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Revue Proteus no2, le rire 1

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<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>1


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artÉditoLe « propre de l’homme », dont on a découvert plus tardivement que<strong>le</strong>s rats et <strong>le</strong>s chauves-souris <strong>le</strong> partagent avec nous, a toujours possédéun fort pouvoir fédérateur. Mais si <strong>le</strong> <strong>rire</strong> laisse supposer l’entente cordia<strong>le</strong>,il conserve pourtant en sous-main la force de la multiplicité. Leplaisir partagé qu’il suscite ne peut dissimu<strong>le</strong>r sa force critique. Larécente éviction des ondes de plusieurs humoristes invite de fait à s’interrogersur sa puissance. Comme Aristophane en son temps, ses pairscontemporains provoquent <strong>le</strong> pouvoir en en révélant <strong>le</strong>s travers. L’excommunicationd’un bouffon témoigne ainsi de son ta<strong>le</strong>nt. C’est peutêtreparce qu’il suggère l’insouciance que <strong>le</strong> <strong>rire</strong> pourra dissimu<strong>le</strong>r untraitement subversif de la cruauté, la démence, ou même de l’horreur.Le diaphragme, contracté, qui brise la convention nous en délivre ; l’ordonnancerigide est remplacée par l’immédiate dé<strong>le</strong>ctation d’une agitationcorporel<strong>le</strong> vivifiante. La fonction subversive du <strong>rire</strong> rencontre ainsiparfois cel<strong>le</strong> de l’art dont la spontanéité travail<strong>le</strong> aussi à provoquer <strong>le</strong>formalisme. Ironie, humour, comique ou bur<strong>le</strong>sque, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> montre uneaptitude protéiforme dont l’art sait se saisir. Mais comment ce qui apparaîtsous <strong>le</strong>s traits de la spontanéité peut-il être travaillé par <strong>le</strong> cinéma, <strong>le</strong>théâtre ou <strong>le</strong>s arts plastiques ? Quel<strong>le</strong> connaissance de ses ressorts fautilsupposer aux auteurs et artistes qui l’emploient dans <strong>le</strong>urs œuvres ?C’est à ces questions que tentent de répondre <strong>le</strong>s textes ici réunis. Resteà s’interroger sur <strong>le</strong>s raisons pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s un appel à textes sur <strong>le</strong> <strong>rire</strong>suscite autant d’artic<strong>le</strong>s concernant la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>, et àquestionner <strong>le</strong> sens de l’humour douteux qui peut semb<strong>le</strong>r en transparaître.S’il va bien-sûr de soi que l’analyse du <strong>rire</strong> ne semb<strong>le</strong> pas <strong>le</strong>moyen idéal de provoquer celui-ci, el<strong>le</strong> permet tout du moins d’en disséquer<strong>le</strong> visage multip<strong>le</strong>, mutant, et dont la prolifération confère àl’époque contemporaine des allures carnava<strong>le</strong>sques…Gary DEJEAN et Paul MAGENDIE2


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>SommaireLe <strong>rire</strong>Nanni Moretti : l’ironie d’un solitaireCamilla BEVILACQUA (UNIVERSITÉ PARIS I)................................................................................................................4Au-delà du comique – l’humour dans <strong>le</strong>s pièces de la trilogie juive de GrumbergÉlisabeth CASTADOT (UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN)...................................................................................9Comment l’horreur peut-el<strong>le</strong> nous faire <strong>rire</strong> ?Laetitia PASQUET (UNIVERSITÉ PARIS IV).................................................................................................................18Humour et anarchie – <strong>le</strong> <strong>rire</strong> cruel d’Antonin ArtaudCaroline SURMANN (UNIVERSITÉ PARIS IV, UNIVERSITÉ DE BONN).........................................................................27Le <strong>rire</strong> par l’absurde – étrange surréaliste, <strong>rire</strong> existentialiste et absurde contemporainMay DU (UNIVERSITÉ DE LAUSANNE).......................................................................................................................34TraductionsDétachement : à partir du parergonCraig OWENS, traduit par Vangelis ATHANASSOPOULOS (UNIVERSITÉ PARIS I)...................................................44Minnelli et <strong>le</strong> mélodrameGeoffrey NOWELL-SMITH, traduit par Gary DEJEAN (UNIVERSITÉ PARIS I).......................................................503


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artNANNI MORETTI : L’IRONIE D’UN SOLITAIRE« Et que soit fausse toute vérité qui n’ait été accompagnée d’un éclat de <strong>rire</strong>. »Friedrich NIETZSCHEFaire corpsLa condition solitaire s’exprime soit par <strong>le</strong>repli, la timidité, soit dans son versant opposé parune ironie effrontée, arme d’orgueil et de fierté.Nanni Moretti appartient à la deuxième catégoriedu genre solitaire. Mais son masque hautain,parfois même un peu snob, sait se décomposer,se désagréger, et se changer en une auto-ironiequi n’a rien de commisératif, rien de pitoyab<strong>le</strong>.Jean Gili 1 n’hésite pas à par<strong>le</strong>r d’« hystérie » àpropos du personnage incarné par <strong>le</strong> cinéasteitalien. Bien sûr, Nanni Moretti joue avec <strong>le</strong>registre du doub<strong>le</strong>, voire du dédoub<strong>le</strong>ment de soimême,ce qui engendre une hystérie évidentedans la représentation psychologique que donne àvoire la mise en scène. Pourtant, ce n’est plus icide l’hystérie d’un 8 et ½ qu’il s’agit, et si Fellinireste un modè<strong>le</strong> pour Moretti, un modè<strong>le</strong> qu’ilfaut complètement repenser, réadapter. Car entreFellini et Moretti, il y a une génération d’écart, etcel<strong>le</strong> de Moretti est la génération frustrée etconfuse de l’après 1968, la génération ducompromis et des années de plomb. L’hystériechez Nanni Moretti est donc encore plusprofonde, comme ancrée dans des couches deréalité situées au-dessus de son œuvrecinématographique. Le contexte politique etsocial qui, dès la fin des années 1970 en Italie, apermis en vingt ans l’ascension de l’empire deBerlusconi est sous-jacent à sa réf<strong>le</strong>xionempreinte de moralité. Car Moretti est aussi ungrand moraliste, un moraliste solitaire et ironiquequi propose, dans chacun de ses films, uneréf<strong>le</strong>xion sur <strong>le</strong>s mœurs contemporaines.Mais si la société italienne des trente dernièresannées, l’hégémonie progressive de la télévision,de la vulgarité, de la politique-spectac<strong>le</strong> sont à lafois <strong>le</strong> contexte et la cib<strong>le</strong> de son cinéma, sonœuvre ne s’y réduit pas. Plus vraisemblab<strong>le</strong>ment,si chacun des films d’un auteur est une réponsepossib<strong>le</strong> à la question qui <strong>le</strong> hante, cel<strong>le</strong> ducinéma de Moretti serait cel<strong>le</strong>-ci : comment vivreavec <strong>le</strong>s autres ? Comment « faire corps » avec <strong>le</strong>sautres, pour reprendre <strong>le</strong>s mots de Daney ? –« La tentation de “faire corpsˮ avec quelque chose(l’équipe, l’eau, <strong>le</strong> parti, <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> “comme unpoisson dans l’eauˮ) est aussi éternel<strong>le</strong>qu’éternel<strong>le</strong>ment déçue 2 ». Évidemment, <strong>le</strong>s deuxquestions sont étroitement liées : <strong>le</strong>s relationssont d’autant plus diffici<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>scommunautaires ou familiaux tendent à sedissoudre, que <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> a été ébranlé par <strong>le</strong>féminisme, que la gauche ne se reconnaît plusdans <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs proposés par <strong>le</strong> parti communisteitalien. Et pourtant, cette difficulté à s’intégrerdans un groupe, ou plus simp<strong>le</strong>ment à gérer sesrelations, n’est pas seu<strong>le</strong>ment chez Moretti unedonnée générationnel<strong>le</strong>, ni un expédient narratif.La solitude est au contraire l’une des conditions,sinon la condition existentiel<strong>le</strong> majeure dupersonnage protagoniste, ainsi que <strong>le</strong> principalthème esthétique et figuratif qui parcourt“pathologiquementˮ tous ses films, et plusparticulièrement ceux de ses débuts, de Io sono unautarchico (1976) jusqu’à Palombella Rossa (1989).Une ironie désespéranteOn peut aisément séparer cette première partiede sa production cinématographique, qui comptesix films (Io sono un autarchico, 1976 ; Ecce Bombo,1978 ; Sogni d’oro, 1981 ; Bianca, 1983 ; La messa è1On se réfère à son ouvrage Nanni Moretti, Rome, GremeseInternational, 2001.2S. DANEY, notes sur « Palombella Rossa », dans L’exercice aété profitab<strong>le</strong>, Monsieur, Paris, POL, 1993, p. 166.4


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>finita, 1986 ; Palombella Rossa, 1989) d’une seconde,qui débuterait avec Caro Diario, en 1994. Toutd’abord, dans cette première période, <strong>le</strong>personnage protagoniste est toujours <strong>le</strong> même,Miche<strong>le</strong> Apicella tour à tour étudiant, metteur enscène, enseignant, prêtre ou dirigeant de parti(sauf dans La messa è finita, où il s’appel<strong>le</strong> Giulio,mais il garde <strong>le</strong>s caractères psychologiques deMiche<strong>le</strong>). C’est donc lui, Miche<strong>le</strong>, que l’onretrouve depuis son premier film, avec <strong>le</strong>s mêmestics, <strong>le</strong>s mêmes recours comiques, <strong>le</strong>s mêmesnévroses, déclinées selon différents contextes – <strong>le</strong>théâtre amateur dans Io sono un autarchico ou <strong>le</strong>monde de la télévision dans Sogni d’oro – nouslivrant différentes issues narratives possib<strong>le</strong>, tel <strong>le</strong>meurtre dans Bianca, ou la fuite en Patagonie dansLa messa è finita 1 . Cependant, dans tous ces films,Miche<strong>le</strong> arpente un monde marqué par ladésolation des rapports humains, par la fin desgrandes utopies et par la maladie del’individualisme, auxquel<strong>le</strong>s il essaie de faire faceen s’engageant dans différents projets, tous vouésplus ou moins à l’échec. De la faillite de cestentatives naît l’ironie de ces premiers films. Uneironie amère, désespérante, beaucoup plussombre que cel<strong>le</strong> qui se dégage de ses filmssuivants, car entièrement vouée à déc<strong>rire</strong> <strong>le</strong>décalage de Miche<strong>le</strong> et de sa bande d’amis avec<strong>le</strong>s transformations de la société, du langage, desmœurs. Nous pourrions par<strong>le</strong>r ici d’une ironietragique dans <strong>le</strong> sens originaire du concept grec :comme l’apparaître d’une catastrophe imminenteà l’insu du héro protagoniste 2 .Dans une interview pour <strong>le</strong>s Cahiers du cinéma,Moretti décrit ainsi son rapport au comique : « Lecomique permet d’exorciser mes phobies et mesobsessions. Autrement, mes films seraientparanoïaques, se prendraient trop au sérieux. Lecomique est quelque chose de naturel, parce qu’ilpermet de me regarder à distance avec beaucoup1Pour un examen détaillé de toutes ses œuvres je renvoieencore une fois à l’ouvrage de J. GILI Nanni Moretti.2L’avènement de Berlusconi ? Nous verrons plus loindans <strong>le</strong> texte la différence entre cette conception del’ironie et l’autre signification donnée par <strong>le</strong>s grecs, cel<strong>le</strong>de l’ironie comme synonyme desimulation/dissimulation.de facilité : l’auto-ironie et l’auto-dérisiondeviennent immédiates 3 ». Son intimité n’estjamais cachée –, dans quasiment tous ses films <strong>le</strong>réalisateur fait jouer son père, ainsi que ses amis.Or, Miche<strong>le</strong> étant <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> cinématographiquede Nanni, il est aussi la cib<strong>le</strong> de de son autoironie,et donc l’incarnation même de toutes sespeurs, ses manies, ses défauts, avec en plus ladérision d’un regard extérieur (ce qui est moins <strong>le</strong>cas à partir de Caro Diario, où Moretti abandonne<strong>le</strong> personnage de Miche<strong>le</strong> pour lui préférerl’emploi de son propre nom).Dans ces premiers films, Moretti se sert doncde l’ironie comme d’une sorte de filtre, capab<strong>le</strong> dese tenir lui-même à distance à travers sonpersonnage. Bien plus qu’ simp<strong>le</strong> jeu du langage,c’est un type d’ironie existentiel<strong>le</strong>, tel<strong>le</strong> que décritepar Kierkegaard dans son traité sur l’ironie deSocrate : « l’objectif de l’ironie n’est rien d’autreque l’ironie el<strong>le</strong>-même. Si, par exemp<strong>le</strong>, l’ironisteapparaît comme étant quelqu’un d’autre que celuiqu’il ne l’est actuel<strong>le</strong>ment, son but semb<strong>le</strong>rait envérité être de faire croire <strong>le</strong>s autres en cela ; maisson but actuel est déjà de se sentir libre, et il esttel précisément au moyen de l’ironie 4 ». L’ironiecomme prise de distance, et donc liberté, oucomme <strong>le</strong> dit encore Kierkegaard « émergence dela subjectivité 5 » est ce qu’on ressent dans <strong>le</strong>spremières œuvres de Moretti, précisément cel<strong>le</strong>soù <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est <strong>le</strong> plus amer, <strong>le</strong> plus douloureux, <strong>le</strong>plus impitoyab<strong>le</strong>.Au fond, ce n’est pas <strong>le</strong> <strong>rire</strong> dénonciateur, lasatire politique impétueuse que l’on retrouve chezDario Fo, ni <strong>le</strong> <strong>rire</strong> purement bur<strong>le</strong>sque d’unBenigni ; <strong>le</strong> <strong>rire</strong> des films de Moretti n’est donc nivraiment corrosif, subversif, ni tota<strong>le</strong>mentinnocent et spontané. Ses situations comiquesn’aboutissent pas en un véritab<strong>le</strong> gag, en unenchaînement de situations de plus en plushilarantes, mais en une série de réactions, presquetoujours <strong>le</strong>s mêmes, qui sont <strong>le</strong>s symptômes d’un3Cahiers du cinéma n°443, p. 54.4S. KIERKEGAARD, Le concept d’ironie constamment rapporté àSocrate, Œuvres Complètes, Paris, Éditions de l’Orante, 1986,p. 256.5Bien sûr S. KIERKEGAARD se réfère à la subjectivité del’esthète, et donc dans un sens fina<strong>le</strong>ment négatif.5


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artcomportement maladif dans un monde lui aussimalade, absurde.Absurde, justement, serait donc plutôt l’ironiede Moretti, dans la mesure où el<strong>le</strong> comportel’intrusion de l’illogique, du surréel, au sein d’uneréalité donnée, un peu à la manière de Buñueldans son portrait cinématographique d’unobsessionnel psychopathe, El. Mémorab<strong>le</strong>s en cesens sont deux scènes qui témoignent de lapassion morettienne pour <strong>le</strong>s desserts : cel<strong>le</strong> dansBianca où Miche<strong>le</strong>, après avoir passé une nuitd’amour, se retrouve dans la cuisine devant unpot de Nutella d’un mètre de hauteur, et cel<strong>le</strong>,magnifique, dans Palombella Rossa, où Miche<strong>le</strong>,pour échapper au sermon d’un syndicaliste,plonge dans une piscine où flottent des panneauxgéants où sont inscrits <strong>le</strong>s noms de ses gâteauxpréférés. Ce sont là de pures visions surréel<strong>le</strong>s,des images oniriques, parmi beaucoup d’autres,qui nous rappel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> lien plus haut évoqué entre<strong>le</strong> cinéma de Moretti et celui de Fellini.Palombella RossaEn particulier dans Palombella Rossa, on ressentcette filiation spirituel<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s deux cinéastes :Moretti réalise là un film à la structure narrativetrès libre, censée reproduire selon son auteur <strong>le</strong>travail même d’élaboration d’un film. Palombellarossa, dont l’action s’étire tout au long d’un matchde water-polo, se compose de plusieurs strates detemporalités, de flash back, de pures visionsoniriques, de moments de jeu sportif. Tous cesfragments sont des ébauches de réponse auxdoutes d’un personnage amnésique, qui ne saitplus exactement pourquoi il aime la compétitionsportive ni ce que ça veut dire exactement « êtrecommuniste » – alors qu’en fait il est dirigeant departi, mais au fond quel parti ? nous sommes en1989, seu<strong>le</strong>ment quelques mois avant ladissolution du PCI. Comme dans 8 et ½, <strong>le</strong>stemporalités se superposent, des scènes del’enfance surgissent pour interroger <strong>le</strong> présent,pour réveil<strong>le</strong>r d’anciens cauchemars ou évoquerdes bonheurs perdus; comme dans l’œuvrefellinienne, encore, des personnages apparaissentuniquement pour prêter voix aux doutes deMiche<strong>le</strong>, tels des orac<strong>le</strong>s aux allures souventincongrues – <strong>le</strong>s deux gauchistes et <strong>le</strong> catholiquedans Palombella Rossa, par exemp<strong>le</strong>. Enfin, ensuivant l’exemp<strong>le</strong> du cinéaste de Rimini, lamusique et la danse sont deux éléments toujoursprésents dans <strong>le</strong> film, et parfois à un tel pointqu’ils semb<strong>le</strong>nt amener celui-ci vers autre chose,vers des moments d’extase col<strong>le</strong>ctive où la paro<strong>le</strong>,cette paro<strong>le</strong> d’habitude si étouffante, ne seraitplus nécessaire : ce sont <strong>le</strong>s moments où public etjoueurs, en p<strong>le</strong>in match de water-polo se mettentà chanter à l’unisson une chanson de Battiato, oulorsque tout <strong>le</strong> monde s’immobilise en si<strong>le</strong>ncepour écouter un morceaux de Bruce Springsteenqui passe à la radio.Et pourtant, malgré ces moments de légèretéchorégraphique – où la danse symbolise l’idéalabsolu de la rencontre avec l’autre – quelquechose d’irréparab<strong>le</strong> sépare l’ironie de Moretti decel<strong>le</strong> de Fellini : l’impossibilité d’un universcol<strong>le</strong>ctif, d’une communauté qui soutient et relie<strong>le</strong>s personnages entre eux. D’autant plussurréel<strong>le</strong>s apparaissent <strong>le</strong>s danses de Morettiqu’el<strong>le</strong>s contrastent avec un monde où chacun sebat solitairement avec ses propres angoisses. C’esttoujours Moretti lui-même qui dans une interviewemploie <strong>le</strong> mot souffrance à propos de son film :« C’est la souffrance d’un personnage qui est seul.Autour de lui, il n’y a que des mots, des flots deparo<strong>le</strong> […] Ma souffrance est cel<strong>le</strong> d’unpersonnage qui lit aujourd’hui <strong>le</strong>s journaux,regarde cette télévision, subit cette façon de fairede la politique, qui va au cinéma. Qui subit cesannées-là 1 ».Ainsi chez Moretti, dans ces premiers films,l’ironie ne décou<strong>le</strong> que du regard halluciné deMiche<strong>le</strong> Apicella, véritab<strong>le</strong> ovni dans un mondedéréglé, en tota<strong>le</strong> déroute. Des situationsrécurrentes se présentent d’ail<strong>le</strong>urs dans ses filmspour signifier ce décalage entre Miche<strong>le</strong> et <strong>le</strong> restedu monde : des départs ratés, répétés, impossib<strong>le</strong>s– <strong>le</strong> plus connu étant celui maintes fois annoncédu groupe d’amis dans Ecce Bombo, qui se résouten une immobilité prostrée – ; des expulsions1Cahiers du Cinéma n°425, p. 29.6


