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L’AUTOBIOGRAPHIE LEIRISIENNE : UNE RECHERCHE CONTINUE DU SENS<br />

par conséquent, que dénaturer la réalité. À cela s’ajoutent les problèmes que pose la<br />

recherche de l’identité, constitutive de toute tentative autobiographique. L’identité<br />

est étroitement liée au travail mnémonique, puisque celui-ci est censé établir l’unité<br />

de la personne et assurer par là son intelligibilité. Le moi qui s’écrit ne peut se<br />

remémorer que parce qu’il se regarde à distance, n’étant plus celui qui a vécu. Le je<br />

autobiographique se présente comme une instance mouvante, instable, hétérogène.<br />

L’écoulement du temps perturbe l’identité du sujet, d’où son impossibilité de<br />

coïncider avec soi-même. Morcelés, syncopés et parfois incohérents, les derniers<br />

textes de Leiris ne sont, au fond, que le miroir qui réfléchit l’image de l’homme<br />

moderne à la recherche de son unité perdue.<br />

L’esthétique de la fragmentation et de l’éclaté cultivée passionnément par<br />

Leiris n’est point dépourvue de force créatrice. Habitué à créer les ciseaux à la main,<br />

l’écrivain conçoit son travail comme un bricolage, vu son habitude de classer,<br />

ranger, combiner, transformer les mots, les choses et les idées. La décomposition et<br />

la recomposition des ensembles événementiels personnels constituent une<br />

improvisation vouée à annuler l’effet de l’écoulement temporel, à investir son<br />

parcours existentiel de significations insolites et enfin, à produire un vrai choc<br />

poétique : « J’ai toujours l’impression que le rapprochement matériel de deux textes<br />

de provenance très différente produira – même si ces deux textes n’ont pas grande<br />

valeur en eux-mêmes – une espèce de déflagration » 1 .<br />

À lire les textes leirisiens, nous voyons la vie de l’écrivain de plusieurs<br />

angles à la fois, de la même manière que l’on perçoit la réalité à travers les toiles<br />

cubistes. Nous avons de l’existence du personnage ce que Todorov appelle une<br />

«vision stéréoscopique» 2 , une vision plus complexe, due à la pluralité des points de<br />

vue. Il faut d’abord décomposer pour ensuite reconstruire. Le sens naît de cette<br />

reconstruction qui est moitié le fait du hasard, moitié le résultat du travail créateur<br />

d’un bricoleur infatigable. Les observations de Roland Barthes portant sur Mobile<br />

de Michel Butor nous semblent s’accorder parfaitement à la démarche leirisienne :<br />

« […] c’est en essayant entre eux des fragments d’événements, que le sens naît,<br />

c’est en transformant inlassablement ces événements en fonctions que la structure<br />

s’édifie : comme le bricoleur, l’écrivain (poète, romancier, ou chroniqueur) ne<br />

voit le sens des unités inertes qu’il a devant lui qu’en les rapportant : l’œuvre a<br />

donc ce caractère à la fois ludique et sérieux qui marque toute grande question :<br />

c’est un puzzle magistral, le puzzle du meilleur possible » 3 .<br />

Les écrits de Leiris tiennent, selon nous, de la mosaïque plutôt que du puzzle.<br />

Au lieu de reconstituer une «totalité préexistante», en remettant chaque pièce à sa<br />

place, la mosaïque tend, selon Lucien Dällenbach, à créer du nouveau à partir<br />

d’éléments hétéroclites et parfois insignifiants. Ainsi les pièces de la mosaïque<br />

littéraire vont-elles former à la fin une «totalité inédite, et donc encore à inventer» 4 .<br />

Une telle écriture exige naturellement une réception mosaïque, laquelle «autorise<br />

une totale liberté de mouvement, de placement et de déplacement des morceaux»,<br />

disposant d’«un espace de jeu appréciable» 5 . Ainsi que d’autres écrivains d’avant-<br />

1 Leiris M., Journal, op. cit., p. 144.<br />

2 Todorov T., Littérature et signification, Paris : Larousse, 1967, p. 81.<br />

3 Barthes R., Essais critiques, Paris : Seuil, 1964, p. 186.<br />

4 Dällenbach L., Mosaïques. Un objet esthétique à rebondissements, Paris : Seuil, 2001, p. 62.<br />

5 Ibidem, p. 56.<br />

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