Et merde !voir un œil qui dit merde à l'autre Avoir de la merde dans les yeux Le fouille-merde Raconter de la merde C'est le bout de la merde NDe la notionde déchetLa façon dont on appréh<strong>en</strong>de un être, une situation, unechose est déterminante. Or aujourd'hui, la merde est presqueuniquem<strong>en</strong>t considérée comme un déchet sale, <strong>en</strong>combrantet dont il faut se débarrasser. C'est pourtant un élém<strong>en</strong>timportant du cycle de toute vie.M for MatthijsLa m e r d e, c'e st "s a l e et ç a p u e", c'e stc e q u i n'a pa s d'i n t é r ê t c a r t r i v i a l, c e l a n o u sr<strong>en</strong>voie à notre condition, à ce que l'on veutoublier, ce qui est humiliant, tout au moins perçucomme tel, voire dégradant. On tire la chasse d'eauet hop ! ça disparaît. Et on n'y p<strong>en</strong>se plus.D'ailleurs, hormis quand on jure, quand parlet-onréellem<strong>en</strong>t de la merde ? En tant que telle ?Presque jamais ! Une seule exception : <strong>en</strong> tantqu'indicateur de notre état de santé, et donc chezle médecin, c'est-à-dire dans un contexte précis etcirconscrit. Dans lequel on répond, très gêné, auxquestions suivantes : "à quelle fréqu<strong>en</strong>ce allez-vousà la selle ?", "vos selles sont comm<strong>en</strong>t ?", "souffrezvousde constipation ou bi<strong>en</strong> de diarrhée ?" ; "perdez-vousdu sang dans vos selles ?". Que répondreà de telles questions – qui parmi nous examineses selles ? Or examiner ses selles chaque matinrevi<strong>en</strong>t à s'<strong>en</strong>quérir seul-e de sa santé.De la même façon, on va parler de presque tousnos troubles mais très rarem<strong>en</strong>t de ceux-ci. Il estcommuném<strong>en</strong>t admis de faire part d'une prise desang ou d'une opération de l'app<strong>en</strong>dice. Ent<strong>en</strong>dezvoussouv<strong>en</strong>t quelqu'un dire : "ce matin, je suispassé au laboratoire déposer mes selles" ou bi<strong>en</strong> "jedois subir une coloscopie", ou <strong>en</strong>core "depuis monopération j'ai une poche, j'appréh<strong>en</strong>dais beaucoupmais je parvi<strong>en</strong>s à vivre conv<strong>en</strong>ablem<strong>en</strong>t avec ?". Ades proches, on peut év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t dire : "j'ai malau v<strong>en</strong>tre" ou bi<strong>en</strong> "j'adore le poivron mais j'évited'<strong>en</strong> manger car je ne le digère pas bi<strong>en</strong> du tout".Selles dont je ne parleOui, le sujet de la digestion et des manifestationsqui l'accompagn<strong>en</strong>t parfois, du type rot etpet, ainsi que des excrém<strong>en</strong>ts, est tabou !Il n'<strong>en</strong> a pas toujours été ainsi. Comme nousle rappelle Michael Camille, histori<strong>en</strong> d'art, "lamerde avait sa place dans l'ordre des choses. C<strong>en</strong>'était pas <strong>en</strong>core une sécrétion honteuse : ellefaisait partie du cycle de la vie et de la mort, etde la r<strong>en</strong>aissance". Si jusqu'au 18e siècle, déféquerétait naturel, on déféquait quand et là où l'<strong>en</strong>vi<strong>en</strong>ous <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ait. En 1731, l'Ethique galante, traitéde savoir-vivre, jugeait utile de préciser : "Quandon passe à côté d'une personne <strong>en</strong> train de se livrerà un besoin naturel, on fait semblant de ne pasle remarquer, il est par conséqu<strong>en</strong>t contraire à lapolitesse de la saluer." Chez les Romains, beaucoupde toilettes, collectives et mixtes, étai<strong>en</strong>t deslieux de r<strong>en</strong>contre. Aujourd'hui dans les sociétésoccid<strong>en</strong>tales, signe de progrès, il convi<strong>en</strong>t de chierseul-e, dans un lieu fermé et privé, et de ne pas <strong>en</strong>parler. L'une des premières règles éducatives quereçoit un <strong>en</strong>fant est d'aller aux toilettes, de ne pasjouer avec son caca et d'éviter d’aborder le sujet.Philippe Grands<strong>en</strong>ne, pédiatre ayant apportéson concours à l'exposition Crad'expo, <strong>en</strong> 2004-6 S!l<strong>en</strong>ce n°387 février 2011
