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TRADUIRE… INTERPRÉTER<br />

garde, Leiris dénonce la représentation de la vie comme totalité signifiante,<br />

s’employant à prouver le caractère discontinu de la réalité. Il démystifie de cette<br />

manière le concept traditionnel de littérature autobiographique, en nous montrant du<br />

doigt «le monstre de la totalité» 1 qui prétend régir ce genre de récit. Le plaisir du<br />

langage et de l’écriture pousse l’autobiographe à jouer avec les mots et les<br />

techniques narratives. Du fait de sa combinatoire illimitée, le jeu est censé prolonger<br />

indéfiniment la Parole. Voilà, en effet, ce dont il rêve ! Ne jamais mettre fin à<br />

l’écriture. Tant qu’il y aura des mots et des livres, il n’y aura pas pour lui de mort ou<br />

d’oubli. Le silence, c’est l’anéantissement. Il ne faut pas se taire pour ne pas mourir.<br />

Le jeu littéraire, le collage, le bricolage mènent à une prolifération continue des<br />

textes et des sens.<br />

L’esprit ludique de Leiris se fait voir surtout dans les jeux langagiers qu’il<br />

pratique non seulement dans ses poèmes de jeunesse, mais aussi dans ses textes<br />

autobiographiques. Biffures est, en grande partie, consacré aux problèmes du<br />

langage et de ses relations avec l’être humain. L’une des propriétés du jeu avec le<br />

langage, écrit Leiris en 1925, est de faciliter l’accès à la connaissance. Les vocables<br />

deviennent une espèce d’oracle à même de révéler la Vérité. Par leurs analogies<br />

avec d’autres vocables, ils font découvrir des rapports secrets entre les choses, en<br />

ordonnant ainsi l’Univers 2 . Tout comme dans le cas du bricolage narratif, la<br />

jonglerie 3 langagière à laquelle s’abandonne l’auteur est censée court-circuiter le<br />

système vieilli de l’écriture traditionnelle, découvrir des territoires oubliés ou encore<br />

inexplorés du réel et de l’imaginaire, produire un nouveau sens. Les mots,<br />

«conjugués à d’autres mots par le jeu des assonances, remuent en nous de proche en<br />

proche tout un bagage de sensations et de sentiments anciens» 4 . Les rapprochements<br />

incongrus et étonnants ont quelquefois le pouvoir de faire jaillir des idées ou des<br />

images propres à secouer le lecteur le plus indifférent.<br />

Nous sommes forcés de traquer inlassablement le sens des écrits leirisiens en<br />

cheminant dans le labyrinthe tortueux des jeux intra- et intertextuels. Le travail de<br />

l’écriture se déploie le plus souvent sous nos yeux. L’autobiographe nous montre au<br />

ralenti comment il choisit ses matériaux et comment il les manie en les ajustant et<br />

combinant jusqu’à ce que le produit final lui semble conforme à ses désirs. Il y a un<br />

réseau interne de renvois, d’autocommentaires et de reprises qui traduisent le plaisir<br />

de l’écrivain de s’expliquer et de revenir incessamment sur ses traces.<br />

L’autobiographie devient ainsi un spectacle de l’écriture, une méta-littérature, où<br />

l’auteur se livre au plaisir de l’auto-lecture et de l’auto-commentaire. L’écrivain<br />

double le récit de soi d’un journal de l’œuvre ainsi que d’une réflexion théorique<br />

portant sur les secrets, les virtualités et les limites du genre autobiographique.<br />

L’avant-texte est mis au devant de la scène et le lecteur est pris pour témoin des<br />

tribulations poïétiques du livre. L’autoréflexion des textes fait écho au penchant<br />

1 Barthes R., Roland Barthes par Roland Barthes, Paris : Seuil, 1986.<br />

2 Cf. Leiris M., Brisées, Paris : Gallimard, 1992, pp. 11-12.<br />

3 Nous empruntons ce terme à Paul Zumthor qui, s’employant à étudier l’usage des créations verbales au<br />

Moyen âge, appelle les poètes hermétiques des poètes-jongleurs ou prestidigitateurs de la langue :<br />

«J’englobe sous le nom […} de jonglerie tous les jeux, procédés, trucs, trouvailles sérieuses ou<br />

saugrenues, apparaissant au fil et au niveau du discours, et y suspendant l’effet de “déjà connu” propre au<br />

langage pragmatique commun» (Langue, texte, énigme, Paris : Seuil, 1975, p. 42).<br />

4 Leiris M., Le ruban au cou d’Olympia, Paris : Gallimard, 1986, p. 209.<br />

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