Revue : Témoigner entre histoire et mémoire - n° 121 (octobre 2015) : Dossier : Violences radicales en scène
Les violences extrêmes se montrent. Elles crèvent les écrans. Elles surfent d’un style et d’un support à l’autre : reportages d’actualité, documentaires, fictions, arts en tous genres. Pourtant le théâtre se distingue de cette curée, tout en revenant sans cesse sur le sujet. Autrement. Lié, dès ses origines, à la représentation de la cruauté et ayant « miraculeusement » échappé aux polémiques souvent stériles sur l’interdit ou non... de la représentation de la Shoah, c’est toujours avec la même jeunesse qu’il s’intéresse aux violences extrêmes et y entretient sans relâche l’articulation de l’éthique et de l’esthétique.
Les violences extrêmes se montrent. Elles crèvent les écrans. Elles surfent d’un style et d’un support à l’autre : reportages d’actualité, documentaires, fictions, arts en tous genres. Pourtant le théâtre se distingue de cette curée, tout en revenant sans cesse sur le sujet. Autrement. Lié, dès ses origines, à la représentation de la cruauté et ayant « miraculeusement » échappé aux polémiques souvent stériles sur l’interdit ou non... de la représentation de la Shoah, c’est toujours avec la même jeunesse qu’il s’intéresse aux violences extrêmes et y entretient sans relâche l’articulation de l’éthique et de l’esthétique.
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INTERVIEW<br />
JOCHEN GERZ<br />
« Le nom est souv<strong>en</strong>t<br />
le dernier bout du chemin<br />
de la <strong>mémoire</strong> »<br />
PORTFOLIO<br />
VISAGES, LIEUX,<br />
HÉRITIERS<br />
« L’archéologie mémorielle »<br />
du photographe<br />
Tomasz Kizny<br />
<strong>121</strong><br />
2 / <strong>2015</strong><br />
<strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong><br />
Testimony b<strong>et</strong>we<strong>en</strong> history and memory<br />
revue internationale de la fondation auschwitz / auschwitz foundation international quarterly<br />
DOSSIER<br />
VIOLENCES RADICALES<br />
EN SCÈNE<br />
18 EUROS
Sommaire<br />
N° <strong>121</strong> – OCTOBRE <strong>2015</strong><br />
46<br />
DOSSIER<br />
VIOLENCES RADICALES<br />
EN SCÈNE<br />
4 ÉDITORIAL<br />
5 CHRONIQUES<br />
5 Vers l’<strong>en</strong>vers de ce que nous pouvons<br />
imaginer<br />
7 Coming home<br />
10 « Sous les yeux de l’occid<strong>en</strong>t » avec<br />
American Sniper de Clint Eastwood<br />
14 Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Helios Azoulay<br />
19 La littérature <strong>en</strong> susp<strong>en</strong>s. Écritures de<br />
la Shoah : le témoignage <strong>et</strong> les œuvres<br />
22 Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Catherine Coquio<br />
24 PORTFOLIO<br />
VISAGES, LIEUX, HÉRITIERS<br />
« L’archéologie mémorielle »<br />
du photographe Tomasz Kizny<br />
38 L’ENTRETIEN<br />
Joch<strong>en</strong> Gerz<br />
« LE NOM EST SOUVENT LE DERNIER<br />
BOUT DU CHEMIN DE LA MÉMOIRE »<br />
46 DOSSIER<br />
108 VARIA<br />
108 La Figure des Tiers dans le processus<br />
mémoriel. Une conversation <strong><strong>en</strong>tre</strong> Gilbert<br />
Ndahayo <strong>et</strong> Alexandre Dauge-Roth<br />
Alexandre Dauge-Roth<br />
<strong>121</strong> Déconstruire <strong>et</strong> reconstruire son héritage<br />
pour mieux le rev<strong>en</strong>diquer<br />
Aurélie Barjon<strong>et</strong><br />
135 Himmelweg de Juan Mayorga<br />
<strong>et</strong> les témoins de Claude Lanzmann<br />
Daniel Weyssow<br />
141 Intertextualité juive du pogrom<br />
Carole Ksiaz<strong>en</strong>icer-Matheron<br />
48 Prés<strong>en</strong>tation<br />
51 Peut-on/doit-on jouer (à) Auschwitz ?<br />
Charlotte Bouteille-Meister<br />
63 Revisiter l’Histoire <strong>en</strong> déconstruisant<br />
les événem<strong>en</strong>ts<br />
Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Guy Cassiers<br />
69 Le théâtre docum<strong>en</strong>taire <strong>en</strong> Arménie<br />
Annick Asso<br />
76 Dorcy Rugamba<br />
Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Dorcy Rugamba<br />
84 Créations artistiques au Rwanda<br />
après le génocide des Tutsi<br />
Ariane Zaytzeff<br />
95 Remembering sc<strong>en</strong>es of viol<strong>en</strong>ce: stylization<br />
and abstraction of viol<strong>en</strong>ce on stage<br />
Emma Willis<br />
152 Le visage fluctuant des victimes.<br />
Images de l’affliction au Cambodge<br />
(1975-2003)<br />
Vinc<strong>en</strong>te Sánchez-Biosca<br />
170 DICTIONNAIRE TESTIMONIAL<br />
ET MÉMORIEL<br />
l Blocus (Blokada) l Caserne Dossin<br />
l C<strong>en</strong>sorship under the Franco regime<br />
l Gacaca l Itsembatsemba<br />
l La <strong>mémoire</strong> de la bataille de Borodino<br />
l Le paradigme indiciaire chez Ginzburg<br />
l Site mémoriel : El ojo que Llora<br />
182 LABORATOIRE MÉMORIEL<br />
199 LIBRAIRIE<br />
216 À LIRE / À VOIR / À SUIVRE<br />
Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong> 3
Éditorial<br />
Logbook<br />
POSTCOMMÉMORATIF<br />
A Par Philippe Mesnard,<br />
Directeur de la rédaction<br />
Pourquoi le postcommémoratif ? Il est vrai que l’on<br />
peut être lassé par c<strong>et</strong>te théorie des post qui, depuis les<br />
années 1980, ne cesse de nous seriner qu’il y a de l’après,<br />
<strong>et</strong> que nous y serions déjà. Pourquoi lancer alors ce néologisme<br />
? Comme le remarque Marianne Hirsch, le post<br />
peut aussi fonctionner comme un post-it qui vi<strong>en</strong>t vous<br />
rappeler les tâches à réaliser. Poststructuralisme, postmoderne,<br />
postmemory.<br />
Avec <strong>2015</strong>, se refermera une année jalonnée de grands<br />
mom<strong>en</strong>ts liés à la Seconde Guerre mondiale, à la « libération<br />
» des camps, <strong>en</strong> général, <strong>et</strong> d’Auschwitz, <strong>en</strong> particulier<br />
(27 janvier 1945) ; le génocide des Arméni<strong>en</strong>s<br />
(24 avril 1915). À quoi sont v<strong>en</strong>us s’ajouter la bataille de<br />
Waterloo (18 juin 1815) <strong>et</strong> les massacres de Srebr<strong>en</strong>ica<br />
(11 juill<strong>et</strong> 1995). L’année précéd<strong>en</strong>te avait déjà été très<br />
fournie avec les vingt ans du génocide des Tutsi, les 70 ans<br />
du débarquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Normandie <strong>et</strong>, bi<strong>en</strong> sûr, le début de la<br />
guerre de 1914-1918 mobilisant l’automne tout <strong>en</strong>tier. LES<br />
COMMÉMORATIONS SONT ASSORTIES AUX MONU-<br />
MENTS, QU’EN RESTE-T-IL UNE FOIS QU’ELLES<br />
SONT PASSÉES <strong>et</strong> que, succédant les unes aux autres, l’on<br />
s’est habitués à les voir ? L’événem<strong>en</strong>t produit, ces dates<br />
phares éclair<strong>en</strong>t-elles <strong>en</strong>core de leur faisceau le s<strong>en</strong>s dont<br />
on a voulu à grands frais les pourvoir ? Primo Levi a déjà<br />
répondu à c<strong>et</strong>te question, il y a tr<strong>en</strong>te ans. Écoutons-le.<br />
Je suis prêt à accepter une certaine part de rhétorique, c’est<br />
indisp<strong>en</strong>sable pour vivre. Nous avons besoin de monum<strong>en</strong>ts,<br />
de célébrations : <strong>et</strong>, étymologiquem<strong>en</strong>t, monum<strong>en</strong>to, le<br />
monum<strong>en</strong>t, a la même racine qu’ammonim<strong>en</strong>to, l’admonestation.<br />
Mais il faut un contre-chant […] c’est ce que j’ai essayé<br />
de faire.<br />
Au-delà des exig<strong>en</strong>ces de la représ<strong>en</strong>tation politique<br />
auxquelles ils sembl<strong>en</strong>t subordonnés, les monum<strong>en</strong>ts <strong>et</strong><br />
les commémorations répond<strong>en</strong>t à la nécessité de baliser<br />
les espaces dans lesquelles nous évoluons, <strong>et</strong> qui souffr<strong>en</strong>t<br />
aujourd’hui d’un manque aigu de repères. Mais ce serait<br />
se leurrer de croire que cela suffit pour savoir où l’on est <strong>et</strong><br />
où l’on va, a fortiori, dans une Europe qui fait aujourd’hui<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce de sa fragilité. À l’heure où de nombreux territoires<br />
europé<strong>en</strong>s rêv<strong>en</strong>t éveillés de séparation ou de séparatisme,<br />
il serait judicieux de ne pas se laisser abuser par la<br />
confraternité devant les désastres passés que nous r<strong>en</strong>voie<br />
le miroir aux colombes des commémorations. L’<strong><strong>en</strong>tre</strong>prise<br />
hautem<strong>en</strong>t symbolique de l’anneau du cim<strong>et</strong>ière de<br />
Lor<strong>et</strong>te, célébré <strong>en</strong> grande pompe par François Hollande<br />
le 11 novembre 2014, constitue une flagrante illustration<br />
de ces leurres mémoriels. À l’intérieur de l’anneau, sur<br />
de magnifiques panneaux aux refl<strong>et</strong>s cuivrés sont gravés<br />
les noms de 579 606 soldats, toutes nationalités confondues,<br />
morts sur le front du Nord-Pas-de-Calais. Ce « toutes<br />
nationalités confondues » demeure, le souligne très justem<strong>en</strong>t<br />
Ann<strong>et</strong>te Becker, un non-s<strong>en</strong>s historiographique.<br />
Car ces soldats, même si la vie du front les a rapidem<strong>en</strong>t<br />
éreintés, sont demeurés motivés, dans leur grande majorité,<br />
par le désir d’aller embrocher l’adversaire, ou de croire<br />
qu’ils le pourrai<strong>en</strong>t, pour la victoire de leur patrie.<br />
Le postcommémoratif, qui est déjà à m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> place<br />
alors même que les cérémonies batt<strong>en</strong>t leur plein, apporterait<br />
ce contre-chant évoqué plus haut par Primo Levi.<br />
Plutôt que de confondre les <strong>mémoire</strong>s sous une seule dont<br />
on ne sait plus à quoi elle ressemble sinon à un lieu commun<br />
cons<strong>en</strong>suel – t<strong>en</strong>dance forte actuelle – trop éloigné<br />
de la vie des sociétés, MIEUX VAUDRAIT MAINTE-<br />
NIR CES MÉMOIRES DANS LEURS DIFFÉRENCES<br />
ET RELIER ENTRE ELLES CES DIFFÉRENCES<br />
PAR UNE RELATION DYNAMIQUE ET MULTIDI-<br />
RECTIONNELLE, pour repr<strong>en</strong>dre le terme de Michael<br />
Rothberg. La multidirectionnalité de ces relations serait<br />
alors à compr<strong>en</strong>dre non seulem<strong>en</strong>t comme le constat du<br />
fonctionnem<strong>en</strong>t des <strong>mémoire</strong>s <strong><strong>en</strong>tre</strong> elles, mais comme<br />
partie pr<strong>en</strong>ante d’un proj<strong>et</strong> éthique où s’accomplirait la<br />
diversité des id<strong>en</strong>tités europé<strong>en</strong>nes, sans imaginer qu’elles<br />
puiss<strong>en</strong>t toutes fusionner <strong><strong>en</strong>tre</strong> elles. Au-delà des prét<strong>en</strong>tions<br />
ost<strong>en</strong>tatoires de ses gouvernants, l’Europe est le lieu<br />
d’un vaste laboratoire mémoriel où les jeux <strong>et</strong> les <strong>en</strong>jeux<br />
des id<strong>en</strong>tités sont travaillés par les rapports des sociétés<br />
– irréductibles à une seule – à leur passé. ❚<br />
COMING HOME<br />
CINÉMA Tragédie moderne à l’heure du<br />
totalitarisme <strong>et</strong> des répressions politiques,<br />
le dernier film de Zhang Yimou,<br />
Coming Home, narre l’<strong>histoire</strong> d’un homme<br />
confronté à son propre effacem<strong>en</strong>t.<br />
Lu Yanshi, est une des nombreuses victimes de la<br />
Révolution culturelle ; <strong>en</strong>voyé dans un camp de<br />
rééducation, on le voit s’évader au début du récit<br />
après dix ans de dét<strong>en</strong>tion. Alors qu’il essaye<br />
de repr<strong>en</strong>dre contact avec sa femme <strong>et</strong> sa fille, c<strong>et</strong>te<br />
dernière le dénonce <strong>en</strong> informant les autorités du lieu<br />
