>Violence</strong> forte : celle qu’exerce une pensée qui, croyant détenir la Vérité,<br />

veut alors l’imposer aux autres. C<strong>et</strong>te pensée porte un nom : le Dogmatisme.<br />

La pensée dogmatique fait de la Vérité un absolu, une Vérité majuscule,<br />

immuable, éternelle <strong>et</strong>, pour tout dire, un dogme s’imposant par-delà toutes les<br />

opinions, tous les savoirs, comme la Vérité suprême, étrangère aux contingences<br />

de l’Histoire, indifférente aux situations dans lesquelles elle peut s’énoncer <strong>et</strong> aux<br />

individus qui la reçoivent. C’est l’affirmation d’une certitude absolue que rien<br />

n’ébranle. C’est la conviction que la Vérité nous habite <strong>et</strong> qu’il faut la faire<br />

connaître, l’imposer par tous les moyens, même les plus violents.<br />

Tout logiquement, le dogmatisme alors s’achève dans le fanatisme <strong>et</strong> la<br />

violence qu’il entraîne. C’est ainsi que la Vérité génère la violence. <strong>Violence</strong> <strong>et</strong><br />

Vérité : couple monstrueux qu’on r<strong>et</strong>rouve à tous les carrefours tragiques de<br />

l’Histoire. Le philosophe, ayant découvert ce qu’il croit être la vérité, arrête<br />

aussitôt sa recherche, opérant de ce fait la fatale transmutation de l’inquiétude en<br />

certitude. C’est tout à la fois, la fin de la Philosophie <strong>et</strong> le commencement du<br />

Fanatisme, pensée butée dans laquelle il faut voir aujourd’hui comme hier l’une des<br />

racines, sinon la racine majeure, de toutes les violences qui ont frappé <strong>et</strong> frappent<br />

encore les hommes. C’est au nom de la Vérité que furent allumés les bûchers de<br />

l’Inquisition par les fanatiques de l’époque. Les hommes, les femmes, les enfants<br />

égorgés quotidiennement, en Algérie, le sont aujourd’hui par des fanatiques. Les<br />

terroristes, déposant dans des lieux publics leurs engins explosifs, le font au nom<br />

de leur vérité qu’ils voudraient imposer comme la Vérité. On pourrait multiplier<br />

ces exemples.<br />

Sans doute, dira-t-on, la Philosophie n’y est pour rien. C’est elle cependant<br />

qui, à son insu, cautionne bien souvent, au plan d’une Pensée laïque <strong>et</strong> qui se<br />

voudrait rationnelle, ce fanatisme qu’une pensée de croyance, la pensée religieuse<br />

en particulier, a depuis toujours rendu possible <strong>et</strong> parfois même encouragé. Le<br />

fanatisme n’est jamais l’expression d’un savoir qui n’atteint que des vérités<br />

partielles <strong>et</strong> provisoires, jamais des vérités absolues <strong>et</strong> définitives. Il suffit de<br />

considérer la Science actuelle pour s’en convaincre. Le Relativisme scientifique est<br />

sans doute aujourd’hui l’antidote le plus puissant <strong>et</strong> le plus efficace pour lutter<br />

contre le Dogmatisme <strong>et</strong> son corollaire, le Fanatisme.<br />

À l’inverse, on peut trouver dans la Philosophie qui abandonne la recherche<br />

<strong>et</strong> le savoir pour se livrer aux faciles certitudes de la croyance <strong>et</strong> de l’intuition la<br />

première justification de l’attitude fanatique <strong>et</strong> de l’intolérance qui l’exprime.<br />

Ainsi (pour en finir) peut se révéler l’ambiguïté du concept de violence, après<br />

l’ambiguïté du discours qu’on peut tenir sur elle. À la violence positive de la<br />

Philosophie critique <strong>et</strong> contestataire (celle de la sortie, dans le mythe platonicien)<br />

répond la violence négative <strong>et</strong> dangereuse de la Pensée dogmatique prétendant<br />

posséder <strong>et</strong> imposer la Vérité.


C’est dans ce transfert des valeurs (du positif au négatif) qu’il faut voir<br />

l’ambiguïté du concept de violence. Tant que la Philosophie s’inscrit dans le champ<br />

du savoir, de la recherche d’une Vérité comprise comme horizon jamais atteint <strong>et</strong><br />

dont on ne peut s’approcher qu’en excluant l’erreur, en dissipant les illusions, en<br />

démasquant les idéologies… la violence qu’elle traduit est positive <strong>et</strong> salutaire<br />

alors même que la Vérité est posée devant elle comme absence jamais comblée ou<br />

promesse jamais tenue. Quand la Philosophie tombe dans la démarche de croyance<br />

lui donnant l’illusion de posséder la Vérité, la violence qu’elle exerce ou qu’elle<br />

perm<strong>et</strong> d’exercer, au plan social, ne peut être que dangereuse <strong>et</strong> négative puisque<br />

c’est celle de l’intolérance <strong>et</strong> du rej<strong>et</strong>.<br />

Terminons par ce mot (que nous pourrions reprendre à notre compte) du<br />

chimiste Chevreul qui, au siècle dernier, alors qu’il était plus que centenaire,<br />

reconnaissait la règle d’or de toute sa vie qui avait été : "Tendre toujours à la<br />

Vérité ; ne jamais y prétendre".<br />

Roger CAVAILLES<br />

Université de Toulouse-le Mirail


L’INJURE COMME ANTICOMMUNICATION<br />

I. LA PROBLÉMATIQUE DE L’INJURE<br />

De tous les procédés langagiers qui entrent dans la violence verbale,<br />

l’injure est indubitablement le plus expéditif, même si son efficacité peut laisser à<br />

désirer. Forme élémentaire du discours polémique – ou du genre agonique, l’injure<br />

constitue un acte énonciatif usuel <strong>et</strong> universel, inhérent au comportement humain,<br />

mais elle est tellement hors des normes assignées au <strong>langage</strong> qu’elle pose d’emblée<br />

un double problème.<br />

D’une part, bien que l’injure soit omniprésente dans nos pratiques<br />

langagières, elle a peu été étudiée par les linguistes ou les sociologues, ce qui<br />

explique la minceur de la bibliographie la concernant. Plutôt attachés aux<br />

régularités du <strong>langage</strong> <strong>et</strong> à son fonctionnement consensuel, les théoriciens sont en<br />

eff<strong>et</strong> assez démunis en face de ce qui constitue la transgression par excellence, sans<br />

parler des tabous <strong>et</strong> autres censures liés au domaine de l’injure.<br />

D’autre part, alors que l’injure paraît aller de soi pour la plupart d’entre<br />

nous, sans doute en raison de sa spontanéité <strong>et</strong> de son emploi facile, elle pose à<br />

l’analyse d’énormes difficultés de catégorisation, notamment dans ses relations<br />

avec les autres termes transgressifs : le gros mot, le juron <strong>et</strong> l’insulte. Par exemple,<br />

dans son Dictionnaire des injures (1973) qui enregistre 9300 entrées, Édouard<br />

mélange constamment les injures <strong>et</strong> les gros mots. De même, si le TLF (1980)<br />

définit l’injure comme une « parole offensante […] adressée à quelqu’un », il en<br />

fait le synonyme de invective, insulte, gros mot, quolib<strong>et</strong>. De son côté, Guiraud<br />

écrit dans Les Gros mots (1975: 27) : « La plupart des gros mots sont des injures<br />

<strong>et</strong> des jurons ». Quant au Haddock illustré (1991) d’Algoud qui réunit « l’intégrale<br />

des jurons du capitaine », il comporte en fait très peu de jurons (du type : « mille<br />

sabords ! » ou « tonnerre de Brest ! ») <strong>et</strong> essentiellement des injures ou des insultes<br />

comme « cloportes ! », « moules à gaufre ! », « sapajous ! ». Le problème de ces<br />

approches est qu’elles sont surtout lexicales, abordant la cacophémie (ou le maldire)<br />

dans une optique thématique, à l’image d’Édouard qui adopte un classement<br />

par rubriques dans son répertoire des injures : végétales, animales, zoologiques,<br />

<strong>et</strong>c. Mais une telle perspective lexicale est incapable de saisir le particularisme des<br />

termes transgressifs, dans la mesure où plusieurs d’entre eux recouvrent différentes<br />

catégories. C’est le cas du plus connu de ces termes : « merde », qui peut être,<br />

selon les contextes, mot grossier, juron ou injure.<br />

En fait, seule une approche communicative peut m<strong>et</strong>tre de l’ordre dans la<br />

nébuleuse de la cacophémie. Ce genre d’approche se rencontre notamment chez<br />

Huston qui, dans Dire <strong>et</strong> interdire (1980: 16-17), classe les termes transgressifs à<br />

partir des polarités du <strong>langage</strong> mises en évidence par Jakobson (1963). La<br />

typologie de Huston peut être représentée par le schéma suivant :


Référent<br />

(fonction référentielle)<br />

Gros mot<br />

Locuteur<br />

(fonction expressive)<br />

Juron<br />

Interlocuteur<br />

(fonction impressive)<br />

Injure/Insulte<br />

Ainsi, le gros mot se situe sur le pôle du référent, désignant une notion réputée<br />

obscène ou malséante (par exemple, la merde). Le juron prend place sur le pôle du<br />

locuteur <strong>et</strong> de la fonction expressive, se rapprochant de l’interjection <strong>et</strong> de<br />

l’émotivité brute (« merde ! »). Quant à l’injure <strong>et</strong> à l’insulte, elles se positionnent<br />

du côté de l’interlocuteur <strong>et</strong> de la fonction impressive du <strong>langage</strong>, constituant un<br />

énoncé dégradant à l’encontre de quelqu’un (je te dis : « merde ! »).<br />

Par ailleurs, l’ouvrage de Larguèche, L’Eff<strong>et</strong> injure (1983), apporte des<br />

compléments utiles pour distinguer l’injure de l’insulte. Alors que l’insulte est un<br />

jugement asserté comme vrai, comme vérifiable sur l’interlocuteur <strong>et</strong> comme<br />

justifiable par le contexte de celui-ci, se plaçant dans le principe de réalité 1 , l’injure<br />

est un jugement au-delà de la vérité <strong>et</strong> de l’erreur, non vérifiable sur l’interlocuteur<br />

<strong>et</strong> répondant au principe fantasmatique. De la sorte, traiter un homosexuel de<br />

« pédé ! » constitue une insulte, car on attaque ce qu’il est vraiment, tandis que<br />

qualifier un hétérosexuel de « pédé ! » est une injure, du fait qu’on s’en prend à une<br />

représentation imaginaire, celle du caractère efféminé attaché à la pédérastie.<br />

Cependant, une telle approche communicative de la cacophémie laisse<br />

encore de nombreuses zones floues. En particulier, tout en étant de nature<br />

expressive, le juron comporte souvent une virtualité agressive contre un<br />

destinataire. Celui-ci peut être Dieu (mort de Dieu –> « morbleu ! » 2 ) <strong>et</strong> ce qui le<br />

représente (« calice de tabarnak ! » au Québec 3 ) dans le blasphème, ou l’autorité<br />

parentale dans les jurons enfantins (du type : « caca boudin ! »), comme le montre<br />

Boumard (1979: 135-146). De même, si l’injure est prioritairement dirigée contre<br />

un adversaire, elle comporte intrinsèquement une forte dimension émotive <strong>et</strong><br />

pulsionnelle. Enfin, la distinction entre injure <strong>et</strong> insulte est loin d’être aussi tranchée<br />

que le laisse supposer Larguèche. Entre autres, les insultes rituelles que Labov<br />

(1978: 235) analyse chez les jeunes noirs des gh<strong>et</strong>tos américains, du genre : « J’ai<br />

baisé ta mère par l’oreille », correspondent en fait à la définition de l’injure de<br />

1 Voir également Rouayrenc : «Dans le cas de l'insulte, le signifié est en général justifié <strong>et</strong> confirmé par le<br />

reste de l'énoncé [...] ou par la situation» (Les Gros mots, 1996: 117).<br />

2 Dans ce cas, comme dans les jurons analogues (par Dieu —> «parbleu!», par le sang de Dieu —><br />

«parsambleu!»...), une substitution graphico-phonétique [bl/d] atténue la violence transgressive du<br />

blasphème, créant une sorte d'euphémisme dans la cacophémie.<br />

3 Ce juron peut être dérivé en chapel<strong>et</strong>: «Osti de tabarnak de calice de ciboère d'ostensoère!» (Dulude &<br />

Trait, Dictionnaire des injures québécoises, 1991: 113).


Larguèche, en raison de leur dimension imaginaire <strong>et</strong> hyperbolique qui les<br />

déconnecte de la réalité.<br />

Quoi qu’il en soit pour nous, par-delà tous ces problèmes de<br />

catégorisation, on peut s’en tenir à une définition simple <strong>et</strong> assez large de l’injure :<br />

celle d’un acte de <strong>langage</strong> interlocutif à visée dégradante.<br />

II. LA COMMUNICATION INJURIEUSE<br />

À la base, comme on a pu le voir avec Huston, l’injure s’intègre<br />

parfaitement dans les schémas classiques de la communication. En cela, elle forme<br />

une interaction langagière – certes particulière, comme on aura à le constater, mais<br />

du moins mesurable. La communication injurieuse s’opère selon deux<br />

contextualisations complémentaires, dont rend compte Larguèche dans L’Eff<strong>et</strong><br />

injure (1983) <strong>et</strong> qu’un pamphl<strong>et</strong> de Céline contre Sartre, "À l’agité du bocal",<br />

perm<strong>et</strong> d’illustrer. Écrit en 1948, ce pamphl<strong>et</strong> est une réplique aux accusations de<br />

Sartre portées dans Les Temps modernes (décembre 1945) contre l’antisémitisme<br />

de Céline <strong>et</strong> sa collaboration avec l’Allemagne nazie pendant la guerre :<br />

Je ne lis pas grand-chose, je n’ai pas le temps. Trop d’années perdues déjà en tant de bêtises<br />

<strong>et</strong> de prison ! Mais on me presse, adjure, tarabuste. Il faut que je lise absolument, paraît-il,<br />

une sorte d’article, le Portrait d’un antisémite par J.-B. Sartre. […] Oh ! je ne veux aucun<br />

mal au p<strong>et</strong>it J.-B.S. Son sort où il est placé est bien assez cruel ! Puisqu’il s’agit d’un devoir,<br />

je lui aurais donné volontiers sept sur vingt <strong>et</strong> n’en parlerais plus… Mais page 462, la p<strong>et</strong>ite<br />

fiente, il m’interloque ! Ah ! le damné pourri croupion ! qu’ose-t-il écrire ? « Si Céline a pu<br />

soutenir les thèses socialistes des nazis, c’est qu’il est payé ». Textuel. Holà ! voici donc ce<br />

qu’écrivait ce p<strong>et</strong>it bousier pendant que j’étais en prison en plein péril qu’on me pende.<br />

Satanée p<strong>et</strong>ite saloperie gavée de merde, tu me sors de l’entre-fesses pour me salir au<br />

dehors ! Anus Caïn pfoui. Que cherches-tu ? Qu’on m’assassine ! C’est l’évidence ! Ici ! Que<br />

je t’écrabouille ! Oui !…. Je le vois en photo… ces gros yeux… ce croch<strong>et</strong>… c<strong>et</strong>te ventouse<br />

baveuse… c’est un cestode ! Que n’inventerait-il pas le monstre, pour qu’on m’assassine !<br />

[…]<br />

Sur la foi des hebdomadaires, J.-B.S. ne se voit plus que dans la peau du génie. Pour ma part<br />

<strong>et</strong> sur la foi de ses propres textes, je suis bien forcé de ne plus voir J.-B.S. que dans la peau<br />

d’un assassin, <strong>et</strong> encore mieux, d’un foutu donneur, maudit, hideux, chiant pourvoyeur,<br />

bourrique à lun<strong>et</strong>tes. Voici que je m’emballe ! Ce n’est pas de mon état… J.-B.S. ? Ces yeux<br />

d’embryonnaire ? ces mesquines épaules ?…. ce gros p<strong>et</strong>it bidon ? Ténia bien sûr, ténia<br />

d’homme, situé où vous savez… <strong>et</strong> philosophe !…. c’est bien des choses…<br />

Ténia des étrons, faux tétard, tu vas bouffer la Mandragore ! Tu passeras succube ! La<br />

maladie d’être maudit évolue chez Sartre… […] Attendez J.- B. S. avant de comm<strong>et</strong>tre les<br />

gaffes suprêmes… […] Je vous vois bien ténia, certes, mais pas cobra du tout… nul à la<br />

flûte ! […] Vous êtes méchant, sale, ingrat, haineux, bourrique, ce n’est pas tout J.-B.S. !<br />

Cela ne suffit pas… Il faut danser encore !…. […] J’irai vous applaudir lorsque vous serez<br />

enfin devenu un vrai monstre, que vous aurez payé, aux sorcières, ce qu’il faut, leur prix,<br />

pour qu’elles vous transmutent, éclosent, en vrai phénomène. En ténia qui joue de la flûte.<br />

[…] Ah ! quel avenir J.-B.S. Que vous en ferez des merveilles quand vous serez éclos Vrai<br />

Monstre ! Je vous vois déjà presque de la flûte, de la vraie p<strong>et</strong>ite flûte à ravir !…. déjà<br />

presque un vrai p<strong>et</strong>it artiste ! Sacré J.-B.S. !..<br />

Globalement, pour Larguèche, l’injure m<strong>et</strong> en jeu trois pôles<br />

communicatifs :


– d’une part, l’injurieur, qui correspond à la source ou à l’auteur de l’injure ;<br />

– ensuite, l’injuriaire, à savoir le destinataire de l’injure, celui ou celle à qui elle est<br />

lancée ;<br />

– enfin, l’injurié, défini comme la cible de l’injure ou celui/celle qui est visé(e) par<br />

elle.<br />

Sur ces bases, deux grandes interactions injurieuses sont possibles :<br />

• En premier lieu, ce que Larguèche appelle l’« injure interpellative ». Dans ce cas,<br />

l’injure fonctionne selon une relation duelle : l’injurieur s’adresse à l’injuriaire qui<br />

est en même temps l’injurié, suivant le schéma :<br />

Injurieur<br />

Injuriaire-injurié<br />

On a alors l’injure stricte qui revêt le plus souvent la forme grammaticale de<br />

l’apostrophe ou celle de la prise à partie dépréciative. Une telle injure est<br />

essentiellement agressive, comme le montre la fin du premier paragraphe du<br />

pamphl<strong>et</strong> de Céline : « Satanée p<strong>et</strong>ite saloperie gavée de merde, tu me sors de<br />

l’entre-fesses pour me salir au dehors ! », de même que le troisième paragraphe :<br />

« Ténia des étrons, faux têtard, tu vas bouffer la Mandragore ! Tu passeras<br />

succube ! » – « Vous êtes méchant, sale, ingrat, haineux, bourrique »… Nous<br />

découvrons là autant d’occurrences où l’injurieur Céline attaque directement<br />

l’injuriaire-injurié Sartre, dans une dévalorisation instantanée.<br />

• Mais la communication injurieuse est souvent plus complexe, en ce qu’elle repose<br />

sur une interaction triangulaire : l’injurieur s’adresse à un injuriaire à propos d’un<br />

injurié autre que ce dernier. C<strong>et</strong>te situation correspond à l’« injure référentielle » de<br />

Larguèche, ainsi schématisée :<br />

Injurié<br />

Injurieur<br />

Injuriaire<br />

Ce cas de figure se trouve dans les deux premiers paragraphes du pamphl<strong>et</strong> de<br />

Céline lorsque, sur le plan grammatical, les interpellations directes laissent la place<br />

à des désignatifs davantage distanciés, qu’ils soient précédés d’un article ou d’un<br />

démonstratif : « la p<strong>et</strong>ite fiente », « le damné pourri croupion », « ce p<strong>et</strong>it<br />

bousier », « le monstre », « un assassin », « un foutu donneur »… Ces occurrences<br />

se présentent comme des injures indirectes ou des qualifications injurieuses que<br />

l’injurieur Céline adresse au lecteur (l’injuriaire) à propos de l’injurié Sartre. Ces<br />

qualifications injurieuses peuvent du reste être paraphrasées par des énoncés<br />

assertifs délocutés : « c’est une fiente », « c’est un bousier », « c’est un<br />

monstre »…<br />

De telles injures référentielles ont une double fonction :<br />

– d’abord, une fonction agressive à l’encontre de l’injurié Sartre. C<strong>et</strong>te fonction<br />

agressive est moins violente qu’avec l’injure interpellative, mais elle a une


extension plus grande, en ce qu’elle englobe dans son jeu interlocutif tous les<br />

lecteurs potentiels du pamphl<strong>et</strong> ;<br />

– ensuite, une fonction de séduction sur les lecteurs interpellés. Il s’agit en eff<strong>et</strong><br />

d’acquérir leur connivence contre l’injurié Sartre <strong>et</strong>, ce faisant, d’amplifier le rej<strong>et</strong><br />

de celui-ci.<br />

La plupart des interactions injurieuses oscillent ainsi entre une agression<br />

toujours présente <strong>et</strong> une séduction qui apparaît dès qu’il y a témoin. Tantôt seule<br />

l’agression se manifeste, comme dans les injures interpellatives entre automobilistes<br />

(« patate ! », « tordu ! », « enculé ! »). Tantôt l’injure entremêle agression de<br />

l’injurié <strong>et</strong> séduction de l’injuriaire, comme on vient de le voir avec Céline. Tantôt<br />

enfin la séduction du public peut l’emporter sur une agression plus ou moins<br />

neutralisée. C’est le cas avec les insultes rituelles étudiées par Labov (1978: 223-<br />

288) chez les jeunes noirs américains (en particulier dans la bande new-yorkaise<br />

des Cobras), où il s’agit avant tout d’épater le public par une virtuosité verbale<br />

dans les réparties :<br />

A – Ta mère, c’est un marchand de cacahuètes !<br />

B – La tienne, c’est un livreur de glace !<br />

A – La tienne, c’est un pompier !<br />

B – Ta mère, c’est un chauffeur de camion !<br />

A – Ton père, i’vend des crackers !<br />

B – Ta mère, on dirait un cracker ! 1<br />

Il en est de même avec les injures burlesques du capitaine Haddock :<br />

« anacoluthe ! », « aérolithe ! », « bayadère ! », « bronto-saure ! »,<br />

« cercopithèque ! », « clysopompe ! » Dans ces cas, l’interaction agressive<br />

englobée entre le capitaine <strong>et</strong> ses cibles est complètement estompée par<br />

l’interaction ludique englobante, fondée sur le détournement inattendu <strong>et</strong> incongru<br />

de mots savants, entre Hergé <strong>et</strong> ses lecteurs.<br />

III. INJURE ET ANTICOMMUNICATION<br />

Cependant, en dépit de son action séductrice sur le public, l’injure se<br />

caractérise avant tout par sa subversion systématique des principes interactifs entre<br />

l’injurieur <strong>et</strong> l’injurié. En eff<strong>et</strong>, si on soum<strong>et</strong> l’injure (principalement de type<br />

interpellatif) aux règles qui gouvernent la communication standard, il est facile de<br />

voir qu’elle constitue un négatif ou un envers de communication.<br />

1. L’injure comme infracommunication<br />

En premier lieu, une communication suppose un certain développement<br />

discursif, qu’il soit argumentatif, explicatif ou justificatif. Or la plupart du temps,<br />

l’injure se présente comme une communication à peine ébauchée, dans laquelle un<br />

terme ou une locution vitupérante tient lieu de discours. L’injure forme alors une<br />

infracommunication, plus proche de l’interjection pulsionnelle que de la<br />

linéarisation syntagmatique des énoncés. Comme l’écrit Huston (1980: 108),<br />

l’injure, c’est pratiquement « le degré zéro de la parole », plus liée au réflexe qu’à<br />

1 Outre leur eff<strong>et</strong> de séduction, de telles insultes rituelles ont également une fonction phatique (Jakobson,<br />

1963: 217), resserrant la cohésion du groupe capable de les apprécier.


la réflexion, ce qu’on peut aisément vérifier avec l’altercation de la scène 3 de<br />

l’acte II du Bourgeois gentilhomme de Molière, entre les différents maîtres :<br />

MAITRE D’ARMES – Allez, philosophe de chien.<br />

MAITRE DE MUSIQUE – Allez, bélître de pédant.<br />

MAITRE À DANSER – Allez, cuistre fieffé.<br />

MAITRE DE PHILOSOPHIE – Comment ? marauds qur vous êtes…<br />

(Le Philosophe se j<strong>et</strong>te sur eux, <strong>et</strong> tous trois le chargent de coups, <strong>et</strong> sortent en se battant)<br />

MONSIEUR JOURDAIN – Monsieur le Philosophe.<br />

MAITRE DE PHILOSOPHIE – Infâmes ! coquins ! insolents !<br />

MONSIEUR JOURDAIN – Monsieur le Philosophe.<br />

MAITRE D’ARMES – La peste l’animal !<br />

MONSIEUR JOURDAIN – Messieurs.<br />

MAITRE DE PHILOSOPHIE – Impudents !<br />

MONSIEUR JOURDAIN – Monsieur le Philosophe.<br />

MAITRE À DANSER – Diantre soit de l’âne bâté !<br />

MONSIEUR JOURDAIN – Messieurs.<br />

MAITRE DE PHILOSOPHIE – Scélérats !<br />

MONSIEUR JOURDAIN – Monsieur le Philosophe.<br />

MAITRE DE MUSIQUE – Au diable l’impertinent !<br />

MONSIEUR JOURDAIN – Messieurs.<br />

MAITRE DE PHILOSOPHIE – Fripons ! gueux ! traîtres ! imposteurs !<br />

(Ils sortent)<br />

2. L’injure comme communication fermée<br />

D’autre part, l’injure prend le contre-pied du dialogisme, c’est-à-dire de<br />

l’ouverture à l’autre qui conditionne le bon fonctionnement de toute<br />

communication, avec ses possibilités de feed-back, de réplique <strong>et</strong> d’interlocution,<br />

ce que théorise le principe de coopération de Grice (1979) ou le postulat d’échange<br />

de Roul<strong>et</strong> (1985).<br />

Avec l’injure, surtout interpellative, triomphe l’intervention monologique<br />

de l’injurieur, dans un discours qui se veut péremptoire, autosuffisant <strong>et</strong> qui vise à<br />

clore toute possibilité de débat, comme le montrent les lignes 2 <strong>et</strong> 3 de c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre<br />

d’Aragon à un critique hostile (Traité du style, 1928: 202-203) :<br />

Vieille pourriture,<br />

je lis à l’instant tes canailleries du 15 <strong>et</strong> du 19 septembre. Je te trouve grossier, culfoireux,<br />

mais surtout menteur <strong>et</strong> lâche. […] Je n’ai pas l’intention de discuter avec une couenne<br />

faisandée. Tu es une de ces saloperies dont l’idée seule schlingue. Tes productions, par un<br />

trope hardi nous dirons qu’elles ne sont pas tapées, mais qu’elles tapent, <strong>et</strong> que toi-même<br />

faisant ta putain périodique tu cocottes. Enfin pour me faire comprendre de la science<br />

médicale, tu es assez comparable au fromage qui se développe dans les nez tuberculeux.<br />

D’ailleurs je t’ai aperçu une ou deux fois : tu es ignoble. Étron intellectuel, tu as le physique<br />

de l’emploi. Tu es une vieille chemise oubliée dans un urinoir.<br />

Mais prends garde, puanteur rance, à la place où tu lâches tes immondices. Il pourrait<br />

arriver, je te dis ça très doucement, d’une façon tout épistolaire, <strong>et</strong> à titre de renseignement,<br />

que les lecteurs très jeunes que tu désignes inconsidérément trouvassent qu’au bout du compte<br />

ils ne peuvent plus supporter l’existence de ta charogne, <strong>et</strong> que, saisissant le balai des… tu<br />

m’entends ? ils s’en servissent avec une certaine vigueur contre ta fétide personne.<br />

J’ai bien l’honneur de me boucher le nez devant ta barbiche.


L’injure, c’est ainsi la ferm<strong>et</strong>ure interactive ou l’anticontact qui peut conduire,<br />

selon les cas, soit à la fin brutale de la communication (voir le passage précédent du<br />

Bourgeois gentilhomme), soit à la menace d’agression physique (comme à la fin de<br />

la l<strong>et</strong>tre d’Aragon ci-avant), soit à l’agression tout court (voir la première<br />

didascalie de l’extrait du Bourgeois gentilhomme). Quoi qu’il en soit, les<br />

réamorçages du contact sont des plus difficiles après de telles manifestations<br />

d’antilocution.<br />

3. L’injure comme violation des lois du discours<br />

Surtout, l’injure constitue une entorse systématique aux principales lois<br />

linguistiques du discours. Soient les trois premières injures de la scène précédente<br />

du Bourgeois gentilhomme à l’encontre du maître de philosophie : « philosophe de<br />

chien », « bélître de pédant », « cuistre fieffé ». Rapportées aux maximes<br />

conversationnelles de Grice (1979: 61-65), ces injures violent la maxime de<br />

quantité (par leur minimalisme <strong>et</strong> leur déficit discursif), celle de qualité (par leur<br />

fauss<strong>et</strong>é due à leur excès hyperbolique) <strong>et</strong> celle de modalité (par leur flou<br />

sémantique constitutif). Si on prend les lois du discours de Ducrot (1972: 173-<br />

198), de telles injures contreviennent à la loi d’informativité, apportant peu de<br />

renseignements nouveaux, à la loi d’exhaustivité, ne donnant pas vraiment les<br />

informations les plus pertinentes sur le maître de philosophie, <strong>et</strong> à la loi<br />

d’enchaînement, en brisant la continuité thématique de l’interlocution. De telles<br />

injures vont également à l’encontre de la loi de décence énoncée par Kerbrat-<br />

Orecchioni dans L’Implicite (1986: 235), qui préconise de ne pas choquer son<br />

interlocuteur. Au total, ces injures enfreignent les règles du jeu dialogal, annihilant<br />

le contrat de communication inhérent à tout discours.<br />

Mais avant tout l’injure prend le contre-pied des lois sociolinguistiques du<br />

discours, regroupées sous le terme générique de « politesse », lequel définit le<br />

rituel attaché aux relations interpersonnelles dans toute communication. Ce rituel a<br />

été théorisé par Brown <strong>et</strong> Levinson (1987), à travers sa double dimension : celle de<br />

la face négative des interactants (à savoir leur territoire personnel) <strong>et</strong> celle de leur<br />

face positive (ou de leur image valorisante), ces deux faces devant être ménagées<br />

pour que la communication soit consensuelle. Or l’injure constitue une agression<br />

virulente contre ces deux composantes de la politesse, comme le montre bien le<br />

texte de Céline déjà vu. D’une part dans ce pamphl<strong>et</strong>, l’injure violente la face<br />

négative ou le territoire de l’injurié Sartre. D’un côté, elle se traduit par une<br />

incursion territoriale dans son intimité, s’appuyant sur sa laideur physique (« ces<br />

gros yeux », « ces yeux d’embryonnaire », « ce gros p<strong>et</strong>it bidon ») pour susciter<br />

une série d’invectives excrémentielles : « c’est un cestode », « ténia bien sûr, ténia<br />

d’homme, situé où vous savez », « ténia des étrons »… D’un autre côté <strong>et</strong><br />

parallèlement, on peut parler d’un abaissement territorial de l’injurié Sartre,<br />

puisque l’injure le focalise sur ce qu’on appelle familièrement son fondement, c’està-dire<br />

son anus (« anus […] pfoui »), celui-ci servant de point de mire pour une<br />

dérivation coprolalique d’ordre hallucinatoire, dans une régression anale typique de<br />

l’injure : « la p<strong>et</strong>ite fiente », « le […] pourri croupion »… D’autre part, l’injure<br />

agresse la face positive —ou l’image— de l’injurié Sartre. Au niveau axiologique,<br />

elle en opère en eff<strong>et</strong> une recatégorisation systématiquement dévalorisante sur trois<br />

plans :


– sur le plan topologique, elle réoriente Sartre du haut vers le bas, avec l’isotopie<br />

de l’analité susmentionnée ;<br />

– sur le plan existentiel, elle recatégorise l’homme Sartre en animal (« ce p<strong>et</strong>it<br />

bousier », « bourrique à lun<strong>et</strong>tes », « faux tétard ») <strong>et</strong> en substance informe<br />

(« p<strong>et</strong>ite saloperie gavée de merde ») ;<br />

– sur le plan évaluatif, l’injure dévalorise Sartre vers le mal, avec les isotopies<br />

démoniaque (« damné », « satanée », « Caïn » 1 , « succube ») <strong>et</strong> criminelle<br />

(« assassin »).<br />

Au bout du compte, à travers ces chapel<strong>et</strong>s d’injures interpellatives <strong>et</strong> de<br />

dénominations injurieuses, tantôt spécifiques au sens de Larguèche (ou vérifiables<br />

sur le corps même de l’injurié), tantôt non spécifiques (à savoir fantasmatiques <strong>et</strong><br />

complètement désémantisées), le discours de Céline construit une anti-image de<br />

Sartre, fondée à la fois sur la régression <strong>et</strong> sur le rej<strong>et</strong>, avec le symbole de<br />

l’expulsion représenté par les imprécations excrémentielles. On assiste ainsi à une<br />

véritable défiguration de l’injurié, dans le sens inverse de la figuration de Goffman<br />

(1975: 15-26) qui définit la mise en valeur des interactants du discours. Visant à<br />

priver Jean-Paul Sartre de son identité humaine, c<strong>et</strong>te défiguration est ici<br />

symptomatique avec les déformations de son nom : J.-B. Sartre, J.-B.S. 2 . De telles<br />

déformations génèrent doublement des dénominations injurieuses. D’un côté, elles<br />

dépossèdent l’injurié de son véritable prénom, dans un viol de sa personnalité.<br />

D’un autre côté, en le transformant en sigle, elles en font un simple matricule<br />

anonyme, complètement déshumanisé 3 .<br />

Au terme de tous ces processus d’anti-contact, de violation des lois<br />

élémentaires du discours, d’anti-politesse <strong>et</strong> d’élaboration d’une anti-image de<br />

l’injurié, celui-ci est nié comme destinataire du discours <strong>et</strong> comme personne, dans<br />

une logique de l’exclusion <strong>et</strong> dans une sorte de mise à mort verbale.<br />

IV. L’EFFICACITÉ DE L’INJURE<br />

Cependant, c’est en fonctionnant comme négatif de la communication que<br />

l’injure acquiert toute son efficacité pragmatique. Celle-ci se mesure à la force<br />

illocutoire <strong>et</strong> à la réussite perlocutoire des vitupérants 4 mis en jeu dans<br />

l’énonciation cacophémique.<br />

1. La force illocutoire de l’injure<br />

L’impact des vitupérants dépend d’abord de leurs conditions d’émission<br />

<strong>et</strong> de réception, comme le relève l’article « Injure » de l’Encyclopédie dirigée par<br />

Diderot : « Les injures sont légères ou atroces selon les circonstances qui les font<br />

1 Fils d'Adam <strong>et</strong> Ève, assassin de son frère Abel, Caïn est vu comme le premier homicide de l'humanité <strong>et</strong>, à<br />

ce titre, il est voué à la damnation.<br />

2 On peut certes voir, comme Monod (La Férocité littéraire, 1983: 243), le prénom Jean-Baptiste derrière<br />

les initiales J.-B. Mais la substitution J.-B./J.-P. répond essentiellement à une volonté de négation de<br />

Sartre, l'altération de son prénom symbolisant dérisoirement sa non-existence pour Céline.<br />

3 Comme le montre Angenot (1982: 267-268), le procédé du nom altéré est une constante du discours<br />

polémique. Ainsi dans les pamphl<strong>et</strong>s de Léon Daud<strong>et</strong> : Poldéchanelle (P. Deschanel), Infélix Faure (F.<br />

Faure), <strong>et</strong>c.<br />

4 Vulgarisé par Windisch (Le K.O verbal, 1987: 34), ce néologisme désigne la classe générique des termes<br />

injurieux dans les discours conflictuels.


éputer plus ou moins graves ». En particulier, d’après c<strong>et</strong> article, la gravité de<br />

l’injure résulte de trois paramètres. Premièrement, le lieu où elle est produite : plus<br />

l’injure est proférée dans un espace public, plus ses conséquences sont lourdes.<br />

Deuxièmement, la qualité de la personne injuriée : plus celle-ci est élevée<br />

socialement, plus l’injure est grave. Troisièmement, le médium de l’injure : les<br />

injures par écrit ont plus de portée que les injures orales.<br />

Mais indépendamment de ces conditions externes, la force illocutoire de<br />

l’injure tient à sa nature même. En premier lieu, elle concentre un maximum d’actes<br />

de <strong>langage</strong> dans un minimum de substance langagière. Soit l’injure interpellative :<br />

« vieille pourriture » adressée par Aragon à son critique hostile. Une telle injure est<br />

simultanément un acte déclaratif de renomination ou d’antibaptême de l’injurié<br />

(« Je te nomme vieille pourriture »), un acte verdictif de jugement sur l’injurié (« Je<br />

te juge comme étant une vieille pourriture ») <strong>et</strong> un acte expressif d’expulsion<br />

affective de l’injurié (« Je te rej<strong>et</strong>te comme étant une vieille pourriture »). Le tout<br />

s’effectue dans une énonciation emphatique <strong>et</strong> hyperbolique, puisque « vieille »<br />

redouble ici la négativité de « pourriture ». De plus, en créant une contamination<br />

entre le terme injurieux (la pourriture) <strong>et</strong> l’injurié (« vieille pourriture »), l’injure<br />

fonctionne selon un mode performatif, comme une formule magique pervertie. Elle<br />

métamorphose en eff<strong>et</strong>, par sa profération même, l’injurié dans le référent négatif<br />

qu’elle désigne.<br />

La force illocutoire de l’injure provient en outre de sa condensation<br />

dénominative. La totalité de l’injurié (le critique en question dans l’exemple<br />

d’Aragon) se limite à la caractérisation partielle qui lui est assignée (pourriture).<br />

L’injure opère ainsi une réduction synecdochique de l’Autre dont le tout s’annule<br />

dans l’un de ses traits dépréciatifs, imaginaire avec « pourriture ». On aboutit de la<br />

sorte à un enfermement dénominatif <strong>et</strong> péjoratif de l’injurié qui se veut radical,<br />

selon un processus restrictif que l’on peut qualifier de « discours unaire ».<br />

Enfin, la force illocutoire de l’injure tient à sa capacité persuasive. Certes,<br />

faiblement justifiée <strong>et</strong> peu étayée, l’injure se présente en général comme un<br />

substitut à l’argumentation, ce que remarque Diderot dans ses Pensées<br />

philosophiques (1875: 233) : « On n’a recours aux invectives que quand on<br />

manque de preuves ». Cependant, par sa forte capacité de nuisance, l’injure n’en<br />

constitue pas moins une forme élémentaire du discours polémique, laquelle<br />

comporte toute une dimension infra-argumentative. Ainsi, les injures d’Aragon,<br />

comme « vieille pourriture » ou « puanteur rance », renferment plusieurs des traits<br />

argumentatifs relevés par les rhétoriciens. Entre autres, ces injures ont partie liée<br />

avec l’argumentation ad baculum (ou par la force), fondée sur la violence verbale à<br />

la place de débats interactifs, ou avec l’argumentation ad personam qui consiste à<br />

attaquer la personne même de l’adversaire, à défaut de s’en prendre à son discours.<br />

De même, de telles injures s’apparentent à l’argumentation par l’antimodèle de<br />

Perelman <strong>et</strong> Olbrechts-Tyteca (1983: 488) ou à la pétition de principe, définie par<br />

la production d’une assertion non démontrée. Ces injures s’intègrent encore dans<br />

l’argumentation par les valeurs qui assène des jugements axiologiques présentés<br />

comme allant de soi.<br />

Reposant ainsi sur une rhétorique de la densité, du raccourci, de<br />

l’exclusion <strong>et</strong> du « terrorisme verbal », l’injure possède une force illocutoire<br />

radicale qui en écrase <strong>et</strong> en nivelle le contenu informatif. Par exemple, dans la l<strong>et</strong>tre


d’Aragon, « vieille pourriture », « étron intellectuel », « vieille chemise oubliée<br />

dans un urinoir » ou « puanteur rance » sont pratiquement interchangeables dans<br />

leur dire agressif 1 . C<strong>et</strong>te force illocutoire extrême de l’injure explique sa<br />

dangerosité non seulement interactive, mais également sociale, réprimée sur le plan<br />

judiciaire à toutes les époques. En particulier, d’après Huston (1980: 98), dans les<br />

tribus germaniques au début de l’ère chrétienne, il fallait payer une amende de<br />

quatre pièces d’or si l’on traitait un homme de « cacatus » (merdeux). Comme le<br />

rapporte encore Rouayrenc (1996: 111), Bernard Tapie s’est vu condamné à une<br />

amende en 1995 pour avoir traité les policiers d’« ânes bâtés » <strong>et</strong> de « p<strong>et</strong>its<br />

cons ». Et selon L’Hebdo de Lausanne du 15 mars 1993, on constate en Suisse<br />

environ 300 condamnations annuelles pour injure, en vertu de l’article 177 du code<br />

pénal.<br />

2. La réussite perlocutoire de l’injure<br />

Toutefois, par-delà sa dangerosité intrinsèque, la réussite perlocutoire de<br />

l’injure est liée à certaines conditions contextuelles. La réussite de l’injure peut<br />

dépendre du statut social de l’injurieur. Si un anonyme profère des injures de<br />

charr<strong>et</strong>ier, l’eff<strong>et</strong> n’est pas forcément garanti. Mais si un préf<strong>et</strong> prononce ces<br />

mêmes injures, cela peut se révéler très efficace, comme le rapporte un article de<br />

L’Événement du jeudi du 5 août 1993 :<br />

M. le préf<strong>et</strong> n’est pas poli.<br />

Un soir de 1974, le préf<strong>et</strong> de la Sarthe, Jacques Gandouin – il est aujourd’hui conseiller du<br />

président pour les affaires européennes – affronte une situation dramatique : deux truands,<br />

après un hold-up raté, ont pris en otage une paisible famille.<br />

Le préf<strong>et</strong> se rend aussitôt sur les lieux. Le procureur est là, lui aussi, <strong>et</strong>, selon la règle,<br />

s’évertue à nouer le dialogue avec les forcenés. Hélas ! ce procureur parle… comme un<br />

procureur, le message ne passe pas, <strong>et</strong> les bandits menacent de tuer tout le monde. Au p<strong>et</strong>it<br />

matin, Gandouin décide de frapper fort <strong>et</strong> hurle dans le micro : « Ça suffit comme ça, p<strong>et</strong>its<br />

cons, si vous ne vous rendez pas immédiatement, vous êtes foutus ! » L’eff<strong>et</strong> de choc détend<br />

l’atmosphère, comme un coup de poing sur la table : la femme, puis les deux enfants sont<br />

libérés <strong>et</strong>, peu après, les voyous se font arrêter à Paris. Au cours de leur procès, ils ont admis<br />

que le vocabulaire du préf<strong>et</strong> les avait déstabilisés. « Ça oui, il nous a bien eus ! »<br />

Dans d’autres cas, la réussite de l’injure est conditionnée par l’identité de<br />

l’injurié, ce qu’a bien vu Ruw<strong>et</strong> dans sa Grammaire des insultes (1982: 249).<br />

Ainsi, des dénominations injurieuses comme : « ce salaud de X » ou « c<strong>et</strong> imbécile<br />

de X » ne sont pas toujours équivalentes. Un bon disciple de Machiavel peut en<br />

eff<strong>et</strong> être choqué si on le traite d’« imbécile », dans la mesure où ce vitupérant<br />

suppose un manque d’intelligence. Mais il sera plutôt flatté si on le qualifie de<br />

« salaud », épithète qui suppose une absence de sens moral, mais non une<br />

déficience intellectuelle. L’injure manquera alors son but, risquant même de se<br />

transformer en compliment.<br />

La réussite de l’injure dépend avant tout des rapports qu’elle entr<strong>et</strong>ient ou<br />

qu’elle instaure avec l’injurié. Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce ne sont<br />

pas forcément les injures les plus extrêmes qui sont les plus efficaces. Ainsi en est-il<br />

1 Suite au vidage sémantique de leur noyau dénotatif, ces injures sont en eff<strong>et</strong> équivalentes sur le plan<br />

connotatif, fonctionnant comme des substituts langagiers de négativité.


des injures du capitaine Haddock (comme « gyroscope ! » ou « mégacycle ! ») <strong>et</strong><br />

des insultes rituelles relevées par Arthur dans Ta Mère (1995: 61), du type : « Ta<br />

sœur a tellement d’acné que quand elle pleure, ses larmes sont obligées de faire du<br />

4x4 pour arriver au menton ». Dans ces occurrences en eff<strong>et</strong>, l’injure est tellement<br />

déconnectée du monde de l’injurié ou tellement hyperbolique qu’elle en devient<br />

invraisemblable <strong>et</strong> qu’elle perd sa portée polémique au profit d’une fonction<br />

ludique prédominante 1 . En fait, pour être performante, l’injure nécessite une<br />

connexion étroite entre elle <strong>et</strong> l’univers de l’injurié : plus une injure est motivée <strong>et</strong><br />

adaptée à sa cible, plus elle est blessante. Ce qui se produit avec les injures de<br />

Céline, ancrées sur le physique même de Sartre, avant de glisser vers le fantasme.<br />

Ou encore, à défaut d’une relation avec le vécu de l’injurié, l’injure doit être<br />

motivée par les préjugés <strong>et</strong> les stéréotypes partagés par la majorité des locuteurs. À<br />

l’inverse de « mégacycle ! », cher au capitaine Haddock, mais qui n’a aucun relief<br />

dans l’imaginaire collectif, les injures scatologiques de Céline (« p<strong>et</strong>ite fiente »,<br />

« p<strong>et</strong>ite saloperie gavée de merde ») tirent leur réussite de leur prégnance<br />

socioculturelle, les matières fécales étant des antivaleurs assurées d’un large<br />

consensus contre elles dans toutes les situations de discours.<br />

CONCLUSION<br />

À l’issue de ces quelques réflexions sur l’injure, on voit que celle-ci<br />

constitue un fait pragmatique par excellence, dans lequel le fonctionnement<br />

standard du <strong>langage</strong>, avec ses différentes composantes (interactives, sémantiques,<br />

argumentatives…), est court-circuité <strong>et</strong> perverti au profit d’une efficacité<br />

situationnelle immédiate : celle de réduire l’adversaire au silence, dans une fin de<br />

non-recevoir dialogique. En somme, avec l’injure, le refus de l’Autre justifie tous<br />

les moyens discursifs mis en jeu.<br />

Cependant, si l’injure se présente comme une anticommunication radicale,<br />

elle est loin d’être le mal langagier absolu que certains moralistes ou idéalistes<br />

voudraient voir en elle. Elle apparaît en eff<strong>et</strong> comme un exutoire salutaire à la<br />

complexité des relations interpersonnelles, faites de ménagements ou de<br />

refoulements qui sont parfois difficiles à contrôler <strong>et</strong> qui ne demandent qu’à se<br />

libérer. C<strong>et</strong>te fonction cathartique de l’injure est notamment mise en évidence par<br />

Chabot <strong>et</strong> Held dans L’Événement du jeudi du 5 août 1993 ("Les gros mots qui<br />

libèrent la société") :<br />

Loin d’être aussi vilains qu’il y paraît, les insultes, injures <strong>et</strong> autres jurons sont<br />

l’indispensable soupape de nos hantises secrètes. Une civilisation sans « gros mots » mourrait<br />

vite d’asphyxie.<br />

Dans un autre article intitulé "Des vertus sociales de l’injure" (L’Hebdo du 15 mars<br />

1994), Reb<strong>et</strong>ez constate que « mal famée, poursuivie, l’injure demeure malgré tout<br />

un bastion salutaire contre une société anesthésiée par la gentillesse ». De plus, en<br />

maintenant un minimum d’interaction, même dénaturée, l’injure constitue un<br />

moindre mal <strong>et</strong>, à tout prendre, un substitut heureux au pire, à savoir l’agression<br />

physique pure <strong>et</strong> simple. C<strong>et</strong>te positivité relative de l’injure est soulignée par le<br />

1 C<strong>et</strong>te fonction ludique de l'injure est due à son excès <strong>et</strong> à sa non-pertinence contextuelle qui neutralisent<br />

tout transfert dépréciatif sur la personne de l'injurié. L'injure apparaît alors comme un désordre interlocutif<br />

inoffensif qui entre dans la sphère du comique, tel que le définit Emelina (1991: 69).


sociologue Pierre Achard dans le numéro de L’Événement du jeudi cité<br />

précédemment ("De flûte à foutre, <strong>et</strong> vice-versa") :<br />

Le juron, l’injure <strong>et</strong> l’insulte ont leur utilité. C’est, quand le <strong>langage</strong> « normal » ne passe plus,<br />

une façon de rompre la communication verbale : un peu comme lorsqu’on raccroche le<br />

téléphone au nez de son interlocuteur. Par l’insulte ou l’injure, on s’empêche de reprendre la<br />

conversation là où elle était devenue sans obj<strong>et</strong>. C<strong>et</strong>te respiration que l’on s’accorde dans la<br />

relation sociale, c’est peut-être, comme la colère, une nécessité : l’occasion d’évacuer un tropplein<br />

émotionnel qui, à défaut de soupape, engendrerait des violences physiques redoutables.<br />

Heureusement, de nos jours, la réparation sanglante de l’injure n’est plus automatique <strong>et</strong> le<br />

duel est passé de mode.<br />

Marc BONHOMME<br />

Université de Berne<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

ALGOUD, A., Le Haddock illustré, Tournai, Casterman, 1991.<br />

ANGENOT, M., La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982.<br />

ARAGON, L., Traité du style, Paris, Gallimard, 1928.<br />

ARTHUR, Ta mère, Paris, Michel Lafon, 1995.<br />

BOUMARD, P., Les Gros mots des enfants, Paris, Stock, 1979.<br />

BROWN, P. & LEVINSON, S., Politeness, Cambridge, CUP, 1987.<br />

CÉLINE, L.-F., "À l’agité du bocal", in MONOD J.-M., La Férocité littéraire, Paris, La Table<br />

Ronde, 1983.<br />

DIDEROT, D., Pensées philosophiques, Paris, Garnier, 1875.<br />

DUCROT, O., Dire <strong>et</strong> ne pas dire, Paris, Hermann, 1972.<br />

DULUDE, Y.&TRAIT, J.-C., Dictionnaire des injures québécoises, Québec, Stanké, 1991.<br />

ÉDOUARD, R., Dictionnaire des injures, Paris, Tchou, 1973.<br />

EMELINA, J., Le Comique, Paris, SEDES, 1991.<br />

ENCYCLOPÉDIE, tome 8, Neuchâtel, Éd. Faulche, 1765.<br />

GOFFMAN, E., Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1975.<br />

GRICE, H.-P., "Logique <strong>et</strong> conversation", Communications 30, 1979.<br />

GUIRAUD, P., Les Gros mots, Paris, PUF-Que sais-je, 1975.<br />

HUSTON, N., Dire <strong>et</strong> interdire, Paris, Payot, 1980.<br />

JAKOBSON, R., Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.<br />

KERBRAT-ORECCHIONI, C., L’Implicite, Paris, Armand Colin, 1986.<br />

LABOV, W., Le Parler ordinaire, Paris, Minuit, 1978.<br />

LARGUÈCHE, E., L’Eff<strong>et</strong> injure, Paris, PUF, 1983.<br />

LARGUÈCHE, E., L’Injure à fleur de peau, Paris, L’Harmattan, 1993.<br />

MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme, Paris, Bordas, 1992.<br />

PERELMAN, Ch. & OLBRECHTS-TYTECA, L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éd. de<br />

l’Université de Bruxelles, 1983.<br />

ROUAYRENC, C., Les Gros mots, Paris, PUF-Que sais-je, 1996.<br />

ROULET, E. <strong>et</strong> alii, L’Articulation du discours en français contemporain, Berne, P<strong>et</strong>er Lang,<br />

1985.<br />

RUWET, N., Grammaire des insultes <strong>et</strong> autres études, Paris, Le Seuil, 1982.<br />

TLF, tome 10, Paris, Éd. du CNRS, 1980.<br />

WINDISCH, U., Le K.-O. verbal, Lausanne, L’Age d’Homme, 1987.