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>vio<strong>le</strong>ntes, comme dans Palombella Rossa, lorsqueMiche<strong>le</strong> essaie d’expulser <strong>le</strong> fervent catholiquepas moins de six fois. Et encore, desconversations avortées, des téléphonesraccrochés, des champs-contrechampsouvertement ratés, des situations d’invisibilitétota<strong>le</strong> – dans Bianca par exemp<strong>le</strong>, Miche<strong>le</strong> passeson temps à observer <strong>le</strong>s autres coup<strong>le</strong>s sansjamais être aperçu. Des situations, fina<strong>le</strong>ment, detotal iso<strong>le</strong>ment, où Miche<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> despectateur, observe <strong>le</strong>s autres sans réussir àrentrer dans la danse, à faire corps avec <strong>le</strong> groupe.Ironique est enfin la condition de celui qui pourfuir la solitude est toujours prêt à s’engager dansdes choix de col<strong>le</strong>ctivité : des réunions d’autoconsciencemasculine, la religion, la politique, <strong>le</strong>sport, <strong>le</strong> coup<strong>le</strong>, etc. ; dans chaque film Miche<strong>le</strong>adhère à l’un ou plusieurs de ces engagements, ettoujours pour la même raison. Ne pas être seul,« vivre une expérience col<strong>le</strong>ctive » comme ill’avoue lui-même dans Palombella Rossa à proposde ce qui l’a motivé à être communiste, mais aussià faire du sport.Ironie et modernitéCertains penseurs de la modernité ont vudans l’ironie contemporaine un réf<strong>le</strong>xe nihiliste,une sorte de tour de passe-passe consistant à« atténuer l’impact de la vérité […] tout en ensurlignant la structure 1 ». Il est vrai que la figuredu dédoub<strong>le</strong>ment semb<strong>le</strong> caractériser l’ironie ducinéma d’aujourd’hui : <strong>le</strong> film montre qu’il n’estpas dupe de ce qu’il montre, il fait semblant defaire semblant (il suffit de penser à l’ironie de B.Poelvoorde dans C’est arrivé près de chez vous, ou àl’ironie de Q. Tarantino, pour ne citer que deuxexemp<strong>le</strong>s où <strong>le</strong> cinéma joue à dénuder <strong>le</strong> caractèrevio<strong>le</strong>nt de la société 2 ). C’est au fond l’autreconception grecque de l’ironie, non plus cel<strong>le</strong> du1M. BELHAJ KACEM, Ironie et vérité, Paris, Nous, 2009, p. 20.2À l’opposé on pourrait aussi citer La vie est bel<strong>le</strong> de RobertoBENIGNI, où l’ironie, au lieu de montrer doub<strong>le</strong>ment cequ’el<strong>le</strong> montre, consiste à atténuer l’impact de la réalité enlui apposant un cache.destin tragique mais cel<strong>le</strong> qui consiste en un jeude simulation et de dissimulation par <strong>le</strong>quel onoppose un discours contraire à la vérité tout enmontrant par ce geste la vérité el<strong>le</strong>-même ; saufque dans l’optique contemporaine ce qui compten’est pas tant la vérité en soi que <strong>le</strong> geste pour luimêmequi simu<strong>le</strong> la simulation. C’est l’ironie danssa distance inconditionnel<strong>le</strong>, et non plus l’ironiede la distance nécessaire, c’est l’ironie duspectac<strong>le</strong> et non plus l’ironie de la subjectivité.Or il est important de passer par cettedistinction théorique pour comprendre laposition de Nanni Moretti vis-à-vis de l’ironie, etpar conséquent du rô<strong>le</strong> que cel<strong>le</strong>-ci peut jouerdans <strong>le</strong> cadre de son œuvre, œuvre, soit dit enpassant, dont l’ambition ultime n’est sûrementpas de faire <strong>rire</strong>, ni même de divertir, mais plutôtde par<strong>le</strong>r d’une ou plusieurs existences prises dans<strong>le</strong> devenir d’un pays en manque de repères. Parceque la fracture entre ce que Miche<strong>le</strong> vit, dit etpense, et ce qui l’entoure est tota<strong>le</strong>, et qu’el<strong>le</strong> n’estrécupérab<strong>le</strong> par aucun autre niveau de <strong>le</strong>cture quecelui qu’el<strong>le</strong> présente, parce qu’el<strong>le</strong> comporteaussi de la souffrance, alors on rit, on rit decompassion et de désespoir. Compassion parceque cela demande un choix radical de la part duspectateur : on est avec ou on est contre, on estrouge ou on est noir, sans jamais être indifférents– pour Moretti la médiocrité même c’est cettemanière toute italienne de se ranger là où il fautau moment opportun, ainsi qu’il <strong>le</strong> crie dans CaroDiario au client d’un bar : « Vous <strong>le</strong> méritezAlberto Sordi », c’est-à-dire un cinéma populiste,désengagé, opportuniste. Désespoir, éga<strong>le</strong>ment,parce que la réalité surréel<strong>le</strong> de ces films n’est pasdécryptée, dénudée, mais simp<strong>le</strong>ment exposéetel<strong>le</strong> quel<strong>le</strong>, hautement insupportab<strong>le</strong> dans sonabsurde évidence.En s’obstinant à ne pas démasquer la vérité, enacceptant au contraire sa perte, Moretti assumevolontairement <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du moraliste car il laisse auspectateur <strong>le</strong> soin de formu<strong>le</strong>r par lui-même uneopinion, et par cela même, il <strong>le</strong> rend en partieresponsab<strong>le</strong> de la signification. Dans <strong>le</strong>dictionnaire Wikipédia on lit à la définition de« Moraliste » que « la forme discontinue,définitoire d’une écriture moraliste, oblige quant à7


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur à intervenir et reconstruire des liensmultip<strong>le</strong>s de continuité entre <strong>le</strong>s fragments, et <strong>le</strong>laisse largement responsab<strong>le</strong> du parcours du sens.C’est là une manière pour <strong>le</strong>s moralistes de rendrecompte précisément d’une vérité désormaismouvante, ondoyante et labi<strong>le</strong>, d’une ambiguïténouvel<strong>le</strong> des signes et des comportements ;l’économie textuel<strong>le</strong> est l’équiva<strong>le</strong>nt d’un réeldont l’assiette, pour reprendre une expression deMontaigne (Essais, III, 2), n’est plus stab<strong>le</strong>, et faitéprouver au <strong>le</strong>cteur cette instabilité 1 ».Les détracteurs, assez nombreux, du cinémade Moretti, ainsi que ses admirateurs, tout aussinombreux, pourront reconnaître dans cettedéfinition l’une des marques fondamenta<strong>le</strong>s deson œuvre : l’instabilité des signes, l’ambiguïté descomportements.Révélatrice de cela est la manière souventouverte, dont Moretti choisit de terminer sesfilms, et qui instal<strong>le</strong> <strong>le</strong> doute chez <strong>le</strong> spectateur :dans Bianca, Miche<strong>le</strong> est-il vraiment l’assassinrecherché de tous ces coup<strong>le</strong>s ? Et même s’ill’était, même si son aveu était sincère, pourquoinous est-il si diffici<strong>le</strong> de <strong>le</strong> condamner ? Uneattitude moraliste ne consisterait-el<strong>le</strong> pas àredresser <strong>le</strong>s torts, à enseigner <strong>le</strong> boncomportement ? Il faut croire que non, queMoretti refuse d’exercer la mora<strong>le</strong> comme une finen soi, c’est-à-dire à des fins moralisatrices. C’estcomme si Moretti, à l’image des ces grandsmoralistes qui vécurent à des époques detransition, ne pouvait voir dans <strong>le</strong> changementque l’une des expressions fondamenta<strong>le</strong>s de lacondition humaine, et non pas un état provisoireauquel pourrait succéder <strong>le</strong> rétablissementdéfinitif du monde. D’où <strong>le</strong> scepticisme enverstoute solution ou formu<strong>le</strong>, qu’el<strong>le</strong> soit bonne oumauvaise, qui pourrait résumer <strong>le</strong> sens de sesœuvres. C’est pourquoi cel<strong>le</strong>s-ci se terminentsouvent sur des si<strong>le</strong>nces ostensib<strong>le</strong>s, comme celuide la dernière image d’Ecce Bombo, quand Miche<strong>le</strong>se retrouve chez son amie dépressive Olga – alorsqu’il était <strong>le</strong> seul de sa bande à avoir dit qu’il n’yirait pas – ou alors celui dans <strong>le</strong>quel s’enfermera <strong>le</strong>1 consulté <strong>le</strong> 15juin 2011.prêtre Giulio, qui se résout à tout quitter pours’iso<strong>le</strong>r dans un couvent de Patagonie ; d’où enfin<strong>le</strong> manque de résolutions dans un film commePalombella Rossa, qui se termine sur <strong>le</strong>s incertitudesavec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il avait commencé, avec unironique coucher de so<strong>le</strong>il en carton-pâte,symbo<strong>le</strong> d’improbab<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ndemains radieux.Sans appartenir à la nouvel<strong>le</strong> génération decomiques italiens de la fin des années 1970 (avecMassimo Troisi, Roberto Benigni, CarloVerdone 2 ), sans faire non plus du cinéma d’auteurà la manière des frères Taviani ou de Bellocchio,sans plus pouvoir se réclamer directement de sesmaîtres (Fellini, Pasolini, De Sica, Moretti), ennageur solitaire et à contre courant de la vagueconsumériste et télévisuel<strong>le</strong> des années 1980inondant l’Italie, choisit un cinéma ouvertementinclassab<strong>le</strong>, personnel et moraliste, à l’ironieamère et subti<strong>le</strong>. En nous livrant un portrait de lasociété italienne de ces années, il choisit de ne pastricher avec l’apparence de cel<strong>le</strong>-ci, de ne pasessayer non plus de la prendre à contre-pieds enla parodiant, ou d’en dissimu<strong>le</strong>r la vio<strong>le</strong>nce ensimulant un autre genre de vio<strong>le</strong>nce. Au contraireMoretti choisit d’en dire la récurrente absurditéen racontant <strong>le</strong> désarroi d’un moraliste dans unesociété immora<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s échecs, <strong>le</strong>s doutes et <strong>le</strong>snévroses d’un solitaire en quête d’une raisoncol<strong>le</strong>ctive qui donne un sens à son existence.Camilla BEVILACQUA2Malgré une certaine insistance de la critique à vouloirrattacher Moretti à cette génération de comiques –notamment à ses débuts – Moretti s’exprimera toujoursclairement sur ce sujet, en soulignant son affinité avecl’univers de Fellini, de Pasolini, plutôt qu’avec <strong>le</strong> genre ducomique. Cf. Cahiers du cinéma n°443-445 et 524.8


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>AU-DELÀ DU COMIQUEL’HUMOUR DANS LES PIÈCES DE LA TRILOGIE JUIVE DE JEAN-CLAUDE GRUMBERGDepuis plusieurs décennies, <strong>le</strong>s auteurs dethéâtre français et francophones ont cherché denouvel<strong>le</strong>s voies pour susciter <strong>le</strong> <strong>rire</strong>. Si <strong>le</strong>smodè<strong>le</strong>s du bou<strong>le</strong>vard ou du vaudevil<strong>le</strong> persistent,certains auteurs s’inscrivent plutôt dans la lignéedu nouveau théâtre, qui avait développé sa propretonalité comique, selon laquel<strong>le</strong> « rien n’est plusdrô<strong>le</strong> que <strong>le</strong> malheur […] Si, si, c’est la chose laplus comique au monde 1 . » L’exercice est d’autantplus diffici<strong>le</strong> que – comme l’a montré Lipovetskydans L’Ère du vide – la société occidenta<strong>le</strong> a connuun « développement généralisé du codehumoristique 2 » qui dilue la portée carnava<strong>le</strong>sque,subversive et régénératrice 3 de la drô<strong>le</strong>rie.Malgré ces difficultés, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> n’a pas disparu dela scène ; il a évolué pour s’apparenter auxnuances de l’humour. Catherine Naugrette, dansun chapitre qu’el<strong>le</strong> intitu<strong>le</strong> « Le <strong>rire</strong> impossib<strong>le</strong> 4 »,pose que, à la suite de la Shoah, <strong>le</strong>s écrituresdramatiques européennes contemporainesconçoivent l’expérience humaine d’abord commeune survie ténue et ne cherchent donc pas àsusciter l’hilarité.Provoquant un <strong>rire</strong> décalé, atténué, commemis en sourdine, l’humour a pris aujourd’hui <strong>le</strong>1Samuel BECKETT, Fin de partie, Paris, Les Éditions deMinuit, 1957, p. 33 et suiv.2Gil<strong>le</strong>s LIPOVETSKY, L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1983,p. 153.3Lipovetsky note que <strong>le</strong> principe du comique commerégénération de l’ordre social et de la vie que Bakhtinerepère dans la culture populaire médiéva<strong>le</strong> et dans <strong>le</strong>sœuvres de Rabelais n’a plus cours aujourd’hui. Bakhtineconsidère en effet que « ce <strong>rire</strong> [des fêtes carnava<strong>le</strong>squesmédiéva<strong>le</strong>s] est ambiva<strong>le</strong>nt : il est joyeux, débordantd’allégresse, mais en même temps, il est rail<strong>le</strong>ur, sarcastique,il nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois. »Mikhaïl BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culturepopulaire au Moyen Age et sous la Renaissance, A. ROBEL (trad.),Paris, Gallimard, 1970, p. 20.4Cf. Catherine NAUGRETTE, Paysages dévastés, Le théâtre et <strong>le</strong>sens de l’humain, Belval, Circé, 2004, p. 33-63.pas au théâtre sur <strong>le</strong> comique. […] S’il existeactuel<strong>le</strong>ment une forme de comique au théâtre,el<strong>le</strong> se manifeste ainsi <strong>le</strong> plus souvent sousl’espèce d’un humour qui a viré au noir et quifonctionne davantage dans la proximité de ladou<strong>le</strong>ur que dans cel<strong>le</strong> de la béatitude 5 .L’on ne peut qu’agréer <strong>le</strong> constat de cetteévolution, tant cel<strong>le</strong>-ci est perceptib<strong>le</strong> dans denombreuses œuvres des quatre dernièresdécennies. Mais l’humour – comme <strong>le</strong> montreDominique Noguez 6 – offre une variété de tons,du noir au blanc. Certains auteurs visent àrenouer avec un humour franc, plus proche duregard complice et f<strong>le</strong>gmatique que du coup d’œildésinvolte face au désastre. Mais à cause de cecomique plus léger que ricanant, <strong>le</strong>urs œuvressont parfois déconsidérées par la critique. DenisGuénoun montre par exemp<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s textes deYasmina Reza subissent cet apriori vis-à-vis d’un<strong>rire</strong> ouvert, sincère et confiant. Il exposecomment il a dû se départir de l’idée que <strong>le</strong>spièces de Reza n’offraient qu’un divertissementbourgeois car, d’une part, el<strong>le</strong>s échappaient à cetteréduction idéologique, et d’autre part, parcequ’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> faisaient <strong>rire</strong> « de bon cœur 7 ».L’œuvre de Jean-Claude Grumberg, éga<strong>le</strong>mentfrançais de culture juive, brouil<strong>le</strong> aussi cettedichotomie entre théâtre commercial, plaisant, etthéâtre artistique inquiet. Ses pièces sontreconnues – el<strong>le</strong>s figurent au répertoire de laComédie-Française et dans plusieurs manuelsscolaires –, mais el<strong>le</strong>s ne sont encore que peuétudiées par la critique qui, à la suite de Jean-Pierre Sarrazac, considère souvent cette œuvre5Ibid., p. 50.6Cf. Dominique NOGUEZ, L’arc-en-ciel des humours, nouvel<strong>le</strong>édition revue, Paris, Librairie Généra<strong>le</strong> Française, 2000.7Denis GUÉNOUN, Avez-vous lu Reza ? Une invitationphilosophique, Paris, Albin Michel, 2005, p. 21.9