où ses par<strong>en</strong>ts ont décidé de se r<strong>en</strong>contrer. C’est à la<br />
gare que se déroule ainsi la première grande <strong>scène</strong> dramatique<br />
du film, le couple se trouvant déchiré une fois<br />
de plus par l’arrestation brutale de Lu, r<strong>en</strong>voyé immédiatem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> prison pour les trois années suivantes,<br />
jusqu’à sa réhabilitation <strong>en</strong> 1976, fin de la Révolution<br />
culturelle après la mort de Mao.<br />
Son r<strong>et</strong>our lance véritablem<strong>en</strong>t la mécanique du<br />
film qui se déploie <strong>en</strong> un mouvem<strong>en</strong>t théâtral <strong>et</strong> répétitif<br />
; chaque lieu devi<strong>en</strong>t un espace fermé, étouffant au<br />
sein duquel se jou<strong>en</strong>t <strong>et</strong> se rejou<strong>en</strong>t les mêmes <strong>scène</strong>s,<br />
déclinées infinim<strong>en</strong>t <strong>en</strong> une série de variations, une<br />
spirale mélancolique dans laquelle est absorbé le<br />
spectateur.<br />
© Photos : DR<br />
Pour t<strong>en</strong>ter de compr<strong>en</strong>dre c<strong>et</strong>te volonté du réalisateur<br />
d’épuiser ainsi son public, il faut avant tout<br />
rappeler l’élém<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>tral du scénario, à savoir l’amnésie<br />
inexpliquée qui s’est emparée de la femme de Lu,<br />
F<strong>en</strong>g Wanyu, durant ces trois années de solitude, la<br />
r<strong>en</strong>dant incapable de reconnaître son mari. Le dispositif<br />
narratif ne fait qu’accompagner les errem<strong>en</strong>ts d’une<br />
<strong>mémoire</strong> torturée <strong>et</strong> tournant à vide, prisonnière d’un<br />
temps cyclique indépassable. Le film, quoiqu’un peu<br />
long <strong>et</strong> légèrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>nuyeux à certains mom<strong>en</strong>ts, ne<br />
pourrait emporter l’adhésion s’il ne m<strong>et</strong>tait pas tant<br />
d’énergie à ressasser les mêmes motifs <strong>et</strong> les mêmes<br />
images, à reproduire <strong>en</strong>core <strong>et</strong> <strong>en</strong>core la tragique<br />
confrontation <strong><strong>en</strong>tre</strong> les deux amants maudits. La mise<br />
<strong>en</strong> <strong>scène</strong>, relativem<strong>en</strong>t classique, pourrait <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> se<br />
résumer à ces champs-contrechamps qui cond<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t<br />
à eux seuls toute la puissance visuelle de l’œuvre.<br />
Ambigu, le regard de F<strong>en</strong>g cherche <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce<br />
quelque chose de tangible à quoi se raccrocher, mais<br />
finit malgré tout par se perdre <strong>et</strong> s’abandonner à l’oubli ;<br />
alors que la conc<strong>en</strong>tration disparaît, la vue redevi<strong>en</strong>t<br />
trouble <strong>et</strong> l’espoir d’un r<strong>et</strong>our à la lucidité s’évanouit.<br />
Prisonnier des limbes de la p<strong>en</strong>sée, l’esprit s’affaisse<br />
définitivem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> s’abandonne à ce territoire nébuleux<br />
où vagabond<strong>en</strong>t les consci<strong>en</strong>ces brisées.<br />
COMBATTRE L’INÉLUCTABLE DISPARITION<br />
Au sein de c<strong>et</strong>te temporalité déréglée, le personnage<br />
de Lu perd peu à peu son id<strong>en</strong>tité <strong>et</strong> n’existe plus<br />
qu’à travers le rôle que veut bi<strong>en</strong> lui donner celle qui<br />
partageait autrefois sa vie ; lorsqu’il se prés<strong>en</strong>te pour la<br />
première fois à la porte de son anci<strong>en</strong>ne demeure, il est l l l<br />
4<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong><br />
Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong> 7
Chroniques<br />
« SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT »<br />
AVEC AMERICAN SNIPER<br />
DE CLINT EASTWOOD<br />
CINÉMA Le tr<strong>en</strong>te-quatrième long métrage du réalisateur né <strong>en</strong> 1930 a<br />
mis une partie de la presse occid<strong>en</strong>tale <strong>en</strong> ébullition. C’est peu dire que<br />
son film, qui r<strong>et</strong>race le parcours du tireur d’élite le plus « efficace » de toute<br />
l’<strong>histoire</strong> de l’armée américaine, a suscité la polémique. American Sniper<br />
offre pourtant une véritable réflexion, moins sur les <strong>en</strong>jeux de la deuxième<br />
guerre d’Irak que sur une certaine façon de voir occid<strong>en</strong>tale.<br />
«Il n’y a pas de deuxième acte dans la vie d’un<br />
Américain » (There are not second acts in<br />
American lives), tels sont les mots de Francis<br />
Scott Fitzgerald qui ouvr<strong>en</strong>t Bird (1988), le<br />
biopic que Clint Eastwood consacra au saxophoniste de<br />
jazz Charlie Parker. Ils sembl<strong>en</strong>t parfaitem<strong>en</strong>t conv<strong>en</strong>ir<br />
au personnage c<strong>en</strong>tral du dernier film d’Eastwood.<br />
En eff<strong>et</strong>, dans American Sniper, le réalisateur s’attache<br />
aux pas de Chris Kyle, un tireur d’élite qui a officié lors<br />
de la deuxième guerre d’Irak (2003-2009) ; le P<strong>en</strong>tagone<br />
fait de lui l’auteur de 160 tirs létaux. « Pas de deuxième<br />
acte » car la vie de Kyle, comme celle de Parker,<br />
n’est qu’une fuite <strong>en</strong> avant, une course à l’abîme. « Pas<br />
de deuxième acte » non plus car le cinéma d’Eastwood<br />
est un cinéma de l’imman<strong>en</strong>ce où l’on voit des corps<br />
agir, souffrir <strong>et</strong> mourir sans la consolation d’un au-delà<br />
salvateur. Eastwood est un matérialiste qui ne croit<br />
qu’<strong>en</strong> l’incarnation laïque 1 .<br />
C’est aussi ce qui fait d’American Sniper un film<br />
dur <strong>et</strong> âpre où la réalité de la guerre est filmée au plus<br />
près. De là à considérer que le film constitue une apologie<br />
de la guerre d’Irak <strong>en</strong> faisant de celui que d’aucuns<br />
considèr<strong>en</strong>t comme un psychopathe raciste un<br />
modèle d’héroïsme patriotique, il n’y a qu’un pas qui a<br />
été vite franchi par une partie de la critique <strong>et</strong> du public<br />
<strong>et</strong> ce, de part <strong>et</strong> d’autre de l’Atlantique. L’Université<br />
(1) Que l’on songe au traitem<strong>en</strong>t réservé aux ecclésiastiques dans nombre<br />
de films d’Eastwood, de Million Dollar Baby à Gran Torino.<br />
du Michigan a ainsi annulé une projection d’American<br />
Sniper suite aux réactions indignées d’étudiants arabo-musulmans.<br />
La polémique suscitée par le film a pris<br />
de l’ampleur avec son succès <strong>et</strong> la vieille anti<strong>en</strong>ne sur<br />
un Clint Eastwood raciste, réactionnaire <strong>et</strong> fascisant<br />
a refait surface.<br />
MONTRER : EST-CE CONDAMNER<br />
OU PROMOUVOIR ?<br />
C’est faire peu de cas du film lui-même <strong>et</strong> de<br />
l’œuvre, à la fois complexe <strong>et</strong> cohér<strong>en</strong>te, d’un cinéaste<br />
majeur. Mais le film d’Eastwood pose d’abord un problème<br />
à tout spectateur qui se respecte : qu’est-ce qu’on<br />
dit quand on montre une image, quel est le discours<br />
implicite d’un plan ? Le débat est déjà anci<strong>en</strong> <strong>et</strong> resurgit<br />
dès lors qu’un film aborde frontalem<strong>en</strong>t la viol<strong>en</strong>ce, que<br />
c<strong>et</strong>te dernière soit institutionnalisée par une guerre ou<br />
privatisée par des individus v<strong>en</strong>geurs ou simplem<strong>en</strong>t<br />
avides (comme avec Inglorious Bastards de Qu<strong>en</strong>tin<br />
Tarantino). Montrer : est-ce condamner ou promouvoir<br />
? C’est évidemm<strong>en</strong>t une question de mise <strong>en</strong> <strong>scène</strong>.<br />
Sur quoi s’appuie celle d’Eastwood pour American<br />
Sniper ? Que nous montre le film <strong>et</strong> comm<strong>en</strong>t ? Le scénario<br />
étant l’adaptation de l’autobiographie de Chris<br />
Kyle lui-même (laquelle a été un très grand succès éditorial<br />
aux États-Unis), on aurait tort de vouloir voir un<br />
film sur la guerre d’Irak interrogeant le bi<strong>en</strong>-fondé de<br />
c<strong>et</strong>te guerre <strong>et</strong> ses conséqu<strong>en</strong>ces. American Sniper est<br />
le récit d’un homme <strong>en</strong>gagé dans un conflit qui revêt à<br />
10<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Chroniques<br />
ENTRETIEN AVEC<br />
HELIOS AZOULAY<br />
MUSIQUE Compositeur, clarin<strong>et</strong>tiste <strong>et</strong><br />
écrivain, Hélios Azoulay a égalem<strong>en</strong>t été<br />
professeur d’<strong>histoire</strong> de la musique <strong>et</strong><br />
d’<strong>histoire</strong> de l’art à l’université. Il a créé<br />
l’Ensemble de Musique Incid<strong>en</strong>tale, voici 8 ans,<br />
avec la participation des musici<strong>en</strong>s Laur<strong>en</strong>t<br />
Wagschal, Jonathan Bénichou, Teona<br />
Kharadze, Marielle Rub<strong>en</strong>s, Giorgi Kharadze,<br />
Pablo Schatzman, Maud Lov<strong>et</strong>t, Patrick<br />
Dussart, Baptiste Vay, Maja Bogdanovic, pour<br />
interpréter, notamm<strong>en</strong>t, des œuvres conçues<br />
dans les camps nazis.<br />
AEntr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> m<strong>en</strong>é par Daniel Weyssow<br />
Leur premier CD <strong>en</strong>registré, « … même à<br />
Auschwitz (2014, premier opus de sa collection<br />
MUSIQUES D’OUTRE-MONDE) » est <strong>en</strong> soi,<br />
comme on l’aura compris, tout un programme.<br />
Un répertoire sobre <strong>et</strong> plutôt sérieux, qui sera prochainem<strong>en</strong>t<br />
suivi d’un second CD <strong>et</strong> d’un livre-disque<br />
conçu <strong>en</strong> collaboration avec Pierre-Emmanuel Dauzat,<br />
dont l’intitulé est « L’<strong>en</strong>fer aussi a son orchestre »,<br />
att<strong>en</strong>du aux éditions La Librairie Vuibert. Il faut pourtant<br />
se rappeler que les premiers spectacles d’Hélios<br />
Azoulay, avant qu’il ne « sombre » dans la musique<br />
des camps, manifestai<strong>en</strong>t un esprit bi<strong>en</strong> particulier<br />
mêlant dadaïsme (sa composition Porte-bouteilles<br />
d’après l’œuvre de Marcel Duchamp), Pop Art (Boîte<br />
de soupe Campbell’s d’après Andy Warhol), <strong>et</strong> musique<br />
expérim<strong>en</strong>tale (John Cage, Steve Reich). Certains y<br />
ont même perçu l’un ou l’autre li<strong>en</strong> avec les situationnistes.<br />
Il a par ailleurs publié dans c<strong>et</strong> orbe deux essais<br />
éclairants intitulés Scandales ! Scandales ! Scandales !<br />
Histoires de chefs-d’œuvre que l’on siffle (Jean-Claude<br />
Lattès, 2008) <strong>et</strong> Tout est musique (La Librairie Vuibert,<br />
2012). La prés<strong>en</strong>te interview d’Hélios Azoulay, réalisée<br />
© Georges Boschloos<br />
au l<strong>en</strong>demain d’un concert joué le 19 avril <strong>2015</strong> avec<br />
l’Ensemble de Musique Incid<strong>en</strong>tale à l’Atelier Hastir<br />
à Bruxelles évoque sa démarche, ses choix musicaux<br />
ainsi que ses proj<strong>et</strong>s <strong>en</strong> cours. Mom<strong>en</strong>ts choisis.<br />
Pouvez-vous, brièvem<strong>en</strong>t, nous parler de votre<br />
démarche, de c<strong>et</strong> esprit de provocation, voire de révolte<br />
qui vous anime, mais aussi d’humour, qui travers<strong>en</strong>t vos<br />
livres <strong>et</strong> vos spectacles ?<br />
Hélios Azoulay : Alors, déjà il faudrait bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t<br />
s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre sur la question <strong>et</strong> la différ<strong>en</strong>ce qu’il<br />