LA VIOLENCE DU LANGAGE ET LE LANGAGE DE LA<br />

VIOLENCE<br />

Le seul espoir est dans une pensée criminelle<br />

<strong>et</strong> inhumaine<br />

(J. Baudrillard)<br />

Il est aussi ridicule de dire que la violence est une culture humaine que de<br />

penser que l’inhumanité est le fait des bêtes. Par nature les hommes sont dans un<br />

état de guerre perpétuelle du fait des passions qui les animent <strong>et</strong> du <strong>langage</strong> dont ils<br />

disposent.<br />

"Aussi longtemps que les hommes vivent sans pouvoir commun qui les<br />

tienne tous en respect, ils sont dans c<strong>et</strong>te condition qui se nomme<br />

guerre <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te guerre est guerre de chacun contre chacun"<br />

(Thomas Hobbes)<br />

La violence est animale <strong>et</strong> donc humaine : c’est un phénomène régressif.<br />

"Une régression névrotique de l’universalisme de la raison totalitaire<br />

au particularisme de la famille, de la bande, de l’<strong>et</strong>hnie, de la<br />

confession religieuse."<br />

(Gianni Vattimo)<br />

C’est un r<strong>et</strong>our aux pulsions de l’enfance des suj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> aussi un r<strong>et</strong>our à contrecourant<br />

de ce que nous appelons civilisation. Lorsqu’un individu ne peut pour des<br />

raisons diverses s’inscrire confortablement dans la structure hiérarchique de la<br />

société, il aura recours aux moyens qui en des temps reculés ou à un âge dépourvu<br />

des capacités reconnues <strong>et</strong> nécessaires pour s’imposer, lui perm<strong>et</strong>taient sous une<br />

forme ou une autre de trouver sa place dans un groupe familial ou plus étendu. Ces<br />

stratégies primaires que sont les cris, les pleurs, l’hyperactivité motrice, le<br />

mutisme, la bouderie, le mensonge éhonté se r<strong>et</strong>rouvent chez les suj<strong>et</strong>s aptes à la<br />

violence.<br />

Si dans l’enfance, on a laissé libre cours à c<strong>et</strong>te expression du soi primitif, si<br />

c<strong>et</strong>te volonté de dominer n’a pas trouvé ses limites, l’adolescent continuera à<br />

utiliser ces tactiques agressives pour obtenir facilement ce qu’il désire. Le manque<br />

de contrôle parental, l’acquisition lacunaire du <strong>langage</strong>, l’ignorance des règles de la


société <strong>et</strong> des voies licites pour se faire une place au soleil, l'absence de modèles<br />

acceptables auxquels s’identifier, tout cela le conduira à utiliser la violence verbale<br />

<strong>et</strong> physique pour arriver à ses fins. Il faut se souvenir de la totale dépendance dans<br />

laquelle un enfant est plongé face aux adultes, <strong>et</strong> des pulsions agressives refoulées<br />

ou non qu’elle génère. L’impossibilité de s’exprimer faute de vocabulaire <strong>et</strong><br />

d’expérience linguistique amorcera le processus qui va le rendre impertinent,<br />

impudent, argumenteur <strong>et</strong> le rendra sourd au discours de l’autre <strong>et</strong> donc<br />

l’empêchera d’apprendre <strong>et</strong> d’évoluer. Il va se figer dans un comportement<br />

infantile avec les capacités physiques <strong>et</strong> le trop-plein d’énergie d’un adolescent.<br />

L’isolement, le vide culturel, la violence adulte, la violence bureaucratique <strong>et</strong><br />

institutionnelle, la violence de l’écrit, les excuses toutes prêtes <strong>et</strong> fournies par<br />

l’institution (la crise sociale, les milieux défavorisés, le manque de respect <strong>et</strong><br />

d’écoute, l’angoisse…), le fatalisme de l’ignorance, la rupture avec le monde réel,<br />

la spécificité biologique <strong>et</strong> psychologique du jeune, l’environnement béton<br />

bâtissent une prison de l’esprit où les comportements de bête traquée se figent <strong>et</strong><br />

où se reproduisent les modèles environnants de succès facile. Étudier ce qu’est le<br />

rapport du <strong>langage</strong> au corps pourra sans doute nous éclairer.<br />

LA VIOLENCE DANS LE LANGAGE<br />

Le <strong>langage</strong> comme énergie<br />

Le <strong>langage</strong> en tant qu’outil d’expression <strong>et</strong> de communication est un produit du<br />

corps. On sait que le geste <strong>et</strong> la parole sont contrôlés par la même zone du cerveau<br />

<strong>et</strong> que le <strong>langage</strong> s’est développé en même temps que la fabrication d’outils. Nos<br />

ancêtres ont sans doute utilisé d’abord un <strong>langage</strong> gestuel accompagné de<br />

vocalisations indifférenciées <strong>et</strong> les mouvements de la main ont pu induire ceux de<br />

l’appareil musculaire phonatoire 1 . Le sens même des idéophones 2 semble lié à la<br />

forme <strong>et</strong> aux fonctions des différentes parties du corps. Le chasseur primitif a<br />

communiqué avec ses proies animales en imitant leur aspect, leur cri <strong>et</strong> leur<br />

démarche. Le geste visuel comme le geste audible relèvent d’une activité<br />

musculaire 3 .<br />

Le geste audible est accompagné d’une activité respiratoire liée aux émotions<br />

violentes ou douces. C<strong>et</strong> aspect respiratoire est lui aussi une forme de gestualité.<br />

Les gestes visibles dans leurs rythmes, leur amplitude, leur force ont la même<br />

capacité à traduire toutes sortes d’émotions <strong>et</strong> de réactions aux aspects divers de<br />

l’environnement. La complexification des rapports humains <strong>et</strong> des structures<br />

sociales a dans un premier temps favorisé la suprématie du geste audible sur le<br />

geste visible. Ce dernier a pris sa revanche avec l’invention de l’écriture qui<br />

répondait à un besoin de conservation des lois <strong>et</strong> des comptes. Or la loi <strong>et</strong> les<br />

comptes représentent un type de violence faite à l’individu, à ses pulsions <strong>et</strong> à ses<br />

penchants. Il est d’ailleurs très mal vu dans certaines sociétés africaines de compter<br />

des personnes humaines, ce traitement étant réservé aux animaux.<br />

1 Il suffit d'écouter Monica Seles sur un court de tennis pour s'en persuader.<br />

2 Lire à ce suj<strong>et</strong> l'article de D. PHILPS : "A la recherche du sens perdu" in Anglophonia, PUM,<br />

2,1997.<br />

3 R. SABAN, Aux sources du <strong>langage</strong> articulé, p. 208-214, Masson, 1993.


Un autre type de gestualité, je pense à l’activité sexuelle, est lui aussi chargé de<br />

violence <strong>et</strong> constitue une forme de communication que le linguiste allemand Hans<br />

Sperber 1 place à l’origine des premiers mots inventés par les hommes. Le domaine<br />

de la sexualité est source de bon nombre d’insultes qui soulignent<br />

l’interdépendance entre domination <strong>et</strong> coït, sans parler des rapports existant entre<br />

tuer, faire l’amour, labourer <strong>et</strong> manger. À ce propos, certaines langues africaines<br />

utilisent le même vocable pour manger <strong>et</strong> forniquer. On ne s’étonnera donc pas de<br />

l’intérêt précoce des élèves de sixième pour les pratiques sexuelles orales <strong>et</strong> la<br />

curiosité linguistique qu’ils développent à c<strong>et</strong> égard pour les langues étrangères.<br />

Le <strong>langage</strong> comme outil<br />

Acquérir une langue, qu’il s’agisse d’une langue maternelle ou seconde, est un<br />

processus d’adaptation au milieu. La langue est un outil que chaque individu utilise<br />

pour trouver sa place dans un groupe social, à tel point que dès que celui-ci se<br />

marginalise par rapport aux normes d’une société, il crée sa propre langue : jargon,<br />

argot, sabir ou autre. Dans un environnement culturel pauvre, le <strong>langage</strong> aura une<br />

propension à se simplifier, le lexique à s’appauvrir <strong>et</strong> parallèlement le système<br />

vocalique se réduira. Le but recherché est double : se créer un outil de<br />

communication difficilement accessible à qui n’appartient pas au groupe <strong>et</strong> selon la<br />

loi du moindre effort <strong>et</strong> de l’économie, ne garder que le strict nécessaire pour les<br />

besoins d’une communication redondante <strong>et</strong> adaptée au milieu.<br />

D’autre part, le geste vocal aura tendance à devenir brutal <strong>et</strong> violent, répondant<br />

aux besoins d’agression <strong>et</strong> de contrôle du clan. La langue est alors utilisée selon<br />

trois fonctions : s’adapter <strong>et</strong> marquer son appartenance à la bande, agresser avec<br />

des moyens linguistiques frustes, se protéger de toute influence ou de toute<br />

infiltration étrangère. Le <strong>langage</strong> mère-enfant crée un groupe fermé qui exclut<br />

toute tierce personne, il en est de même pour les <strong>langage</strong>s que les jumeaux<br />

s’inventent, les <strong>langage</strong>s secr<strong>et</strong>s des sociétés plus ou moins secrètes, les <strong>langage</strong>s<br />

scientifiques ou techniques.<br />

Utiliser un <strong>langage</strong> difficilement accessible à l’ensemble d’une population est<br />

aussi un moyen de domination. Le Français Standard manié avec aisance, le jargon<br />

scientifique, la langue du colonisateur sont des outils de domination qui sont<br />

rej<strong>et</strong>és par tous ceux qui n’y ont pas un accès facile. La langue a c<strong>et</strong>te fonction<br />

paradoxale de cimenter un ensemble d’individus <strong>et</strong> de l’isoler du reste du monde.<br />

La langue est un gh<strong>et</strong>to, <strong>et</strong> comme tel, facteur de violences. La langue de l’autre<br />

est toujours un charabia que l’on ressent comme une insulte à notre entendement.<br />

Parallèlement, dans le cas d'une bande d’adolescents, pour qui lui est étranger,<br />

le <strong>langage</strong> de ce groupe est un avertissement, un symptôme, le symptôme d’une<br />

différence revendiquée, <strong>et</strong> d’une faille psychologique, un aveu d’impuissance, un<br />

bluff. En eff<strong>et</strong> il s’agit de prétendre à une autonomie injustifiée, à une culture autre<br />

pour laquelle on réclame, maître mot, le respect. Dans l’impossibilité d’intégrer<br />

une société qui pour diverses raisons, ou les rej<strong>et</strong>te, ou leur impose des contraintes<br />

auxquelles ils n’ont pas été habitués depuis l’enfance, ils se créent leur propre<br />

monde, une microsociété infantile, irresponsable, quasi mythique, dont les bases ne<br />

1 H. SPERBER," Über den Einfluß sexueller Momente auf Einstehung und Entwicklung der<br />

Sprache", Imago, t. I, fasc.5, 1912.


sont que le fruit d’une révolte inconsidérée de l’ignorance contre les diktats du<br />

savoir.<br />

Dès ses débuts le <strong>langage</strong> a eu une fonction magique qui consistait à utiliser un<br />

rituel fixe, dont le but ultime était l’efficacité totale dans la maîtrise de l’aléatoire,<br />

de la nature <strong>et</strong> des rapports sociaux. L’enfant, l’adolescent, l’adulte inadapté ont<br />

encore souvent recours à ce type de manipulation du monde réel, comme si les<br />

mots avaient un poids <strong>et</strong> une force tels que la réalité pouvait se plier à leurs désirs.<br />

R. Saban 1 écrit :<br />

"C’est l’univers de la magie primitive où la réalité fait place à la<br />

puissance des désirs <strong>et</strong> au pouvoir de l’imagination qui défient toutes les<br />

règles de la logique en ignorant le conditionnement spatio-temporel."<br />

Dans ce domaine, le graffiti <strong>et</strong> le tag constituent un r<strong>et</strong>our infantile à la violence<br />

magique Le chasseur primitif utilisait le cri <strong>et</strong> la pictographie pour assurer sa<br />

domination sur ses proies animales. En imprimant sur le mur des cavernes<br />

l’empreinte de sa main, il indiquait sa main mise sur son environnement.<br />

C<strong>et</strong>te violence qui caractérise le jeune enfant qui imprime la marque de son<br />

existence, sa volonté de dire "j’existe", en utilisant une image vocale ou iconique<br />

s’inscrit dans l’ontogenèse de la représentation de soi <strong>et</strong> du monde. C<strong>et</strong>te marque<br />

laissée sur le mur de sa chambre, gravée sur le cuir du fauteuil du salon, par le<br />

jeune enfant, on la r<strong>et</strong>rouve chez l’adolescent qui exprime son identité <strong>et</strong> sa révolte<br />

sur les murs de nos cités <strong>et</strong> sur toute surface visible par le plus grand nombre.<br />

Quand celui-ci ne peut écrire sans être jugé, quand il n’a pas les moyens<br />

linguistiques de se dire <strong>et</strong> de dire ce qui l’entoure, alors il aura recours au tag, à la<br />

fois texte, signature, violence <strong>et</strong> rébellion contre l’opacité des choses, des êtres <strong>et</strong><br />

de leur organisation sociale.<br />

VIOLENCE ET LANGAGE<br />

Le <strong>langage</strong> contre la violence<br />

<strong>Violence</strong> <strong>et</strong> <strong>langage</strong> ont la même origine : le désir d’exister, de maîtriser, de se<br />

protéger, de se reproduire, de se survivre. Le désir est violence puisqu’il implique<br />

de s’intégrer l’autre, de s’approprier l’obj<strong>et</strong> convoité, de se rendre pareil à un<br />

modèle, donc de se faire violence.<br />

<strong>Violence</strong> <strong>et</strong> <strong>langage</strong> forment un tandem dont il est intéressant d’expliciter le<br />

fonctionnement <strong>et</strong> les interactions. Qui pilote, qui pédale devant, comment les<br />

rôles peuvent-ils s’inverser ?<br />

Le <strong>langage</strong> violent, l’insulte peut jouer deux rôles. Elle est quelquefois<br />

annonciatrice de l’acte physique qui va lui succéder <strong>et</strong> devenir le moteur de c<strong>et</strong>te<br />

violence, mais elle peut aussi faire office d’ersatz de violence, violence contenue,<br />

violence qui se satisfait pour s’exprimer du geste vocal.<br />

Certaines sociétés, dites primitives, avaient dans leur calendrier un jour où tout<br />

s’inversait. Il devenait licite à l’enfant <strong>et</strong> à la femme — deux êtres souvent dominés<br />

— d’insulter père, mère, mari, oncle <strong>et</strong> tous les représentants d’une hiérarchie<br />

sociale qui d’ordinaire détenait tous les pouvoirs <strong>et</strong> les savoirs. Dans d’autres<br />

sociétés, il est licite, toute l’année, d’être agressif <strong>et</strong> grossier avec certains<br />

membres de la lignée. La fonction de ce renversement de position — dans un ordre<br />

1 op. cit.


qui adm<strong>et</strong> en son sein quelque désordre — est de procurer une soupape de sûr<strong>et</strong>é<br />

aux rancœurs, aux rancunes, au sentiment d’impuissance <strong>et</strong> d’humiliation qui, sans<br />

cela, pourraient constituer un facteur important de déstabilisation de l’ordre social.<br />

On peut se demander à ce propos, si le laxisme, souvent reproché aux instances<br />

judiciaires, n’est pas de c<strong>et</strong> ordre-là.<br />

Il est donc patent que si la possibilité d’exprimer leur révolte est donnée à ceux<br />

qui habituellement sont soumis ou victimes, le passage à l’acte violent peut être<br />

évité. On fait d’ailleurs souvent appel à c<strong>et</strong>te gesticulation forcenée ou canalisée<br />

pour passer sa rage : théâtre, terrain de sport, salle d’arts martiaux, de spectacle ou<br />

de danse sont des lieux où un trop plein d’énergie revendicatrice peut se dissiper. Il<br />

s’agit bien là de <strong>langage</strong>s du corps, ou <strong>langage</strong> tout court, qui perm<strong>et</strong>tent de barrer<br />

la route à la violence physique dévastatrice tournée vers les personnes, les<br />

bâtiments ou les obj<strong>et</strong>s investis de pouvoirs <strong>et</strong>/ou de savoirs.<br />

Quand on en veut au monde entier, le choix est triple, dire sa colère, exercer sa<br />

colère contre autrui, ou fuir la réalité à l'aide de drogues. La violence est un<br />

<strong>langage</strong>, <strong>langage</strong> intérieur, puis <strong>langage</strong> pour autrui, appel au secours diront<br />

certains, <strong>langage</strong> du corps, <strong>langage</strong> infantile <strong>et</strong> primitif dirons-nous. C<strong>et</strong>te violence<br />

nous habite tous, nous l’exprimons dans tous nos discours, toute organisation<br />

sociale est violence faite à l’individu, toute inégalité est violence à l'encontre de<br />

notre sens inné de l’équité. Mais c<strong>et</strong>te violence est fondatrice de toute société, elle<br />

assure notre survie <strong>et</strong> nous perm<strong>et</strong> de progresser, d’innover, elle est ce tigre que<br />

chevauche le sage en Orient. Le <strong>langage</strong> est un des moyens de la maîtriser, il est de<br />

même nature <strong>et</strong> peut servir de contrepoison. Encore faut-il qu’il puisse être le<br />

<strong>langage</strong> de tous.<br />

Au-delà du <strong>langage</strong><br />

Les sociologues parlent de désymbolisation, évoquent l’angoisse <strong>et</strong><br />

l’impossibilité d’une relation équilibrée à l’autre. Et bien sûr rendent la société, la<br />

télévision, le système éducatif, l’économie libérale, un peu la famille, responsables.<br />

Le dénominateur commun à toutes ces causes, c’est qu’un modèle commun à un<br />

p<strong>et</strong>it nombre est devenu celui de tous. Toutes les formes de libération auxquelles<br />

nous avons assisté depuis cinquante ans ont promu — je ne porte aucun jugement<br />

de valeur, je constate seulement — toutes sortes de libertés <strong>et</strong> le démantèlement<br />

des contraintes. Qu’il s’agisse de libéralisme économique, de libération sexuelle,<br />

d’autodétermination, de participation, d’autogestion. Des barrières ont sauté, des<br />

limites, des frontières ont été gommées ou abolies. Il en est résulté, à tous les<br />

niveaux de la société, une perte de repères dont le symptôme le plus patent est le<br />

comportement des jeunes.<br />

Les médias <strong>et</strong> l’argent ont favorisé la dissémination de conduites ou la<br />

recherche du plaisir immédiat, du profit rapide a bousculé toutes les structures<br />

traditionnelles <strong>et</strong> les modèles moraux.<br />

L’arrivée de familles appartenant à des cultures différentes, à la fois tentées <strong>et</strong><br />

repoussées par ces libertés, naviguant entre deux langues <strong>et</strong> dans l’impossibilité de<br />

transm<strong>et</strong>tre sans brouillage l’une ou l’autre <strong>et</strong> de se conformer aux valeurs de la<br />

culture d'accueil, a fortement contribué à c<strong>et</strong>te désorientation d’adolescents perdus<br />

sur une mer agitée sans port d’attache.


Quant à l’angoisse, c’est, ce me semble, plus un discours d’adulte sur ceux, qui<br />

vivant dans la peur les uns des autres, <strong>et</strong> dans celle d’être humiliés ont recours à la<br />

violence pour se rassurer. L’adolescent est plus apte à vivre intensément l’instant<br />

qu’à se proj<strong>et</strong>er dans le futur <strong>et</strong> y voir les conséquences de ses actes <strong>et</strong><br />

comportements, car pour faire cela, il faut des mots, des idées personnelles, il faut<br />

penser pour soi <strong>et</strong> non pas que ça pense à travers soi. Ce ça est fait d’émissions de<br />

télévision, de discours d’éducateurs, de modes <strong>et</strong> de politiques à court terme.<br />

L’angoisse, c’est celle du futur, <strong>et</strong> je ne suis pas sûr que l’adolescent se préoccupe<br />

du futur.<br />

Pour ce qui est de la télévision, il n’a pas encore été possible de prouver que la<br />

violence montrée, mise en scène, a une influence directe sur le comportement<br />

violent des jeunes. Une expérimentation menée sur l’île de Sainte-Hélène où la<br />

télévision est arrivée depuis peu, a même démontré qu’elle n’avait aucun impact<br />

sur le comportement des jeunes — du moins en ce qui concerne les émissions<br />

violentes. Je pencherais plutôt pour une influence sur le discours stéréotypé <strong>et</strong> les<br />

idées toutes faites dont se saisissent les jeunes. Le battage fait autour du succès par<br />

l’argent, la musique ou toute autre activité de divertissement avalisent des pistes<br />

de vie qui n’incitent pas à l’effort, à la civilité, <strong>et</strong> récusent l’idée qu’un effort<br />

studieux puisse garantir un avenir florissant. L’offre de biens de consommation me<br />

paraît plus insidieusement nocive. Le désir exacerbé par l’offre de luxe <strong>et</strong><br />

l’impossibilité financière d’y répondre ne peuvent que mener à la violence pénale.<br />

Si l’on prend le problème à la racine, il est évident que c’est au sein de la famille<br />

<strong>et</strong> de son entourage que se construisent les conduites aberrantes, le mépris de<br />

l’autre, de la société <strong>et</strong> de l’école, le recours aux insultes <strong>et</strong> à la violence dans les<br />

conflits, le repliement sur soi, l’inculture. Lorsque vient le temps de l’école, il est<br />

déjà très tard, sinon trop tard. L’École avait pour devoir d’apporter un<br />

complément d’éducation, de <strong>langage</strong> <strong>et</strong> de connaissances après l’éducation<br />

familiale, maintenant on lui demande de remédier, de colmater les brèches, ce à<br />

quoi elle n’est pas préparée. C’est en fait un autre métier, un débouché pour les<br />

psychologues <strong>et</strong> les sociologues. L’enseignant n’est ni médecin, ni policier, il n’est<br />

pas là pour remplacer père, mère, ou grand frère. L’école n’est pas un substitut de<br />

lieu de vie.<br />

Une autre cause souvent évoquée est la surscolarisation. Je la crois inévitable<br />

dans la mesure où les connaissances progressent, où les sociétés continuent à se<br />

complexifier <strong>et</strong> où il va falloir apporter remède aux dégâts causés par les laxismes<br />

en tout genre.<br />

Le fossé se creuse entre adultes <strong>et</strong> adolescents, en partie à cause de la perte<br />

d’un <strong>langage</strong> commun <strong>et</strong> de références communes, en partie à cause de l’éclosion<br />

de microsociétés <strong>et</strong> de microcultures qui n’ont plus de liens <strong>et</strong> de passerelles avec<br />

la société dominante.<br />

Pouvons-nous croire Socrates lorsqu’il dit que "nul ne fait le mal<br />

volontairement" <strong>et</strong> pouvons-nous toujours gaspiller nos énergies à réparer les<br />

dommages que d’autres ont causés ? Pouvons-nous continuer à materner nos<br />

adolescents comme nous le faisons alors qu’ils souffrent de l’irresponsabilité<br />

qu’Héraclite prêtait aux seuls enfants ?<br />

Robert GAUTHIER<br />

Université de Toulouse-le Mirail


UNE MISE EN SCÈNE DE LA COLÈRE<br />

LECTURE ET EXPLOITATION D'UN ALBUM À L'ÉCOLE<br />

MATERNELLE<br />

Nous allons prendre en considération un album qui m<strong>et</strong> en scène la colère<br />

d'un enfant. Il s'agit de La colère d'Arthur (H. ORAM, S. KITAMURA, Seuil,<br />

1982). Nous envisagerons ensuite comment exploiter c<strong>et</strong> album avec des enfants.<br />

1. La configuration de la colère<br />

Pour tracer la configuration de la colère, GREIMAS (1981) est parti des<br />

définitions données par le P<strong>et</strong>it Robert :<br />

Colère : violent mécontentement accompagné d'agressivité ;<br />

Mécontentement : sentiment pénible d'être frustré dans ses espérances, ses<br />

droits ;<br />

Frustrer : priver quelqu'un d'un bien, d'un avantage qu'il était en droit de<br />

recevoir, sur lequel il croyait pouvoir compter.<br />

Ces définitions ont conduit Greimas à ce constat : au départ de toute colère,<br />

il y a une rupture d'une attente fiduciaire.<br />

Au contraire de la "vengeance", qui trouve son point de départ dans une<br />

sorte de "colère contenue", <strong>et</strong> dont le processus se déroule dans la durée, la colère<br />

se caractérise par une réaction immédiate à une déception violente. À l'extensité<br />

cognitive de la vengeance s'oppose l'intensité sensible de la colère, comme le<br />

montre bien FONTANILLE (1997) par ce schéma :


Ainsi, la colère est une passion de l'ordre de l'éclat : on dit, d'ailleurs, qu'on<br />

"éclate en colère", ou, comme nous le verrons dans le cas d'Arthur, qu'on "pique<br />

une colère".<br />

Prolongeant l'étude entreprise par Greimas, Fontanille dessine l'organisation<br />

modale du syntagme canonique de la colère, qui peut se résumer en quatre phases<br />

:<br />

attente fiduciaire frustration mécontentement agressivité<br />

1) Attente fiduciaire<br />

Le suj<strong>et</strong> attend d'être conjoint à un obj<strong>et</strong> qu'il désire, <strong>et</strong> il estime qu'un autre<br />

doit le lui procurer. D'où, en termes de modalités :<br />

vouloir être conjoint,<br />

devoir faire proj<strong>et</strong>é sur le partenaire.<br />

2) Frustration<br />

Le suj<strong>et</strong> sait qu'il n'obtiendra pas l'obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> impute c<strong>et</strong>te impossibilité à la<br />

mauvaise volonté de l'autre :<br />

savoir portant sur un ne pas pouvoir être conjoint,<br />

vouloir ne pas faire attribué à l'autre.<br />

3) Mécontentement<br />

Le mécontentement résulte de la confrontation entre deux modalités :<br />

le savoir ne pas pouvoir être conjoint (phase 2)<br />

<strong>et</strong> le vouloir être conjoint (phase 1). C<strong>et</strong>te dernière modalité se trouve<br />

renforcée par la confrontation.<br />

4) Agressivité


Étant donné que le savoir ne pas pouvoir être conjoint est attribué au<br />

vouloir ne pas faire de l'autre, le suj<strong>et</strong> développe à l'égard de c<strong>et</strong> autre un vouloir<br />

faire négatif.<br />

Il apparaît que chacune des quatre phases de la colère implique une<br />

intersubjectivité : les modalités propres au suj<strong>et</strong> s'accompagnent de modalités<br />

attribuées au partenaire. Peu importe s'il n'y a pas, en fait, de partenaire .<br />

Le coléreux qui se heurte à un obstacle matériel déploie néanmoins tout le<br />

programme modal stocké en compétence, puis, à partir de ses propres rôles<br />

modaux, calcule les rôles adverses, <strong>et</strong> ainsi, anthropomorphise l'obstacle, <strong>et</strong> crée<br />

l'identité modale de son supposé adversaire (FONTANILLE, 1997, p. 88).<br />

2. La colère d'Arthur<br />

"Il était une fois un p<strong>et</strong>it garçon<br />

nommé Arthur<br />

qui voulait regarder le film<br />

à la télévision.<br />

Non, dit sa mère,<br />

il est trop tard, file au lit !"<br />

La colère d'Arthur se déclenche en suivant les deux premières phases du<br />

syntagme canonique décrit ci-dessus : attente fiduciaire <strong>et</strong> frustration. En eff<strong>et</strong>,<br />

Arthur manifeste un vouloir être conjoint (avec la télévision) ; il attribue<br />

implicitement à sa mère un devoir faire (sa mère devrait le laisser regarder la<br />

télévision). Ensuite, sachant qu'il ne pourra pas regarder la télévision parce qu'"il<br />

est trop tard" (savoir ne pas pouvoir être conjoint), il attribue à sa mère, toujours<br />

implicitement, un vouloir ne pas faire (elle dit "non", elle ne veut pas le laisser<br />

regarder la télévision).<br />

Ici, une distanciation s'opère, par laquelle la colère d'Arthur est "mise en<br />

scène". Il annonce en eff<strong>et</strong> : "Je vais piquer une colère". Mais sa mère n'entre pas<br />

dans le chantage, elle se m<strong>et</strong> plutôt dans la position d'assister au spectacle : "Ne te<br />

gêne pas, dit sa mère". Et le spectacle commence :<br />

"Alors il piqua une colère terrible.<br />

Terrible terrible.<br />

Si terrible qu'elle devint un orage<br />

avec du tonnerre, des éclairs <strong>et</strong> des grêlons !"<br />

Le mécontentement (phase 3) d'Arthur n'est pas explicité dans le texte, mais<br />

il est dessiné dans l'expression du visage (bouche en dents de scie, sourcils froncés)<br />

<strong>et</strong> du corps (crispation).<br />

Son agressivité (phase 4) n'est pas dirigée explicitement contre sa mère, ni<br />

contre personne. Arthur n'accomplit aucun geste agressif contre qui que ce soit, ni<br />

aucun geste de destruction de quoi que ce soit. Sa seule action consiste à "piquer<br />

une colère", laquelle provoque des eff<strong>et</strong>s, qui vont en s'amplifiant de page en page.<br />

Au long des pages, Arthur n'est jamais présenté comme un suj<strong>et</strong> de faire,<br />

mais bien comme un suj<strong>et</strong> d'état : il est tout d'abord crispé (il se m<strong>et</strong> en boule,<br />

croise les bras, trépigne, serre les poings <strong>et</strong> les dents), puis emporté par le<br />

mouvement de sa colère (il s'accroche à une branche d'arbre, tandis que sa colère<br />

devient "un typhon qui emporta des villes entières dans la mer"), puis démultiplié


(sa colère, qui fait "craquer la terre comme une grosse coquille d'œuf", le fait aussi,<br />

littéralement, éclater).<br />

L'album ne contient aucune description d'émotions, d'états d'âme. La colère<br />

est extériorisée, montrée dans ses eff<strong>et</strong>s extérieurs, qui sont métaphoriques <strong>et</strong><br />

hyperboliques. La colère d'Arthur est comme celle d'un dieu dans les mythes, elle<br />

provoque un dérèglement général, un bouleversement cosmique. Ce sont les forces<br />

de la nature qui se déchaînent de plus en plus : "un orage […], un ouragan […], un<br />

typhon […], un gigantesque tremblement de terre […], un cataclysme universel".<br />

L'album n'implique aucune évaluation morale 1 : l'événement est rapporté<br />

(décrit <strong>et</strong> dessiné) par un observateur extérieur qui ne juge pas. Ainsi, la colère<br />

d'Arthur n'est présentée ni comme un péché (état évalué négativement), ni comme<br />

une faute (faire évalué négativement). Les adultes ne sont pas des juges, mais des<br />

spectateurs impuissants.<br />

Le "spectacle" de la colère d'Arthur se déroule en cinq scènes. Après<br />

chacune des quatre premières scènes, un adulte (sa mère, puis son père, puis son<br />

grand-père, <strong>et</strong> enfin sa grand-mère) tente d'intervenir en disant : “Assez !” Mais le<br />

mouvement de la colère continue, pour la simple raison que "ça ne lui suffisait pas,<br />

à lui". La colère étant, selon Greimas, "un procédé pour rééquilibrer les souffrances<br />

<strong>et</strong> les gains passionnels" 2 , qui opère par dépense incontrôlée d'énergie<br />

(contrairement au contrôle cognitif opéré par la vengeance), il faut que la colère<br />

d'Arthur consume toute son énergie. Alors seulement, —après la cinquième scène,<br />

sans que plus personne ne lui dise : "Assez !"—, Arthur "s'assit <strong>et</strong> se mit à<br />

réfléchir" à la raison de sa colère ... "Mais il avait complètement oublié" : ainsi se<br />

termine le récit de la colère d'Arthur, <strong>et</strong> la dernière image montre Arthur endormi.<br />

La colère a donc rempli sa fonction : celle de conduire à la détente, en<br />

rééquilibrant l'état passionnel après la frustration causée par la rupture d'un contrat<br />

fiduciaire.<br />

1 La colère d'Arthur est aux antipodes d'un album qui nous apparaît, au contraire, lourdement didactique, avec<br />

explication psychologique <strong>et</strong> évaluation morale : J. AMOS, Je suis en colère, Mame, 1992.<br />

2. FONTANILLE, Op. cit., p. 90.


3. Tableau résumé de la colère d'Arthur<br />

Arthur voulait regarder la TV / Trop tard, dit sa mère.<br />

(attente fiduciaire)<br />

(frustration)<br />

Je vais piquer une colère, dit Arthur.<br />

(mécontentement)<br />

Alors, il piqua une colère terrible.<br />

(agressivité)<br />

La colère d'Arthur devint :<br />

(dépense incontrôlée d'énergie)<br />

1) un orage<br />

2) un ouragan (qui arracha ...)<br />

3) un typhon (qui emporta ...)<br />

4) un tremblement de terre (qui fit craquer ...)<br />

5) un cataclysme universel ( ... plus que des p<strong>et</strong>its bouts de<br />

rien du tout dans l'espace).<br />

Arthur s'assit <strong>et</strong> se mit à réfléchir.<br />

(détente)<br />

Pourquoi ai-je piqué c<strong>et</strong>te colère ?<br />

Mais il avait complètement oublié.<br />

(rééquilibre passionnel)<br />

4. Exploitation en classe<br />

À l'initiative de Monique DE LAERE (institutrice en troisième maternelle à<br />

l'école Notre Dame des Champs à Uccle, Bruxelles), l'album a donné lieu à une<br />

exploitation en trois séances.<br />

4.1. Première séance : découverte de l'album avec les enfants<br />

Lecture, page par page, dans la salle de psychomotricité. Les enfants<br />

s'expriment, anticipent, commentent.<br />

Nous jouons la colère. Nous empilons des blocs de mousse. Les enfants, par<br />

p<strong>et</strong>its groupes, les renversent après avoir laissé monter en eux la colère. Les autres<br />

enfants regardent le "spectacle". Lorsque soudain l'institutrice crie "Assez !", les<br />

enfants s'arrêtent, perplexes, avant de saisir le rapport avec l'attitude des adultes<br />

dans l'album ; ils en éprouvent alors beaucoup de plaisir.<br />

Échange d'impressions : quels sont les signes extérieurs de la colère, les<br />

attitudes observées ?<br />

On a les poings serrés ; on serre les dents ; on cogne, on tape, on crie, on<br />

j<strong>et</strong>te ; on est tout rouge ; on a chaud ; on se m<strong>et</strong> en boule ; on fronce les sourcils ;<br />

on est électrique ; le cœur bat vite ... Après, on est fatigué, ou triste ; on est<br />

calme, on baille, on a sommeil ...


R<strong>et</strong>our à l'album : voyons si nous observons ces attitudes chez Arthur.<br />

Expression musicale <strong>et</strong> plastique : nous écoutons la colère de l'enfant au<br />

début de l'opéra de Ravel, L'enfant <strong>et</strong> les sortilèges. Remarque : l'opéra n'est pas<br />

raconté, seule la colère nous intéresse pour notre démarche. Nous entendons que<br />

l'enfant n'est pas très bien disposé, sa maman arrive <strong>et</strong> se fâche. L'enfant réagit par<br />

une colère : "ça m'est égal ; je n'aime personne ; je suis méchant ; méchant,<br />

méchant ; hourra !".<br />

Comme l'enfant aux sortilèges, nous explorons notre voix pendant la colère,<br />

<strong>et</strong> les mots que nous employons, tout en traçant des traits de couleurs sur une<br />

feuille.<br />

Détente : un moment, bien nécessaire, de relaxation clôture c<strong>et</strong>te première<br />

séance de colère.<br />

4.2. Deuxième séance : "rejeu" de la colère<br />

Rappel de l'histoire par les enfants (sans l'album).<br />

Expression individuelle : les enfants se m<strong>et</strong>tent en colère comme Arthur.<br />

Chacun se fait son p<strong>et</strong>it cinéma dans la tête, ce qui se traduit extérieurement par<br />

une crispation du corps, les poings serrés, le visage fâché, <strong>et</strong>c. Puis, respiration,<br />

détente.<br />

Manipulation de matériaux : des feuilles de papier, des cartons, des tissus,<br />

des morceaux de bois, des bouteilles en plastique <strong>et</strong> des boîtes vides sont mis à la<br />

disposition des enfants, qui confrontent leur corps en colère à ces matériaux.<br />

Nous observons un vrai carnage, une sauvagerie, parfois même de la volupté.<br />

Nous recueillons ensuite des commentaires : "J'étais comme un chien enragé",<br />

"J'étais comme un lion qui garde sa nourriture", "Ma colère était de plus en plus<br />

grande", "Je me sentais méchant pour du vrai", "Maintenant, en tout cas, moi je<br />

suis crevé", "J'ai chaud <strong>et</strong> je veux me coucher".<br />

Avec les matériaux écorchés, griffés, déchirés, écrasés, troués, ... nous<br />

composerons plus tard des tableaux intitulés Colère. Nous regarderons<br />

préalablement avec les enfants les tableaux d'Arman portant ce titre.<br />

Échange, discussion :<br />

Pourquoi je me m<strong>et</strong>s en colère ?<br />

Parce que je ne suis pas content, parce que je ne peux pas faire ce que je<br />

veux, parce que quelqu'un m'ennuie ...<br />

Comment réagissent mes parents ?<br />

Ils m'envoient au lit, dans le garage, dans ma chambre. Ils me donnent une<br />

fessée, une douche froide... Tous les enfants trouvent la réaction de leurs parents<br />

juste.<br />

4.3. Troisième séance : la distanciation<br />

Dessin au crayon gris, soit "Moi en colère", soit "Après ma colère".<br />

Lecture d'une poésie, intitulée "La colère", que nous reproduisons cidessous<br />

:<br />

La colère<br />

Ce matin,


j'ai mangé de la colère<br />

à la p<strong>et</strong>ite cuillère,<br />

j'ai mis plein de mauvaise humeur<br />

sur ma tartine de beurre.<br />

Toute la journée,<br />

je l'ai passée à grogner,<br />

à donner des coups de pied<br />

<strong>et</strong> à dire : - c'est bien fait !<br />

Mais maintenant ça suffit.<br />

J'ai envie que ce soit fini<br />

<strong>et</strong> avant d'aller me coucher,<br />

je voudrais vous apporter<br />

une salade de baisers,<br />

bien frais, bien doux, bien sucrés.<br />

C'est très facile à préparer.<br />

Qui veut la goûter ?<br />

(Monique Müller) 1<br />

Discussion à propos de c<strong>et</strong>te poésie : les enfants estiment que le titre ne<br />

convient pas. Il faudrait écrire "La mauvaise humeur", ou alors c'est une toute<br />

p<strong>et</strong>ite colère ; ce n'est pas vraiment comme ça, une colère.<br />

Ecriture : à notre tour, nous composons ensemble une poésie, qui soit<br />

vraiment l'expression de "La colère". La voici :<br />

La colère<br />

Colère comme tonnerre<br />

terrible fâché agressif violent<br />

je vais tout casser<br />

l'orage l'avalanche <strong>et</strong> l'ouragan<br />

je vais éclater<br />

attention j'y vais<br />

RRRRRR .....<br />

(profonde respiration)<br />

Je me sens beaucoup mieux.<br />

Nicole EVERAERT-DESMEDT<br />

Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles<br />

Bibliographie<br />

FONTANILLE, J., KLOCK-FONTANILLE, I., 1997, La colère : passion, péché,<br />

forme de vie, in LANDOWSKI, E. (Ed), Lire Greimas, Limoges, PULIM.<br />

GREIMAS, A.J., 1981, De la colère, in Documents du GRSL, n° 27 (repris dans<br />

Du Sens II, Paris, Seuil, 1983).<br />

ORAM, H., KITAMURA, S., 1982, La colère d'Arthur, Seuil (paru également en<br />

format de poche dans la collection P<strong>et</strong>it Point).<br />

1 Nous n'avons pas r<strong>et</strong>rouvé la référence précise de ce texte, signé par Monique MÜLLER, <strong>et</strong> paru dans une<br />

revue pour enfants, il y a plusieurs années.


LA PUBLICITÉ AU JAPON :<br />

UNE PRÉSENCE INÉVITABLE<br />

Subjectivité de la violence<br />

De façon tout à fait a priori, il est difficile de parler de la violence de façon<br />

objective, distanciée, c’est une question de point de vue. Ce qui est perçu comme<br />

violent par une personne pourra l’être d’une autre manière par une autre.<br />

Selon que l’on est spectateur ou acteur, nous réagirons autrement. Deux<br />

spectateurs d’une même scène pourront l’évaluer très différemment suivant leur<br />

passé ou d’autres paramètres dont il serait difficile de parler ici. Deux acteurs d’un<br />

même acte pourront le juger violent ou banal, voire anodin. Seul un regard<br />

extérieur pourrait venir prétendre apporter une interprétation sur la violence de tel<br />

ou tel événement.<br />

En ce qui concerne l’expérience présentée ici, il n’est possible de parler de<br />

la violence que d’un point de vue personnel : est violent pour moi ce que je (le je<br />

énonciatif) ressens comme violent. Il paraît difficile d’ajouter ou de r<strong>et</strong>rancher quoi<br />

que ce soit à c<strong>et</strong>te affirmation. C<strong>et</strong> article parle d’une expérience de la violence.<br />

Rien de bien grave, pas de sang, pas de larmes, pas de spectacle. Il s’agit<br />

simplement de décrire une situation de communication perçue comme violente, une<br />

situation que nous connaissons assez bien maintenant : la communication<br />

publicitaire, <strong>et</strong> plus particulièrement les procédés employés par les publicitaires<br />

pour se faire entendre. On prendra pour exemple la publicité au Japon puisque<br />

c’est dans ce contexte que l’expérience a été vécue. Il sera fait parfois quelques<br />

références à des contenus de communication publicitaire, mais il faut prévenir le<br />

lecteur qu’il ne s’agit pas d’une étude "scientifique" mais d’un récit très largement<br />

subjectif.<br />

La publicité violente oui, mais de quelle façon.<br />

La communication inter-humaine est un lieu où la violence est toujours<br />

présente. Il en va ainsi, je pense, pour la publicité. Adam <strong>et</strong> Bonhomme [1997]<br />

proposent le schéma suivant :


Action<br />

langagière<br />

Produire<br />

un message<br />

ayant une force<br />

de persuasion<br />

visant l’achat<br />

d’un produit<br />

Dimension<br />

pragmatique<br />

Acte<br />

LOCUTOIR<br />

E<br />

Force<br />

ILLOCUTOIRE<br />

constatatif (explicite)<br />

directif (+ ou –<br />

implicite)<br />

Eff<strong>et</strong><br />

PERLOCUTOIRE<br />

faire croire<br />

faire faire<br />

Le discours publicitaire a donc pour but de convaincre <strong>et</strong> de conduire à un<br />

comportement qui n’était pas prévu ou du moins pas dans l’imagination du<br />

récepteur du message. D’où c<strong>et</strong>te réputation de manipulation que l’on confère<br />

assez aisément à la publicité. Le message doit être suffisamment persuasif pour<br />

conduire à un certain comportement <strong>et</strong> l’on adm<strong>et</strong> facilement qu’il m<strong>et</strong>te en jeu<br />

toutes sortes de messages évoquant des sentiments forts chez le récepteur. Les<br />

messages publicitaires ont été analysés <strong>et</strong> classés par d’éminents sémioticiens <strong>et</strong><br />

finalement, le discours publicitaire génère en lui même un discours à la grande joie<br />

des lecteurs avertis qui prennent plaisir à chercher des niveaux d’interprétation de<br />

plus en plus sophistiqués. Et, si violence il y a, on se reposera sur la capacité<br />

morale du récepteur que l’on considère comme un adulte qui sait faire la différence<br />

entre illusion <strong>et</strong> réalité, bien <strong>et</strong> mal, violence <strong>et</strong> simulacre de violence ; ou bien, on<br />

se lamentera sur le manque de respect d’un publicitaire qui mystifie son récepteur<br />

de façon trop grossière.<br />

Nous voulons suggérer une autre violence dont on n’a pas vraiment<br />

conscience. D’une violence qui accompagne obligatoirement le message<br />

publicitaire. Cela n’a pas toujours été ainsi, même si c<strong>et</strong>te violence était latente <strong>et</strong><br />

prévisible car elle nous fait nous reposer la question de la relation entre violence <strong>et</strong><br />

<strong>langage</strong>.<br />

Les conditions de l’émission du message<br />

Le propos de c<strong>et</strong> article n’est pas tellement de traiter du contenu du<br />

discours publicitaire, mais plutôt des moyens mis en œuvre pour qu’il ait lieu. À<br />

titre indicatif, nous rappellerons simplement c<strong>et</strong>te époque 1 que les moins jeunes<br />

parmi les lecteurs ont certainement connue. Il s’agit de ce temps où lorsqu’on<br />

vivait en famille <strong>et</strong> que, la discussion s’étant engagée sur un suj<strong>et</strong> passionnant tout<br />

le monde, on en était arrivé à oublier que la télévision était allumée. Or, une<br />

augmentation sensible du son venait tirer le groupe de son activité : la publicité<br />

commençait.<br />

De nos jours, alors que la société de consommation est fleurissante, nous<br />

sommes inondés de produits à consommer <strong>et</strong> le message publicitaire en soi ne suffit<br />

plus. Être vu est devenu tout aussi important aux yeux du publicitaire que le<br />

message lui-même. Le terme de visibilité à fait irruption il n’y a pas si longtemps<br />

que cela. Ainsi, le prix de passage à l’antenne peut varier du simple au décuple<br />

1 Ne résidant plus en France depuis un certain nombre d’années, l’auteur de c<strong>et</strong> article n’est plus<br />

très sûr si c<strong>et</strong>te pratique est encore en usage de nos jours en France.


suivant l’heure de passage à la télévision. Pourquoi c<strong>et</strong>te différence ? Tout<br />

simplement parce qu’elle représente un volume de téléspectateurs très important<br />

lorsqu’on la passe à l’heure qui précède un journal télévisé ou un film. De même,<br />

un emplacement publicitaire se louera bien plus cher suivant qu’il est très visible ou<br />

non. Tout cela relève de techniques ou de stratégies de mise en place du message.<br />

En quelques années, le volume des messages publicitaires s’est largement<br />

accru. Il faudrait mener des études pour en mesurer l’importance, mais nul ne<br />

voudrait m<strong>et</strong>tre en doute que c<strong>et</strong> accroissement s’est fait de façon quasi<br />

exponentielle. D’où un problème supplémentaire pour les publicitaires. La qualité<br />

du message ne suffisant plus, devant la masse des messages, il faut se distinguer <strong>et</strong><br />

pour se distinguer, il faut savoir "imposer" la lecture. Adam <strong>et</strong> Bonhomme dans<br />

leur ouvrage ont bien montré comment on est passé du message texte/image, dans<br />

lequel l’écrit dominait, au message image/texte <strong>et</strong> à un type de message de plus en<br />

plus varié pour en arriver à forcer le regard. Dans ses premiers temps, la publicité<br />

se différenciait peu du texte journalistique. Elle était facilement repérable <strong>et</strong>,<br />

restant très proche du texte, conservait une fonction littéraire assez forte. P<strong>et</strong>it à<br />

p<strong>et</strong>it, c<strong>et</strong>te proximité a disparu pour des représentations faisant appel à d’autres<br />

supports (image, son) <strong>et</strong> d’autres systèmes de valeurs.<br />

Aujourd’hui, il semblerait que c<strong>et</strong>te évolution ait pris des proportions telles<br />

que l’utilisation du terme violence puisse être justifiée <strong>et</strong> en particulier dans des<br />

pays comme le Japon où le libéralisme économique est à la clé des activités<br />

commerciales.<br />

C<strong>et</strong> article se propose donc de passer en revue ces procédés qui forcent<br />

quelqu’un à se r<strong>et</strong>irer d’une activité pour le faire entrer, parfois de force, dans celle<br />

de "lecteur de publicité". Ces procédés nous semblent relever de la violence ou<br />

tout au moins de l’agression. Nous prenons le cas du Japon car c’est là le lieu<br />

d’une expérience personnelle, mais aussi peut-être parce que c’est un pays qui a la<br />

particularité de combiner culture occidentale <strong>et</strong> culture orientale. Nous essaierons,<br />

en fin de parcours, de proposer un point de vue perm<strong>et</strong>tant de comprendre<br />

comment c<strong>et</strong>te combinaison peut s’avérer explosive pour un récepteur Occidental<br />

tandis qu’elle pourra paraître encore relativement normale ou naturelle pour un<br />

Japonais, même si ce qui a été dit précédemment sur l’aspect libéral de l’économie<br />

du Japon reste vrai.<br />

Appropriation de l’espace<br />

L’espace visuel<br />

L’organisation spatiale d’une ville comme Tokyo est assez intéressante<br />

dans le sens où, même si c<strong>et</strong>te ville est gigantesque, elle ressemble à une mosaïque<br />

de concentrations urbaines <strong>et</strong> de banlieues, les gares représentant les points où la<br />

concentration est la plus forte.<br />

Quelques photos peuvent nous montrer de quelle façon l’espace est<br />

occupé. Même si les détails ne sont pas visibles, la grandeur des affiches perm<strong>et</strong> de<br />

comprendre qu’il est difficile de les ignorer. Même si le voyageur occidental peut<br />

ne pas les lire, un Japonais ne manquera pas de recevoir les messages de façon<br />

subliminale.<br />

La photo ci-dessous représente un de ces points de concentration.


Shinjuku, au centre ville<br />

La photo suivante a été prise assez près de la sortie d’une gare. Ici,<br />

le regard peut difficilement échapper aux différents messages qui s’offrent à lui. Le<br />

cas se répète autour de presque toutes les stations de métro ou de train de<br />

banlieue.<br />

Près de la sortie Est de la gare de Shinjuku<br />

Il suffit pourtant de s’éloigner de quelques rues pour r<strong>et</strong>rouver un calme<br />

quasi parfait, comme le montre la photo suivante prise à une centaine de mètres<br />

d’une autre gare relativement animée.


Dans une ruelle adjacente<br />

En fait, il est très facile d’établir une opposition fondée sur la localisation :<br />

/Près des gares/ vs /loin des gares/<br />

<strong>et</strong><br />

/Présence massive des publicités/ vs /quasi absence des publicités/<br />

Pour former l’homologation suivante :<br />

/près des gares/<br />

/loin des gares/<br />

<br />

/présence massive de pubs/<br />

/quasi absence de pubs/<br />

Ainsi, près des gares, se trouvent concentrés la plupart des moyens de<br />

communication mis à la disposition des publicitaires : homme-sandwich, abondance<br />

d’affiches ou d’affich<strong>et</strong>tes sur tous les supports possibles (cabines téléphoniques,<br />

poteaux électriques, panneaux indicateurs, <strong>et</strong>c.), écrans muraux géants, machines<br />

distributrices de boissons, <strong>et</strong>c.<br />

Un autre endroit propice à l’abondance de messages publicitaires, toujours<br />

dans le domaine des transports, est le compartiment de train, de rame de métro ou<br />

bien le bus tout simplement. La photo suivante donne un aperçu du nombre de<br />

publicités présentes dans un train. Il en est de même dans le métro ou dans les bus.<br />

L’allée centrale est remplie d’affiches, les fenêtres des portes ne sont pas épargnées<br />

<strong>et</strong> si les fenêtres le sont, c’est pour la simple raison qu’il y a des stores <strong>et</strong> que les<br />

annonceurs n’ont aucune envie d’être ainsi coupés de la vue du consommateur en<br />

puissance lorsqu’il y a du soleil.<br />

Le regard du voyageur, où qu’il se pose, est constamment en contact avec un<br />

message publicitaire. Et si, au moment de sortir, le voyageur pense être à l’abri<br />

d’un nouveau message, qu’il se détrompe : à hauteur d’yeux (les enfants sont<br />

épargnés, pour eux, seule une consigne les avertissant du danger de m<strong>et</strong>tre leurs<br />

doigts là où il ne faut pas viendra troubler leur repos), un message publicitaire est<br />

encore là !<br />

Si le voyageur prend un taxi, il aura encore droit à toute une série d’affiches<br />

<strong>et</strong> d’affich<strong>et</strong>tes lui proposant d’aller visiter des galeries ou des musées possédés par<br />

de grands magasins (le mécénat est une activité très vivante au Japon). Il pourra


même suivre le dernier cours de la bourse <strong>et</strong> quelques nouvelles sur un<br />

téléprompteur en face de lui, gracieusement mis à sa disposition par l’entreprise X.<br />

Dans un train de banlieue<br />

En dernier recours, sa boîte aux l<strong>et</strong>tres, lorsque le voyageur arrive finalement<br />

chez lui, sera pleine de prospectus.<br />

Appropriation de l’espace sonore<br />

La technologie ne perm<strong>et</strong>tant pas encore d’insérer du son sur un support<br />

papier, il est impossible de présenter ici l’importance du son dans les espaces<br />

décrits précédemment. Le volume sonore est tel qu’il est impossible de lui<br />

échapper, mais l’eff<strong>et</strong> provoqué risque fort d’être négatif. Les bus n’échappent pas<br />

à c<strong>et</strong>te publicité. À chaque arrêt, une voix enregistrée indique au voyageur qui<br />

descend qu’il pourra trouver tel ou tel article dans un magasin à proximité ou bien<br />

se régaler de cuisine française à telle adresse. On lui recommande au passage de<br />

faire attention <strong>et</strong> de bien regarder lorsqu’il descend. De fait, sur un traj<strong>et</strong> de 20<br />

minutes en bus, la moitié aura été occupée par des messages publicitaires,<br />

informatifs ou de mise en garde.<br />

Les annonceurs politiques, que l’on classe dans le même ordre ici, ne sont<br />

pas de reste. Toujours à proximité des stations, des harangueurs, juchés sur<br />

d’immenses bus, délivrent leur message politique à la foule. De même il est arrivé<br />

de voir, <strong>et</strong> surtout d’entendre, des hélicoptères délivrer des messages politiques.<br />

Stationnés à une certaine distance du sol, mégaphone au maximum de sa puissance,<br />

le piéton avait droit à un message lui ventant le mérite de tel ou tel parti.<br />

Appropriation de l’espace-temps<br />

C’est sur la télévision que portera c<strong>et</strong>te partie.<br />

Un Japonais, Kozakaï [1991], dans un ouvrage sur la perception des<br />

Japonais du monde occidental <strong>et</strong> de sa représentation dans la publicité au Japon<br />

donnait les chiffres suivants sur la publicité :


- les Japonais regardent en moyenne la télévision plus de trois heures par jour<br />

(5 heures pour les femmes au foyer) ;<br />

- chaque foyer possède en moyenne deux téléviseurs ;<br />

- en 1985 1 180 000 spots publicitaires, correspondant à 23 380 000<br />

secondes (6494 heures) ont été diffusés par 5 stations de télévision privée. Ceci<br />

revient à 3250 publicités ou 17 heures 48 minutes par jour, soit 3 heures 34<br />

minutes de pub par chaîne.<br />

Sur un enregistrement récent de 24 heures de programme télévisé sur une<br />

chaîne privée, la présence des messages publicitaires telle qu’il est possible de la<br />

mesurer aux heures de grande écoute donne ceci :<br />

de 18 h 45 à 19 h 45 : 13 minutes<br />

de 19 h 45 à 20 h 45 : 13 minutes<br />

de 20 h 45 à 21 h 45 : 26 minutes<br />

avec, pour le dernier quart d’heure avant le film de 21 heures : 13 minutes. Il n’est<br />

pas besoin d’en dire davantage.<br />

Enfin, <strong>et</strong> ce serait l’occasion d’un approfondissement de la question, on<br />

assiste à une modification des règles des interventions publicitaires. En eff<strong>et</strong>, le<br />

temps d’antenne est de plus en plus utilisé pour l’auto-publicité. Par auto-publicité,<br />

nous entendons les annonces faites à certaines heures pour des programmes à<br />

venir. On annonce ainsi de plus en plus longuement l’émission qui suivra l’émission<br />

en cours de présentation ou bien le thème de l’émission de la semaine suivante. De<br />

plus, autant en France, les passages entre publicité <strong>et</strong> émission sont clairement<br />

annoncés par de brèves séquences toujours reprises, autant au Japon, le code de<br />

passage entre émission <strong>et</strong> publicité est très flou, ce qui fait qu’on ne sait jamais très<br />

bien où l’on en est. Comme il n’y a plus de frontière bien n<strong>et</strong>te, la publicité est mise<br />

au même rang qu’une émission culturelle, divertissante ou même informative.<br />

Pour ce qui est des contenus violents, nous n’en relèverons que deux. Le<br />

premier est une publicité pour cigar<strong>et</strong>tes pour laquelle nous n’avons<br />

malheureusement pas d’image (<strong>et</strong> c’est peut-être tout aussi bien). Un immense<br />

panneau d’affichage prenant toute la devanture d’un immeuble avec écrit en gros<br />

« Demain, je fume » <strong>et</strong> se répétant vers le bas avec une encre de plus en plus claire.<br />

Sans commentaire.<br />

Le second montre un couple en voiture. Ils sont visiblement perdus.<br />

L’homme est au volant, la femme tient une carte routière <strong>et</strong> tente de donner des<br />

explications à son mari qui à l’air un peu excédé. P<strong>et</strong>it à p<strong>et</strong>it, la silhou<strong>et</strong>te de<br />

l’épouse disparaît pour laisser la place à un p<strong>et</strong>it écran de télévision : c’est un<br />

navigateur électronique en liaison directe avec un satellite. Un grand sourire se<br />

dessine sur le visage de l’homme. Ici aussi, sans commentaire.<br />

Appropriation de l’espace intime<br />

Enfin, il reste un dernier espace que la publicité se devait de remplir de sa<br />

présence : l’espace intime. Il est possible d’en dresser une liste non exhaustive :<br />

visites de démarcheurs (assez rares tout de même), sollicitations téléphoniques,<br />

quelques sectes religieuses.


