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Traduire

traduire...Interpréter

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TRADUIRE… INTERPRÉTER<br />

création 1 . Dans cette conception renaissante humaniste, la traduction (ou la tradition)<br />

ne peut qu’être inférieure. Elle ne remplit pas le contrat littéraire de la création ; le<br />

traditeur n’a pas sa fonction oraculaire, il n’est pas la bouche d’ombre qui a, la<br />

première, proféré l’oracle. La langue cible n’est pas une langue forte qu’on imite et à<br />

la laquelle il faut tendre et ressembler.<br />

Un siècle plus tard, les classiques pratiquaient la « réécriture » et<br />

« l’adaptation » dans une perspective idéologique qui a, cette fois-ci, inversé la<br />

tendance, mais qui n’en pervertit pas moins le transfert interlingual. Le texte source<br />

devient inadéquat et il est jugé inférieur à la langue cible, la culture traductrice étant<br />

jugée plus raffinée et supérieure à la culture des Anciens traduits. La traduction est,<br />

de fait, l’occasion belle aux uns et aux autres pour faire le procès d’une langue–<br />

culture. L'admira parle du « procès historique d’une langue traductrice donnée » 2<br />

seulement, alors que la traduction chez les classiques illustre la hiérarchisation des<br />

littératures et la dominance d’une langue-culture en général 3 .<br />

Au XVIII e siècle, Rica écrit à Usbeck dans la même veine méprisante et<br />

diffamatoire à l’égard de la traduction : « Les traducteurs sont comme ces monnaies<br />

de cuivre qui ont bien la même valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus<br />

grand usage pour le peuple ; mais elle sont toujours faibles et d’un mauvais aloi…<br />

vous leur donnez un corps ; mais vous ne leur rendez pas la vie. Il y manque<br />

toujours un esprit pour les animer » 4 , image qui, outre le mépris du texte-langue<br />

cible, ravale la traduction au rang d’un travail utilitaire, instrumental, bassement<br />

matériel.<br />

On a également pu parler de « caricature » du texte d’origine, ou d’une<br />

« façon maladroite de singer le poème original » 5 . Les traductions nous placent ainsi<br />

dans des interstices culturels avec la précarité définitoire de ces espaces<br />

périphériques, inhibant ainsi toute approche du texte étranger et la frappant du sceau<br />

ineffable de l’« objection préjudicielle » 6 que définissait Georges Mounin il y a<br />

quelques années.<br />

Aujourd’hui, un relent de ces théories et de ces jugements passéistes continue<br />

encore à empester les esprits et à influencer leur perception de la traduction. Que<br />

faire alors pour accéder aux textes étrangers ? Sommes-nous condamnés à ne lire<br />

que les textes de nos cultures respectives, sous prétexte que les traductions ne sont<br />

jamais que des trahisons ? De fait, nous observons deux attitudes possibles.<br />

La première consisterait à lire dans la langue source : dans l’ère des<br />

interférences culturelles obligées, lire une traduction apparaît socialement d’abord<br />

comme une tare personnelle chez des individus « déficients », dont l’instruction est<br />

restée incomplète : ne pas lire « dans le texte d’origine », ne pas regarder un film<br />

1 Lire à ce propos l’excellente étude d’Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire,<br />

Paris, A. Colin, 1999.<br />

2 Ladmiral J.-R., <strong>Traduire</strong> : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979, p. 102.<br />

3 La traduction n’échappe pas aux dérives concurrentielles à visée idéologique, dérives allant jusqu’à<br />

empêcher de citer le texte-source sous prétexte que le texte-cible est aussi, sinon plus, beau. Lemaistre au<br />

XVII e siècle défendait cette théorie, non plus de l’équivalence, mais de la ‘préférence nationale’ « en<br />

sorte, disait-il, que l’on puisse dire que le français est aussi beau que le latin et citer avec assurance le<br />

français au lieu du latin ». Cité par Oseki-Dépré, op. cit., p. 32.<br />

4 Montesquieu, Lettres persanes, Lettre CXXVIII.<br />

5 Ladmiral, op. cit., p. 21.<br />

6 Mounin G., Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, 1963.<br />

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