Et merde !e pas se pr<strong>en</strong>dre pour de la merde Crotte de bique Laisser pisser Semer sa merde Être dans la merde jusqu'au cou Mouci Avoir un œil qui dit merde à l'autre2005, à la Cité des sci<strong>en</strong>ces de Paris, apporte luiaussi son éclairage : "Autrefois, les fonctions ducorps étai<strong>en</strong>t admises par tous, même si leursorigines étai<strong>en</strong>t mal comprises. Elles étai<strong>en</strong>t nomméessans vergogne, par des termes réalistes quechacun compr<strong>en</strong>ait, et ri<strong>en</strong> ne semblait devoirpolir ce langage cru et concret. Aujourd'hui quela circulation du sang, les excrém<strong>en</strong>ts liquideset solides, la sueur, les odeurs de nos sécrétionsdiverses ont été expliqués par la sci<strong>en</strong>ce, ellessont beaucoup moins acceptées... jusqu'à la mortelle-même qui est occultée. Ainsi, pour parler detoutes ces choses indignes, il est de bon ton d'utiliserune terminologie sci<strong>en</strong>tifique qui masque laréalité. Cela prés<strong>en</strong>te ‘l'avantage’ d'introduire unedistance <strong>en</strong>tre ces saletés et nous-mêmes. C'estmoralem<strong>en</strong>t correct."Selles que je préfèrePourtant, il nous est tout simplem<strong>en</strong>t impossiblede vivre sans manger, et manger impliqueque le corps garde ce qui lui est primordial pour<strong>en</strong>suite rejeter le reste."Ajoutons à cela qu'<strong>en</strong> déléguant une bonnepartie de la gestion de la fonction excrétrice, beaucoupd'<strong>en</strong>tre nous s'install<strong>en</strong>t dans une dép<strong>en</strong>dancevis-à-vis de services extérieurs auxquels ilssoumett<strong>en</strong>t une fonction basique qu'ils ne sont pluscapables d'assumer. Pourtant, à plusieurs niveaux,nous pouvons reconquérir un espace de liberté." (1)Si nous acceptons de considérer nos excrém<strong>en</strong>tsnon comme des déchets mais au contrairecomme des maillons de la chaîne de la vie, nousleur r<strong>en</strong>dons alors un statut de matières s'inscrivantdans un cycle naturel. Des matières qu'il estpossible de réutiliser ou de recycler. Dès lors, lamerde n'est plus un déchet mais une ressourcequ'il convi<strong>en</strong>t d'appr<strong>en</strong>dre à gérer.Béatrice Blondeau nDominique Mazin est psychologue et psychanalyste.Spécialiste de l'<strong>en</strong>fance, elleexplique : "L'intérêt pour le pipi-cacacomm<strong>en</strong>ce dès que l'<strong>en</strong>fant acquiert la propreté,c'est-à-dire l'autonomie, <strong>en</strong>tre 2 et 3 ans. Il découvrequ'il a le pouvoir de commander son corps,c'est très nouveau pour lui, cela le fascine. Il adonc <strong>en</strong>vie de jouer avec : je produis, je ne produispas, je ‘fais’, ‘je ne fais pas’. Et, quand il se r<strong>en</strong>dcompte du pouvoir qu'il a ainsi sur les adultes, il<strong>en</strong> rajoute et <strong>en</strong> profite. Petit à petit, il appr<strong>en</strong>d que‘c'est sale’. L'adulte met des tas de règles autour decette satisfaction toute primaire : l'<strong>en</strong>fant ne peutpas jouer n'importe quand, ni n'importe où, niavec n'importe quoi. Et au fur et à mesure qu'ilaccepte ces règles que je qualifierais de ‘règles debi<strong>en</strong>séance’, il comp<strong>en</strong>se la frustration qui accompagnecette acceptation <strong>en</strong> jouant des symboles :d'autres matières comme l'eau du bain, le sable, laterre, la peinture ; et les mots. Cela tombe bi<strong>en</strong>, ilsait parler. C'est donc l'âge des ‘gros mots’, vers 3ans : le plaisir qu'il y pr<strong>en</strong>d est imm<strong>en</strong>se, car sonpouvoir grandit : pouvoir du langage, pouvoir surles adultes. De même, il appr<strong>en</strong>d à dessiner et esttout aussi ravi de prés<strong>en</strong>ter un beau caca bleu surune feuille de papier ! A cet âge, l'<strong>en</strong>fant découvreaussi ses émotions, appr<strong>en</strong>d à les exprimer et àles maîtriser. Et c'est tout naturellem<strong>en</strong>t que lesémotions négatives, incorrectes, sales, à jeter, seretrouv<strong>en</strong>t associées au pipi-caca. Les jeux sales,les mots sales serv<strong>en</strong>t spontaném<strong>en</strong>t à exprimer dela colère ou de l'agressivité. Les mots sont même<strong>en</strong>couragés : il vaut mieux dire un bon gros motque frapper quelqu'un ou casser quelque chose !"Evacuer mais <strong>en</strong>core ?Dans nos sociétés dites moderneset dans bi<strong>en</strong> d'autres, allerchier nécessite de s'isoler.Aller aux toilettes et ne ri<strong>en</strong> yfaire d'autre que ses besoins etse consacrer à quelque chosede purem<strong>en</strong>t physiologique ? Oubi<strong>en</strong> <strong>en</strong> "profi ter" pour faire autrechose <strong>en</strong> même temps, c'est-à-diremettre à profi t ce temps imposé ?Les activités les plus communém<strong>en</strong>tpratiquées, conjointem<strong>en</strong>tà celle d'expulser, sont :n la lectur<strong>en</strong> les mots croisésn le tricotn les jeux vidéosn l'écritur<strong>en</strong> la réfl exionn les rêvesn fumer...et vous, qu'y faites-vous ?Les toilettes peuv<strong>en</strong>t aussi constituerun <strong>en</strong>droit, le seul parfois, où l'onpeut s'isoler sans forcém<strong>en</strong>t faireappel à leur fonction première.(1) Un petit coin pour soulager laplanète, Christophe Elain,Ed. Eauphilane, 2009.S!l<strong>en</strong>ce n°387 février 2011 7