Il existe des moyens un peu détournés comme celle d’introduire de la<br />

publicité dans les vidéos louées. Il arrive aussi que le contact soit plus direct avec<br />

la distribution dans la rue de mouchoirs portant de la publicité, de cigar<strong>et</strong>tes, de<br />

produits publicitaires.<br />

Une autre forme d’atteinte de l’espace intime est les p<strong>et</strong>ites camionn<strong>et</strong>tes qui<br />

passent dans les rues pour vendre des produits ménagers (principalement des<br />

tringles pour faire sécher le linge) ou des patates douces cuites au feu de bois <strong>et</strong><br />

dont les propriétaires emploient un mégaphone pour annoncer leur passage.<br />

Le harcèlement téléphonique atteint des proportions assez fortes : la guerre<br />

entre les compagnies téléphoniques fait rage <strong>et</strong> il est très fréquent de recevoir des<br />

appels de telle ou telle compagnie pour pousser les usagers à souscrire à tel ou tel<br />

programme économique. Les agents de télécommunications sont particulièrement<br />

agressifs <strong>et</strong> la difficulté qu’il y a à couper la conversation semble prouver qu’ils<br />

reçoivent une formation spéciale. Plus morbide, il est assez fréquent, chez les<br />

personnes ayant dépassé les 50 ans, de recevoir des sollicitations par téléphone de<br />

compagnies funéraires leur proposant de souscrire à des plans en vue de leur<br />

inhumation.<br />

Pour aller plus loin<br />

Renseignements pris auprès de Japonais pour savoir quelle était leur<br />

définition du mot violence, nous avons le plus souvent obtenu la réponse suivante<br />

(il faut préciser que la plupart de nos connaissances japonaises sont issues d’un<br />

milieu universitaire (trois collègues) <strong>et</strong> donc que les données sont largement<br />

faussées ou très représentatives d’une certaine catégorie de personnes : les<br />

enseignants).<br />

En japonais, violence se dit : BOURYOKU (<strong>et</strong> est surtout employé pour<br />

décrire la violence physique. Lorsque j’ai demandé s’il ne pouvait pas y avoir<br />

d’autres possibilités pour exprimer la violence, une seconde expression est<br />

apparue : KOTOBA BOURYOKU. Ici, l’expression est employée pour violence<br />

verbale (KOTOBA veut dire mot en japonais) lorsqu’une personne emploie un<br />

vocabulaire agressif ou parle de façon violente (intonation). Nous n’avons pas<br />

poussé la recherche plus loin.<br />

À première vue, il semblerait que la violence pour un Japonais se trouve<br />

davantage liée au domaine physique ou verbal <strong>et</strong> nous ne serons pas surpris lorsque<br />

l’on sait que le <strong>langage</strong> est aussi le lieu de la violence. Mais presque rien sur la<br />

violence ou l’agressivité à des fins manipulatrices.<br />

Ce que nous voulons avancer ici est tout à fait de l’ordre de la supposition.<br />

L’auteur de c<strong>et</strong> article habite depuis quatre ans au Japon, mais chaque jour montre<br />

que ce qui était supposé acquis en termes de compréhension de la culture japonaise<br />

n’est en fait qu’un aspect de quelque chose de plus grand.<br />

Kozakaï, dans son ouvrage, tente une explication que nous reprenons <strong>et</strong> qui<br />

paraît tout à fait plausible. Il explique qu’il n’y a pas de suj<strong>et</strong> a priori dans la<br />

langue japonaise. Cela lui perm<strong>et</strong> de poser l’opposition individu/contexte.<br />

Opposition dans laquelle l’individu peut être représenté linguistiquement par un<br />

seul mot : "je", "I", "Ich", <strong>et</strong>c., quelle que soit la situation de communication tandis<br />

que le contexte ne pourra pas utiliser de mot le représentant que par rapport à une<br />

situation donnée. Il propose le schéma suivant :


Inconnu<br />

I, Ich, Je<br />

I, Ich, Je<br />

Epouse<br />

Ich<br />

I<br />

EGO<br />

Je<br />

Collègue<br />

I, Ich, Je<br />

I, Ich, Je<br />

Elève<br />

Indéfini<br />

Schéma EGO<br />

Directeur<br />

Subordonné<br />

WATAKUSHI<br />

Collègue<br />

Collègue<br />

BOKU<br />

Epoux<br />

Epouse<br />

ORE<br />

?<br />

JIBUN<br />

Professeur<br />

Son enfant<br />

Père/mère<br />

PAPA/MAMAN<br />

Client<br />

Serveuse de café<br />

OJISAN<br />

OKYAKUSAN<br />

Adulte<br />

Enfants des autres<br />

SENSEI<br />

Elève<br />

Schéma JIBUN<br />

Les Japonais sont-ils des Occidentaux ?


Ainsi, un professeur qui ne fera pas cours le lendemain s’adressera à ses<br />

étudiants de la façon suivante :<br />

- « professeur ne viendra pas demain » ;<br />

mais le même homme dira à son fils :<br />

- « papa ne veut pas que tu manges ces bonbons » ;<br />

ou à son épouse ;<br />

- « [ore 1 ] est fatigué ».<br />

Tout ceci soulève des questions très intéressantes du point de vue de<br />

l’énonciation. Maingueneau [1981] écrit :<br />

« Les personnes n’ont pas de substitut possible (moi <strong>et</strong> toi ne<br />

sont que des formes toniques de je <strong>et</strong> tu). Chaque énonciateur<br />

réitère aussi longtemps qu’il assume le discours. Les groupes<br />

nominaux, par contre, disposent d’une grande variété de substituts<br />

pronominaux. 2 »<br />

Il faudra revoir c<strong>et</strong>te affirmation pour le japonais qui n’offre pas moins de dix<br />

possibilités (certaines tombent en désuétude, mais il faudrait peut-être y voir une<br />

influence de la société occidentale).<br />

Kozakaï explique encore :<br />

« Dans la représentation individualiste de l’Homme, il y a<br />

l’ego dont l’existence est donnée a priori, sinon par Dieu, <strong>et</strong><br />

ensuite, l’alter en tant que ce qui est reconnu par l’ego comme être<br />

qui n’est pas l’ego. Par contre, dans la représentation<br />

contextualiste, le Soi n’est pas posé de c<strong>et</strong>te manière absolue <strong>et</strong> il<br />

se crée en tant que l’alter de l’alter ou l’alter par rapport à l’alter.<br />

Autrement dit, "je" n’est pas avant "tu", mais "tu" <strong>et</strong> "tu pour tu"<br />

apparaissent en même temps. Ce qui s’oppose ou fait face à l’alter<br />

n’est pas l’ego, mais c’est l’alter pour c<strong>et</strong> alter…<br />

Les contextus semblent très difficilement supporter la tension<br />

intergroupe <strong>et</strong> ils tendent à classer autrui de manière exclusive soit<br />

au "dedans" soit au "dehors" de leur univers. 3 »<br />

Décrivant une phobie typiquement japonaise : l’anthropophobie, l’auteur<br />

explique :<br />

« L’anthropophobie, dysfonctionnement typique du contexte,<br />

présenterait ainsi une tendance générale de ce dernier, mais sous<br />

une forme "pure" : classer autrui à tout prix soit au "dedans", soit<br />

au "dehors" du monde auquel on pense appartenir. Le monde<br />

1 Il existe de nombreuses formes pour se désigner en tant que locuteur : Watakushi, watashi,<br />

boku, ore, <strong>et</strong>c. Toutes à divers degrés de politesse ou d’intimité.<br />

2 Maingueneau, D., Approche de l’énonciation en linguistique française, Hach<strong>et</strong>te Université,<br />

1981, p.16<br />

3 Kozakaï, T., Les Japonais sont-ils des Occidentaux ?, L’Harmattan, 1991, p.179.


extérieur est non seulement étrange, mais il s’agit d’un monde<br />

auquel on ne se mêle pas. C’est un univers à part avec lequel on ne<br />

se sent pas en rapport. En "idéalisant" la différence entre<br />

l’individu <strong>et</strong> le contexte, on pourrait dire que, pour celui-ci, il y a<br />

distance infiniment grande entre les membres du "dedans" d’un<br />

côté, <strong>et</strong> les gens du "dehors" de l’autre, tandis qu’aucune distance<br />

n’existe entre les membres du "dedans". Par contre, l’individu voit<br />

toujours une certaine distance <strong>et</strong> tension entre les individus très<br />

proches, mais un individu infiniment éloigné n’existe pas. 1 »<br />

Pour conclure<br />

C<strong>et</strong>te approche est évidemment à nuancer, mais elle pourrait offrir l’amorce<br />

d’une explication du peu de réaction face à c<strong>et</strong>te agressivité permanente de la<br />

publicité (telle que moi je la ressens). C<strong>et</strong>te agressivité de la publicité ressentie par<br />

un individu ne l’est peut-être pas du tout par un contexte. En eff<strong>et</strong>, la publicité ne<br />

s’adressant pas à une personne en particulier, il est fort possible qu’un Japonais<br />

reste insensible au message qui lui est proposé <strong>et</strong> ne le voit tout simplement pas.<br />

Par contre, si un message le concerne dans un certain contexte, alors il le<br />

remarquera. Moi pauvre individu, je suis condamné à les voir tous.<br />

Pour étayer c<strong>et</strong>te proposition, les étrangers <strong>et</strong> particulièrement les<br />

Occidentaux relatent assez souvent le fait qu’ils se sentent ignorés par la majorité<br />

des Japonais lorsqu’ils ne sont pas dans une situation de communication bien<br />

circonscrite.<br />

On constate aussi une certaine indifférence vis-à-vis des gens qui peuvent<br />

paraître en situation difficile dans la rue. Seuls l’insolite, l’étrange ou encore la<br />

violence (!) feront sortir le contexte de sa sphère.<br />

Il faudrait aussi replacer c<strong>et</strong>te analyse dans le contexte particulier de la<br />

société japonaise. L’habitude de l’adhésion à l’idée de hiérarchie, de supérieur<br />

n’est peut-être pas pour rien dans c<strong>et</strong>te acceptation d’un tel comportement de la<br />

part des publicitaires.<br />

Jean-Pierre BESIAT<br />

ICU Tokyo<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

Adam, J-M. <strong>et</strong> Bonhomme, M., L’Argumentation publicitaire, Nathan Université, 1997.<br />

Kozakaï, T., Les Japonais sont-ils des Occidentaux ?, L’Harmattan, 1991.<br />

Maingueneau, D., Approche de l’énonciation en linguistique française, Hach<strong>et</strong>te Université,<br />

1981.<br />

1 Ibid., p. 183.


L’EXPRESSION DE LA VIOLENCE DANS LE DRAME<br />

JAPONAIS AVEC LE NO DO-JO-JI<br />

"long poème chanté <strong>et</strong> mimé, avec accompagnement orchestral,<br />

généralement coupé par une ou plusieurs danses qui peuvent n’avoir<br />

aucun rapport avec le suj<strong>et</strong>" 1 .<br />

Résumé de Dô-jô-ji<br />

Le nô Dô-jô-ji r<strong>et</strong>race le r<strong>et</strong>our du shité dans le temple de Dô-jô-ji. Le bonze<br />

rappelle que ce temple a été privé de sa cloche pour de graves raisons. Avec les<br />

deux diacres qui le secondent, ils s’apprêtent ce jour-ci à consacrer solennellement<br />

la nouvelle cloche au cours d’une cérémonie dont l’entrée est strictement interdite<br />

aux femmes. Malheureusement les deux diacres chargés de la surveillance se<br />

laissent endormir par la danse hypnotique de Soumiré (dont le spectre apparaît<br />

sous celui d’une danseuse) qui profite de leur sommeil pour se cacher sous la<br />

cloche.<br />

Le bonze l’explique plus tard : une terrible rancune motive le r<strong>et</strong>our de<br />

Soumiré. Effectivement, jeune, elle s’éprit d’un ascète qui ne pouvait l’épouser.<br />

Pour s’éloigner d’elle, il chercha précisément refuge dans ce temple où, seule, la<br />

cloche pouvait le cacher. Soupiré courut à sa recherche, mais en vain.<br />

Profondément affligée, elle se changea en serpent, trouva le temple <strong>et</strong> la cloche.<br />

Elle mordit alors l’anneau <strong>et</strong> cracha du feu. L’ascète fut la proie des flammes <strong>et</strong> le<br />

serpent disparut dans la nuit. Soupiré recommence maintenant le geste de ces<br />

temps oubliés. Le bonze <strong>et</strong> le chœur "prient" pour éteindre la passion de Soumiré<br />

qui, finalement, s’enfuit.<br />

Dans le nô, le principal moyen de communication entre les différents<br />

protagonistes passe par une relation de violence, qu’il s’agisse de violence de<br />

sentiments ou d’agression physique. Le nô privilégie la "communication" par le<br />

"<strong>langage</strong>" physique <strong>et</strong> musical pour ce qui touche aux instruments ou à la voix ;<br />

matériel pour la scène <strong>et</strong> les obj<strong>et</strong>s ; chromatique pour les couleurs <strong>et</strong> le<br />

maquillage.<br />

1 René Sieffert, La Tradition secrète du nô de ZÉAMI, p. 15.


Le <strong>langage</strong> codé des moyens mis en œuvre développe l’amplitude, la<br />

solennité <strong>et</strong> le caractère extatique de la violence même. Comme c<strong>et</strong>te dynamique<br />

ressort dans la forme extérieure de la pièce, la structure dramatique du nô nous<br />

perm<strong>et</strong>tra d’en baliser son déroulement <strong>et</strong> d’identifier les actants qui génèrent c<strong>et</strong>te<br />

violence.<br />

Pour notre analyse, nous nous appuierons sur un des plus célèbres <strong>et</strong> anciens<br />

nô, Dô-jô-ji (La Cloche).<br />

Le nô conjugue la violence psychologique (pulsion motivée par l’amour ou<br />

par le désir de mort) avec l’agression physique, suite à un dommage matériel ou<br />

moral, en m<strong>et</strong>tant plus particulièrement l’accent sur la "vengeance privée", car elle<br />

est exécutée en dehors de tout "système judiciaire" 1 . Aucune structure légitime <strong>et</strong><br />

reconnue n’en perm<strong>et</strong> la manifestation : elle jaillit de manière désordonnée, diffuse<br />

<strong>et</strong> incontrôlée. Les principaux personnages, proies ou instigateurs de c<strong>et</strong>te fureur,<br />

s’identifient comme des "offenseurs" ou des "offensés", comme des victimes ou<br />

des bourreaux.<br />

Dans le nô, la communication est affectée de bruits, de couleurs <strong>et</strong> de gestes.<br />

Elle s’inscrit dans la logique de Zéami 2 qui ne privilégie pas de manière prioritaire<br />

l’élément littéraire, contrairement à notre tradition occidentale. Le texte doit<br />

essentiellement obéir aux étapes de composition préétablies pour servir de support<br />

à l’expression plus importante de la danse <strong>et</strong> du chant. C<strong>et</strong>te communication n’est<br />

pas une redondance par rapport à l’échange verbal, elle s’affirme au contraire<br />

comme un "discours parallèle" pour affecter la parole d’une épaisseur musicale ou<br />

physique. Le schéma suivant montre les principaux paramètres qui encadrent le<br />

rapport conflictuel des protagonistes. Dans le cadre du nô, le schéma de<br />

communication qui instaure un rapport de "violence" se schématise ainsi :<br />

MESSAGE<br />

obj<strong>et</strong> de la quête<br />

OFFENSÉ ————————————————> OFFENSEUR<br />

MOYENS DE COMMUNICATION<br />

chant, musique<br />

crise expiatoire, danse<br />

En eff<strong>et</strong>, le nô s’affiche comme "l’espace de la mort" où les êtres de l’au-delà<br />

énoncent une vision différente de celle de l’homme vivant <strong>et</strong> exhalent en même<br />

temps le souffle prophétique de leur esprit désincarné. La scène du drame japonais<br />

ne se présente plus comme la configuration d’un espace-vie à la mode occidentale<br />

où les préoccupations humaines se conjuguent quelquefois en désaccord avec les<br />

contingences matérielles, mais au contraire, elle entoure <strong>et</strong> imprègne c<strong>et</strong>te réalité<br />

d’une ambiance hostile <strong>et</strong> quelquefois tragique.<br />

On trouve essentiellement comme thème le délire dont souffrent des êtres qui<br />

ont perdu la raison suite à une passion éprouvante. Il s’agit de celui d’une mère<br />

après la perte de son enfant ou de celui d’une femme affectée par la séparation<br />

forcée d’avec l’être qu’elle chérit. Les motifs se déclinent en folie, en détresse suite<br />

1 Girard, R., La <strong>Violence</strong> <strong>et</strong> le sacré, 1972.<br />

2 (1363-1444). Avec son père, Kan.ami, un des créateurs du nô.


à un exil douloureux ou à une persécution incessante. Tous ces états motivent<br />

invariablement une quête inlassable de vengeance <strong>et</strong> de recherche de l’obj<strong>et</strong><br />

"salvateur" susceptible d’apaiser le tourment. C’est donc c<strong>et</strong>te dynamique que<br />

déploie le drame, en m<strong>et</strong>tant plus particulièrement l’accent sur la violence<br />

exprimée "physiquement".<br />

Dans un premier temps, les récitatifs, les danses <strong>et</strong> la musique du nô veulent<br />

susciter l’émotion par leur synthèse au service d’un symbolisme esthétique exprimé<br />

par des gestes conventionnels. Le nô se définit par une épuration d’actes, par une<br />

concision en gestes pour atteindre au saisissement essentiel. La pal<strong>et</strong>te des<br />

couleurs participe à la signification car elle obéit à un code symbolique expressif.<br />

Le masque représente l’élément déterminant dans la représentation du corps <strong>et</strong> sa<br />

couleur en identifie l’émotion.<br />

Par exemple, le blanc dénote le manque de loyauté <strong>et</strong> la médisance, le noir<br />

affiche un tempérament franc <strong>et</strong> audacieux <strong>et</strong> le jaune symbolise la cruauté. Le<br />

spectacle pictural étroitement corrélé à la figuration des couleurs du drame<br />

japonais souligne énergiquement l’expressivité de la colère, de la haine ou de la<br />

jalousie.<br />

Dans Dô-jô-ji, lorsque Soumiré apparaît sous la forme d’un dragon, le<br />

masque s’impose pour unir l’homme <strong>et</strong> la bête <strong>et</strong> fusionner l’être <strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> que la<br />

différence écarte. Il dépasse les différences pour les confondre <strong>et</strong> les combiner. Le<br />

masque ne fait qu’un avec ce que René Girard appelle le "double monstrueux", au<br />

moment précis de c<strong>et</strong>te dernière phase où le pôle démoniaque prend le dessus.<br />

La stylisation du jeu obéit à une tradition de longs siècles <strong>et</strong> fixe des formules<br />

que l’on élève à peu près à 50 (pour les gestes <strong>et</strong> les mains). La pantomime du nô<br />

surmonte autrement la réalité de la mort pour restituer la "copie d’une passion<br />

défunte" avec une forte intention rancunière. L’atout de ce principe artistique<br />

consiste en ce que Barthes appelle "l’extériorité des signes" pour souligner<br />

l’activité gestuelle comme figure expressive du masque <strong>et</strong> représenter les "signes<br />

de l’émotion, plus que l’émotion elle-même".<br />

La virulence développée par le double monstrueux de Soumiré dénote<br />

l’atmosphère de folie <strong>et</strong> de terreur dans laquelle se produit c<strong>et</strong>te épreuve. En eff<strong>et</strong>,<br />

dans la dernière phase Soumiré porte un masque de démon <strong>et</strong> bouge dans un corps<br />

gainé comme un serpent. En agitant furieusement la cloche, elle tente d’assaillir<br />

plusieurs fois l’assistance en soufflant des j<strong>et</strong>s de flammes dans sa direction. Mais<br />

brusquement une quiétude suit les agitations intenses <strong>et</strong> les illusions<br />

s’évanouissent. D’un coup, grâce aux prières ferventes <strong>et</strong> collectives, la cloche<br />

remonte vers son siège tandis que le spectre r<strong>et</strong>ombe pour disparaître dans une<br />

grande clarté venant du fond de la scène. En un bref moment, tous les extrêmes se<br />

sont touchés, toutes les différences se sont fondues ; une violence <strong>et</strong> une paix<br />

également surhumaines ont paru coïncider 1 .<br />

La dimension "surhumaine", intangible que dégagent ces séquences est<br />

particulièrement signifiée par la musique car elle a pour but de rendre sensible le<br />

continu, c<strong>et</strong>te "présence indivisible hors de nous" 2 , comme le disait Claudel. Elle<br />

1 Cf. Girard, R., op. cit.<br />

2 Claudel, "Le Théâtre japonais", Mes Idées sur le théâtre, p. 78.


seule restitue la violence de l’émotion. La musique du nô m<strong>et</strong> en relation l’esprit<br />

avec une situation "latérale", "subjacente" que représente le sentiment enfoui <strong>et</strong><br />

exacerbé.<br />

La structure musicale des pièces se compose généralement de la manière<br />

suivante :<br />

1 O-Shirabe : air de flûte pour créer l’ambiance dramatique<br />

2 Entrée des musiciens (flûtiste, tambourinaire)<br />

3 Entrée du chœur<br />

4 JO Musique d’introduction. Le waki entre sur une musique qui<br />

décrit son rôle<br />

5 HA Dialogue soutenu par la percussion. Commentaire du<br />

chœur<br />

6 KYU Chant d’attente, chant final avec le chœur<br />

L’orchestre entre en premier <strong>et</strong> sort en dernier selon une disposition<br />

scrupuleusement respectée, dans l’ordre inverse des entrées. Vient tout d’abord le<br />

joueur de flûte avec son instrument, nô-kan, p<strong>et</strong>ite flûte traversière. Suivent<br />

ensuite deux tambours, tsutsumi : o-zutsumi tambour de hanche, à hauteur unique,<br />

<strong>et</strong> ko-zutsumi, tambour d’épaule. Puis, en dernier, un tambour à abattes, taïko.<br />

La musique orchestrale ne remplit pas exactement la fonction de musique<br />

d’accompagnement, car ce sont les voix qui évoquent davantage une atmosphère<br />

ou une présence. La musique intervient principalement pour trois raisons : elle<br />

prépare l’entrée des acteurs, elle soutient le chant de l’acteur ou du chœur dans les<br />

passages lyriques, <strong>et</strong> enfin elle accompagne un récit du chœur mimé par l’acteur.<br />

Son expression sonore peut contrarier, voire rebuter l’oreille de l’Occidental qui<br />

n’y trouve aucune harmonie, car les modulations sonores <strong>et</strong> les timbres procèdent<br />

aussi de la voix qui confère alors une note très particulière à la "musicalité" de<br />

l’ensemble.<br />

Il faut remonter aux Traités de Zéami qui établit les principes <strong>et</strong> les règles<br />

vocales du chant. Il considère qu’avec la danse, le chant est un "réceptacle" qui<br />

représente la base des arts. S’il estime ces deux disciplines comme le "degré<br />

élémentaire" de toute éducation artistique, c’est parce qu’ils peuvent produire un<br />

impact fascinant sur l’auditoire. Sur scène, le personnage crée "l’émotion" en<br />

chantant <strong>et</strong> "l’intérêt" en dansant.<br />

Zéami distingue trois sortes de chant : le chant (utaï) qu’accompagnent les<br />

instruments, le chant récitatif (sashi) non rythmé <strong>et</strong> la déclamation (kotoba) sans<br />

accompagnement instrumental. La partie chantée (o-outaï) fait appel aux<br />

techniques du chant <strong>et</strong> de la pseudo-récitation bouddhique, chantée <strong>et</strong> parfois<br />

criée, en mots psalmodiés sur plusieurs tons. La déclamation mélodramatique du<br />

nô fait un libre usage des tons <strong>et</strong> des quarts de ton, <strong>et</strong> possède des accents parfois<br />

névrosés, très émotionnels.


L’intervention vocale lors d’une représentation s’inscrit dans une pratique<br />

bien spécifique qui vise à restituer d’un point de vue sonore l’ambiance dense des<br />

séquences légendaires. Si l’on accepte la croyance japonaise, le chant viendrait de<br />

"plus loin <strong>et</strong> de plus profond que la parole" 1 , de sorte qu’il possède une "valeur<br />

d’expression très forte <strong>et</strong> d’une particulière intimité". C<strong>et</strong>te intensité tient très<br />

certainement au chevrotement qui précède la note ou au léger décalage entre la<br />

voix <strong>et</strong> l’instrument de telle sorte que ce double temps donne l’impression de<br />

provoquer une "dissonance", parce que le chanteur chante souvent en "fusokufuri"<br />

2 . Le chanteur dispose aussi de tout un registre vocal lui perm<strong>et</strong>tant à chaque<br />

fois d’installer un rythme différent par rapport à l’instrument : trilles, glissandi,<br />

cassures de voix, tremblements interrompus.<br />

Dô-jô-ji utilise bien sûr la technique de la danse <strong>et</strong> du chant pour donner une<br />

épaisseur expressive à la violence de Soumiré. C<strong>et</strong>te technique mérite d’être<br />

commentée à l’aide d’un support audiovisuel. Cependant, le mouvement du drame<br />

apparaît dans la structure même, ce que nous nous proposons d’étudier<br />

maintenant.<br />

La violence de ce nô passe dans les attaques directes de Soumiré sur les<br />

diacres, sur le bonze, <strong>et</strong> dans l’interdit qu’elle ose transgresser. Ce mouvement<br />

obéit à une structure rigoureuse qui se décompose en cinq phases principales<br />

depuis la naissance de la violence jusqu’à son acmé.<br />

1 LANDY, P. Musique du Japon; Les traditions musicales, Paris : Buch<strong>et</strong>/Chastel, 1970, p. 256.<br />

2 Ibid. p. 258 : "C'est-à-dire hors de mesure avec l'instrument qui l'accompagne en "neutralité", ce qui<br />

signifie que la voix ne se soum<strong>et</strong> pas à l'accompagnement chargé du rythme".


Structure dramatique du nô<br />

1 re phase<br />

OUVERTURE<br />

JO<br />

2e à 4e phase<br />

DÉVELOPPEM<br />

ENT<br />

HA<br />

INTERMÈDE<br />

(ai-kyôgen)<br />

5e phase<br />

FINALE<br />

KYU<br />

Waki 1 . Chant : description du paysage <strong>et</strong><br />

présentation de sa situation.<br />

Shité : sous l’apparence d’un habitant du lieu. Il<br />

raconte au waki tout ce qui s’est passé à c<strong>et</strong><br />

endroit <strong>et</strong> disparaît après avoir laissé filtrer dans<br />

son récit quelques indices sur sa véritable identité.<br />

Le waki pose des questions à un homme de la<br />

région pour vérifier ses doutes. Ce dernier lui<br />

raconte la légende à sa façon, mais le waki<br />

comprend que le shité n’avait fait que raconter sa<br />

propre vie<br />

Le waki décide de passer la nuit sur place pour<br />

apaiser l’esprit du mort par des prières.<br />

Réapparaît alors le shité sous les traits qu’il<br />

portait avant sa mort, confie sa tristesse, son<br />

désespoir, puis disparaît au p<strong>et</strong>it jour.<br />

On remarque que la 4e phase réunit les deux sortes d’agression, (physiques<br />

<strong>et</strong> matérielles) car c’est elle qui exprime la violence à son stade d’intensité le plus<br />

haut.<br />

Comme exemple de gradation, m<strong>et</strong>tons côte à côte la phase 2 <strong>et</strong> 4 pour voir<br />

la progression que suit un état depuis sa phase initiale jusqu’à sa phase finale :<br />

Agression<br />

Phase 2 (phase initiale)<br />

souffle des vapeurs<br />

danse hypnotique<br />

Phase 4 (phase finale)<br />

crache des j<strong>et</strong>s de flammes<br />

assauts dans un corps gainé <strong>et</strong><br />

ondulant<br />

Les moyens de persuasion utilisés pour affaiblir les "opposants" augmentent<br />

dans leur impact. Destinés à endormir au début, ils visent à la fin à éliminer <strong>et</strong> à<br />

tuer. L’intensité de ces rapports de force évolue en même temps que l’intention<br />

progressivement avouée par les personnages. Vivant dans l’imminence d’une "mort<br />

annoncée", le bonze, les diacres <strong>et</strong> Soumiré affirment très rapidement la place<br />

qu’ils occupent dans la relation entr<strong>et</strong>enue les uns avec les autres. Les fonctions<br />

actantielles qu’ils assument vont nous perm<strong>et</strong>tre de définir précisément quelle part<br />

active, positive ou négative ils jouent dans la conduite du drame<br />

1 Personnage secondaire, témoin vivant, qui est dans la plupart des cas un moine vêtu de couleurs sans<br />

éclat. Il ne porte pas de masque <strong>et</strong> ne danse pas. Le principal de son rôle consiste à rencontrer le shité <strong>et</strong> à<br />

provoquer la réapparition de ce dernier dans la seconde partie de la pièce.


Nous nous inspirons pour c<strong>et</strong>te étude des travaux d’Anne Ubersfeld qui<br />

adapte elle-même dans le domaine théâtral le "modèle actantiel" de base à 6 cases<br />

déterminé par Greimas.<br />

Dest in a t eu r D1<br />

Dest in a t a ire D2<br />

Su j<strong>et</strong> S<br />

Obj<strong>et</strong> B<br />

Ad ju va n t A Op p osa n t Op<br />

Chacun des actants incarne une force dynamique génératrice d’une violence,<br />

car les tensions concourent vers un même point, vers un même obj<strong>et</strong> que tous<br />

convoitent. Le conflit vient du fait que l’obj<strong>et</strong> représente ou évoque une valeur très<br />

différente pour chacune de ces tensions.<br />

Chacun des deux partis (Soumiré <strong>et</strong> le bonze, les diacres) utilise une "force"<br />

pour se réapproprier la cloche <strong>et</strong> éliminer l’adversaire. Le schéma suivant montre<br />

vers quel point les tensions se dirigent.<br />

D e st in a t e u r D1<br />

Le So u v e n ir<br />

D e st in a t a ir e D2<br />

So u m ir é (sh it é )<br />

Su je t S<br />

So u m ir é ( sh it é )<br />

O b je t B<br />

La C lo c h e<br />

Ad ju v a n t A<br />

O p p o sa n t Op<br />

Le s 2 d ia c r e s<br />

( k y ô ge n ) , le<br />

b o n z e ( w a k i)<br />

La dynamique du nô enclenche une succession d’actions qui sont<br />

déterminées par l’attirance exaspérée de "l’autre". C<strong>et</strong>te dynamique veut que des<br />

forces parallèles gravitent autour du suj<strong>et</strong> pour le contrer dans son évolution. Les<br />

opposants mobilisent donc des forces pour enrayer la puissance destructrice. La<br />

destination de c<strong>et</strong>te tension est conduite par l’ampleur que prend d’abord le conflit,<br />

ensuite le combat.


Dans Dô-jô-ji, le "désir" qui enclenche une succession d’actions se définit<br />

par le désir exacerbé de "l’autre". C<strong>et</strong> "autre" se présente paradoxalement sous la<br />

forme d’un obj<strong>et</strong> dont la double valeur se distribue dans l’aspect "réaliste" de sa<br />

fonction. La cloche s’identifie comme l’insigne caractéristique d’un espace sacré <strong>et</strong><br />

religieux, mais elle rappelle aussi la cloche sous laquelle s’est caché l’homme<br />

qu’aimait passionnément Soumiré. Par sa qualité fondamentale, la présence de c<strong>et</strong><br />

obj<strong>et</strong> ranime le souffle d’un espace supérieur <strong>et</strong> active dans le monde de la réalité<br />

son représentant. Vu que Soumiré convoite la cloche, c<strong>et</strong>te dernière s’impose<br />

comme "l’Obj<strong>et</strong>" du schéma actantiel. Elle ne présente pas une importance aux<br />

yeux seuls de son "possesseur". Elle déclenche chez les autres personnages des<br />

réactions diverses de jalousie, de curiosité, de rancune…<br />

Soupiré ressort du schéma actantiel comme le principal suj<strong>et</strong> parce qu’elle<br />

organise dans ses actions le mouvement du texte en établissant progressivement<br />

des obstacles un peu plus difficiles à dépasser pour les autres. Elle développe une<br />

énergie formidable, quitte à soudoyer les détenteurs de son bien pour r<strong>et</strong>rouver<br />

l’élément indispensable à son r<strong>et</strong>our, condition incontournable pour réhabiliter un<br />

équilibre spirituel dans son propre univers. Soupiré entame une danse "hypnotique"<br />

<strong>et</strong> séduit par sa fragilité féminine pour parvenir à ses fins. Son évolution dans le<br />

strict cadre du mouvement dramatique se balise par la rencontre d’obstacles<br />

directement engendrés par le rayonnement de l’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> par le déploiement<br />

d’efforts hors du commun pour se le réapproprier. Son déplacement s’effectue<br />

dans le double repère spatio-temporel, car, outre son "voyage interplanétaire"<br />

depuis un lieu supérieur <strong>et</strong> invisible jusqu’à l’espace terrestre, le shité transcende<br />

les coordonnées temporelles puisqu’il revient sous forme d’esprit après avoir quitté<br />

son enveloppe corporelle. Une motivation importante l’y a incité, c’est pourquoi<br />

Soumiré dégage un tempérament <strong>et</strong> une force à toute épreuve dès le moment où sa<br />

liberté menacée se rattache à l’obj<strong>et</strong>.<br />

Une forte motivation prédispose l’orientation de sa quête <strong>et</strong> quantifie<br />

l’expression énergique de son caractère. Dans Dô-jô-ji, le moteur des initiatives de<br />

Soumiré remonte à une "entité" abstraite. Le goût amer du souvenir perdure dans<br />

l’esprit de Soumiré depuis sa disparition, si bien qu’il en vivifie la rancune dans son<br />

expression colérique <strong>et</strong> passionnée. La "motivation" prend sa place au sein même<br />

du "destinateur", dans la mesure où ce dernier contient la "signification<br />

idéologique" du texte dramatique.<br />

Les paramètres dramatiques de ce schéma montrent les principaux actants de<br />

l’histoire. La dynamique veut que des forces parallèles gravitent autour du suj<strong>et</strong>,<br />

soit pour le contrer dans son évolution, soit au contraire pour l’assister <strong>et</strong> pour le<br />

défendre. Or nous voyons dans ce nô que la relation adjuvant/opposant<br />

méthodiquement développée par Anne Ubersfeld n’est entr<strong>et</strong>enue par personne.<br />

Aucun personnage n’occupe la place de l’adjuvant, quel que soit l’axe privilégié,<br />

suj<strong>et</strong> ou obj<strong>et</strong>, témoignant qu’aucune force extérieure <strong>et</strong> salvatrice n’intervient. Par<br />

contre, la place d’opposants au suj<strong>et</strong> se trouve fortement marquée dans la mesure<br />

où elle mobilise des forces pour enrayer la puissance destructrice. Effectivement,<br />

les deux diacres de Dô-jô-ji tentent d’interdire l’entrée à Soumiré <strong>et</strong> à la fin, ils<br />

joignent leur prière à celle du bonze pour "éliminer" le mauvais esprit.<br />

Le nô m<strong>et</strong> donc en situation deux puissances opposées seule à seule dans des<br />

rapports conflictuels. Il encadre un huis clos où s’affrontent dans un univers pesant


<strong>et</strong> étouffant deux personnalités, deux individualités qui disputent un enjeu<br />

pratiquement vital pour leur futur.<br />

Si le terme "violence" caractérise plus logiquement Soumiré, il faut relever<br />

que la "méthode" employée par le bonze <strong>et</strong> les diacres pour faire disparaître le shité<br />

est toute aussi violente. Cependant sa force <strong>et</strong> sa virulence sont fortement<br />

camouflées <strong>et</strong> enveloppées par le rituel de la procédure. C’est pourquoi nous n’en<br />

reconnaissons pas les traits caractéristiques.<br />

Le religieux veut calmer la violence <strong>et</strong> l’empêcher de se soulever. Pour<br />

réfréner c<strong>et</strong>te tension, il utilise paradoxalement la violence dans la dernière phase<br />

du nô, mais dans un "cadre" organisé. Effectivement, la force du religieux vient du<br />

rassemblement organisé <strong>et</strong> silencieux de tous les fidèles venus sur l’appel des<br />

diacres. Le bonze s’accroupit face à la cloche où il entame un long moment de<br />

méditation <strong>et</strong> de prière. Les fidèles joignent ensuite leur prière aux siennes pour<br />

exorciser le monstre <strong>et</strong> donner plus de vigueur à l’invocation. Ce procédé religieux<br />

apprivoise la puissance destructrice pour l’ordonner <strong>et</strong> l’employer contre une autre<br />

sorte de violence dissipée <strong>et</strong> confuse.<br />

Afin de resserrer la trame de la pièce pour m<strong>et</strong>tre en évidence la dynamique<br />

qu’entr<strong>et</strong>iennent les principaux personnages, le fonctionnement du modèle actantiel<br />

peut se réduire à un "triangle" 1 . Ce modèle perm<strong>et</strong> d’isoler des types de<br />

mouvement dramatique qui souligne principalement le degré de tension entre les<br />

actants <strong>et</strong> "matérialise les relations (relativement) autonomes". 2<br />

Les "triangles" schématisent les rapports qui construisent l’étoffe <strong>et</strong> les<br />

actions des personnages étroitement reliés à un suj<strong>et</strong>, à un obj<strong>et</strong>, à un destinateur.<br />

Ils m<strong>et</strong>tent en relief la "flèche du désir" pour déterminer l’orientation du drame <strong>et</strong><br />

pour conférer un sens aux fonctions <strong>et</strong> aux positions qu’occupent les actants.<br />

Le triangle actantiel de Dô-jô-ji se schématiserait de la sorte :<br />

Su j<strong>et</strong><br />

Sou m iré<br />

Obj<strong>et</strong><br />

La cloche<br />

Op p osa n t<br />

Les 2 d ia cres, le bon ze (wa ki)<br />

Il s’instaure tout d’abord un mouvement de "triangle actif" qui m<strong>et</strong> en<br />

évidence la position de suj<strong>et</strong>, d’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> d’opposant. Les flèches orientent le sens<br />

de la motivation <strong>et</strong> du désir de sorte qu’elles indiquent l’origine du sentiment <strong>et</strong> sa<br />

1 Cf. Ubersfeld, A., Lire le théâtre.<br />

2 Ubersfeld, A., op. cit., p. 85.


destination — vers quoi ou à l’intention de qui elles se dirigent. Le mouvement<br />

s’inscrit dans le sens d’une opposition entière au suj<strong>et</strong>. Les opposants de Dô-jô-ji<br />

se dressent contre le suj<strong>et</strong> ; les deux diacres refusent l’accès au temple à Soumiré<br />

parce que le bonze les charge d’interdire strictement l’entrée aux femmes. La<br />

personne est visée en fonction de critères d’appartenance ou non à une catégorie<br />

humaine pour déterminer le degré de risque qu’elle représente. Soupiré voit sa vie<br />

menacée dès le moment où l’opposant décide de transgresser l’interdit parce que<br />

sa présence comprom<strong>et</strong> dangereusement la tournure des événements. Elle peut<br />

provoquer une situation de crise par sa simple apparition en raison des liens très<br />

étroits qui la rattachent à la situation. Dès le moment où elle possède un droit de<br />

regard <strong>et</strong> d’intervention sur la situation qui présente un caractère sacré, elle est<br />

passible d’en pulvériser les germes <strong>et</strong> de la détruire intégralement. La seule<br />

manière de résoudre la phase dramatique de la crise tient à la disparition physique<br />

de l’opposant.<br />

Dô-jô-ji base son déroulement sur un "triangle actif". Le nô semble adapter<br />

un schéma préétabli fortement marqué par une relation de "désir" resserré<br />

seulement entre deux ou trois actants. Le rapport énergique enclenché par leurs<br />

échanges s’établit dans une dynamique de rivalité <strong>et</strong> d’opposition.<br />

Comme dans la plupart des nô, le rapport de forces s’effectue dans un<br />

"non-lieu", dans un espace entre les deux mondes. Nous conclurons par une phrase<br />

de Bernard Hue :<br />

"Aucun théâtre n’associe plus étroitement à la fois la poésie, la musique <strong>et</strong> la danse pour<br />

donner de l’univers une vision complète, où s’entrepénètrent le monde des hommes <strong>et</strong> celui<br />

des dieux dans une représentation qui symbolise la fragilité, l’impermanence, la vanité des<br />

choses humaines". 1<br />

Il faut y ajouter que c<strong>et</strong>te "vision", ce constat énergiquement souligné se<br />

produit dans le conflit. Seule c<strong>et</strong>te situation perm<strong>et</strong> de ne plus vivre dans un leurre<br />

<strong>et</strong> de se confronter à la réalité. La confrontation doit se faire rapidement, <strong>et</strong> seule<br />

la brutalité favorise c<strong>et</strong>te évolution rapide, justifiant ainsi la "violence" du nô.<br />

Les moyens scéniques convoqués font du nô un théâtre dramatique riche qui<br />

établit un parfait équilibre artistique en raison de sa cohésion plastique <strong>et</strong><br />

rythmique. Il s’agit là d’un art "de synthèse", qui rend la scène vivante presque<br />

d’un point de vue palpable, car il lui fait "parler un <strong>langage</strong> concr<strong>et</strong>", serait-on<br />

tenté de dire à la manière d’Antonin Artaud. "Concr<strong>et</strong>" dans la mesure où il<br />

s’adresse aux sens en se défaisant de l’emprise linguistique <strong>et</strong> du "<strong>langage</strong><br />

articulé", en "personnifiant" presque sur scène un état affectif <strong>et</strong> une notion<br />

abstraite.<br />

Catherine GHOSN<br />

Université Paul Sabatier<br />

1 Littératures <strong>et</strong> arts de l'Orient, p. 498.


VIOLENCE ET IDENTITÉ : RÉFLEXION THÉORIQUE ET<br />

PROPOSITIONS DE LECTURE D’ALBUMS ILLUSTRÉS<br />

Même si l’on parvient à identifier des éléments invariants dans des formes de<br />

violence représentées en littérature de jeunesse, l’on peut encore s’interroger sur le<br />

rôle de c<strong>et</strong>te représentation par une œuvre d’art.<br />

L’œuvre d’art comme violence perm<strong>et</strong>-elle l’économie de la violence réelle ?<br />

En ce cas elle serait conçue comme un espace de symbolisation grâce à un<br />

déplacement esthétique, un imaginaire mythique qui perm<strong>et</strong> à l’enfant de résoudre<br />

une violence pulsionnelle par la parole, la sublimation hors de tout jugement<br />

critique.<br />

Selon H. Cueco, au lieu de refuser la violence comme imaginaire de<br />

l’enfance, le proj<strong>et</strong> artistique doit devenir le lieu d’une violence située : "elle doit<br />

se consommer <strong>et</strong> se consumer en lui". L’album propose à l’enfant de participer au<br />

processus de création d’une forme passionnelle <strong>et</strong> à son dénouement. Grâce aux<br />

récits, il "passe par un chemin de croix, d’initiation à travers le livre, <strong>et</strong> la situation<br />

se dénoue heureusement sous forme de résurrection. Il passe de l’épreuve où la vie<br />

est mise en jeu à sa sauvegarde" 1 .<br />

Différemment, mais souvent en parallèle de la structure narrative, la<br />

dimension plastique de la configuration des pages propose une résolution des<br />

tensions.<br />

Mais avant de situer la violence dans une structure narrative ou sémantique,<br />

il convient d’en définir les représentations socioculturelles <strong>et</strong> peut-être en amont<br />

de cerner la notion d’identité qui prédétermine la relation à l’autre.<br />

I. LA VIOLENCE : REPRÉSENTATION SOCIOCULTURELLE<br />

Définitions de la "violence"<br />

En sémiotique, la violence est définie comme "une forme discursive<br />

particulière en partie comparable, par exemple au motif (au sens que ce terme a en<br />

<strong>et</strong>hnologie, en histoire de l’art, en sculpture, peinture, musique, <strong>et</strong>c.) dans la<br />

mesure où elle est susceptible d’apparaître en des contextes variables sans jamais<br />

rien perdre de sa spécificité, de son identité, qui la font partout reconnaître comme<br />

telle…" 2 .<br />

Ainsi la violence serait reconnaissable comme telle en raison de<br />

configurations qui reprennent des éléments invariants. L’examen d’une définition 3<br />

1 Cueco H. : "L'artiste <strong>et</strong> l'enfant" in Panorama de l'illustration du livre de jeunesse français (dir. H. Zoughebi), Ed.<br />

du Cercle de la Librairie, 1997.<br />

2 J. Courtés, dans sa préface à l'ouvrage de E. Weber <strong>et</strong> R. Gauthier, Paroles d'Arabie <strong>et</strong> d'Afrique" (1990).<br />

3 Définitions empruntées au dictionnaire Le P<strong>et</strong>it Robert.<br />

SYNONYMES :<br />

Forcer : faire céder quelque chose, quelqu'un par la force ou la contrainte, le faire agir contre son gré. Soum<strong>et</strong>tre à une<br />

pression, une sujétion (les sentiments, les volontés). Obtenir soit par la contrainte, soit par l'eff<strong>et</strong> d'un ascendant<br />

irrésistible. Pousser au-delà de l'activité normale, de l'état normal. Dépasser la mesure normale. Altérer, déformer par<br />

une interprétation abusive. Se forcer, faire un effort sur soi-même, s'imposer la pénible obligation de ...<br />

Dénaturer, changer la nature de quelque chose.<br />

Brutalité, caractère brutal, inattendu <strong>et</strong> violent.


lexicale de la violence <strong>et</strong> de ses synonymes valorise, d’un point de vue culturel, des<br />

termes spécifiques à ce concept.<br />

1. Faire violence, agir sur quelqu’un ou le faire agir contre sa volonté, en<br />

employant la force ou l’intimidation. Faire violence à quelqu’un ou le<br />

contraindre en le brutalisant ou en l’opprimant. Se faire violence, s’imposer une<br />

attitude contraire à celle que l’on aurait spontanément. Forcer, Violer, Contenir,<br />

Contraindre, Dénaturer, Brutaliser, Arracher.<br />

2. Une violence, un acte par lequel s’exerce c<strong>et</strong>te force. Sévices.<br />

3. Disposition naturelle à l’expression brutale des sentiments Brutalité,<br />

Colère, Fureur, Irascibilité.<br />

4. Force brutale (d’une chose, d’un phénomène) caractère de ce qui produit<br />

des eff<strong>et</strong>s brutaux. Fureur, Virulence. Dans l’ordre psychologique la violence<br />

d’un sentiment, d’une passion. Intensité, Vivacité, Ardeur, Frénésie, Impétuosité.<br />

Selon l’usage courant la définition de la violence se segmente en quatre<br />

entrées lexicales dont l’une qui focalise sur des acteurs — un suj<strong>et</strong> de faire (qui<br />

reste présupposé) <strong>et</strong> un suj<strong>et</strong> "patient" (à quelqu’un, le contraindre), la seconde sur<br />

un acte qui est réduit à un acte physique (dont le synonyme est sévices), la<br />

troisième qui invite à prendre en compte une forme passionnelle du suj<strong>et</strong> qui est<br />

"disposé à une expression brutale des sentiments" <strong>et</strong> la quatrième qui renvoie à un<br />

phénomène de tension qui crée un déséquilibre, une rupture.<br />

C<strong>et</strong>te rupture semble intervenir entre un état antérieur supposé normal<br />

transformé par un acte, par une tension, en un état jugé violent. Les différents<br />

synonymes qui sont donnés perm<strong>et</strong>tent de repérer c<strong>et</strong>te transformation ("pousser<br />

au-delà de l’activité normale, de l’état normal, changer la nature de quelque<br />

chose).<br />

Deux mouvements opposés sont alors rattachés à une forme de violence —<br />

"être hors de soi, pousser au-delà" <strong>et</strong> "contenir, r<strong>et</strong>enir" — : un mouvement<br />

extensif en quelque sorte qui s’étend, se propage <strong>et</strong> se transforme en colère,<br />

agressivité, coups <strong>et</strong> un mouvement de type intense qui condense une forme<br />

passionnelle à l’intérieur du suj<strong>et</strong>. Ces deux mouvements révèlent toute la tension<br />

qui va graduellement de l’enfermement en soi à l’extériorisation extrême des<br />

sentiments (colère, agressivité verbale, corporelle).<br />

Les synonymes relevés posent une distinction entre normalité/violence. La<br />

violence semble précisément se détacher d’une frontière, d’un seuil qui définit un<br />

avant <strong>et</strong> un après en fonction de phénomènes tels que : "déséquilibre, arrachement,<br />

dépassement, dénaturer, emporter". Néanmoins ce système de bornes ne perm<strong>et</strong><br />

Arracher : enlever de force à une personne ou à une bête, lui faire lâcher ce qu'elle r<strong>et</strong>ient, arracher quelqu'un d'un<br />

lieu, d'un état, d'une situation. S'arracher de, à, se soustraire avec effort, difficulté, peine ou regr<strong>et</strong>.<br />

Sévices, mauvais traitements corporels exercés sur quelqu'un qu'on a sous son autorité.<br />

Colère, violent mécontentement accompagné d'agressivité, passer sa colère sur quelqu'un, r<strong>et</strong>enir sa colère, hors (de<br />

soi).<br />

Fureur, passion sans mesure créant un état voisin de la folie, sa colère ne connaît plus de bornes<br />

Irascibilité, prompt à s'irriter, s'emporter.<br />

Virulence, caractère virulent, plein d'âpr<strong>et</strong>é, de violence.<br />

Intensité degré de force ou de puissance, caractère de ce qui est intense, d'un sentiment.<br />

Vivacité, caractère vif, emporté. Ardeur, énergie pleine de vivacité.<br />

Frénésie, délire violent ... état d'agitation fébrile, d'exaltation violente qui m<strong>et</strong> hors de soi.<br />

Impétuosité caractère de ce qui est impétueux dont l'impulsion est violente <strong>et</strong> rapide.<br />

(Impulsion, action de pousser, force créant un mouvement) voisin de la folie, sa colère ne connaît plus de bornes.


pas de cerner "la disposition à ", "le degré de… ce qui est intense", "l’intensité…<br />

d’un sentiment", "la pression… des sentiments, des volontés", "l’ascendant", c’està-dire<br />

tout ce qui relève de phénomènes tensifs 1 .<br />

Lorsque le suj<strong>et</strong> se sent en danger dans son identité, dans ce qui le constitue<br />

intimement, il bascule dans une forme d’interaction violente afin de créer un<br />

phénomène de rupture.<br />

C<strong>et</strong>te acception de la violence est indissociable, d’un point de vue<br />

sociosémiotique, de l’interaction entre individus au sein d’un système socioculturel<br />

qui prédétermine des comportements. À ce titre, il m’a semblé intéressant de situer<br />

en amont du concept de violence la problématique de l’identité, développée par E.<br />

Landowski, 2 qui propose de modéliser les rapports entre suj<strong>et</strong>s d’un point de vue<br />

sociosémiotique.<br />

<strong>Violence</strong> <strong>et</strong> identité<br />

La problématique de l’identité, développée par E. Landowski, fournit un<br />

modèle qui classe les façons de traiter la différence de l’autre sans perdre de vue<br />

que la relation à l’autre passe par la construction d’une identité propre au suj<strong>et</strong>.<br />

L’auteur distingue deux phénomènes de construction de l’identité 3 : une<br />

identité qui se construit sur le refl<strong>et</strong> inversé de ce qu’est l’autre, représenté selon<br />

une image clichée, figée, stéréotypée <strong>et</strong> une recherche authentique de l’identité<br />

dans l’affirmation "je suis ce que tu n’es pas <strong>et</strong> je suis en plus quelque chose qui<br />

m’est propre."<br />

Ainsi le mode de perception de l’autre semble prédéterminer les façons de<br />

traiter le dissemblable.<br />

L’autre en tant qu’image stéréotypée : exclusion ou assimilation<br />

D’un point de vue sociologique, l’individu se définit par rapport à une norme<br />

posée par un groupe dominant qui instaure des valeurs, des manières d’agir, de<br />

réagir, de penser. Ce système de valeurs socioculturel rem<strong>et</strong> en question celui qui<br />

n’y adhère pas, c’est-à-dire celui qui est étranger à ces valeurs, à ces modes de vie.<br />

La différence de l’étranger interpelle le groupe dominant qui se sent en<br />

quelque sorte mis en danger dans son équilibre interne par l’émergence d’une<br />

différence qu’il ne peut pas reconnaître comme faisant partie de lui <strong>et</strong> il développe<br />

deux types de comportements opposés :<br />

- soit il va exclure l’autre, l’éliminer (celui qui est l’étranger, l’immigré) en<br />

partant de la certitude qu’il ne fera jamais partie du groupe dominant ;<br />

- soit il va jouer un rôle d’assimilateur. Dans ce cas les différences, les écarts<br />

sont repérés mais doivent se résorber, s’amenuiser <strong>et</strong> disparaître pour intégrer les<br />

usages courants (par exemple les mesures socio-éducatives qui proposent<br />

l’insertion, l’intégration, la prévention…). Néanmoins l’assimilation peut poser un<br />

1 Sans viser à l'exhaustivité on peut relever en amont :<br />

- la nécessité (devoir-être) qui s'impose au suj<strong>et</strong> ;<br />

- la volonté qui déploie un événement en créant un devenir possible ;<br />

- la résistance (de forces) qui crée l'obstacle <strong>et</strong> la modification de la tension initiale ;<br />

- la connaissance (que l'on n'est pas ce que l'on voudrait être).<br />

2 LANDOWSKI E. : "Présences de l'autre" P.U.F, 1997.<br />

3 P. Ricœur établit une distinction entre la répétition du même - l'idem - <strong>et</strong> la répétition de soi - l'ipse.