faut établir <strong><strong>en</strong>tre</strong> le désir de provocation <strong>et</strong> le fond de<br />
révolte. Car la provocation peut n’être (dans un s<strong>en</strong>s<br />
lorsqu’elle est bassem<strong>en</strong>t stratégiquem<strong>en</strong>t publicitaire)<br />
14<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Chroniques<br />
CULTURE DE<br />
LA MÉMOIRE OU<br />
ANTHROPOLOGIE<br />
DE LA VÉRITÉ ?<br />
LIVRE Entr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Catherine Coquio<br />
à l’occasion de la sortie de son livre<br />
Le Mal de vérité ou l’utopie de la <strong>mémoire</strong> 1 .<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> : Votre livre a été<br />
publié <strong>en</strong> même temps que La Littérature <strong>en</strong> susp<strong>en</strong>s. Les<br />
deux ouvrages pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t-ils place dans un même proj<strong>et</strong> ?<br />
Catherine Coquio : La Littérature <strong>en</strong> susp<strong>en</strong>s est issue<br />
d’un travail qui a débuté dans les années 1990, sur des<br />
textes de témoins de la Shoah<br />
<strong>et</strong> des camps nazis. Le Mal de<br />
vérité est issu d’une s<strong>en</strong>sation de<br />
malaise plus réc<strong>en</strong>te, qui touche<br />
à la « culture de la <strong>mémoire</strong> »,<br />
ce phénomène aussi bi<strong>en</strong> institutionnel<br />
que pédagogique,<br />
avec des eff<strong>et</strong>s de médiatisation,<br />
d’idéologisation, mais aussi de<br />
dépolitisation. Notre hantise<br />
de la transmission est dev<strong>en</strong>ue<br />
religion, presque mission : j’ai<br />
été frappée par les rel<strong>en</strong>ts chréti<strong>en</strong>s<br />
<strong>et</strong> apostoliques de notre morale du « passage<br />
de témoin », sorte de nouvel évangile mémoriel, <strong>et</strong> je<br />
me suis demandé pourquoi c<strong>et</strong>te rechristianisation<br />
du témoin semi-consci<strong>en</strong>te : quête d’une éthique de<br />
l’après, mais aussi désir de re-sublimer la littérature<br />
(1) Catherine Coquio, Le Mal de vérité ou l’utopie de la <strong>mémoire</strong>, Paris,<br />
Armand Colin, « Le temps des idées », <strong>2015</strong>, 317 p. Catherine Coquio<br />
est professeur de littérature comparée à l’Université D<strong>en</strong>is-Diderot. Elle<br />
a créé <strong>en</strong> 1997 l’Association internationale de recherches sur les crimes<br />
contre l’humanité <strong>et</strong> les génocides, qu’elle a présidée jusqu’<strong>en</strong> 2008. Elle<br />
est l’auteure, <strong><strong>en</strong>tre</strong> autres, de Rwanda. Le réel <strong>et</strong> les récits (2004), L’Art<br />
contre l’art (2006), L’Enfant <strong>et</strong> le génocide (avec Aurélia Kalisky, 2007).<br />
par un transfert de sacralité. C’est sur ces questions<br />
du sacré à l’œuvre dans la <strong>mémoire</strong> <strong>et</strong> la vérité, que<br />
j’ai voulu travailler. Tandis que dans La Littérature <strong>en</strong><br />
susp<strong>en</strong>s, j’étudie la créativité poétique des témoins <strong>et</strong><br />
je t<strong>en</strong>te de recueillir la libre p<strong>en</strong>sée que leurs textes<br />
recèl<strong>en</strong>t. On ne peut pas remplacer ces textes, souv<strong>en</strong>t<br />
très iconoclastes, au nom de la « loi du relais », par une<br />
autre littérature générationnelle, inévitablem<strong>en</strong>t plus<br />
conforme <strong>et</strong> dénuée de c<strong>et</strong>te puissance critique, sans<br />
une perte de s<strong>en</strong>s du mot <strong>mémoire</strong>. C<strong>et</strong>te perte est un<br />
des obj<strong>et</strong>s du Mal de vérité. Ce sont donc des ouvrages<br />
complém<strong>en</strong>taires.<br />
« Le mal de vérité est un mal particulier, né d’un<br />
m<strong>en</strong>songe politique particulier », écrivez-vous. De ce<br />
mal, issu de la destruction du réel, naîtrait une « vérité<br />
sans autorité ».<br />
C.C. : La vérité de tels événem<strong>en</strong>ts peine à s’établir,<br />
à se fonder. L’obsession mémorielle provi<strong>en</strong>t du refus<br />
d’oublier les disparus, mais aussi de l’angoisse d’une<br />
définitive destruction de la vérité. Et cela r<strong>en</strong>voie à ce<br />
qui a eu lieu au prés<strong>en</strong>t : l’effondrem<strong>en</strong>t de l’autorité du<br />
réel <strong>et</strong> la perte totale de s<strong>en</strong>s qui s’<strong>en</strong>suit. Ce mal n’a ri<strong>en</strong><br />
de métaphysique, au contraire il provi<strong>en</strong>t de l’abolition<br />
de la « mort métaphysique »<br />
dont parle Améry. Il faut un<br />
m<strong>en</strong>songe total, pour repr<strong>en</strong>dre<br />
Ar<strong>en</strong>dt, pour parv<strong>en</strong>ir à détruire<br />
un peuple ou une société. C<strong>et</strong>te<br />
innovation politique crée un<br />
besoin de rev<strong>en</strong>ir sur les preuves,<br />
mais aussi un éclatem<strong>en</strong>t de<br />
la vérité, dont on ress<strong>en</strong>t les<br />
conséqu<strong>en</strong>ces dans nos régimes<br />
© DR<br />
démocratiques actuels. Le mal<br />
de vérité, qui explique le viol<strong>en</strong>t<br />
besoin de témoigner, ne va pas<br />
sans une crise inédite de la vérité. De là toutes les disputes<br />
<strong><strong>en</strong>tre</strong> les disciplines <strong>et</strong> les savoirs, d’où aussi le<br />
désir d’historiographie sans fin. Nous sommes héritiers<br />
de ce mal <strong>en</strong> vivant dans un certain chaos, à la<br />
fois épistémologique <strong>et</strong> politique. Les disputes autour<br />
des lois mémorielles sont un symptôme typique de c<strong>et</strong><br />
éclatem<strong>en</strong>t. Le mal de vérité n’est pas le vieil amour de<br />
la vérité, ni la volonté de savoir occid<strong>en</strong>tale, <strong>et</strong> la crise<br />
de la vérité ne se ramène pas à l’ancestrale division de<br />
la vérité. Ce problème réclame une autre approche<br />
philosophique, une anthropologie historique de la<br />
vérité : pour p<strong>en</strong>ser la vérité il faut écouter ceux qui<br />
22<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Portfolio<br />
VISAGES, LIEUX,<br />
HÉRITIERS<br />
« L’ARCHÉOLOGIE MÉMORIELLE »<br />
DU PHOTOGRAPHE<br />
TOMASZ KIZNY<br />
© DR<br />
Le travail d’archéologie mémorielle<br />
que mène le photographe<br />
Tomasz Kizny (auquel on doit<br />
Goulag, Paris, Solar, 2003, <strong>et</strong> La<br />
Grande Terreur <strong>en</strong> URSS 1937-1938, Lausanne,<br />
Noir sur Blanc, 2013) se prés<strong>en</strong>te<br />
<strong>en</strong> trois vol<strong>et</strong>s : visages, lieux, héritiers.<br />
Visages de condamnés capturés par les<br />
services photographiques des prisons<br />
moscovites du NKVD quelques jours<br />
voire quelques heures avant leur exécution,<br />
sites de tueries ou d’inhumation de<br />
masse disséminés sur les territoires de<br />
l’ex-URSS, desc<strong>en</strong>dants de victimes ou<br />
acteurs de la <strong>mémoire</strong>, découvreurs de<br />
fosses communes.<br />
Séparés de la partie où on les<br />
voyait de profil, agrandis <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ravaillés<br />
pour effacer les marques d’usure<br />
qui pourrai<strong>en</strong>t distraire le spectateur<br />
<strong>et</strong> empêcher la r<strong>en</strong>contre, les clichés<br />
anthropométriques, destinés initialem<strong>en</strong>t<br />
à vérifier l’id<strong>en</strong>tité du condamné<br />
avant son exécution, s’appar<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t<br />
désormais à des masques mortuaires<br />
prélevés du vivant de la personne. Le<br />
photographe <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d non seulem<strong>en</strong>t<br />
arracher à l’oubli ces quelques dizaines<br />
de victimes dont le regard « parle » au<br />
nom des c<strong>en</strong>taines de milliers demeurées<br />
fantômes des limbes archivistiques,<br />
mais égalem<strong>en</strong>t offrir un « portrait collectif<br />
social », montrant que les répressions<br />
frappai<strong>en</strong>t toutes les couches de<br />
la population sans exception. Rep<strong>en</strong>ser<br />
la Grande Terreur par l’image, voilà<br />
qui nous conduit vers les lieux de massacres<br />
<strong>et</strong>/ou d’inhumation que Kizny<br />
sillonne depuis plus de 20 ans. Recouvertes<br />
par des zones industrielles ou<br />
des décharges, sous le macadam des<br />
cités ou les eaux des barrages, à moins<br />
qu’elles ne soi<strong>en</strong>t perdues dans la nature<br />
sauvage, ces nécropoles sont loin d’être<br />
© Piotr Wójcik<br />
toutes patrimonialisées, certaines l’ont<br />
été longtemps à contres<strong>en</strong>s comme<br />
ce charnier de Bykovnia que l’on avait<br />
at-tribué jusqu’<strong>en</strong> 1989 à la viol<strong>en</strong>ce<br />
nazie. Deux tiers des fosses communes<br />
rest<strong>en</strong>t inconnus <strong>et</strong> de nombreux sites<br />
vierges de toute interv<strong>en</strong>tion commémorative.<br />
Ce sont ces paysages d’abs<strong>en</strong>ce<br />
que Kizny s’est donné pour tâche<br />
de docum<strong>en</strong>ter, faisant de l’image même<br />
de ce vide mémoriel une forme d’archive<br />
visuelle. Il arrive que le paysage de l’effacem<strong>en</strong>t<br />
se transforme <strong>en</strong> lieu de pèlerinage,<br />
après l’exhumation des dépouilles<br />
<strong>et</strong> leur <strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t avec cérémonie<br />
religieuse <strong>et</strong>/ou militaire : l’image de la<br />
forêt près de Voronej donne à voir justem<strong>en</strong>t<br />
de telles funérailles, accomplies<br />
dans le rite orthodoxe <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce de<br />
par<strong>en</strong>ts de victimes, de représ<strong>en</strong>tants<br />
de l’association Memorial (www.memo.<br />
ru, version anglaise sur www.memo.<br />
ru/<strong>en</strong>g/) <strong>et</strong> d’autorités locales. Les<br />
cercueils rouges remplis d’ossem<strong>en</strong>ts<br />
qui ressembl<strong>en</strong>t à s’y mépr<strong>en</strong>dre à des<br />
branches d’arbres prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t une image<br />
troublante de corps r<strong>et</strong>ournés à une<br />
nature que l’on croirait s’être chargée<br />
de r<strong>en</strong>dre visible la viol<strong>en</strong>ce dont elle a<br />
été témoin.<br />
C’est souv<strong>en</strong>t au cours de travaux<br />
de construction que ces fosses ont été<br />
découvertes. Marqués désormais de<br />
signes mémoriels, croix, photographies,<br />
servi<strong>et</strong>tes brodées, les sites d’inhumation<br />
devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des espaces de<br />
recueillem<strong>en</strong>t pour les desc<strong>en</strong>dants.<br />
Maint<strong>en</strong>us dans l’ignorance du destin<br />
de leurs disparus p<strong>en</strong>dant plusieurs<br />
dizaines d’années, ces derniers ont pu<br />
consulter les dossiers judiciaires les<br />
concernant à partir des années 1990,<br />
mais il leur a fallu att<strong>en</strong>dre la mémorialisation<br />
des nécropoles pour savoir<br />
où ils repos<strong>en</strong>t. Beaucoup se sont éteints<br />
(<strong>et</strong> s’éteindront) sans avoir eu accès à ces<br />
informations. ❚<br />
Luba Jurg<strong>en</strong>son<br />
24 <strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong> Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong><br />
25
L'<strong><strong>en</strong>tre</strong>ti<strong>en</strong><br />
Interview<br />
Joch<strong>en</strong> Gerz est une des grandes figures de l’art contemporain, il crée généralem<strong>en</strong>t à<br />
