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TRADUIRE… INTERPRÉTER<br />

était petit, afin de trouver les «bifurcations» capables de lui révéler la vérité. Les<br />

mots y jouent souvent comme détonateurs de la mémoire. Mais le collage ne suffit<br />

pas cette fois-ci à Leiris pour faire avancer le récit en quête de sa règle. Il lui faut<br />

une technique plus laborieuse et moins sujette au hasard. L’autobiographe fait la<br />

découverte de ce que Philippe Lejeune appelle «l’écriture tressée» 1 , laquelle réalise<br />

la jonction entre la technique du collage et celle de la glose. Plusieurs influences<br />

sont ici évidentes : les jeux surréalistes avec les mots, l’initiation de l’écrivain aux<br />

sciences humaines (surtout à la psychanalyse et à l’ethnologie), qui lui ont appris les<br />

méthodes analogiques, ainsi que la fascination exercée sur lui par l’art poétique de<br />

Raymond Roussel 2 . Leiris nous dévoile souvent la manière dont il agence les<br />

éléments disparates qui constituent ses matériaux de travail :<br />

« associations purement logiques ;<br />

jonction finale des antennes que deux ou plusieurs de ces éléments ont,<br />

chacun pour soi, poussées :<br />

associations autrefois vécues, à partir de certains mots ou expressions menant<br />

à autre chose, souvent par malentendu ;<br />

libres associations effectuées sur-le-champ, par voie d’assonance ou<br />

calembour, et qui jettent des ponts » 3 .<br />

Il convient d’observer qu’à la différence des autobiographes traditionnels, le<br />

trajet existentiel n’est pas pour Leiris une suite chronologique de faits, mais un<br />

répertoire d’événements, que l’écrivain seul serait à même d’ordonner selon une<br />

logique propre, en fonction des liaisons intimes qu’il entretient avec le monde.<br />

L’auteur n’écrit pas sa vie, mais la recrée par son écriture, essayant de lui donner un<br />

sens.<br />

Dans le dernier tome de La Règle du jeu - Frêle bruit - et dans les écrits<br />

autoréférentiels ultérieurs - Le ruban au cou d’Olympia et À cor et à cri - les<br />

déambulations textuelles et la fragmentation du récit deviennent de plus en plus<br />

étourdissantes ; le lecteur risque à chaque pas de s’égarer et de perdre le fil du texte.<br />

Bien que les écrits puissent avoir une apparence décousue, les liaisons que les<br />

fragments sont censés entretenir restant le plus souvent dans l’implicite, l’effort<br />

d’entrelacer ces données, de leur prêter un sens, de les rattacher à sa propre<br />

existence, ainsi que l’emploi des rappels, des reprises et des correspondances<br />

(principes poétiques par excellence) empêchent leur dissolution et nous offrent des<br />

points d’appui dans la construction du sens.<br />

L’autobiographie est, par définition, un récit suivi, qui respecte l’ordre<br />

chronologique et essaie de mettre en évidence la continuité du moi et son évolution<br />

naturelle du passé vers l’avenir, sa genèse. Mais l’individu moderne semble ne pas<br />

être cohérent et son histoire évidemment non plus. Un personnage complexe et<br />

fuyant, incapable de se comprendre et de trouver un sens à sa vie, ne peut être que<br />

l’objet d’un récit brisé et morcelé. En plus, la mémoire, en fonction de laquelle est<br />

structurée l’histoire du sujet, ne lui livre que des images granulaires de sa vie<br />

passée, s’avérant sélective, capricieuse et déformante. Une écriture linéaire ne ferait,<br />

1 Lejeune P., Le Pacte autobiographique, Paris : Seuil, 1975, p. 249.<br />

2 La lecture, en 1935, de Comment j’ai écrit certains de mes livres de Roussel lui montre le pouvoir<br />

révélateur du langage et lui induit l’habitude de travailler par étapes (d’abord, la constitution d’un<br />

ensemble initial de composantes ; ensuite, leur mise en relation et, enfin, l’écriture proprement dite).<br />

3 Leiris M., Journal (1922-1989), Paris : Gallimard, 1992, p. 672.<br />

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