éel problème puisqu’il s’agit de perdre sa propre identité culturelle pour se fondre<br />

à l’identité du groupe dominant.<br />

L’autre intégré à une recherche authentique de l’identité<br />

La prise en compte du point de vue de l’autre implique de nouveaux modes<br />

d’acceptation :<br />

- la ségrégation (c’est avoir été conjoints <strong>et</strong> se séparer) est une<br />

marginalisation en douceur. L’impossibilité d’assimiler <strong>et</strong> le refus d’exclure<br />

conduisent le groupe dominant à aménager une place pour l’autre même si elle est<br />

des moins enviables ;<br />

- la figure d’admission est peut-être la plus complexe puisqu’elle résulte d’un<br />

équilibre constant à préserver devant l’attraction que constitue l’autre <strong>et</strong> devant sa<br />

propre identité. Dans ce cas l’autre est un des éléments constitutifs de l’identité<br />

propre qui est toujours en devenir dans la relation à l’autre. 1<br />

Mais qu’en est-il de ces configurations interprétées socioculturellement<br />

comme une forme ou un degré de violence en littérature jeunesse ? Quelles sont<br />

les configurations, sur le plan de l’expression, du contenu, qui marquent c<strong>et</strong>te<br />

représentation ?<br />

II. REPRÉSENTATION DE LA VIOLENCE DANS L’ALBUM ILLUSTRÉ<br />

Ségrégation, quête d’identité <strong>et</strong> codifications socioculturelles en littérature<br />

jeunesse<br />

Au regard de c<strong>et</strong>te problématique un certain nombre d’albums 2 m’ont<br />

semblé s’inscrire dans une réflexion, non directement sur la violence mais, sur des<br />

rapports intersubjectifs qu’il peut être intéressant de définir avec de jeunes lecteurs<br />

afin d’instaurer une certaine distance avec des formes de violence observées ou<br />

vécues grâce à une classification des types de relation entre suj<strong>et</strong>s.<br />

L’album Le défilé, des Éditions du Rouergue, exploite le sens de ce qui est<br />

poussé hors d’un lieu, d’une situation <strong>et</strong> ce par le biais de valeurs sociales qui<br />

exercent une contrainte.<br />

Dans Le défilé l’arrivée du roi est un événement que chacun veut vivre au<br />

plus près, en termes ici de proximité spatiale. Une norme est posée "on sait que les<br />

r<strong>et</strong>ardataires finissent toujours derrière", détrônée ensuite par une norme culturelle<br />

basée sur l’acceptation d’une hiérarchie sociale ("quelques notables <strong>et</strong> notaires qui<br />

inévitablement passèrent devant", "quand passe un roi les gens de la haute sont au<br />

premier plan… <strong>et</strong> les p<strong>et</strong>ites gens derrière").<br />

C<strong>et</strong>te forme de violence au sens de contraindre, pousser hors des limites,<br />

hors de son propre vouloir va se résoudre euphoriquement par un renversement de<br />

la situation ("<strong>et</strong> le roi est arrivé de l’autre côté, celui de derrière, loin de ceux qui<br />

étaient devant, si près de nous qu’il avait l’air d’un géant").<br />

1 Nous citons l'auteur, Landowski, op-cit : "Adm<strong>et</strong>tre implique un geste d'ouverture, d'acceptation, de curiosité <strong>et</strong><br />

même d'admiration <strong>et</strong> peut être même d'amour pour la différence qui fait que l'Autre est Autre ... La résistance perm<strong>et</strong><br />

à chacun de préserver son quant-à-soi respectif mais aussi <strong>et</strong> surtout de tenir vis-à-vis de soi-même ... c'est-à-dire de ne<br />

céder ni au désir d'un total abandon de soi-même devant l'autre ni au désir d'une totale possession de l'autre. "<br />

2 Lors d'un inventaire d'albums traitant du thème de la violence (recherche effectuée avec l'aide du C.R.L de Toulouse)<br />

la problématique de l'identité est apparue comme inhérente à celle de la violence .


La ségrégation traitée dans Les p<strong>et</strong>its bonshommes sur le carreau propose<br />

en alternance la vision de deux univers, celui du p<strong>et</strong>it bonhomme, <strong>et</strong> celui des<br />

p<strong>et</strong>its bonshommes. La non-reconnaissance de l’autre, de l’exclu, est traitée<br />

comme une non-reconnaissance de soi ("il est heureux mais il ne le sait pas", "il a<br />

une tête mais il ne le sait pas", "il a de la chance mais il ne le sait pas", "il a même<br />

un cœur mais il ne le sait"). C<strong>et</strong>te non-reconnaissance de soi est graduelle, elle<br />

passe d’abord par une non-perception du monde (ne pas voir, ne pas entendre),<br />

par une absence de communication verbale <strong>et</strong> enfin par la non-reconnaissance<br />

d’un devenir ("il sera du côté où il fait froid côté verso dès que l’on tirera le rideau<br />

<strong>et</strong> il ne le sait pas").<br />

Par contre les p<strong>et</strong>its bonshommes font une tentative pour communiquer<br />

("ouvrent la bouche quand il faut parler mais il en sort de la fumée") qui échoue<br />

devant l’absence d’une interaction avec un suj<strong>et</strong> humain ("ils parlent devant les<br />

murs qui n’ont pas d’oreilles"). Néanmoins il leur reste leurs rêves comme espace<br />

imaginaire porté vers le devenir.<br />

Il s’agit réellement d’un problème d’identité qui aboutit à une ségrégation<br />

par la séparation radicale de deux univers. C<strong>et</strong>te séparation est mise en relief par la<br />

mise en page, l’illustration, mais aussi par le choix des caractères typographiques<br />

qui alternent <strong>et</strong> renvoient à deux espaces distincts 1 .<br />

C<strong>et</strong> album en atelier de lecture avec des enfants de C.E.2 a permis<br />

d’associer le repérage de contrastes visuels (mise en page <strong>et</strong> traitement de<br />

l’illustration) à des catégories sémantiques valorisées par le texte. Le repérage<br />

des contrastes de mise en page a mis en relief pour les enfants la nécessité, du<br />

point de vue d’un processus de création graphique, de traiter deux univers<br />

dissemblables par des eff<strong>et</strong>s visuels différents.<br />

L’aspect ludique de la transformation de formes graphiques suivant le sens<br />

de la lecture (la lecture à l’endroit <strong>et</strong> à l’envers de l’image propose deux<br />

interprétations) a été mis en relief lors de la lecture de l’album Luchien. Les<br />

enfants ont été sensibles à la manipulation exercée par une image ludique qui<br />

moralise implicitement l’histoire en faisant apparaître au sein même du personnage<br />

(<strong>et</strong> à l’insu du lecteur) ce qu’il cherchait ailleurs éperdument. La révélation du<br />

processus de création graphique installe progressivement une complicité avec le<br />

lecteur.<br />

Le livre est un lieu d’interaction pour un enfant lecteur en train de construire<br />

ses compétences lectorales <strong>et</strong> son identité qui sont constamment en devenir. Il peut<br />

être conduit à repérer l’émergence d’une tension, son intensité <strong>et</strong> sa résolution à<br />

différents plans de signification <strong>et</strong> ainsi s’approprier un processus de création<br />

d’une forme de sens.<br />

La violence illustrée dans l’album<br />

1 Pour une analyse plus précise de la symbolique typographique cf. PLEGAT-SOUTJIS F., "La mise en page d'albums<br />

illustrés des Éditions du Rouergue : lecture sémiotique", in la revue Nous voulons lire, N° 126-127, Noël 1998, dirigée<br />

par D. Dupont-Escarpit.


L’album Ca va pas 1 sur le plan verbal ne semble pas dégager de violence<br />

particulière, par contre l’illustration m<strong>et</strong> en relief des catégories sémantiques qui<br />

renvoient réellement à une forme de violence.<br />

L’arrachement, le déchiré, la construction du "je" par le collage, la<br />

superposition sont l’expression d’une violence dans le fait qu’ils renvoient à des<br />

catégories sémantiques repérées dans l’analyse de l’acception courante du terme<br />

dans un dictionnaire de langue.<br />

Le mal-être d’Ida, à la première page 2 , est représenté par une certaine<br />

tension (les bras sont levés, les cheveux dressés, les bandes verticales) opposée<br />

ultérieurement à la détente. Un cri accentue l’expression du mal-être. Une r<strong>et</strong>enue,<br />

par le tentacule de la pieuvre, exerce, semble-t-il, une contrainte.<br />

Le caractère typographique m<strong>et</strong> en relief un mouvement vers l’intérieur, en<br />

forme de spirale, <strong>et</strong> vers l’extérieur par le déchiré r<strong>et</strong>rouvé sur certaines l<strong>et</strong>tres B,<br />

P, D….<br />

Les éléments de l’illustration évoluent, en double page 2, vers la dislocation.<br />

Les membres <strong>et</strong> les tentacules de la pieuvre sont arrachés, la poupée tracée en noir<br />

est agressive (fort contraste noir/blanc avec des formes pointues pour les dents),<br />

les obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> les mots pour figurer le désordre sont placés en oblique, renversés.<br />

Néanmoins ils sont identifiables <strong>et</strong> évoquent simplement une déstructuration dans<br />

l’organisation mais non un anéantissement de toutes formes représentées.<br />

À la troisième double page, nous r<strong>et</strong>rouvons l’enlacement, la r<strong>et</strong>enue, le<br />

renversement <strong>et</strong> le dédoublement d’Ida qui contrastent avec la régularité d’un fond<br />

de lignes verticales. Ces lignes verticales qui figurent un papier déchiré <strong>et</strong><br />

superposé par collage activent une interprétation sémantique du déchirement.<br />

Dans les pages suivantes, la pieuvre est disloquée, seul le regard dirigé<br />

indique que le suj<strong>et</strong> n’est pas lui-même anéanti, disloqué à l’intérieur.<br />

Par contre Ida est enfermée dans une structure rayonnante de bandes<br />

verticales vertes, <strong>et</strong> emprisonnées dans des formes carrées, déchirées, plus ou<br />

moins irrégulières sur lesquelles elle est collée, par superposition, <strong>et</strong> dans une<br />

position proche du renversement.<br />

Le renversement, le mouvement, le désordre (bien qu’organisé) sont<br />

représentés, pages suivantes, pour évoluer vers une réorganisation qui semble<br />

provenir de l’arrachement de quelque chose que l’on r<strong>et</strong>ient (arrachement d’une<br />

forme noire intérieure qu’il faut "enlever de force", cf. les définitions) avec un<br />

éclatement qu’Ida s’approprie <strong>et</strong> fait évoluer, vers une résolution de son angoisse,<br />

par la création, l’expression graphique d’une forme circulaire, maîtrisée qui<br />

s’insère dans une forme rectangulaire des bandes vertes (la disposition initiale de<br />

ces formes a été transformée) pour enfin maîtriser l’organisation du monde, <strong>et</strong> de<br />

soi au sein d’un monde représenté, avec un envol, de la légèr<strong>et</strong>é (opposée<br />

antérieurement à la tension, à la r<strong>et</strong>enue) <strong>et</strong> une expression verbale (le rire qui<br />

s’oppose aux cris initiaux). Chaque élément se transforme pour accompagner la<br />

résolution de l’angoisse.<br />

1 C<strong>et</strong> album des Éditions du Rouergue a été exploité en classe par M. Place <strong>et</strong> répond à une proposition de réflexion<br />

de N. Everaert-Desmedt.<br />

2 Nous renvoyons le lecteur à l'album cité dont nous ne présentons pas les illustrations pour des raisons de difficultés<br />

matérielles à reproduire <strong>et</strong> éditer des planches illustrées lisibles.


C<strong>et</strong>te dislocation <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te résolution de l’angoisse réapparaissent sur le plan<br />

narratif, par exemple, dans la lecture du texte de l’album Méchante de Nadja où<br />

des enfants de la classe de Paula la taquinent, attrapent sa poupée, la tirent par les<br />

pieds. La poupée est désarticulée, les jambes cassées, le cou tordu.<br />

On identifie ici encore des invariants (sur le plan figuratif) de la thématique<br />

de la violence dans le disloqué, le cassé, la torsion, le renversement. La<br />

résolution heureuse culmine au centre de l’histoire puisque Paula va non seulement<br />

réparer la poupée mais lui donner la parole <strong>et</strong> la vie, le mouvement ("elle parlait,<br />

elle marchait"). Néanmoins la violence, le désir de vengeance reste enfermé dans la<br />

poupée <strong>et</strong> dans Paula <strong>et</strong> va progressivement aussi évoluer <strong>et</strong> se transformer en une<br />

résolution euphorique.<br />

Ici le parcours narratif propose une première résolution d’une forme de<br />

violence par l’enfermement, la r<strong>et</strong>enue <strong>et</strong> évolue vers l’extériorisation de ce qui a<br />

été r<strong>et</strong>enu grâce à la verbalisation.<br />

Pour dernier exemple l’album Jules, défini par les enseignants <strong>et</strong><br />

professionnels du livre de l’enfance comme réellement violent, traite de<br />

"victimisation" <strong>et</strong> ne propose que partiellement une résolution de l’angoisse, de la<br />

violence.<br />

La représentation du corps humain est figurée par des matériaux tels que le<br />

bois, le fer, (une représentation figurative iconique d’un p<strong>et</strong>it garçon aurait été<br />

peut-être trop violente, ici c’est une représentation abstraite). On r<strong>et</strong>rouve dans c<strong>et</strong><br />

album l’arrachement mais ici l’arrachement de parties de soi jusqu’à<br />

l’autodestruction. Chaque partie du corps qui fait l’obj<strong>et</strong> d’une moquerie est<br />

arrachée, j<strong>et</strong>ée, enlevée, emportée, <strong>et</strong>/ou encore dissimulée (il m<strong>et</strong> dans sa poche).<br />

Ici ce n’est plus l’absence de la perception visuelle, auditive mais la perte de la<br />

perception visuelle <strong>et</strong> auditive comme moyens de communiquer avec en plus une<br />

perte de mobilité (alors que la poupée dans Méchante de Nadja la r<strong>et</strong>rouvait).<br />

Ce qui est moqué est la différence perçue par les autres comme un écart visà-vis<br />

d’une norme (tu louches, tu bégaies), on r<strong>et</strong>rouve la dislocation des parties<br />

du corps, l’arrachement, <strong>et</strong> plus encore les parties du corps qui sont brûlées, une<br />

violence extrême dans la moquerie qui n’a aucune limite si ce n’est l’arrivée d’une<br />

p<strong>et</strong>ite fille <strong>et</strong> un r<strong>et</strong>our implicite à la toute p<strong>et</strong>ite enfance par le berceau <strong>et</strong> une<br />

tentative de résolution de l’angoisse par l’écriture (processus de création) qui<br />

doit libérer.<br />

CONCLUSION<br />

Le récit, le conte, d’un point de vue narratif, perm<strong>et</strong> une représentation<br />

"dynamique", c’est-à-dire une résolution de l’émotion. C<strong>et</strong>te représentation de la<br />

violence n’est pas seulement repérable sur le plan verbal, la composition des<br />

éléments non-verbaux est à même de susciter une tension par la saisie sensible de<br />

la dimension plastique. Des invariants mis en relief par la structure narrative, les<br />

illustrations, la composition semblent constituer les bases d’une interprétation<br />

thématique de la violence.<br />

Parler plus précisément de violence, de violence à l’école ou de violences<br />

vécues par les enfants m’a semblé quasi inaccessible si ce n’est sous la forme d’une<br />

violence représentée. Néanmoins l’espace de l’école, qui n’est pas seulement un<br />

espace d’activités mais un espace socialisé, peut utiliser la médiation scolaire


"comme un processus… qui perm<strong>et</strong> de favoriser la diffusion d’un nouveau modèle<br />

de régulation des conflits" 1 par leur analyse.<br />

Fabienne PLEGAT-SOUTJIS<br />

Université de Toulouse-le Mirail<br />

1 Charlot B. & Emin J. Cl.., <strong>Violence</strong>s à l'école : État des savoirs, 1997.


L’ISOTOPIE DE LA VIOLENCE DANS LE PETIT PRINCE<br />

D’A. DE SAINT-EXUPERY<br />

INTRODUCTION<br />

Il se peut que, comme les « grandes personnes » qui ne veulent voir qu’un<br />

chapeau là où le narrateur du P<strong>et</strong>it Prince a dessiné un boa ayant avalé un<br />

éléphant, certains lecteurs ne voient dans le conte de Saint-Exupéry qu’une belle<br />

histoire à raconter, à lire aux enfants, <strong>et</strong> refusent, consciemment ou non, d’y<br />

percevoir une des problématiques posées par le texte, à savoir comment <strong>et</strong><br />

pourquoi la violence se manifeste à tous les niveaux de l’expérience humaine.<br />

La dédicace du P<strong>et</strong>it Prince doit attirer notre attention, tant par son<br />

contenu sémantique que par la personnalité de son dédicataire, Léon Werth, dont<br />

Saint-Exupéry nous dit qu’il est « le meilleur ami qu’il ait au monde ».<br />

C<strong>et</strong> ami, qui, pendant les terribles années 1940-44 reste en France, une<br />

France occupée aux trois quarts par Hitler, <strong>et</strong> dont le reste est géré par Vichy, tient<br />

un « Journal » dont Jean-Pierre Azéma écrit : "Plus on lit Léon Werth plus on<br />

aime à se rappeler qu’en 1943, c’est à lui que Saint-Exupéry a dédié Le P<strong>et</strong>it<br />

Prince". 1<br />

Juif, de gauche, agnostique, anticlérical, Léon Werth fut contraint de se<br />

cacher à Saint-Amour, village du Jura où il possédait une maison de vacances. Il y<br />

a un lien explicite d’intertextualité (au sens le plus large du terme) entre Le P<strong>et</strong>it<br />

Prince <strong>et</strong> le Journal de Léon Werth, car dans l’un comme dans l’autre texte il est<br />

question de « grandes personnes ».<br />

Le 24 novembre 1940 Léon Werth écrivait au suj<strong>et</strong> d’un de ses camarades<br />

du Lycée de Lyon :<br />

"Nous avons été, B… <strong>et</strong> moi, grands copains pendant notre dernière<br />

année de Lycée. Spinoza <strong>et</strong> Kant étaient pour nous sans mystères. Te souviens-tu<br />

de la revue que tu avais composée <strong>et</strong> dont les thèmes s’entrelaçaient, tantôt<br />

scolaires, tantôt périodiquement licencieux. … Je me souviens du coupl<strong>et</strong> sur les<br />

autorités du Lycée<br />

Et si l’infecte astration<br />

s’avise de fair’d’la rouspétance,<br />

Non contents d’lui flanquer des gnons<br />

Nous irons lui crever la panse" 2<br />

S’étant rendu à Lyon, Léon Werth avait appris que son copain, devenu<br />

« un ponte de la médecine », alors qu’il présentait au cours d’une conférence au<br />

club alpin de Lyon des photographies de montagne proj<strong>et</strong>ées sur écran, avait fait<br />

une invocation à Pétain ; d’où ce dialogue imaginaire du journal où il est question,<br />

comme dans Le P<strong>et</strong>it Prince, de « grandes personnes » :<br />

"Tu étais un des gros pontes de la médecine lyonnaise <strong>et</strong> cependant on me<br />

contait de toi de frondeuses fantaisies […]<br />

1 Léon WERTH, Déposition – Journal 1940-44, PARIS, Editions Viviane HAMY.<br />

2 Ibid., p. 105 (astration = administration).


Et maintenant tu invoques Pétain. Ne sais-tu pas que la neurologie aussi<br />

peut être menacée par le sabre de Pétain ? Et, je suis triste à penser que tu vas<br />

peut-être finir en grande personne <strong>et</strong> t’en laisser imposer par « l’infecte<br />

astration » 1 .<br />

En somme, Léon Werth reproche à son camarade de Lycée d’être devenu<br />

« une grande personne », c’est-à-dire d’avoir oublié son enfance, d’avoir oublié<br />

c<strong>et</strong>te force qui, adolescent, le conduisait à résister à « l’infecte administration ».<br />

C<strong>et</strong>te expression « grande personne », qui émailla sans doute les conversations des<br />

deux amis renvoie aux déceptions respectives du héros de l’un avec ceux qui<br />

prennent son boa pour un chapeau, de l’autre, qui constate que son copain de<br />

Lycée de Lyon n’a pas résisté au régime de Vichy. Les grandes personnes qui ne<br />

veulent pas entendre parler de la loi de la jungle, qui ne veulent pas voir un boa<br />

dans le « dessin n°1 » du narrateur, <strong>et</strong> le neurologue lyonnais qui, ne voulant pas<br />

voir la violence, le racisme, la délation, le nazisme, masqués par une sorte de<br />

« légende du Maréchal », préfère disserter sur la beauté des somm<strong>et</strong>s alpins <strong>et</strong><br />

invoquer le Maréchal, ont en commun c<strong>et</strong>te même capacité à nier l’existence de ce<br />

qui peut gêner dans le réel pour n’y prendre en compte que ce qui arrange… dans<br />

l’instant.<br />

Michel Quesnel <strong>et</strong> Michel Autrand ont raison d’écrire dans la « préface<br />

générale » des œuvres complètes 2 que "Le P<strong>et</strong>it Prince est plus proche qu’il n’y<br />

paraît de Pilote de guerre dont le rédacteur en chef du journal de New-York The<br />

Atlantic écrivait en 1942 qu’il s’agissait de la meilleure réponse que les<br />

démocraties aient trouvée jusqu’ici à MEIN KAMPF". Ils ont également raison<br />

d’écrire que « les adultes ne manqueront pas de reconnaître [dans c<strong>et</strong>te chronique<br />

fabuleuse] l’Europe des démocraties étouffées par le monstre nazi » 3 mais on ne<br />

doit pas confondre, alors, « adulte » <strong>et</strong> « grande personne », puisque justement, les<br />

grandes personnes de Saint-Exupéry <strong>et</strong> de Werth ne veulent voir ni l’étouffement<br />

du p<strong>et</strong>it fauve ni celui de l’Europe. Pourquoi les grandes personnes ne veulent-elles<br />

ni voir, ni savoir ?<br />

Les lecteurs du P<strong>et</strong>it Prince accordent-ils au dessin que le narrateur a placé<br />

sur le fronton du premier chapitre toute son importance ? Voient-ils, veulent-ils<br />

voir ou ne pas voir ce qui est dessiné ?<br />

I. L’ISOTOPIE DE LA VIOLENCE<br />

A. Le rapport entre le dessin du boa étouffant un p<strong>et</strong>it fauve <strong>et</strong> le mot<br />

« Prince », élément du titre du conte.<br />

Il est des hasards qui valent la peine d’être notés, <strong>et</strong> celui-ci en est un. Le<br />

mot "prince" <strong>et</strong> le mot "principe" sont formés par la fusion de deux racines : per <strong>et</strong><br />

kap. per est la racine indo-européenne signifiant « en avant ». Elle a donné pari en<br />

sanskrit, , , , en grec, per, pro, prae <strong>et</strong> pri en latin. Parmi les<br />

mots composés avec pri on trouve « princeps » signifiant « celui qui prend la<br />

1 Ibid.<br />

2 A. de Saint-Exupéry, Œuvres complètes, Gallimard. N. R. F., « Bibliothèque de la Pléiade », Tome I , p.<br />

XXXV , 1994.<br />

3 Ibid., p. XLI.


première place », d’où "prince", "principauté", "principal", "principe"… en<br />

français. C’est le sème de l’antériorité, voire de la priorité qui s’impose.<br />

Mais la deuxième syllabe de « Prince » vient de la racine indo-européenne<br />

kap qui signifie "prendre". Elle a donné kapat en sanskrit (=deux poignées pour<br />

prendre) <strong>et</strong> en grec qui veut dire d’abord « ouvrir une grande bouche pour<br />

avaler », « happer avidement », « avaler gloutonnement ». a donné capere<br />

en latin, prendre, capax, qui peut contenir, captura, la prise, <strong>et</strong>c., d’où tous les<br />

composés tels que AC-cipere, praecipere <strong>et</strong>c. <strong>et</strong> ceux du type municeps (qui prend<br />

part aux charges) <strong>et</strong> princeps, celui qui prend la première place, le chef.<br />

Ainsi, la combinaison sémique « premier » <strong>et</strong> « ouvrir une grande gueule<br />

pour avaler » que l’on trouve dans l’étymologie du mot "prince", se r<strong>et</strong>rouve<br />

FIGURATIVISÉE dans le dessin du boa avalant le p<strong>et</strong>it fauve. L’idée de<br />

VIOLENCE contenue dans l’étymologie du mot « Prince » est signifiée également<br />

par ce dessin que le narrateur a copié alors qu’il était enfant, « dans un livre sur la<br />

forêt vierge » qui s’appelait Histoires vécues.<br />

B. Le boa avalant un fauve<br />

Ce dessin a inspiré le narrateur qui proposa ensuite aux « grandes<br />

personnes » ses dessins n° 1 <strong>et</strong> n° 2. Par un jeu de déictiques, le texte graphique<br />

renvoie au « texte iconique » dont il n’est pas un commentaire : « ça représentait<br />

un boa qui avalait un fauve. Voilà la copie du dessin » (L.P.P., p. 9)<br />

« Voilà » renvoie à la situation d’énonciation puisqu’il indique au<br />

destinataire du texte, le lecteur, la présence d’un obj<strong>et</strong> qu’il doit prendre en<br />

considération pour comprendre le sens du texte. Présentateur d’identité, dirait<br />

Patrick Charaudeau, <strong>et</strong> déictique, « voilà » oblige le lecteur à faire une « rétrolecture<br />

» pour comprendre de quelle image ou dessin il s’agit.<br />

En prenant le mot ANAPHORE dans son sens le plus large, on peut dire<br />

que « ça » anaphorise « magnifique image » <strong>et</strong> « cataphorise » en même temps « un<br />

serpent boa qui… ». Quant au syntagme « la copie du dessin », il anaphorise le


dessin si l’on prend en considération le sens inverse de la lecture imposé par le<br />

narrateur. Si l’on s’en tient à la lecture linéaire « la copie du dessin » est la<br />

cataphore graphique d’un élément iconique du texte. Le lecteur est ainsi pris dans<br />

un entrelacs d’anaphores <strong>et</strong> de cataphores linguistiques <strong>et</strong> linguistico-iconiques qui<br />

l’obligent à remonter vers le dessin présenté par « voilà ».<br />

Or, que représente ce dessin, si ce n’est une scène de violence, la violence<br />

animale, celle de la lutte pour la vie.<br />

Si nous prenons en compte le signifiant graphique <strong>et</strong> le signifiant iconique,<br />

nous constatons que le texte nous indique que le boa avale un fauve, alors que le<br />

dessin nous représente un boa de couleur fauve <strong>et</strong> un fauve qui n’a justement pas la<br />

couleur d’un fauve. Le fauve étouffé est de couleur viol<strong>et</strong>te, or le viol<strong>et</strong> se trouve<br />

sur l’horizon du cercle vital, à l’opposé du vert, c’est-à-dire qu’il est la couleur de<br />

l’involution, du passage de la vie à la mort, nous dit le Dictionnaire des symboles<br />

de Jean CHEVALIER <strong>et</strong> Alain GHEERBRANT (Éd. Robert LAFFONT,<br />

Bouquins).<br />

Le dessin copié par le narrateur montre que le boa possédait les modalités<br />

actualisantes du /savoir-faire/ <strong>et</strong> du /pouvoir-faire/ qui lui ont permis de réaliser son<br />

programme de conjonction avec le fauve, ce qui rend possible l’absorption de ce<br />

dernier. Sur le plan narratif, on peut dire que chaque actant, suj<strong>et</strong> d’un programme,<br />

est en même temps l’anti-suj<strong>et</strong> par rapport au programme de son adversaire.<br />

Situation courante, mais sur le plan des modalités actualisantes les suj<strong>et</strong>s<br />

opérateurs ont les mêmes /devoir <strong>et</strong> vouloir-faire/, à savoir devoir <strong>et</strong> vouloir<br />

dévorer l’autre pour vivre. Condamnés à se poursuivre, se combattre, à<br />

s’entredévorer, le boa <strong>et</strong> le fauve obéissent à la même loi, la loi de la jungle :<br />

« J’ai alors beaucoup réfléchi sur les aventures de la jungle… » (L.P.P.,<br />

p. 9)<br />

La jungle c’est entre autres sens « tout endroit, tout milieu humain où<br />

règne la loi des fauves, de la sélection naturelle » disent les dictionnaires. Le dessin<br />

n° 1 est inspiré de c<strong>et</strong>te loi de la jungle, <strong>et</strong> de l’image du livre Histoires vécues<br />

puisqu’il représente un boa ayant avalé un éléphant.<br />

Le narrateur-enfant a saisi que l’agressivité qui génère la violence a des<br />

bases naturelles ; sans c<strong>et</strong>te agressivité, le fauve ne peut survivre. Cependant,<br />

l’auteur du dessin n°1 rem<strong>et</strong> en cause l’ordre des choses signifié par la copie du<br />

dessin d’Histoires vécues puisque, modifiant les fonctions adaptatives spécifiques<br />

de telle <strong>et</strong> telle espèce, il donne au boa la capacité d’avaler un éléphant, ce qui<br />

revient en somme à nier c<strong>et</strong>te loi de la jungle, la loi du plus fort. Il y a donc une<br />

remise en cause de l’ordre des choses dans les dessins n°1 <strong>et</strong> n°2, mais, en même<br />

temps, en prolongeant la scène liminaire du boa digérant le fauve, ces dessins<br />

prolongent c<strong>et</strong> ordre, <strong>et</strong> en r<strong>et</strong>iennent le caractère violent.<br />

C. Les dessins n° 1, n° 2 <strong>et</strong> le champ lexical de la violence<br />

Le dessin n°1 exprime le désir qu’avait le narrateur alors enfant, donc pas<br />

encore « grande personne », de raconter à son tour une « histoire naturelle » qui,<br />

d’un point de vue narratif, se situe à un stade beaucoup plus avancé de la<br />

réalisation du programme, puisque le boa a déjà avalé l’éléphant. Malgré son<br />

caractère irréaliste, la scène se situe dans l’exact prolongement de l’image<br />

d’Histoires vécues, <strong>et</strong> se définit comme un des éléments de l’isotopie de la


violence, du fait des « liens de parenté », dirait Joseph Courtés, qui s’établissent<br />

d’une part entre les dessins, d’autre part entre les sémèmes de « Serpent boa »,<br />

« avalait un fauve », « faisait peur », « ferait-il peur », <strong>et</strong>c., enfin entre ces dessins<br />

<strong>et</strong> ces sémèmes. Il serait possible, dans la mesure où des éléments de signification<br />

sont communs <strong>et</strong> récurrents dans l’ensemble texte <strong>et</strong> dessins, de parler d’une<br />

isotopie « iconico-linguistique ».<br />

Si l’on construit le champ lexical de /la violence/ de ce premier paragraphe du<br />

conte, on s’aperçoit qu’il est particulièrement bien fourni : 14 éléments lexicaux<br />

contenant le sème /violence/ (Forêt vierge, boa, <strong>et</strong>c.) plus les trois dessins. On peut<br />

dire que la violence engendrant la violence, la violence de l’image initiale<br />

d’Histoires vécues a engendré la réalisation de sa copie par le narrateur enfant,<br />

puis celle des dessins n°1 <strong>et</strong> n°2, également réalisés par le narrateur enfant,<br />

violence que les « grandes personnes » ne savent pas ou ne veulent pas voir.<br />

Certes, ce constat ne perm<strong>et</strong> pas d’affirmer que « la violence » constitue<br />

l’élément thématique axial de ce conte, mais il faut bien reconnaître que, dès le<br />

début du premier chapitre, elle est posée comme suj<strong>et</strong> de/à réflexion. Si l’on<br />

considère un thème comme dénominateur générique, on peut dire que le thème du<br />

serpent étouffant le p<strong>et</strong>it fauve qu’il s’apprête à avaler, peut être lexicalisé par « loi<br />

de la jungle », ou « violence de la loi naturelle ». Sur les vingt-sept chapitres du<br />

conte, vingt <strong>et</strong> un contiennent des éléments lexicaux dont les sémèmes contiennent<br />

le sème /violence/; Seuls les chapitres VI, XI, XII, XVI, XIX <strong>et</strong> XXIII ne sont pas<br />

irrigués par l’isotopie de la violence, mais leurs positions respectives dans le texte<br />

font qu’ils sont enchâssés dans l’ensemble comme des pauses sémantiques par<br />

rapport à la permanence du sème /violence/ dans les vingt <strong>et</strong> un autres chapitres. Si<br />

l’on considère le thème « lutte pour la vie », comme thème macrogénérique<br />

englobant /violence/ <strong>et</strong> /non-violence/, on peut l’articuler en quatre domaines, pour<br />

le seul chapitre I :<br />

Domaine n° 1 :<br />

Domaine n° 2 :<br />

Domaine n° 3 :<br />

Domaine n° 4 :<br />

/enfance du narrateur/<br />

/la loi de la jungle/<br />

/la force/<br />

/la culture/<br />

Ces quatre domaines peuvent se grouper en deux couples oppositionnels :<br />

/faiblesse de l’enfance/ vs /force de l’adulte/ <strong>et</strong> /loi de la jungle/ vs /culture/<br />

La force des grandes personnes par rapport à la faiblesse de l’enfant a<br />

joué un rôle important puisque le narrateur « [a] abandonné à l’âge de six ans, une<br />

magnifique carrière de peintre » (L.P.P., p. 10). La composante des forces mises en<br />

mouvement, <strong>et</strong> en apparence se neutralisant, se r<strong>et</strong>ourne en fait contre le narrateur<br />

enfant, c’est-à-dire contre le faible :<br />

- la force des grandes personnes s’impose à l’enfant ;<br />

- la loi de la jungle, c’est-à-dire la loi du plus fort, converge avec la force désignée cidessus,<br />

c’est-à-dire m<strong>et</strong> l’enfant dans la situation de dominé ;


- la culture qui, dans la mesure où elle s’oppose à la nature, donc à la loi de la jungle,<br />

pourrait aider l’enfant, se r<strong>et</strong>ourne en fait contre lui puisque les arguments des<br />

grandes personnes vont le convaincre de s’intéresser à d’autres disciplines.<br />

Pourquoi c<strong>et</strong>te convergence des forces s’oppose-t-elle au narrateur enfant ?<br />

Sans doute parce qu’il a voulu utiliser le champ de la culture pour représenter ce<br />

qui fait honte à « la grande personne », ce qu’elle cache : la violence qu’elle porte<br />

en elle… celle du boa. Mais n’est-il pas victime lui-même, dès la découverte<br />

d’Histoires vécues, du peu de clarté dans laquelle baigne l’opposition<br />

« nature/culture », puisque c’est par la culture qu’il a voulu représenter l’aspect le<br />

plus terrifiant de la nature : s’entredévorer… pour vivre… ?<br />

Le découragement du jeune peintre provoqué par la réaction des<br />

« grandes personnes » n’est-il pas la conséquence d’ un « acte de violence » ?<br />

S’il est une isotopie qui s’impose à tout lecteur, c’est celle de la<br />

/mélancolie/ qui irrigue la totalité de l’ouvrage, <strong>et</strong> s’il est un champ lexical évident<br />

c’est celui du /dysphorique/ qui s’ouvre dès le premier chapitre :/faisait peur/,<br />

/abandonné/, /découragé/, /insuccès/, /ne comprennent rien/, /fatigant/, /égaré/, /pas<br />

amélioré/.<br />

D. Le serpent ou le chapeau ?<br />

Le narrateur avait commencé par poser le topic de la violence de la vie<br />

animale, de la loi de la jungle, mais à ce topic il va en opposer un autre, celui du<br />

chapeau, les deux étant liés par le terme connecteur « avoir peur » :<br />

«… si mon dessin leur faisait peur ? »<br />

« Pourquoi un chapeau ferait-il peur ? »<br />

Le discours du narrateur est homogène, mais pendant quelques lignes le lecteur se<br />

trouve dans la situation des « grandes personnes » devant le dessin n° 1, <strong>et</strong> l’erreur<br />

d’interprétation faite sur ce dessin correspond à la situation décrite par Greimas au<br />

suj<strong>et</strong> des « variations d’isotopies » 1 .<br />

Ainsi, après avoir posé, dès le début du premier chapitre, le topic de la<br />

violence animale, que nous désignerons, pour simplifier, par le syntagme « loi de la<br />

jungle », dont la redondance perm<strong>et</strong> la mise en évidence de l’isotopie de /la<br />

violence/, le narrateur, en relatant le dialogue avec les grandes personnes, brise<br />

c<strong>et</strong>te homogénéité en introduisant une thématique inattendue, celle du chapeau.<br />

/chapeau/ vs /boa digérant/<br />

/culture/ vs /nature/<br />

Le « chapeau » relève de la culture non seulement en tant qu’obj<strong>et</strong><br />

manufacturé, mais parce que son champ sémantique privilégie plutôt ce qui relève<br />

de la civilité, de la politesse, <strong>et</strong> du respect de l’autre. On « tire son chapeau à<br />

quelqu’un », on lui « donne un coup de chapeau », on l’applaudit ou on l’approuve<br />

en s’écriant « chapeau ! », <strong>et</strong>c.<br />

C<strong>et</strong>te opposition /chapeau/ vs /boa digérant un éléphant/ c’est-à-dire /civilité/ vs<br />

/vie animale/ peut s’interpréter de plusieurs façons, mais il est clair que les<br />

« grandes personnes », en ne voulant voir que l’aspect « civilité », veulent ignorer<br />

l’aspect violent de la vie animale.<br />

1 GREIMAS Algirdas Julien, Sémantique Structurale, nouvelle édition, 1986, P.U.F., p. 70.


II. LE « CHAPEAU », LE « BOA » ET LE « PETIT PRINCE »<br />

Quittons quelques instants le texte pour revenir au contexte, donc à<br />

certaines des conditions de la communication. À l’âge de quatorze ans,<br />

Saint-Exupéry alors élève au Collège Sainte-Croix au Mans, avait fait un<br />

devoir de français intitulé : « Odyssée d’un chapeau de forme » 1 dont voici<br />

un extrait :<br />

« Je naquis dans une usine de chapeaux. Pendant plusieurs jours, je subis toutes sortes de<br />

supplices : on me découpait, on me tendait, on me vernissait. Enfin, un soir, je fus envoyé avec<br />

mes frères chez le plus grand chapelier de Paris.<br />

On me mit à la vitrine ; j’étais un des plus beaux hauts de forme de l’attelage, j’étais si brillant<br />

que les femmes qui passaient ne manquaient pas de se mirer dans mon verni ; j’étais si élégant<br />

qu’aucun gentleman distingué ne me voyait sans avoir pour moi un regard de convoitise… » 2<br />

C<strong>et</strong>te autobiographie d’un chapeau qui r<strong>et</strong>race sa vie depuis les douleurs de<br />

sa naissance jusqu’au déclin de son statut social :<br />

« J’espère bien être vénéré à titre de relique pour avoir orné le crâne de mon<br />

illustre possesseur Bam — Boum II, roi du Niger ». 3 donne déjà l’idée d’un certain<br />

pessimisme sur l’humanité, hantant le jeune auteur. Ainsi le premier client qui<br />

achète le chapeau est-il trompé par le vendeur :<br />

« [Le client] sortit de sa poche un portefeuille si bien garni que le marchand me<br />

vendit un prix double de mon vrai prix ; car il avait pour maxime de ne jamais<br />

manquer les occasions <strong>et</strong>… les bill<strong>et</strong>s de banque. » 4<br />

« Le plus grand chapelier de Paris » annonce un personnage du chapitre<br />

XIII du P<strong>et</strong>it Prince : « Le businessman ».<br />

Nous pouvons considérer l’allusion au « chapeau », comme étant celle<br />

d’une grande personne qui se souvient qu’elle a d’abord été enfant. À la limite on<br />

peut dire que la dédicace du P<strong>et</strong>it Prince, « À Léon Werth quand il était p<strong>et</strong>it<br />

garçon » est signée d’« Antoine de Saint-Exupéry se souvenant qu’il a été p<strong>et</strong>it<br />

garçon ». Il se peut qu’un des ressorts de l’amitié <strong>et</strong> de la complicité intellectuelle<br />

qui lièrent ces deux hommes soit, pour l’un comme pour l’autre, c<strong>et</strong>te capacité à ne<br />

pas oublier l’enfance, d’où le sens que donnent l’un <strong>et</strong> l’autre à l’expression<br />

« grande personne » utilisée dans des contextes différents certes, mais liés par le<br />

même drame, celui de la deuxième guerre mondiale <strong>et</strong> de l’expansion du nazisme.<br />

E. Délire du narrateur ?<br />

Revenons au dessin liminaire copié dans Histoires vécues : « le boa sur le<br />

point d’avaler le p<strong>et</strong>it fauve ».<br />

Ira-t-on jusqu’à dire que Saint-Exupéry nous décrit là, inconsciemment le<br />

début d’un délire, métaphorisé. Nous notons que l’idée du boa avalant un fauve<br />

n’est pas une idée fausse, n’est pas une erreur puisqu’elle se réfère à Histoires<br />

vécues, mais le boa avalant un éléphant devient un délire car le contenu de la scène<br />

n’est plus en rapport avec le réel, or c<strong>et</strong>te scène est devenue le point de repère du<br />

narrateur enfant qui, sous peine d’être complètement coupé de la vie sociale,<br />

1 Saint-Exupéry, Œuvres complètes, Tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions de 1994,<br />

Textes de jeunesse, p. 3 à 5.<br />

2 Ibid. (l’orthographe de l’original a été respectée par l’éditeur).<br />

3 Ibid., p. 5.<br />

4 Ibid., p. 4.


accepte de suivre avec une certaine mélancolie les conseils des grandes personnes.<br />

Curieusement ce sont les « grandes personnes » qui manquent de lucidité<br />

puisqu’elles ne veulent pas voir la scène de violence imaginée par un p<strong>et</strong>it garçon,<br />

ni n’ont la capacité de se m<strong>et</strong>tre à sa place… quelques instants. A la limite, il nous<br />

faudrait construire un suj<strong>et</strong> hétérogène « narrateur enfant <strong>et</strong> grandes personnes »,<br />

suj<strong>et</strong> dont la relation avec le monde serait doublement altérée : refus de voir la<br />

réalité de la vie animale d’une part, refus de se m<strong>et</strong>tre à la place du narrateur<br />

enfant, à la place de l’autre.<br />

Le chapitre VII est éloquent à ce suj<strong>et</strong>, un problème de nourriture <strong>et</strong> de<br />

prédateurs se posant au P<strong>et</strong>it Prince, comme il s’en est posé un au narrateur, alors<br />

enfant :<br />

- "Un mouton, s’il mange les arbustes, il mange aussi les fleurs ?<br />

- Un mouton mange tout ce qu’il rencontre.<br />

- Même les fleurs qui ont des épines ?<br />

- Oui, même les fleurs qui ont des épines.<br />

- Alors, les épines à quoi servent-elles ?<br />

Je ne le savais pas" 1<br />

Le P<strong>et</strong>it Prince découvre, ou plutôt a confirmation de ce qu’il craignait, à<br />

savoir qu’un mouton (qui en apparence n’a rien à voir avec le boa du narrateur), se<br />

comporte avec violence puisqu’il mange les fleurs, même celles qui ont des épines,<br />

d’où son discours sur la guerre des moutons <strong>et</strong> des fleurs 2 :<br />

« Il se dit : Ma fleur est là quelque part… Mais si le mouton mange la<br />

fleur, c’est pour lui comme si, brusquement, toutes les étoiles s’éteignaient ! Et ce<br />

n’est pas important ça ! » 3<br />

Le P<strong>et</strong>it Prince est pris dans une contradiction affective puisque c’est lui<br />

qui a demandé le mouton <strong>et</strong> lui qui cultive sa rose. Le mouton <strong>et</strong> la rose sont les<br />

obj<strong>et</strong>s respectifs de son désir d’amitié <strong>et</strong> de son désir d’amour. On comprend alors<br />

pourquoi le narrateur, qui ne raisonne pas en grande personne, avait déjà dit au<br />

P<strong>et</strong>it Prince, au chapitre VI du conte, qu’il avait compris sa « p<strong>et</strong>ite vie<br />

mélancolique ». 4<br />

Notons que le chapitre VII, où est décrite l’angoisse de P<strong>et</strong>it Prince<br />

provoquée par la guerre entre les moutons <strong>et</strong> les fleurs, est un des passages du<br />

texte où le champ lexical de /la violence/ est manifesté par une trentaine de lexèmes<br />

ou combinaisons lexématiques (brusquerie, sans préambule, mange les arbustes,<br />

<strong>et</strong>c.)<br />

Dès son « apparition » (Chapitre II) le P<strong>et</strong>it Prince avait demandé au<br />

narrateur de lui dessiner « un mouton », mais le narrateur pensant qu’il n’était<br />

capable de reproduire que ses dessins n°1 <strong>et</strong> n°2, lui proposa son dessin n°1, c’està-dire<br />

le « boa fermé ». Or le P<strong>et</strong>it Prince s’exclame :<br />

1 Le P<strong>et</strong>it Prince, p. 27.<br />

2 Ibid., p. 29.<br />

3 Ibid., p. 30.<br />

4 Le P<strong>et</strong>it Prince, p. 26.


« Non ! non ! je ne veux pas d’un éléphant dans un boa. Un boa c’est très<br />

dangereux, <strong>et</strong> un éléphant c’est très encombrant. Chez moi c’est tout p<strong>et</strong>it. J’ai<br />

besoin d’un mouton. Dessine-moi un mouton ». 1<br />

Le P<strong>et</strong>it Prince n’est pas une « grande personne » puisqu’il ne confond<br />

pas un « boa fermé » avec un « chapeau ». Il sait lire les dessins de l’enfance du<br />

narrateur, or le narrateur adulte n’a pas oublié son enfance <strong>et</strong> lui propose ses<br />

dessins d’enfant.<br />

Mais ce qui satisfait le P<strong>et</strong>it Prince devient au chapitre VII le signal d’un<br />

danger : le mouton représente un danger pour la fleur, puis de signal de danger, le<br />

mouton devient signal d’angoisse, d’une angoisse qui se rapporte à un obj<strong>et</strong> du<br />

désir.<br />

III. LE CHAPITRE II ET LE PORTRAIT DESSINÉ DU PETIT PRINCE<br />

C’est le chapitre de la rencontre du narrateur avec le héros du conte. Un<br />

champ lexical du /dysphorique/ y est facilement décelable :<br />

/s’était cassé/, /mort/, /naufragé/, /frappé/, /foudre/, /boas (fermés)/, /boas<br />

(ouverts)/, /mort de fatigue/, /mort de faim/, /enfant perdu/, /danger de mort/, <strong>et</strong>c.,<br />

mais ce qui est le plus étonnant dans ce chapitre est la facture du dessin de la page<br />

13, qui nous présente le P<strong>et</strong>it Prince en tenue officielle de Prince, un P<strong>et</strong>it Prince<br />

qui n’a que peu à voir avec celui qui est représenté sur la première de couverture,<br />

<strong>et</strong> sur la plupart des illustrations de l’ouvrage.<br />

Ce dessin fait partie du texte, mais il en est détaché car il a droit, comme<br />

cadre, à une page entière. Sous le dessin est noté un fragment du texte de la page<br />

précédente :<br />

« Voilà le meilleur portrait que, plus tard, j’ai réussi à faire de lui ».<br />

Notons l’importance de « plus tard » qui nous fait comprendre comment<br />

la distance dans le temps peut expliquer les différences entre ce portrait <strong>et</strong> les<br />

autres portraits du P<strong>et</strong>it Prince.<br />

Le P<strong>et</strong>it Prince est habillé d’une redingote de cérémonie verte, longue,<br />

évasée vers le bas, avec des revers, des manch<strong>et</strong>tes, une doublure rouge <strong>et</strong> des<br />

épaul<strong>et</strong>tes jaunes surmontées chacune d’une étoile à cinq branches. Il tient dans sa<br />

main gauche une épée dont il courbe la lame en en appuyant la pointe sur le sol.<br />

Bref, c’est un P<strong>et</strong>it Prince très militaire, habillé aux couleurs du 1 er Empire (vert <strong>et</strong><br />

rouge), un P<strong>et</strong>it Prince dont le costume <strong>et</strong> l’équipement signifient qu’il connaît la<br />

violence de la guerre, qu’il est capable de combattre, de manipuler l’épée.<br />

Deux détails curieux sur ce dessin :<br />

- tout d’abord, le P<strong>et</strong>it Prince est gaucher (il tient l’épée de la main<br />

gauche) alors que sur les autres dessins il est représenté droitier, p. 23 quand il<br />

jardine, p. 32 quand il arrose, p.35 quand il ramone ses volcans, p. 79 quand il<br />

puise de l’eau ;<br />

- deuxième détail : les épaul<strong>et</strong>tes du P<strong>et</strong>it Prince semblent être faites avec<br />

les éperons qui manquent à ses bottes de militaire.<br />

Quel sens faut-il donner à ce dessin qui nous donne du P<strong>et</strong>it Prince une<br />

image très particulière, inhabituelle ? Le texte ne donne pas la clé de c<strong>et</strong>te énigme,<br />

1 Ibid., p. 14.


si ce n’est qu’il révèle, comme nous l’avons fait remarquer, que ce dessin a été fait<br />

« plus tard », après la rencontre.<br />

« Voilà le meilleur portrait que, plus tard, j’ai réussi à faire de lui. Mais<br />

mon dessin, bien sûr, est beaucoup moins ravissant que le modèle. Ce n’est pas ma<br />

faute. J’avais été découragé dans ma carrière de peintre par les grandes<br />

personnes ». 1<br />

Le narrateur justifie ces variations dans le chapitre IV :<br />

« J’essaierai, bien sûr, de faire des portraits le plus ressemblants possible.<br />

Mais je ne suis pas tout à fait certain de réussir. Un dessin va, <strong>et</strong> l’autre ne<br />

ressemble plus. Je me trompe un peu aussi sur la taille. Ici le P<strong>et</strong>it Prince est trop<br />

grand. Là il est trop p<strong>et</strong>it. J’hésite aussi sur la couleur du costume […] Je me<br />

tromperai enfin sur certains détails plus importants. Mais ça, il faudra me le<br />

pardonner […] Je ne sais pas voir les moutons à travers les caisses. Je suis un peu<br />

comme les grandes personnes. J’ai dû vieillir. » 2<br />

Ce P<strong>et</strong>it Prince, « napoléonien » au point que sa silhou<strong>et</strong>te rappelle le<br />

célèbre couvre-chef de l’empereur, est-il un P<strong>et</strong>it Prince ayant grandi, un P<strong>et</strong>it<br />

Prince devenu déjà « une grande personne ». Peut-être mais ce P<strong>et</strong>it Prince tient<br />

l’épée de la main gauche <strong>et</strong> se sert des éperons pour en faire des épaul<strong>et</strong>tes…<br />

Enfantillage ? Dérision ? <strong>Violence</strong> détournée de ses fins ? Ce P<strong>et</strong>it Prince enfin<br />

loge dans un « chapeau napoléonien » tout entier, comme l’éléphant dans un boa.<br />

Est-ce la « Grande personne » se souvenant de la guerre de son enfance, celle de<br />

1914, celle du « ball<strong>et</strong> des avions qui bombardent la capitale ? « Ils sont venus…<br />

Ça y est, j’ai assisté à un peu de guerre. Je vais te raconter ça… C’est féerique »,<br />

écrit-il à ses amis dans des l<strong>et</strong>tres enthousiastes 3 .<br />

Le dessin reste énigmatique : il semble signifier que le P<strong>et</strong>it Prince de par<br />

son statut de prince est condamné à se battre, donc à la violence, mais il le fait de<br />

la main gauche, alors qu’il est droitier. Il se battra donc « maladroitement », mais<br />

avec décision comme l’indique la pointe de l’épée recourbée par la pression<br />

exercée sur le sol ; il accepte de m<strong>et</strong>tre des épaul<strong>et</strong>tes mais ce sont les éperons…<br />

qui ont forme d’étoiles, <strong>et</strong> sont donc un merveilleux parement. L’éperon est fait<br />

pour piquer le cheval, afin d’accélérer son allure mais c’est aussi le nom de l’ergot<br />

du coq, qui est une arme de combat. Quelle est c<strong>et</strong>te vérité que font sonner les<br />

éperons montés sur épaul<strong>et</strong>tes du P<strong>et</strong>it Prince ?<br />

« Je fais, en traversant les groupes <strong>et</strong> les ronds,<br />

Sonner des vérités comme des éperons. » 4<br />

Tous ces signifiants de la guerre, donc de la violence, réunis sur le dessin :<br />

l’épée, la tenue militaire napoléonienne, les éperons, les épaul<strong>et</strong>tes, le célèbre<br />

bicorne de l’empereur… sont-ils la concession du P<strong>et</strong>it Prince au combat ?… Mais<br />

la redingote trop grande, en forme de chapeau, les éperons en épaul<strong>et</strong>tes, l’épée<br />

tenue de la main gauche ne montrent-ils pas que la grande personne n’a pas pris<br />

1 Ibid., p. 12.<br />

2 Ibid., p. 21.<br />

3<br />

Nathalie des Vallières, septembre 1998, Saint-Exupéry, L’Archange <strong>et</strong> l’écrivain, Gallimard,<br />

Découvertes, 356, p. 24.<br />

4 Rostand Edmond, Cyrano de Bergerac, I - 4.


totalement le dessus sur l’enfant ? « La guerre féerique »… oui, mais pas la guerre<br />

conçue par les grandes personnes…<br />

Ce P<strong>et</strong>it Prince armé est celui qui pourrait combattre tous ceux qui sont<br />

susceptibles de tuer sa rose, tous ceux qui symbolisent le système violent dont ils<br />

vivent, le businessman par exemple. Antoine de Saint-Exupéry nous dit peut-être<br />

par ce dessin ce qu’il est vraiment, l’homme d’honneur qui sait qu’il doit<br />

combattre, mais qui tourne en dérision la mentalité guerrière, sans doute barbare<br />

pour lui… Le devoir de se battre s’impose à lui mais jamais le plaisir de tuer…<br />

IV. LA VIOLENCE DE L’IMPÉRIALISME CULTUREL ET<br />

L’ASTRONOME TURC (CH. IV -p. 18-19)<br />

Lorsque l’astronome turc fait savoir qu’il a observé l’astéroïde B 612, que<br />

le narrateur a identifié pour sa part comme étant la planète d’où arrive Le P<strong>et</strong>it<br />

Prince, il n’est pas pris au sérieux par un congrès international d’Astronomie parce<br />

qu’il est habillé en turc. Mustafa Kemal n’a sans doute pas encore totalement<br />

réalisé sa révolution, sa transformation de la Turquie en un état moderne. Mais une<br />

fois le pays « turquisé, modernisé <strong>et</strong> occidentalisé » selon les principes du<br />

Kemalisme, notre astronome, habillé en occidental, refait sa démonstration <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />

fois-ci il est pris au sérieux. « Les grandes personnes sont comme ça ». 1<br />

Deux domaines sont à prendre en considération dans ce passage, le<br />

domaine /astronomie/ <strong>et</strong> le domaine /histoire politique/ . La mise en évidence des<br />

deux champs lexicaux correspondants est aisée :<br />

/astronomie/: planète-planètes-Terre-Jupiter-Mars-Vénus-Télescopeastronome-astéroïde<br />

3251-planète-astéroïde B612-astéroïde-télescope-astronome-<br />

Congrès interna-tional d’Astronomie-astéroïde B612-astronome-Astéroïde B 612.<br />

/histoire politique/: en 1909-Turc-Congrès international-dictateur turcpeuple-peine<br />

de mort-à l’européenne–1920.<br />

Sur le plan syntagmatique nous pouvons parler de deux isotopies<br />

génériques, celle de/la science/<strong>et</strong> celle de/la politique/, or ces deux isotopies sont<br />

mises en relation par le sème de/la violence/:<br />

/violence/: dictateur- turc- imposa- peine de mort.<br />

Si l’on considère le syntagme « astronome turc », on constate que dans ce<br />

texte il réunit des sèmes génériques (/savant/-/nationalité/), des sèmes spécifiques<br />

(/astronome/), voire un sème afférent (/turc/).<br />

L’illustration, en haut à gauche de la page 19, confirme que l’astronome<br />

turc, lors de sa grande démonstration à un congrès international d’astronomie, était<br />

habillé en turc, ce qui n’aurait dû poser aucun problème du fait du caractère<br />

« international » du Congrès.<br />

Que signifie le costume turc ? Sans doute la « culture turque », mais c<strong>et</strong>te<br />