l’air libre <strong>et</strong> travaille avec ceux qui serai<strong>en</strong>t son public s’il ne les invitait à être des acteurs à<br />
l’œuvre, des citoy<strong>en</strong>s europé<strong>en</strong>s <strong>en</strong>gagés. Il a traversé l’Europe <strong>et</strong> continue de la traverser<br />
<strong>en</strong> y déposant ses œuvres comme des balises paradoxales, puisqu’un certain nombre<br />
d’<strong><strong>en</strong>tre</strong> elles sont am<strong>en</strong>ées à disparaître après avoir invité ceux à qui elles sont destinées –<br />
habitants de quartier ou du monde – à se responsabiliser pour pouvoir vivre <strong>en</strong>semble.<br />
AEntr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> m<strong>en</strong>é par Philippe Mesnard à Dublin, le 16 novembre 2014.<br />
❝ LE NOM EST<br />
SOUVENT LE DERNIER<br />
BOUT DU CHEMIN<br />
DE LA MÉMOIRE ❞<br />
Il semble qu’un des élém<strong>en</strong>ts moteurs de ton œuvre,<br />
conditionnant le work in progress de tes dispositifs,<br />
consiste à donner, redonner du li<strong>en</strong>, un s<strong>en</strong>s à la communauté<br />
humaine, quel que soit le groupe, p<strong>et</strong>it à l’échelle<br />
d’une rue, d’un quartier ou d’un village, ou grand : une<br />
ville, une région, voire un pays ou même plus. Cela<br />
repose, semble-t-il, sur une forte confiance <strong>en</strong> la « nature<br />
humaine » <strong>et</strong> dans la possibilité que les antagonismes <strong>et</strong><br />
les peurs puiss<strong>en</strong>t être dépassés, une confiance dans la<br />
« paix », ou la Paix avec une majuscule.<br />
Joch<strong>en</strong> Gerz : Voilà. Est-ce que la paix a une exist<strong>en</strong>ce<br />
autre que dans notre imaginaire ? C<strong>et</strong>te question<br />
me concerne toujours. Est-ce que l’on peut parler de<br />
paix ? Est-ce que l’on peut faire la paix ? Ou est-ce que<br />
l’on est conditionné – conditionné par quoi – la souffrance,<br />
le drame seuls nous perm<strong>et</strong>tant <strong>et</strong> nous forçant<br />
à nous exprimer <strong>et</strong> à agir ?<br />
Ou bi<strong>en</strong> est-ce que le désir de guerre n’est pas plus<br />
important que la souffrance que l’on risque d’<strong>en</strong>durer ?<br />
Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose qui revi<strong>en</strong>t, faisant<br />
que l’on bouscule les cartes de la paix parce que le désir<br />
de guerre frappe régulièrem<strong>en</strong>t à la porte ?<br />
J.G. : Parce que la paix ne « colle » pas. Et si elle<br />
n’aide pas à fixer un état qui perm<strong>et</strong>te durablem<strong>en</strong>t<br />
de vivre <strong>en</strong>semble, c’est certainem<strong>en</strong>t parce qu’elle est<br />
exigeante. Elle n’est pas spectaculaire. Elle ne crée pas<br />
l’événem<strong>en</strong>t. C’est la notion même du culturel qui est <strong>en</strong><br />
jeu. Pour beaucoup <strong>et</strong> pour moi aussi, s’il n’y avait pas<br />
un monum<strong>en</strong>t de la Première Guerre mondiale dans<br />
une église, avec inscrits dessus les noms des « <strong>en</strong>nemis<br />
de l’Allemagne », il n’y aurait pas de Place de la Promesse<br />
Europé<strong>en</strong>ne qui <strong>en</strong> quelque sorte est une réponse. De<br />
même il n’y aurait pas le Monum<strong>en</strong>t Vivant de Biron<br />
sans le massacre commis par des SS à Lacapelle Biron ;<br />
ce travail est comme Les Mots de Paris <strong>et</strong> presque tous<br />
les autres dans l’espace public, une réplique. Est-ce que<br />
la paix <strong>en</strong> tant que telle existe ou est-ce un chapitre,<br />
un blanc, dans un livre qui s’appelle « la guerre » ? La<br />
vraie paix, je ne sais pas pourquoi je suis si sûr de cela,<br />
n’étant pas une réponse à un traumatisme. Est-ce que<br />
la <strong>mémoire</strong> peut y m<strong>en</strong>er ? Je ne le sais pas.<br />
l l l<br />
© Sabitha Saul<br />
38 <strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong> Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong><br />
39
DOSSIER<br />
A Sous la direction<br />
de Christian Bi<strong>et</strong><br />
<strong>et</strong> Philippe Mesnard<br />
VIOLENCES<br />
RADICALES<br />
EN SCÈNE<br />
Les viol<strong>en</strong>ces extrêmes se montr<strong>en</strong>t. Elles crèv<strong>en</strong>t les écrans. Elles surf<strong>en</strong>t d’un<br />
style <strong>et</strong> d’un support à l’autre : reportages d’actualité, docum<strong>en</strong>taires, fictions, arts <strong>en</strong><br />
tous g<strong>en</strong>res. Pourtant le théâtre se distingue de c<strong>et</strong>te curée, tout <strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ant sans cesse<br />
sur le suj<strong>et</strong>. Autrem<strong>en</strong>t. Lié, dès ses origines, à la représ<strong>en</strong>tation de la cruauté <strong>et</strong> ayant<br />
« miraculeusem<strong>en</strong>t » échappé aux polémiques souv<strong>en</strong>t stériles sur l’interdit ou non...<br />
de la représ<strong>en</strong>tation de la Shoah, c’est toujours avec la même jeunesse qu’il s’intéresse aux<br />
viol<strong>en</strong>ces extrêmes <strong>et</strong> y <strong><strong>en</strong>tre</strong>ti<strong>en</strong>t sans relâche l’articulation de l’éthique <strong>et</strong> de l’esthétique.<br />
© Ko<strong>en</strong> Broos<br />
Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong> 46
DOSSIER<br />
VIOLENCES RADICALES EN SCÈNE<br />
PRÉSENTATION<br />
S’il est un phénomène<br />
dont la visibilité s’est exacerbée ces<br />
dernières années, c’est bi<strong>en</strong> celui de la<br />
viol<strong>en</strong>ce radicale. De nos smartphones<br />
<strong>et</strong> tabl<strong>et</strong>tes au grand écran, la viol<strong>en</strong>ce<br />
est surreprés<strong>en</strong>tée <strong>et</strong> sa <strong>mémoire</strong> l’est<br />
tout autant à travers les prestiges des<br />
commémorations <strong>et</strong> des grandes scénographies<br />
mémorielles (musées,<br />
mémoriaux, re<strong>en</strong>actm<strong>en</strong>ts…) qui<br />
donn<strong>en</strong>t l’impression à la société que<br />
les pouvoirs, p<strong>et</strong>its ou grands, culturels<br />
ou politiques maîtris<strong>en</strong>t le passé. Nous<br />
vivons sous le signe de c<strong>et</strong>te actualité<br />
à tous égards mise <strong>en</strong> <strong>scène</strong>. Mais de<br />
quelle <strong>scène</strong> s’agit-il ici ? De la <strong>scène</strong> du<br />
« direct » qui s’ét<strong>en</strong>d proportionnellem<strong>en</strong>t<br />
à l’inflation des moy<strong>en</strong>s possédés<br />
par chacun ? De ce « direct » donc, qui<br />
<strong><strong>en</strong>tre</strong>ti<strong>en</strong>t l’illusion du réel <strong>en</strong> filmant<br />
individuellem<strong>en</strong>t, autrem<strong>en</strong>t dit <strong>en</strong><br />
représ<strong>en</strong>tant soi-même par des images<br />
crimes ou catastrophes ? S’agit-il des<br />
reportages, des docum<strong>en</strong>taires <strong>et</strong> des<br />
fictions qui requièr<strong>en</strong>t que chaque<br />
spectateur assiste à des désastres dont<br />
la crédibilité est assurée ? Les arts du<br />
vivant eux-mêmes peuv<strong>en</strong>t ainsi être<br />
requis pour servir les chorégraphies<br />
officielles de la <strong>mémoire</strong>, sur les plages<br />
de Normandie le 6 juin 2014, pour les<br />
70 ans du débarquem<strong>en</strong>t des Alliés, ou<br />
<strong>en</strong> avril 2004 <strong>et</strong> 2014, pour les dixième<br />
<strong>et</strong> vingtième cérémonies du génocide<br />
des Tutsi au Rwanda, comme l’explique<br />
Ariane Zaytzeff dans notre dossier. Les<br />
mises <strong>en</strong> <strong>scène</strong> du pouvoir se font maint<strong>en</strong>ant<br />
<strong>en</strong> symbiose avec les cérémonies<br />
mémorielles tout autant, sinon plus,<br />
qu’avec les défilés de leurs armées. Et<br />
s’il y a là du grand spectacle, l’art, instrum<strong>en</strong>talisé,<br />
y apparaît surtout sous<br />
ses aspects techniques.<br />
Dès lors, est-il <strong>en</strong>core pertin<strong>en</strong>t<br />
de se demander ce qu’il reste au<br />
théâtre lorsqu’il cherche à traiter de<br />
la <strong>mémoire</strong> ? Or c’est précisém<strong>en</strong>t là<br />
que s’opère le partage. Le théâtre, par<br />
son dynamisme <strong>et</strong> le pot<strong>en</strong>tiel critique<br />
d’un art <strong>en</strong> prise directe avec son public,<br />
sait aborder les questions de <strong>mémoire</strong><br />
<strong>et</strong> des viol<strong>en</strong>ces qui les travaill<strong>en</strong>t, <strong>en</strong><br />
répondant à l’exig<strong>en</strong>ce éthique de ne<br />
pas assigner le public à la position d’un<br />
spectateur passif <strong>et</strong> consommateur. En<br />
tant que laboratoire — laissons de côté<br />
la part de lui-même qui s’accorde aux<br />
conv<strong>en</strong>tions dramatiques bourgeoises<br />
—, le théâtre peut <strong>en</strong>core transm<strong>et</strong>tre un<br />
savoir — fût-il celui de sa propre limite<br />
— sur l’asservissem<strong>en</strong>t, l’aliénation <strong>et</strong><br />
la destruction <strong>en</strong> évitant les écueils des<br />
lieux communs mémoriels, <strong>et</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong>t<strong>en</strong>ir,<br />
voire créer à nouveau avec la société<br />
un li<strong>en</strong> désormais négligé ou perdu par<br />
les grandes initiatives commémoratives<br />
que pilot<strong>en</strong>t les politiques aidés de ceux<br />
qui se font nommer des « <strong><strong>en</strong>tre</strong>pr<strong>en</strong>eurs<br />
de <strong>mémoire</strong> ».<br />
Comm<strong>en</strong>t le théâtre<br />
représ<strong>en</strong>te-t-il la viol<strong>en</strong>ce extrême des<br />
génocides, des massacres de masse ou<br />
de la traite négrière ? Comm<strong>en</strong>t les instruit-il<br />
<strong>et</strong> amène-t-il le public à pr<strong>en</strong>dre<br />
position à leur suj<strong>et</strong> ? Quelles marges<br />
de manœuvre a-t-il <strong>en</strong>core pour éviter,<br />
d’un côté, le champ des attractions<br />
mémorielles, de l’autre, la doxa diffuse<br />
sur les viol<strong>en</strong>ces de masse ? Telles sont<br />
les ori<strong>en</strong>tations qui ont guidé les choix<br />
de ce dossier. Nous avons <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> t<strong>en</strong>u<br />
à m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> dialogue des approches analytiques<br />
avec des <strong><strong>en</strong>tre</strong>ti<strong>en</strong>s de m<strong>et</strong>teurs<br />
<strong>en</strong> <strong>scène</strong>. Pour cela <strong>et</strong> <strong>en</strong> fonction des<br />
cadres restreints de c<strong>et</strong>te publication,<br />
nous avons fait des choix, non pas historiques,<br />
mais plutôt de contemporanéité.<br />
Aussi avons-nous laissé de côté<br />
des lég<strong>en</strong>des telles qu’Armand Gatti ou<br />
Claude Régy, Edward Bond ou Sarah<br />
Kane, dont on peut lire de nombreuses<br />
analyses dans les revues <strong>et</strong> les ouvrages<br />
parus ces dernières années, pour aller<br />
vers des auteurs moins connus qui s’interrog<strong>en</strong>t<br />
sur la place que le théâtre<br />
accorde aujourd’hui au réel viol<strong>en</strong>t,<br />
<strong>et</strong> à la responsabilité de transm<strong>et</strong>tre<br />
une réflexion à ce propos. Car la place<br />
accordée au réel <strong>et</strong> aux dispositifs de sa<br />
représ<strong>en</strong>tation est au cœur de ce qui se<br />
joue <strong><strong>en</strong>tre</strong> Kamp de la compagnie néerlandaise<br />
Hotel Modern (voir Charlotte<br />
Bouteille-Meister) <strong>et</strong> le théâtre docum<strong>en</strong>taire<br />
revisité, d’un côté, par Dorcy<br />
