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GENIE, SOCIETE, LIBERTE1 Bernard Fusulier2 - Fastef

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Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale - Université de Liège - 3-4/2000 193<strong>GENIE</strong>, <strong>SOCIETE</strong>, LIBERTE 1 <strong>Bernard</strong> Fusulier 2L'école doit-elle s'organiserautour du clivage entre lesélèves doués et les autres ?C'est ce que semble suggérer Marievan der Rest-Jaspers dans son article« Le droit d'être doué » (Le Vif/L'Express n° 37, p. 44). L'argumentairese base sur le postulat que leshommes ont par nature despotentialités très différentes. L'écolea pour mission d'exploiter cespotentialités en assurant une pédagogiedifférenciée autour du clivagefort/faible, doués/non doués, quidevra fournir à la société l'élite dontelle a besoin, écrit-elle. Un telraisonnement s'appuie sur une visionnaturaliste de l'homme et desinégalités. Pourtant, elle n'ose pasaller jusqu'au bout de son raisonnement,puisqu'elle observe que, si nosenfants ont des résultats moins bonsque ceux d'autres pays ou régions, cen'est pas parce qu'ils sont génétiquementinférieurs. Elle sape dès lorsson argumentation à la base. Eneffet, si les bons ou mauvais résultatsdes élèves ne sont pas attachés àleurs gènes, cela signifie qu'ils sontdus à d'autres facteurs. On pourraitici évoquer les travaux de Bourdieuet Passeron, qui montraient en quoil'école des années 60, qui se voulaitdémocratique et méritocratique,participait en fait à la reproduction età la légitimation des inégalitéssociales en faisant « croire » qu'ellerécompensait des dons naturels, alorsqu'elle ne faisait que convertir enavantages scolaires les avantagessocioculturels des familles nanties.Le caractère fallacieux du raisonnementnaturaliste nécessite une miseen garde. Pour ce faire, je vaism'intéresser à un génie incontestable: Mozart. Mon propos est demontrer combien cet artisteexceptionnel ne peut être saisi qu'enrelation avec sa situation sociale.Mozart (1756-1791) est décédéà Vienne dans un état de relativepauvreté, jeté dans la fosse publique.Cette fin tranche avec sa jeunesse12Reproduit ici avec l'autorisation de l'auteur et celle du Magazine Le Vif/L'Express.Article paru dans Le Vif/L'Express n° 2569, du 29/9/2000.Sociologue à l'Université Catholique de Louvain.Génie, société, liberté


194 Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale - Université de Liège - 3-4/2000d'enfant prodige, admiré par lesgrands hommes de l'époque. Ilprovient d'une famille « petite bourgeoise»; ayant un grand-père paternelrelieur, un grand-père maternelfonctionnaire et un père, Léopold,musicien à la cour du prince-évêquede Salzbourg. Avoir un pèremusicien fut évidemment favorable àl'expression du don musical extraordinaired'Amadeus. Si celan'enlève rien à son mérite, onpourrait néanmoins imaginer que sondestin n'aurait pas été identique s'ilétait né dans une famille misérabledu fin fond de la campagneallemande. En somme, être un enfantprodige implique au minimum undon, mais aussi des conditionssociales d'épanouissement de ce don.Pour être un « prodige », faut-ilencore que le don fasse l'objet d'unereconnaissance sociale, sinon il n'aaucune grandeur : les contorsionnistes,par exemple, ne sont que descuriosités !Soutenu par son père, le petitMozart sera rapidementacclamé par différentes courseuropéennes. Cette reconnaissancepar autrui va favoriser chez lui uneprise de conscience de son génie.Suivant la trajectoire de son père,Amadeus sera engagé à la cour duprince-évêque. Toutefois, il varapidement se heurter aux normesd'une aristocratie basées sur unprincipe de supériorité congénital.Amadeus va refuser de s'y conformeret tentera sa chance à Paris où,apparemment, il ne parvient pas à sefaire valoir, ce qui obligea son père àle faire réemployer à la cour. Ilquitta finalement son maître pouraller s'installer à Vienne.Pour mieux comprendre legénie de Mozart, il faut tenir comptede trois aspects étroitement reliésentre eux : le contexte social deGénie, société, liberté


Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale - Université de Liège - 3-4/2000 195l'époque, la personnalité d'Amadeuset les marges de liberté au sein de lasociété.A cette époque, juste un peuavant la Révolution française, deuxcouches sociales étaient en train des'affronter : l'aristocratie qui dominaitla société et la bourgeoisie quiétait la couche sociale montante.Tant au plan politique, qu'au planculturel et économique, celle-ci étaitde moins en moins dépendante del'aristocratie. De nombreux noblesétaient en dette vis-à-vis d'usuriersbourgeois et les échanges internationauxétaient de plus en pluscontrôlés par ceux-ci. Une éliteculturelle bourgeoise s'exprimaitégalement, avec ses propres codesesthétiques et ses valeurs, enparticulier d'égalité et de liberté.Mozart est à la fois un fils etun père de son temps. Il vit en luimêmeune tension entre son désird'être reconnu par la noblesse, quidemeure pour lui dotée de prestige,et sa révolte fondée sur larevendication de son génie créateur.Il ne supporte pas d'être jugé par desnobles supposés supérieurs par lanaissance, qui n'en restent pas moinsà ses yeux des vulgaires au planmusical. Il veut être libre de composercomme il le ressent, défiant lescodes institués pour aller au bout deson inspiration. Il apparaît de ce faitcomme un marginal et un rebelle.Face à cette tension, la solutionpour Amadeus est de trouver uneéchappatoire. Il devient artisteindépendant. Or, bien que permisgrâce aux pressions d'une certainebourgeoisie en faveur de la libertéd'entreprise, ce statut n'était pasreconnu. Il fallait par conséquent unepersonnalité comme celle de Mozartpour prendre un tel risque, le marchéde la musique étant majoritairementcontrôlé par la noblesse. Quandl'empereur se désintéressa de lui, lesaristocrates loyaux en firent demême. Mozart connut une fintragique mais contribua à ouvrir lavoie de l'artiste indépendant, suivieavec succès par Beethoven quinzeans plus tard.Cette rapide analyse de la viede Mozart indique que parler entermes de « doué » est une chosebien plus complexe qu'il n'y paraît àpremière vue : contexte et hiérarchisationsociale, prédisposition etéducation, personnalité et opportunité,etc., s'entremêlent étroitement.La catégorie des doués/non douésn'est pas pertinente. Interrogeonsnousplutôt : pourquoi aujourd'hui telsavoir est-il socialement plus valoriséque tel autre ? Pourquoicertaines personnes y accèdent-ellesplus facilement que d'autres ? Laréponse à ces questions puise sansnul doute davantage dans lasociologie que dans la biologie.Génie, société, liberté

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