« culture turque » s’oppose à ce que l’on appelle « la civilisation occidentale »,<br />

c’est-à-dire qu’en fait, c’est de l’opposition Orient/Occident dont il est question.<br />

Ce n’est pas par hasard que le narrateur choisit la Turquie, car depuis la nuit des<br />

temps nous sommes là dans la zone de l’affrontement constant entre l’Orient <strong>et</strong><br />

l’Occident. Mais il ne s’agit pas ici d’un affrontement entre les Perses <strong>et</strong> les Grecs,<br />

ni d’une bataille entre les Grecs <strong>et</strong> les Turcs. C’est d’un autre combat, d’une<br />

1 Le P<strong>et</strong>it Prince, p. 19.


violence d’une autre nature dont il s’agit, car la « civilisation occidentale » n’est<br />

plus une actualisation d’une certaine culture, mais une domination par celle-ci des<br />

autres cultures ; il n’y a pas une égale répartition des forces dans l’interaction entre<br />

Orient <strong>et</strong> Occident. Le discours de l’astronome turc ne peut être pris en<br />

considération que lorsque le savant turc est habillé en costume européen, <strong>et</strong> ce,<br />

parce qu’un dictateur turc « imposa à son peuple, sous peine de mort, de<br />

s’habiller à l’européenne ». Si un turc a le paraître européen, il peut être écouté.<br />

C<strong>et</strong>te violence s’appelle « impérialisme culturel » ; Léon Werth la dénonça, ainsi<br />

que le colonialisme, dès 1920 dans son roman Cochinchine (Il ne connaissait alors<br />

pas encore « Tonio »).<br />

V. LE DRAME DES BAOBABS ET LE NAZISME<br />

Le chapitre V peut être interprété comme une métaphore du nazisme <strong>et</strong> du<br />

danger qu’il représente pour la planète entière, donc pour l’Homme. Là encore, le<br />

champ lexical de la violence irrigue le texte :<br />

/violence/: drame-brusquement-mangent les arbustes-mangent les<br />

baobabs-mangent les p<strong>et</strong>its baobabs-mauvaise plante-arracher-graines terriblesinfesté-perfore-font<br />

éclater-arracher-catastrophe-danger-risques-danger.<br />

C<strong>et</strong>te isotopie (lexicale) se prolonge dans le dessin dont les couleurs<br />

dominantes, le vert <strong>et</strong> le brun, connotent celle de l’Allemagne nazie. Les racines<br />

des baobabs étouffant la planète nous rappellent l’étouffement du p<strong>et</strong>it fauve par le<br />

serpent dans le dessin placé en tête du conte.<br />

« Le P<strong>et</strong>it Prince regroupe toutes les angoisses <strong>et</strong> les vérités d’un Saint-<br />

Exupéry qui utilise le biais d’un p<strong>et</strong>it bonhomme pour parler de ce qui lui tient le<br />

plus à cœur » écrit Nathalie des Vallières 1 , <strong>et</strong> sans doute le constat en 1942-43 de<br />

l’extension du nazisme (envahissement de la zone libre en 1942, à la suite du<br />

débarquement américain en Afrique du Nord), le maintien du fascisme en Italie,<br />

sans parler de la dictature de Franco, sont « métaphorisés » par c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite planète<br />

qui s’étouffe sous la pression des baobabs qu’on a laissé pousser. Souvenons-nous<br />

qu’en c<strong>et</strong>te année 1942 Saint-Exupéry lut à la radio américaine un texte dont voici<br />

un extrait toujours cité par Nathalie des Vallières :<br />

« La nuit allemande a achevé d’ensevelir notre territoire. La France n’est<br />

plus que silence. Elle est perdue quelque part dans la nuit, tous feux éteints,<br />

comme un navire ». 2<br />

Quittant le narrateur pour Saint-Exupéry, nous ne voulons pas aborder ici<br />

la querelle politique déclenchée par celui qui n’acceptait pas de faire partie d’une<br />

moitié de la France, celle qui résistait, (l’évaluation quantitative est vraiment<br />

optimiste !) en devant se battre contre l’autre ; mais à ceux qui auraient des doutes<br />

sur le sens de la métaphore des baobabs étouffant la planète, nous demandons de<br />

bien considérer la dernière phrase du chapitre sur les baobabs :<br />

« Pourquoi n’y a-t-il pas, dans ce livre, d’autres dessins aussi grandioses<br />

que le dessin des baobabs ? La réponse est bien simple : j’ai essayé mais je n’ai pas<br />

1 Nathalie des Vallières, Op. cit., p. 89.<br />

2 Ibid., p. 92.


éussi. Quand j’ai dessiné les baobabs j’étais animé par le sentiment de<br />

l’urgence ». 1<br />

Ce qu’accepte sans doute le plus mal « Le P<strong>et</strong>it Prince-Saint-Ex », c’est<br />

qu’il faut parfois donner raison à Marat (« L’ami du peuple »- 1792), c’est-à-dire<br />

établir la liberté, ou combattre pour la liberté, en usant de la violence. La violence<br />

contre les baobabs est nécessaire, elle est même de l’ordre de l’urgence, mais elle<br />

reste une violence. Saint-Exupéry louvoie-t-il, comme l’écrit Nathalie des<br />

Vallières 2 ? Oui, si l’on prend le terme à son sens premier qui concerne la<br />

navigation à voile : naviguer contre le vent tantôt sur un bord, tantôt sur l’autre, <strong>et</strong><br />

non au sens péjoratif. Le comportement de Saint-Exupéry montre qu’il ne s’est<br />

jamais trompé d’adversaire, <strong>et</strong> qu’il n’avait à recevoir de leçon de courage<br />

politique de personne, pas même d’André Br<strong>et</strong>on, mais comme le P<strong>et</strong>it Prince, il<br />

prend conscience qu’en faisant dévorer les jeunes pousses des baobabs par un<br />

mouton, ce dernier risque de dévorer la rose.<br />

En somme, Saint-Exupéry sait que le couple violence/non-violence est<br />

transcendé par la liberté d’un suj<strong>et</strong> capable de partager tout, y compris la mort,<br />

pour sauver l’essentiel, ce qui fait l’Homme.<br />

Les baobabs sont dangereux parce qu’ils sont « la violence », parce que<br />

l’essence du nazisme <strong>et</strong> l’essence de la violence ne font qu’un. Contre c<strong>et</strong>te<br />

« violence essentielle », qui au nom d’une « certaine culture » détruit la civilisation,<br />

c’est-à-dire tout ce qui nous élève au-dessus de « la loi de la jungle », de la loi<br />

régnant dans les Histoires vécues, l’homme doit réagir pour sauver sa planète,<br />

pour se sauver, en usant également d’une violence à laquelle il est contraint…<br />

même si cela fait pleurer le P<strong>et</strong>it Prince.<br />

Léon Werth dans son journal définit c<strong>et</strong>te position de Saint-Exupéry qui<br />

est également la sienne :<br />

« Et dans c<strong>et</strong> article de Saint-Exupéry, qui sera un des matériaux de Terre<br />

des Hommes : « Quand la paix nous semblait menacée, nous découvrions la honte<br />

de la guerre. Quand la guerre nous semblait épargnée, nous ressentions la honte de<br />

la paix. »<br />

L’homme ne résout les contradictions que par un nouveau <strong>langage</strong>. Ainsi Newton,<br />

Einstein. Un nouveau <strong>langage</strong> est une simplification. Et la simplification qu’il faut<br />

trouver, c’est l’homme. Je résume ainsi une aérienne méditation de Saint-<br />

Exupéry ». 3<br />

VI. L’ISOTOPIE DE LA VIOLENCE IRRIGUE LE TEXTE DANS SA<br />

TOTALITÉ<br />

L’isotopie de la violence « file », comme certaines métaphores, la totalité<br />

du texte, même si elle n’apparaît pas toujours explicitement dans certains chapitres<br />

tels que le VI, le XI, le XII, le XVIII, le XIX, le XXII.<br />

Qu’il s’agisse de « la guerre des moutons <strong>et</strong> des fleurs », de l’apparition<br />

de la rose, de l’entr<strong>et</strong>ien des volcans, de la rencontre avec le roi, du dialogue avec<br />

le géographe, de la rencontre avec le serpent, de celle avec le renard, avec<br />

1 Le P<strong>et</strong>it Prince, p. 24.<br />

2 Nathalie des Vallières, Op. cit., p. 83.<br />

3 Léon Werth, Op. cit., p. 94 – 95.


l’aiguilleur, de l’anniversaire ou de la morsure du serpent, on peut relever dans<br />

tous ces chapitres, entre autres champs lexicaux, celui de la violence. Certes, ce<br />

champ lexical de /la violence/ n’est pas quantitativement dominant ; souvent il se<br />

réduit à quelques éléments par rapport à des chapitres de quatre, cinq, voire six<br />

pages, mais il est incontestablement présent. Il va de soi par exemple que le<br />

chapitre XXI, celui de la rencontre avec le renard, développe la thématique du<br />

« lien », du lien qui se crée avec le temps :<br />

« On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes<br />

n’ont plus le temps de ne rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez<br />

les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes<br />

n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi ! » 1 répond le renard au P<strong>et</strong>it<br />

Prince qui lui avait dit qu’il n’avait pas beaucoup de temps, qu’il avait des amis à<br />

découvrir <strong>et</strong> beaucoup de choses à connaître.<br />

Champ lexical du Temps (/apprivoisé/ répété 5 fois dans les premières<br />

lignes-oubliée-encore-apprivoisé-monotone-rappellent-apprivoisé-souvenirlongtemps-apprivoisé-moi-temps-apprivoisé-temps-plus-apprivoisé-patient-chaque<br />

jour, <strong>et</strong>c.<br />

Champ lexical de /l’amitié/ ou du /lien/ (bonjour-Bonjour-polimentviens-jouer<br />

avec moi-avec toi-apprivoisé, apprivoiser-cherche-apprivoiser-créer<br />

des liens-créer des liens-besoin de toi-apprivoise-besoin l’un de l’autre-<strong>et</strong>c.)<br />

Mais par rapport au temps dans lequel se gagne l’amitié, <strong>et</strong> sans lequel on<br />

ne peut « s’apprivoiser », la violence du monde terrestre apparaît :<br />

/violence/: fusils-chassent-chasseurs-chasse-chassent-chasseurs-chasseurs-mourir-ai tué.<br />

Sur le plan figuratif abstrait, la catégorie isotopique /chasseur/chassé/<br />

(/renard/poules/ <strong>et</strong> /hommes/renard/) outre qu’elle est le prolongement du dessin<br />

liminaire représentant le boa étouffant un p<strong>et</strong>it fauve, m<strong>et</strong> en valeur l’isotopie<br />

thématique /apprivoisé/ vs /sauvage/, ainsi que l’opposition /semblable/ vs /unique/.<br />

La tension créée par l’isotopie de /la violence/ se traduit au niveau axiologique par<br />

le couple oppositionnel des catégories isotopiques /euphorie/ vs /dysphorie/.<br />

/euphorie/: jouer-jouer-amis-intéressant-ensoleillée-comme une musiquemerveilleux-<br />

<strong>et</strong>c.<br />

/dysphorie/: triste-gênant-trop oubliée-monotone-ennuie-inutile- <strong>et</strong>c.<br />

Il n’est pas besoin de développer la totalité des champs lexicaux de ce<br />

chapitre pour saisir à quel point le signifié de « apprivoiser » est le carrefour du<br />

« lien », de « l’amitié » <strong>et</strong> du « temps ». Apprivoiser, c’est faire passer de l’état<br />

sauvage à l’état domestique, si l’on se réfère à l’étymologie (privatus), mais c’est<br />

également « rendre moins craintif ou moins dangereux », rendre familier, <strong>et</strong>c. En<br />

apprivoisant, on crée le lien entre deux actants, on familiarise, c’est-à-dire que ce<br />

lien se construit dans le temps : il est de nature affective <strong>et</strong> se traduit par des<br />

rapports d’amitié ou d’amour.<br />

Par rapport aux principales isotopies relevées dans ce chapitre, la<br />

permanence de l’isotopie de la violence contribue à la lecture uniforme d’un récit<br />

qui s’articule pourtant en chapitres dont chacun, ou presque, constitue une<br />

séquence autonome. La grande majorité des textes sont poly-isotopiques, mais on<br />

arrive à en déterminer l’isotopie dominante, encore que ce travail soit souvent lié à<br />

1 Le P<strong>et</strong>it Prince, p. 69.


la subjectivité du lecteur. Dans Le P<strong>et</strong>it Prince, l’isotopie de /la violence/ exprimée<br />

au chapitre V par la menace que représentent les baobabs pour la planète où ils se<br />

développent, est explicite <strong>et</strong> il serait difficile de la lier à la seule subjectivité des<br />

lecteurs. En revanche, le sens qu’elle prend, à savoir le danger que représentent le<br />

nazisme, le fascisme, <strong>et</strong>c., s’impose avec moins d’évidence si l’on ne veut pas<br />

resituer le texte dans le contexte du moment de sa parution. Il est vrai que le<br />

lecteur peut avoir une réaction proche de celle du P<strong>et</strong>it Prince <strong>et</strong> trouver d’abord<br />

que les baobabs ressemblent… à des choux.<br />

Dans le chapitre XV (p. 80-83) se développe le thème de l’amitié, de<br />

l’amour, métaphorisé par « la rose » <strong>et</strong> « l’eau ».<br />

« J’ai soif de c<strong>et</strong>te eau-là, dit le P<strong>et</strong>it Prince, donne-moi à boire…<br />

Et je compris ce qu’il avait cherché !<br />

Je soulevai le seau jusqu’à ses lèvres. Il but, les yeux fermés. C’était doux<br />

comme une fête. C<strong>et</strong>te eau était bien autre chose qu’un aliment. Elle était née de la<br />

marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle était<br />

bonne pour le cœur, comme un cadeau ». 1<br />

Un peu plus loin dans le texte, le P<strong>et</strong>it Prince révèle sa philosophie<br />

« Mais les yeux sont aveugles. Il faut chercher avec le cœur ».<br />

Ce chapitre, où dominent les isotopies de l’amour <strong>et</strong> de l’amitié, très<br />

inspiré de la religion chrétienne, décrit une communion de la souffrance (la marche<br />

dans le désert <strong>et</strong> la quête de l’eau) <strong>et</strong> de l’apaisement par la rencontre du puits. Il<br />

faut faire monter l’eau par un dernier effort, mais ensuite la boire perm<strong>et</strong> d’accéder<br />

à la vérité du cœur.<br />

L’isotopie de la violence aurait-elle sa place dans ce passage où se révèle<br />

<strong>et</strong> s’affirme un sens profond du texte ? Notons d’abord que par rapport à la<br />

sérénité atteinte après l’absorption de l’eau sacrée qui renvoie à<br />

« la lumière de l’arbre de Noël, la musique de la messe de minuit »,<br />

de l’enfance, s’oppose l’agitation des hommes qui tournent en rond sans savoir ce<br />

qu’ils font ; c’est-à-dire que c’est sur le fond d’ironie <strong>et</strong> de scepticisme que se joue<br />

le moment de la révélation (« Je compris ce qu’il avait cherché »). Le crescendo de<br />

l’euphorie atteint son acmé à la ligne 20 de la page 81 :<br />

« J’avais bu. Je respirais bien. Le sable, au lever du jour, est couleur de<br />

miel. J’étais heureux aussi de c<strong>et</strong>te couleur de miel. Pourquoi fallait-il que j’eusse<br />

de la peine… » 2<br />

Le mot « peine » comme une note jouée par les basses de l’orchestre,<br />

montre que la toile de fond de la mélancolie n’est pas complètement effacée par le<br />

moment d’extase. Un champ lexical de /l’étrange/, tel un pont modulant entre deux<br />

mouvements d’une symphonie, empêche le lecteur d’accéder sans arrière-pensée<br />

aux instants de bonheur. Le bonheur se paie par l’effort d’où, après la marche <strong>et</strong> la<br />

soif, le gémissement d’une vieille poulie, la lourdeur du seau qu’il faut hisser<br />

jusqu’à la margelle.<br />

De l’étrange à l’effort, de l’effort au bonheur, le lecteur naïf peut croire<br />

un instant la partie gagnée… mais l’isotopie axiologique de la /dysphorie/ constitue<br />

un rappel à une autre réalité :<br />

1 Le P<strong>et</strong>it Prince, p. 81.<br />

2 Ibid.


dysphorique/: tournent en rond-peine-gémit-gémit-nulle-effort-trop<br />

lourd-tremblait-trembler-effort-n’y trouvent pas-aveugles-peine-muselière-baobabs<br />

(par référence à ce qui précède)-baobabs-injuste-boas fermés-boas ouvertsmuselière-cœur<br />

serré-ignore-répondit pas-chute-silence-était tombé-sans<br />

comprendre-chagrin-chute-répondait jamais-j’ai peur-pas rassuré-pleurer.<br />

Or, c<strong>et</strong>te isotopie du dysphorique enchâsse des éléments de l’isotopie de<br />

la violence : muselière-baobabs-boas-chute-peur.<br />

Le chapitre XVI, l’avant-dernier du conte, ne laisse plus l’isotopie de la<br />

violence en contrepoint, même si elle est toujours enchâssée dans le dysphorique :<br />

/<strong>Violence</strong>/: ruine-venin-souffrir-serpents jaunes–exécutent (en trente<br />

secondes)-revolver-serpent-meurt-serpents-meurt-tiré-carabine-muselière-peurpeur-irréparable-serpent-mourir-serpent-méchant-mordre<br />

pour le plaisir-veninmorsure-être<br />

mort-pleurait-éclair jaune-(ne) cria (pas)-tomba.<br />

CONCLUSION<br />

Si nous avons tenu à m<strong>et</strong>tre en évidence l’isotopie de la violence, c’est<br />

parce qu’elle s’impose dès le début du texte, même si celle de la mélancolie, liée à<br />

la tonalité dysphorique de l’ensemble du conte, est plus importante.<br />

Le narrateur du P<strong>et</strong>it Prince ne se contente pas de savoir si la violence, la<br />

démence, le délire peuvent nous apporter des biens comme le pensait Platon 1 . Il se<br />

situe à l’extrémité du parcours, là où l’amitié, l’amour sont nés dans l’épreuve, <strong>et</strong><br />

c’est sur l’importance de la question posée que se termine le conte. Ce qui compte<br />

c’est de se demander si, le P<strong>et</strong>it Prince ayant oublié la muselière, le mouton<br />

mangera la rose ou non. Le conte semble dire que les grandes personnes, toujours<br />

soucieuses de réponses, ne savent plus voir l’importance de certaines questions,<br />

ces questions qui font que tout change quand on les pose. Ont-elles oublié ce « B-<br />

A-BA » de leur enfance qui montre qu’il y a « boa » dans « baobab » ?<br />

L’amitié est peut-être le seul remède à la violence… laissons le dernier mot<br />

à Léon WERTH :<br />

« Saint-Exupéry a passé deux jours avec moi. L’amitié « exercice des âmes,<br />

sans autre fruit ». L’amitié n’a guère inspiré la littérature. Il y a plus d’amitié dans<br />

ces mots de Montaigne que dans des siècles de livres… » 2<br />

Pierre MARILLAUD<br />

Université de Toulouse-le Mirail<br />

1 PLATON – Le Phèdre. 244 a.<br />

2 Léon WERTH –Op. cité p. 60 (15 octobre 1940).


L’HOLOCAUSTE DANS LES RÉCITS D’ENFANTS<br />

POUR UNE SÉMIOTIQUE DES POINTS DE VUE<br />

Si le propos de Sarah Kofman dans son livre intitulé Rue Ordener, rue Labat<br />

consiste à « raconter « ça » (1994:9) – l'histoire de ses sept ans pendant<br />

l’Holocauste –, l’essentiel pour Jorge Semprun, survivant de Buchenwald ou, selon<br />

ses propres termes, un « revenant » de là-bas 1 , « c’est d’écouter » (1994:134). Se<br />

posera dès lors impérativement la fonction dialogique sous-jacente aux discours<br />

actualisant ça, là-bas.<br />

Écrivains, critiques <strong>et</strong> lecteurs sont en fait confrontés à un double<br />

problème qui s’avère insoluble – <strong>et</strong> c’est là son véritable enjeu – difficulté liée à la<br />

notion d’un vide à la fois ontologique <strong>et</strong> herméneutique. Ou bien on se tait ou l’on<br />

se bouche les oreilles, ce qui entraîne dans les deux cas l’échec de la fonction<br />

dialogique. Cela ne signifie pas que l’on peut faire comme si, historiquement<br />

parlant, rien ne s’est passé là-bas. Mais, trop souvent, ça n’a pas d’autre<br />

signification pour nos sociétés qu’un fait du passé, à savoir l’Holocauste envisagé<br />

comme un obj<strong>et</strong> de recherche scientifique ou, comme le montre la polémique<br />

lancée par l’écrivain allemand Martin Walser, comme une mémoire<br />

instrumentalisée 2 . Ou bien la seconde possibilité consiste à découvrir une acception<br />

différente du vide creusé à Auschwitz. Ce vide-là revêt alors une importance<br />

capitale parce qu’il m<strong>et</strong> en relation la fabrication de la mort dans les fournaises<br />

d’Auschwitz avec notre « société de communication » d’aujourd’hui 3 .<br />

Ainsi, à travers les analyses textuelles des récits d’enfants que nous allons<br />

mener dans c<strong>et</strong> exposé se dessine un proj<strong>et</strong> d’écoute : il s’agit de s’engager dans<br />

une réflexion sémiotique soulevant les problèmes de la mémoire actualisée, dont<br />

celui de la mise en discours littéraire de ces événements vrais mais à jamais non<br />

vraisemblables <strong>et</strong>, en fin de compte, celui de la place qu’il faudra assigner à nos<br />

sociétés après Auschwitz dans les paysages culturels du XXI e siècle.<br />

1. THÉORIE DE L’ULTRAMONDAIN S.S.<br />

1.1. Le concept de l’« avec-Auschwitz »<br />

Supposons d’abord qu’il y ait un « avant » <strong>et</strong> un « après » impliquant un<br />

« pendant-Auschwitz ». De façon sommaire, l’« avant-Auschwitz » peut être<br />

caractérisé par une série de ruptures : on pensera à l’éclatement de la société<br />

1 J. Semprun définit ce terme de la manière suivante : «Nous ne sommes pas des rescapés, mais des<br />

revenants... [...] Car ce n'est pas crédible, ce n'est pas partageable, à peine compréhensible, puisque la mort<br />

est, pour la pensée rationnelle, le seul événement dont nous ne pourrons jamais faire l'expérience<br />

individuelle» (1994:99).<br />

2 cf. le compte rendu paru dans le journal romand Le Temps le 19-12-98.<br />

3 Lire à ce propos l'ouvrage de Philippe Br<strong>et</strong>on intitulé L'Utopie de la communication, notamment le<br />

chapitre 4 «La barbarie moderne <strong>et</strong> l'effondrement des valeurs», 1997, p. 63-90. Voir également les pages<br />

que Lucien Sfez a consacrées à la «société de communication» dans Critique de la communication, 1992.


traditionnelle, à la montée de l’individualisme libéral ou à la perte des croyances<br />

religieuses. C’est en somme l’apogée de la modernité qui a conduit à briser l’unité<br />

du monde, à s’affranchir de la présence dominante de la métaphysique <strong>et</strong> à<br />

instaurer la doxa identitaire 1 . Ainsi, on peut entendre la formule de Rimbaud « je<br />

est un autre » comme une équation dont les deux entités, le je <strong>et</strong> l’autre,<br />

s’équivalent 2 .<br />

Quant à l’« après-Auschwitz », par-delà les certitudes établies par les<br />

idéologies victorieuses de l’après-guerre, le socialisme <strong>et</strong> le (néo)libéralisme, nous<br />

assistons actuellement à la mise en présence, voire à l’omniprésence de la vue sur<br />

l’Autre. Hors de notre regard, point d’existence. L’absence d’une rencontre entre<br />

le je <strong>et</strong> le tu provoque une perte d’orientation puisque l’autre constitue le « réel<br />

sociétal ». Cela peut expliquer en partie le renouveau de la doxa identitaire<br />

véhiculée par la mouvance d’extrême droite.<br />

Le proj<strong>et</strong> national-socialiste a consisté à vouloir créer l’absence de<br />

l’Autre. Transformé en fumée, il ne reste rien de lui : pas de traces, pas de corps,<br />

pas de tombe. Puisque c<strong>et</strong>te mort-là n’aura pas de lieu – à entendre comme un<br />

topos aristotélicien 3 –, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de lieu logico-discursif commun<br />

possible du fait que les communautés qui auraient pu établir l’opinion ont été<br />

exterminées, la triple hypothèse conventionnelle de l’« avant », de l’« après » <strong>et</strong> du<br />

« pendant-Auschwitz » s’avère illusoire. On a l’impression que la reconstitution<br />

des lieux matériels de l’Histoire, restes d’Auschwitz, sert à des fins rituelles 4 . Mais<br />

plus on fouille les sédiments auschwitziens en cendres <strong>et</strong> les archives qui s’y<br />

réfèrent, plus on se rend compte de la présence a-temporelle du vide. Ainsi,<br />

l’« après-Auschwitz » n’a pas marqué la fin de l’Histoire ni des histoires 5 .<br />

Par là même, nos champs de vision ainsi que nos horizons d’attente sont<br />

irrémédiablement ceux de l’« avec-Auschwitz ». Il ne s’agit donc pas de s’en sortir,<br />

de régler l’affaire une fois pour toutes, de tirer un trait final, mais de penser ça,<br />

c’est-à-dire de nous penser avec.<br />

1.2. L’acte de désignation<br />

Convenons donc qu’il n’y a nulle échappatoire sauf celle de l’art puisque,<br />

littéralement, il n’y a pas d’autre moyen de penser l’absence de l’Autre 6 . Ainsi, la<br />

question de savoir comment se pose le concept de l’art avec consiste à analyser ses<br />

conditions de production <strong>et</strong> de réception, conditions liées au statut d’acceptabilité<br />

1 cf. Zygmunt Bauman, Modernity and the Holocaust, en particulier les chapitres 2 <strong>et</strong> 3 (1993: 31-82).<br />

2 Imre Kertész, se référant à plusieurs reprises à Rimbaud, a intitulé la traduction allemande d'un de ses<br />

livres Ich – ein anderer (Je – un autre) (1998). La version française n'est pas encore publiée.<br />

3 cf. Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique (1992) <strong>et</strong> Jean-Claude Anscombre, Théorie des topoï,<br />

1995.<br />

4 cf. James E. Young, Beschreiben des Holocaust, Darstellung und Folgen der Interpr<strong>et</strong>ation, 1992.<br />

5 Theodor W. Adorno a certes proféré, en 1951, un véritable interdit de représentation en soutenant qu'après<br />

Auschwitz, écrire un poème revenait à un acte barbare, on s'en souvient (1995). Mais en 1966, dans la<br />

Dialectique négative, il a largement relativisé ses propos (1992 pour la traduction française).<br />

6 Nous suivons une pensée qu'Yves Bonnefoy a développée à propos de la peinture de Miklos Bokor,<br />

survivant des camps : «[Quels] mots, quelles images pourraient parler pour la personne qui fut privée des<br />

mots, précisément, privée des images ? [...] De la vérité, si elle est là, on peut «mourir» peut-être, pour<br />

l'avoir sue. Mais on ne saura la dire, alors que «l'art», pour sa part, est si naturel, autant que si légitime»<br />

(1993:23).


que la société veut bien lui accorder. Posons donc une nouvelle série d’hypothèses.<br />

La différence entre le « pendant- » <strong>et</strong> l’« avec-Auschwitz » réside dans le fait qu’il<br />

faut non seulement réfléchir en termes d’espace <strong>et</strong> de temps mais avant tout en<br />

termes d’acte. Aussi faut-il souligner l’idée qu’il y a un ém<strong>et</strong>teur abstrait (à<br />

entendre comme un pôle actantiel) que nous nous proposons d’appeler le<br />

« locuteur S.S. » lançant un acte de désignation à un récepteur qui, dans une<br />

situation communicative extrême, se voit contraint d’accueillir ce message. Le<br />

schéma ci-joint résume le concept que nous allons développer dans c<strong>et</strong>te section.<br />

En ce qui concerne les pôles actantiels, on remarque que le noyau est<br />

constitué d’une relation triadique dont le centre est occupé par ce que nous<br />

appelons le « non-suj<strong>et</strong> ». Par là, nous conceptualisons les personnes qui sont<br />

parvenues à l’étape ultime : la mise à mort. Cela signifie que l’acte de désignation<br />

fait mourir l’interlocuteur. Il s’avère<br />

5<br />

3<br />

2 1<br />

4<br />

6<br />

pôles actantiels : locuteur S.S. (1) ; interlocuteur-victime (2) ; non-suj<strong>et</strong> (3) ; témoin-survivant (4) ;<br />

communauté artistique <strong>et</strong> scientifique (5) ; lecteur (6).<br />

points de vue : locuteur S.S. (1) : focalisation par-delà ; interlocuteur- victime (2) : focalisation avec ; nonsuj<strong>et</strong><br />

(3) : focalisation en deçà ; témoin-survivant (4) : focalisations avec <strong>et</strong> par-delà ; communauté<br />

artistique <strong>et</strong> scientifique (5) : focalisation par-delà ; lecteur (6) : focalisation par-delà.<br />

réseaux (inter)locutifs : acte de désignation (1) –> (2) ; faire mourir (1) –> (3) ; actualiser la mémoire (2)<br />

–> (4) ; raconter « ça » (4) –> (6) ; faire apprendre (5) –> (6) ; parler — écouter (2) (6).<br />

que le non-suj<strong>et</strong> soulève des problèmes sémionoétiques insolubles ; en eff<strong>et</strong>,<br />

comment parler de l’intérieur d’une mise à mort inexorable ? Nous représentons<br />

c<strong>et</strong>te impossibilité à l’aide des champs de focalisation. Le locuteur S.S. crée, par<br />

son acte de <strong>langage</strong>, ce qui se déroule dans son champ d’action tout en adoptant le


point de vue « par-delà » 1 . L’interlocuteur désigné prendra conscience de sa<br />

situation au fur <strong>et</strong> à mesure des sévices qu’il subit. Le point de vue de l’« en deçà »<br />

assigné au non-suj<strong>et</strong> se caractérise par le fait que ce dernier n’aura aucune chance<br />

de comprendre ce qui lui arrive. Il est réduit à un état de passivité radicale. À<br />

l'instar du témoin survivant (4), les pôles actantiels de la communauté artistique <strong>et</strong><br />

scientifique (5) ainsi que celle des lecteurs (6) se distinguent de la relation triadique<br />

constitutive par un décalage temporel <strong>et</strong> locatif. La fonction des récepteurs est<br />

d’actualiser la mémoire de ce qui s’est passé à l’intérieur. Il faut donc conclure que<br />

leurs focalisations respectives ne peuvent pas aller par-delà le point de vue adopté<br />

par le locuteur S.S.<br />

Par ailleurs, notre schéma montre que le pôle du récepteur-lecteur (6) est<br />

au centre des réseaux (inter)locutifs. Tiraillé entre le savoir subjectivé que lui<br />

transm<strong>et</strong> le témoin-survivant (4) <strong>et</strong> le savoir objectivé par la communauté artistique<br />

<strong>et</strong> scientifique (5), le pôle récepteur est confronté à la question de savoir comment<br />

comprendre « ça » de l’intérieur. En fait, la seule possibilité qui s’offre au lecteur<br />

est d’établir une relation, purement hypothétique, avec le pôle de l’interlocuteurvictime<br />

(2). Or la réalisation de c<strong>et</strong> acte est soumise à la condition paradoxale<br />

suivante : en tant que lecteur, on ne parvient à comprendre l’intérieur que par le<br />

biais de l’imagination subjective. Celle-ci se substitue à la réalité empirique de<br />

l’interlocuteur-victime. Mais remplacer c<strong>et</strong>te réalité-là revient à comprendre ce qui<br />

s’est passé là-bas d’un point de vue extérieur.<br />

Cependant, comme le constate très justement le philosophe américain<br />

Thomas Nagel (1989:13-27), ce paradoxe est fondé sur la prise en compte de la<br />

seule vérité objective. Si, par contre, le fait de comprendre la réalité de l’entour<br />

humain est également défini en fonction du point de vue subjectif, on peut orienter<br />

la flèche alliant les pôles (2) <strong>et</strong> (6) dans les deux directions. C<strong>et</strong>te proposition a le<br />

mérite de montrer que l’acte imaginaire opéré par le lecteur pour j<strong>et</strong>er un regard<br />

sur l’interlocuteur-victime peut être neutralisé par sa disponibilité d’accepter les<br />

messages de ce même interlocuteur-victime. Ce double mouvement instaurerait la<br />

fonction dialogique.<br />

Mais revenons à la relation triadique de base. La mise en présence d’un<br />

ém<strong>et</strong>teur <strong>et</strong> d’un récepteur de l’acte de désignation est soumise à une double<br />

contrainte : on ne peut pas ne pas placer c<strong>et</strong> échange à l’extrême limite de l’entour<br />

humain que nous appelons avec Georges Molinié le mondain au sens de<br />

Lebenswelt 2 . L’acte de désignation crée ainsi ce que nous nommons<br />

l’ultramondain S.S. qu’il ne faut pas confondre avec un monde à part<br />

(Ausserwelt) : même si cela paraît insupportable, l’ultramondain S.S. doit être<br />

appréhendé comme notre monde porté à ses extrêmes limites. La seconde<br />

condition relative à c<strong>et</strong> échange communicatif est liée à la présence d’un troisième<br />

actant : le non-suj<strong>et</strong> (3) : désigné dans un premier temps par le locuteur S.S. (1) en<br />

1 Pour un compte rendu des recherches actuelles sur les relations entre récit <strong>et</strong> histoire, voir Oswald Ducrot<br />

<strong>et</strong> Jean-Marie Schaeffer, 1995, p. 595-598.<br />

2 Georges Molinié en donne la définition suivante : «On dira que le monde est mondanisé par des<br />

procédures de médiation qui atteignent une catégorisation maximale par le <strong>langage</strong> (verbal). [...] La<br />

conséquence théorique de c<strong>et</strong>te thèse est importante. On peut l'exprimer en ces termes : tout le mondain est<br />

appréhendable ; tout l'appréhendable est du mondain. Ce qui veut dire qu'on n'appréhende que du mondain,<br />

<strong>et</strong> jamais du monde [...]» 1998, p. 8-9. Voir également l'auteur, 1998a, Les récits du génocide, p. 13-18.


tant qu’interlocuteur à exterminer, il est celui qui est mis à mort pour être<br />

transformé en vide. Du coup, l’interlocuteur-victime (3) est frappé par le message<br />

mortel parce que l’autre est condamné à sa place.<br />

C<strong>et</strong>te co-présence de plusieurs facteurs conduisant à la disparition du<br />

récepteur relève de ce que nous appelons la mise en scène de l’ultramondain S.S.<br />

En eff<strong>et</strong>, comment penser autrement la réception du message de mort ? 1 La mise<br />

en scène orchestrée par l’agent-ém<strong>et</strong>teur S.S. est le principe constitutif de<br />

l’annihilation de l’Autre, car il faut faire croire le plus longtemps possible à ce<br />

dernier qu’il aura la chance de survivre pour autant qu’il consente à son rôle<br />

d’interlocuteur 2 . De c<strong>et</strong>te logique meurtrière découlent les principales difficultés de<br />

mise en texte de ce qui s’est passé à l’intérieur : personne, ni le survivant-témoin<br />

(4), ni les membres des communautés artistiques <strong>et</strong> scientifiques (5), ni les lecteurs<br />

(6) ne peuvent échapper à c<strong>et</strong>te distribution des rôles.<br />

1.3. Le temps ultramondain<br />

Aux problèmes discutés dans les sections précédentes s’ajoute la question du<br />

temps : priver l’être humain de ses repères spatio-temporels, n’est-ce pas le rendre<br />

mu<strong>et</strong>, puisque, littéralement, il n’a rien à en dire ? 3 Il faut d’abord relever une<br />

contradiction entre la chronologie de l’extermination qui restitue son déroulement<br />

à travers le temps historique <strong>et</strong> le processus d’extermination qui semble s’être<br />

déroulé « hors temps ». Ceux <strong>et</strong> celles qui tentent de traduire dans leurs textes le<br />

temps de l’intérieur se voient confrontés à une structure narrative paradoxale.<br />

D’une part, on peut soutenir avec Ann<strong>et</strong>te Wieviorka, historienne française, le<br />

constat suivant : « Tout récit, littéraire ou historique, implique une temporalité. Ici,<br />

le temps n’existe pas. […] Il consiste en la répétition de gestes quasi « industriels »<br />

qu’un récit ne saurait rendre, car narrer implique le sentiment du passage du<br />

temps » (1995:184). À ce point de vue s’oppose l’opinion défendue par Michel<br />

Deguy : « Y a-t-il une chose dont l’essence soit de figurer l’insaisissable temps ?<br />

C’est le mouvement ; figuration du temps, fable du temps » (1990:27).<br />

Pour ouvrir d’autres pistes de réflexion, nous nous proposons de relever<br />

quelques concepts relatifs au temps qui demandent à être clarifiés par rapport à<br />

notre obj<strong>et</strong> d’étude. Au niveau profond, François Lyotard se réfère, dans un article<br />

consacré à la crise des fondements de la civilisation occidentale, au « terrifiant<br />

simulacre esthético-politique que fut le III e Reich » (1990:749). En eff<strong>et</strong>, le temps<br />

intérieur du processus d’extermination est rythmé par le locuteur S.S. omniscient.<br />

Cela nous paraît aboutir à un constat dont on n’a pas encore mesuré la véritable<br />

ampleur pour nos sociétés d’aujourd’hui : la définition d’une normativité sociale<br />

moderne n’implique-t-elle pas l’exclusion, voire l’extermination de celles <strong>et</strong> ceux<br />

1 Voir notre analyse pragmatique d'un acte de <strong>langage</strong> type : «Pragmatique de l'indicible : les interactions<br />

tronquées dans les récits du génocide» (1998c).<br />

2 Le film du comédien italien Roberto Benigni intitulé La vita è bella (1998) interprète de façon<br />

convaincante l'ambiguïté de ces jeux de rôle. Lire le scénario signé Roberto Benigni <strong>et</strong> Vincenzo Cerami<br />

publié en 1998.<br />

3 Nous avons largement développé c<strong>et</strong>te interrogation dans les études narratologiques que l'on pourra<br />

découvrir dans notre essai. La confirmation se trouve dans les ruptures de séquences textuelles produisant,<br />

à chaque occurrence, des «eff<strong>et</strong>s d'indicible» (1998a:123-174). Lire également la profonde réflexion menée<br />

par Rachel Ertel dans son livre intitulé Dans la langue de personne, 1993, p. 70-83.


classés hors norme ? On peut donc suivre Lyotard avançant que s’il n’y a pas c<strong>et</strong><br />

Autre-je qui donne le donné, le moi ne peut prouver ce qu’il construit, ou même le<br />

vérifier ? (1990:739). Le don de l’autre est d’assigner le lieu <strong>et</strong> le temps du je, ne<br />

serait-ce, en l’occurrence, que le fait de statuer sur sa mort.<br />

Situer ce génocide dans un ultramondain particulier, c’est l’intégrer dans<br />

la suite des événements qui entourent <strong>et</strong> constituent notre vie sociale. À c<strong>et</strong> égard,<br />

on pourra se reporter aux travaux que Paul Ricœur a consacrés aux problèmes du<br />

temps dans les récits. Dans un article intitulé « Narrativité, Phénoménologie <strong>et</strong><br />

Herméneutique », Ricœur soutient une thèse forte : « Le caractère commun de<br />

l’expérience humaine […], c’est son caractère temporel. Tout ce qu’on raconte<br />

arrive dans le temps, prend du temps, se déroule temporellement ; <strong>et</strong> ce qui se<br />

déroule dans le temps peut être raconté » (1989:63) 1 . De prime abord, c<strong>et</strong>te<br />

affirmation péremptoire semble confirmer la vaste production historiographique,<br />

littéraire, artistique relative à l’Holocauste.<br />

Cependant, c<strong>et</strong>te approche ne peut résoudre les principaux problèmes<br />

soulevés par le temps raconté, a fortiori celui des récits du génocide. Il faut donc<br />

m<strong>et</strong>tre en relation nos approches précédentes avec ce que Ricœur appelle les trois<br />

apories de la temporalité textuelle 2 . La première concerne l’identité narrative : « Le<br />

temps raconté est comme un pont j<strong>et</strong>é par-dessus la brèche que la spéculation ne<br />

cesse de creuser entre le temps phénoménologique <strong>et</strong> le temps cosmologique »<br />

(1985:354). Le récit, déployant sa dimension temporelle, assigne une identité<br />

spécifique aux personnages, celle d’une narrativité donnée. Outre le décalage<br />

d’horaire dû aux différences entre les temps phénoménologique, chronologique <strong>et</strong><br />

calendaire, c’est d’abord le conflit entre la doxa de la production textuelle <strong>et</strong><br />

l’éthique de la réception qu’il faut relever. Quant à la seconde aporie, Ricœur<br />

soutient qu’« [elle] naît de la dissociation […] du futur, du passé, du présent, en<br />

dépit de la notion incontournable du temps conçu comme un singulier collectif »<br />

(:359). Nous avons besoin de reconnaître aux souvenirs une place fixe dans le flux<br />

de temps. C<strong>et</strong>te conscience du temps peut répondre à un besoin primordial : pour<br />

gérer le présent, il faut lui donner une organisation sociale du temps. Mais Harald<br />

Weinrich ouvre une perspective qui laisse songeur. En eff<strong>et</strong>, le temps du monde<br />

raconté des récits ém<strong>et</strong> à l’intention des lecteurs des « signaux de repos <strong>et</strong> de fin<br />

d’alerte » (1979:340). Le mode narratif semble ainsi contenir une forte charge<br />

« euphémique », voire « anesthésique ». Selon Ricœur, la troisième aporie relative<br />

à la temporalité textuelle est liée à l’inscrutabilité du temps <strong>et</strong> aux limites des récits<br />

(:375).<br />

Or poser la question des limites de la narrativité, c’est se poser la question<br />

de l’art avec Auschwitz, du régime de littérarité de l’œuvre verbale qui dit ça <strong>et</strong><br />

des conditions d’acceptabilité réservées à l’art irrémédiablement traversé par<br />

Auschwitz. Cela implique également l’art d’avant la catastrophe, on a trop souvent<br />

tendance à l’oublier. Revenons à Michel Deguy. À propos de Shoah, film de<br />

Claude Lanzmann, il constate : « L’œuvre construit le temps de l’avoir-eu-lieu »<br />

(1990:41). Selon notre analyse, nous pouvons lui attribuer un sens plus fort, le seul<br />

1 C<strong>et</strong>te affirmation fait écho au «principe d'effabilité» soutenu par John Searle selon lequel «tout ce que l'on<br />

peut vouloir signifier peut être dit» (1972:55).<br />

2 Le terme «aporie» relève de la logique <strong>et</strong> désigne une difficulté d'ordre rationnel paraissant sans issue.


qui paraisse acceptable : l’œuvre d’art construit le temps de l’avoir-lieu, dans la<br />

praxis de la lecture.<br />

2. SÉMANTIQUE INTERPRÉTATIVE DES RÉCITS D’ENFANTS<br />

Les réflexions théoriques développées dans la partie précédente doivent être mises<br />

au service d’une herméneutique des textes 1 . C<strong>et</strong> impératif naît d’un doute à l’égard<br />

d’une abstraction excessive des problèmes posés. En eff<strong>et</strong>, plus on étaye le savoir<br />

objectivé, plus on s’éloigne de ce que nous appelons la « zone grise » d’un<br />

entendement ambigu, flou <strong>et</strong> arbitraire de ce que « ça » signifie pour nos sociétés<br />

d’aujourd’hui 2 .<br />

Contrairement à l’idéal du savoir objectivé, le savoir subjectivé favorise la<br />

multiplicité de l’écoute, ce qui peut provoquer un changement de point de vue. Il<br />

ne s’agit plus de conditionner le regard du lecteur-spectateur sur l’ultramondain<br />

S.S., mais de faire accepter le regard de l’autre, revenant de « ça, là-bas ». Ce<br />

changement de perspective répond en fait à une stratégie discursive tentant<br />

d’arracher le lecteur à ses opinions véhiculées par les idéologies ambiantes. Quant<br />

aux récits qui dépeignent le sort des enfants de l’Holocauste, ils peuvent être d’une<br />

violence extrême <strong>et</strong> choquante pour le lecteur.<br />

2.1. L’enfant-décor<br />

Dire le vide creusé dans les enfants à travers les mécanismes de destruction<br />

ultramondains dépasse infiniment le proj<strong>et</strong> d’une narration distancée <strong>et</strong> objectivée.<br />

Tout en conservant le mode d’une focalisation « par-delà », celui ou celle qui<br />

raconte « ça » révèle ses états limites – humains, langagiers, artistiques – afin de<br />

faire adhérer le lecteur à son discours insoutenable. L’ayant annoncé à plusieurs<br />

reprises <strong>et</strong> après avoir hésité longuement, le narrateur du roman autobiographique<br />

intitulé Le grand voyage (1989) de Jorge Semprun se m<strong>et</strong> à raconter la mort<br />

d’enfants dont il fut le témoin oculaire. Le passage suivant se situe dans la seconde<br />

partie du livre. Il oppose un groupe d’enfants juifs qui a miraculeusement survécu à<br />

un convoi provenant de l’Est, probablement d’Auschwitz, à des soldats S.S. du<br />

camp de Buchenwald chargés de les m<strong>et</strong>tre à mort.<br />

Je me souviens, les gosses regardaient autour d’eux, ils regardaient les S.S., ils ont dû croire au<br />

début qu’on les escortait simplement vers le camp, comme ils avaient vu le faire pour leurs aînés,<br />

tout à l’heure. Mais les S.S. ont lâché les chiens <strong>et</strong> ils se sont mis à taper à coups de matraque sur<br />

les enfants, pour les faire courir, pour faire démarrer c<strong>et</strong>te chasse à courre sur la grande avenue,<br />

c<strong>et</strong>te chasse qu’ils avaient inventée, ou qu’on leur avait ordonné d’organiser, <strong>et</strong> les enfants juifs,<br />

sous les coups de matraque, houspillés par les chiens sautant autour d’eux, les mordant aux<br />

jambes, sans aboyer, ni grogner, c’étaient des chiens dressés, les enfants juifs se sont mis à courir<br />

sur la grande avenue, vers la porte du camp. Peut-être à ce moment-là n’ont-ils pas encore<br />

1 Pour l'étude du niveau élémentaire de signification de ces textes, nous renvoyons à notre article intitulé<br />

«Pour une sémiotique de l'indicible : la problématique du carré monopolaire» (à paraître).<br />

2 L'expression «zone grise» est empruntée à Primo Levi qui l'emploie dans un sens anthropologique. Elle<br />

articule le thème de l'ambiguïté humaine particulièrement présente dans la situation extrême des camps<br />

(1989:36-68). Nous nous servons de c<strong>et</strong>te expression dans le cadre de notre sémantique interprétative pour<br />

m<strong>et</strong>tre en exergue l'ambiguïté des parcours de lectures. Un exemple frappant dans les récits de l'Holocauste<br />

est l'emploi de l'ironie, figure rhétorique qui consiste à provoquer des eff<strong>et</strong>s d'ambiguïté (cf. l'auteur,<br />

«L'indicible du génocide : la pratique de l'ironie»1998b:19-26 <strong>et</strong> «L'écriture de l'impossible : m<strong>et</strong>tre en texte<br />

la “zone grise”» (à paraître).


compris ce qui les attendait, peut-être ont-ils pensé que ce n’était qu’une dernière brimade, avant<br />

de les laisser entrer au camp. Et les enfants couraient, avec leurs grandes casqu<strong>et</strong>tes à longue<br />

visière, enfoncées jusqu’aux oreilles, <strong>et</strong> leurs jambes bougeaient de façon maladroite, à la fois<br />

saccadée <strong>et</strong> lente, comme au cinéma quand on proj<strong>et</strong>te de vieux films mu<strong>et</strong>s, comme dans les<br />

cauchemars où l’on court de toutes ses forces sans arriver à avancer d’un pas, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te chose qui<br />

vous suit va vous rattraper, elle vous rattrape <strong>et</strong> vous vous réveillez avec des sueurs froides, <strong>et</strong><br />

c<strong>et</strong>te chose, c<strong>et</strong>te meute de chiens <strong>et</strong> de S.S. qui courait derrière les enfants juifs eut bientôt<br />

englouti les plus faibles d’entre eux, ceux qui n’avaient bientôt plus la force de bouger, qui<br />

étaient renversés, piétinés, matraqués par terre, <strong>et</strong> qui restaient étendus au long de l’avenue,<br />

jalonnant de leurs corps maigres, disloqués, la progression de c<strong>et</strong>te chasse à courre, de c<strong>et</strong>te<br />

meute qui déferlait sur eux. Et il n’en resta bientôt plus que deux, un grand <strong>et</strong> un p<strong>et</strong>it, ayant<br />

perdu leurs casqu<strong>et</strong>tes dans leur course éperdue, <strong>et</strong> leurs yeux brillaient comme des éclats de<br />

glace dans leurs visages gris, <strong>et</strong> le plus p<strong>et</strong>it commençait à perdre du terrain, les S.S. hurlaient<br />

derrière eux, <strong>et</strong> les chiens aussi ont commencé à hurler, l’odeur du sang les affolait, <strong>et</strong> alors, le<br />

plus grand des enfants a ralenti sa course pour prendre la main du plus p<strong>et</strong>it, qui trébuchait déjà,<br />

<strong>et</strong> ils ont fait encore quelques mètres, ensemble, la main droite de l’aîné serrant la main gauche<br />

du plus p<strong>et</strong>it, droit devant eux, jusqu’au moment où les coups de matraque les ont abattus,<br />

ensemble, face contre terre, leurs mains serrées à tout jamais. (1989:196-197)<br />

La narration calquant le déroulement d’une chasse à courre se déploie en<br />

séquences successives qui créent, par des eff<strong>et</strong>s de ruptures, une macro-structure<br />

dramatique descendante jusqu’à la catastrophe : la mise à mort des deux derniers<br />

enfants. La séquence introductive m<strong>et</strong> en place les protagonistes du drame, les<br />

enfants survivants <strong>et</strong> les S.S. qui les accueillent devant la porte d’entrée de<br />

Buchenwald. Leur étonnement réciproque indique que, théoriquement, tout est<br />

possible, même un dénouement provisoirement positif, c’est-à-dire l’entrée des<br />

enfants dans le camp.<br />

Cependant, l’hilarité affichée par les S.S. marquant le début de la<br />

séquence médiane oriente le discours vers la fin inéluctable des enfants.<br />

Dorénavant, le je du narrateur prendra en charge la suite des événements à travers<br />

le prisme d’un souvenir reconstitué. La chute finale est amenée en trois<br />

mouvements successifs. À partir de « mais les S.S. ont lâché les chiens… »<br />

l’équilibre instauré par l’étonnement <strong>et</strong> le doute entre les protagonistes est brisé au<br />

détriment des enfants. La fin de c<strong>et</strong>te première sous-séquence que l’on peut situer<br />

à « avant de les laisser entrer au camp » entame un processus de rationalisation<br />

caractéristique pour l’ensemble de la deuxième sous-séquence. En eff<strong>et</strong>, à l’aide de<br />

l’adverbe modal « peut-être », le narrateur se m<strong>et</strong> en r<strong>et</strong>rait de la scène qu’il décrit<br />

afin de souligner son caractère non vraisemblable. La séquence suivante allant de<br />

« Et les enfants couraient » jusqu’à « c<strong>et</strong>te meute qui déferlait sur eux » étaye c<strong>et</strong>te<br />

stratégie discursive. Or, en comparant c<strong>et</strong>te poursuite meurtrière au genre du film<br />

mu<strong>et</strong> ainsi qu’à un scénario cauchemardesque, la dramatisation discursive<br />

provoque par voie d’association entre des éléments connus <strong>et</strong> inconnus une<br />

banalisation de ce qui se passe sous les yeux du narrateur-témoin : les films mu<strong>et</strong>s<br />

renvoient aux débuts d’un art nouveau tandis que les cauchemars sont des<br />

phénomènes du monde psychique. C<strong>et</strong>te figuration allotopique forcément<br />

banalisante renvoie aux enjeux littéraires <strong>et</strong> artistiques de la mise en texte de<br />

l’Holocauste. Comment le dire de manière vraie, mais non vraisemblable afin de<br />

m<strong>et</strong>tre en échec les valeurs propres à l’opinion commune ?<br />

La catastrophe survenant dans la troisième sous-séquence fait basculer<br />

l’ensemble textuel que nous analysons dans le registre du genre tragique.