Rugamba (notre <strong><strong>en</strong>tre</strong>ti<strong>en</strong>), de l’autre,<br />
par Pertj Zeytountsyan (Annick Asso).<br />
Le parti pris esthétique de Kamp est<br />
de démultiplier les <strong>scène</strong>s à l’intérieur<br />
d’une même représ<strong>en</strong>tation autant<br />
Comm<strong>en</strong>t le théâtre représ<strong>en</strong>te-t-il<br />
la viol<strong>en</strong>ce extrême des génocides,<br />
des massacres de masse ou de la traite<br />
négrière ? Comm<strong>en</strong>t les instruit-il <strong>et</strong><br />
amène-t-il le public à pr<strong>en</strong>dre position à<br />
leur suj<strong>et</strong> ? Quelles marges de manœuvre<br />
a-t-il <strong>en</strong>core pour éviter, d’un côté,<br />
le champ des attractions mémorielles,<br />
de l’autre, la doxa diffuse sur les viol<strong>en</strong>ces<br />
de masse ?<br />
pour interroger ce qui est montré — la<br />
viol<strong>en</strong>ce conc<strong>en</strong>trationnaire <strong>et</strong> génocidaire<br />
nazie dans l’espace du camp —,<br />
que pour interpeller les spectateurs<br />
sur ce qu’ils voi<strong>en</strong>t <strong>et</strong> d’où ils le voi<strong>en</strong>t.<br />
Dorcy Rugamba, de son côté, propose<br />
une variation de L’Instruction de P<strong>et</strong>er<br />
Weiss où les mêmes acteurs (par ailleurs<br />
tous Rwandais !) occup<strong>en</strong>t des positions<br />
antagoniques rompant ainsi les<br />
conv<strong>en</strong>tions dramatiques attachées au<br />
personnage. Pertj Zeytountsyan, avec sa<br />
trilogie Le Grand Sil<strong>en</strong>ce, Debout ! Le tribunal<br />
arrive <strong>et</strong> C<strong>en</strong>t ans après, applique<br />
de façon plus orthodoxe les principes<br />
du théâtre docum<strong>en</strong>taire par souci de<br />
reconstituer une <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> de sout<strong>en</strong>ir<br />
sa transmission. Ainsi, C<strong>en</strong>t ans après,<br />
dernier vol<strong>et</strong> de l’<strong>en</strong>semble, s’inspire<br />
du réc<strong>en</strong>t voyage d’Hassan Djemal à<br />
Yerevan, v<strong>en</strong>u pour se recueillir sur le<br />
monum<strong>en</strong>t commémorant le génocide<br />
des Arméni<strong>en</strong>s. Journaliste turc proche<br />
des intellectuels arméni<strong>en</strong>s de Turquie,<br />
Hassan Djemal est le p<strong>et</strong>it fils de Djemal<br />
Pacha, ministre de la Marine <strong>et</strong> ordonnateur<br />
du génocide. Donnée importante<br />
de ses représ<strong>en</strong>tations auxquelles il faut<br />
alors associer Guy Cassiers <strong>et</strong>, notamm<strong>en</strong>t,<br />
son adaptation des Bi<strong>en</strong>veillantes<br />
: la prés<strong>en</strong>ce des criminels dans le<br />
47 <strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong> Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong><br />
48
DOSSIER<br />
PRÉSENTATION<br />
(1) Jacques Rancière,<br />
Le Spectateur émancipé, Paris,<br />
La Fabrique, 2008, p. 10.<br />
Jacques Rancière, dans<br />
Le Spectateur émancipé,<br />
dégageait deux<br />
t<strong>en</strong>dances : l’une serait<br />
celle du théâtre épique<br />
de Brecht, l’autre celle<br />
du théâtre de la cruauté<br />
v<strong>en</strong>u d’Artaud.<br />
dispositif. Le criminel est-il dev<strong>en</strong>u un<br />
catalyseur de la viol<strong>en</strong>ce, de sa représ<strong>en</strong>tation<br />
<strong>et</strong> des possibilités de transm<strong>et</strong>tre<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce qu’il a infligée ?<br />
Dorcy Rugamba pose avec une<br />
grande acuité la question de l’imagechoc,<br />
moins pour ce qu’elle montre que<br />
pour les eff<strong>et</strong>s qu’elle peut décl<strong>en</strong>cher :<br />
ne pas transformer le spectateur <strong>en</strong><br />
voyeur. Il est crucial, pour lui, que l’expéri<strong>en</strong>ce<br />
qu’il propose au public éveille<br />
ses capacités de jugem<strong>en</strong>t. S’agit-il<br />
d’<strong>en</strong>gager impuném<strong>en</strong>t le spectateur<br />
dans un dispositif qui le ferait jouir de<br />
la souffrance des autres qu’il regarde ?<br />
Est-il possible, une fois ce protocole mis<br />
<strong>en</strong> place, de lui faire adopter un processus<br />
autoréflexif qui déconstruise ses<br />
propres inclinations <strong>en</strong> aiguisant son<br />
s<strong>en</strong>s critique ? Emma Willis pr<strong>en</strong>d égalem<strong>en</strong>t<br />
position dans ce s<strong>en</strong>s, se distanciant<br />
par là même du « “in yer face”<br />
theatre ». Sur la représ<strong>en</strong>tation du corps,<br />
Guy Cassiers, à son tour, m<strong>et</strong> <strong>en</strong> avant la<br />
responsabilité de ce qu’il donne à voir.<br />
Pour lui, il ne s’agit pas seulem<strong>en</strong>t de<br />
savoir ce qui s’est passé, mais de susciter<br />
une émotion personnelle qui relie<br />
le spectateur à ce qui a eu lieu, pour les<br />
temps à v<strong>en</strong>ir. En ce s<strong>en</strong>s, le corps n’est<br />
pas seulem<strong>en</strong>t l’obj<strong>et</strong> d’un acte de viol<strong>en</strong>ce,<br />
ni une « image », il est aussi, fait<br />
remarquer Willis, un médium pour la<br />
transmission de la <strong>mémoire</strong> culturelle.<br />
Que signifie témoigner non seulem<strong>en</strong>t<br />
des événem<strong>en</strong>ts, mais aussi des suites,<br />
autrem<strong>en</strong>t dit, du traumatisme <strong>et</strong> des<br />
traces qu’il a laissées dans les cellules<br />
des générations ultérieures ? L’empreinte<br />
de la viol<strong>en</strong>ce extrême, les<br />
images qu’il <strong>en</strong> reste <strong>et</strong> comm<strong>en</strong>t on<br />
se les approprie demeur<strong>en</strong>t un thème<br />
c<strong>en</strong>tral aussi bi<strong>en</strong> pour Rouge décanté,<br />
adapté par Guy Cassiers du roman<br />
(1981) de Jero<strong>en</strong> Brouwers, que pour<br />
C<strong>en</strong>t ans après de Zeytountsyan.<br />
On l’a compris, le spectateur est<br />
omniprés<strong>en</strong>t dans les propos comme<br />
dans les pratiques de ces m<strong>et</strong>teurs <strong>en</strong><br />
<strong>scène</strong>. Rappelons que Jacques Rancière,<br />
dans Le Spectateur émancipé, dégageait<br />
deux t<strong>en</strong>dances : l’une serait celle du<br />
théâtre épique de Brecht, l’autre celle<br />
du théâtre de la cruauté v<strong>en</strong>u d’Artaud<br />
1 . Dans le premier cas, le spectateur<br />
pr<strong>en</strong>ait la distance lui perm<strong>et</strong>tant<br />
de compr<strong>en</strong>dre le processus par lequel<br />
le spectacle se représ<strong>en</strong>tait <strong>et</strong>, de là, il<br />
ne se faisait plus emporter par l’illusion<br />
mimétique. Dans le second, bi<strong>en</strong><br />
au contraire, il perdait toute distance<br />
abdiquant sa position de regardeur. Or,<br />
les théâtres convoqués <strong>et</strong> comm<strong>en</strong>tés ici<br />
sembl<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t se situer au cœur<br />
d’une juste dialectique <strong><strong>en</strong>tre</strong> ces deux<br />
positions, <strong><strong>en</strong>tre</strong>t<strong>en</strong>ant la force d’un jeu<br />
spécifiquem<strong>en</strong>t éthique avec la société<br />
à laquelle ils s’adress<strong>en</strong>t. ❚<br />
20<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Varia<br />
La Figure des Tiers dans<br />
le processus mémoriel<br />
Une conversation<br />
<strong><strong>en</strong>tre</strong> Gilbert Ndahayo<br />
<strong>et</strong> Alexandre Dauge-Roth<br />
Déconstruire <strong>et</strong><br />
reconstruire son héritage<br />
pour mieux le rev<strong>en</strong>diquer<br />
Quand les p<strong>et</strong>its-<strong>en</strong>fants<br />
réalis<strong>en</strong>t des docum<strong>en</strong>taires<br />
sur leur <strong>histoire</strong> familiale<br />
A Par Alexandre<br />
Dauge-Roth, Bates College<br />
Alexandre Dauge-Roth : Comme point de départ de notre conversation, nous<br />
pourrions partir de la question suivante : est-ce que le tiers a un rôle à jouer dans<br />
ta démarche autodocum<strong>en</strong>taire, quant aux possibilités de dire ou de raconter ?<br />
Autrem<strong>en</strong>t dit quelle est la place de différ<strong>en</strong>ts interlocuteurs tiers dans tes docum<strong>en</strong>taires<br />
<strong>et</strong> ta démarche filmique ? Si le génocide m<strong>et</strong> face-à-face la victime <strong>et</strong> le<br />
bourreau ainsi qu’un tiers-acteur témoin, dans l’après-génocide cela se complique<br />
puisque vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t s’ajouter les figures propres à l’adresse mémorielle : le tiers-destinataire<br />
(spectateur ou lecteur), le tiers-témoin celui qui se constitue <strong>en</strong> tiers pour<br />
passer son message <strong>et</strong> survivre tout comme ces autres tiers posthumes que sont les<br />
abs<strong>en</strong>ts, les disparus, ceux <strong>et</strong> celles pour lesquels la <strong>mémoire</strong> se construit, figures<br />
tierces de la relation qu’<strong><strong>en</strong>tre</strong>ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les vivants <strong><strong>en</strong>tre</strong> eux. En réfléchissant sur<br />
c<strong>et</strong>te problématique au sein de la démarche testimoniale, j’ai été am<strong>en</strong>é à distinguer<br />
quatre figures du tiers.<br />
La première figure du tiers est tout d’abord un tiers intérieur que le survivant<br />
doit faire adv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> lui <strong>et</strong> qui lui offre la possibilité de créer un dialogue intérieur<br />
avec soi-même. Il faut construire une sorte de « tu », ce double de soi-même, avec<br />
lequel le « je » peut dialoguer. Dans l’autodocum<strong>en</strong>taire, ce tiers intérieur r<strong>en</strong>voie<br />
aux <strong>scène</strong>s où toi-même tu es à la fois personnage <strong>et</strong> réalisateur du docum<strong>en</strong>taire.<br />
En somme, tu m<strong>et</strong>s <strong>en</strong> place un dispositif où toi comme survivant cherche à établir<br />
un dialogue avec ton tiers intérieur.<br />
À ce tiers intérieur s’oppose un tiers extérieur. Les figures du tiers extérieur,<br />
elles, sont plurielles. Il peut s’agir à la fois des survivants ou d’autres personnes à<br />
qui tu t’adresses, ils peuv<strong>en</strong>t être des Rwandais, comme toi, ou des Occid<strong>en</strong>taux,<br />
comme moi, qui cherch<strong>en</strong>t à savoir ce qui s’est passé <strong>et</strong> à définir leur rôle vis-à-vis<br />
des survivants. Ces tiers sont l’<strong>en</strong>semble des personnes auprès de qui tu recherches<br />
Leïla Férault-Levy, Bon-papa,<br />
un homme sous l’Occupation, France,<br />
69 min. (2007) <strong>et</strong> Les Ombres,<br />
un conte familial, France, 86 min. (2013).<br />
A Par Aurélie Barjon<strong>et</strong>,<br />
Université Versailles<br />
Saint-Qu<strong>en</strong>tin (C<strong><strong>en</strong>tre</strong><br />
d’Histoire culturelle des Sociétés<br />
contemporaines)<br />
(1) Pour acquérir les films<br />
français, s’adresser à Bix Films ;<br />
les deux autres sont disponibles<br />
<strong>en</strong> Allemagne <strong>en</strong> DVD.<br />
Arnon Goldfinger, The Flat [titre<br />
français : L’Appartem<strong>en</strong>t de ma<br />
grand-mère], Israël <strong>et</strong> Allemagne,<br />
97 min. (2011).<br />
Yael Reuv<strong>en</strong>y, Schnee von gestern<br />
[titre international : Farewell,<br />
Herr Schwarz], Allemagne<br />
<strong>et</strong> Israël, 96 min. (2014) 1 .<br />
C<strong>et</strong>te année, Arnon, Leïla, <strong>et</strong> Yael, auront respectivem<strong>en</strong>t 52 ans, 39 ans,<br />
<strong>et</strong> 35 ans. Arnon Goldfinger est israéli<strong>en</strong>, Leïla Férault-Levy française,<br />