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artcomme une « caricature de pirandellisme 1 ».Pourtant, Grumberg écrit à partir même del’événement que <strong>le</strong>s études théâtra<strong>le</strong>s françaisesposent au fondement de nombreusesdramaturgies contemporaines : la Shoah. En effet,son père a été arrêté et déporté en 1942 ; etplusieurs de ses pièces mettent en scène des juifsconfrontés à l’antisémitisme et àl’incompréhensib<strong>le</strong> du génocide. Mais,paradoxa<strong>le</strong>ment, il crée à partir de cette matièredouloureuse des scènes et des dialogues hilarantset réconfortants, qui ne travestissent pas l’horreurmais qui laissent de côté l’accab<strong>le</strong>ment implacab<strong>le</strong>et sordide qu’el<strong>le</strong> créerait. Grumberg déclare dansune interview sur France culture <strong>le</strong> 10 mars 2010 :J.-C. GRUMBERG : Moi, j’ai un principe : jeraconte ma vie. Mais c’est un peu commequelqu’un qui aurait une maladie grave : vousl’invitez à manger, il a une maladie grave ; il nevous par<strong>le</strong> que de sa maladie. S’il ne vous fait pas<strong>rire</strong>, vous ne <strong>le</strong> réinvitez plus. Un auteurdramatique, il a besoin de…M. VOINCHET : Faut-il vraiment qu’il nous fasse<strong>rire</strong> sur ce sujet-là ?J.-C. GRUMBERG : Ne serait-ce que pour que cesoit supportab<strong>le</strong> ! C’est-à-dire qu’en fin de compte,mon malheur à moi, si je veux vous <strong>le</strong> fairepartager… Vous n’avez aucune raison d’écoutermes… de me voir sanglotant, vous avez desmalheurs aussi ! Je pense que <strong>le</strong> but du jeu, c’est deraconter sa vie en donnant <strong>le</strong> choix à l’auditeur –en ce qui concerne <strong>le</strong> théâtre au spectateur – de<strong>rire</strong> ou de p<strong>le</strong>urer. Et au même moment, c’estmieux 2 !Le <strong>rire</strong> lui semb<strong>le</strong> <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur allié pour fairepasser la représentation d’événements pénib<strong>le</strong>s,d’autant plus que <strong>le</strong>s faits qu’évoque J.-1Jean-Pierre SARRAZAC, L’avenir du drame, Belfort, Circé,1999, p. 33.2consulté <strong>le</strong> 15 juin 2011.C. Grumberg ont longtemps été refoulés 3 par lasociété française.Comment <strong>le</strong> recours à l’humour permet-il àGrumberg d’évoquer ce point de destructionradica<strong>le</strong> que constitue la Shoah en évitant desusciter <strong>le</strong> rejet ou l’accab<strong>le</strong>ment chez <strong>le</strong>spectateur ? À travers une analyse des pièces qu’ila rassemblées a posteriori pour former unetrilogie 4 – Dreyfus…, L’Atelier et Zone libre –, l’ontentera de répondre à cette question etd’appréhender la dramaturgie et l’esthétiqueparticulières à cet auteur que l’on pourraitqualifier d’anti-comique.Déchirures de l’histoireLes trois pièces ont en commun deprésenter des juifs se débattant avec <strong>le</strong> rejet dontils font l’objet, ainsi que <strong>le</strong> rapport de cespersonnages à la France, patrie imaginaire desdroits humains et de la fraternité. Mais cetteconfrontation est présentée indirectement, àtravers des interrogations ou des allusions.Dreyfus..., représenté pour la première fois en1974, ne représente pas l’affaire en question mais<strong>le</strong>s répétitions et <strong>le</strong>s discussions hou<strong>le</strong>uses d’unetroupe de comédiens amateurs juifs polonais qui,au début des années trente, montent une piècebasée sur cet événement historique très éloigné de<strong>le</strong>ur propres conditions de vie. Certains d’entreeux éprouvent des difficultés à croire que Dreyfusse soit engagé de bonne foi dans l’armée.3Ce terme est employé par Henry Rousso pour caractériserl’attitude de la société française de l’après-guerre parrapport au retour des déportés et aux témoignages de laShoah : « <strong>le</strong> retour des victimes de l’universconcentrationnaire nazi représente sans doute l’événement<strong>le</strong> plus vite refoulé. […] Cette rencontre entre <strong>le</strong>s déportés,dont beaucoup n’ont pu survivre qu’avec l’espoir detransmettre et de témoigner, et <strong>le</strong>s premiers réf<strong>le</strong>xes derefus et de refou<strong>le</strong>ment, représente un autre rendez-vousmanqué, lourd de rancœur et d’incompréhension. » HenryROUSSO, Le syndrome de Vichy, De 1944 à nos jours, Paris, Seuil,1990, p. 40 et suiv.4Ces pièces ont en effet été rééditées en un volume de lacol<strong>le</strong>ction Babel en 1998.10


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>Dans L’Atelier, créé en 1979, l’on découvre despersonnages juifs et non-juifs, patrons et ouvriersd’un atelier de confection, dans l’après-guerre etl’après-génocide. Mais ils ne perçoivent pas cetévénement de manière claire et exacte carl’amp<strong>le</strong>ur et la nature du crime sont inimaginab<strong>le</strong>set ignorées par <strong>le</strong>s institutions françaises.Grumberg ne représente pas <strong>le</strong>s raf<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>shumiliations ou <strong>le</strong>s massacres ; il montre plutôt lapersistance de l’antisémitisme et du déni à travers<strong>le</strong> parcours de Simone, femme de déporté, pourobtenir la reconnaissance du sort de son mari.Zone libre, rédigé dix ans plus tard, constitue laseu<strong>le</strong> pièce du répertoire de Grumberg situéependant la guerre même ; mais el<strong>le</strong> montred’abord l’angoisse et l’ignorance de certainsmembres d’une famil<strong>le</strong> qui ont pu se réfugier enzone libre – où ils doivent se cacher – à l'égard deceux qui ont été arrêtés ou qui sont restés au nordde la ligne.Outre cette évocation thématique del’antisémitisme, des persécutions et de <strong>le</strong>ursrépercussions sur <strong>le</strong>s survivants, <strong>le</strong>s trois piècespartagent une structure et une dramaturgiesemblab<strong>le</strong>s. Leurs personnages figurent despersonnes réel<strong>le</strong>s, dotées d’une identité singulière.Leur structure comporte une dizaine de scènes –en réalité des tab<strong>le</strong>aux formant chacun une unitétemporel<strong>le</strong>, suivis par une coupure, un « noir »,indiquant une ellipse de quelques jours à plusieursannées. C’est l’écou<strong>le</strong>ment du temps qui créed’abord <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment des pièces, et non uneintrigue nouée autour d’un enjeu central. Lespectateur doit reconstituer <strong>le</strong>s événements qui sesont produits durant <strong>le</strong>s ellipses à partir desinformations données dans <strong>le</strong>s échanges. Lesdialogues, comme la structure des pièces,apparaissent troués, empreints d’implicite,d’allusions ou de tabous. Sous <strong>le</strong> badinagequotidien, <strong>le</strong>s débats et <strong>le</strong>s petites altercations,surgit de temps à autre une remarque a priorianodine, mais qui peut prendre une résonnanceparticulière, doub<strong>le</strong>, ambigüe ou horrifiante pour<strong>le</strong> spectateur qui, contrairement aux personnages,connaît la vérité historique. Les personnages, parcontre, apparaissent comme immergés dans <strong>le</strong>sévénements de l’époque et du lieu où l’action sesitue.Leur vue limitée par <strong>le</strong>ur condition socia<strong>le</strong> ethistorique conduit <strong>le</strong>s protagonistes à émettre desremarques à la fois drô<strong>le</strong>s et glaçantes pour <strong>le</strong>spectateur, alors partagé entre <strong>rire</strong> et larmes. C’estpar exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> cas lorsque, dans la dernière scènede Dreyfus…, <strong>le</strong> comédien fanfaron explique avecsatisfaction qu’il a recommandé à son gendre et àsa fil<strong>le</strong> de s’instal<strong>le</strong>r en Al<strong>le</strong>magne.ARNOLD. Crois-moi, ils ont bien choisi, Michelm’avait parlé de l’Ang<strong>le</strong>terre, mais je lui ai dit non,une î<strong>le</strong> c’est pas un bon pays pour nous…MOTEL. Pourquoi ça ?ARNOLD. Une î<strong>le</strong>, c’est entouré d’eau…ZINA. En principe…MOTEL. Et Alors ?ARNOLD. Alors ? Essaie de nager avec tamachine à coudre… Et puis l’Al<strong>le</strong>magne, ladernière guerre qu’el<strong>le</strong> a faite, el<strong>le</strong> l’a perdue ; alorsils sont pas près de recommencer, ils ont compris,eux… Ils vont se tenir tranquil<strong>le</strong>s 1 …Cet humour involontaire décou<strong>le</strong> d’uneinterprétation que <strong>le</strong> spectateur est appelé à poserà partir de ses propres connaissances et évidencesculturel<strong>le</strong>s. Le travail de Grumberg pour susciter<strong>le</strong> <strong>rire</strong> relève de l’humour car celui-ci suppose uneinterrogation ludique des schèmes conceptuels,des relations logiques et des conventionspartagées par l’auditoire, qui doit accepter dereconnaître a contrario la partialité de ses propresrepères, et de se sentir en connivence avec cerenversement.1Jean-Claude GRUMBERG, Dreyfus…, dans Dreyfus…,L’Atelier, Zone libre, Ar<strong>le</strong>s, Actes Sud, 1998, p. 122.11


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artSuture complice de l’humourSelon Robert Escarpit, l’humour consiste en« ce clin d’œil complice qui anéantit l’ironieagressive » ; et pour Henri Morier, il équivaut àune « ironie de conciliation » :Quand on est conscient de ne pas être pluspur que <strong>le</strong>s autres on commence par se réformersoi-même, […] Il s’ensuit qu’entre l’humoriste etsa victime existe un lien de complicité, et quecette connivence entraîne l’absence de jugement, etpartant – <strong>le</strong> pardon 1 .Tout au long des conversations ou desdialogues, <strong>le</strong>s personnages se permettent desremarques malicieuses à propos de <strong>le</strong>ur situationou de <strong>le</strong>ur entourage. Mais ces pointes sonttoujours amorties par l’expression d’une affectionou d’une compréhension à l’égard despréoccupations de l’autre. Dans Dreyfus…, <strong>le</strong>comédien fanfaron rail<strong>le</strong> <strong>le</strong>s autres membres de latroupe, mais avec une empathie pour <strong>le</strong>ursdéfauts ou <strong>le</strong>urs vices :ARNOLD. […] Alors Zalman, toujours tesaigreurs ? Du bicarbonate, crois-moi, dubicarbonate et moins de vodka, jamais plus d’unverre à la fois… (Il rit 2 .)Le patron de L’Atelier, Léon, ressemb<strong>le</strong> en celaau personnage d’Arnold : il apparaît d’abordcomme rustre et sûr de lui, mais cette assurancevoisine avec une susceptibilité et une angoisse quise traduit par de l’autodérision. Lorsqu’il rail<strong>le</strong>son ouvrier communiste qui quitte l’atelier plustôt, il dit :LÉON. […] une chose que je voudrais te faireremarquer, gentiment, moi tous <strong>le</strong>s samedis, qu’il yait réunion révolution ou n’importe quoi je doislivrer alors je livre mais vous il y a des années etdes années que vous vous réunissez pour par<strong>le</strong>r duchangement et du bonheur et je vois toujoursrien… […]JEAN. Que j’ail<strong>le</strong> tous <strong>le</strong>s vendredis à cetteréunion et que vous puissiez rien faire pour m’enempêcher c’est déjà un grand bonheur pour moi etun petit changement pour vous, non ?LÉON. Admettons !... Au moins n’oublie pas de<strong>le</strong>ur dire que tous <strong>le</strong>s ans régulièrement je t’achètel’almanach ouvrier paysan et de vignettes pour lafête de L’humanité, où je ne mets pourtant jamais<strong>le</strong>s pieds parce qu’il y p<strong>le</strong>ut tout <strong>le</strong> temps 3 …Dans Zone libre, <strong>le</strong> chef de la famil<strong>le</strong> réfugiée,Simon, se retrouve dans un environnementinconnu et dangereux, responsab<strong>le</strong> de la vie defemmes et d’enfants. Il réagit donc souvent avecnervosité, par des remarques peu amènes, maisqui, pour <strong>le</strong> spectateur, semb<strong>le</strong>nt aussi pluslucides par rapport aux circonstances.SIMON. […] Pourquoi il a fallu que vous vousmettiez à vendre vos saloperies de liquettes, hein ?Jusqu’à ce qu’un de vos « clients » perde unbouton et vous dénonce pour malfaçon et exerciceillégal de la confection. Vous n’avez pas encorecompris qu’il faut se faire tout petit ?LÉA (<strong>le</strong> coupant). Tout petit ou pas, faut manger,non ?SIMON (se rasseyant). C’est vrai, faut manger,j’oublie toujours ça, pardon 4 .Ces trois personnages possèdent <strong>le</strong>scaractéristiques attribuées à l’humoriste,« misanthrope lucide mais bon, […] bourrumélancolique au cœur tendre 5 ». S’ils n’ont pas <strong>le</strong>f<strong>le</strong>gme absolu qui distingue l’humour anglais, ilsparviennent néanmoins à saisir <strong>le</strong>s difficultésd’une situation sous un ang<strong>le</strong> décalé, qui renversel’opposition entre <strong>le</strong> normal et <strong>le</strong> problématique.1Henri MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris,PUF, 1981, p. 604.2Jean-Claude GRUMBERG, ibid., p. 32.3Jean-Claude GRUMBERG, L’Atelier, dans op. cit., p. 209 etsuiv.4Jean-Claude GRUMBERG, Zone libre, dans op. cit., p. 337.5Robert ESCARPIT, L’humour, Paris, PUF, 1981, p. 31.12


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>Sauts d’aiguillage et enrayage du pathosDans Le mot d’esprit et sa relation àl’inconscient, Freud voit dans l’humour un typeparticulier de witz qui permet d’économiser unedépense d’affect. Face à une situation qui devraitentraîner une forte émotion – colère, peur, joieou tristesse profonde –, l’humoriste se dégage dece comportement attendu et réagit comme si lasituation lui paraissait norma<strong>le</strong>, indifférente oujuste intéressante.L’économie réalisée en matière de pitié estl’une des sources <strong>le</strong>s plus fréquentes du plaisirhumoristique. […] L’humour ordinaire, dontnous faisons preuve <strong>le</strong> cas échéant dans notre vie,nous <strong>le</strong> produisons en règ<strong>le</strong> généra<strong>le</strong> aux dépensde l’irritation, au lieu de nous irriter 1 .Le père de la psychanalyse remarque « undéplacement » de l’énergie habituel<strong>le</strong>ment investiedans l’affect « vers un autre objet, qui souvent estaccessoire 2 ». Il considère ce déplacement commeun processus de défense supérieur au refou<strong>le</strong>mentd’où naissent <strong>le</strong>s névroses ; contrairement aurefou<strong>le</strong>ment, l’humour « dédaigne de soustraire àl’attention consciente <strong>le</strong> contenu dereprésentation attaché à l’affect pénib<strong>le</strong> 3 ».Grumberg, dans sa trilogie, se sert decette brusque destitution des émotions et dessentiments exacerbés, trop vifs ou trop pesants. Ilfait poindre une émotion, un ressentiment ou unedou<strong>le</strong>ur muette, qui croît progressivement jusqu’àdevenir sensib<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> spectateur, même si cetaffect reste sur scène ignoré, ou s’il est seu<strong>le</strong>mentévoqué, mi-dit. Mais au lieu d’enc<strong>le</strong>ncher uneréaction, <strong>le</strong> malaise, la tension ou <strong>le</strong> conflit setrouve brusquement désamorcé, vidé de sonimportance, par une réf<strong>le</strong>xion incongrue.Cependant ces décalages dépassent <strong>le</strong> simp<strong>le</strong>divertissement car ils n’évacuent pascomplètement <strong>le</strong> malaise et <strong>le</strong>s émotions sous-1Sigmund FREUD, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient,trad. D. MESSIER, Paris, Gallimard, 1988, p. 402 et suiv.2Ibid., p. 406.3Ibid., p. 407.jacentes. À partir du rendu apparemment réalistede situations quotidiennes propices à l’effusionou au drame, Grumberg travail<strong>le</strong> à désamorcerl’engrenage de la catastrophe en déplaçant latension et l’attention, dans une démarche dedédramatisation, d’échappée hors de la spira<strong>le</strong> dupathos.La construction des dialogues de L’Atelierjoue particulièrement de ces sauts d’aiguillage, quiévacuent tout à coup la teneur douloureuse et latension liée à une situation conflictuel<strong>le</strong> outraumatique. Les séquences font sans cessealterner des moments diffici<strong>le</strong>s, tendus, avec desinterventions décalées, qui situent l’échange surun plan plus léger et qui renvoient laréalité pénib<strong>le</strong> à sa contingence et à ses aspectscocasses ou ridicu<strong>le</strong>s. Lorsque Simone raconte <strong>le</strong>jour où la police française l’a arrêtée avec sesenfants, son récit traduit bien l’angoisse liée à cetévènement mais en note aussi tous <strong>le</strong>s détailsincongrus.SIMONE. Ceux qui sont venus en quarante-deuxils étaient plutôt du genre serviab<strong>le</strong>s : il y en a unqui a insisté pour me porter mon baluchonjusqu’au commissariat.GISÈLE. On vous a arrêtée ?SIMONE. C’est pas moi qu’ils voulaient c’étaitmon mari. Mais comme il était pas là ils m’ontemmenée à sa place avec <strong>le</strong>s gosses aucommissariat, juste sous la mairie du dixième…Là, <strong>le</strong> commissaire, très gentil aussi, a regardé mespapiers et m’a dit de rentrer à la maison, qu’onarrêtait pas <strong>le</strong>s Français, ils avaient pas d’ordrepour ça… […] Alors j’ai vite repris mon petitbaluchon, <strong>le</strong>s deux mômes et… seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> grandvoulait pas partir comme ça, il était pas content :« Y a personne pour porter <strong>le</strong> paquet de maman ? »Il criait : « On nous fait venir pour rien. » Je l’ai tirépar <strong>le</strong> bras, j’ai bien cru que je lui arrachais, on estrentré en courant…El<strong>le</strong> rit, toutes rient 4 .La mention de la réaction de l’enfant, qui danssa naïveté ne perçoit pas la terreur norma<strong>le</strong>mentcausée par l’arrestation, relève du discours4Jean-Claude GRUMBERG, L’Atelier, dans op. cit., Ar<strong>le</strong>s, ActesSud, 1998, p. 158.13