Déclenché par l’adverbe temporel « alors », le discours se focalise sur la main du<br />

plus grand des enfants, main qui saisit celle du plus p<strong>et</strong>it. C’est un geste héroïque<br />

dans le sens classique du terme, puisque l’aîné se sacrifie non seulement pour le<br />

cad<strong>et</strong>, mais pour le genre humain même. Sous le regard vide des aigles hitlériennes<br />

– symbole de la production du vide – s’affirment les valeurs d’une société solidaire<br />

<strong>et</strong> fraternelle. La focalisation sur le sacrifice dégage ainsi le caractère religieux que<br />

revêt la chasse à courre. L’extase meurtrière à laquelle cèdent les soldats allemands<br />

peut être comparée à une procession délirante. Subissant c<strong>et</strong>te mort-là, l’enfant<br />

devient la victime essentielle de l’ultramondain S.S..<br />

Pourtant, on peut se demander si l’emprunt au concept conventionnel de<br />

l’enfant-victime essentielle ne conduit pas à une vision trop restreinte du proj<strong>et</strong><br />

d’extermination. Comme le montrera le dernier extrait relatif au concept<br />

thématique de l’« enfant-décor », le recours à ce genre de stéréotype comporte le<br />

risque de réduire singulièrement la portée culturelle de l’ultramondain S.S. Dans le<br />

livre intitulé La Trêve (1991), Primo Levi, déporté à Auschwitz, raconte son r<strong>et</strong>our<br />

vers son Italie natale à travers une Europe en ruine. Le passage r<strong>et</strong>enu se situe au<br />

début du récit, quelques jours après la libération.<br />

Tard le soir, le camp r<strong>et</strong>entissait de cris joyeux ou irrités, d’appels, de chansons. Cependant mon<br />

attention <strong>et</strong> celle de mes voisins de lit arrivaient rarement à se distraire de la présence obsédante,<br />

impérieuse <strong>et</strong> fatale du plus p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> du plus désarmé d’entre nous : le plus innocent, un enfant,<br />

Hurbinek.<br />

Hurbinek n’était rien, c’était un enfant de la mort, un enfant d’Auschwitz. Il ne paraissait pas<br />

plus de trois ans, personne ne savait rien de lui, il ne savait pas parler <strong>et</strong> n’avait pas de nom : ce<br />

nom curieux d’Hurbinek lui venait de nous, peut-être d’une des femmes qui avait rendu de la<br />

sorte un des sons inarticulés que l’enfant ém<strong>et</strong>tait parfois. Il était paralysé à partir des reins <strong>et</strong><br />

avait les jambes atrophiées, maigres comme des flûtes ; mais ses yeux, perdus dans un visage<br />

triangulaire <strong>et</strong> émacié, étincelaient, terriblement vifs, suppliants, affirmatifs, pleins de la volonté<br />

de briser ses chaînes, de rompre les barrières mortelles de son mutisme. La parole qui lui<br />

manquait, que personne ne s’était soucié de lui apprendre, le besoin de la parole jaillissait dans<br />

son regard avec une force explosive : un regard à la fois sauvage <strong>et</strong> humain, un regard adulte qui<br />

jugeait, que personne d’entre nous n’arrivait à soutenir, tant il était chargé de force <strong>et</strong> de douleur.<br />

(1991:25)<br />

Dans un style concis <strong>et</strong> dépouillé, Primo Levi pose au début du second<br />

paragraphe deux enchaînements argumentatifs contradictoires. Le premier<br />

concerne l’identité du p<strong>et</strong>it enfant : Hurbinek = rien = enfant = mort = Auschwitz.<br />

Le second touche l’absence des moyens de communication entre Hurbinek <strong>et</strong> le<br />

groupe de déportés dont fait partie le narrateur : ne rien savoir


comprendre par ses lecteurs qu’à l’impossibilité d’accorder un sens à ce vide<br />

humain qu’est Hurbinek.<br />

Cependant, au-delà de la validation des conventions socioculturelles qui<br />

rendent possible le proj<strong>et</strong> d’écriture même, se pose la question de savoir comment<br />

Hurbinek, adulte, aurait pu transm<strong>et</strong>tre ce rien qu’il a été à Auschwitz. Question<br />

vaine puisque le p<strong>et</strong>it garçon de trois ans est mort deux mois plus tard sans avoir<br />

prononcé un seul mot compréhensible.<br />

2.2. L’enfant-échange<br />

C<strong>et</strong>te section procède à un violent changement de point de vue. Adoptant le point<br />

de vue « avec », ce n’est plus un narrateur omniscient qui orchestre le cours des<br />

événements qu’il raconte, mais la voix de l’enfant que fut jadis le narrateur, une<br />

voix qui évolue au gré des événements rapportés. Ce proj<strong>et</strong> d’écriture consiste à<br />

replacer une subjectivité naissante – celle d’une conscience enfantine – dans le<br />

contexte de l’Holocauste. Certes, l’entreprise ne peut échapper au savoir objectivé<br />

dont elle est le produit puisqu’il s’agit d’une écriture d’adulte. Elle est donc<br />

d’essence esthético-rhétorique. Pourtant, le point de vue enfantin adopté dégage le<br />

caractère extrême de l’ultramondain S.S. En eff<strong>et</strong>, l’enfant en était le principal<br />

champ d’expérimentation parce que le proj<strong>et</strong> des S.S. ne se limitait pas à la quête<br />

d’une négativité absolue, mais parce qu’il entendait également créer une positivité<br />

absolue : l’Homme nouveau. L’idée de transformation de la matière humaine,<br />

commune aux deux versants de la même utopie, nous paraît essentielle 1 .<br />

Le livre autobiographique de Sarah Kofman intitulé Rue Ordener, rue<br />

Labat (1994) m<strong>et</strong> en texte la réalisation de ce proj<strong>et</strong> d’échange <strong>et</strong> de<br />

transformation. Enfant d’une famille juive immigrée en France peu avant la guerre,<br />

cachée pendant des années, la narratrice ne connaîtra pas l’ultramondain S.S. de<br />

l’intérieur. Mais en tant que suj<strong>et</strong> désigné, elle est prise par la logique<br />

ultramondaine destructrice. Son regard produit ainsi par eff<strong>et</strong> de miroitement des<br />

impressions synecdochiques dont la partie – réduite à la dimension d’une enfant –<br />

représente l’ensemble de l’entreprise exterminatrice 2 .<br />

Après l’arrestation du père en juill<strong>et</strong> 1942, sa famille est dispersée. Malgré<br />

l’adoption d’un faux nom, l’identité familiale de la fille de neuf ans m<strong>et</strong> en danger<br />

son entourage car « j’allais, par mon attitude, faire savoir à tous que nous étions<br />

Juifs » (1994:30). Durant les années suivantes, c<strong>et</strong>te identité sera transformée<br />

entièrement, ce qui assurera la survie de la narratrice. Comme le montre l’extrait<br />

suivant, la dame – appelée « mémé » – qui offre refuge à la fille ainsi qu’à sa mère<br />

se décide à s’occuper de l’enfant :<br />

Mais, très vite, mémé déclara que la nourriture de mon enfance était pernicieuse pour la santé ;<br />

j’étais pâle, « lymphatique », il fallait me changer de régime. C’est elle qui désormais allait<br />

s’occuper de moi. De toute façon, ma mère ne pouvait guère sortir, <strong>et</strong> je devais pouvoir continuer<br />

à « prendre l’air ». On demandait rarement les pièces d’identité d’une enfant, <strong>et</strong> elle me ferait<br />

passer pour sa fille. (1994:48)<br />

1 cf. l'auteur, «Pour une sémantique des récits de la Shoah. Approches de la doxa millénariste» (à paraître).<br />

2 On peut découvrir une problématique similaire dans le livre de Georges Perec intitulé W ou le souvenir<br />

d'enfance (1993).


Ce qui semble relever d’une générosité <strong>et</strong> d’un courage irréprochables<br />

s’avère en fait une attitude ambiguë : la nourriture de l’enfant correspond à celle de<br />

sa religion. La déclarer dangereuse <strong>et</strong> malfaisante consiste ainsi à condamner ses<br />

origines juives. Pourtant, dans le Paris occupé de 1942, il était devenu quasiment<br />

impossible de trouver de la nourriture casher. À l'aide du changement de nom, du<br />

choix des vêtements <strong>et</strong> du régime alimentaire, « mémé » étend son empire sur la<br />

fille au détriment de sa propre mère qui, elle, doit se résigner à un mutisme forcé.<br />

Le passage suivant en dégage le résultat :<br />

Jour de la fête des Mères : je prends l’argent de ma « tirelire », <strong>et</strong> pars seule rue Custine ach<strong>et</strong>er<br />

des cadeaux pour les deux femmes : une « résille » <strong>et</strong> un peigne, je crois ; je prends aussi deux<br />

cartes postales. L’une d’elles représente un visage féminin tout sourire, l’autre, une femme assise,<br />

accompagnée d’un garçonn<strong>et</strong> debout. J’hésite un moment <strong>et</strong> je choisis pour mémé la première,<br />

celle des deux que je trouve la plus belle. J’ai honte <strong>et</strong> je me sens rougir dans la boutique. Mon<br />

choix vient bel <strong>et</strong> bien d’être fait, ma préférence déclarée. (1994:55)<br />

C<strong>et</strong>te trahison fatale, car elle paraît en l’occurrence inévitable, symbolise<br />

l’abandon de l’identité première de la fill<strong>et</strong>te. Mais « mémé » ne se contente pas de<br />

gagner son cœur par des biens matériels, elle commence également à dominer son<br />

âme en lui insinuant des préjugés antisémites pour valoriser son propre univers<br />

idéologique. Craignant la libération de Paris, l’adolescente finit par oublier<br />

l’existence même de sa mère qui s’est vue progressivement exclue de la vie<br />

commune dans l’appartement. Après la guerre, la narratrice ne renouera jamais<br />

entièrement ni avec sa mère, ni avec sa religion. Soutenue par « mémé » <strong>et</strong> au<br />

grand dam de sa mère, elle achèvera des études de philosophie.<br />

Le dernier paragraphe du livre rend toute l’ambiguïté de l’expérience dont<br />

nous venons de r<strong>et</strong>racer les grandes lignes : « Je n’ai pu me rendre à ses obsèques.<br />

Mais je sais que le prêtre a rappelé sur sa tombe qu’elle avait sauvé une p<strong>et</strong>ite fille<br />

juive pendant la guerre » (:99). Ce sauv<strong>et</strong>age repose sur l’échange d’identité dont<br />

le prix paraît difficile à évaluer. Sans la bienveillance de « mémé » à l’égard de ces<br />

deux êtres humains en détresse, probablement ni la mère, ni sa fille n’auraient<br />

survécu à l’Holocauste. Tout en baignant dans l’entour socio-culturel donné,<br />

l’hôtesse ne cède pas à l’antisémitisme primaire. Elle éprouve simplement un<br />

amour débordant pour l’enfant. Par ailleurs, comme le montre le passage suivant,<br />

celle-ci se servira plus tard d’un savoir-faire auquel « mémé » a grandement<br />

contribué : pouvoir raconter « ça ».<br />

De lui [son père], il me reste seulement le stylo. Je l’ai pris un jour dans le sac de ma mère où elle<br />

le gardait avec d’autres souvenirs de mon père. Un stylo comme l’on n’en fait plus, <strong>et</strong> qu’il fallait<br />

remplir avec de l’encre. Je m’en suis servie pendant toute ma scolarité. Il m’a « lâchée » avant<br />

que je puisse me décider à l’abandonner. Je le possède toujours, rafistolé avec du scotch, il est<br />

devant mes yeux sur ma table de travail <strong>et</strong> il me contraint à écrire, écrire. (1994:10)<br />

En juxtaposant les deux derniers extraits, on se rend compte que<br />

l’échange d’identité repose sur une structure paradoxale. Salvateur parce qu’il<br />

épargne la vie de l’enfant, il la détruit de l’intérieur, parce que l’écrit, même<br />

multiplié, ne restitue pas le père. Raconter « ça » revient ainsi à raconter c<strong>et</strong>te mort<br />

intérieure, la perte de soi pour sauver le soi. Telle est la logique de l’ultramondain<br />

S.S., à savoir qu’il n’y a aucun rachat possible.


2.3. L’enfant-mort<br />

Dans la section précédente, on a pu constater que le processus de rationalisation<br />

entamé par la narratrice conduit à coordonner chronologiquement les souvenirs<br />

afin de combler le vide creusé par la perte d’identité. La perspective adoptée par la<br />

narratrice perm<strong>et</strong> de dramatiser l’enchaînement fatal des événements par le rythme<br />

de l’écriture. Cela signifie que la narratrice prend conscience de ce qu’elle raconte<br />

à travers l’acte de la narration même. Le récit que nous allons analyser dans la<br />

présente section pousse la dramatisation d’une mémoire enfantine à l’extrême<br />

limite. Pour y parvenir, il situe le narrateur non pas en parallèle des événements,<br />

mais « en deçà ». Il est donc dominé par les événements mêmes, ce qui empêche<br />

tout calcul de sens conventionnel. Bien que c<strong>et</strong>te écriture soit celle d’un adulte, la<br />

particularité de l’ouvrage choisi est que le narrateur prend résolument la position<br />

de l’enfant pris dans la tourmente. Véritable chef-d’œuvre littéraire, il s’agit d’un<br />

livre d’Imre Kertész, survivant d’Auschwitz, intitulé dans la nouvelle traduction<br />

française Être sans destin (1998). Ce roman raconte l’histoire d’un garçon qui fait<br />

partie des déportés juifs de Hongrie. Le passage suivant se situe à la fin du premier<br />

tiers du livre. Lors de la descente du train à Auschwitz, le narrateur vient de subir<br />

la première sélection effectuée par le corps médical des S.S., examen qui a duré à<br />

peine quelques secondes.<br />

J’ai vite compris le travail du docteur. Un vieil homme arrive : il l’envoie de l’autre côté, c’est<br />

clair. Un jeune : ici, avec nous. Un autre, ventru, sauf qu’il bombe le torse de toutes ses forces :<br />

en vain – mais non, le médecin l’a quand même envoyé ici, <strong>et</strong> je n’étais pas très satisfait parce<br />

que, pour ma part, je le trouvais plutôt âgé. J’ai constaté que la grande majorité des hommes<br />

étaient extraordinairement mal rasés <strong>et</strong> ne faisaient pas bonne impression. Si bien que j’étais<br />

obligé de voir avec les yeux du médecin combien il y avait parmi nous d’hommes vieux ou<br />

inutiles pour d’autres raisons. L’un était trop maigre, l’autre trop gros, quant à un troisième, je le<br />

déclarai malade mental rien qu’à voir ses yeux agités de tics <strong>et</strong> les grimaces incessantes de sa<br />

bouche <strong>et</strong> de son nez qui faisaient penser à un lapin qui flaire quelque chose, pourtant lui aussi,<br />

connaissant son devoir, il souriait avec dévouement en se dandinant comme un canard vers le<br />

groupe des inaptes. (1998:122-123)<br />

Ce qui crée la tension insoutenable de ce passage, c’est l’apparente facilité<br />

avec laquelle le garçon saisit la logique de la sélection. Il s’est rapidement rendu<br />

compte qu’il a été versé dans le groupe des gagnants, ceux jugés aptes au travail.<br />

Pourtant, le regard narquois qu’il j<strong>et</strong>te sur les gens que le médecin S.S. dirige vers<br />

l’autre groupe n’a rien de méchant. Dans l’ignorance totale de la suite des<br />

événements, le garçon goûte au seul plaisir du moment. C’est donc au lecteur<br />

d’interpréter la scène dont le narrateur feint d’ignorer l’issue criminelle : le gazage<br />

immédiat du groupe largement majoritaire des « inaptes ».<br />

Or, l’investissement intellectuel fourni par le héros pour décortiquer la<br />

logique des persécuteurs ne parvient pas à dépasser la scène que l’on vient<br />

d’analyser. Comme le montre l’extrait suivant, la particularité de l’ultramondain<br />

S.S. est de plonger les non-suj<strong>et</strong>s humains dans l’incertitude en les privant<br />

systématiquement de leurs repères spatio-temporels conventionnels. Par là, ils sont<br />

infailliblement rej<strong>et</strong>és à un présent a-temporalisé, circularité destructrice montée de<br />

toutes pièces par les S.S.


Les gars aussi étaient prêts : on se regardait les uns les autres, sans savoir s’il fallait rire ou<br />

s’étonner. Mais on n’avait le temps ni pour l’un ni pour l’autre : nous étions déjà dehors, à l’air<br />

libre. Je ne sais qui commandait ni comment cela s’est passé – je me rappelle seulement qu’une<br />

sorte de pression pesait sur moi, qu’une espèce d’élan m’emportait, me poussait, me faisant un<br />

peu trébucher dans mes nouvelles chaussures, dans un nuage de poussière <strong>et</strong> avec d’étranges<br />

bruits sourds derrière moi, comme si on frappait le dos de quelqu’un, en avant vers de nouvelles<br />

cours, de nouvelles grilles, des barbelés, des clôtures qui s’ouvraient, se fermaient <strong>et</strong> se<br />

confondaient finalement à mes yeux en un fouillis flou <strong>et</strong> embrouillé. (1998:138)<br />

Mélange de sentiments positifs <strong>et</strong> négatifs, pression du temps,<br />

changements des lieux, tout paraît être en mouvement sans que le narrateur ait les<br />

moyens d’identifier ni la topographie (il trébuche), ni le paysage (entouré d’un<br />

nuage de poussière), ni les sons (il entend d’étranges bruits). La dernière phrase<br />

indique que le garçon, malgré sa volonté de s’adapter au rythme dicté par<br />

l’ultramondain S.S., se voit contraint de céder à la confusion des sens. C<strong>et</strong> abandon<br />

de l’effort intellectuel entame ce que nous appelons dans nos travaux<br />

narratologiques le « cycle de la victime » (1998a : 69-75). Il s’agit d’une macroséquence<br />

textuelle durant laquelle le héros perd de plus en plus l’emprise sur son<br />

environnement. La particularité du récit d’Imre Kertész est que le jeune garçon<br />

découvre à travers c<strong>et</strong>te ferm<strong>et</strong>ure progressive de l’extérieur réduisant<br />

irrémédiablement ses chances de survie, un paysage intérieur tout aussi fuyant. Le<br />

passage suivant marque le moment où l’esprit <strong>et</strong> la matière formant le moi du<br />

narrateur se séparent.<br />

J’étais ébahi par la vitesse, l’allure effrénée avec laquelle, jour après jour, diminuaient,<br />

mouraient, fondaient <strong>et</strong> disparaissaient la matière qui recouvrait mes os, l’élasticité, la chair.<br />

Chaque jour, j’étais surpris par une nouveauté, une nouvelle difformité sur c<strong>et</strong>te chose de plus en<br />

plus étrange <strong>et</strong> étrangère qui avait jadis été un bon ami : mon corps. Je ne pouvais le regarder<br />

sans une impression de désespoir, une sorte d’horreur […] (1998:228)<br />

À l'instar du passage précédent, le héros se voit contraint de restreindre<br />

son champ de vision pour préserver un espace vital, aussi réduit qu’il soit. Mais<br />

c<strong>et</strong>te fois-ci la r<strong>et</strong>raite vers l’intérieur touche à sa limite puisque l’abandon du<br />

corps entraîne la perte de l’esprit. Dorénavant, le narrateur sombrera dans un état<br />

de déréliction totale, revêtant dans le sabir du camp le rôle de « musulman » : ni<br />

mort ni vivant, il est le produit final de l’ultramontain S.S. Ignorant les causes d’un<br />

nouveau déplacement, il est j<strong>et</strong>é sur les routes de la déportation pour arriver, après<br />

une durée indéterminée, au camp de Buchenwald. Dans le passage suivant, le<br />

garçon se r<strong>et</strong>rouve à l’entrée du camp, dans l’amoncellement des restes humains,<br />

au moment où des détenus se m<strong>et</strong>tent à faire le tri entre ceux qui vont directement<br />

dans les fours crématoires <strong>et</strong> ceux, en p<strong>et</strong>it nombre, jugés récupérables.<br />

Quelque temps après, une heure, un jour ou un an, je ne sais pas, je perçus enfin des voix, des<br />

bruits, on travaillait, on s’affairait. La tête qui était à côté de moi s’éleva soudain <strong>et</strong>, plus bas, aux<br />

épaules, je vis des bras en loques de détenu qui s’apprêtaient à hisser le corps sur une sorte de<br />

charr<strong>et</strong>te ou de brou<strong>et</strong>te, sur d’autres qui s’y entassaient déjà. Au même moment, me parvinrent<br />

aux oreilles des bribes de paroles que je réussis à grand-peine à distinguer, <strong>et</strong> dans ce murmure<br />

rauque, j’eus encore plus de mal à reconnaître une voix naguère pourtant si sonore dans mon<br />

souvenir : « Je… pro… teste », balbutiait-elle. Et durant un instant, avant qu’il ne poursuivît son<br />

ascension, il s’arrêta en l’air, comme par stupéfaction, me semblait-il, <strong>et</strong> tout de suite, j’entendis<br />

une autre voix, certainement celle de l’homme qui lui tenait les bras […] : « Was ? Du willst


noch leben ? » demanda-t-elle, <strong>et</strong> effectivement, à c<strong>et</strong> instant, moi aussi je trouvai cela étrange,<br />

injustifiable <strong>et</strong> parfaitement immotivé. Alors je décidai qu’en ce qui me concernait je serais plus<br />

raisonnable. Mais déjà ils se penchaient vers moi <strong>et</strong> je fus bien obligé de cligner des yeux,<br />

puisqu’une main fur<strong>et</strong>ait devant eux, puis je fus j<strong>et</strong>é au milieu du chargement d’une charr<strong>et</strong>te<br />

plus p<strong>et</strong>ite, ensuite on me poussa quelque part, je n’étais pas vraiment curieux de savoir où. Une<br />

seule chose me préoccupait, une pensée, une question qui ne m’était venue à l’esprit qu’à c<strong>et</strong><br />

instant-là. Il est possible que ce fût de ma faute si je ne le savais pas, mais je n’avais jamais été<br />

assez prévoyant pour me renseigner sur les habitudes, les règlements, les méthodes de<br />

Buchenwald, bref, sur la façon dont ils le faisaient ici : au gaz, comme à Auschwitz, ou peut-être<br />

à l’aide d’un produit pharmaceutique, ce dont j’avais également entendu parler là-bas,<br />

éventuellement avec une balle, mais peut-être autrement, par l’un des mille autres moyens pour<br />

lequel mes connaissances étaient insuffisantes – je ne le savais tout simplement pas.<br />

(1998:257-259)<br />

La séquence s’ouvre sur le mode détaché que nous avons relevé dans les<br />

extraits précédents : le narrateur ne parvient plus à se faire une idée précise <strong>et</strong><br />

cohérente de ce qui l’entoure. Il se contente d’isoler des morceaux, de construire<br />

son discours par bribes de souvenirs. C’est seulement au moment où la question<br />

décisive vient d’être posée, celle de la volonté de vivre, qu’il redécouvre son étatcondition.<br />

L’acquiescement intellectuel qu’il donne à la tournure négative de la<br />

question adressée à un autre moi-même est pourtant renversé par un souvenir<br />

corporel, phénomène curieux puisque, nous l’avons relevé, le héros a été contraint<br />

de se séparer de son existence physique pour se réfugier dans le seul univers<br />

mental, en décombres lui aussi. Le souci relatif à la façon d’être mis à mort dans le<br />

camp de Buchenwald, c<strong>et</strong>te lacune intellectuelle, même si, en l’occurrence, elle ne<br />

peut plus être ressentie corporellement, est soulevé par l’anticipation d’une douleur<br />

dorénavant impossible. Dernière étincelle d’une existence fuyante, le narrateur<br />

l’impute à l’amour-propre.<br />

L’exigence de sens imposée par un genre textuel défiant tout processus de<br />

rationalisation conventionnelle situe la praxis interprétative de l’entour humain<br />

dans les paysages culturels du XXI e siècle. À l’issue de nos réflexions, ce constat<br />

repose sur une triple donnée théorique : le concept de l’« avec-Auschwitz » perm<strong>et</strong><br />

d’appréhender ce qui s’est passé là-bas non pas dans sa périodicité historique<br />

close, mais dans une perspective actantielle. Cela signifie, concrètement,<br />

qu’Auschwitz dure avec nous <strong>et</strong> à travers nous. On peut donc suivre Primo Levi<br />

soulignant que « notre fragilité essentielle » (1989:68), c'est notre pacte fatal avec<br />

les forces politico-idéologiques au pouvoir. Comme le montrent les phénomènes<br />

génocidaires récents, le « train » dont parle Levi continuera à nous attendre<br />

derrière les murs entourant nos gh<strong>et</strong>tos. En somme, il s’agit de poursuivre la<br />

critique des sociétés actuelles entamée par Adorno.<br />

La perspective actantielle perm<strong>et</strong> de comprendre l’extermination non<br />

seulement dans son déroulement bureaucratique <strong>et</strong> opérationnel, mais comme un<br />

lieu sociétal, c’est-à-dire comme un ultramondain qui se réalise dans un acte de<br />

désignation consensuel. Proche des études pragmatiques du philosophe anglais J.L.<br />

Austin (1992), notre idée est qu’un locuteur abstrait que nous qualifions<br />

arbitrairement avec le sigle historique des S.S. procède à un acte communicatif<br />

scellant le sort de ses interlocuteurs. En l’occurrence, désigner signifie faire tuer.<br />

Or, c<strong>et</strong> univers de sens extrême ne peut avoir de formes concrètes que lorsque les


différents pôles actantiels prennent les uns par rapport aux autres des positions<br />

dans un ordre spécifique. Puisque notre rôle de lecteur-interprétant n’autorise pas<br />

à aller au-delà de la vérité créée par l’acte de désignation, l’analyse sémiotique<br />

conduit au moins à saisir les règles du jeu. Cela conduit à valoriser l’empirisme<br />

sous-jacent à notre point de vue subjectif.<br />

Le troisième élément constitutif de nos données théoriques provient d’une<br />

approche particulière du temps ultramondain. Conçu comme pure négativité, donc<br />

comme absence du mouvement progressif qu’on lui prête traditionnellement, ce<br />

temps suspendu identifie l’ultramondain S.S. comme un simulacre : mise en scène<br />

d’un univers « à part », son rôle est de perpétuer le pouvoir absolu du locuteur<br />

S.S.<br />

La sémantique interprétative que nous avons pratiquée dans la dernière<br />

partie a démontré que la fonction dialogique régissant les relations entre les pôles<br />

ém<strong>et</strong>teur <strong>et</strong> récepteur ne peut jouer pleinement son rôle que si l’on tient compte de<br />

la structure sémiotique de l’ultramondain S.S. Le regard de l’« en deçà » j<strong>et</strong>é par<br />

l’enfant-mort en est l’exemple le plus radical. Ainsi, les œuvres d’art, celle d’Imre<br />

Kertész en particulier, perm<strong>et</strong>tent de concevoir les « zones grises » de c<strong>et</strong>te culture<br />

dont nous sommes issus.<br />

Michael RINN<br />

Université de Berne<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

ADORNO TH. W. 1978-1992 : Dialectique négative, Paris, Payot.<br />

ADORNO TH. W. 1995 : « Kulturkritik und Gesellschaft », in KIDAISCH P. (éd.), Lyrik nach<br />

Auschwitz ? Adorno und die Dichter, Stuttgart, Reclam, p. 27-49.<br />

ANSCOMBRE J.-C. 1995 : Théorie des topoï, Paris, Kimé.<br />

AUSTIN J.L. 1992 (1962) : How to do things with words, Oxford-New York, Oxford University<br />

Press.<br />

BAUMAN Z. 1993 (1989) : Modernity and the Holocaust, Cambridge, Polity Press.<br />

BENIGNI R. <strong>et</strong> CERAMI V. 1998 : La vie est belle, Paris, Gallimard.<br />

BONNEFOY Y. 1993 : « Art <strong>et</strong> vérité chez Miklos Bokor », Miklos Bokor, Peintures <strong>et</strong> dessins,<br />

Art <strong>et</strong> L<strong>et</strong>tres Vevey, Musée Jenisch <strong>et</strong> les auteurs, p. 29-46.<br />

BRETON PH. 1997 (1992) : L’Utopie de la communication, Paris, La Découverte.<br />

DEGUY M. 1990 : « Une œuvre après Auschwitz », in DEGUY M. (éd.) Au Suj<strong>et</strong> de Shoah,<br />

Paris, Editions Belin, p. 21-48.<br />

DELBO CH. 1993 (1970) Auschwitz <strong>et</strong> après, T. 1, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Éditions<br />

de Minuit.<br />

ERTEL R. 1993 : Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, Paris,<br />

Éditions du Seuil.<br />

KERTÉSZ I 1998 (1975) : Être sans destin, Arles, Actes Sud.<br />

KERTÉSZ I 1998 (1997) : Ich – ein anderer, Berlin, Rowohlt.<br />

KOFMAN S. 1994 : Rue Ordener, rue Labat, Paris, Galilé.<br />

LE CLÉZIO J.M.G. 1992 : Étoile errante, Paris, Gallimard.<br />

LEVI P. 1989 (1986) : « La zone grise » in Les naufragés <strong>et</strong> les rescapés, Paris, Gallimard, p.<br />

36-68.<br />

LEVI P. 1991 (1966) : La Trêve, Paris, Grass<strong>et</strong>.<br />

LYOTARD J.-F. 1989 : « Argumentation <strong>et</strong> présentation : la crise des fondements », in JACOB<br />

A. (éd.), Encyclopédie philosophique universelle, T. 1, Paris, P.U.F., p. 738-750.


MOLINIÉ G. 1992 : Dictionnaire de rhétorique, Paris, P.U.F.<br />

MOLINIÉ G. 1998 : Sémiostylistique. L’eff<strong>et</strong> de l’art, Paris, P.U.F.<br />

NAGEL TH. 1989 (1986) : The view from nowhere, New York, Oxford University Press.<br />

PEREC G. 1993 (1975) : W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard.<br />

1985 : Temps <strong>et</strong> récit, T. III, « Le temps raconté », Paris, Éditions du Seuil.<br />

RICŒUR P. 1989 : « Narrativité, phénoménologie <strong>et</strong> herméneutique » in JACOB A. (éd.),<br />

Encyclopédie philosophique universelle, T. 1, Paris, P.U.F., p. 63-71.<br />

RINN M. 1998a : Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne-Paris, Delachaux<br />

<strong>et</strong> Niestlé.<br />

RINN M. 1998b : « L’indicible du génocide : la pratique de l’ironie », Energeia n°4, Paris, p. 19-<br />

26.<br />

RINN M. 1998c : « Pragmatique de l’indicible : les interactions tronquées dans les récits du<br />

génocide », Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford,<br />

p365.<br />

RINN M. (à paraître) : « Pour une sémantique des récits de la Shoah. Approches de la doxa<br />

millénariste » in CANZIANI G. (éd.), Atti del Convegno internazionale « Millenarismi nella<br />

cultura contemporanea », Milano 2-4--11 1998, Università degli Studi di Milano – CNR –<br />

Centro di Judaica Goren-Goldstein.<br />

RINN M. (à paraître) : « Pour une sémiotique de l’indicible : la problématique du carré<br />

monopolaire », in XXIIe Congrès international de Linguistique <strong>et</strong> Philologie romanes, Bruxelles,<br />

23-29 juill<strong>et</strong> 1998, Wilm<strong>et</strong> M. (éd.), Tübingen, Niemeyer.<br />

RINN M. (à paraître) : « L’écriture de l’impossible : m<strong>et</strong>tre en texte la « zone grise »».<br />

SEARLE J. 1972 : Les Actes de <strong>langage</strong>, Paris, Hermann.<br />

SEMPRUN J. 1989 (1963) : Le grand voyage, Paris, Gallimard.<br />

SEMPRUN J. 1994 : L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard.<br />

SFEZ L. 1992 (1988) : Critique de la communication, Paris, Éditions du Seuil.<br />

WEINRICH H. 1979 : Le temps, Paris, Éditions du Seuil.<br />

WIEVIORKA A. 1995 (1992) : Déportation <strong>et</strong> génocide. Entre la mémoire <strong>et</strong> l’oubli, Paris,<br />

Plon.<br />

YOUNG J. E. 1992 (1988) : Beschreiben des Holocaust. Darstellung und Folgen der<br />

Interpr<strong>et</strong>ation, Frankfurt a.M., Jüdischer Verlag.


DE LA NARRATION EN PHOTOGRAPHIE<br />

Après avoir étudié une forme de rhétorique de l’image photographique<br />

lors du colloque de 1995, la lecture (rationnelle) de la photographie lors du<br />

colloque de 1996, la description lors du colloque de 1997, nous nous devions de<br />

terminer ce cycle par l’étude de la (possible ?) narration en photographie.<br />

Nous nous attacherons c<strong>et</strong>te année à étudier les possibilités de narration<br />

de (ou dans ?) la photographie d’Henri Cartier-Bresson intitulée : Séville,<br />

Espagne, 1933.<br />

Pour résumer la description en photographie nous pouvons dire que quels<br />

que soient les modes de classement ou de catégorisation des indices nécessaires à<br />

la reconnaissance d’un texte visuel (en l’occurrence la photo) comme ayant un<br />

caractère descriptif, nous ne pouvons qu’abonder dans le sens : les photographies<br />

sont toutes <strong>et</strong> toujours descriptives. La photographie semble bien être une forme<br />

de représentation de la réalité. Balzac disait, dans la préface au Père Goriot, que<br />

l’homme tend à représenter sa pensée dans tout ce qu’il approprie à ses besoins.<br />

C<strong>et</strong>te théorie, Henri Cartier-Bresson la m<strong>et</strong> en pratique dans sa photographie<br />

intitulée : Séville, 1933 où la description du milieu ambiant — les ruines — peut<br />

être prise comme une unité englobante (<strong>et</strong> autosuffisante) supposée expliquer<br />

indiciellement le statut <strong>et</strong> la conduite des enfants qui jouent dans ces ruines, comme<br />

une synecdoque de l’ensemble : la révolte à Casa Viejas, en Andalousie, des<br />

paysans mécontents de la réforme agraire <strong>et</strong> la répression sanglante qui s’en suivit.<br />

La mise en place du cadre de la photographie, la fonction mimésique, peut<br />

se faire aussi moins directement à l’aide d’indices qui ont pour fonction de<br />

suggérer une atmosphère. Ce genre d’artifice se rencontre de plus en plus souvent<br />

dans les photographies récentes, d’où une utilisation courante d’énoncés<br />

métaphoriques <strong>et</strong> comparatifs qui pourront être l’expression d’une représentation


fantasmagorique de l’auteur (en focalisation aucto ou actorielle). De la même<br />

façon, nous pourrons affecter les descriptions d’un pouvoir anaphorique<br />

(redondance) ou cataphorique (prévisibilité) en faisant de p<strong>et</strong>ites séquences<br />

descriptives où le sens, plus facilement globalisable, sera plus à même d’être<br />

enregistré par la mémoire du lecteur. Enfin, reprenant l’exemple de la photographie<br />

d’Henri Cartier-Bresson, nous notons une utilisation expressive de la description<br />

de son paysage urbain en ruines <strong>et</strong> « estival » qui métaphorise l’état psychique de<br />

ses personnages.<br />

L’utilisation de la métaphore dans la description peut, en outre, revêtir<br />

plusieurs aspects <strong>et</strong> nous trouverons là, sans doute, une des raisons des différences<br />

de comportement observées sur les suj<strong>et</strong>s à qui nous avons fait passer des tests<br />

psychosémiotiques – au caractère encore exploratoire – concernant la lecture de<br />

photographies. Nous distinguerons deux types de métaphores descriptives selon<br />

qu’elles sont extra-diégétiques ou intra-diégétiques. Nous appellerons extradiégétiques<br />

les comparaisons dont l’attribut comparant, absent de l’énoncé,<br />

appartient à l’univers sociolectal ou idiolectal de l’énonciateur ou fait partie d’un<br />

ensemble plus vaste : par exemple la photographie d’Henri Cartier-Bresson,<br />

Séville, Espagne, 1933 où les jeux des enfants dans les ruines sont comparés au<br />

soulèvement paysan <strong>et</strong> à sa répression. Nous appellerons intra-diégétiques les<br />

comparaisons qui utilisent comme comparant une figuration spatiale prise à<br />

l’intérieur même de l’énoncé donc métonymiquement reliée à la même diégèse : par<br />

exemple la photographie d’Henri Cartier-Bresson, où les comparant/comparé sont,<br />

entre autres, les jeunes garçons en noir <strong>et</strong> en blanc qui participent à la construction<br />

du parcours narratif de la photographie.<br />

Il est très rare, voire exceptionnel, qu’une photographie soit observable<br />

sans qu’elle soit accompagnée d’un texte. Dans la plupart des cas, la photographie<br />

est simplement légendée. Ce faisant, ces apports extérieurs participent de la<br />

construction d’un contexte de réception qui n’est pas identique à celui de<br />

production. Nous pensons qu’il est à peu près impossible de connaître le contexte<br />

existant au moment de la prise de vue <strong>et</strong>, souvent, le construisons-nous à partir des<br />

indices relevés dans la photographie. Parfois cependant, comme c’est le cas avec la<br />

photographie que nous étudions ici, des informations collatérales peuvent venir<br />

étayer notre thèse. Certains renseignements glanés dans la biographie de l’auteur<br />

par exemple sont à même de donner des indications précises sur les conditions de<br />

production de la photographie. Ces recherches parallèles participent du contexte de<br />

production <strong>et</strong> en cela nous nous rapprochons de ce que le photographe savait sans<br />

doute au moment de la prise de vue, conscient que notre construction reste<br />

incomplète. C’est ainsi que nous avons fait en sorte de ne pas tenir compte des<br />

textes autres que les légendes rapportées par le Centre National de la Photographie<br />

où nous avons puisé notre corpus. Nous évitons ainsi les formes de détournement<br />

possible créées lors d’une exploitation ultérieure de la photographie dans un<br />

contexte de réception. Lorsque nous disons : « étude en contexte », il faudra donc<br />

comprendre le « contexte » du moment générateur de l’image, c’est-à-dire le<br />

« contexte » préexistant à l’instant photographique <strong>et</strong> la somme de toutes les<br />

informations collatérales dont certaines auront participé de la production de<br />

l’œuvre. Pour reprendre François Rastier dans Sens <strong>et</strong> textualité, je parlerai<br />

volontiers de « l’entour » comme


« une des conditions nécessaires de la communication. L’entour (ou<br />

contexte non linguistique, au sens large) englobe le texte, l’ém<strong>et</strong>teur <strong>et</strong> le<br />

récepteur. Il contient les interprétants nécessaires à l’utilisation de contenus du<br />

texte. »<br />

C<strong>et</strong> « entour » ne devant bien évidemment pas se confondre avec le<br />

référent. Dans le schéma qui nous occupe, il convient de considérer la construction<br />

du sens dépendant non seulement du texte, mais également de son interrelation<br />

avec l’entour <strong>et</strong> les interlocuteurs.<br />

C<strong>et</strong>te réflexion, applicable aux textes visuels que sont les photographies,<br />

explique les raisons de l’utilisation de toutes les connaissances encyclopédiques, de<br />

toutes les informations collatérales que j’ai pu juger utiles à la (re) construction du<br />

sens. Le caractère personnalisé de l’entour selon le suj<strong>et</strong> à l’œuvre, peut faire<br />

apparaître un problème pour une sémantique interprétative. Si l’entour change, le<br />

contenu du texte change aussi. François Rastier encore nous le précise :<br />

« En cas de changement de culture, l’entour s’appauvrit par déperdition<br />

des connaissances. »<br />

Avec la photo de Cartier-Bresson, nous allons tenter une ou plusieurs<br />

lectures interprétatives. Cela veut dire que les interprétations des différents<br />

messages ne sont sans doute pas les seuls possibles considérant l’entour 1 <strong>et</strong><br />

l’entour 2. Considérant une approche de la réception, c’est bien sûr de l’entour 2<br />

qu’il convient de parler, même si nous avons fait en sorte d’élargir<br />

considérablement, grâce à l’étude de l’énonciation, la partie qu’il y a en commun<br />

entre l’entour 1 <strong>et</strong> l’entour 2.<br />

Il convient à présent de regarder attentivement la photographie pour voir<br />

un peu ce qu’elle contient. Le tissu de relations perm<strong>et</strong> de constater qu’à chaque<br />

fois, nous sommes en présence d’un nombre fini d’obj<strong>et</strong>s composés d’un nombre<br />

moins important de matières <strong>et</strong> d’un nombre encore moins grand de nuances de<br />

gris verbalisables.<br />

Si l’on s’intéresse à présent<br />

de plus près à la<br />

photographie d’Henri<br />

Cartier-Bresson intitulée :<br />

Séville, Espagne, 1933…<br />

De la séquence narrative<br />

Au cours de l’analyse, il se peut que nous nous trouvions devant la<br />

possibilité d’énoncer un programme narratif simplement en considérant l’action en<br />

cours <strong>et</strong> la suite immédiate dans sa prévisibilité. C’est ce que l’on peut illustrer<br />

avec la photographie d’Henri Cartier-Bresson intitulée Séville, Espagne, 1933.<br />

L’analyse méticuleuse de la pose des actants de l’énoncé perm<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre en


évidence ce qui va devenir la sanction du programme narratif. C’est dire toute<br />

l’importance de la pose comme procédé connotatif dans les photographies où à la<br />

vision s’ajoute donc la connotation, c<strong>et</strong>te imposition d’un sens second au texte<br />

visuel, pour nous guider vers une perception alors orientée, faisant de nous,<br />

énonciataire, l’obj<strong>et</strong> d’une manipulation placée sous le signe de l’obéissance.<br />

Déterminer une sanction peut paraître suffisant à classer une photographie<br />

comme « narrative » en plus de ses qualités descriptives, surtout si les résultats des<br />

tests psychosémiotiques abondent en ce sens. Il nous a paru malgré tout nécessaire,<br />

pour chaque photo présentant des signes évidents de narrativité, de calquer le texte<br />

visuel analysé sur le prototype du texte narratif tel que l’a défini Jean-Michel Adam<br />

dans son ouvrage : Les textes : types <strong>et</strong> prototypes 1 .<br />

Lecture synthétique de la photographie<br />

1. La succession d’événements. Pour qu’on puisse parler de récit, il faut<br />

qu’il y ait succession d’événements. La photo perm<strong>et</strong>tra d’autant plus facilement le<br />

récit que le mouvement visible d’un personnage par exemple présuppose c<strong>et</strong>te<br />

succession d’événements — des indices facilement repérables peuvent aider à c<strong>et</strong>te<br />

présupposition comme une route ou une chaussée par exemple. Il se peut, dans la<br />

phase descriptive d’une première lecture de la photographie, que la pose <strong>et</strong> la<br />

composition — mêlant alors iconique <strong>et</strong> plastique — nous entraînent vers la<br />

reconnaissance d’un instant « vrai » de la vie dans une coupe spatio-temporelle<br />

telle que l’entend Philippe Dubois, où les présupposés sont facilement identifiables.<br />

Considérant une photographie représentant une action, nous déterminons<br />

aisément :<br />

- un « avant » l’instant photographique… avec par exemple :<br />

- le suj<strong>et</strong> était plus éloigné ou plus proche de l’énonciateur, ou sa pose<br />

était différente, donc, son action n’en était pas à ce point, la position des autres<br />

actants en mouvement était différente, <strong>et</strong>c.<br />

- un « instant » photographique hic <strong>et</strong> nunc de l’énonciation :<br />

- le suj<strong>et</strong> est décrit au présent : il accomplit la performance<br />

- la sanction peut être vérifiée par la mimique, ou la pose des autres<br />

actants, <strong>et</strong>c.<br />

Très facile à repérer dans les photographies d’exploits — comme les<br />

trophées d’une chasse— la succession est parfois plus délicate à observer.<br />

2. L’unité thématique doit être respectée, l’univers sémantique de la<br />

photographie, clairement identifiable, reposera en général sur le pouvoir-faire du<br />

suj<strong>et</strong>, avec le couple compétence/performance. La fonction mimésique de la<br />

description fonctionne parfaitement avec la détermination très précise du cadre ou<br />

plus précisément du contexte de la photographie.<br />

3. La transformation des prédicats doit être effective. Si une action se<br />

déroule dans le temps, il y a une durée de l’événement ; il y a donc une évolution<br />

du prédicat d’être (les actants de l’énoncé comme obj<strong>et</strong> animé, vivant…) <strong>et</strong> du<br />

1 Jean-Michel Adam, Les Textes : Types <strong>et</strong> Prototypes, Nathan Université, fac linguistique, Paris<br />

1992, ch. 2 : le prototype de la séquence narrative, p. 45 à 63.


prédicat de faire (l’action à l’œuvre…). Dans la photo de HCB, les jeunes garçons<br />

jouent en courant.<br />

4. L’unité d’action doit être facilement repérable, perm<strong>et</strong>tant d’affirmer<br />

que le procès existe bien <strong>et</strong> que c’est un des moments de ce procès qui est<br />

représenté. C<strong>et</strong>te coupe temporelle perm<strong>et</strong> la formulation d’un programme narratif<br />

cohérent dont les éléments sont contenus dans l’énoncé. Nous le disions plus haut,<br />

l’action se déroule dans le temps, même si ce n’est qu’un moment de l’action qui<br />

est représenté.<br />

5. La causalité narrative d’une mise en intrigue. On doit trouver dans la<br />

photo quelques liaisons causales par exemple entre le suj<strong>et</strong> principal du premier<br />

plan <strong>et</strong> le deuxième personnage du second plan ou entre un actant <strong>et</strong> l’énonciateur<br />

(par un regard caméra), liaison reprise au moment de la lecture grâce aux<br />

débrayages énonciatifs successifs entre c<strong>et</strong> actant <strong>et</strong> nous, énonciataire… Dans ces<br />

conditions, on pourra attribuer ce critère causalité.<br />

6. Une évaluation finale. La sanction d’un programme narratif marque<br />

généralement la fin d’une action. Le suj<strong>et</strong> est considéré ayant satisfait aux trois<br />

épreuves qualifiante, décisive <strong>et</strong> glorifiante relevées sur l’axe syntagmatique de<br />

l’énoncé étudié — la photographie analysée — prouvant l’existence d’un schéma<br />

narratif.<br />

Comme nous l’avons vu à propos de la description, la photographie<br />

présentant des critères narratifs s’articule elle aussi autour d’un axe <strong>et</strong> nous<br />

pensons pouvoir proposer là aussi, une schématisation de la photographie<br />

narrative. À la différence des photographies essentiellement descriptives où le fil<br />

conducteur, sur l’axe syntagmatique, est sans « épaisseur » faute d’éléments, la<br />

photographie narrative nous propose une épaisseur propre à l’intérieur de laquelle<br />

s’accomplit la performance, <strong>et</strong> où l’on peut voir, comprendre, ou estimer la<br />

sanction <strong>et</strong> l’épreuve glorifiante. Toute la description, grâce à l’unité thématique,<br />

s’enroule autour de l’axe bien sûr, mais dans l’épaisseur de la narrativité de la<br />

photographie.<br />

Ainsi faite, une photographie répondant aux critères de la narration sera<br />

susceptible de plusieurs formes de lecture différentes, tantôt uniquement<br />

descriptive, tantôt, en plus, narrative.


Recensement des obj<strong>et</strong>s<br />

Les obj<strong>et</strong>s manufacturés<br />

Sur le devant de l’image, un mur percé d’un trou béant de forme<br />

quelconque, ce trou appartenant au domaine de la démolition <strong>et</strong> non de la<br />

construction comme ce pourrait être dans le cas d’une fenêtre. Le trou délimite<br />

l’espace visible de la photo proprement dite en lui donnant un cadre.<br />

L’arrière de la photographie est composé de murs partiellement détruits.<br />

Le sol est invisible car couvert de gravats provenant sans doute de la<br />

destruction de c<strong>et</strong> immeuble.<br />

Faisant partie des obj<strong>et</strong>s manufacturés mais appartenant aux obj<strong>et</strong>s<br />

animés, nous relevons les vêtements des gamins, un panier tenu par un enfant à<br />

droite de l’image, une sorte d’outil dont on ne connaît la destination, mais qui peut<br />

être affecté au transport de matériau solide, un cerceau, sorte de jou<strong>et</strong>, une paire<br />

de béquilles qui aident le gamin le plus proche de nous sur l’image, sorte d’outil<br />

servant à aider au déplacement de quelqu’un souffrant d’une infirmité.<br />

Les obj<strong>et</strong>s animés<br />

Ils sont constitués par une bande de gamins, 13 sont facilement<br />

dénombrables sur la photo. Du recensement des obj<strong>et</strong>s nous r<strong>et</strong>iendrons<br />

l’adaptation d’un procédé issu du monde professionnel de l’image avec les trois<br />

cadres successifs, à notre étude sémiotique avec un schéma implicite du parcours<br />

génératif qui irait :<br />

- d’une sémantique fondamentale : /Noir/ vs /Blanc/ à…<br />

- une actorialisation par la détermination des matières, pour finir à…<br />

- une figurativité des obj<strong>et</strong>s.<br />

Nous observons une croissance numérique qui est l’indice des conversions<br />

opérées entre les différents niveaux sémiotiques allant du troisième au premier<br />

cadre.


Détermination des plans<br />

Zone 1<br />

Zone 2<br />

Zone 3<br />

Zone 4<br />

Zone 5<br />

Zone 6<br />

Ou comment les différents plans de la photographie occupent l’espace<br />

représenté. Nous avons remarqué au point précédent, que la zone 1 semblait<br />

encadrer le reste de la photographie. Elle est constituée par le premier plan de la<br />

photographie, le plus proche de l’opérateur. Le second plan est constitué de ce que<br />

nous avons dénommé zone 5. Ce plan comporte une « épaisseur » contrairement à<br />

ce que laisse supposer le terme de plan. La zone 2 peut être considérée comme<br />

l’arrière-plan, puisque partiellement masquée par le second plan. C<strong>et</strong>te spatialité<br />

est ici exprimée compte tenu de la perspective géométrique engendrée par<br />

l’objectif. La photographie se présente sous la forme d’un parallélépipède rectangle<br />

allongé dont nous pouvons voir la face extérieure ou frontale (plan <strong>et</strong> zone 1)<br />

percée d’un orifice béant assez grand pour que l’on découvre, à l’intérieur la<br />

surface horizontale basse (zone 6), le côté gauche <strong>et</strong> le fond (zone 2). Le côté droit<br />

<strong>et</strong> le dessus, côtés présumés, ne sont pas visibles.