<strong>et</strong> Yael Reuv<strong>en</strong>y est née <strong>en</strong> Israël, mais vit depuis plusieurs années à<br />
Berlin. Tous trois sont juifs, leurs grands-par<strong>en</strong>ts maternels ont connu<br />
la Shoah <strong>et</strong> y ont survécu. Aujourd’hui, ces grands-par<strong>en</strong>ts, exilés d’Allemagne,<br />
de Pologne ou de Lituanie, ne sont plus là. Leurs p<strong>et</strong>its-<strong>en</strong>fants ont réalisé<br />
un film docum<strong>en</strong>taire sur ces ancêtres, mais aussi sur leurs propres par<strong>en</strong>ts. En<br />
eff<strong>et</strong>, ces films ne r<strong>et</strong>rac<strong>en</strong>t pas – ou pas seulem<strong>en</strong>t – ce que les grands-par<strong>en</strong>ts ont<br />
vécu p<strong>en</strong>dant la Shoah, ils s’intéress<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t aux conséqu<strong>en</strong>ces de la catastrophe<br />
jusqu’à la troisième génération. Ils ne sont pas des prétextes pour parler de<br />
la grande Histoire, mais montr<strong>en</strong>t ce que l’Histoire a fait aux familles, jusqu’après la<br />
Shoah. Ces trois réalisateurs ne sont donc pas exclusivem<strong>en</strong>t guidés par un devoir<br />
108<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong><br />
Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong> <strong>121</strong>
Himmelweg de Juan<br />
Mayorga <strong>et</strong> les témoins<br />
de Claude Lanzmann<br />
A Par Daniel Weyssow,<br />
Fondation Auschwitz<br />
La pièce Himmelweg de Juan Mayorga (2003) a été adaptée par différ<strong>en</strong>tes<br />
compagnies théâtrales, <strong>en</strong> Belgique (par l’Atelier 210 <strong>en</strong> part<strong>en</strong>ariat avec<br />
le Rideau de Bruxelles), <strong>en</strong> France (par la Cie La Strada qui l’a interprétée<br />
le 16 janvier <strong>2015</strong> au théâtre Jacques Brel à Talange <strong>et</strong> le 9 avril <strong>2015</strong> à Cernay),<br />
<strong>et</strong> dans plusieurs autres pays europé<strong>en</strong>s. Elle traite, sans la désigner<br />
nommém<strong>en</strong>t, de Theresi<strong>en</strong>stadt, une ville fortifiée située à soixante kilomètres<br />
de Prague, transformée <strong>en</strong> camp de transit <strong>et</strong> <strong>en</strong> gh<strong>et</strong>to « modèle » par Reinhard<br />
Heydrich, chef du Reichssicherheitshauptamt (l’organisme qui regroupe les polices<br />
du parti nazi), puis « embellie » par le colonel SS Karl Rahm, commandant du camp,<br />
durant la Seconde Guerre mondiale. Les déportés, ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t des Promin<strong>en</strong>t<strong>en</strong><br />
(notables juifs), professeurs d’université, artistes, anci<strong>en</strong>s combattants ayant participé<br />
à la Première Guerre mondiale, prov<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t majoritairem<strong>en</strong>t d’Allemagne,<br />
d’Autriche <strong>et</strong> de Bohême-Moravie.<br />
Juan Mayorga a élaboré son texte ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t à partir des considérations de<br />
deux témoins. Maurice Rossel tout d’abord (le délégué), dont les rapports rédigés à<br />
l’issue de ses visites de Theresi<strong>en</strong>stadt <strong>en</strong> juin 1944 (CICR, 1990) <strong>et</strong> d’Auschwitz <strong>en</strong><br />
septembre 1944 (CICR, 2001) sont particulièrem<strong>en</strong>t surpr<strong>en</strong>ants. Claude Lanzmann<br />
l’a interviewé au début des années 1980 <strong>et</strong> le matériel <strong>en</strong>registré a donné lieu, <strong>en</strong><br />
1997, au film intitulé Un vivant qui passe. Le second témoin, B<strong>en</strong>jamin Murmelstein,<br />
Grand rabbin de Vi<strong>en</strong>ne, fut le troisième <strong>et</strong> dernier Jud<strong>en</strong>älteste de Theresi<strong>en</strong>stadt.<br />
Il a publié ses <strong>mémoire</strong>s <strong>en</strong> 1961, uniquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> itali<strong>en</strong> (Murmelstein, 2013). Lanzmann<br />
a égalem<strong>en</strong>t recueilli son témoignage, qui forme l’ossature de son long-métrage<br />
Le Dernier des injustes, sorti <strong>en</strong> salle fin 2013.<br />
Le délégué de la Croix Rouge, le commandant du camp <strong>et</strong> le Jud<strong>en</strong>älteste (présid<strong>en</strong>t<br />
du Conseil juif ) sont les trois personnages principaux de la pièce. Au lever du<br />
rideau, le délégué, durant un long soliloque, se remémore la mission qu’il a accomplie<br />
pour la Croix-Rouge, confrontée à des rumeurs laissant craindre le pire pour les Juifs<br />
déportés (les rapports de Victor Martin, <strong>en</strong>voyé <strong>en</strong> mission par la résistance pour<br />
explorer les abords d’Auschwitz <strong>en</strong> février 1943, <strong>et</strong> de Rudolf Vrba <strong>et</strong> Alfred W<strong>et</strong>zler,<br />
qui s’<strong>en</strong> évadèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> juin 1944, ont mis <strong>en</strong> alerte la Commission internationale de<br />
Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong> 135
Varia<br />
Le visage fluctuant<br />
des victimes. Images de<br />
l’affliction au Cambodge<br />
(1975-2003)<br />
A Par Vinc<strong>en</strong>te Sánchez-<br />
Biosca, Universitat de València<br />
« Le temps est le milieu transpar<strong>en</strong>t où les hommes<br />
naiss<strong>en</strong>t, se meuv<strong>en</strong>t <strong>et</strong> disparaiss<strong>en</strong>t sans laisser<br />
de traces. »<br />
Vasili Grossman, Vie <strong>et</strong> destin<br />
« L’homme <strong>en</strong> péril de mort, quand les conditions<br />
le perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t, pr<strong>en</strong>d le parti de sympathiser avec ceux qui<br />
le m<strong>en</strong>ac<strong>en</strong>t. »<br />
François Bizot, Le sil<strong>en</strong>ce du bourreau<br />
LES VICTIMES, ENTRE NOMBRE ET TRAGÉDIE<br />
La visite d’anci<strong>en</strong>nes prisons, de musées commémoratifs <strong>et</strong> de mémoriaux (à la<br />
suite de ceux consacrés à l’Holocauste) a familiarisé le touriste moderne aux catastrophes<br />
humaines, grâce à des galeries, des salles <strong>et</strong> des murs peuplés de portraits<br />
de victimes photographiées <strong>en</strong> buste ou <strong>en</strong> gros plan, parfois de face <strong>et</strong> de profil,<br />
sur le modèle du bertillonnage. Ce système d’id<strong>en</strong>tification est utilisé pour la classification<br />
de délinquants <strong>et</strong> fut introduit par Alfonse Bertillon <strong>en</strong> 1879. Il porte sur<br />
quatre élém<strong>en</strong>ts : les mesures anthropométriques de onze traits faciaux <strong>et</strong> corporels,<br />
le « portait parlé » composé à partir de signes de reconnaissance, la photographie<br />
standard de face <strong>et</strong> de profil <strong>et</strong> un système de classification. De telles mosaïques, dans<br />
les musées, suggèr<strong>en</strong>t une synthèse <strong><strong>en</strong>tre</strong> le singulier <strong>et</strong> le collectif, <strong>et</strong> leur disposition<br />
stratégique t<strong>en</strong>d à tirer profit des avantages du premier sans sacrifier l’impact<br />
du second : si l’accumulation des portraits acc<strong>en</strong>tue la dim<strong>en</strong>sion statistiquem<strong>en</strong>t<br />
monstrueuse de l’acte criminel dont on se souvi<strong>en</strong>t dans de tels lieux, chaque image<br />
nous questionne comme s’il s’agissait d’un face à face avec un seul être, homme ou<br />
femme. En parcourant du regard des couloirs, des panneaux ou des murs ornés de<br />
152<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Dictionnaire<br />
testimonial <strong>et</strong> mémoriel<br />
MOTS DU TÉMOIGNAGE<br />
ET DE LA MÉMOIRE<br />
. Parce que les chercheurs, les<br />
<strong>en</strong>seignants <strong>et</strong> les professionnels<br />
des arts, de la culture <strong>et</strong> de<br />
l’information sont de plus <strong>en</strong><br />
plus am<strong>en</strong>és à utiliser des mots<br />
appart<strong>en</strong>ant au champ du<br />
témoignage <strong>et</strong> de la <strong>mémoire</strong>,<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong><br />
<strong>mémoire</strong> s’est donné pour mission<br />
de les rassembler sous la forme<br />
d’un dictionnaire <strong>en</strong> ouvrant ainsi<br />
c<strong>et</strong> espace expérim<strong>en</strong>tal.<br />
. La réalisation de ce proj<strong>et</strong><br />
se fait <strong>en</strong> deux temps. Chaque<br />
terme d’un index in progress<br />
est prés<strong>en</strong>té <strong>en</strong> deux fois : sous<br />
la forme de notices courtes,<br />
d’abord dans chaque numéro de<br />
la revue, invitant <strong>en</strong>suite à des<br />
développem<strong>en</strong>ts <strong>et</strong> à une mise <strong>en</strong><br />
débats critique, à plusieurs voix,<br />
sur un site qui fonctionnera à<br />
partir de l’été <strong>2015</strong>.<br />
À leur version courte <strong>et</strong>, donc,<br />
volontairem<strong>en</strong>t partielle, nous<br />
associons quelques titres<br />
d’ouvrages ne prét<strong>en</strong>dant pas à<br />
l’exhaustivité.<br />
BLOCUS (BLOKADA)<br />
Ce mot désigne ici le siège de<br />
L<strong>en</strong>ingrad par les armées<br />
hitléri<strong>en</strong>nes <strong><strong>en</strong>tre</strong> septembre<br />
1941 <strong>et</strong> janvier 1944. Deux<br />
mois <strong>et</strong> demi après l’invasion<br />
de l’URSS conçue comme une<br />
« guerre-éclair » devant durer<br />
quatre mois, les Allemands arriv<strong>en</strong>t<br />
déjà aux portes de l’ex-Saint-Pétersbourg<br />
; plutôt que de t<strong>en</strong>ter de<br />
le conquérir, ils décid<strong>en</strong>t de refuser<br />
toute capitulation, d’éliminer<br />
sa population <strong>en</strong> l’affamant <strong>et</strong> de «<br />
raser la ville de la surface de la terre<br />
». Coupés de toute source de ravitaillem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> d<strong>en</strong>rées alim<strong>en</strong>taires<br />
<strong>et</strong> <strong>en</strong> carburants, les Léningradois<br />
subiss<strong>en</strong>t alors le plus long siège<br />
<strong>en</strong>duré par une ville moderne,<br />
p<strong>en</strong>dant presque 900 jours. Il<br />
emporta près d’un million de civils<br />
(la famine étant la principale cause<br />
de mortalité), soit un tiers de la<br />
population léningradoise d’avantguerre.<br />
Le terme « blokada » paraît<br />
aujourd’hui évid<strong>en</strong>t pour caractériser<br />
l’un des épisodes les plus tragiques<br />
<strong>et</strong> les plus meurtriers de la<br />
Seconde Guerre mondiale, emblématique<br />
du type de conflit <strong>en</strong>visagé<br />
par les nazis, une guerre totale,<br />
d’anéantissem<strong>en</strong>t. Il a d’ailleurs<br />
produit un dérivé pour désigner<br />
les habitants de L<strong>en</strong>ingrad assiégé<br />
<strong>et</strong> ses survivants (blokadniki). Dans<br />
l’historiographie soviétique <strong>et</strong> le<br />
discours officiel, cep<strong>en</strong>dant, son<br />
emploi fut jugé indésirable p<strong>en</strong>dant<br />
près d’un demi-siècle. En eff<strong>et</strong>,<br />
il prés<strong>en</strong>te l’inconvéni<strong>en</strong>t de r<strong>en</strong>voyer<br />
trop explicitem<strong>en</strong>t à la situation<br />
catastrophique dans laquelle<br />
fur<strong>en</strong>t plongés les habitants. On<br />
lui préfère les expressions – positives,<br />
elles – de « déf<strong>en</strong>se » (oborona)<br />
ou d’ « exploit (podvig) de<br />
L<strong>en</strong>ingrad », généralem<strong>en</strong>t accolées<br />
à l’incontournable épithète «<br />