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>déploration de ces malheurs et de <strong>le</strong>s reconnaître,de <strong>le</strong>s prendre en compte pour produire un plaisirpartagé et pour restaurer une image de soimalmenée et une fraternité dans <strong>le</strong> <strong>rire</strong> communet concomitant.La plaisanterie à son propre égard,l’autodérision ou auto-ironie, constitue selonJean-Marc Moura la clé de l’humour : « à ladifférence du comique ou de la satire, l’ethos et <strong>le</strong><strong>le</strong>cteur impliqué du texte humoristique ne sedétachent pas du risib<strong>le</strong>, <strong>le</strong> condamnent encoremoins, ils y participent en exprimant <strong>le</strong>urproximité avec lui 1 . » Les personnages juifs de latrilogie recourent sans cesse à cette expressiond’un point de vue amusé mais non détaché sur<strong>le</strong>ur propre situation ainsi que sur <strong>le</strong>s vexationsqui <strong>le</strong>ur sont imposées. Ils exercent cette facultéen particulier à propos des stéréotypesdépréciatifs qui ont cours sur <strong>le</strong>s juifs et de lastigmatisation dont ils font l’objet. Les juifspolonais de Dreyfus… évoquent ouvertement <strong>le</strong>urmauvaise réputation et l’image de fermeture quicaractérise <strong>le</strong>ur communauté.MYRIAM. Il n’y a pas que <strong>le</strong>s juifs qui l’ontdéfendu, Zola par exemp<strong>le</strong>…MICHEL. Zola ! Zola ! D’abord tu es sûre qu’ilétait pas juif Zola ?MYRIAM. Mais, ma paro<strong>le</strong>, tu vois <strong>le</strong> malpartout 2 !...À un sioniste venu donner une conférencedans <strong>le</strong>ur sal<strong>le</strong> qui <strong>le</strong>ur explique qu’Israël sera unpays comme <strong>le</strong>s autres, une comédienne répond :« Comment ça comme <strong>le</strong>s autres ? Pour nous,pour <strong>le</strong>s juifs un pays comme <strong>le</strong>s autres ? Alors àquoi ça servirait d’être juif 3 ? »C’est dans Zone libre que <strong>le</strong>s personnages sont<strong>le</strong> plus souvent amenés à tourner en dérision desaspects de <strong>le</strong>ur condition pour se libérer de ladiscrimination et pour surmonter <strong>le</strong>ursinquiétudes et interrogations. Dans la première1Jean-Marc MOURA, Le sens littéraire de l’humour, Paris, PUF,2010, p. 93.2Jean-Claude GRUMBERG, Dreyfus…, dans op. cit., p. 62 etsuiv.3Ibid., p. 71.moitié de la pièce, la colère de Simon contre <strong>le</strong>spersécutions s’exprime à travers un certainiconoclasme à l’égard des traditions spécifiques àla communauté juive. Sur <strong>le</strong> mode de l’antiphrase,il va jusqu’à justifier l’ostracisme à l’égard des juifset renier la circoncision.SIMON. […] si je pouvais me <strong>le</strong> recol<strong>le</strong>r, moi,quitte à me <strong>le</strong> fixer avec une punaise, je <strong>le</strong> ferais !Rien que pour être libre d’al<strong>le</strong>r et venir commetout <strong>le</strong> monde dans ce putain de pays […]! Bon,bon, admettons qu’il fail<strong>le</strong> des enfants pour quetout ce bordel se perpétue, admettons,admettons… Mais pourquoi précisément desenfants juifs ? Pourquoi puisque plus personnen’en veut ? Pourquoi insister ? C’est mal é<strong>le</strong>vé à lafin de s’imposer comme ça et c’est malsain 4 .Le fait de jouer avec ces circonstancespénib<strong>le</strong>s, de feindre d’y trouver des aspectsétonnants ou plaisants, permet à ces personnagesde s’extraire de <strong>le</strong>ur position de victime pourvenir occuper aussi la position du spectateur. Encela, l’autodérision et l’antiphrase humoristiquecontribuent à déstabiliser l’illusion mimétique etla séparation scène-sal<strong>le</strong>. Certes, l’on ne peutqualifier la dramaturgie de Grumberg d’épique –<strong>le</strong>s acteurs imitent bien une action ou uneconversation –, cependant faire de l’humour unressort majeur de son écriture permet à cet auteurde créer une forme intermédiaire de distanciationet une dimension réf<strong>le</strong>xive sur <strong>le</strong>s situations etl’enchainement des actions. Dans cette trilogie deGrumberg, l’on frô<strong>le</strong> sans cesse <strong>le</strong> drame, maissans jamais y accrocher ; toujours une remarqueou une attitude vient indiquer qu’une autre voieest possib<strong>le</strong>. Comme <strong>le</strong> recommande Brecht 5 , la4Jean-Claude GRUMBERG, Zone libre, dans op. cit., p. 300 etsuiv.5Dans son Petit organon pour <strong>le</strong> théâtre, Brecht affirme d’abordavec force la vocation du théâtre à être un divertissement,mais il lui attribue aussi la fonction d’instigateur du doutevis-à-vis de ce qui paraissait naturel ou allant de soi : « voilà<strong>le</strong> regard, aussi inconfortab<strong>le</strong> que productif, que doitprovoquer <strong>le</strong> théâtre par <strong>le</strong>s représentations qu’il donne dela vie des hommes en société. […] Cette méthode, afin dedécouvrir la mobilité de la société, traite <strong>le</strong>s états où setrouve cel<strong>le</strong>-ci comme autant de processus, qu’el<strong>le</strong> suit dans15


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artdramaturgie de Grumberg met plus en évidence<strong>le</strong>s contradictions et <strong>le</strong>s ambiguïtés quiempêchent de donner un sens unique et définitifà une situation.Détournement des caractères et desstéréotypesLe rétablissement de l’ambiva<strong>le</strong>nce et de lanuance désamorce <strong>le</strong>s automatismes de pensée,<strong>le</strong>s catégorisations et <strong>le</strong>s schématisationssimplistes ou manichéennes. Grumberg recourt àl’humour car il lui permet de dépasser lacaricature et la réduction auxquel<strong>le</strong>s mène <strong>le</strong>comique de caractère, de répétition ou desituation. Ces procédés plus habituels du <strong>rire</strong>apparaissent certes dans la trilogie – en particulierdans Dreyfus… –, mais sans être systématiques nicomp<strong>le</strong>ts. Le comédien tail<strong>le</strong>ur de professionchargé de coudre <strong>le</strong>s costumes est par exemp<strong>le</strong>obsédé par l’importance de l’habit.MOTEL (n’y tenant plus, avance timidement). Quandil aura <strong>le</strong> costume, <strong>le</strong> sabre, <strong>le</strong>s boutons 1 …MOTEL (timidement). Tu sais, Maurice, quandmême, je suis sûr qu’avec <strong>le</strong> costume, <strong>le</strong>saccessoires 2 …MOTEL. Je pense bien et quand il aura…MAURICE (<strong>le</strong> coupant gentiment mais fermement). Jet’en prie, ne <strong>le</strong> dis pas !MOTEL. Bon, bon… je <strong>le</strong> dis pas… quandmême <strong>le</strong> costume, ça joue 3 …Toutefois il ne se réduit pas à un rouagedestiné à faire <strong>rire</strong> de son obsession ; ses répliquestraduisent aussi une grande lucidité par rapportaux illusions idéologiques ou narcissiques.Grumberg refuse <strong>le</strong>s personnages caricaturaux,dépourvus d’épaisseur et de contradictions. Il faitdire à l’une des actrices qui refuse de croire àl’histoire de Dreyfus : « un personnage, il lui fautdu dur et du mou, du noir et du blanc, sinon c’estune statue, pas un rô<strong>le</strong> 4 … »L’oscillation et l’esquive par rapport à uncaractère stéréotypé concerne ainsi la majorité despersonnages de la trilogie. Claudine Nacache-Ruimi, dans son étude sur L’Atelier, observe queGrumberg « part de figures qui semb<strong>le</strong>nt peunuancées pour créer, insensib<strong>le</strong>ment, despersonnalités moins simp<strong>le</strong>s qu’il n’y paraît 5 ».El<strong>le</strong> donne l’exemp<strong>le</strong> du personnage d’uneouvrière, Mimi, qui à première vue correspondtout à fait au stéréotype de la midinette parisiennedélurée, gouail<strong>le</strong>use et sympathique, mais qui serévè<strong>le</strong> aussi par moments jalouse, médisante oucruel<strong>le</strong>.L’on peut éga<strong>le</strong>ment observer ce jeu avec <strong>le</strong>stypes et <strong>le</strong>s stéréotypes dans Zone libre. Lepersonnage de la mère incarne presquetota<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> stéréotype de la vieil<strong>le</strong> mère juive,qui récrimine pour tout et n’a pas conscience descirconstances réel<strong>le</strong>s. Ce type semb<strong>le</strong> d’abord ladéfinir puisque dans la première scène sa fil<strong>le</strong> faitremarquer que « même quand el<strong>le</strong> se tait, […] el<strong>le</strong>se tait comme une vieil<strong>le</strong> juive 6 … » Cependant, aufil des scènes, Grumberg introduit des actions etdes répliques pour suggérer qu’el<strong>le</strong> adopte cetteattitude revêche et théâtra<strong>le</strong> comme une stratégiepour ne pas plier face aux conditions de laclandestinité. Une didascalie traduit cet étatd’éveil et d’attention dissimulé sous uneindifférence apparente.L’enfant pose alors une <strong>le</strong>ttre sur la tab<strong>le</strong>. […] Il sort,très fier. Au passage, il s’arrête un instant, presque sous <strong>le</strong>nez de madame Schwartz qu’il dévisage. Cel<strong>le</strong>-ci lui tirebrusquement la langue, tout en portant ses deux mains enpavillon autour de ses oreil<strong>le</strong>s. L’enfant, partagé entre <strong>le</strong> <strong>rire</strong>et la peur, s’enfuit à toutes jambes. Madame Schwartz alorsretombe dans son apathie 7 .ce qu’ils ont de contradictoires. » Bertolt BRECHT, Petitorganon sur <strong>le</strong> théâtre, B. LORTHOLARY (trad.), dans Écrits sur <strong>le</strong>théâtre, Paris, Gallimard, 2000, p. 369.1Jean-Claude GRUMBERG, Dreyfus…, dans op. cit., p. 10.2Ibid., p. 12.3Ibid., p. 46.4Ibid., p. 84.5Claudine NACACHE-RUIMI, Étude sur Jean-Claude GrumbergL’atelier, Paris, Ellipses, 2007, p. 32.6Jean-Claude GRUMBERG, Zone libre, dans op. cit., p. 265.7Ibid., p. 275.16


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>Dans un premier temps, cette exploitationparodique des représentations et catégories figées,que constituent <strong>le</strong>s stéréotypes, amène <strong>le</strong>sspectateurs à <strong>rire</strong> ensemb<strong>le</strong> de ce qu’ilsconnaissent et reconnaissent. L’on trouve doncune certaine dépendance aux conceptions et auxdemandes du public dans la dramaturgie deGrumberg – il se compare à l’homme malade quiveut et par<strong>le</strong>r de sa maladie, et être réinvité. Maiscet écrivain, comme de nombreux dramaturgescontemporains, ne vise pas ce simp<strong>le</strong> <strong>rire</strong> desupériorité et de reconnaissance de la part de sonpublic. Son recours aux stéréotypes laissetoujours aussi entendre, en contrepoint implicite,que ces stéréotypes à un tel point diffus, connuset intégrés dans <strong>le</strong>s consciences européennes, ontété un vecteur majeur de l’exclusion puis del’extermination des juifs.Grâce aux ambiva<strong>le</strong>nces et aux paradoxesde l’humour, Grumberg parvient à évoquer demanière puissante des événements douloureux outabous pour <strong>le</strong> public français ou francophoneauquel il s’adresse. Le travail de l’implicite etl’invocation en creux du savoir historique faitoscil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> sens de nombreuses répliques entredrô<strong>le</strong>rie et mélancolie. Grumberg récuse par làl’accab<strong>le</strong>ment monolithique corrélé à la Shoah ; ildégage plutôt la fail<strong>le</strong>, la finitude et la partialitépartagées par tout homme. L’exploitation del’humour permet aussi d’échapper à lastigmatisation sur laquel<strong>le</strong> se fonde souvent <strong>le</strong><strong>rire</strong>. Dans la comédie traditionnel<strong>le</strong> ou <strong>le</strong>bou<strong>le</strong>vard, l’on rit du défaut ou de la situationd’un personnage. La trilogie de Grumbergprésente plutôt des êtres qui accommodent <strong>le</strong>ursrail<strong>le</strong>ries d’une nuance compatissante et complice.Les protagonistes ont certes des défauts, destravers et des manies propres ; pourtant ils nesont jamais complètement identifiab<strong>le</strong>s à cescaractéristiques négatives. Chaque protagoniste seprésente à travers une épaisseur decontradictions, et peut faire preuve d’un regarddécalé, d’autodérision humoristique, sur sesdifficultés.L’humour, par ses décalages incongrus etses retournements du sens habituel, constituepour Grumberg une manière de désamorcerl’immédiateté et la prégnance des émotions. Le<strong>rire</strong> chez Grumberg repose sur ce mouvementparadoxal d’aff<strong>le</strong>urement des affects et debrusque retrait, de dégagement hors de cettedynamique des émotions pour ramener lafocalisation sur un fait ou un sujet plus futi<strong>le</strong> ouplus prosaïque, lié aux nécessités matériel<strong>le</strong>s de lavie.Enfin, la trilogie juive suscite <strong>le</strong> <strong>rire</strong> àpartir des stéréotypes qui schématisent etcaricaturent diverses appartenances identitaires.Mais l’esthétique de Grumberg fait éga<strong>le</strong>ment <strong>rire</strong>de ce mécanisme de stéréotypie, pour mieuxl’approcher et <strong>le</strong> rendre visib<strong>le</strong>. Le penchanthumain pour la caricature et la réduction del’autre à ses propres conceptions est reconnu,affiché et démonté plutôt que condamné sansexamen. La reconnaissance bienveillante de lafinitude humaine s’oppose à tout catastrophismepéremptoire et à toute damnation de l’humanité,et inscrit fina<strong>le</strong>ment bien <strong>le</strong> travail de Grumbergdans la tradition de l’humour vagabond,interrogateur autant que consolateur.L’humour a été pour <strong>le</strong>s juifs un moyen dedéjouer <strong>le</strong>s persécuteurs, de ridiculiser <strong>le</strong> tsar et<strong>le</strong>s pogromistes ; mais sans prétendre opposerune vérité à une autre ; car l’humour exigeaitd’eux autre close encore : qu’ils se moquassentaussi d’eux-mêmes, pour qu’à l’ido<strong>le</strong> renversée,démasquée, exorcisée ne fût pas immédiatementsubstituée une autre ido<strong>le</strong> 1 .Élisabeth CASTADOT a1Vladimir JANKÉLÉVITCH et Béatrice BERLOWITZ, « Levagabond humour », dans Quelque part dans l’inachevé, Paris,Gallimard, 1978, p. 157.aAspirante du F.R.S.-FNRS17


