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LE RETOUR DU TEXTE TRADUIT OU LE RETOUR DU ROMAN<br />

capitales littéraires : « De la littérature, nous les Européens, nous en avons bien<br />

suffisamment, et de l’assez bonne ; eux, les machins, les Serbo-Trucs, ils n’ont qu’à<br />

écrire sur des thèmes soi-disant délicats, qu’ils taquinent donc un peu leurs<br />

dirigeants et qu’ils critiquent leur système, qu’ils nous décrivent un scandale<br />

politique dans un cadre exotique… 1 »<br />

Danilo Kiš choisit d’entrer en littérature par La Mansarde, titre de ce qui est<br />

considéré comme son premier roman, nous pensons quant à nous que son premier<br />

roman est Psaume 44. Le choix du premier roman par Kiš est conscient et théorisé.<br />

En effet, il refuse d’être un écrivain à « qualificatif », « un écrivain de ghetto ». Or<br />

en écrivant Psaume 44, il a fait, selon lui « une faute majeure » qu’il s’évertuera par<br />

la suite de corriger en instaurant la nécessaire distance que requiert l’œuvre littéraire.<br />

Il fera de la « distance » un de ses procédés littéraires majeurs. Psaume 44 aurait pu<br />

faire de lui « un écrivain juif », « un écrivain d’une minorité », c’est-à-dire un<br />

écrivain à adjectif. Or les littératures des minorités « sont menacées par le danger<br />

latent du pathétique et de la grandiloquence 2 », en d’autres mots d’inexistence par<br />

l’oubli. D’où l’interdiction de l’auteur de traduire cette œuvre (elle n’existe qu’en<br />

hongrois car elle était destinée à un concours organisé par l’Association juive de<br />

Belgrade – Kiš est juif hongrois de par son père). Elle ne sera traduite que dans la<br />

future édition des œuvres complètes préparée par Kiš lui-même, comme document.<br />

Lorsque Salman Rushdie publia en 1988 les Versets sataniques en anglais, il<br />

était déjà un auteur admiré unanimement. Quelque mois plus tard l’imam Khomeiny<br />

condamna l’auteur à mort pour blasphème et envoya des tueurs à gages à ses<br />

trousses. Kundera précise que le roman n’avait pas été encore traduit que le scandale<br />

l’avait devancé. La presse cita les extraits incriminés. Or en ne présentant que les<br />

passages incriminés, on a « dès le début, transformé une œuvre d’art en simple corps<br />

de délit 3 ». Seule comptait dorénavant l’accusation, le texte n’existait plus :<br />

« L’actualité littéraire fut la condamnation à mort d’un auteur 4 . » Dès lors, plus<br />

personne ne mettait en doute que Rushdie avait « attaqué l’islam, car seule<br />

l’accusation était réelle ; le livre n’avait plus aucune importance, il n’existait plus. 5 »<br />

Ainsi, même quand l’auteur a une renommée internationale, sa « famille nationale »<br />

peut discréditer son roman et le réduire à un pamphlet politique. Il est évident que<br />

l’aspect politique est présent dans l’œuvre mais, en tant que roman, il ne peut être<br />

réduit à la seule politique. Pour Kundera cette condamnation de Rushdie est un<br />

conflit entre deux époques, il rejoint en cela Casanova qui nous parlait de deux<br />

temps : « la théocratie s’en prend aux Temps modernes et a pour cible leur création<br />

la plus représentative : le roman. Car Rushdie n’a pas blasphémé. Il n’a pas attaqué<br />

l’islam. Il a écrit un roman. Mais cela, pour l’esprit théocratique, est pire qu’une<br />

attaque ; si on attaque une religion (par une polémique, un blasphème, une hérésie),<br />

les gardiens du temple peuvent aisément la défendre sur leur propre terrain, avec<br />

1 Danilo Kiš, Homo poeticus, op. cit., p.23.<br />

2 Danilo Kis, Le résidu amer de l’expérience, op. cit., pp.121-122. Cf. également : Frosa Pejoska, « La<br />

Mansarde. De la périphérie au centre ou faut-il se libérer de son égo-centrisme ? », in Cahiers<br />

Balkaniques n°28-29, Paris 2000, pp.119-138. Frosa Pejoska, « L’écriture comme cénotaphe. A propos de<br />

Danilo Kis », in L’histoire trouée, Négation et témoignage, Edition Catherine Coquio, L’Atalante, 2004,<br />

pp.509-534.<br />

3 Milan Kundera, Testaments trahis, Folio, 2006, p.34.<br />

4 Ibidem, p.35.<br />

5 Ibidem, p.36.<br />

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