héroïque ». Ces périphrases euphémistiques<br />
perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t de livrer une<br />
version édulcorée de l’<strong>histoire</strong> du<br />
siège, délestée de ses aspects les<br />
plus sombres, dans la lignée de la<br />
geste de la « Grande Guerre patriotique<br />
». Elles se réfèr<strong>en</strong>t à une<br />
résistance active de la ville, tandis<br />
que « blocus » ou « siège (osada) »<br />
m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t l’acc<strong>en</strong>t sur une situation<br />
subie, résultant d’un imm<strong>en</strong>se<br />
échec militaire inavouable ; par<br />
ext<strong>en</strong>sion, ces deux termes suggèr<strong>en</strong>t<br />
une forme de passivité – une<br />
posture hautem<strong>en</strong>t méprisée dans<br />
l’idéologique soviétique. Enfin <strong>et</strong><br />
surtout, le vocable « déf<strong>en</strong>se » r<strong>en</strong>voie<br />
à un épisode strictem<strong>en</strong>t militaire,<br />
occultant ainsi le fait que le<br />
siège a touché ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t des<br />
civils. Or, c’est bi<strong>en</strong> ce qui constitue<br />
la spécificité même de la tragédie<br />
de L<strong>en</strong>ingrad.<br />
En définitive, ces <strong>en</strong>jeux terminologiques<br />
reflèt<strong>en</strong>t l’<strong><strong>en</strong>tre</strong>prise de<br />
relecture de l’<strong>histoire</strong> du siège opérée<br />
par la propagande soviétique,<br />
qui s’est employée à transformer<br />
ce désastre historique susceptible<br />
de m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> cause la responsabilité<br />
du pouvoir <strong>en</strong> une épopée glo-<br />
170<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Dictionnaire<br />
Dictionary<br />
Site mémoriel<br />
EL OJO QUE LLORA<br />
(L’OEIL QUI PLEURE)<br />
© Mylène Herry – mai 2011<br />
Au Pérou, la création de la Commission<br />
de la Vérité (2001)<br />
révèle dès sa diffusion (2003)<br />
un désir de faire la lumière sur le conflit<br />
interne (1980-2000) opposant les forces<br />
militaires <strong>et</strong> paramilitaires au groupe<br />
subversif le S<strong>en</strong>tier Lumineux. À travers<br />
différ<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts à la fois artistiques,<br />
citoy<strong>en</strong>s <strong>et</strong>/ou politiques, il s’agit<br />
d’illustrer <strong>et</strong> de répondre à la m<strong>en</strong>tion<br />
de Réconciliation faite dans le Rapport<br />
final de la Commission, m<strong>en</strong>tion qui<br />
fait état d’un processus <strong>en</strong> trois axes :<br />
une dim<strong>en</strong>sion politique, relative à une<br />
réconciliation <strong><strong>en</strong>tre</strong> l’État, la société <strong>et</strong><br />
les partis politiques ; une dim<strong>en</strong>sion<br />
sociale, faisant référ<strong>en</strong>ce aux li<strong>en</strong>s <strong><strong>en</strong>tre</strong><br />
les institutions <strong>et</strong> les espaces publics de<br />
la société civile avec la société <strong>en</strong>tière,<br />
de façon particulière avec les groupes<br />
<strong>et</strong>hniques marginalisés ; une dim<strong>en</strong>sion<br />
interpersonnelle, correspondant<br />
aux membres des communautés ou<br />
institutions qui se sont affrontés. Nous<br />
noterons alors la création d’associations<br />
citoy<strong>en</strong>nes luttant contre l’oubli, voire la<br />
négation, de ce passé viol<strong>en</strong>t <strong>et</strong> contre<br />
les injustices liées à celui-ci ; selon différ<strong>en</strong>ts<br />
procédés : la diffusion des faits<br />
historiques à travers des publications<br />
sci<strong>en</strong>tifiques ou des manifestations<br />
culturelles (expositions, confér<strong>en</strong>ces…) ;<br />
des chants <strong>et</strong> une musique <strong>en</strong>gagée ; une<br />
littérature de la viol<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> du témoignage<br />
; la préservation des vestiges des<br />
villes meurtries (Ayacucho) par ces<br />
années de terreur <strong>et</strong> la construction de<br />
lieux de <strong>mémoire</strong> afin de commémorer<br />
les victimes <strong>et</strong> leurs familles.<br />
C’est pour illustrer ce dernier vol<strong>et</strong><br />
architectural que nous nous intéresserons<br />
ici à la pièce maîtresse du paysage<br />
mémoriel dédié à c<strong>et</strong>te période noire,<br />
un lieu de <strong>mémoire</strong> érigé à Lima pour<br />
célébrer les victimes, El ojo que Llora.<br />
Dans un premier temps, nous relèverons<br />
les caractéristiques du lieu <strong>et</strong> du<br />
monum<strong>en</strong>t à travers, <strong><strong>en</strong>tre</strong> autres, les<br />
considérations de l’artiste qui nous<br />
aideront à saisir son intérêt national.<br />
Puis, dans un second temps, nous verrons<br />
dans quelle mesure les polémiques<br />
<strong>et</strong> les controverses sociopolitiques<br />
frein<strong>en</strong>t, voire r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t impossibles, une<br />
<strong>mémoire</strong> collective.<br />
CARACTÉRISTIQUES DU LIEU ET<br />
CONSIDÉRATIONS DE L’ARTISTE<br />
Le 28 août 2005, pour la commémoration<br />
du deuxième anniversaire de la<br />
remise du Rapport final de la Commission<br />
de la Vérité <strong>et</strong> de la Réconciliation<br />
(CVR), le monum<strong>en</strong>t El Ojo que Llora<br />
est inauguré dans le parc du Champ de<br />
Mars, sur un terrain de 27 600 m 2 cédé<br />
par la municipalité de Jesús María, un<br />
quartier de Lima. Des donations prov<strong>en</strong>ant<br />
de l’ambassade d’Allemagne <strong>et</strong><br />
de Hollande, des apports du gouvernem<strong>en</strong>t<br />
de Toledo, <strong>et</strong> des fonds anonymes<br />
ont r<strong>en</strong>du possible sa création. Il s’agit<br />
du premier vol<strong>et</strong> du proj<strong>et</strong> d’aménage<br />
l l l<br />
176 <strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong> Testimony B<strong>et</strong>we<strong>en</strong> History and Memory – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / October <strong>2015</strong><br />
177
Laboratoire<br />
mémoriel<br />
. Par Rémi Korman,<br />
EHESS (École des<br />
Hautes Études <strong>en</strong><br />
Sci<strong>en</strong>ces Sociales).<br />
Il effectue des<br />
recherches universitaires<br />
sur la <strong>mémoire</strong> du<br />
génocide des Tutsi<br />
au Rwanda où il se<br />
r<strong>en</strong>d régulièrem<strong>en</strong>t.<br />
Il développe <strong>en</strong><br />
parallèle des proj<strong>et</strong>s de<br />
transmission publique<br />
de c<strong>et</strong>te <strong>mémoire</strong> avec<br />
l’association Ibuka à<br />
Lyon.<br />
. C<strong>et</strong>te chronique<br />
régulière vise à<br />
prés<strong>en</strong>ter la façon dont<br />
se construit le souv<strong>en</strong>ir<br />
du génocide des Tutsi<br />
au Rwanda depuis<br />
1994. Elle pr<strong>en</strong>dra <strong>en</strong><br />
compte les spécificités<br />
du modèle mémoriel<br />
rwandais, mais aussi<br />
les nombreux li<strong>en</strong>s<br />
tissés avec des<br />
institutions travaillant<br />
sur la <strong>mémoire</strong> de la<br />
Shoah, sur le génocide<br />
des Arméni<strong>en</strong>s ou<br />
<strong>en</strong>core le génocide<br />
cambodgi<strong>en</strong>.<br />
Rwanda<br />
ÉPISODE 5<br />
RIVIÈRES ET MARAIS<br />
RWANDAIS : LIEUX DE<br />
MÉMOIRE DU GÉNOCIDE ?<br />
Après 1994, la politique<br />
de <strong>mémoire</strong> mise <strong>en</strong> place par l’État<br />
rwandais est c<strong>en</strong>trée sur la question des<br />
corps des victimes. Leur exhumation <strong>et</strong><br />
inhumation <strong>en</strong> dignité est alors au cœur<br />
du processus commémoratif. Mais pour<br />
les rescapés, comm<strong>en</strong>t organiser une<br />
cérémonie du souv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ce de<br />
corps ? Est-il possible de commémorer<br />
de façon plus symbolique ? Que signifie<br />
célébrer la <strong>mémoire</strong> lorsqu’il n’y a ni<br />
corps <strong>et</strong> ni site mémorial consacré ?<br />
C’est autour de ces questions qu’apparaiss<strong>en</strong>t<br />
depuis le milieu des années<br />
2000 de nouvelles formes commémoratives<br />
du génocide. En dehors des cérémonies<br />
mises <strong>en</strong> place par l’État, des<br />
associations de survivants essay<strong>en</strong>t de<br />
se souv<strong>en</strong>ir autrem<strong>en</strong>t des victimes du<br />
génocide contre les Tutsi, <strong>en</strong> organisant<br />
des commémorations thématiques. On<br />
peut citer le cas du Groupem<strong>en</strong>t des<br />
anci<strong>en</strong>s de l’association des étudiants<br />
rescapés du génocide, plus connu<br />
sous le nom de GAERG, qui organise<br />
chaque année une commémoration<br />
pour les familles <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t disparues<br />
(Imiryango yazimye muri j<strong>en</strong>oside<br />
yakorewe abatutsi). Mais aussi, <strong>et</strong><br />
ce sera l’obj<strong>et</strong> de c<strong>et</strong> article, le cas des<br />
commémorations organisées par de<br />
nombreuses associations de rescapés,<br />
comme Dukundane Family, <strong>en</strong> <strong>mémoire</strong><br />
des Tutsi j<strong>et</strong>és dans les cours d’eau, les<br />
lacs <strong>et</strong> les marais<br />
LA RIVIÈRE NYABARONGO<br />
OU « PAR LE RACCOURCI »<br />
Rev<strong>en</strong>ir sur le rôle des rivières<br />
au cours du génocide, c’est rev<strong>en</strong>ir<br />
sur l’<strong>histoire</strong> des représ<strong>en</strong>tations de<br />
la population rwandaise produites à<br />
l’époque coloniale. Le Rwanda, décrit<br />
dès la fin du XIX e siècle comme le pays<br />
des Sources du Nil dont la Nyabarongo<br />
serait l’un des principaux afflu<strong>en</strong>ts, est<br />
182<br />
<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Laboratoire<br />
mémoriel<br />
Turquie<br />
ISTANBUL,<br />
POSTE AVANCÉ MÉMORIEL ?<br />
S’il est vrai qu’<strong>en</strong> Europe ce que l’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<br />
par (<strong>histoire</strong> <strong>et</strong>) <strong>mémoire</strong> des viol<strong>en</strong>ces extrêmes paraît<br />
être coupé du social, planant au-dessus de la société<br />
<strong>en</strong> la perdant régulièrem<strong>en</strong>t de vue, ce n’est pas le cas<br />
d’autres zones géographiques. Là, là-bas, les usages<br />
de la <strong>mémoire</strong> m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce un dynamisme de<br />
sociétés <strong>en</strong> mutation dont la poussée ne vi<strong>en</strong>t ni des<br />
politiques, ni des intellectuels, ni ne ti<strong>en</strong>t à eux. J’avais<br />
fait récemm<strong>en</strong>t ce constat <strong>en</strong> Arg<strong>en</strong>tine. J’y avais r<strong>en</strong>contré<br />
des membres d’associations de quartiers animés<br />
à la fois d’une vitalité <strong>et</strong> d’une exig<strong>en</strong>ce surpr<strong>en</strong>antes<br />
où, aux remémorations des viol<strong>en</strong>ces de la dictature,<br />
généralem<strong>en</strong>t sur les lieux mêmes où elles ont été<br />
exercées, se conjugu<strong>en</strong>t aujourd’hui travail social <strong>et</strong><br />
militantisme politique. Mutatis mutandis, c’est à un<br />
constat similaire que m’a conduit un réc<strong>en</strong>t voyage à<br />
Istanbul (fin juin <strong>2015</strong>).<br />
Ce sera donc là le suj<strong>et</strong> de ce papier qui va t<strong>en</strong>ter<br />
de confirmer combi<strong>en</strong> la société turque constitue<br />
aujourd’hui un véritable laboratoire mémoriel, dans<br />
un double s<strong>en</strong>s. Parce que les questions de <strong>mémoire</strong><br />