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artCOMMENT L’HORREUR PEUT-ELLE NOUS FAIRE RIRE ?MODALITÉS DU COMIQUE DANS QUELQUES PIÈCES ANGLAISES CONTEMPORAINES« Rien n’est plus drô<strong>le</strong> que <strong>le</strong> malheur 1 »affirme Nell dans Fin de partie en 1957. Cetteremarque sémina<strong>le</strong> bou<strong>le</strong>verse l’affiliationcanonique du <strong>rire</strong> à la légèreté et à la gaité.Quelques années auparavant, dans Watt, romanécrit dans <strong>le</strong>s années 1940, Samuel Beckettdéfinissait ce <strong>rire</strong> comme un « hommage ébahi àla plaisanterie suprême, bref [comme] <strong>le</strong> <strong>rire</strong> quirit – si<strong>le</strong>nce s’il vous plaît – de ce qui estmalheureux 2 . » Passé du côté de la so<strong>le</strong>nnité et dumalheur, <strong>le</strong> comique semb<strong>le</strong> être devenu la seu<strong>le</strong>façon de rendre compte de l’absurdité du tempset de l’héritage d’horreurs laissé par la SecondeGuerre mondia<strong>le</strong>. Ce renversement esthétiqueremet en cause <strong>le</strong>s définitions génériquestraditionnel<strong>le</strong>s : <strong>le</strong>s formes de la tragédie et de lacomédie semb<strong>le</strong>nt être devenues obsolètes et cequestionnement générique, typique de lagénération du Théâtre de l’Absurde, donnenaissance à ce qu’il est convenu d’appe<strong>le</strong>r la« tragicomédie », étiquette qui traduit tout à la foisun genre du brouillage et un brouillage du genre.Mais au-delà du renversement et du flouesthétique, <strong>le</strong> changement de paradigme initié parSamuel Beckett pose de profondes questionséthiques : dans la perspective de l’abolition de lacensure au Royaume-Uni en 1968 et, plusgénéra<strong>le</strong>ment, de l’approfondissement de la crisemora<strong>le</strong> des démocraties européennes, il permet aupublic de <strong>rire</strong> non seu<strong>le</strong>ment du malheur maisaussi de l’horreur ; ce sont non seu<strong>le</strong>ment desscènes saisissantes suscitant <strong>le</strong> dégoût tout enfrappant l’imagination dans un grand écart entreignob<strong>le</strong> et démesure qui sont traitées sur <strong>le</strong> modecomique, mais aussi la qualité particulière d’uneémotion dans laquel<strong>le</strong> se chevauchent dégoût etabattement qui coexiste paradoxa<strong>le</strong>ment avec <strong>le</strong><strong>rire</strong>. Le passage du simp<strong>le</strong> affect négatif,1Samuel BECKETT, Fin de partie, dans Théâtre 1, Paris, LesÉditions de Minuit, 1971, p. 158.2Samuel BECKETT, Watt, Paris, Les Éditions de Minuit,1968, p. 49.individuel et transitoire – <strong>le</strong> malheur – àl’horreur, aux résonnances ontologiquesindépassab<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>ste ce <strong>rire</strong> d’un surcroit descanda<strong>le</strong>. Comment <strong>rire</strong> de l’horreur et resterhumain ? Comment la distance impliquée par <strong>le</strong><strong>rire</strong> peut-el<strong>le</strong> coexister avec la vio<strong>le</strong>nte crise quefait subir l’horreur à la sensibilité humaine ?Quel<strong>le</strong> est cette humanité qui trouve que « rienn’est plus drô<strong>le</strong> que <strong>le</strong> malheur » ?Les questions posées par ce <strong>rire</strong> scanda<strong>le</strong>uxsont traversées par une tension latente qui oppose<strong>le</strong> détachement du rieur à la crise indépassab<strong>le</strong>dans laquel<strong>le</strong> nous plonge l’horreur. À plusieursreprises dans la Poétique, l’horreur, entendue à lafois comme répulsion mêlée d’écœurement 3 etcomme spectac<strong>le</strong> monstrueux 4 , est bannie d’unetragédie placée sous <strong>le</strong> signe de la proportion.Infigurab<strong>le</strong> selon <strong>le</strong>s codes mimétiques, l’horreurthéâtralisée est aussi condamnée parce qu’au lieud’édifier, el<strong>le</strong> peut provoquer <strong>le</strong> <strong>rire</strong>, libérant dedangereuses forces profanatrices, bien loin dusublime tragique et de l’innocuité requise dansl’esthétique comique, censée ne présenter ni« dou<strong>le</strong>ur ni dommage 5 » pour <strong>le</strong> spectateur.Pourtant, à rebours de ces catégories, l’horreursemb<strong>le</strong> faire figure de tragique contemporain ;pour <strong>le</strong> dire avec André Stanguennec, « ladécomposition de l’unité irréversib<strong>le</strong>menteffondrée, sans perspective apparente dedépassement, engendre l’émotion d’horreur 6 . »Du tragique, l’émotion d’horreur conserve la3« il est évident qu’on ne doit pas voir [dans la tragédie] <strong>le</strong>sbons passant du bonheur au malheur (ce spectac<strong>le</strong> n’inspireni crainte ni pitié mais répugnance) » [52b30] ARISTOTE,Poétique, J. Hardy (trad.), Paris, Les Bel<strong>le</strong>s Lettres, 1995,p. 46.4« Quant à ceux qui suscitent par <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> non point lacrainte mais seu<strong>le</strong>ment l’horreur, ils n’ont rien de communavec la tragédie » [53b8] Ibid., p. 48.5[49a31] Ibid., p. 35.6André STANGUENNEC, Les Horreurs du monde. Phénoménologiedes affections historiques, Paris, Maison des Sciences del’Homme, 2010, p. 5.18


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>dynamique irréversib<strong>le</strong> et la mise en crise del’unité mais el<strong>le</strong> s’en distingue par l’absence deperspective, de transcendance et de téléologie, dela dimension sublime de l’émotion tragique. Quecette nuance très contemporaine du tragique soitliée au cataclysme éthique dans <strong>le</strong>quel l’Occidentcivilisé s’est plongé avec Hiroshima, Birkenau,Saigon et Srebrenica semb<strong>le</strong> assez communémentaccepté. La multiplication des scènes d’horreursur la scène anglaise post-beckettienne marquedonc, pour paraphraser <strong>le</strong> titre de Jean-MarieDomenach, un retour du tragique :La tragédie ne revient pas du côté où onl’attendait, où on la recherchait vainement depuisquelque temps – celui des héros et des dieux –,mais de l’extrême opposé, puisque c’est dans <strong>le</strong>comique qu’el<strong>le</strong> prend sa nouvel<strong>le</strong> origine, etprécisément dans la forme la plus subalterne ducomique, la plus opposée à la so<strong>le</strong>nnité tragique : lafarce, la parodie 1 .Portant apparemment sur <strong>le</strong>s genres (tragédie,farce, parodie) la remarque de Domenachinterroge aussi <strong>le</strong>s modes du comique, de cecomique aux confins du tragique. La questioncentra<strong>le</strong> dérou<strong>le</strong> dès lors deux vo<strong>le</strong>ts. Commentpeut-on <strong>rire</strong> de l’horreur ? C’est-à-dire commentse peut-il que l’horreur ne suscite pas un rejetcomp<strong>le</strong>t mêlé de dégoût, mais une formed’acceptation par <strong>le</strong> <strong>rire</strong> ? Et, parallè<strong>le</strong>ment, quelsmoyens comiques parviennent à susciter <strong>le</strong> <strong>rire</strong>dans l’horreur, malgré l’horreur ? De quel<strong>le</strong>snuances se teintent <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>sque et <strong>le</strong> grotesque,modes privilégiés de la farce, quand ilsapparaissent dans un contexte horrifiant ? Quelsliens <strong>le</strong> mode parodique entretient-il avec <strong>le</strong>tragique ?Malaise dans <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>squeArt de la surenchère et de la démesure, <strong>le</strong>bur<strong>le</strong>sque a partie liée avec la dimensionmécanique de la farce. Un élément minime etincongru dérèg<strong>le</strong> temporalité et causalité, <strong>le</strong>sactions se propageant alors de manièreimprévisib<strong>le</strong> et fata<strong>le</strong> pour finir en une apothéosede destruction et de gesticulations. Poussé àl’extrême, <strong>le</strong> mécanisme bur<strong>le</strong>sque provoque <strong>le</strong>désastre et la catastrophe. C’est, dans AbsurdPerson Singular, grand succès de la scène anglaisedes années 1970 dû à Alan Ayckbourn, une sériede tentatives de suicide toutes plus ratées <strong>le</strong>s unesque <strong>le</strong>s autres, enchainées sur un rythmetrépidant, et déjouées, non par la clairvoyance oul’humanité des personnages, mais, sur <strong>le</strong> mode duquiproquo, par <strong>le</strong>ur aveug<strong>le</strong>ment et <strong>le</strong>ur égoïsme.Quand Eva se met la tête dans <strong>le</strong> four, sa voisine,obsédée de propreté, lui propose de <strong>le</strong> nettoyer àsa place. Quand el<strong>le</strong> tente de se pendre, nouantune corde à linge au plafonnier, son voisin luipropose de changer l’ampou<strong>le</strong> à sa place. Et ainside suite, <strong>le</strong>s pulsions suicidaires du personnagepoursuivant <strong>le</strong>ur cours sur fond de chaosdomestique jusqu’à la complète implosion de lafête entre voisins. Considérée comme l’une desscènes <strong>le</strong>s plus hilarantes du théâtre anglaiscontemporain, cette série de suicides ratés met aujour <strong>le</strong> biais inhérent au bur<strong>le</strong>sque : « Si l’extrêmebur<strong>le</strong>sque fait <strong>rire</strong> au lieu de faire frémir oud’émouvoir s’il n’engendre pas de troub<strong>le</strong> ni descanda<strong>le</strong>, c’est qu’il adopte, au gré des époques etdes œuvres, toute une série de procédures quipermettent de rendre ces outrances recevab<strong>le</strong>s 2 . »La création d’un sentiment d’irréalité etl’insistance sur la bassesse des personnages, entreautres, permettent d’opérer cette déliaison éthiquepropre au bur<strong>le</strong>sque et d’éviter <strong>le</strong> scanda<strong>le</strong> quidevrait naître de l’exposition de l’horreur et del’inhumanité. En d’autres termes, <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>sque1Jean-Marie DOMENACH, Le Retour du tragique, Paris, Seuil,1967, p. 256.2Jean EMELINA, « Comment définir <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>sque ? », dansPoétiques du bur<strong>le</strong>sque : Actes du Colloque international du Centrede recherches sur <strong>le</strong>s littératures modernes et contemporaines del’Université Blaise Pascal : 22-24 février 1996, DominiqueBERTRAND (éd.), Paris, Honoré Champion, 1998, p. 62.19


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artcontemporain semb<strong>le</strong> se donner la missionproblématique de creuser l’écart entre l’humanitéreprésentée sur scène et l’humanité du spectateur,utilisant pour <strong>le</strong>vier du <strong>rire</strong> la fameuse« anesthésie momentanée du cœur » dont par<strong>le</strong>Bergson dans son étude 1 . Une autre scènecommunément considérée comme hilarante par lacritique et <strong>le</strong> public met en évidence cemécanisme : dans La Mer d’Edward Bond, unecérémonie de dispersion des cendres se meut enexplosion bur<strong>le</strong>sque d’hystérie col<strong>le</strong>ctive et l’urnecontenant <strong>le</strong>s cendres devient el<strong>le</strong>-même unearme dans la batail<strong>le</strong> rangée qui oppose <strong>le</strong>spersonnages. La machine dépathétisante dubur<strong>le</strong>sque fonctionne à p<strong>le</strong>in quand, au fil dedialogues organisés en contre-point, <strong>le</strong> devenirpoussièrede l’être humain laisse place à la cendreconcrète qui se trouve dans l’urne, el<strong>le</strong>-mêmeimplicitement comparée aux sels que respirent <strong>le</strong>sdames pour éviter de s’évanouir, qui ont étéma<strong>le</strong>ncontreusement utilisés en cuisine. Puisquela métaphysique chrétienne est tombée au fondd’une marmite, il ne reste plus aux cendres qu’àtomber de l’urne et se disperser toutes seu<strong>le</strong>s augré du vent, dans un fiasco de deuil et deso<strong>le</strong>nnité. Désamorcé par la sensib<strong>le</strong>riethéâtralisée et l’hystérie gesticulatoire de la scène,<strong>le</strong> scanda<strong>le</strong> de la profanation devient la sourced’un comique bur<strong>le</strong>sque dans <strong>le</strong>quel se perd <strong>le</strong>sens de l’humanité (qui se reconnaitanthropologiquement à l’importance de ses ritesfunéraires). Le sentiment d’horreur devant cettescène de massacre post-mortem est ainsi refoulé auprofit d’une hilarité généra<strong>le</strong>, confirmant latendance bur<strong>le</strong>sque à instaurer, par <strong>le</strong> <strong>rire</strong>, unefail<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> sentiment de l’humanité, dans ce que<strong>le</strong>s Grecs appelaient la philanthrôpia.À partir de ces deux exemp<strong>le</strong>s, de ces deuxmorceaux de bravoure comique, où l’élémentdéc<strong>le</strong>ncheur de la mécanique bur<strong>le</strong>sque a partieliée avec la mort, <strong>le</strong> désespoir ou la profanation,on peut déterminer une des caractéristiques dubur<strong>le</strong>sque post-catastrophique qui se donne enspectac<strong>le</strong> sur la scène anglaise contemporaine : <strong>le</strong>rieur se dé<strong>le</strong>cte moins d’un sentiment desupériorité vis-à-vis de pantins ridicu<strong>le</strong>s, que duplaisir d’enfreindre <strong>le</strong>s codes compassionnels parprocuration, et d’ainsi éviter <strong>le</strong>s sentiments deremords et de honte. Apparemment euphorique,ce <strong>rire</strong> dissimu<strong>le</strong> donc un scanda<strong>le</strong> éthique et senourrit de la très humaine inhumanité del’homme. Contrairement au grotesque, <strong>le</strong>bur<strong>le</strong>sque s’applique donc à taire ou minimiser <strong>le</strong>smanifestations abjectes de l’horreur, et utilisesouvent comme ressort dépathétisant l’aporie etla maladresse dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s personnages seretrouvent, quand ils ont été confrontés àl’horreur. Par cette opération de décentrement, <strong>le</strong>bur<strong>le</strong>sque grave dans <strong>le</strong> <strong>rire</strong> du public unecertaine oblitération du corps et de l’altérité et ôte<strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de l’horreur du regard, puisquel’horreur « naît de la vision d’une multiplicitédémembrée à tel point que plus rien n’estproprement regardab<strong>le</strong>, car aucune vue, aucunefonction d’unité a posteriori ne permet plus dereconnaître ce qui est devenu méconnaissab<strong>le</strong> 2 . »Dès lors, ce sont <strong>le</strong>s dialogues qui prennent encharge <strong>le</strong> comique et entérinent ainsi <strong>le</strong>refou<strong>le</strong>ment de l’horreur physique. Dans Ciel b<strong>le</strong>uciel, Martin Crimp met en place une dramaturgiede l’effacement des corps dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s acteursracontent des personnages à la troisièmepersonne et toute l’action est transférée de lascène au discours. La raideur mécanique, <strong>le</strong>squiproquos, l’esthétique du ratage, ladisproportion entre des causes minimes et desconséquences pesantes – tous <strong>le</strong>s ressorts dubur<strong>le</strong>sque se retrouvent dans <strong>le</strong>s dialogues, etuniquement dans <strong>le</strong>s dialogues :1. – Quel<strong>le</strong> drô<strong>le</strong> de façon d’appe<strong>le</strong>r son enfantpour un animal domestique. Quel genre de nomest-ce ?2. – Tu veux dire d’appe<strong>le</strong>r son animaldomestique pour un enfant.1. – J’ai dit d’appe<strong>le</strong>r son animal domestiquepour un enfant.2. – Tu as dit d’appe<strong>le</strong>r son enfant pour unanimal domestique.1Henri BERGSON, Le Rire : Essai sur <strong>le</strong> comique, Paris, PUF,1997, p. 4.2André STANGUENNEC, op. cit, p. 14.20


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>1. – Tu penses que je ne sais pas ce que j’aidit 1 ?Cet exercice de slapstick rhétorique pousse àson paroxysme la dynamique négationniste dubur<strong>le</strong>sque et, dans <strong>le</strong> même temps, verse <strong>le</strong> poisondu malaise dans l’oreil<strong>le</strong> du spectateur, ensoulignant et en condensant <strong>le</strong>s procédés par<strong>le</strong>squels opère <strong>le</strong> refou<strong>le</strong>ment de l’horreur : au gréd’une amplification bur<strong>le</strong>sque des conséquences,un simp<strong>le</strong> lapsus devient déshumanisation del’enfant et remise en cause ontologique et éthiquedu locuteur.La deuxième caractéristique du bur<strong>le</strong>squepost-catastrophique réside précisément dans cepassage de l’outrance à l’outrage via la dénudationet la décontextualisation des procédés comiques.En faisant mine de taire la vio<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>squefait vio<strong>le</strong>nce aux scènes sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ils’épanouit : triomphe du cynisme et des va<strong>le</strong>ursmatérialistes dans Absurd Person Singular, crisemora<strong>le</strong> et lutte des classes acharnée dans La Mer,névrose et oppression domestique dans Ciel b<strong>le</strong>uciel. En dernier lieu, ce bur<strong>le</strong>sque utilise doncl’euphorie éhontée du <strong>rire</strong> pour provoquermalaise et culpabilité chez <strong>le</strong> spectateur. Lacréation d’un tel effet de contraste est d’ail<strong>le</strong>ursl’objet de l’épilogue de Laughter! de Peter Barnes :l’horreur est mise à l’épreuve du bur<strong>le</strong>sque par <strong>le</strong>numéro de clown de Bimko et Bieberstein, quidétournent la langue et l’expérience des camps deconcentration dans une série de blagues où <strong>le</strong> <strong>rire</strong>jouxte l’inacceptab<strong>le</strong> :BIMKO. – Selon <strong>le</strong>s dernières statistiques, unhomme meurt dans ce camp à chaque fois que j’ouvrela bouche pour respirer.BIEBERSTEIN. – Tu as essayé <strong>le</strong> dentifrice ?BIMKO. – Non, l’officier a dit que mes dents étaientsaines. Il faut juste me changer <strong>le</strong>s gencives 2 .Pour hilarantes qu’el<strong>le</strong>s soient, ces blagues desdeux saltimbanques arborant la tenue rayée etl’étoi<strong>le</strong> jaune ne sont pas détachab<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>urcontexte atroce. La prise de distance nécessaire àl’explosion d’un <strong>rire</strong> libérateur est d’autant moinspossib<strong>le</strong> que cette scène cueil<strong>le</strong> <strong>le</strong> spectateur dansun moment où la pièce est déjà censée êtreterminée et où il s’apprête à partir. Opère alors ceque Wolfgang Iser décrit dans son étude sur <strong>le</strong><strong>rire</strong> réprimé : « Et si, au moment même où nousavons reconnu l’absence de gravité comme unmoyen de libération, la gravité refait surface ?Dans un tel cas de figure, nous ne pouvons pluséchapper à la tension, et <strong>le</strong> <strong>rire</strong> s’éteint sur <strong>le</strong>slèvres 3 . » C’est donc par la détente provoquée par<strong>le</strong> <strong>rire</strong> que malaise et culpabilité nés de l’horreuret du scanda<strong>le</strong> refont <strong>le</strong>ur apparition. L’extinctiondu <strong>rire</strong>, son étouffement, exprime alorsphysiquement la disparition de la fonctioneuphorisante et libératrice du <strong>rire</strong>, et renvoie auscanda<strong>le</strong> éthique d’un bur<strong>le</strong>sque faussementinoffensif et profondément négationniste.Utilisé dans <strong>le</strong> cadre d’une esthétique ducontraste, <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>sque met ainsi <strong>le</strong> spectateur faceà son propre <strong>rire</strong> et transforme <strong>le</strong> plaisir d’unetransgression sans risque en malaise et enculpabilité. Délibérément mis en œuvre de cettefaçon par <strong>le</strong>s dramaturges contemporains, ilpermet de faire vivre <strong>le</strong> centre émotif de l’éthiqueet de la philanthrôpia, souvent anesthésié par <strong>le</strong>shorreurs réel<strong>le</strong>s que l’actualité fait défi<strong>le</strong>r sous nosyeux. C’est donc l’apparente oblitération del’émotion sur scène qui remet au centre dudispositif théâtral l’émotion du spectateur.Grotesque et empathieAu cœur paradoxal de cette mise à distance del’horreur-phénomène se loge donc une volonté derapprocher <strong>le</strong> spectateur de l’horreur-émotion,par la médiation de l’embarras et de la culpabilité.1Martin CRIMP, « Ciel b<strong>le</strong>u ciel », dans Inédits et commentaires,Élisabeth ANGEL-PEREZ (trad.), Paris, Théâtre national de laColline et l’Arche, 2008, p. 68-80.2Peter BARNES, Laughter! dans Plays 1, Londres, MethuenDrama, 1981, p. 410-411 (traduction de l’auteure).3Wolfgang ISER, « The Art of Failure : The Stif<strong>le</strong>d Laugh inBeckett’s Theater », dans Prospecting : from Reader Response toLiterary Anthropology, Baltimore, Johns Hopkins UniversityPress, 1989, p. 157 (traduction de l’auteure).21