Mur du fond, arrière plan<br />

Second plan<br />

Mur gauche, arrière plan<br />

Orifice dans la façade<br />

Façade, premier plan<br />

Angle de cham p<br />

de l'objectif<br />

Objectif<br />

Détermination du suj<strong>et</strong><br />

« Enfants jouant dans des ruines. » Ce pourrait être le titre de la photo. Le<br />

photographe disant ainsi que même dans des conditions difficiles, les enfants jouent<br />

<strong>et</strong> ont des instants de joie. HCB reporter m<strong>et</strong> ainsi l’accent sur ce contraste<br />

/Joie/ vs /désolation/<br />

des blancs en quantité importante, des noirs <strong>et</strong> peu de gris<br />

/blanc/ vs /noir/<br />

oppositions auxquelles nous pouvons ajouter<br />

/euphorie/ vs /dysphorie/<br />

Il faut cependant remarquer que l’isotopie de la mort, que l’on r<strong>et</strong>rouve<br />

dans les ruines, le noir <strong>et</strong> la dysphorie, semble ne pas affecter l’enfance. Vêtus de<br />

noir ou de blanc, les enfants jouent dans des ruines en riant.<br />

Recherche des connotateurs<br />

Dans pratiquement toutes les photographies se r<strong>et</strong>rouvent utilisés les<br />

mêmes procédés de connotation, les plus fréquemment utilisés étant la pose <strong>et</strong> les<br />

obj<strong>et</strong>s. Parfois, moins souvent, nous pouvons aussi approcher la syntaxe, lorsque la<br />

photographie réussit à nous faire passer du descriptif au narratif.<br />

La pose<br />

Elle concerne les treize personnages visibles au centre de la photographie.<br />

Ces personnages sont apparemment tous de jeunes garçons surpris par le<br />

photographe dans une phase de jeu. Ce jeu, bien difficile à déterminer semble<br />

toutefois avoir son centre d’intérêt sur les personnages les plus proches comme<br />

nous l’indique la direction des regards de presque tous les autres garçons. Sur les


treize actants, quatre sont en mouvement <strong>et</strong> semblent ainsi faire le spectacle, tandis<br />

que sept autres regardent la scène en riant ; deux regardent en arrière.<br />

Le groupe de quatre en mouvement<br />

Le premier car le plus proche de nous est le jeune infirme. Sa position en<br />

avant <strong>et</strong> en appui sur ses béquilles indique qu’il est en train d’avancer ; il se sépare<br />

du groupe ou il fuit. À en croire son large sourire, son mouvement de fuite fait<br />

partie du jeu auquel il participe.<br />

Les second <strong>et</strong> troisième, juste derrière le jeune infirme, sont en opposition<br />

totale. L’un, en noir, essaye d’attraper l’infirme, tandis que l’autre, en blanc, le<br />

r<strong>et</strong>ient. Nous obtenons une série d’oppositions :<br />

/noir/ vs /blanc/<br />

/mouvement vers l’avant/ vs /mouvement vers l’arrière/<br />

<strong>et</strong> peut-être<br />

/agression/ vs /protection/<br />

Le quatrième derrière les précédents, semble en pleine course vers l’avant<br />

si l’on en croit le mouvement des bras ainsi utilisé pour la préservation de<br />

l’équilibre. Son mouvement de course vers l’avant est à rapprocher du mouvement<br />

— vers l’avant également — du jeune infirme. Ainsi les personnages 1 <strong>et</strong> 4 sont-ils<br />

identiques dans l’action, mais différents dans l’intention. Le premier semble fuir, le<br />

second semble vouloir le rattraper d’où l’opposition évidente plus naturelle que<br />

culturelle :<br />

/fuite/ vs /attaque/<br />

Le groupe de sept<br />

Les sept garçons sont placés en observateurs attentifs de l’action en<br />

cours. L’action étant bien évidemment menée par le groupe en mouvement. Les<br />

deux jeunes garçons les plus visibles de ce groupe se trouvent être au centre de la<br />

photographie, comme si la mise au point avait été faite sur eux, en particulier sur<br />

celui le plus à gauche des deux, les bras repliés sur le ventre comme pour contenir<br />

son rire, qui se trouve être exactement au milieu de la photo.<br />

Le groupe de deux<br />

Les deux garçons sont placés sur les côtés, encadrant presque les autres.<br />

Ils sont les seuls à avoir une pose orientée en sens contraire ; ils regardent non pas<br />

l’action, mais les réactions (ou les interactions) présentes <strong>et</strong>/ou à venir du reste du<br />

groupe. Ils semblent eux aussi être en observation mais du « camp adverse ».<br />

Les obj<strong>et</strong>s<br />

Les obj<strong>et</strong>s sont, dans c<strong>et</strong>te photographie comme dans toutes les<br />

photographies d’HCB, particulièrement signifiants <strong>et</strong> très fortement connotants ;<br />

aussi faudra-t-il porter une attention particulière à leur emploi dans la composition.<br />

Indissociables des obj<strong>et</strong>s animés que sont les treize garçons, les obj<strong>et</strong>s<br />

manufacturés qu’ils portent : les vêtements. Indissociables aussi les quelques rares


accessoires tenus par trois d’entre eux. Nous avons déjà recensé un panier, un<br />

cerceau <strong>et</strong> une paire de béquilles.<br />

Les obj<strong>et</strong>s manufacturés : les vêtements<br />

Parmi les treize enfants, bien visibles sur la photo (peut-être est-il possible<br />

d’en compter un quatorzième derrière le garçon porteur de panier) six sont vêtus<br />

de couleur sombre (le quatorzième aurait lui aussi, si l’on considère ce que l’on<br />

voit comme son bras gauche, des vêtements sombres) <strong>et</strong> six autres bien visibles<br />

sont vêtus de couleur claire. Il est très difficile de déterminer une couleur de<br />

vêtement pour le garçon presque entièrement caché par le détenteur du cerceau.<br />

Nous obtenons là encore un contraste fort, contraste qui est la ligne directrice de la<br />

photographie, une opposition :<br />

suivie d’une égalité :<br />

/blanc/ vs /noir/<br />

six - six<br />

<strong>et</strong> de deux interrogations :<br />

y a-t-il un quatorzième garçon ?<br />

de quelle couleur est habillé le garçon caché ?<br />

À c<strong>et</strong> instant de l’analyse, nous n’avons pas encore établi de façon<br />

formelle quel était le jeu qui anime c<strong>et</strong>te bande de jeunes garçons.<br />

Les obj<strong>et</strong>s manufacturés tenus par les enfants<br />

Ils sont au nombre de trois possibles à identifier. D’avant en arrière, nous<br />

avons :<br />

les béquilles tenues par le jeune infirme ou par un garçon qui, à ce<br />

moment précis du jeu, joue le rôle d’un infirme ; ici la connotation apportée par<br />

l’obj<strong>et</strong> est très forte,<br />

le panier tenu par l’observateur « noir » de droite, panier dont nous<br />

n’avons pas trouvé la destination ; c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> a donc une connotation faible voire<br />

nulle,<br />

le cerceau tenu par un des garçons rieurs du centre de l’image, obj<strong>et</strong><br />

à connotation forte, introduisant le ludique à la scène.<br />

Les autres obj<strong>et</strong>s manufacturés<br />

Il s’agit de l’immeuble en ruine où jouent les enfants. Dans le recensement<br />

des obj<strong>et</strong>s, nous avons remarqué :<br />

sur le devant de la photo, un mur percé d’un trou béant de forme<br />

quelconque, ce trou appartenant au domaine de la démolition <strong>et</strong> non de la<br />

construction comme ce pourrait être dans le cas d’une fenêtre. Le trou délimite<br />

l’espace visible de la photo proprement dite en lui donnant un cadre ;<br />

l’arrière de la photo est composé de murs partiellement détruits ;<br />

le sol est invisible car couvert de gravats provenant sans doute de la<br />

destruction de c<strong>et</strong> immeuble.<br />

D’autres traces de destruction sont visibles, en particulier dans l’angle<br />

supérieur droit de la photo. Ces traces sont comme autant d’impacts qui auraient


pu être laissés par des projectiles. Dès lors, le trou béant par lequel nous voyons se<br />

dérouler l’action, pourrait très bien être lui aussi une trace d’impact laissé par un<br />

projectile plus important. C<strong>et</strong>te image au décor de désolation évoque sans conteste<br />

la guerre.<br />

Description verbale<br />

La photo est ainsi légendée : Séville, Espagne, 1933. Une légende courte<br />

comme dans la plupart des cas, deux mots pour le lieu <strong>et</strong> un nombre pour la date.<br />

Aux questions inférées « où ? » <strong>et</strong> « quand ? » que ne manqueront pas de se poser<br />

les destinataires à venir, HCB anticipe dans son titre <strong>et</strong> répond par un « ici » <strong>et</strong><br />

« maintenant » très précis.<br />

« Séville » : lieu probable ou possible de l’énonciation, représentée, lieu<br />

de l’énonciation énoncée. Grande ville d’Espagne.<br />

« Espagne » : situe le pays dans lequel se trouve Séville. Dans bien des<br />

légendes de photographie figure le nom d’une ville : Paris, Londres, New York.<br />

Plus rarement figure, comme ici, le nom du pays. Sans doute le statut même de la<br />

ville qui, si elle est la capitale de l’Andalousie, n’est pas la capitale de l’Espagne, a-<br />

t-il nécessité c<strong>et</strong>te précision afin que tout le monde (HCB est de renommée<br />

internationale) puisse situer géographiquement la photo avec précision.<br />

« 1933 » : c<strong>et</strong>te date nous indique l’année possible de l’énonciation<br />

représentée, <strong>et</strong> l’année de l’énonciation énoncée. Elle est très importante dans la<br />

photographie. 1933, c’est la révolte anarchiste en Espagne. Le douze janvier, à<br />

Casa Viejas, en Andalousie, des paysans mécontents de la réforme agraire se<br />

rebellent. C<strong>et</strong>te révolte sera mise en échec par la garde civile assistée de la garde<br />

d’assaut. La répression fit une vingtaine de morts dont une dizaine de prisonniers<br />

exécutés sur ordre. Le jeudi 16 mars 1933 voit la fin du débat parlementaire sur les<br />

événements <strong>et</strong> la répression à Casa Viejas du 12 janvier. La confiance au<br />

gouvernement est votée par 210 voix contre 1.<br />

Certes c<strong>et</strong>te année 1933 verra bien d’autres événements politiques en<br />

Espagne mais celui de la révolte paysanne est le seul qui se soit passé en<br />

Andalousie <strong>et</strong> il est probable que c’est à c<strong>et</strong> événement qu’HCB nous invite à<br />

penser dans sa photo. Il était reporter <strong>et</strong> sa profession l’amenait — comme tous les<br />

reporters — là où était l’événement.<br />

Lecture conclusive de la photographie<br />

Grâce aux connaissances acquises au cours de c<strong>et</strong>te analyse, nous<br />

pouvons proposer plusieurs lectures possibles de c<strong>et</strong>te photographie.<br />

Première interprétation<br />

Deux équipes d’enfants, les « blancs » <strong>et</strong> les « noirs » jouent les uns<br />

contre les autres, à s’attraper à tour de rôle. Un scénario possible serait :<br />

- dans un lieu qu’ils se sont approprié <strong>et</strong> où ils sont roi, un infirme « noir »<br />

(ou jouant le rôle de) ne doit pas se faire prendre par l’adversaire, un adversaire<br />

« blanc » se précipite pour l’attraper. C<strong>et</strong> adversaire serait le garçon aux bras<br />

servant à garder l’équilibre tandis qu’il court. Il est partiellement masqué par deux<br />

antagonistes qui s’empoignent, juste sur sa trajectoire, un ami « noir » essaye de


protéger son coéquipier (l’infirme), un adversaire « blanc », l’en empêche en le<br />

ceinturant. Les autres garçons regardent, ce n’est pas à leur tour de jouer.<br />

Il s’agit alors d’une rivalité entre deux équipes si l’on adm<strong>et</strong> le caractère<br />

sportif de l’action. Il est vrai que les rires bien visibles sur au moins six visages <strong>et</strong> la<br />

présence d’un jou<strong>et</strong> — le cerceau — accréditent c<strong>et</strong>te hypothèse.<br />

Deuxième interprétation<br />

Deux équipes d’enfants, les « blancs » <strong>et</strong> les « noirs » luttent les uns<br />

contre les autres, ils se battent, ils jouent à la guerre. Le lieu s’y prête, ils ont été<br />

les témoins des événements qui s’y sont déroulés récemment. Ils jouent à la guerre<br />

<strong>et</strong> le destinataire que nous sommes voit ainsi représenté c<strong>et</strong> épisode malheureux de<br />

la répression du soulèvement qui a eu lieu à Casa Viejas. Un scénario possible<br />

serait : une lutte entre deux clans, deux bandes ou deux camps si l’on adm<strong>et</strong> un<br />

caractère guerrier à l’action. Comme dans le cas précédent, nous remarquons le<br />

caractère tribal de c<strong>et</strong>te opposition.<br />

Dans c<strong>et</strong>te interprétation, les paysans (travailleurs) sont représentés par<br />

les « noirs ». Le panier est un outil de paysan <strong>et</strong> ainsi nous trouvons son utilité dans<br />

la composition. À présent, sa connotation est forte. Les paysans sont également<br />

malheureux (béquilles) <strong>et</strong> ils se sont rebellés. L’ensemble est dysphorique.<br />

Le gouvernement, l’autorité, ici les « blancs » ont une vie plus facile. La<br />

présence du jou<strong>et</strong> (le cerceau) nous le montre. Pas d’outil chez les « blancs ». Ce<br />

sont les « blancs » qui matent la révolte (c’est un « blanc » qui ceinture un « noir »<br />

pour l’empêcher de porter secours à l’un des siens). Les blancs semblent gagner, ce<br />

sont eux qui rient le plus fort, ce sont eux qui ont les poses les moins statiques.<br />

L’ensemble est euphorique.<br />

Le jeu des oppositions <strong>et</strong> des contrastes prend ici une valeur symbolique.<br />

Le noir pourrait être interprété comme une absence : absence de moyen,<br />

de pouvoir <strong>et</strong> d’autorité, absence de liberté (ils sont obligés de travailler dur pour<br />

survivre) ; c’est aussi dans notre culture occidentale une couleur triste, souvent liée<br />

au deuil. (c’est l’absence de toutes les couleurs du spectre)<br />

Le blanc pourrait être interprété comme une présence : présence de<br />

moyens de pouvoir <strong>et</strong> d’autorité. C’est une couleur gaie, liée souvent à l’union<br />

heureuse, comme le mariage. (c’est la réunion de toutes les couleurs du spectre)<br />

Troisième interprétation<br />

C’est une lecture plus sémiotique, basée sur les oppositions possibles<br />

dénombrées dans la photo. Nous pouvons ainsi r<strong>et</strong>rouver, en lisant l’image, les<br />

oppositions suivantes dont l’énumération n’est pas ordonnée :<br />

/vie/ vs /mort/<br />

/enfants/ vs /ruines/<br />

/rires/ vs /destructions/<br />

/euphorie/ vs /dysphorie/<br />

/animé/ vs /inanimé/<br />

mais nous pouvons également trouver dans un autre registre :


lanc/ vs /noir/<br />

/lumière/ vs /ombre/<br />

/fort/ vs /faible/<br />

/jeu/ vs /travail/<br />

/bonheur/ vs /malheur/<br />

/euphorie/ vs /dysphorie/<br />

Conclusion<br />

Certaines photographies paraissent évidentes ; d’autres, plus complexes<br />

en apparence, ne dévoilent leur contenu qu’au fur <strong>et</strong> à mesure de l’analyse, sans<br />

que nous sachions très bien où la photographie nous emmène. Celle-ci est de ce<br />

type tout en ayant malgré tout, un abord évident. Toute la sensibilité <strong>et</strong> la subtilité<br />

du photographe se r<strong>et</strong>rouvent dans ce cliché qui, au-delà du descriptif, nous guide<br />

dans le narratif, nous raconte une histoire en plus de nous raconter l’histoire.<br />

L’analyse sémiotique a permis de m<strong>et</strong>tre en évidence plusieurs<br />

interprétations possibles de la photographie d’Henri Cartier-Bresson. Arrivé au<br />

terme de c<strong>et</strong> exercice, nous pensons qu’il faut considérer qu’une photographie ne<br />

serait susceptible que d’une seule lecture complète, <strong>et</strong> que les différentes<br />

interprétations que nous en faisons, les différentes lectures faites par différents<br />

destinataires ne sont que des lectures partielles, fragmentaires, faisant<br />

intrinsèquement partie de la lecture complète ; mais qui est capable d’une lecture<br />

complète ? Comment savoir qu’une lecture est complète ?<br />

Jean-Paul MIRGUET<br />

Université de Toulouse-le Mirail


PORNOGRAPHIE, VIOLENCE OBSCÈNE, ÉROTISME, ET<br />

MÉCANISMES DE CENSURE CHEZ, ET APRÈS GEORGES BATAILLE<br />

Sans doute la caractéristique première de l’érotisme est-elle de nous<br />

propulser irrésistiblement hors de la calme ordonnance de notre réalité quotidienne<br />

pour nous maintenir éveillé à une expérience d’un autre type, d’une autre intensité.<br />

C<strong>et</strong>te expérience nous intime le choix suivant : soit nous nous plaçons à sa hauteur,<br />

nous y adhérons pleinement en en acceptant entièrement l’enjeu, c’est-à-dire les<br />

risques – car il y a toujours dans l’érotisme une part d’incontrôlable qui peut<br />

rebuter, <strong>et</strong> nous m<strong>et</strong>tre sur la défensive –, soit nous en refusons l’urgence, auquel<br />

cas nous en ratons (nous en avons déjà raté) l’intensité <strong>et</strong> il y a toutes les chances<br />

pour que du même coup, il n’y ait pas (eu) d’expérience érotique. L’érotisme laisse<br />

peu de place aux tergiversations, encore moins à la tricherie ou au calcul.<br />

Contrairement à la pornographie, généralement définie comme l’éveil calculé du<br />

désir sexuel, le mouvement de l’érotisme défie tout calcul ; nous verrons que ce<br />

mouvement est défi, un défi accepté, aimé, <strong>et</strong> prolongé aussi loin que possible – <strong>et</strong><br />

qu’inversement, le moindre calcul semble devoir en trahir l’intensité <strong>et</strong> en<br />

provoquer l’arrêt. Ce défi tient au fait que dans une telle expérience, il y a<br />

nécessairement un double inconnu, à la fois dans l’autre (l’amant), <strong>et</strong> en nousmêmes.<br />

Par rapport à c<strong>et</strong> autre que nous désirons <strong>et</strong> dont nous désirons qu’il nous<br />

désire, nous ignorons au juste ce qui va advenir, <strong>et</strong> c’est précisément c<strong>et</strong>te phase<br />

de suspension prolongée de notre savoir rationnel, c<strong>et</strong>te confrontation soutenue ou<br />

active de la conscience à sa pure extériorité, qui est en même temps ouverture<br />

toujours plus présente sur un monde où « tout est possible », qui est à la base de<br />

notre désir.<br />

Par contraste, la pornographie est le domaine de la certitude : sous nos<br />

yeux tout d’abord fascinés, des corps font l’amour, changent de partenaires, de<br />

positions, comme s’ils voulaient établir des sortes de records. Et chaque acte<br />

d’amour ainsi « performé » ne manque pas de s’achever par les cris extatiques<br />

(souvent simulés) des partenaires. La pornographie ne supporte pas l’échec : c’est<br />

un commerce 1 qui, en tant que tel, se doit d’être rentable <strong>et</strong> qui, afin d’assurer sa<br />

rentabilité, faute de « qualité » (de véracité quant aux mouvements intérieurs qui<br />

caractérisent l’éveil à l’acte d’amour), est dans l’obligation de garantir une certaine<br />

quantité d’« images-chocs » ou prétendument choquantes en ce qu’il se doit de<br />

démontrer, preuves à l’appui, que c<strong>et</strong> acte débouche bien sur la jouissance des<br />

parties concernées.<br />

Le statut du terme « obscénité » est beaucoup plus ambigu. En eff<strong>et</strong> ses<br />

définitions nous laissent perplexes tant elles sont imprégnées de jugements moraux.<br />

« Obscène » renvoie presque immanquablement à « dégoûtant, grivois, grossier,<br />

1 Etymologiquement, « pornographie est proche du grec "pernemi" : vendre » (nous traduisons directement<br />

du Webster's New World Dictionary, troisième édition, 1988. Le Robert confirme : « Représentation... de<br />

choses obscènes destinées à être communiquées ou vendues au public » Dictionnaire alphabétique <strong>et</strong><br />

analogique de la langue française, éd. de 1969 ; nous soulignons).


immonde, immoral, impudique, impur, inconvenant, indécent, licencieux 1 ». Mais<br />

dans l’ensemble, elles négligent le fait que géographiquement (d’un pays à l’autre ;<br />

d’un état à l’autre aux USA), comme historiquement (d’une civilisation à l’autre),<br />

les lois sur l’obscénité ont pu varier <strong>et</strong> continuent de varier très sensiblement, sans<br />

parler des décisions ponctuelles relatives à l’interprétation (parfois tendancieuse) <strong>et</strong><br />

à l’application (souvent arbitraire) de ces lois, relativement à la censure de tel ou<br />

tel obj<strong>et</strong> déclaré ou non « obscène » à telle ou telle époque. Mais le plus frappant<br />

concernant ces définitions est le flou qu’elles entr<strong>et</strong>iennent quant à ce qui<br />

concrètement est déclaré obscène (si tant est que l’obj<strong>et</strong> obscène, avant d’avoir été<br />

censuré, ait pu être vu par un nombre conséquent de personnes) <strong>et</strong>, quand<br />

l’accusation d’obscénité est proférée, pour quoi (dans quel but), <strong>et</strong> surtout à partir<br />

de quel moment elle l’a été. Il semble donc qu’il faille voir, dans c<strong>et</strong>te insistance à<br />

définir l’obscénité de c<strong>et</strong>te façon outrée <strong>et</strong> globalement négative, bien plus qu’une<br />

simple impuissance (réitérée) à définir, l’affirmation même d’un refus de définir,<br />

d’un « vouloir ne pas définir », procédant d’un mécanisme de rej<strong>et</strong> impératif : en<br />

utilisant ces « définitions » par défaut, fortement subjectives, <strong>et</strong> non pas d’autres, la<br />

société cherche à se protéger contre quelque chose d’extrêmement dérangeant<br />

pour elle en l’évacuant à moindres frais, en faisant comme si c<strong>et</strong>te chose non<br />

seulement n’avait aucune raison d’exister, mais comme si d’emblée elle ne méritait<br />

pas d’exister, n’ayant pas droit à une définition sérieuse <strong>et</strong> approfondie dans le<br />

dictionnaire, <strong>et</strong> comme si par-là, littéralement, elle n’existait pas, tant dans ce<br />

domaine, par un phénomène de glissement subreptice, il est facile de franchir le pas<br />

entre l’absence implicite – quoique réitérée – de définition sérieuse, <strong>et</strong> le refus<br />

explicite, à travers sa matérialisation sous forme de loi, d’en vouloir donner une<br />

définition plus approfondie.<br />

La définition que le Grand Robert donne de l’obscénité constitue une<br />

sorte d’exception. C<strong>et</strong>te définition est intéressante à plusieurs titres : d’une part<br />

elle présente l’avantage d’établir le lien entre l’obscénité <strong>et</strong> la transgression d’un<br />

tabou social, d’autre part elle insiste sur le caractère « cyni [quement] choquant »<br />

de c<strong>et</strong>te transgression.<br />

Est en eff<strong>et</strong> « obscène » selon elle :<br />

Ce qui offense ouvertement la pudeur, qui présente un caractère très<br />

choquant en exposant sans atténuation, avec cynisme, l’obj<strong>et</strong> d’un interdit social,<br />

notamment sexuel 2 .<br />

Il y a donc à c<strong>et</strong>te définition deux vol<strong>et</strong>s : elle insiste tout d’abord sur la<br />

réaction de dégoût suscité par la violation d’un tabou (par exemple le dévoilement<br />

de parties du corps normalement cachées, des parties « basses »), puis sur la<br />

volonté « délibérée 3 » de choquer à laquelle c<strong>et</strong>te transgression peut prêter. Ce<br />

dernier aspect perm<strong>et</strong> de rapprocher les eff<strong>et</strong>s de l’obscénité de ceux de la<br />

1 « Obscène » : Dictionnaire alphabétique <strong>et</strong> analogique.... Les mêmes jugements moraux n'épargnent pas<br />

l'érotisme, défini comme un « goût marqué, excessif ou pathologique pour les choses sexuelles » (P<strong>et</strong>it<br />

Robert, éd. de 1991 ; souligné par nous).<br />

2 « Obscénité » : Grand Robert, éd. de 1985.<br />

3 Nous empruntons c<strong>et</strong> adjectif à la définition du P<strong>et</strong>it Robert, éd. de 1991 : « Qui blesse délibérément la<br />

pudeur en suscitant des représentations d'ordre sexuel » (nous soulignons).


pornographie pour mieux les opposer à ceux de l’érotisme. Certes, dans l’obscénité<br />

comme dans la pornographie, la transgression d’un tabou a bien lieu. Mais dans les<br />

deux cas, elle l’est de façon si ostentatoire, il est fait de c<strong>et</strong>te transgression un tel<br />

étalage, qu’elle en devient en soi suspecte. Ainsi, concernant l’obscénité, une fois<br />

dépassé le choc initial : le dégoût suscité par la violation du tabou, le caractère<br />

« très choquant » de c<strong>et</strong>te violation s’estompe dans la mesure où l’obj<strong>et</strong> de<br />

l’interdit est exposé sans r<strong>et</strong>enue, « avec cynisme ». De façon similaire, dans la<br />

pornographie, il y a bien un choc initial, une réaction de dégoût « excitatif », mais<br />

là aussi ce dernier, devant l’inévitable répétition des scènes dites « érotiques », fait<br />

invariablement place à l’absence d’excitation, <strong>et</strong> à l’ennui. Au départ le spectacle<br />

est si peu banal qu’il peut y avoir excitation érotique devant la performance pure<br />

d’acteurs dont on n’est pas obligé de savoir qu’ils sont ou non des professionnels.<br />

Mais encore une fois l’uniformité des scènes, des positions, la pauvr<strong>et</strong>é des scénarii<br />

font immanquablement tomber le désir pour laisser place à la frustration. Au cœur<br />

de c<strong>et</strong>te déception réside le fait que la pornographie réduit l’acte d’amour à son<br />

caractère animal. Non pas qu’il n’y ait des côtés animaux dans l’acte d’amour dans<br />

ce qu’il peut avoir de plus frénétique, de plus passionnel. Mais comme on le sait<br />

bien les animaux n’ont pas de tabous <strong>et</strong> c’est bien là le problème : dans la<br />

pornographie, jamais ou presque les acteurs ne donnent l’impression de rencontrer<br />

aucun problème à transgresser le tabou. Ce dernier est certes transgressé, mais il<br />

l’est de façon si directe, si désinvolte, en un mot si convenue que là aussi sa<br />

transgression perd rapidement son caractère insupportable(ment excitant), pour<br />

devenir cynique, <strong>et</strong> ennuyeuse.<br />

Pornographie <strong>et</strong> obscénité convergent donc dans la mesure où toutes deux<br />

font que le choc émotionnel suscité par la violation du tabou est en quelque sorte<br />

trahi, tronqué en ce que c<strong>et</strong>te violation est étalée de la sorte. Sans doute, si l’on se<br />

cantonne au deuxième vol<strong>et</strong> de la définition exposée plus haut (celle qui insiste sur<br />

les aspects cyniques de la violation), la pornographie est-elle obscène <strong>et</strong> l’obscénité<br />

pornographique. Pour simplifier on pourrait dire qu’à une transgression calculée<br />

(celle de la pornographie) répond une transgression délibérée (celle de<br />

l’obscénité). Dans les deux cas tout se passe comme si nous assistions non pas au<br />

tabou sur le point d’être transgressé ou pas (il faut ici insister sur c<strong>et</strong>te alternative<br />

négative, car ce qui fait l’érotisme, c’est précisément que la transgression se heurte<br />

à des résistances, <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te transgression n’a lieu qu’en dépit <strong>et</strong> plus précisément<br />

au mépris de ces dernières, en les sacrifiant dans l’allégresse, dans un mouvement<br />

de joie extasiée), mais comme au résultat de c<strong>et</strong>te transgression, au tabou toujours<br />

déjà ou une fois transgressé, comme si c<strong>et</strong>te transgression avait été convenue ou<br />

préparée à l’avance à notre insu (c’est évidemment le cas dans la pornographie), ou<br />

en tout cas comme si de c<strong>et</strong>te transgression on avait sciemment « brûlé » une<br />

étape, ce qui en atténue considérablement les eff<strong>et</strong>s. La meilleure preuve que la<br />

pornographie n’est pas vraiment dangereuse pour la société est que dans toutes<br />

nos démocraties dites « avancées », la diffusion de matériels pornographiques est<br />

partout plus ou moins ouvertement tolérée 1 . On peut donc en déduire que la<br />

1 À l'époque du Sida, la prostitution n'a pas disparu, loin s'en faut. Il semble même évident qu'il y ait eu<br />

transfert d'une partie de c<strong>et</strong>te activité sur l'industrie pornographique au sens large, plus florissante que<br />

jamais : les maisons « closes » (en France, où elles devaient l'être, elles ne l'ont jamais réellement été) ont<br />

été offertes à la concurrence des magasins <strong>et</strong> cinémas spécialisés, mais aussi d'une myriade de nouveaux


pornographie ne dérange ni l’ordre social, ni les discours qui fondent, légitiment <strong>et</strong><br />

garantissent c<strong>et</strong> ordre 1 . Si l’on peut s’exprimer ainsi, le « discours<br />

pornographique », discours minimal (performatif ou encore, « factuel » : qui ne<br />

« dit » que ce qu’il montre, qui n’est que ce qu’il « fait » voir, les dialogues étant<br />

très secondaires) de c<strong>et</strong>te transgression programmée qu’est l’activité<br />

pornographique au sens large, est, intrinsèquement, un « discours » essentiellement<br />

rationnel, productif en ce sens qu’il peut comptabiliser, classifier <strong>et</strong> décliner sans<br />

peine les positions, suivant les lois de la grammaire, <strong>et</strong> qu’il obtient des résultats<br />

tangibles en ce qu’il exhibe des preuves concrètes de l’assouvissement du désir.<br />

Mais productif également au sens de reproductible à souhait, c’est-à-dire en tant<br />

que discours encadrant une activité (la pornographie) économiquement rentable <strong>et</strong><br />

donc mesurable. Pour toutes ces raisons, le discours constitutif de la pornographie,<br />

de même que celui qui valide <strong>et</strong> marchande c<strong>et</strong>te activité – ce que nous venons de<br />

désigner sous le terme générique de « discours pornographique » – ne rencontre<br />

aucun problème majeur à se fondre dans l’ordre rationnel sur lequel s’articule<br />

l’ensemble des discours sur lesquels la société se fonde. On peut même avancer<br />

que d’une certaine manière – objectivement – il ne fait que renforcer c<strong>et</strong> ordre.<br />

Ceci dit, il apparaîtrait vite beaucoup plus problématique, presque<br />

extravagant, d’utiliser de façon similaire le terme de « discours obscène » ou<br />

discours « de l’obscène » (ce serait immédiatement courir le risque de r<strong>et</strong>omber<br />

dans le schéma qui consiste à affecter l’obscénité de jugements moraux<br />

disqualifiants) – ou, pis encore, de « discours de l’obscène ». C’est que si obscénité<br />

<strong>et</strong> pornographie ont partie liée, leurs eff<strong>et</strong>s divergent fondamentalement dès qu’on<br />

considère la pulsion obscène elle-même (celle du premier vol<strong>et</strong> de notre définition :<br />

« ce qui offense ouvertement la pudeur, qui présente un caractère très choquant »),<br />

ce qu’on pourrait appeler l’obscénité pure, celle qui, rencontrée inopinément <strong>et</strong><br />

dégagée de tout souci prémédité de choquer, est pour cela d’autant plus<br />

choquante. On sent bien que ce qui caractérise c<strong>et</strong>te obscénité-là, c’est qu’elle n’a<br />

pas de discours (sinon celui, négatif, <strong>et</strong> bien facile, d’une exclusion de c<strong>et</strong>te<br />

pulsion) tout simplement parce qu’elle n’est pas de l’ordre du ou des discours.<br />

C’est pourtant c<strong>et</strong>te dernière (pulsion), susceptible de déclencher en nous les<br />

réactions affectives les plus fortes, que Georges Bataille, que ces questions ont très<br />

tôt intéressé, fait, dans L’érotisme, le moteur, le principe même du désir érotique :<br />

services offerts sur les ondes <strong>et</strong> dont les publicités apparaissent tout à fait ouvertement dans la presse, à la<br />

télévision ou tout simplement dans la rue. Sex-shops, magazines <strong>et</strong> films pornographiques, Minitel rose font<br />

désormais partie intégrante du paysage urbain moderne moyen, sans parler du sexe virtuel offert sur<br />

Intern<strong>et</strong> <strong>et</strong> maintenant, des chaînes pornographiques (ceci est un constat qui se veut objectif, <strong>et</strong> nullement<br />

un jugement moral).<br />

1 D'une façon générale, les leaders politiques de nos démocraties modernes ont compris depuis longtemps<br />

qu'ils avaient tout intérêt à fermer les yeux sur le développement du domaine pornographique – tout en ne<br />

ratant jamais l'occasion d'en condamner officiellement l'expansion. Qu'il valait mieux, <strong>et</strong> de beaucoup,<br />

tolérer de façon discrète une industrie (pornographique) qui perm<strong>et</strong> à la société de réintégrer de façon<br />

détournée certains éléments qui lui sont inassimilables plutôt que de se braquer <strong>et</strong> de légiférer contre la<br />

pornographie, ce qui apparaîtrait immédiatement comme rétrograde. En ce sens, la pornographie est donc<br />

un facteur d'homogénéité sociale.


Je puis rapprocher mon horreur de la pourriture… du sentiment que j’ai<br />

de l’obscénité. Je puis me dire que la répugnance, que l’horreur est le principe de<br />

mon plaisir. (X, 62 1 )<br />

Il est évident pour Bataille que l’érotisme réside dans le tabou alors même<br />

qu’il est sur le point d’être transgressé <strong>et</strong> lorsque l’étant, il dévoile l’obscène, <strong>et</strong><br />

non pas dans les dérivés linguistiques auxquels sa transgression a pu prêter. Tous<br />

ses efforts d’écriture sont, de près ou de loin, <strong>et</strong> quelle qu’ait pu être la forme<br />

adoptée, autant de tentatives visant à revenir à l’origine de la décharge affective,<br />

avant même que la pulsion obscène puisse donner lieu à une possibilité<br />

d’appropriation <strong>et</strong> par-là d’exclusion linguistique. Contrairement à la<br />

pornographie, dans laquelle l’obscénité pour ainsi dire s’annule d’elle-même (elle<br />

peut dès lors être facilement récupérée par le <strong>langage</strong> qui l’homogénéise encore),<br />

dans l’érotisme, c’est parce que le sentiment de dégoût produit par la confrontation<br />

insistante de la conscience aux parties sexuelles – appréhendées, à juste titre<br />

comme étant intrinsèquement, ou objectivement obscènes –, non seulement ne peut<br />

être facilement évacué (comme dans le cas du rire), mais au contraire « [reste]<br />

présent [<strong>et</strong> agit] comme un catalyseur », que c<strong>et</strong>te obscénité devient fascinante <strong>et</strong><br />

s’inscrit dans un mouvement de relance incessante du désir. Pour simplifier on<br />

pourrait dire que le dégoût se change en une fascination qui est à son tour<br />

provoquée <strong>et</strong> relancée par le dégoût qui de nouveau fascine <strong>et</strong> ainsi de suite. Il y a<br />

en tout cas toujours chez Bataille ce décalage constant entre les parties « basses »<br />

(les organes sexuels) <strong>et</strong> les représentations élevées liées à l’amour, le désir érotique<br />

étant l’expérience, sans cesse renouvelée, de ce décalage, ou de<br />

l’approfondissement du conflit entre les deux niveaux (bas/haut, niveau du<br />

mouvement énergétique/niveau des représentations statiques), le premier niveau<br />

empiétant activement dans le second jusqu’à le démystifier, l’épurer, à l’extrême. Il<br />

y a donc transgression, mais ce qu’il faut voir avant tout est que c<strong>et</strong>te transgression<br />

est tout sauf facile, directe ou immédiate : elle est au contraire « médiatisée [par la<br />

conscience], humanisée de la façon la plus profonde », ou encore : « lourdement<br />

maintenue […], maintenue d’une façon obsédante, souvent d’un bout à l’autre de<br />

la communication sexuelle ». Sans doute le mieux ici est-il de préserver l’intégralité<br />

de ce beau passage de Bataille :<br />

Le rire, incontestablement médiatisé, garde aux relations humaines qu’il<br />

commande un caractère d’immédiat<strong>et</strong>é accusé. Alors que la médiation est<br />

lourdement maintenue, est maintenue d’une façon obsédante, souvent d’un bout à<br />

l’autre de la communication sexuelle. Entre deux êtres dont une vie débordante<br />

compose les mouvements, le thème de la répulsion réciproque portant sur les<br />

parties sexuelles est présent comme un médiateur, comme un catalyseur,<br />

accroissant la puissance de la communication. Sans doute les parties sexuelles ne<br />

sont véritablement répugnantes que si elles appartiennent à un être dépourvu de<br />

charme – par exemple une femme vieille <strong>et</strong> obèse. Mais les organes de la femme la<br />

plus désirable participent au caractère innommable des organes de la femme obèse<br />

<strong>et</strong> vieille. Ils participent […] à la nature […d’] autres horreurs tabouées [comme<br />

1 Sauf autrement précisé, les citations de Georges Bataille renvoient à l'édition Gallimard des Œuvres<br />

Complètes (12 tomes de 1970 à 1988). Ainsi, dans « X, 62 », le chiffre romain indique le numéro du tome<br />

<strong>et</strong> les chiffres arabes la page.


celles du] sang menstruel. Le plus important ici est le fait qu’une sorte de région de<br />

silence est introduite entre un homme <strong>et</strong> une femme <strong>et</strong> s’impose à eux d’une façon<br />

qui les envoûte. Leurs relations sont ainsi médiatisées, humanisées de la façon la<br />

plus profonde, ce qui n’a pas lieu entre les rieurs.<br />

Dans l’érotisme la transgression du tabou offre de très fortes résistances,<br />

résistances qui sont poussées jusqu’au point intolérable – <strong>et</strong> merveilleux – où il n’y<br />

a plus pour elles d’autre solution que d’être mises en situation d’être levées. Nous<br />

nous répétons que nous ne pouvons violer le tabou jusqu’au moment où nous nous<br />

rendons compte que nous ne pouvons que le violer, qu’en fait nous sommes déjà<br />

en train de le violer – ou plutôt de « nous faire violer » par lui, au sens où, à<br />

travers l’acte physique, c’est notre conscience rationnelle qui est en train d’être<br />

violée, <strong>et</strong> qu’en tout état de cause, c’est dans son mouvement sans cesse différé de<br />

c<strong>et</strong>te violation, télescopage incessant entre deux niveaux de conscience : la<br />

conscience rationnelle <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te part d’irrationnel qui dépasse c<strong>et</strong>te dernière, <strong>et</strong> qui<br />

la rend caduque, <strong>et</strong> dérisoire – que c<strong>et</strong>te violation nous procure le plaisir le plus<br />

intense. Notre plaisir vient précisément, non pas de la transgression tout court, de<br />

la transgression transgressée, mais de la transgression de l’impossibilité de<br />

transgresser le tabou. C’est c<strong>et</strong>te double impossibilité, d’une part à le transgresser<br />

directement, <strong>et</strong> de l’autre à ne pas le transgresser du tout, pris que nous sommes<br />

dans le mouvement effectif de c<strong>et</strong>te transgression, dans lequel la transgression<br />

vient à être aimée, qui détermine l’état d’expectative sans cesse réactivé (un état<br />

d’angoisse, mais dans lequel sans cesse l’angoisse est levée) à l’origine de la<br />

montée en puissance de notre plaisir. Il va sans dire que c<strong>et</strong>te double impossibilité<br />

fait violence non seulement à nos préjugés économiques, sociaux, moraux, mais<br />

aussi <strong>et</strong> avant tout linguistiques, car c’est bien aux symboles que la société m<strong>et</strong> en<br />

avant que l’érotisme fait violence – car en elle (c<strong>et</strong>te double impossibilité), c’est<br />

notre conscience rationnelle, agent de toute pensée efficace (pragmatique), qui est<br />

mise en déroute en se trouvant soumise à c<strong>et</strong>te « étrange contorsion » qu’évoque<br />

Jacques Derrida 1 .<br />

Le fait que c’est notre <strong>langage</strong> même que l’érotisme menace est confirmé<br />

sur le plan social par la manière dont la société occidentale censure comme<br />

« obscène » <strong>et</strong> « pornographique ». Comme nous l’avons vu la pornographie est<br />

partout un domaine protégé : il n’est pas de société avancée ou évoluée sans<br />

prostitué(e)s, sans sex-shops, ouvrages <strong>et</strong> films pornos. Or, très curieusement, ce<br />

ne sont pas les bordels, les sex-shops <strong>et</strong> films pornos que la société censure mais<br />

les Stendhal, Flaubert, Baudelaire, D. H. Lawrence, Joyce, Nabokov, Henry Miller<br />

– sans mentionner Sade… une liste qui n’a d’ailleurs pas fini de s’allonger 2 . Fort<br />

hypocritement donc, pour faire un raisonnement par l’absurde (mais l’absurdité, le<br />

paradoxe touchent au plus profond de l’érotisme) d’un côté la société tolère la<br />

diffusion <strong>et</strong> la distribution de matériels pornographiques alors qu’en même temps,<br />

elle censure comme pornographique ou obscène la Littérature avec un « L »<br />

1 Jacques Derrida, « De l'économie restreinte à l'économie générale », L'écriture <strong>et</strong> la différence, Paris,<br />

Seuil, 1967, p. 371.<br />

2 On peut songer à Salman Rushdie, <strong>et</strong> au mécanisme d'exclusion dont il est l'obj<strong>et</strong>, lequel ne diffère en<br />

rien des phénomènes de rej<strong>et</strong> classiques de l'obscénité, mais aussi, tout récemment en France, aux<br />

« remous » suscités par la publication des Particules élémentaires, de Michel Houellebecq.


(majuscule) : entendons par-là les ouvrages d’auteurs qui ont vraiment quelque<br />

chose à dire <strong>et</strong> le disent mieux que les autres, ceux-là mêmes qui décrivent avec la<br />

plus grande véracité ces instants au cours desquels le désir s’empare insidieusement<br />

de nous, monte en nous <strong>et</strong> nous force à aller contre <strong>et</strong> au-delà de nous-mêmes,<br />

nous exposant aux plaisirs (<strong>et</strong> aux déconvenues) les plus grands. C’est donc non<br />

pas le caractère « pornographique » ou « obscène » de tels ouvrages que la société<br />

censure, mais bien sous ces étiqu<strong>et</strong>tes leur érotisme, car ce qui est pour elle<br />

intolérable n’est pas que de temps en temps, dans un cadre bien défini, le tabou<br />

sexuel soit transgressé, mais que c<strong>et</strong>te transgression sorte de ce cadre, sorte en fait<br />

de tout cadre, <strong>et</strong> avant tout du cadre symbolique où se déploient ostensiblement les<br />

discours non seulement scientifique, politique, économique, religieux <strong>et</strong><br />

philosophique, mais aussi poétique dans lesquels elle se r<strong>et</strong>rouve <strong>et</strong> qui la régissent,<br />

– pour s’adresser à notre intimité humaine la plus profonde.<br />

Notre époque post-moderne qui se proclame tolérante, multiculturelle,<br />

politiquement correcte, se caractérise, en partie dans son souci de tolérance, par<br />

une multiplication <strong>et</strong> une diversification des discours qui ne favorisent guère<br />

l’expression littéraire de la violence obscène, part intrinsèque de l’érotisme pris au<br />

sens d’« érotisme pur (d’amour-passion) » (IX, 175 1 ). Il semble même possible<br />

d’affirmer que, consciemment ou pas, sous couvert de ce souci de tolérance <strong>et</strong><br />

d’ouverture, elle reproduise les schémas classiques d’exclusion de l’obscénité, en<br />

ayant tendance à tomber dans deux travers. D’une part elle encourage la<br />

prolifération d’une sorte d’érotisme mou, édulcoré, vidé de sa substance,<br />

largement à cause de la prolifération des romans, récits ou essais (mais aussi des<br />

films) qui tolèrent une certaine dose d’obscénité ou de déviance par rapport à la<br />

norme, mais une certaine dose seulement, pratiquant largement une autocensure de<br />

c<strong>et</strong>te obscénité pure que nous venons d’évoquer. D’autre part en publiant des<br />

ouvrages (en produisant des films) qui, sous les dehors d’un « libéralisme » (ou<br />

d’un multiculturalisme) à tout venant, ont tendance à verser dans une obscénité<br />

débridée (pornographique) qui sombre rapidement dans la banalité, <strong>et</strong>, il faut bien<br />

le dire, dans la vulgarité, ratant en tout cas l’enjeu majeur de l’érotisme. Par c<strong>et</strong><br />

enjeu il faut entendre la confrontation soutenue de la conscience rationnelle – cellelà<br />

même qui perm<strong>et</strong> le <strong>langage</strong> <strong>et</strong> la représentation, au silence, aux cris <strong>et</strong> larmes de<br />

l’extase – à la « p<strong>et</strong>ite mort » de l’orgasme, c’est-à-dire la nécessité pour la<br />

conscience (de celui qui écrit, qui veut restituer dans l’écriture l’intégralité de ce<br />

mouvement) de se confronter à la conscience de ce qui excède (mot à prendre ici<br />

dans sa double acceptation : (1) qui va au-delà ; (2) qui énerve, irrite) c<strong>et</strong>te même<br />

conscience rationnelle, à son irreprésentable, son Autre. Comment donc parvenir,<br />

en se servant des mots qui manifestement nous en éloignent, à représenter c<strong>et</strong><br />

irreprésentable, sans jamais céder à la « facilité poétique 2 », au pouvoir intrinsèque<br />

qu’ont ces mêmes mots d’élever (de conceptualiser, d’abstraire), d’embellir <strong>et</strong> de<br />

rassurer ? On peut se demander si c<strong>et</strong>te question, qui est celle que pose Bataille,<br />

est encore d’actualité aujourd’hui alors que pourtant le défi, plus que jamais,<br />

subsiste.<br />

1 Georges Bataille, La littérature <strong>et</strong> le mal.<br />

2 Georges Bataille, L'expérience intérieure (V, 63).


C<strong>et</strong>te multiplication <strong>et</strong> diversification des discours évoquée plus haut<br />

s’accompagnent à notre époque, souvent qualifiée, à juste titre, d’« ère de la<br />

marchandise », d’un besoin de catégorisation extrême des genres, des styles, des<br />

modes <strong>et</strong> courants de pensée, des obj<strong>et</strong>s d’art en général <strong>et</strong> des obj<strong>et</strong>s littéraires en<br />

particulier, à l’issue de laquelle le terme érotique est de plus en plus galvaudé. Et<br />

si, du moins en Europe, on censure moins comme pornographique ou obscène qu’il<br />

y a trente ans (on ne censure pratiquement jamais comme « érotique », on aurait<br />

l’air ridicule), ce qui perm<strong>et</strong> à certains grands textes de réintégrer la place qu’ils<br />

n’auraient jamais dû quitter au sein de la Littérature, en revanche on plaque de plus<br />

en plus facilement le label « érotique » sur certains textes que leurs auteurs ont<br />

certes pris certains risques à écrire, ou qu’ils ont voulus choquants, ce qui leur<br />

perm<strong>et</strong> de contourner le risque de censure tout en les ciblant afin de toucher un<br />

public d’amateurs dorénavant « avertis ». À travers ce processus, la littérature dite<br />

« érotique » est en train d’acquérir ses l<strong>et</strong>tres de noblesse de genre constitué 1 . Il est<br />

donc devenu possible de trouver dans certaines sections (recoins) des librairies,<br />

regroupées pêle-mêle sous la même rubrique, des œuvres aussi diverses que le<br />

Kama Sutra, Les mille <strong>et</strong> une nuits, Le décaméron, Justine, Ma vie secrète, Pierre<br />

Louys, Pauline Réage, Pierre Bourgeade <strong>et</strong> une pléiade d’autres auteurs, sans<br />

compter toutes sortes d’Anthologies, d’Histoires, de Dictionnaires de l’érotisme<br />

<strong>et</strong> autres Manuel d’érotologie d’ailleurs fort savants, – alors que curieusement,<br />

certains des auteurs incontournables en matière d’érotisme, Sade (le reste de<br />

l’œuvre), Bataille, Klossowski ne figurent pas forcément ou ne figurent plus sur la<br />

liste. Trop érotiques ou pas assez – trop déroutants –, ces auteurs courent le<br />

risque, en tant que « classiques » en matière d’érotisme ou d’auteurs érotiques<br />

dorénavant consacrés, de se r<strong>et</strong>rouver ainsi automatiquement « dépassés »,<br />

marginalisés de fait, car tel peut être le message oblique transmis, comme s’il<br />

n’était plus vraiment nécessaire de s’impliquer dans leur lecture ? Érotique, le<br />

« concept » est à la mode, « porteur » comme l’on dit maintenant, <strong>et</strong> l’on a parfois<br />

l’impression que chacun y va un peu de son roman érotique. Le problème est que<br />

l’érotisme est en danger de devenir une sorte de fourre-tout qui intègre<br />

indistinctement des ouvrages qui rendent justice à la passion ou à la frénésie<br />

érotique, <strong>et</strong> d’autres qui en ratent entièrement l’enjeu. Il y a donc confusion des<br />

genres par réduction de l’érotisme à un genre, alors que l’érotisme est précisément<br />

ce qui excède <strong>et</strong> subvertit les catégories fixes <strong>et</strong> les genres.<br />

C’est en fait à notre <strong>langage</strong> dans ce qu’il a de plus ténu, à ses structures<br />

les plus acquises <strong>et</strong> les plus profondément ancrées dans le tissu de la langue, les<br />

plus « naturelles », que l’érotisme s’attaque. Or il semble que notre époque,<br />

notamment sous l’influence des médias, plutôt que de tenter de recréer une tension<br />

propre à interrompre, à suspendre ce mouvement « naturel » – <strong>et</strong> par-là propre à<br />

déboussoler, à susciter les conditions d’un questionnement critique, ou autocritique<br />

–, incline plutôt à forger de nouveaux concepts bon marché (souvent empruntés<br />

directement à la langue anglaise, les eff<strong>et</strong>s de mode jouant « plein pot »), pour se<br />

1 Signe des temps, il y a même une émission de littérature érotique sur la nouvelle grille des programmes de<br />

France-Culture (Mauvais genres, programmée le mardi soir).


contenter de classifier <strong>et</strong> d’étiqu<strong>et</strong>er 1 , en toute bonne conscience, sans prendre la<br />

peine de regarder plus loin, plus loin, c’est-à-dire vers ce qui est vraiment<br />

troublant, vraiment déstabilisant, vers ce qui pourrait facilement révéler l’obscénité<br />

de certains de nos comportements les plus acquis.<br />

Un des symptômes les plus parlants de ces nouvelles tendances à<br />

l’édulcoration trouve son expression dans l’émergence du politically correct<br />

américain, « philosophie » qui préconise, afin de ne pas choquer les minorités<br />

<strong>et</strong>hniques <strong>et</strong> sexuelles, l’adoption d’un nouveau code linguistique « néologique » <strong>et</strong><br />

fortement euphémistique de bonne conduite entr<strong>et</strong>enant l’illusion que les<br />

différences entre les individus, <strong>et</strong> par-là la violence latente de la société américaine<br />

(mais potentiellement toute société, y compris la nôtre : il y a bien maintenant un<br />

« politiquement correct » à la française, bien qu’on s’en défende) pourraient être<br />

gommées d’un coup. Or, second eff<strong>et</strong> pervers, l’extrême diversification <strong>et</strong>, sans<br />

doute le mot n’est-il pas trop fort, l’inflation des discours multiculturels <strong>et</strong><br />

égalitaristes couplée au mode révérencieux qui les caractérise (ce parti pris de ne<br />

pas appeler les choses par leur nom, de ne pas aborder certains domaines « bas »<br />

ou « violents » de l’existence, dont nous parlions tout à l’heure) peut<br />

paradoxalement, en favorisant le brouillage des référents critiques classiques,<br />

engendrer un autre besoin, celui-là nostalgique, de r<strong>et</strong>rouver des valeurs stables,<br />

solides, de « faire du neuf » de l’ancien, ce qui peut se traduire, en matière<br />

philosophique, par un nivellement des discours dans le sens de leur identification à<br />

des thèmes, concepts <strong>et</strong> arguments, qui ont fait leurs preuves. Alors qu’à partir de<br />

la fin des années cinquante, sous l’impulsion des Lacan, Foucault, <strong>et</strong> bientôt<br />

Derrida (tous, à divers titres, influencés par Bataille), mais aussi de Blanchot, du<br />

dernier Merleau-Ponty, de Lévinas…, notre modernité s’était résolument engagée<br />

dans une remise en question radicale « de l’idée même de Totalité [que] c<strong>et</strong>te<br />

totalité soit celle du Suj<strong>et</strong> (ipsé), du Pouvoir ou de l’Être 2 », on a pu observer, fin<br />

des années quatre-vingts début des années quatre-vingt-dix des tendances assez<br />

prononcées à la réémergence ou à la recomposition d’un suj<strong>et</strong> « plein »,<br />

individualiste, sûr de soi <strong>et</strong> hédoniste 3 , en tout cas d’essence non-métaphysique,<br />

tenant d’un discours fondamentalement pragmatique. D’une manière plus générale<br />

le renouveau d’intérêt suscité par des auteurs offrant des révélations d’ordre<br />

prophétique, bien qu’ils traitent de violence <strong>et</strong> de sacré, on peut penser ici à<br />

l’anthropologie girardienne, semble fort pouvoir se replacer dans le même<br />

1 Le nouveau codage, fort sophistiqué, des films sur les chaînes de télévision est à c<strong>et</strong> égard symptomatique<br />

de c<strong>et</strong> état de fait.<br />

2 Jean-Michel Heimon<strong>et</strong>, De la révolte à l'exercice. Essai sur l'hédonisme contemporain, Paris, Le Félin,<br />

1992, p.216.<br />

3 En matière de philosophie, on a pu assister, encore récemment, à un r<strong>et</strong>our à ce qu'un certain Kant peut<br />

offrir de concepts stables <strong>et</strong> sécurisants – contre ce que Hegel peut encore avoir d'intimement subversif –, à<br />

la polémique engagée par Ferry <strong>et</strong> Renaut contre Derrida, ou encore l'éloge du narcissisme d'un Lipov<strong>et</strong>sky.<br />

Voir à ce suj<strong>et</strong> le bel essai de J.- M. Heimon<strong>et</strong> cité ci-dessus. Dans un registre très différent, beaucoup<br />

moins philosophique, Jean Baudrillard critique également « [l]e néo-individualisme, en mal de<br />

performance <strong>et</strong> d'héroïsme entrepreneurial, l'individualisme sportif (...) éventuellement néo-hédoniste » d'un<br />

« néo-individu » dont il dit par ailleurs qu'« il ne songe qu'à l'appropriation technique du moi [<strong>et</strong> qu'il] est un<br />

converti à la religion sacrificielle de la performance, de l'efficacité, du stress <strong>et</strong> du timing « (L'illusion de la<br />

fin, Paris, Gallilée, 1992, pp. 148-149).


contexte 1 . Nous vivons décidément bien à l’époque des « r<strong>et</strong>ours à » : en matière<br />

de mode, r<strong>et</strong>our aux goûts vestimentaires <strong>et</strong> musicaux des années cinquante,<br />

soixante ou soixante-dix (modes « rétros » <strong>et</strong> remakes), en matière religieuse<br />

r<strong>et</strong>our à des valeurs chrétiennes traditionnelles, prolifération des sectes à but<br />

lucratif non avoué, recul vers des intégrismes religieux terroristes ; dans le<br />

domaine social <strong>et</strong> en politique, r<strong>et</strong>our à un ordre moral intransigeant, aux « valeurs<br />

familiales », soudaine recrudescence d’efforts de « re-moralisation » des mœurs<br />

politiques avec la multiplication d’affaires de corruption (fort médiatisées, ce qui<br />

semble indiquer que les pouvoirs politiques sont finalement assez peu gênés, par<br />

une telle médiatisation, qui les re-légitimisent a posteriori), mais aussi, <strong>et</strong> ce,<br />

depuis le démantèlement du bloc soviétique <strong>et</strong> la crise économique, à l’intérieur,<br />

replis sur soi protectionniste <strong>et</strong> nationaliste (à tendances révisionnistes) des états,<br />

<strong>et</strong> à l’extérieur, émergence d’un « nouvel ordre mondial » – <strong>et</strong> de son pendant<br />

économique, la « mondialisation » – qui, sous des dehors bienveillants, voire<br />

débonnaires, se révèle décidément intraitable à l’égard de quiconque ose le défier<br />

(surtout si ce quiconque est p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> facile à battre), le tout sous couvert d’un<br />

discours dont le pragmatisme <strong>et</strong> le cynisme homogénéisant <strong>et</strong> anesthésiant se révèle<br />

toujours plus prompt à dégager des boucs émissaires. « Société à deux vitesses »<br />

entre les riches <strong>et</strong> les pauvres, système « à géométrie variable » entre pays du nord<br />

<strong>et</strong> du sud, de l’ouest <strong>et</strong> de l’est, <strong>et</strong> maintenant du Sud-est asiatique dont la face<br />

supérieure, rutilante <strong>et</strong> optimiste, « mange » (digère « en douceur ») la polarité<br />

basse, comme un grand serpent qui se dévorerait la queue sans le savoir, ou pire en<br />

le sachant plus ou moins confusément mais en refusant (obstinément) de<br />

l’adm<strong>et</strong>tre, de se frotter à un tel savoir, de le questionner de l’intérieur, <strong>et</strong> a fortiori<br />

de s’investir dans l’approfondissement d’un tel questionnement, approfondissement<br />

qui se devrait d’être avant tout actif, dans le sens de jouant sur l’affectivité, plutôt<br />

que strictement <strong>et</strong> froidement conceptuel.<br />

Il ne servirait à rien de se voiler la face, ce qui est, plus que jamais, refoulé<br />

dans tout cela, c’est l’attitude face à l’insaisissable du désir érotique, à la violence<br />

obscène, à la mort. C’est l’ouverture à un état d’expectative, d’angoisse,<br />

d’incomplétude, de risque pouvant certes procurer les plus grandes désillusions,<br />

mais aussi les plaisirs les plus intenses. Or c<strong>et</strong> état est précisément ce dont la<br />

démultiplication 2 <strong>et</strong> la récupération incessante des sons, des images, des mots<br />

semble vouloir nous éloigner de façon de plus en plus variée <strong>et</strong> insistante. Le<br />

martèlement des médias amplifie encore le mouvement : heure après heure les<br />

radios dispensent le même discours édulcorant, savant dosage d’abstractions<br />

journalistiques, de messages publicitaires suaves <strong>et</strong> de chansons de « variétés »<br />

sirupeuses (ou, à l’inverse, de rocks aseptisés, de raps aux paroles souvent<br />

cryptiques, <strong>et</strong> de musique techno désincarnée) qui, en séparant l’individu moderne<br />

par des voies toujours plus détournées de c<strong>et</strong>te obscénité pure que nous évoquions,<br />

1 Tout comme, nous semble-t-il, depuis quelques années en France, l'engouement pour les biographies, c'està-dire,<br />

il faut bien le dire, pour une forme d'approche des œuvres littéraires personnaliste ou vitaliste<br />

(« révisitaliste », pour faire un néologisme à la Baudrillard) qui privilégie de fait la personne physique de<br />

l'auteur, sa vie, sur l'œuvre elle-même.<br />

2 Nous faisons allusion ici, moins à une simple multiplication des images, des mots, qu’à c<strong>et</strong>te propension<br />

que semblent avoir ces images, ces mots, à se multiplier d'eux-mêmes à profusion, à s'emballer pour ainsi<br />

dire, en affectant négativement les sens précis qu’ils peuvent (pouvaient) véhiculer.


tend à faire se généraliser une forme de cynisme ambiant d’autant plus obscène<br />

qu’elle n’est pas (ou plus) éprouvée en tant que telle. Quant à la télévision, là aussi<br />

sous des apparences libérales d’ouverture vers le spectateur, à qui elle donne de<br />

plus en plus facilement la parole au cours d’une multitude de jeux télévisés, <strong>et</strong> de<br />

« talk shows » pouvant facilement véhiculer l’illusion d’un spectateur-acteur<br />

entraîné par des salves d’applaudissements savamment orchestrées, – faute de<br />

pouvoir ou de vouloir montrer l’obscénité prise sur le vif, elle se borne à présenter<br />

sans fin le même type d’images dans lesquelles tout ce qui est propre à déranger<br />

vraiment est, sinon vidé de son contenu, du moins réduit à si peu de choses (qu’on<br />

songe par exemple aux doses vraiment homéopathiques d’images violentes ou<br />

obscènes distillées lors de la guerre du Golfe, malgré une couverture médiatique<br />

sans précédent, ou encore de l’ex-Yougoslavie, du Rwanda, <strong>et</strong> maintenant, d’un<br />

conflit algérien complètement muselé par la censure) que ce pilonnage télévisuel<br />

coupe les spectateurs toujours plus de la réalité tangible, tout en rassemblant, ce<br />

qui est plus grave, les conditions d’une esthétisation de l’obscénité (lorsqu’elle est<br />

brièvement montrée), avec tous les risques d’identification primaire <strong>et</strong> d’abus<br />

extrém(ist)es que cela peut comporter à l’intérieur d’une société en plein désarroi<br />

affectif <strong>et</strong> à la recherche parfois désespérée de valeurs sécurisantes. Pour preuve<br />

que c<strong>et</strong>te identification primaire a déjà cours, <strong>et</strong> ce de façon massive, il suffit de<br />

considérer le succès inégalé que peuvent avoir, dans notre « société du spectacle »,<br />

les films d’horreur, de violence musclée, <strong>et</strong> les shows pornographiques, signes<br />

ultimes d’un corps social en décomposition, en mal de héros <strong>et</strong> de rituels<br />

communautaires, au sein duquel l’individu, désabusé, au lieu de descendre dans la<br />

rue « recharger ses instincts vitaux », tend à se r<strong>et</strong>rouver calfeutré chez lui, en train<br />

de recevoir sa dose de violence obscène virtuelle médiatisée : le « Journal du<br />

hard », ou l’érotisme « soft » à la maison, en pantoufles, à l’abri des regards<br />

indiscr<strong>et</strong>s…<br />

Gilles MAYNÉ<br />

Université de Toulouse-le Mirail<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BATAILLE, G., Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1970-1988.<br />

DERRIDA, J., L’écriture <strong>et</strong> la différence, Paris, Seuil, 1967.<br />

HEIMONET, J. M, De la révolte à l’exercice. Essai sur l’hédonisme contemporain, Paris, Le<br />

Félin, 1992.<br />

BAUDRILLARD, J., L’illusion de la fin, Paris, Galilée, 1992.