constitu<strong>en</strong>t un facteur déterminant dans la reconfiguration<br />
sociopolitique qui est <strong>en</strong> train de se réaliser <strong>en</strong><br />
Turquie (sans présumer des teintes que cela recouvrera<br />
une fois c<strong>et</strong>te reconfiguration stabilisée). Mais aussi <strong>en</strong><br />
considérant qu’il y a là comme un miroir perm<strong>et</strong>tant de<br />
mieux objectiver les changem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> cours de l’Europe,<br />
son id<strong>en</strong>tité à construire avec ses id<strong>en</strong>tités nationales<br />
(puzzle qui peut virer à une coloration alarmante <strong><strong>en</strong>tre</strong><br />
les séparatismes, les extrémismes <strong>et</strong> les radicalismes,<br />
<strong>et</strong> les réactions à ceux-ci).<br />
Autre préalable, j’avais mis <strong>en</strong> avant dans la prés<strong>en</strong>tation<br />
du dossier du précéd<strong>en</strong>t numéro de la revue le<br />
risque d’<strong><strong>en</strong>tre</strong>t<strong>en</strong>ir une stigmatisation dont la « Turquie<br />
» <strong>et</strong> les « Turcs » ont souv<strong>en</strong>t été l’obj<strong>et</strong> ; il faut<br />
voir là une des manifestations de ce qu’Edward Saïd a<br />
qualifié d’ « ori<strong>en</strong>talisme », exacerbée par la connotation<br />
négative que supporte aujourd’hui la société tout<br />
<strong>en</strong>tière du fait qu’une partie d’elle-même <strong>et</strong> ses gouvernem<strong>en</strong>ts<br />
successifs refus<strong>en</strong>t de reconnaître qu’il y<br />
a effectivem<strong>en</strong>t eu, <strong>en</strong> 1915, une planification systématique<br />
de l’anéantissem<strong>en</strong>t des Arméni<strong>en</strong>s vivant sur le<br />
territoire national à laquelle correspond précisém<strong>en</strong>t<br />
la qualification juridique de « génocide ». Car c<strong>et</strong>te<br />
stigmatisation, par les eff<strong>et</strong>s inductifs que Goffman a<br />
clairem<strong>en</strong>t analysés, peut tout à fait stimuler le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t<br />
de cohésion nationale <strong>et</strong>, ce faisant, r<strong>en</strong>forcer<br />
la doxa négationniste qui est, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce, id<strong>en</strong>titaire.<br />
Considérons plutôt qu’Istanbul, ville déc<strong>en</strong>trée<br />
<strong><strong>en</strong>tre</strong> les rives occid<strong>en</strong>tales <strong>et</strong> ori<strong>en</strong>tales du pays, puisse<br />
être, comme le suggère Mehm<strong>et</strong> Fatih Uslu de l’Université<br />
Şehir, une tête de pont du travail de <strong>mémoire</strong><br />
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<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Laboratoire<br />
mémoriel<br />
Colombie<br />
À BOGOTA, LE STREET ART<br />
CONTRE L’OUBLI<br />
Fernando Botero, un des plus grands peintres<br />
colombi<strong>en</strong>s, a dit au début du XXI e siècle : « La viol<strong>en</strong>ce<br />
a comm<strong>en</strong>cé à être dans ma tête <strong>et</strong> un jour, j’ai s<strong>en</strong>ti que<br />
je devais peindre, déclarer l’horreur qui est la mi<strong>en</strong>ne<br />
face à ce panorama du pays 1 . »<br />
Comme lui, les artistes de rue de Bogota se sont<br />
emparés du thème du conflit armé dans un pays qui se<br />
relève doucem<strong>en</strong>t de déc<strong>en</strong>nies de viol<strong>en</strong>ce.<br />
Ainsi, <strong>en</strong> se prom<strong>en</strong>ant dans les rues de la capitale<br />
colombi<strong>en</strong>ne, notre regard est happé par ces fresques<br />
murales représ<strong>en</strong>tant des familles fuyant leurs villages,<br />
des cadavres, mais aussi par les messages de paix,<br />
comme un rappel perman<strong>en</strong>t de la viol<strong>en</strong>ce du conflit<br />
qui a eu lieu dans le pays.<br />
En eff<strong>et</strong>, ces tr<strong>en</strong>te dernières années, les affrontem<strong>en</strong>ts<br />
mêlant les FARCs 2 , les milices paramilitaires<br />
– qui se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t comme une force de contre-insurrection<br />
opposée aux guérillas – <strong>et</strong> l’armée a fait plus de<br />
deux c<strong>en</strong>t mille morts.<br />
Le conflit armé interne <strong>en</strong> Colombie a été marqué<br />
par des atteintes aux droits humains généralisées <strong>et</strong><br />
systématiques, parmi lesquelles homicides ou exé-cutions<br />
extrajudiciaires, disparitions forcées, actes de torture,<br />
déplacem<strong>en</strong>ts forcés, <strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>ts <strong>et</strong> viol<strong>en</strong>ces<br />
sexuelles. Ces exactions ont été perpétrées tant par les<br />
forces de sécurité <strong>et</strong> les paramilitaires, agissant seuls<br />
ou de concert, que par les groupes de guérilla.<br />
Aujourd’hui, la guérilla est grandem<strong>en</strong>t affaiblie –<br />
elle ne compterait plus que huit mille membres <strong>en</strong>core<br />
actifs – <strong>et</strong> nombre des paramilitaires ont été désarmés.<br />
Le conflit interne ne touche pas l’<strong>en</strong>semble du pays<br />
mais affecte certaines régions <strong>en</strong> particulier (les provinces<br />
du Sud <strong>et</strong> de l’Est notamm<strong>en</strong>t) avec des degrés<br />
d’impact divers sur les autres régions.<br />
Mais le suj<strong>et</strong> reste omniprés<strong>en</strong>t dans la société<br />
colombi<strong>en</strong>ne.<br />
Chaque journal télévisé s’ouvre sur l’avancée des<br />
négociations, les matchs de football de la Copa America<br />
(l’équival<strong>en</strong>t de notre Euro) sont interrompus par<br />
des spots du ministère de la Déf<strong>en</strong>se incitant les guérilleros<br />
à la démobilisation, <strong>et</strong> la presse écrite relaye<br />
inlassablem<strong>en</strong>t les att<strong>en</strong>tats imputés aux FARCs <strong>et</strong> les<br />
contre-off<strong>en</strong>sives gouvernem<strong>en</strong>tales.<br />
Dans le même temps, la Colombie cherche à oublier<br />
les stigmates de son passé, à effacer c<strong>et</strong>te image qui<br />
la résume aux conflits armés, au trafic de drogue, à la<br />
viol<strong>en</strong>ce sommaire <strong>et</strong> aux <strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>ts. On peut voir<br />
à la télévision des spots gouvernem<strong>en</strong>taux vantant la<br />
paix r<strong>et</strong>rouvée ou la réussite de certaines villes comme<br />
Medellín qui sont parv<strong>en</strong>ues à éradiquer presque<br />
tota-lem<strong>en</strong>t la viol<strong>en</strong>ce.<br />
Dans un pays qui connaît une course effrénée au<br />
développem<strong>en</strong>t du tourisme, à la croissance économique,<br />
à la modernité <strong>et</strong> à la sécurité, certains grav<strong>en</strong>t<br />
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<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>
Laboratoire<br />
mémoriel<br />
Belgique<br />
ÉPISODE 3<br />
EXPOSER 14-18 EN BELGIQUE<br />
En Belgique, le c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire de la Grande<br />
Guerre constitue un événem<strong>en</strong>t commémoratif d’une<br />
ampleur sans précéd<strong>en</strong>t. Ainsi, le début du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire a<br />
vu l’organisation de plusieurs expositions temporaires<br />
sur la Première Guerre mondiale. La plupart d’<strong><strong>en</strong>tre</strong><br />
elles r<strong>et</strong>rac<strong>en</strong>t l’<strong>histoire</strong> locale du conflit, soit de la<br />
région du front de l’Yser dans le Westhoek, soit des<br />
villes martyres ou <strong>en</strong>core des villes <strong>et</strong> villages belges<br />
<strong>en</strong>vahis puis occupés par les Allemands. Quelquesunes<br />
se structur<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t autour d’un aspect bi<strong>en</strong><br />
défini du conflit, tel que les ravages, la photographie,<br />
l’invasion ou les attaques aux gaz.<br />
Seules deux expositions temporaires ont eu l’ambition<br />
de se positionner comme des expositions de<br />
synthèse <strong>et</strong> de prés<strong>en</strong>ter la dim<strong>en</strong>sion belge <strong>et</strong> europé<strong>en</strong>ne<br />
du conflit. À Bruxelles, l’exposition « 14-18, c’est<br />
notre <strong>histoire</strong> ! » se déroule au Musée royal de l’Armée<br />
<strong>et</strong> d’Histoire militaire du 26 février 2014 jusqu’au 15<br />
novembre <strong>2015</strong>. L’exposition « J’avais 20 ans <strong>en</strong> 14 »<br />
a lieu à la gare de Liège-Guillemins du 2 août 2014<br />
jusqu’au 30 août <strong>2015</strong>.<br />
Le fait qu’aucune de ces deux expositions de synthèse<br />
ne provi<strong>en</strong>ne du nord du pays relève de la différ<strong>en</strong>ce<br />
dans l’approche commémorative existant <strong><strong>en</strong>tre</strong><br />
les autorités flamandes d’une part <strong>et</strong> les autorités<br />
wallonnes <strong>et</strong> bruxelloises d’autre part (Bost ; Kesteloot,<br />
2014). En focalisant leurs commémorations sur<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce du front, le Westhoek <strong>et</strong> les batailles de<br />
l’Yser, les autorités flamandes souhait<strong>en</strong>t faire de la<br />
Flandre une destination phare du tourisme de guerre.<br />
Les autorités francophones ont plutôt cherché à faire<br />
de leurs commémorations un microcosme de l’expéri<strong>en</strong>ce<br />
belge de la guerre. Celles-ci trait<strong>en</strong>t du conflit<br />
dans ses composantes multiples, abordant aussi bi<strong>en</strong><br />
les expéri<strong>en</strong>ces de guerre des combattants que celles<br />
des civils, ce qui se reflète dans les expositions « 14-18,<br />
c’est notre <strong>histoire</strong> ! » <strong>et</strong> « J’avais 20 ans <strong>en</strong> 14 ».<br />
BLOCKBUSTER<br />
« 14-18, c’est notre <strong>histoire</strong> ! » <strong>et</strong> « J’avais 20 ans <strong>en</strong><br />
14 » sont des expositions dites « blockbuster ». Terme<br />
anglais utilisé au départ pour indiquer les films à grand<br />
budg<strong>et</strong> <strong>et</strong> à succès, il s’applique depuis les années 1980<br />
aussi aux méga-expositions qui génèr<strong>en</strong>t dans un<br />
temps limité un nombre record de visiteurs (Desvallées<br />
; Mairesse, 2011). Ces deux expositions 14-18, qui se<br />
déroul<strong>en</strong>t respectivem<strong>en</strong>t sur une surface de 2 500 m 2<br />
<strong>et</strong> 4 000 m 2 , sont effectivem<strong>en</strong>t des expos fortem<strong>en</strong>t<br />
fréqu<strong>en</strong>tées 1 . Elles ont fait l’obj<strong>et</strong> d’une bonne couverture<br />
médiatique, ce qui r<strong>en</strong>force le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de<br />
nécessité de les avoir vues, de nécessité de les avoir<br />
adorées ou détestées.<br />
Ce type d’exposition contribue sans doute à la<br />
démocratisation de la culture <strong>et</strong> de l’<strong>histoire</strong>. Cep<strong>en</strong>dant,<br />
il y a aussi des <strong>en</strong>jeux qui se pos<strong>en</strong>t. Les concepteurs<br />
d’une exposition blockbuster font généralem<strong>en</strong>t<br />
le choix d’une valeur sûre <strong>en</strong> termes de fréqu<strong>en</strong>tation,<br />
telle que Toutankhamon ou Van Gogh, au détrim<strong>en</strong>t<br />
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<strong>Témoigner</strong> <strong><strong>en</strong>tre</strong> <strong>histoire</strong> <strong>et</strong> <strong>mémoire</strong> – <strong>n°</strong><strong>121</strong> / Octobre <strong>2015</strong>