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artCette déstabilisation des émotions fonctionne depair avec une déstabilisation des lignes de fuite.Ce que <strong>le</strong> bur<strong>le</strong>sque éloignait en l’accélérant, en <strong>le</strong>raidissant et en provoquant la gêne, <strong>le</strong> grotesquel’agrandit et <strong>le</strong> rapproche jusqu’à <strong>le</strong> rendreincontournab<strong>le</strong>. Dès lors, <strong>le</strong> grotesque devient <strong>le</strong>meil<strong>le</strong>ur moyen non pour représenter l’horreur,mais pour la présenter, la rendre visib<strong>le</strong> etregardab<strong>le</strong> pour la première fois, el<strong>le</strong> qui se définitpar cette tension permanente entre unehypertrophie du visib<strong>le</strong> et un ensevelissement duregardab<strong>le</strong> sous <strong>le</strong> monstrueux : l’horreur, « c’estl’invisib<strong>le</strong> devenu visib<strong>le</strong>, une monstruosité qui sedonne à voir et qui me touche au corps 1 », maisc’est aussi ce qui « se construit de ne pasreconnaitre ses proches : rien ne lui est familier,pas même une ombre de souvenir 2 . » Pardéfinition ambiva<strong>le</strong>nte dans son rapport à l’opsis,l’horreur a donc des affinités – bien connuesdepuis Victor Hugo et sa préface de Cromwell –avec <strong>le</strong> grotesque, qui met au jour l’animalité deshumains, amalgame tons et perspectives pourtraduire la vio<strong>le</strong>nce et l’inanité d’une époquedéfigurée.« Paradoxe sensib<strong>le</strong>, […] forme d’une nonforme,[…] visage d’un monde sans visage 3 », <strong>le</strong>grotesque permet donc de rapprocher del’horreur sans y plonger complètement, de rendrevisib<strong>le</strong> et compréhensib<strong>le</strong> son incompréhensibilitémême. Ainsi, <strong>le</strong> premier tab<strong>le</strong>au du diptyque queconstitue Laughter! de Peter Barnes donne latorture en spectac<strong>le</strong> et fait bascu<strong>le</strong>r la scèned’horreur dans <strong>le</strong> grotesque : un prisonnier d’Ivan<strong>le</strong> Terrib<strong>le</strong> est empalé sous <strong>le</strong>s yeux du public, sonsang caillé <strong>le</strong> long du pieu doit être donné à voir,indiquent <strong>le</strong>s didascalies, comme de la cire coulée<strong>le</strong> long d’une bougie 4 . Aux épigrammes de sonbourreau, il ne peut répondre que des1Michel PIERSSENS, « Les Horreurs de l’Au-delà », dans A labaïonnette ou au scalpel : Comment l’horreur s’écrit, Caroline deMULDER et Pierre SCHOENTJES (éd.), Genève, Librairie Droz,2009, p. 41.2Julia KRISTEVA, Pouvoirs de l’horreur : Essai sur l’abjection,Paris, Seuil, 1980, p. 13.3Friedrich DÜRRENMATT, Ecrits sur <strong>le</strong> théâtre, Paris, Gallimard,1970, p. 66.4Peter BARNES, Laughter! , dans Plays 1, op. cit., p. 344.borborygmes, et <strong>le</strong> langage maîtrisé, qui est censéasseoir la suprématie de l’homme sur la Création,devient signe de sa cruauté et de son inhumanité :« IVAN. – Ma dou<strong>le</strong>ur est infinie, la tienne aura unpoint final. Il y en a qui ont de la chance.ODOEVSKY. – Arrr-arrrrhh eeee aaaa-aa hhhrrr 5 . »L’outrance froidement affichée provoque <strong>le</strong> <strong>rire</strong>et obéit ici à une doub<strong>le</strong> dynamique : si <strong>le</strong>spectac<strong>le</strong> de la torture est mis à distance dans lastylisation grotesque et sursignifiante du cri dedou<strong>le</strong>ur et du jet de sang, la durée éprouvante decette scène qui s’étend sur une longue dizaine depages suscite aussi la répulsion et <strong>le</strong> dégoût duspectateur pour redonner à la torture sa va<strong>le</strong>uroriginel<strong>le</strong> et monstrueuse de spectac<strong>le</strong>.Distanciation et rapprochement se nourrissentmutuel<strong>le</strong>ment pour contraindre <strong>le</strong> spectateur àune interrogation vio<strong>le</strong>nte sur <strong>le</strong>s plaisirsspectaculaires.Contrairement à un bur<strong>le</strong>sque qui auraittendance à taire ou atténuer <strong>le</strong>s manifestationsorganiques de l’horreur pour faire <strong>rire</strong>, <strong>le</strong>grotesque, bien au contraire utilise l’outrancecomme ressort comique et se permet de figurer <strong>le</strong>chaos organique, cette abjection logée au cœur del’horreur et définie comme « une de ces vio<strong>le</strong>nteset obscures révoltes de l’être contre ce qui <strong>le</strong>menace et lui parait venir d’un dehors ou d’undedans exorbitant, jeté à côté du possib<strong>le</strong>, dutolérab<strong>le</strong>, du pensab<strong>le</strong> 6 . » C’est un corps grouillantet chaotique qui est sollicité dans l’esthétiquegrotesque, et beaucoup moins son avatar raide etquasi-mécanique du bur<strong>le</strong>sque. Comme <strong>le</strong>montrent <strong>le</strong>s analyses de Bakhtine sur <strong>le</strong> sujet, <strong>le</strong>corps grotesque est d’abord un « corps enmouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il esttoujours en état de construction, de création etlui-même construit un autre corps ; de plus, cecorps absorbe <strong>le</strong> monde et est absorbé par cedernier 7 . »5Peter BARNES, op.cit., p. 345 (traduction de l’auteure).6Julia KRISTEVA, op. cit., p. 9.7Mikhaïl BAKHTINE, L’Œuvre de François Rabelais et la culturepopulaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Andrée ROBEL(trad.), Paris, Gallimard, 1970, p. 315.22


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>À cet égard, un rô<strong>le</strong> essentiel est dévolu auxmoments de jouissance et de mort. L’Amour d’unbrave type de Howard Barker étend la scène desfossoyeurs de Ham<strong>le</strong>t à la tail<strong>le</strong> de la pièce entièreet l’on entend <strong>le</strong>s personnages principaux, chargésde transformer la boue humaine d’un ancienchamp de batail<strong>le</strong> des Flandres en cimetièremilitaire, chanter en chœur :Ça avait l’air d’un corps, mais c’ n’était que d’ lamerdeC’était pas la bel<strong>le</strong> tombe avec une croixdevant,Et on creusait la glaiseLa foutue glaise françaiseMais la merde rigolait dans la pisse et <strong>le</strong> sang 1 .De même, dans Greek (À la Grecque), StevenBerkoff réécrit la tragédie sophocléenne d’ŒdipeRoi, en la situant dans l’Ang<strong>le</strong>terre de la fin desannées 1970. Ce rapprochement temporel etgéographique s’intègre dans la poétique grotesquequi est à l’œuvre, puisqu’il s’agit, littéra<strong>le</strong>ment, detransmuer <strong>le</strong> tragique en comique, et de terminersur un happy end assumant parfaitement lasituation incestueuse du coup<strong>le</strong> Eddy/Maman :J’aimerais mieux rentrer en courant et mefourrer dans <strong>le</strong>s draps, rendre hommage au corpsdoré de ma femme, monter dans son sanctuaire ;refaire <strong>le</strong> chemin tout droit jusqu’à ce qu’on nevoie plus que ma tête, et me cacher là-bas en suretéet bien au chaud. Ouais. Je veux remonter dans mamaman 2 .Dans <strong>le</strong>s deux cas, l’abjection, <strong>le</strong> vertige d’unemenace physique exorbitante, bascu<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>grotesque grâce à l’outrance du lyrisme incestueuxet de la dé<strong>le</strong>ctation morbide. L’esthétiquehyperréaliste de l’horreur fondée sur <strong>le</strong> goût dudétail répugnant donne place à une visionfantastique de l’inceste et de la décomposition descorps.Ce grotesque qui « ouvre la vue sur un chaosqui est tout à la fois horrib<strong>le</strong> et ridicu<strong>le</strong> 3 » apparaîtdonc comme un détour antiréaliste pour accéderà la vérité via l’extravagance et la liberté : ce que <strong>le</strong>grotesque donne à voir, c’est précisémentl’effondrement du monde dans l’immonde et ladéroute des catégories de l’entendement. Sonobjectif est de permettre au spectateur d’accéder àcette compréhension du monde par sa sensibilitéet non par son entendement. Détour par <strong>le</strong> corpsinachevé pour, non seu<strong>le</strong>ment donner à voirl’irregardab<strong>le</strong>, mais aussi pour donner àcomprendre <strong>le</strong> non-sens, <strong>le</strong> grotesque se donnepour mission de recréer un sentiment de présenceau monde. Dans Far Away, Caryl Churchill réussità plonger <strong>le</strong> spectateur au milieu d’un universdevenu informe. Cette vision grotesque n’étantplus médiatisée par des corps carnava<strong>le</strong>sques, nereste plus qu’une langue – et des référents – ayantcessé de répondre aux codes du déjà-vu : tout aété recruté, dans une guerre tota<strong>le</strong> qui opposetous à tous, humains, animaux et élémentsnaturels : « Les colverts ne sont pas de bonscanards. Ils commettent des viols et ils sont amisavec <strong>le</strong>s éléphants et <strong>le</strong>s Coréens. Mais <strong>le</strong>scrocodi<strong>le</strong>s, eux, sont toujours mauvais 4 . » Lamonstruosité de la vision est suspendue par unhumour surréaliste avoisinant la fantaisie du contepour enfant, et <strong>le</strong> grotesque kafkaïen, latent etfroid qui résulte de cette vision hybride etinexpliquée fait sou<strong>rire</strong>, tout en donnant àapercevoir un monde qui n’aurait plus l’humainpour centre, un monde dont la nature seraitdevenue fol<strong>le</strong>, un monde paranoïaque en état deguerre permanent. C’est bien la vio<strong>le</strong>nce et del’absurdité de notre monde que ce détourgrotesque donne à ressentir. La destruction de lanature, la perte des va<strong>le</strong>urs humanistes et lamultiplication des conflits armés ne sont pasdénoncées de manière satirique ou polémique,mais ce sont <strong>le</strong>urs effets dévastateurs qui sont1Howard BARKER, L’Amour d’un brave type, dans Œuvreschoisies, vol. 3, Sarah HIRSCHMULLER et Sinéad RUSHE (trad.),Paris, Éditions Théâtra<strong>le</strong>s, 2003, p. 109.2Steven BERKOFF, Greek (A la grecque), Geoffrey DYSON etAntoinette MONOD (trad.), Paris, Actes Sud, 1990, p. 42.3Wolfgang KAYSER, The Grotesque in Art and Literature, UlrichWEISSTEIN (trad.), New York, Indiana University Press,1963, p. 53.4Caryl CHURCHILL, Far Away, Marie-Hélène ESTIENNE (trad.),Paris, Actes Sud, 2002, p. 27.23


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artdonnés à l’imagination du spectateur par uneécriture immersive qui, ôtant <strong>le</strong>s repères de lareprésentation réaliste, défamiliarise <strong>le</strong>s discoursrebattus sur <strong>le</strong> sujet et laisse deviner tout à la foisl’effondrement du langage et l’horreur d’unmonde retourné contre lui-même.L’humour de la vision grotesque, fantaisiste enapparence et tragique en profondeur, sert doncun propos à visée émotionnel<strong>le</strong> et visuel<strong>le</strong> : ils’agit de donner à l’imagination visuel<strong>le</strong> ce qui estirregardab<strong>le</strong> en face et de donner à lacompréhension émotionnel<strong>le</strong> ce qui estinaccessib<strong>le</strong> à la raison. Moyen d’accès à la véritépar <strong>le</strong> détour de l’énormité, la représentationgrotesque permet au théâtre d’accomplir samission éthique – de permettre la reconnaissancede l’humain, la philanthrôpia évoquée par Aristotedans la Poétique. La façon dont L’Amour de Phèdrede Sarah Kane traite <strong>le</strong> personnage d’Hippolytetémoigne de la visée empathique du <strong>rire</strong>grotesque. La première scène dresse <strong>le</strong> portraitsatirique, modelé sur la figure répugnante etpitoyab<strong>le</strong> de l’Elvis Pres<strong>le</strong>y vieillissant, d’unprince décadent aux plaisirs nihilistes, gavé dehamburgers, de films ultra-vio<strong>le</strong>nts et de gadgetstechnologiques et se masturbant dans deschaussettes destinées à recueillir aussi sa morve.Provoquant <strong>rire</strong> et gène, ce tab<strong>le</strong>au d’ungrotesque ultra-contemporain où <strong>le</strong>s frontières ducorps ne sont plus étanches (sans pour autantouvrir sur la régénération) s’oppose à la visionfina<strong>le</strong> laissée par la pièce – cel<strong>le</strong> d’un anti-héroscynique et tragique, qui, après l’épreuve dusparagmos infligée par une fou<strong>le</strong> ivre de rage, seretrouve étripé et émasculé sur scène. Voyant desvautours s’approcher pour <strong>le</strong> dévorer, ils’exclame in fine : « Si seu<strong>le</strong>ment il avait pu y avoirplus de moments pareils 1 ! » La pièce passe ainsid’un grotesque mêlé de satire appelant un <strong>rire</strong> dedistance, à un grotesque sanglant et régénérateur,appelant un <strong>rire</strong> nettement plus empathique, lapointe d’humour noir venant couronner unparcours dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> nihilisme monstrueuxd’Hippolyte est transmué en une humanitérevigorée par l’honnêteté bruta<strong>le</strong> du cynismephilosophique.En brouillant <strong>le</strong>s catégories du visib<strong>le</strong> etl’entendement, <strong>le</strong> grotesque provoque un <strong>rire</strong> quiinverse <strong>le</strong>s perceptions affectives : <strong>le</strong> comiquedevient moment de souffrance et l’horreur subitun regain de vitalité. Cette déstabilisationinhérente au grotesque court-circuite <strong>le</strong>sreprésentations et discours habituels, donnantaccès à un sentiment de vérité dans l’excès et àune reconnaissance émotionnel<strong>le</strong> de la dou<strong>le</strong>urhumaine, incompréhensib<strong>le</strong> par la raison seu<strong>le</strong>.C’est ainsi par <strong>le</strong> <strong>rire</strong> que <strong>le</strong> théâtre contemporainentend refonder <strong>le</strong> sublime et atteindre l’émotiontragique.Vers une parodie tragiqueL’utilisation émotionnel<strong>le</strong> du bur<strong>le</strong>sque et dugrotesque, de la tradition d’un comique de farcepour recréer <strong>le</strong> sens de l’humain et rendrel’horreur à la sensibilité montre la nécessité pour<strong>le</strong> théâtre contemporain de jouer sur <strong>le</strong> détourpour accéder à une vérité émotionnel<strong>le</strong> : « Laforme ne doit pas être adéquate au contenu, maisimpropre au contraire ; car c’est justement ainsique se montrent toutes <strong>le</strong>s autres incongruités etqu’on obtient cette distance nécessaire envers laforme, envers toute tradition et culture 2 . » À cetégard, la parodie joue un rô<strong>le</strong> fondamental dans lamise en forme des jeux paradoxaux entretenuspar <strong>le</strong> <strong>rire</strong> et l’horreur sur la scène contemporaine.Ce rapide parcours en a eff<strong>le</strong>uré la prégnance : demanière évidente, La Mer se donne comme uneparodie de La Tempête de Shakespeare, Greek (À lagrecque) offre une re<strong>le</strong>cture contemporained’Œdipe Roi de Sophoc<strong>le</strong> et L’Amour de Phèdremodernise l’Hippolyte de Sénèque.Un bref aperçu phénoménologique dufonctionnement de la parodie laisse apercevoir lamanière dont cette forme peut susciter <strong>le</strong> <strong>rire</strong> touten représentant l’horreur. Quand el<strong>le</strong> est brandie1Sarah KANE, L’Amour de Phèdre, Séverine MAGOIS (trad.),Paris, L’Arche, 1999, p. 72.2« La jeunesse est inférieure. Une conversation entreWitold GOMBROWICZ et François BONDY », dans Cahier del’Herne. Gombrowicz, Paris, L’Herne, 1971, p. 283.24