LE DISCOURS À VOCATION SCIENTIFIQUE : ÉTUDE<br />

SÉMIOTIQUE DE LA P.N.L. (PROGRAMMATION<br />

NEUROLINGUISTIQUE)<br />

Le présent travail se situe dans le droit fil d'un mémoire de DEA, du même<br />

titre. L’objectif était globalement de définir de quelle manière le "discours à<br />

vocation scientifique" se construit comme discours manipulateur. Au niveau de<br />

l'énonciation, il s'agissait de prendre en compte le statut de la théorie par rapport<br />

aux différentes instances de l'énonciation, ainsi que de positionner les différents<br />

actants, en terme de fiducie <strong>et</strong> d'épistémè, par rapport à l'énoncé auquel ils ont<br />

affaire.<br />

De plus en plus, des études sont menées, considérant la cohésion textuelle,<br />

les procédés argumentatifs visant à construire un /faire croire/, indépendamment<br />

d'une totale validité scientifique. Sans nous pencher sur les critères de c<strong>et</strong>te<br />

scientificité, il nous semblait intéressant de considérer les éléments formels qui<br />

perm<strong>et</strong>tent de reconnaître un discours à vocation scientifique écrit.<br />

Dans le cadre du présent colloque, nous avons plutôt axé notre étude sur les<br />

éléments de reconnaissance d'un genre "discours à vocation scientifique", <strong>et</strong> dans<br />

quelle mesure, le fait de s'inscrire dans ce genre, induit une certaine forme de<br />

violence sur le destinataire : il est obligé de croire à ce qui lui est présenté.<br />

INTRODUCTION<br />

LA PLACE ET LE RÔLE DE LA SCIENCE DANS LA SOCIÉTÉ<br />

MODERNE.<br />

Dans la société moderne occidentale, la science occupe une place très<br />

importante. Elle tient souvent lieu de référence : c’est elle qui dicte la Vérité,<br />

décrit, explique ce qui est. Dans la presse, dans la publicité, convoquer le<br />

scientifique est un moyen performant de présenter un argument, parfois même de<br />

manière autoritaire. Pourtant nous avons choisi de parler de “discours à vocation<br />

scientifique”, plutôt que de “discours scientifique”. Pourquoi c<strong>et</strong>te précision ?<br />

Éant donné la profusion des discours scientifiques qui nous sont proposés,<br />

nous sommes souvent incapables de distinguer ce qui est vraiment scientifique, de<br />

ce qui ne l’est pas. Nous pourrions ainsi déjà faire une première distinction entre le<br />

discours scientifique, <strong>et</strong> le discours pseudo-scientifique : celui qui a l’air<br />

scientifique, mais ne l’est pas vraiment.<br />

À un autre niveau, nous pourrions également opposer le discours scientifique<br />

<strong>et</strong> le discours de vulgarisation. Il paraît évident que dans Le bull<strong>et</strong>in de<br />

méthodologie Sociologique, Sciences humaines, ou dans Télérama, le vocabulaire,<br />

la manière de traiter le contenu scientifique présenté sera radicalement différent.<br />

Nous voyons donc que tous ces discours, bien que différents, ont tous un<br />

rapport plus ou moins étroit avec la démarche, le contenu scientifique. C’est<br />

pourquoi nous avons choisi un terme plus englobant, qui ne perm<strong>et</strong> pas de faire ces<br />

distinctions : celui de discours à vocation scientifique.


Il paraît évident que de nos jours, la science a pour rôle d’expliquer le<br />

monde, d’apporter des réponses auxquelles on peut croire, puisqu’elles sont<br />

prouvées. En cela, nous pourrions dire de plus en plus que ce discours s’impose<br />

comme celui de la Vérité. Étant donné nos connaissances de la démarche<br />

scientifique, ce qui est avancé est supposé être testé par l’expérience, vérifié,<br />

prouvé.<br />

Mais considérant la profusion des disciplines, l’étendue des connaissances, il<br />

est peu de personnes qui sont effectivement capables de porter une objection à une<br />

proposition scientifique. Nous envisagerons donc dans le présent texte le point de<br />

vue suivant : celui du non-spécialiste, du Monsieur tout le monde, du lecteur<br />

moyen de la sémiotique.<br />

C’est à son égard que nous considérons que le discours à vocation<br />

scientifique exerce une certaine violence : ce lecteur habituel du discours à<br />

vocation scientifique n’est pas compétent, ou ne se reconnaît pas les compétences<br />

pour rem<strong>et</strong>tre en question le contenu de ce qu’il lit. Il est plus ou moins “obligé”<br />

de croire à ce qu’on lui dit.<br />

Utiliser la science est donc un moyen de persuader “à peu de frais” que ce<br />

qui est présenté est difficilement contestable. Une vérité, un type de pensée sont<br />

imposés. La violence dont nous parlons ici est une violence “cognitive”. Nous<br />

pouvons effectivement parler de violence, dans la mesure où celui à qui on fait<br />

violence, en présentant un argument, n’a pas de moyen de se défendre, n’a pas de<br />

moyen de riposter.<br />

1. RECONNAÎTRE LE DISCOURS À VOCATION SCIENTIFIQUE.<br />

Nous avons précédemment rapidement fait une distinction entre le discours<br />

scientifique <strong>et</strong> le discours pseudo-scientifique. Le lecteur moyen reconnaîtra<br />

essentiellement un discours qui traite de science, sans pouvoir faire la distinction<br />

entre les deux. Nous allons donc ici présenter un certain nombre de<br />

caractéristiques perm<strong>et</strong>tant au lecteur d’identifier immédiatement une configuration<br />

discursive qu’il rencontre comme relevant de la Science.<br />

Pour un discours oral, le contenu apparaît immédiatement, <strong>et</strong> des<br />

caractéristiques relevant du contenu scientifique sont évidentes : la terminologie<br />

par exemple.<br />

Pour un texte écrit, nous considérons ici principalement le plan de<br />

l’expression <strong>et</strong> supposons que le destinataire du discours peut reconnaître le type<br />

de contenu qu’il va appréhender avant même d’en avoir pris connaissance. Ces<br />

éléments que nous allons prendre en considération se répartiront suivant différents<br />

niveaux :<br />

- l’obj<strong>et</strong> livre : reconnaître un contenu scientifique par rapport à l’ensemble<br />

du livre, en le feuill<strong>et</strong>ant rapidement ;<br />

- l’obj<strong>et</strong> texte : reconnaître le contenu en regardant le texte, sans vraiment le<br />

lire ;


- le texte de vulgarisation : étant donné qu’il a un statut un peu particulier<br />

au sein du discours à vocation scientifique, nous le considérerons de manière<br />

autonome, voyant comment il m<strong>et</strong> un certain nombre d’éléments en valeur. 1<br />

1.1. La sélection d’un public<br />

Par ce terme, nous entendons le fait que certains éléments perm<strong>et</strong>tent de<br />

comprendre quel est le type de lectorat auquel s’adresse l’ouvrage, le texte. Ainsi,<br />

le futur lecteur sait par exemple à quel niveau de spécialisation le texte se situera.<br />

• La maison d’édition ainsi que la collection peuvent être des indicateurs du<br />

contenu général (fiction, manuel pratique, <strong>et</strong>c.). De par ses habitudes de lecture, le<br />

lecteur pourra également deviner le niveau de spécialisation de l’ouvrage<br />

(Larousse, Flammarion, Seuil, Presses Universitaires de France… Collection<br />

Formes sémiotiques, Collection Cursus, <strong>et</strong>c.). Le catalogue d’une maison d’édition<br />

donne également une idée de la politique éditoriale, du choix des courants de<br />

pensée, ou du type de thèmes abordés généralement. Ils indiquent une<br />

préoccupation, un point de vue. Une compétence du lecteur se construit donc : il<br />

connaît un certain nombre de collections, de maisons d'édition, qui répondent à ses<br />

besoins de connaissance, tout en s'adaptant à ses compétences initiales.<br />

Détecter l’idéologie de la maison d’édition ou de la collection perm<strong>et</strong> de<br />

cerner le caractère du public cible de c<strong>et</strong>te collection, <strong>et</strong> par extension, un individu<br />

connaissant un peu les différents éditeurs sait ce qui est susceptible de lui convenir,<br />

ce à quoi il pense qu’il pourra adhérer.<br />

• Les notes de bas de page participent également à la sélection du public.<br />

Elles présentent globalement des remarques annexes, complémentaires au corps du<br />

texte. Généralement, elles sont lues afin d'avoir une précision, elles présentent une<br />

référence complémentaire. Elles s’adressent au spécialiste ou à celui qui veut le<br />

devenir (présentations de références sur un point précis), le lecteur peut ainsi<br />

reconnaître, matérialiser plusieurs niveaux d'approfondissement de l'information.<br />

• La mise en page, les illustrations peuvent enfin avoir c<strong>et</strong>te valeur<br />

informative. Elles présentent dans le cadre du discours de vulgarisation une volonté<br />

didactique, de simplification. La volonté affichée du discours de vulgarisation est<br />

de rendre l'information accessible à tous. La mise en valeur de certains éléments du<br />

texte (typologie, plan apparent), la présence d'un glossaire 2 (vocabulaire spécifique<br />

mais expliqué, <strong>et</strong> dont la signification reste sans cesse disponible), <strong>et</strong>c. Ces<br />

éléments ainsi que d'autres sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir sont des<br />

éléments qui perm<strong>et</strong>tent au lecteur de dire qu'un premier tri a été réalisé, <strong>et</strong> que le<br />

contenu est mis en forme de manière à le rendre accessible.<br />

1.2. Les hypothèses concernant un contenu<br />

La consultation rapide d’un ouvrage, le survol, ou la lecture périphérique<br />

d'un ouvrage perm<strong>et</strong> également au lecteur de supposer un contenu. Il peut avoir<br />

une idée de ce que l’on va lui proposer.<br />

1 Nous ne spécifierons pas systématiquement le niveau dont les éléments relèveront, mais au sein d’une<br />

même fonction, nous conserverons c<strong>et</strong> ordre.<br />

2 Le vocabulaire spécifique d’une discipline est présenté, mais il est expliqué. De plus, sa présence en fin<br />

d’ouvrage le rend rapidement accessible. La signification d’un terme reste sans cesse disponible.


• Comme nous l’avons vu précédemment, la maison d’édition peut être un<br />

indicateur. Connaissant un certain nombre de maisons d’éditions ou de collections<br />

spécialisées, il peut savoir d’avance qu’il va trouver un contenu d’ordre<br />

scientifique. La référence à la maison d’édition peut être considérée dans deux<br />

directions :<br />

- du destinateur vers le destinataire : la maison d’édition propose au lecteur<br />

un contenu qui se pose en réponse à un certain type d’attente. L’invariant<br />

concernant la politique éditoriale serait donc le type de question que se pose le<br />

lecteur, par rapport à un domaine, à un niveau de spécialisation, une idéologie, <strong>et</strong>c.<br />

La maison d’édition fidélise le lecteur en le rassurant sur le contenu qu’il va<br />

trouver dans les différents éléments de sa collection, sur les différents ouvrages<br />

publiés ;<br />

- du destinataire vers le destinateur : le lecteur a trouvé un thème intéressant,<br />

un mode d’expression qui lui convient. Il peut alors faire une recherche de<br />

références bibliographiques en fonction de ce qui existe déjà dans la collection qui<br />

l’a séduit dans une lecture précédente. Le lecteur un peu curieux peut se dire : “j'ai<br />

trouvé un ouvrage qui m’a beaucoup intéressé, c<strong>et</strong>te maison d’édition a une<br />

sensibilité qui correspond à la mienne, voyons voir ce qu’ils ont publié d’autre,<br />

peut-être trouverai-je un titre qui m’intéressera”.<br />

• La présence de l’index lui perm<strong>et</strong> de savoir qu’il a affaire à un contenu<br />

d’ordre conceptuel, que des termes, des notions vont être abordés <strong>et</strong> expliqués.<br />

Tous les termes lui sont présentés comme une suite de notions, un enchevêtrement<br />

de concepts qui vont être définis, approfondis, <strong>et</strong>c. Le lecteur sait donc qu'un<br />

savoir, qu’il pourra acquérir à son tour, va lui être présenté… Il sait également que<br />

les différents éléments ou étapes de la pensée peuvent être localisés, <strong>et</strong> que le<br />

passage déterminé dans la référence de l'index représente une "séquence" de<br />

réflexion qui sera principalement axée sur c<strong>et</strong>te notion particulière.<br />

• La présence d’un glossaire, dont nous avons déjà parlé, a c<strong>et</strong>te même<br />

fonction. Dans le cadre d’un ouvrage de vulgarisation, le lecteur sait qu’il va<br />

aborder une certaine terminologie à laquelle le glossaire lui donne accès.<br />

• La consultation de la table des matières le renseignera naturellement sur<br />

un contenu. Elle lui perm<strong>et</strong>tra d’avoir une idée précise de ce que peut être le<br />

déroulement, la progression du raisonnement ainsi que, au même titre que l'index,<br />

les notions qui vont être évoquées.<br />

• Enfin, tout ce qui est de l’ordre de l’illustration perm<strong>et</strong> de supposer un<br />

contenu scientifique. Les schémas, les tableaux, les chiffres sont autant d’éléments<br />

de modélisation, de synthèse, qui perm<strong>et</strong>tent de comprendre que l’on aura un<br />

contenu à vocation scientifique. Ils marquent une volonté de compréhension,<br />

d’explication de phénomènes du monde naturel.<br />

1.3. Un contrat de lecture spécifique<br />

De par son contenu, le discours scientifique pose aussi un contrat de lecture<br />

particulier. La lecture périphérique 1 , la prise en compte du seul plan de<br />

1 Par lecture périphérique nous entendons que le lecteur considère le texte selon son aspect iconique. Il ne<br />

fait pas encore une lecture intégrale du texte, il ne s’attache pas au contenu. Il se contente d’observer<br />

l’obj<strong>et</strong>-texte : sa forme, la taille des paragraphes, leur apparence, ce qui émerge de la mise en page du texte,<br />

<strong>et</strong>c.


l’expression perm<strong>et</strong>tent de mieux comprendre ce contrat spécifique. La<br />

particularité du texte scientifique est en eff<strong>et</strong> la non-linéarité. C<strong>et</strong>te non-linéarité se<br />

r<strong>et</strong>rouve à la fois dans la lecture mais également dans l’écriture.<br />

Concernant l'écriture tout d'abord, l'écrit présentant un discours à vocation<br />

scientifique se définit à la fois comme la présentation d'un résultat, mais il doit<br />

également se concevoir comme un outil, un élément de la recherche d'un autre. En<br />

eff<strong>et</strong>, il faut que l'écrit s'envisage également dans l'usage qu'il en sera fait. En se<br />

posant comme élément d'information, il s'inscrit dans le vaste cadre de la<br />

recherche. Sa construction doit donc se faire en fonction des différentes manières<br />

dont il sera utilisé, <strong>et</strong> répondre aux attentes qui seront celles du lecteur. C'est ainsi<br />

que la configuration discursive propose diverses lectures. Le destinataire peut à<br />

tout moment, sans aucun problème, effectuer des lectures d’ordre totalement<br />

différent, à partir d’un même texte scientifique. Ces lectures peuvent se faire<br />

successivement, ou simultanément :<br />

• Il peut par exemple effectuer une lecture transversale en considérant une<br />

notion particulière. L’index, la table des matières, le glossaire peuvent l’aider à<br />

cibler <strong>et</strong> à atteindre rapidement les différents lieux où il pourra trouver c<strong>et</strong>te<br />

notion, <strong>et</strong> sauter de l’un à l’autre.<br />

• Il peut effectuer une lecture parallèle en considérant le méta-discours<br />

présent dans le texte, ne lisant que l’appareil critique (notes, astérisques) qui<br />

constitue un discours en soi. La note de bas de page peut avoir plusieurs<br />

fonctions : indication des références d'un ouvrage qui vient d'être cité ; renvois<br />

internes : pour préciser les propos ; meilleure lecture du texte de manière à mieux<br />

faire émerger la ligne directrice dans le corps du texte, gardant les digressions pour<br />

les notes ; commentaires sur les propos qui sont faits dans le corps du texte.<br />

Ce procédé participe au processus de communication scientifique. C'est un<br />

des éléments qui perm<strong>et</strong> de faire entrer l'écrit dans la recherche scientifique. Les<br />

notes présentent un amont <strong>et</strong> un aval à la recherche présentée.<br />

• Le lecteur peut également parcourir l’ouvrage en considérant les références<br />

bibliographiques. Il effectue alors une lecture “recherche documentaire”. Le texte<br />

scientifique est la fin d’une recherche ou la présentation d’une conclusion, d’un<br />

résultat. Mais il est également un maillon de la recherche à venir, il perm<strong>et</strong>tra une<br />

autre conclusion : il doit donc également se concevoir comme un outil de travail<br />

pour d’autres chercheurs.<br />

• Des éléments de la mise en page peuvent également participer à c<strong>et</strong>te nonlinéarité<br />

de la lecture, dans le corps même du texte. Certains caractères peuvent<br />

être soulignés par une typographie particulière (gras, italique, corps plus gros ou<br />

plus p<strong>et</strong>it). Les éléments mis en valeur accrochent le regard pour une lecture<br />

transversale, <strong>et</strong> dessinent le parcours à suivre pour une lecture rapide. Les<br />

encadrés, les textes séparés, ou parfois les phrases-clés placées dans la marge<br />

sélectionnent les informations essentielles.<br />

• Les illustrations, les tableaux ou schémas impliquent quant à eux une<br />

lecture particulière. Ils constituent un tout en soi, ils ont leur propre logique dans<br />

laquelle il s’agit de rentrer.<br />

Le tableau a une cohérence interne, <strong>et</strong> il faut que le lecteur la perçoive pour<br />

le comprendre. La lecture d’un schéma a quant à lui un statut intermédiaire entre le<br />

texte <strong>et</strong> l’image. Il constitue un tout signifiant, qu’il s’agit de décrypter. Il s’agit


pour le lecteur de comprendre les équivalences sémantiques : comprendre le sens<br />

des flèches (valent-elles pour une conséquence, pour une présupposition, pour une<br />

orientation temporelle…) ; comprendre les autres formes iconiques (valeur des<br />

entourés, des encadrés, des grisés…), il s’agit pour le lecteur de rentrer dans la<br />

logique du schéma qui lui est présenté. Lors d’une lecture de survol, c’est un des<br />

éléments sur lequel le lecteur peut s’attarder.<br />

1.4. Construction de la fiducie<br />

La notion de fiducie est essentielle, comme dans tout type de discours. Il<br />

s’agit de voir comment le texte scientifique est émaillé d’éléments, d’indices qui<br />

incitent le lecteur —qui n’est pas encore forcément entré dans la lecture du texte—<br />

à croire que ce qu’on va lui raconter est vrai, que tout a été testé, vérifié, que les<br />

éléments de conclusion peuvent être démontrés, prouvés.<br />

• Relève de ce domaine tout ce qui présente la pensée d’un autre. Les<br />

bibliographies, les notes de bas de page présentant des références, les citations.<br />

C'est alors la parole de l'auteur qui est déléguée à un autre. Les rem<strong>et</strong>tre en<br />

question équivaut également à dire : “je ne vous crois pas, donc je ne crois pas<br />

tous les travaux sur lesquels vous vous appuyez”. Ainsi, ce n'est plus la<br />

compétence du destinateur qui est présentée, c'est celle de l'auteur cité qui est<br />

susceptible d'être remise en question par le destinataire. Peut-il ou non contester<br />

des arguments scientifiques qui lui sont présentés ?… Pour pouvoir porter un<br />

jugement critique sur l'élément de conclusion qui lui est présenté, il faut qu'il se<br />

sente compétent pour critiquer, non plus l'auteur, mais le groupe formé par l'auteur<br />

cité, l'auteur citant, <strong>et</strong> éventuellement pour le cas d'un auteur cité très connu, toute<br />

l'école théorique générée par l'auteur cité. 1<br />

• Un autre élément qui participe donc au contrat fiduciaire est la présentation<br />

de toute une série d’éléments qui relèvent de la preuve. Nous pouvons par<br />

exemple citer les tableaux, les chiffres, qui présentent “visuellement” l’existence<br />

d’expériences.<br />

Ces expériences sont susceptibles de prouver que les hypothèses sont<br />

fondées. Elles attestent d'une certaine rigueur, d'un souci de la part de celui qui<br />

énonce un résultat de s'assurer de la véracité de ce qu'il avance, d'une part en<br />

amont : réalisation d'expériences pour vérifier une hypothèse, d'autre part en aval :<br />

présenter l'expérience <strong>et</strong> les résultats précisément perm<strong>et</strong> à tout autre chercheur de<br />

vérifier par lui-même, en refaisant l'expérience.<br />

1.5. Rendre compte du parcours scientifique<br />

De manière générale, considérant les différents points caractéristiques du<br />

discours à vocation scientifique, nous constatons qu'il s'agit de manière générale de<br />

rendre compte, d'une manière ou d'une autre, d'un parcours, d'une démarche<br />

scientifique. Au-delà d'un contenu, il s'agit également de /faire voir/ une certaine<br />

procédure, de faire émerger une attitude, celle du scientifique. Cela nous conduit à<br />

chercher la définition de ce parcours du chercheur, ou plus globalement, comment<br />

définir une discipline ?<br />

1 Nous reviendrons plus tard sur ce processus.


Quels que soient les résultats, les faits, les propriétés énoncées, ils le sont<br />

toujours dans le cadre d'une discipline, elles relèvent d'un cadre théorique, <strong>et</strong>c.<br />

Ainsi, pour tenter de définir un domaine disciplinaire, nous pourrions commencer<br />

par la reprise d'une opposition unanimement reconnue : l'opposition entre la<br />

théorie <strong>et</strong> la pratique. Nous proposons ainsi de construire un carré sémiotique à<br />

partir de c<strong>et</strong>te opposition.<br />

Le terme contradictoire de S1 (la théorie) renvoie à la /non-théorie/, <strong>et</strong> la<br />

présupposition mutuelle des contraires <strong>et</strong> contradictoires nous invite à lexicaliser ce<br />

terme par "méthodologie". Une pratique présuppose une méthode (comment<br />

faire ?) <strong>et</strong> une méthode présuppose une pratique (application de la méthode). La<br />

méthodologie est le premier pas vers la pratique, il s'agit d'utiliser des notions, des<br />

concepts pour l'étude de phénomènes, ou pour perm<strong>et</strong>tre une analyse future de<br />

phénomènes déjà plus ou moins bien compris. Elle représente une grille de lecture,<br />

doit perm<strong>et</strong>tre une application rapide, en faisant l'économie de la théorie<br />

(acquisition de tous les concepts), elle doit être performante <strong>et</strong> reproductible.<br />

De même, nous proposons de lexicaliser le terme renvoyant à la /nonpratique/<br />

par "modélisation" 1 . Toujours en construisant la présupposition<br />

mutuelle, une modélisation implique une théorisation <strong>et</strong> une théorie présuppose<br />

une modélisation. Elle est le premier pas vers la généralisation, il s'agit d'un premier<br />

niveau, d'une préparation à la règle, d'un outil de travail (la schématisation, la<br />

recherche des structures régissant un phénomène particulier). Elle perm<strong>et</strong> d'aboutir<br />

à une conception plus globalisante <strong>et</strong> conduira ensuite à l'élaboration d'une règle<br />

perm<strong>et</strong>tant une meilleure compréhension du phénomène, <strong>et</strong> de la réalité (toujours<br />

en fonction du point de vue posé par la théorie).<br />

Ainsi, en analysant les étapes de l'élaboration d'une discipline, la recherche de<br />

ses applications, la mise en place d'expériences pour confronter les hypothèses à la<br />

réalité, l'évolution des concepts, <strong>et</strong>c., nous pouvons compléter les 4 pôles du carré<br />

que nous venons de déterminer de la manière suivante :<br />

1 Modèle est ainsi défini dans le Grand Robert "Par ext. représentation simplifiée, formalisée ou non,<br />

scientifiquement testée ou non, dans un domaine quelconque. Modèles socioculturels. Les images<br />

idéologiques <strong>et</strong> les modèles correspondant à une réalité observée.".


Communication scientifique<br />

(finalité)<br />

S1<br />

Théorie<br />

S2<br />

Pratique<br />

Rech erch e<br />

fo n d amen tale<br />

(ab strait)<br />

DISCIPLINE<br />

Recherche<br />

appliquée<br />

(concr<strong>et</strong>)<br />

- S2<br />

Non-pratique<br />

Modélisation<br />

- S1<br />

Non-théorie<br />

Méthodologie<br />

Bricolage (Lévi-Stauss)<br />

(modalité)<br />

La discipline est le terme central du carré.<br />

La théorie <strong>et</strong> la modélisation sont du domaine abstrait. Ces deux domaines<br />

sont les deux pôles concernés par la recherche fondamentale. Il s'agit, en<br />

schématisant quelque peu, d'approfondir la théorie, de la compléter, de travailler<br />

sur sa cohésion, sur les différentes ambiguïtés qui peuvent exister. Par opposition,<br />

la pratique <strong>et</strong> la méthodologie sont du domaine concr<strong>et</strong>. Nous pouvons tout à fait<br />

envisager la recherche appliquée s'inscrivant dans ce cadre. Elle est en eff<strong>et</strong><br />

centrée sur l'apport que les concepts fournissent à une pratique (toujours<br />

schématiquement). La théorie <strong>et</strong> la pratique représentent le domaine des objectifs<br />

d'une discipline ou par extension, de toute recherche. Ces deux pôles constituent la<br />

finalité d'une discipline. La communication scientifique peut répondre à c<strong>et</strong>te<br />

définition. En eff<strong>et</strong>, aux deux "extrémités" de la démarche scientifique, il y a la<br />

diffusion des conclusions, des trouvailles. Par opposition, la méthodologie <strong>et</strong> la<br />

modélisation sont les positions intermédiaires, les moyens qui perm<strong>et</strong>tront de<br />

revenir, soit à la théorie, soit à la pratique. Ils constituent les modalités d'une<br />

discipline. Nous pourrions considérer que ces modalités s'inscrivent dans le cadre<br />

du "bricolage", selon le sens que lui accorde Lévi-Strauss 1 .<br />

Dans le texte à vocation scientifique écrit, auquel nous nous intéressons, il<br />

est également possible de rendre compte de ces quatre domaines spécifiques par un<br />

certain nombre d'éléments, dont nous avons majoritairement déjà parlé.<br />

• Pour rendre compte de la théorie, tous les éléments présentant d'autres<br />

recherches déjà effectuées, les références précises perm<strong>et</strong>tent de montrer l'état des<br />

1 Selon LÉVI-STRAUSS (La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962), le bricolage représente une science<br />

"première", une science du concr<strong>et</strong>, fondée sur l'organisation <strong>et</strong> l'exploitation spéculative du monde sensible<br />

en termes sensibles. Pour lui, le savant se distingue du bricoleur par les fonctions inverses qu'il assigne,<br />

dans l'ordre instrumental <strong>et</strong> final, à l'événement <strong>et</strong> à la structure. L'un fait des événements (changer le<br />

monde) au moyen des structures, l'autre des structures au moyen d'événements.


lieux de la question, les sources qui ont permis de mener la réflexion. La recherche<br />

scientifique se construit à partir de ce qui a déjà été fait, afin qu'un élément<br />

nouveau puisse être apporté. Les bibliographies, les citations de noms ou de<br />

phrases peuvent avoir c<strong>et</strong>te fonction.<br />

L'aspect théorique d'un écrit peut également rendre compte des hypothèses,<br />

des lois. La théorie construit une terminologie particulière, une interdéfinition<br />

circulaire. Ces différents éléments peuvent être représentés "physiquement" par la<br />

présence d'un glossaire ou d'un index.<br />

• Il est difficile de rendre compte directement de la pratique, ce domaine est<br />

plus accessible, ou plus visible par le biais de la méthodologie. La présentation de<br />

tableaux à données chiffrées est un moyen explicite de présenter un résultat, <strong>et</strong><br />

donc de signifier la présence d'une expérience, d'une confrontation des faits à la<br />

réalité. La mise en page peut également favoriser la visualisation d'un aspect plus<br />

pragmatique de l'argumentation (mise en valeur des chiffres). Enfin, les illustrations<br />

(en particulier dans les ouvrages de vulgarisation) perm<strong>et</strong>tent d'ancrer un concept<br />

dans la réalité. La fonction est alors double : d'une part l'illustration montre le<br />

rapport concr<strong>et</strong>/abstrait, <strong>et</strong> le fait que ce qui est énoncé s'applique effectivement à<br />

la réalité ; d'autre part la présentation d'un élément du réel connu du destinataire le<br />

rassure sur sa compréhension, l'illustration lui assure une base de compréhension,<br />

cela ramène l'inconnu (la notion que l'on cherche à vulgariser) au connu (le<br />

phénomène présenté par l'illustration).<br />

• Pour rendre compte de la modélisation, c'est évidemment, les schémas, les<br />

tableaux (surtout à entrées lexicales), les illustrations qui rendent compte de ce<br />

domaine dans le discours à vocation scientifique. Ils sont un moyen synthétique de<br />

visualiser un phénomène, ils sont, comme nous avons défini la modélisation, un<br />

premier niveau de généralisation.<br />

C'est ainsi que nous pouvons d'ores <strong>et</strong> déjà conclure que le discours à<br />

vocation scientifique, dans sa forme écrite est très codé. Dans son élaboration<br />

physique (plan de l'expression), il est globalement conçu comme un outil, qui doit<br />

répondre à un certain nombre de besoins, d'usages. Même des individus n'ayant pas<br />

nécessairement un usage quotidien de la science sont familiarisés avec le<br />

fonctionnement de ce discours. L'utilisation de la forme (reprise du mode de<br />

fonctionnement de l'écrit) est alors un moyen de conduire le destinataire à formuler<br />

des hypothèses sur le contenu. La reconnaissance physique du discours conduit<br />

ensuite à envisager le contenu comme un discours scientifique, sans forcément<br />

rem<strong>et</strong>tre en question l'identité du discours que l'on a déjà attribué à l'écrit.<br />

2. ADHÉRER AU DISCOURS SCIENTIFIQUE<br />

C<strong>et</strong>te identification du discours à vocation scientifique est essentielle parce<br />

qu'elle conduit automatiquement à un certain type de contrat fiduciaire, entre le<br />

destinateur <strong>et</strong> le destinataire. Si nous avons insisté sur l'aspect formel de ce<br />

contenu, c'est que parfois l'usage de ces caractéristiques suffit à induire une<br />

attitude du destinataire.<br />

Nous nous proposons, dans c<strong>et</strong>te seconde partie, de considérer quelques<br />

mécanismes relevant du contrat fiduciaire. Nous envisagerons la position du<br />

destinataire, puis quelques stratégies énonciatives du destinateur. C<strong>et</strong>te partie sera


appliquée à un corpus d'ouvrage présentant la PNL (Programmation<br />

NeuroLinguistique).<br />

2.1. Les compétences du destinataire<br />

Nous avons déjà annoncé le fait que face au discours à vocation scientifique,<br />

le destinataire non spécialiste se voit imposer une vérité, qu'il ne se sent pas<br />

capable de rem<strong>et</strong>tre en question. C'est ainsi que nous allons présenter comment le<br />

discours est a priori accepté par le destinataire non spécialiste, <strong>et</strong> comment sa<br />

perception de ses compétences l'incite à croire à ce qui lui est proposé.<br />

• La cohérence de l'ensemble<br />

Comme nous l'avons vu, l'ensemble de l'écrit est très codé dans sa<br />

construction, <strong>et</strong> dans la manière dont il donne à voir une réflexion. Le nonspécialiste<br />

ayant accès à l'ensemble du raisonnement, à son cheminement, il lui est<br />

difficile de trouver des points qui perm<strong>et</strong>traient de construire un contre-argument<br />

ou une critique quelconque. La logique qui lui est présentée pourrait être contestée<br />

dans son adéquation aux fondements, aux méthodes de la discipline, mais il ne les<br />

maîtrise pas. Il n'a pas suffisamment de recul, au moment où ce contenu lui est<br />

présenté, pour pouvoir le contester. Si le postulat de base fondant une discipline ne<br />

convainc pas le destinataire (d'après la représentation du monde qu'il a, ses valeurs,<br />

sa compréhension des choses), il pourra contester <strong>et</strong> critiquer le raisonnement, en<br />

n'adhérant pas au postulat indémontrable. Mais une fois ce niveau d'adhésion<br />

passé, le destinataire ne s'autorise à la critique que s'il s'en sent la compétence (<strong>et</strong><br />

comme nous prenons ici le cas du non-spécialiste…). Ainsi, la globalité du système<br />

conceptuel présenté ne lui perm<strong>et</strong> pas de prendre le recul nécessaire pour pouvoir<br />

refuser le contenu qui lui est présenté.<br />

• Une communauté scientifique<br />

Nous avons vu également que le destinateur d'un énoncé à vocation<br />

scientifique se pose rarement comme un individu isolé. Il fait généralement appel à<br />

tout un système de références <strong>et</strong> de renvois qui propose au lecteur une globalité.<br />

Le chercheur est le représentant de toute une communauté scientifique. Tout<br />

d'abord par le simple fait de l'édition de ses écrits, le lecteur suppose un contrôle<br />

de la communauté scientifique qui précède l'acceptation des résultats. À l'intérieur<br />

du texte également, l'auteur se place dans une continuité de pensée. Ses pairs sont<br />

évoqués par la bibliographie, ou par les citations. Par ailleurs, les différents points<br />

de vue ou courants théoriques sont censés avoir été intégrés ou critiqués dans les<br />

propos avancés. L'auteur se situe dans la lignée d'une pensée, celle de sa discipline.<br />

Il est "mis à couvert" par tous les fondateurs, tous les auteurs qui ont<br />

précédemment construit la théorie.<br />

Le destinataire qui souhaiterait contester un propos se place donc non<br />

seulement en opposition avec la pensée de l'auteur qu'il est en train de lire, mais<br />

également avec toute une communauté scientifique : tous les auteurs sur lesquels<br />

l'auteur s'appuie pour construire sa réflexion. Ainsi, là encore, le destinataire ne se<br />

sent pas les compétences nécessaires pour contester le résultat de l'ensemble de<br />

c<strong>et</strong>te communauté.<br />

• Des preuves mises en valeur


Enfin, nous avons vu dans la première partie tous les éléments qui ont une<br />

valeur de preuve. Tout dans le discours à vocation scientifique montre qu'une<br />

certaine démarche rigoureuse a été scrupuleusement suivie.<br />

Mais si le destinataire non spécialiste hésite à rem<strong>et</strong>tre en cause les propos à<br />

vocation scientifique qui lui sont proposés, c'est également que de nombreuses<br />

stratégies énonciatives sont mises en place pour qu'il ne se reconnaisse pas les<br />

compétences pour les critiquer (au sens neutre du terme).<br />

2.2. Les stratégies du destinateur<br />

En eff<strong>et</strong>, le destinateur a recours, dans sa programmation énonciative, à de<br />

nombreuses stratégies. Nous allons à présent en présenter quelques-unes.<br />

La discipline qui sert ici à illustrer nos propos est la PNL (Programmation<br />

NeuroLinguistique). Il s'agit d'une théorie de la communication dont les principaux<br />

domaines d'application sont la vente, les rapports dans l'entreprise, le recrutement<br />

du personnel, la thérapie (individuelle, familiale, <strong>et</strong>c.), l'épanouissement personnel.<br />

Sa diffusion se fait essentiellement par stages de formation (pour thérapeutes ou<br />

cadres), elle est systématiquement évoquée lors d'études supérieures de commerce<br />

ou de psychologie.<br />

Elle se définit elle-même comme "un ensemble de techniques d'observation, de<br />

codage <strong>et</strong> d'intervention destiné à étudier la structure de l'expérience subjective, à mieux<br />

comprendre l'interaction ou la communication interpersonnelle, <strong>et</strong> à favoriser le changement." 1<br />

C<strong>et</strong>te discipline est très controversée : certains considèrent que ce courant est une<br />

pure escroquerie, d'autres au contraire le considèrent comme un formidable outil.<br />

Un des ouvrages qui constituait le corpus de notre étude se dit la<br />

r<strong>et</strong>ranscription d'un stage de formation à la PNL. Il s'agit donc d'un simulacre<br />

d'interaction qui perm<strong>et</strong> d'avoir une idée de la manière dont les PNListes veulent se<br />

présenter.<br />

Voici donc quelques exemples de stratégies énonciatives. Il nous arrivera<br />

ainsi parfois de r<strong>et</strong>rouver des éléments déjà abordés, mais très fréquemment, les<br />

éléments viendront compléter ce que nous venons de présenter concernant le<br />

destinataire.<br />

2.2.1. Préparer <strong>et</strong> répondre aux questions<br />

Une des premières stratégies est la manière dont sont gérées les questions.<br />

Dans la mesure où nous avons affaire à la r<strong>et</strong>ranscription d'un stage, les questions<br />

des stagiaires figurent dans le texte 2 .<br />

Une question peut être une critique qui vient contrer, ou interrompre<br />

l'argumentation. Il s'agit donc, soit de les prévenir, soit de réussir à les intégrer<br />

dans son argumentation, de manière à ne pas laisser les destinataires douter.<br />

Tout d'abord, le formateur cherche à protéger ses propos, voire à prévenir<br />

les questions. Son habitude de la formation lui perm<strong>et</strong> de connaître les questions<br />

qui sont posées, les notions qui ont du mal à passer, <strong>et</strong> d'intégrer ces questions à<br />

son argumentation.<br />

1 CUDICIO, C., La PNL Programmation neurolinguistique, Paris, Les éditions d'organisation, 1995.<br />

2 Savoir si les questions ont réellement été posées ou si elles ont été construites pour les besoins de<br />

l'argumentation est un problème que nous n'aborderons pas ici.


Ainsi par exemple, on pourrait parfois reprocher à la PNL de catégoriser les<br />

individus. Le formateur prévient c<strong>et</strong>te remarque en disant : "Rappelons cependant que<br />

ces caractéristiques ne sont pas là pour étiqu<strong>et</strong>er des comportements mais seulement pour vous<br />

aider, vous servir de guide…" 1<br />

De même, comme il s'agit d'un discours à vocation scientifique, les<br />

énonciateurs cherchent à rendre compte de la cohésion de la théorie, <strong>et</strong> par<br />

extension, sa logique, son homogénéité <strong>et</strong> sa cohérence par rapport aux postulats<br />

de base. Tout au long du propos des formateurs, sont insérées des remarques<br />

visant à assurer la cohérence de la théorie qu'ils sont en train de présenter.<br />

D'une part, ces remarques évitent les critiques formulées directement, les<br />

objections paraissent parfaitement assumées. Prévenir leurs formulations équivaut<br />

à dire : "je sais très bien que d'un certain point de vue, on pourrait penser que…<br />

Mais c'est en fait c<strong>et</strong> autre point de vue qu'il faut adopter, <strong>et</strong> là, vous verrez que j'ai<br />

raison."<br />

D'autre part, la discipline présentée est sans faille. Quelles que soient les<br />

critiques, la plupart sont prises en compte avant que le destinataire ne les formule.<br />

Son jugement, sa réflexion sont ainsi totalement pris en charge par l'énonciateur.<br />

Le destinataire est porté, guidé <strong>et</strong> ne peut qu'être amené à conclure à la validité de<br />

la PNL, étant donné qu'il n'y a pas d'objections immédiates possibles.<br />

Malgré tout, certaines questions sont parfois posées. Une manière de<br />

répondre (ou de ne pas répondre) peut être de présenter la non-pertinence de la<br />

question : la question ne cadre pas avec la cohérence, la logique de la discipline.<br />

Une question peut également perm<strong>et</strong>tre d'affirmer de manière plus forte un<br />

propos. Elle perm<strong>et</strong> de formuler d'une manière qui aurait été mal reçue, a priori :<br />

"Un participant : J'ai l'impression que vous nous dites de faire des expériences avec nos<br />

clients. Je pense qu'en toute conscience professionnelle, j'ai la responsabilité de…<br />

- Je ne suis pas d'accord avec vous, Je pense qu'en toute conscience professionnelle, vous<br />

avez la responsabilité de faire des expériences avec chacun de vos clients de façon à devenir<br />

plus compétent, parce qu'à long terme…" 2<br />

"Faire des expériences avec des gens" est une formule qui aurait pu paraître<br />

maladroite. Dans ce cas, l'intervenant reprend la formule <strong>et</strong> la démystifie. Il assume<br />

son contenu littéral <strong>et</strong> la tourne de manière positive, voire indispensable.<br />

- La question peut enfin perm<strong>et</strong>tre par exemple un aparté, pour une<br />

intervention au niveau méta-discursif. L'intervenant ne considère plus la discipline<br />

en elle-même, mais il intervient sur la situation d'énonciation. Par exemple :<br />

“Un participant : En est-il parfois autrement ? Le thérapeute a-t-il parfois besoin de<br />

donner à son client une…<br />

- Je voudrais mentionner un élément important pour votre apprentissage. […] Lorsque je<br />

vous explique comment procéder pour aider des gens qui veulent se défaire d’images tirées de<br />

leur histoire personnelle, vous me demandez : “ Quand est-ce que ce procédé ne produit pas les<br />

résultats escomptés ? ” […] Si vous voulez pouvoir employer un procédé dont je vous ai fait la<br />

démonstration, il vaudrait la peine que vous consacriez votre énergie à apprendre à<br />

l’appliquer.” 3<br />

1 BANDLER, R. <strong>et</strong> GRINDER, J., Les secr<strong>et</strong>s de la communication : les techniques de la PNL, Louiseville,<br />

Le jour éditeur, 1982, Page 26.<br />

2 Ibidem, page 111.<br />

3 Ibidem, page 142, 143.


C<strong>et</strong>te réflexion est à double tranchant car elle peut aussi être interprétée<br />

comme une invitation à ne pas intervenir au cours de la formation. La demande<br />

implicite de l'intervenant serait alors d'accepter <strong>et</strong> d'adhérer au contenu tel quel,<br />

sans le rem<strong>et</strong>tre en question.<br />

Les questions peuvent donc être pour les formateurs un adjuvant à la<br />

persuasion. Sachant les gérer, les intégrer ou les détourner, elles perm<strong>et</strong>tent de<br />

renforcer l'argumentation, même lorsqu'il s'agit d'objections.<br />

2.2.2. Jouer sur la proximité<br />

Un moyen de convaincre, ou en tout cas de faire adm<strong>et</strong>tre les affirmations<br />

présentées, est de les rapprocher le plus possible d'éléments déjà connus ou<br />

acceptés. C<strong>et</strong>te stratégie consiste à présenter une notion parallèle <strong>et</strong> affirmer (en<br />

schématisant) : "vous connaissez c<strong>et</strong>te notion, vous l'avez acceptée <strong>et</strong> donc vous<br />

avez adhéré aux principes qui la sous-tendent. Le processus que je suis en train de<br />

vous montrer relève de la même logique, il n'y a donc aucune raison que vous la<br />

réfutiez."<br />

Le fait de rapprocher des techniques, des concepts d'éléments "déjà connus"<br />

perm<strong>et</strong> de faire adm<strong>et</strong>tre un contenu, parce qu'il relève alors du "sens commun". Il<br />

est alors a priori en adéquation avec le système de valeur de l’individu. Le<br />

destinataire a déjà admis qu'il a déjà rencontré les phénomènes qui sous-tendent les<br />

notions que le destinateur présente. Il n'a pas besoin de les rem<strong>et</strong>tre en question.<br />

Pour réussir à rendre proche un contenu, il peut suffire de construire son<br />

raisonnement sur des remarques générales, dites de sens commun, évidentes pour<br />

tous. Les exemples, les expériences, pour être plus convaincantes, peuvent être<br />

ancrés dans des situations de vie quotidienne. Il est possible de présenter des<br />

pratiques, des notions qui sont fréquemment utilisées par le public. De c<strong>et</strong>te<br />

manière, le destinataire n’a pas l’impression d’être confronté à quelque chose de<br />

nouveau, il est confronté à quelque chose qu’il a déjà rencontré, de familier, <strong>et</strong> les<br />

transitions, la progression se fait progressivement, naturellement.<br />

2.2.3. Changer de point de vue<br />

En guise de troisième <strong>et</strong> dernière stratégie, nous souhaiterions présenter<br />

différents modes de présentation des informations impliquant un changement de<br />

point de vue de la part des acteurs en interaction.<br />

Commençons par un exemple :<br />

"J'ai fait l'expérience de c<strong>et</strong>te nouvelle approche, <strong>et</strong> pourtant, j'ai encore aujourd'hui de<br />

la difficulté à croire que je peux […]. Tout ce qui se trouve dans c<strong>et</strong> ouvrage est clair <strong>et</strong> vous<br />

pouvez le vérifier par votre expérience. Il n'y a aucune forme de magie, <strong>et</strong> les auteurs ne vous<br />

demandent jamais d'adopter de nouvelles croyances. On vous demande tout simplement de<br />

m<strong>et</strong>tre en veilleuse vos propres croyances juste le temps qu'il faut pour passer les concepts <strong>et</strong><br />

les procédés de la PNL au crible de votre propre expérience sensorielle. Ce ne sera pas long ;<br />

on peut vérifier la plupart des énoncés <strong>et</strong> des procédés contenus dans ce livre en quelques<br />

minutes ou en quelques heures. Si vous êtes sceptiques comme je l'étais…" 1<br />

Dans c<strong>et</strong> exemple, nous voyons deux changements de point de vue. Le<br />

destinateur se présente comme réticent à croire, <strong>et</strong> pourtant il est formateur, écrit<br />

un ouvrage pour diffuser c<strong>et</strong>te démarche, il est une des personnes les plus<br />

1 Ibidem, page 7.


susceptibles de croire à la PNL. Le destinateur invite également son auditoire à ne<br />

pas être sceptique, <strong>et</strong> à adopter le point de vue de l'adhérent, le temps de la<br />

formation.<br />

Il ne s'agissait pas, dans tous les développements qui ont précédé, de statuer<br />

sur l'intentionnalité des énonciateurs. Étant donné c<strong>et</strong>te puissance de persuasion du<br />

discours intellectuel au sens large, maîtriser les processus d’adhésion au discours<br />

scientifique est un puissant moyen de manipulation 1 . C'est ainsi que le discours<br />

scientifique devient lui-même un puissant moyen de manipulation.<br />

Pris comme moyen de manipulation, il devient alors un outil au même titre<br />

que d’autres, de terrorisme intellectuel. Le destinataire n’a pas le choix, tout ce qui<br />

lui perm<strong>et</strong>trait d’ém<strong>et</strong>tre des réserves, est par définition ou de manière abusive,<br />

neutralisé de manière à ce qu’il ne puisse qu’accepter. C'est ainsi que le "danger"<br />

vient des énoncés qui présentent un énoncé qui “paraît” scientifique, mais qui ne<br />

répond pas aux critères de scientificité 2 . Parfois, ce paraître suffit à convaincre. La<br />

discursivisation scientifique, l’utilisation de la forme que nous avons mise en<br />

évidence dans la première partie est le moyen de "faire paraître scientifique".<br />

CONCLUSION<br />

Nous venons de présenter une série d’éléments qui perm<strong>et</strong>traient à un<br />

énonciateur maîtrisant ces techniques de manipuler n’importe quel lecteur non<br />

spécialiste en lui faisant croire à la scientificité de ses propos. Mais ne soyons pas<br />

si schématiques <strong>et</strong> nuançons quelque peu ce “potentiel de persuasion” du discours<br />

à vocation scientifique. L’énonciataire n’est pas qu’un individu naïf, incapable de<br />

se défendre. C’est ainsi que nous allons pour terminer, poser quelques éléments qui<br />

atténuent l’adhésion à ce discours.<br />

De manière personnelle, nous avons à plusieurs reprises abordé la question<br />

des valeurs, des croyances d’un individu. Toute discipline construit sa théorie à<br />

partir de quelques postulats indémontrables. C’est en définitive l’adhésion (ou le<br />

rej<strong>et</strong>) de ces postulats qui détermine l’adhésion à la globalité de la discipline. Par<br />

rapport au système de valeurs de c<strong>et</strong> individu, à son expérience, soit il considère<br />

les postulats cohérents avec son système de valeurs, <strong>et</strong> il accepte la discipline ; soit<br />

il les considère comme incompatibles avec sa vision du monde <strong>et</strong> il ne peut<br />

accepter les propositions théoriques qui lui sont faites.<br />

Le bon sens voudrait ainsi que le mode d’adhésion à une discipline soit la<br />

réflexion, la compréhension, une activité cognitive de l’ordre du /savoir/ 3 . Il serait<br />

difficilement concevable, étant donné l’image que nous avons de la science, que<br />

l’adhésion à un courant soit déterminée par une croyance, par un sentiment plus<br />

que par un raisonnement objectif. Pourtant, l’adhésion aux postulats, aux<br />

1 Pris au sens psychologique du terme, manipuler (fig) : “influencer habilement (un groupe, un individu)<br />

pour le faire penser <strong>et</strong> agir comme on le souhaite.” Définition du P<strong>et</strong>it Robert.<br />

2 Nous renvoyons le lecteur à l'épistémologie des sciences en général, ou d'une discipline en particulier,<br />

mais nous pourrions dire que des critères de scientificité relèvent des questions suivantes : l'efficacité de la<br />

théorie à rendre compte des phénomènes ; la cohérence interne ; le fait de poser explicitement les postulats<br />

de base indémontrables.<br />

3 Le choix de ce terme se fait en opposition au /savoir/, qui évoque plutôt une impression, une activité<br />

affective.


axiomes 1 , l’adhésion relève bien d’une donnée personnelle, de l’ordre du<br />

pathémique. Même si l’on prend par la suite en compte l’adhésion aux lois<br />

(raisonnement), c<strong>et</strong>te adhésion présuppose tout de même une adhésion antérieure<br />

aux postulats (croire). Si un individu ne croit pas à l’existence de l’inconscient, il<br />

n’acceptera jamais la psychanalyse.<br />

De manière plus collective, il y a plusieurs facteurs à prendre en<br />

considération pour l’adhésion à une discipline.<br />

La culture du pays par exemple est importante. Ainsi, on observe souvent<br />

une manière d’aborder les phénomènes assez différente en Europe <strong>et</strong> aux États-<br />

Unis. Les obj<strong>et</strong>s, les méthodes, les courants sont différents.<br />

Il faut également prendre en compte les phénomènes de modes, les<br />

préoccupations d’une société, à un moment donné, <strong>et</strong> les conséquences que cela<br />

peut avoir sur les recherches scientifiques. Par exemple en sciences humaines, on<br />

constate une prolifération de disciplines en rapport avec les médias. Ainsi, même<br />

en ayant les meilleurs fondements qui soient, il est possible qu’une discipline<br />

disparaisse, parce qu’elle ne correspond pas aux préoccupations, aux conceptions<br />

de la société d’une époque.<br />

Enfin, reprenant le fait que le système de valeurs d’un individu détermine son<br />

adhésion globale à une discipline, nous pourrions supposer l’existence, pour une<br />

discipline donnée d’un public cible, qui serait particulièrement enclin à adhérer à<br />

une théorie. En exagérant quelque peu, on pourrait imaginer une discipline<br />

construite comme un obj<strong>et</strong> de consommation, à partir des techniques employées en<br />

mark<strong>et</strong>ing. Elle serait construite pour convenir à une certaine population, à partir<br />

des intérêts <strong>et</strong> de la forme de vie du public cible. Autant c<strong>et</strong>te image peut faire<br />

peur (serait-il possible que nous soyons si facilement manipulables ?), autant elle<br />

peut également nous inciter à relativiser la valeur de vérité de ce qui est présenté<br />

par un discours à vocation scientifique.<br />

Valérie SANCHOU<br />

Université de Toulouse-le Mirail<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BANDLER, R, <strong>et</strong> GRINDER, J,. Les secr<strong>et</strong>s de la communication : les techniques de la PNL,<br />

Louiseville, Le jour éditeur, 1982.<br />

BRICKMONT, J., SOKAL A., Impostures intellectuelles, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.<br />

BELLENGER, L,. La persuasion, Paris, P.U.F, 1996.<br />

COQUET, J-C. (sous la dir.), Sémiotique : l'École de Paris, Paris, Hach<strong>et</strong>te, 1982.<br />

COURTÉS, J., Analyse sémiotique du discours, de l'énoncé à l'énonciation, Paris, Hach<strong>et</strong>te,<br />

1989.<br />

COURTÉS, J., Du lisible au visible, Bruxelles, De Boeck, 1995.<br />

GREIMAS, A.J., Sémiotique <strong>et</strong> sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.<br />

GREIMAS, A.J. <strong>et</strong> COURTÉS, J., Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du <strong>langage</strong> 1<br />

<strong>et</strong> 2, Paris, Hach<strong>et</strong>te, 1979 <strong>et</strong> 1986.<br />

1 Postulat : principe d’un système déductif qu’on ne peut prendre pour fondement d’une démonstration<br />

sans l’assentiment de l’auteur. Principe indémontrable, qui paraît légitime, incontestable. Axiome : (philos)<br />

vérité indémontrable mais évidente pour quiconque en comprend le sens (principe premier) <strong>et</strong> considérée<br />

comme universelle. (cour) Proposition admise par tout le monde sans discussion. (didact) Proposition<br />

admise à la base d’une théorie, relation entre les notions premières de la théorie, choisie arbitrairement.<br />

(Définitions du P<strong>et</strong>it Robert)


GREIMAS, A.J. <strong>et</strong> LANDOWSKI, E. (sous la dir. de), Introduction à l'analyse du discours en<br />

sciences sociales, Paris, Hach<strong>et</strong>te, 1979.<br />

LATOUR, B., La science en action (Introduction à la sociologie des sciences), Paris, La<br />

découverte, 1995.<br />

LASZLO, P., La vulgarisation scientifique, Paris, P.U.F, 1993.<br />

"Nouveau regards sur la science", Sciences humaines, n° 67, 1996.<br />

POPPER, K-R., La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1978.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!