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>en étendard, la parodie transforme son hypotexteen cliché, en stéréotype, <strong>le</strong> fige et en exhibe <strong>le</strong>mécanisme : dans Greek (À la grecque), Eddy estconscient de l’existence de la tragédie d’Œdipecomme d’un destin censé <strong>le</strong> contraindre :Nous ne faisons que nous aimer alors cela n’apas d’importance, mère, mère cela n’a pasd’importance. Pourquoi devrais-je m’arracher <strong>le</strong>syeux à la grecque / pourquoi devrais-tu te pendre ?As-tu vu un enfant conçu par la mère et son fils ?Non. Et moi ? Non 1 .La référence parodique mê<strong>le</strong> la gêne au sou<strong>rire</strong>d’autant mieux qu’el<strong>le</strong> prend <strong>le</strong> contre-pied radicaldu tabou de l’inceste et de la mora<strong>le</strong> de théâtrequi fait rétablir l’ordre dans <strong>le</strong>s foyers et <strong>le</strong>s cités àla fin des tragédies. Transformé en clichélittéraire, <strong>le</strong> destin tragique devient simp<strong>le</strong>stéréotype, mécanisme figé, « cet emplacement dudiscours où <strong>le</strong> corps manque, où l’on est sûr qu’iln’est pas 2 . » Toute l’horreur physique duchâtiment que s’infligent Œdipe et Jocaste sesitue donc à l’autre bout de la parodie, qui, parcequ’el<strong>le</strong> se fait cliché et provoque <strong>le</strong> <strong>rire</strong> à partird’une mise à distance des affections corporel<strong>le</strong>s,participe « d’une élaboration seconde qui […]éloigne de la nature 3 . » En rendant <strong>le</strong> corps absentà son propre devenir organique, <strong>le</strong> texteouvertement parodique crée une déliaison quipermet au spectateur de <strong>rire</strong> du spectac<strong>le</strong> d’unehorreur déréalisée par la distance parodique.Mais la distance parodique n’implique passeu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> <strong>rire</strong>. C’est aussi la distance de laperte, du deuil irrémédiab<strong>le</strong> de « toute traditionet toute culture » pour reprendre <strong>le</strong>s mots deGombrowicz. Analysée par Bakhtine, ladimension funèbre du mode parodique a doncpartie liée avec « sa proximité avec la mortrenouveau4 . » La <strong>le</strong>ttre des hypotextes apparaîtcomme une <strong>le</strong>ttre morte, et ce que signa<strong>le</strong> laparodie, c’est alors l’inadéquation de l’art dans <strong>le</strong>monde post-catastrophique. Ainsi, <strong>le</strong>snombreuses et spectaculaires référencesintertextuel<strong>le</strong>s qui ponctuent Fin de Partie ontpour point commun de ressasser l’obsession demort à l’œuvre dans <strong>le</strong> texte sans jamais ouvrir surun ail<strong>le</strong>urs : c’est un Richard III qui a déjà toutperdu qu’évoque « Mon royaume pour unboueux 5 ! » ; « Finie la rigolade 6 ! » (« Our revels arenow ended » dans la version anglaise) rappel<strong>le</strong> unProspéro qui a perdu ses illusions ; et « Turéclamais <strong>le</strong> soir ; il descend, <strong>le</strong> voici 7 . »directement emprunté à Baudelaire ne fait querépéter <strong>le</strong> <strong>le</strong>itmotiv de l’avancée inévitab<strong>le</strong> vers lamort qui structure <strong>le</strong> texte de la pièce touteentière. Le mode parodique, compris dans sonsens <strong>le</strong> plus général, comme mettant en jeu unerelation hypertextuel<strong>le</strong> quel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> soit, placeainsi <strong>le</strong> <strong>rire</strong> dans un paysage culturel dévasté dans<strong>le</strong>quel <strong>le</strong> « bel animal » de la tragédie ne parvientplus à donner à la compréhension humaine laprofondeur et la vio<strong>le</strong>nce de la crise éthique etesthétique qu’el<strong>le</strong> traverse : dès lors on assiste au« remplacement de la “tragédieˮ, où se décidaitautrefois <strong>le</strong> sort des humains, par des parodies, oùse joue <strong>le</strong>ur désespoir 8 . »La décontextualisation parodique ouvre ainsisur un <strong>rire</strong> de connivence ludique paradoxa<strong>le</strong>mentappuyé sur l’effondrement comp<strong>le</strong>t des repèresculturels, qui est une autre des manifestationspossib<strong>le</strong>s de l’horreur du monde, tel<strong>le</strong> quel’analyse André Stanguennec, pour qui,« l’horreur, étant toujours en son fondexistentiel<strong>le</strong> ou mora<strong>le</strong>, n’est pas nécessairementliée à la peur de la mort ou de la dou<strong>le</strong>ur, mais el<strong>le</strong>l’est toujours à l’entière décomposition – pardestruction ou déformation – d’une réalitéharmonieuse et cohérente, intensément1S. BERKOFF, op. cit., p. 41.2Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris,Seuil, 1975, p. 93.3Monica ZAPATA, Silvina Ocampo : Récits d’horreur et d’humour,Paris, L’Harmattan, 2009, p. 175.4Mikhaïl BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski, Isabel<strong>le</strong>KOLITCHEFF (trad.), Paris, Seuil, 1970, p. 176.5S. BECKETT, Fin de partie, op. cit., p. 162.6Ibid., p. 191.7Ibid., p. 215.8Raymond GARDETTE, « The Sea, une re<strong>le</strong>cture de TheTempest ? », dans La Mer d’Edward Bond, Claudie GOURG-COMBRES (éd.), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail,2001, p. 33.25


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artexistante 1 . » Dans Chat et souris (moutons) GregoryMotton crée <strong>le</strong> personnage de Gengis, qui, aucours de la pièce, de simp<strong>le</strong> épicier devient untyran abject, incestueux et sanguinaire. La parodied’Ubu Roi se doub<strong>le</strong> de références à Macbeth etŒdipe Roi, dans une esthétique de la proliférationmettant en scène avec jubilation et cynisme larépudiation d’un certain humanisme <strong>le</strong>ttré, qui, eneffet, fut « harmonieux et cohérent, intensémentexistant ». Dans ce jeu en trompe-l’œil avec demultip<strong>le</strong>s allusions (dont cel<strong>le</strong>, volontairementtroub<strong>le</strong>, à la figure de Gengis Kahn), seu<strong>le</strong> restesignificative l’absurdité des références et desdécontextualisations dégradantes dont <strong>le</strong> but estde brouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s pistes et d’obscurcir la satirepolitique en la transformant en allégorie noire etfarcesque. Le <strong>rire</strong> de la parodie entretient ainsides liens doub<strong>le</strong>s avec l’horreur : il la met àdistance en rendant <strong>le</strong>s corps irréels, spectraux,stéréotypés, tout en donnant <strong>le</strong> sentiment d’unevio<strong>le</strong>nte inadéquation de l’art et du langage dansun monde aux repères culturels effondrés. Pour <strong>le</strong>dire avec Élisabeth Angel-Perez et A<strong>le</strong>xandraPoulain, « c’est donc au cœur du tragique que selove <strong>le</strong> <strong>rire</strong> : il signe à coup sûr […] la dé-faite deshypotextes que la parodie convoque pour mieux<strong>le</strong>s mettre à mort 2 . »l’extrême souffrance et du tragique : il <strong>le</strong>srapproche du spectateur, <strong>le</strong>s lui rendant ainsiinsupportab<strong>le</strong>s. À ce titre, il s’intègre parfaitementdans la quête récente d’un humanisme refondénon sur <strong>le</strong>s capacités purement rationnel<strong>le</strong>s del’homme, mais sur ses capacités émotionnel<strong>le</strong>s.Laetitia PASQUETEn fin de parcours, <strong>le</strong> malaise, l’empathie et <strong>le</strong>sentiment d’une perte tragique apparaissentcomme <strong>le</strong>s émotions fondatrices d’une humanitédont <strong>le</strong> <strong>rire</strong>, ce « propre de l’homme », se mê<strong>le</strong>aujourd’hui au sa<strong>le</strong> et à l’horreur, à la barbariehyperbolique et à la plus bana<strong>le</strong> des inhumanités.Par <strong>le</strong> détour d’esthétiques bur<strong>le</strong>sque, grotesqueet parodique, la représentation physique del’horreur et l’évocation du sentiment d’horreurdeviennent <strong>le</strong> <strong>le</strong>vier inattendu d’un <strong>rire</strong> nouveau,teinté d’émotions contradictoires, qui, de par sonincongruité même ne peut qu’interroger <strong>le</strong>spectateur sur ses réactions face au pire. Loind’être <strong>le</strong> signe d’une cruauté sadique etsardonique, ce <strong>rire</strong> permet une incorporation de1André STANGUENNEC, op. cit., p. 20.2Elisabeth ANGEL-PEREZ et A<strong>le</strong>xandra POULAIN, Endgame ou<strong>le</strong> théâtre mis en pièces, Paris, PUF, 2009, p. 129.26


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>HUMOUR ET ANARCHIELE RIRE CRUEL D’ANTONIN ARTAUDLa conception de l’humour que l’on peutretracer dans <strong>le</strong>s écrits d’Antonin Artaud estmarquée par sa modernité : el<strong>le</strong> est tributaire des« avancées [qui], lorsqu’on <strong>le</strong>ur propose desréalités humaines pour en rendre accessib<strong>le</strong> lalogique, butent sur une réalité psychique qui metà mal la conscience et s’exposent au battement del’être 1 . » Effacement des frontières entre sujet etobjet, psychisme archaïque et pulsionnel,familiarité avec la folie, voilà sur quoi Artaudfonde sa notion du <strong>rire</strong> et de l’humour qui relie <strong>le</strong>comique et <strong>le</strong> terrifiant. L’humour, forcedestructive et anarchique, dérange et révolte car ilremet en cause l’homme – autant son corps queson esprit – et sa réalité pour l’exposer aubattement de la vie.« Le théâtre contemporain est en décadenceparce qu’il a perdu <strong>le</strong> sentiment d’un côté dusérieux et de l’autre du <strong>rire</strong> […]. Parce qu’il aperdu […] <strong>le</strong> sens de l’humour vrai et du pouvoirde dissociation physique et anarchique du <strong>rire</strong> 2 »ainsi est <strong>le</strong> diagnostique d’Antonin Artaud face àun théâtre qu’il accuse d’avoir perdu tout contactavec l’homme et avec la force bouillante de la vie.Avec sa vision d’un théâtre de la cruauté Artauddéfend un nouveau théâtre qui devait se recentrersur l’homme, « [<strong>le</strong>] remettre en causeorganiquement » et bou<strong>le</strong>verser « ses idées sur laréalité et sa place poétique dans la réalité 3 ». Dans<strong>le</strong> premier manifeste de son théâtre de la cruauté,paru en 1932 dans la NRF, il décrit un théâtre quis’engage à refaire un nouveau corps humain afinde lui rendre la force organique d’une vie1Julia KRISTEVA, « Artaud entre psychose et révolte », dansAntonin Artaud I : modernités d’Antonin Artaud, Olivier PENOT-LACASSAGNE (éd.), Paris, Lettres modernes Minard, 2000,p. 15.2Antonin ARTAUD, « Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong> », dansŒuvres, E. GROSSMANN (éd.), Paris, Gallimard, 2004, p. 528.Le recueil Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong> publié en 1938 regroupe<strong>le</strong>s textes qu’Artaud écrivit autour du théâtre de la cruauté.3Ibid., p. 560.passionnée et convulsive. Dans <strong>le</strong> but deretrouver <strong>le</strong>s forces du spectac<strong>le</strong> scénique, ilclame <strong>le</strong> retour vers un langage sensib<strong>le</strong> et charneldans <strong>le</strong>quel doivent s’impliquer <strong>le</strong> corps et lasensibilité entière de l’acteur et du spectateur. Le<strong>rire</strong> serait muni de ce pouvoir : il est l’impulsivitéde la matière nerveuse et secoue physiquement.Dans <strong>le</strong> <strong>rire</strong>, <strong>le</strong> corps se libère de la raison,rétablissant la primauté de la nature et de la viesur la civilisation. Le <strong>rire</strong>, visant à la résolutiondans l’extase de la scission de l’âme et du corps,se dote alors d’un pouvoir révolutionnaire etlibératoire. Ce théâtre qui, par tous <strong>le</strong>s moyens, sedevrait de remettre en cause <strong>le</strong> « monde interne,c’est-à-dire de l’homme, considérémétaphysiquement » ainsi que « tous <strong>le</strong>s aspectsdu monde objectif et descriptif externe 4 » devraitobéir au principe anarchique d’un « humourdestruction» <strong>le</strong>quel, par son pouvoir dedissociation, brise <strong>le</strong> langage et la réalité afin detoucher à la vie pure pour, dans un secondmouvement, <strong>le</strong>s refonder dans la folie en tant quevéritab<strong>le</strong> et immanente réalité des choses.L’humour et <strong>le</strong>s avant-gardesL’humour est, en effet, pour <strong>le</strong>s avant-gardes 5un moyen fondamental dont l’art dispose pourébran<strong>le</strong>r l’image de l’Homme fondée sur <strong>le</strong>sidéaux du XVIII e sièc<strong>le</strong> qui conçoit l’Homme entant qu’être stab<strong>le</strong>, unifié et centré. En lui, semanifeste la cruauté ou, comme <strong>le</strong> remarquaBaudelaire 6 , la part anima<strong>le</strong> de l’Homme danslaquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>rire</strong> se fonde. Sous l’augure de lapsychanalyse – dans Le mot d’esprit et ses rapportsavec l’inconscient, paru en France en 1930, S. Freud4Ibid.5Cf. Humor & Avantgarde, Ludger SCHERER et RolfLOHSE (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004.6Cf. Char<strong>le</strong>s BAUDELAIRE, « De l’essence du <strong>rire</strong> etgénéra<strong>le</strong>ment du comique dans <strong>le</strong>s arts plastiques » (1855), consulté <strong>le</strong> 15 juin 2011.27


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artdécrit <strong>le</strong> <strong>rire</strong> comme « phénomène de décharge del’excitation psychique 1 » – <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est compris entant que moment exutoire, libérant <strong>le</strong>s pulsionsrefoulées et <strong>le</strong>s forces de l’inconscient. AndréBreton lui consacre d’emblée son Anthologie del’humour noir (1940) dans laquel<strong>le</strong> il dépeint à partird’exemp<strong>le</strong>s une conception surréaliste del’humour. Cel<strong>le</strong>-ci se base surtout sur latransgression de normes mora<strong>le</strong>s, esthétiques etlangagières donnant part à un déplacement dumoi vers <strong>le</strong> sur-moi pour entraîner <strong>le</strong> triomphe duprincipe de plaisir 2 . Déjà dans <strong>le</strong> Dictionnaire abrégédu Surréalisme qui paraît deux ans avant l’Anthologiede l’humour noir <strong>le</strong> chef de fi<strong>le</strong> des surréalistesdonne une définition de l’humour ; l’humour yapparaît comme un état d’esprit, comme unemanière d’être au monde. Cette définition seprésente sous forme d’un collage de citations quiseront d’ail<strong>le</strong>urs en partie reprises dansl’Anthologie.HUMOUR – « Je crois que c’est une sensation –j’allais presque dire un SENS – aussi – de l’inutilitéthéâtra<strong>le</strong> (et sans joie) de tout. » (Jacques Vaché) « Sil’esprit s’absorbe dans la contemplation extérieure,et qu’en même temps l’humour, tout enconservant son caractère subjectif et réfléchi, selaisse captiver par l’objet et sa forme réel<strong>le</strong>, nousobtenons dans cette pénétration intime un humouren quelque sorte objectif. » (Hegel) « L’humour a nonseu<strong>le</strong>ment quelque chose de libérateur, maisencore quelque chose de sublime. » (Freud) 3Dans sa définition de l’humour, Breton citedonc, parmi d’autres, Hegel en faisant référence à1Sigmund FREUD, Der Witz und seine Beziehung zumUnbewußten, Frankfort, Fischer, 1970, p. 163, (traduction del’auteure).2Il écrit sur l’humour : « Il ne s’agit de rien moins qued’éprouver une activité terroriste de l’esprit, aux prétextesinnombrab<strong>le</strong>s, qui mette en évidence chez <strong>le</strong>s êtres en euxla bête socia<strong>le</strong> extraordinairement bornée et la harcè<strong>le</strong> en ladépassant du cadre de ses intérêts sordides, peu à peu. »André BRETON, Anthologie de l’humour noir, Paris, Sagitaire,1940, p. 45.3A. BRETON, Dictionnaire abrégé du Surréalisme, Rennes, Corti,1969, p. 14.sa conception d’un humour objectif 4 . Hegel, dansson Esthétique, juxtapose cet humour objectif à unhumour subjectif qui s’oppose à la réalité par sanégation abstraite, la représentation n’étant alors« plus qu’un jeu de l’imagination, qui combine àson gré <strong>le</strong>s objets, altère et bou<strong>le</strong>verse <strong>le</strong>ursrapports 5 ». L’humour objectif, en revanche,découvre dans la réalité un miroir dans <strong>le</strong>quel lasubjectivité peut se refléter, objet et sujet entrantalors dans un dialogue réciproque. À traversl’humour objectif« la formation de l’objectif immanente à laréf<strong>le</strong>xion subjective devient l’ensoi intérieur del’objectif. […] <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t subjectif de l’objectifdevient pour ainsi dire une dimension del’objectif même. Cette réf<strong>le</strong>xion de l’objectif enlui-même résulte du propre de l’humour objectifqui <strong>le</strong> distingue justement c’est-à-dire que laséparation de la forme extérieure et de lasignification intérieure est partiel<strong>le</strong>ment résoluepar l’activité subjective du poète 6 ».Selon cette conception de l’humour, lacréation résout la séparation entre objet et sujetqui était constitutive du romantisme ; ici, sujet etobjet ne se font plus face, mais se refondent l’undans l’autre. C’est là <strong>le</strong> point de rattachement4Dans <strong>le</strong> Dictionnaire abrégé du Surréalisme, nous trouvons lanote suivante sur Hegel : « Hegel s’est attaqué à tous <strong>le</strong>sproblèmes qui peuvent être tenus actuel<strong>le</strong>ment, sur <strong>le</strong> plande la poésie et de l’art, pour <strong>le</strong>s plus diffici<strong>le</strong>s et avec unelucidité sans éga<strong>le</strong>, il <strong>le</strong>s a pour la plupart résolus…Aujourd’hui encore, c’est Hegel qu’il faut al<strong>le</strong>r interrogersur <strong>le</strong> bien ou <strong>le</strong> mal fondé de l’activité surréaliste. » A.Breton, Dictionnaire abrégé du Surréalisme, op.cit., p. 13.5Friedrich W. HEGEL, Esthétique, C. BÉNARD (trad.), Paris,Librairie Garnier Flamarion, 1997, p. 736.6« Damit wird die Gestaltung des Objektiven innerhalb dessubjektiven Ref<strong>le</strong>xes zum inneren Ansich des Objektiven.[…] die subjektive Ref<strong>le</strong>ktiertheit des Objektiven wirdg<strong>le</strong>ichsam zu einer Dimension des Objektiven selbst. Undzwar ergibt sich diese Ref<strong>le</strong>xion des Objektiven in sichselbst aus dem entscheidend eigentümlichen Zug desobjektiven Humors, daß nämlich ein Auseinanderfal<strong>le</strong>n vonäußerer Gestalt und innerer Bedeutung partiell durch diesubjektive Tätigkeit des Dichters, d.h. durch das Momentder Verinnerung im Gegenstande, aufgehoben wird. »Wolfgang PREISENDANZ, Humor als dichterische Einbildungskraft.Studien zur Erzählkunst des poetischen Realismus, Munich,Eidos, 1976, p. 137.28


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>pour <strong>le</strong>s surréalistes qui, eux, ne s’engagent plus àsupplanter la réalité extérieure par cel<strong>le</strong> intérieure,mais à faire fusionner l’objet et <strong>le</strong> sujet afin dedissoudre la limite entre intériorité et extériorité.Une réalité réunifiéeChez Artaud, cette idée se concrétisenotamment dans l’objectif, tout à fait central dansses réf<strong>le</strong>xions esthétiques, de résoudre nonseu<strong>le</strong>ment la scission entre corps et esprit, maiséga<strong>le</strong>ment cel<strong>le</strong> entre intériorité et extériorité, vieet art – c’est-à-dire entre réalité et représentation–, entre vie et forme.« Si <strong>le</strong> signe de l’époque est la confusion, je voisà la base de cette confusion une rupture entre <strong>le</strong>schoses, et <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s idées, <strong>le</strong>s signes qui ensont la représentation. Ce ne sont certes pas <strong>le</strong>ssystèmes à penser qui manquent […] : mais oùvoit-on que la vie, notre vie, ait jamais été affectéepar ces systèmes 1 ? »L’humour rend compte de la rupture entre vitaet forma qu’Artaud accuse. Il naît du conflittragique entre la vie toujours en mouvement et laforme abstraite qui la saisit invariab<strong>le</strong>ment 2 .L’humour – et c’est là qu’il rejoint l’ironie –consiste à prendre acte des contradictionsinhérentes au monde et à toute activité humaine.Il se fonde sur <strong>le</strong>s contradictions – fondamenta<strong>le</strong>set irrésolub<strong>le</strong>s – de la vie et de la réalitéconstituées de deux systèmes incompatib<strong>le</strong>s maiscependant interdépendants : extériorité etintériorité, absolu et relatif, rationnel etémotionnel.L’humour, selon Artaud, naît alors justementlorsque la vie toujours en mouvement se libère dela forme qui la saisit invariab<strong>le</strong>ment pour laisserapparaître <strong>le</strong> chaos. Doué d’une force destructricequi libère la vie du corset que l’homme luiimpose, l’humour s’en prend à l’ordre des choses.1A. ARTAUD, « Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong> », dans Œuvres,op. cit., p. 505.2Une idée que l’on retrouve par exemp<strong>le</strong> chez Bergson etchez Pirandello.Il est « chargé […] de désorganiser et depulvériser <strong>le</strong>s apparences, selon <strong>le</strong> principeanarchique 3 ». Il déstabilise <strong>le</strong>s coutumes etbou<strong>le</strong>verse <strong>le</strong> système de normes selon <strong>le</strong>quel laréalité est organisée. Dans l’esprit d’une tel<strong>le</strong>poésie de la fail<strong>le</strong> et de la déconstruction, Artaud,dans Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong>, se propose de« retrouver <strong>le</strong> secret d’une poésie objective à based’humour 4 » afin que <strong>le</strong> théâtre reprenne <strong>le</strong>contact immédiat avec la vie. La mise en scènedevrait donner « un sens, une utilisation d’unordre spirituel neuf […] aux objets et aux chosesordinaires de la vie 5 . » Il s’agit ici beaucoup moinsde remettre en cause <strong>le</strong>s objets eux-mêmes, maisbeaucoup plus de « remettre en cause <strong>le</strong>s rapportsconnus d’objet à objet 6 » c’est-à-dire <strong>le</strong>s rapportsentre <strong>le</strong>s objets créés par l’esprit. Rendantmanifeste <strong>le</strong> caractère aléatoire de l’ordre deschoses qu’il accuse, l’humour se charge d’unpouvoir dissociatif et anarchique sur <strong>le</strong>quel, selonArtaud, se fonde la poésie.On comprend par là que la poésie estanarchique dans la mesure où el<strong>le</strong> remet en causetoutes <strong>le</strong>s relations d’objet à objet et des formesavec <strong>le</strong>urs significations. El<strong>le</strong> est anarchique aussidans la mesure où son apparition est laconséquence d’un désordre qui nous rapproche duchaos 7 .Cette poésie humoristique de la discontinuitédémonte la pensée rationnel<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s concepts qui,selon Artaud, recouvrent une discontinuité réel<strong>le</strong>.L’humour nous entraîne dans un mouvementvers une réalité originaire et vio<strong>le</strong>nte de l’être danslaquel<strong>le</strong> l’homme expérimente sa propre pertepour retrouver l’intensité intacte de la vie dans <strong>le</strong>désordre et <strong>le</strong> chaos. Ce à quoi vise la poésie del’humour chez Artaud, c’est de ne plus présenter3A. ARTAUD, op.cit., p. 582.4Ibid., p. 529.5A. ARTAUD, « Le Songe de Strindberg », dans Œuvrescomplètes d’Antonin Artaud, t. II, Paris, Gallimard, 1961, p. 42.6A. ARTAUD, « Lettre à André Gide du 7 août 1932 », dansŒuvres complètes d’Antonin Artaud, t. V, Paris, Gallimard,1979, p. 90.7Ibid., p. 528.29


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artla réalité comme un ordre extérieur auquel lanature de l’homme devrait se soumettre – mais defaire apparaître <strong>le</strong> chaos originaire de l’existence.Un stade de l’être, où la scission entre intérioritéet extériorité trouve sa résolution dans l’anarchieet la folie.Le cinéma et l’humourC’est à partir des films des Marx Brothers que,dans Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong>, Artaud développe saconception d’un « humour-destruction 1 », d’unhumour qui engendrerait une « libérationintégra<strong>le</strong> », un « déchirement de toute réalité dansl’esprit 2 ». Le cinéma comique américain est, defait, emblématique d’une nouvel<strong>le</strong> poésie del’humour tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est envisagée par <strong>le</strong>s avantgardesen général et par Artaud plusspécifiquement 3 .Tout d’abord, c’est <strong>le</strong> cinéma en tant quemoyen de représentation même qui, par la naturede ses images, rencontre <strong>le</strong>s idéaux avantgardistes.Le cinéma, en tant que machine deproduction d’images qui se nourrissent dans <strong>le</strong>réel, comme nul autre art avant lui, abolit lafrontière entre intériorité et extériorité, entre vieet art pour fondre l’un dans l’autre. Dans Lecinéma et l’homme imaginaire Edgar Morin décrit lacomplémentarité du réel et de l’imaginaire, dusubjectif et de l’objectif qui est propre au cinéma :Le cinéma est donc bien <strong>le</strong> monde, mais à demiassimilé par l’esprit humain. Il est bien l’esprithumain, mais projeté activement dans <strong>le</strong> monde,en son travail d’élaboration et de transformation,d’échange et d’assimilation. Sa doub<strong>le</strong> etsyncrétique nature, objective et subjective, dévoi<strong>le</strong>son essence secrète ; c’est-à-dire la fonction et <strong>le</strong>fonctionnement de l’esprit humain dans <strong>le</strong> monde 4 .1A. ARTAUD, « Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong> », dans Œuvres,op.cit., p.559.2Ibid., p. 590.3Salvador Dalí ira jusqu’à éc<strong>rire</strong> un scénario pour <strong>le</strong>s frèresMarx : Giraffes on horseback salad.4Edgar MORIN, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essaid’anthropologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956, p. 208.Artaud, dans son introduction au scénario LaCoquil<strong>le</strong> et <strong>le</strong> C<strong>le</strong>rgyman qu’il intitu<strong>le</strong> Cinéma et réalité(1927), saisit l’immédiateté de la représentationcinématographique et décrit <strong>le</strong> cinéma en tant queforme artistique qui permet de transférer la viedans l’art.La peau humaine des choses, <strong>le</strong> derme de laréalité, voilà avec quoi <strong>le</strong> cinéma joue d’abord. I<strong>le</strong>xalte la matière et nous la fait apparaître dans saspiritualité profonde, dans ses relations avecl’esprit d’où el<strong>le</strong> est issue. […] Et par <strong>le</strong> fait qu’iljoue avec la matière el<strong>le</strong>-même, <strong>le</strong> cinéma crée dessituations qui proviennent d’un heurt simp<strong>le</strong>d’objets, de formes, de répulsions, d’attractions. Ilne se sépare pas de la vie mais il retrouve commela disposition primitive des choses 5 .Voilà ce qui fascine Artaud dans <strong>le</strong> cinéma : i<strong>le</strong>st en prises directes avec la matière et la libère.L’auteur poursuit :« Les films <strong>le</strong>s plus réussis dans ce sens sontceux où règne un certain humour, comme <strong>le</strong>spremiers Ma<strong>le</strong>c, comme <strong>le</strong>s Charlot <strong>le</strong>s moinshumains. Le cinéma constellé de rêves, et qui nousdonne la sensation physique de la vie pure, trouveson triomphe dans l’humour <strong>le</strong> plus excessif. Unecertaine agitation d’objets, de formes,d’expressions ne se traduit bien que dans <strong>le</strong>sconvulsions et <strong>le</strong>s sursauts d’une réalité qui semb<strong>le</strong>se détruire el<strong>le</strong>-même avec une ironie où l’onentend crier <strong>le</strong>s extrémités de l’esprit 6 . »C’est dans la désagrégation de l’ordre du réelque réside <strong>le</strong> pouvoir « poétique » du cinémacomique qui libère <strong>le</strong>s objets et avec eux <strong>le</strong>spulsions de la vie. Dans la critique qu’AntoninArtaud écrit pour la NRF lors de la sortie en sal<strong>le</strong>en octobre 1931 du deuxième film des MarxBrothers, Monkey Business, qui sera ensuite reprisedans Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong>, c’est sur <strong>le</strong>déchaînement des objets, des mots, des gestes,des sons qu’on y observe qu’il recentre sonattention. Il décrit cet humour anarchique qui5A. ARTAUD, « La Coquil<strong>le</strong> et <strong>le</strong> C<strong>le</strong>rgyman. Cinéma etréalité », dans Œuvres, op.cit., p. 248 et suiv.6Ibid.30


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>désintègre toute forme linéaire de la narration etdéconstruit toute psychologie des caractèrescomme « une espèce d’anarchie bouillante, unedésagrégation intégra<strong>le</strong> du réel par la poésie 1 . » Cecinéma réalise l’anarchie métaphysique qu’Artaudréclame pour <strong>le</strong> théâtre 2 .Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong> et Les MarxBrothersSi, avec l’apparition du film sonore et parlant,ce sont surtout <strong>le</strong>s films des frères Marx quienthousiasment Artaud, c’est parce <strong>le</strong>ur cinéman’est pas un cinéma où l’on par<strong>le</strong>, mais un cinémaqui bou<strong>le</strong>verse <strong>le</strong> parlant ; il met en cause laparo<strong>le</strong> et son rapport à l’image. Comme nombrede ses contemporains, Artaud voyait dans laparo<strong>le</strong> une menace à l’esthétique éminemmentvisuel<strong>le</strong> du cinéma 3 . Les films des frères Marx, enrevanche, font partie des productionsexpérimenta<strong>le</strong>s qui réagirent aux nouvel<strong>le</strong>spossibilités introduites par <strong>le</strong> cinéma sonore avantque <strong>le</strong> cinéma classique narratif ne prenne <strong>le</strong>devant dans <strong>le</strong>s années trente. Leur humour sedéveloppe à partir d’un travail avec <strong>le</strong>s élémentsacoustiques et d’un jeu avec <strong>le</strong>s virtualités del’image et cel<strong>le</strong>s du son et de la paro<strong>le</strong> 4 . Il naît1A. ARTAUD, « Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong> », dans Œuvres,op.cit., p. 591.2Ibid., p. 559.3Outre des raisons esthétiques, ce sont aussi des raisonséconomiques qui mènent <strong>le</strong>s avant-gardes à rejeter <strong>le</strong>cinéma parlant. Avec l’expansion du film sonore, <strong>le</strong> mondedu cinéma se commercialise rapidement. Parallè<strong>le</strong>ment à lacrise financière mondia<strong>le</strong> de 1929, l’introduction du filmsonore entraîne la concentration des sociétés de productionfrançaises : en 1930 ne subsistent pratiquement plus queGaumont-Franco, Film-Aubert et Pathé-Nathan. GeorgesSadoul témoigne : « Par la faute du “mur d’argentéclaboussé de cervel<strong>le</strong>” (A. Breton), la liberté du cinémaétait morte, puisqu’on ne pouvait plus, comme au tempsd’Emak Bakia ou d’Un Chien Andalou, réaliser des films àpetit frais en toute liberté, comme une poésie ou unepeinture. » Georges SADOUL, « Souvenir d’un témoin », dansÉtudes cinématographiques, n° 38-39, 1965 : Surréalisme et cinémat. I, p. 9-28, p. 21.4Éga<strong>le</strong>ment pour <strong>le</strong> théâtre, Artaud défend une esthétiquequi joue sur <strong>le</strong>s interférences entre la dimension sonore etnotamment de l’éclatement des concordancesentre la dimension visuel<strong>le</strong> et cel<strong>le</strong> sonore duspectac<strong>le</strong>, entre corps et discours, entre <strong>le</strong>s objetset la paro<strong>le</strong>, c’est à dire entre signifiant et signifié.Artaud note à propos d’Animal Crackers :[Ce film] a été regardé par tout <strong>le</strong> mondecomme une chose extraordinaire, comme lalibération par <strong>le</strong> moyen de l’écran d’une magieparticulière que <strong>le</strong>s rapports coutumiers des motset des images ne révè<strong>le</strong>nt d’habitude pas, et s’il estun état caractérisé, un degré poétique distinct del’esprit qui se puisse appe<strong>le</strong>r surréalisme, AnimalCrackers y participerait entièrement 5 .En effet, malgré la viru<strong>le</strong>nce toujours plusenracinée contre <strong>le</strong> texte, jamais Artaud ne rejettetota<strong>le</strong>ment la paro<strong>le</strong> : « Il ne s’agit pas desupprimer la paro<strong>le</strong> au théâtre mais de lui fairechanger sa destination 6 ».La séquence fina<strong>le</strong> de Monkey Business est, pourArtaud, exemplaire de cet humour destructeur quijoue sur la dimension sonore du cinéma. Il ladécrit « comme une hymne à l’anarchie et à larévolte intégra<strong>le</strong> 7 ». Cette séquence se recentreautour d’un gag qui, en jouant sur l’interactiondes paramètres des corps et des objets et de <strong>le</strong>urdimension acoustique, arrache au son unenouvel<strong>le</strong> dimension.un homme croyant recevoir dans ses bras unefemme, reçoit dans ses bras une vache, qui pousseun mugissement. Et, par un concours decirconstances sur <strong>le</strong>quel il serait trop longd’insister, ce mugissement, à ce moment-là, prendune dignité intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> éga<strong>le</strong> à n’importe quel cride femme 8 .cel<strong>le</strong> visuel<strong>le</strong> du spectac<strong>le</strong> : « De l’un à l’autre moyend’expression, des correspondances et des étages se créent. »A. ARTAUD, « Le Théâtre et son Doub<strong>le</strong> », dans Œuvres,op.cit., p. 562.5Ibid., p. 590.6Ibid., p. 548.7Ibid., p. 591.8Ibid., p. 528. Artaud envisagea de transposer cetteséquence au théâtre en substituant à la vache une poupéeparlante ou un homme déguisé en animal.31


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artCette séquence donne au mugissement d’unevache la va<strong>le</strong>ur d’un cri de femme ; el<strong>le</strong> réalise ce« déplacement de significations 1 » qu’Artaud avaitdécrit comme étant un élément essentiel de savision d’une poésie humoristique. Ici s’ouvre unefail<strong>le</strong> dans la réalité qui mène à une brèche dansl’esprit pour donner une expression immédiate dela vie. Cette séquence démontre que l’unitéperceptive apparemment invariab<strong>le</strong> formée parl’image ou l’objet (ici la vache) et <strong>le</strong> son n’est pasune donnée « naturel<strong>le</strong> ».Il faut bien admettre que tout dans ladestination d’un objet, dans <strong>le</strong> sens ou dansl’utilisation d’une forme naturel<strong>le</strong>, tout est affairede convention. […] Il est entendu qu’une joliefemme a une voix harmonieuse ; si nous avionsentendu depuis que <strong>le</strong> monde est monde toutes <strong>le</strong>sjolies femmes nous appe<strong>le</strong>r à coups de trompe etnous saluer de barrissements, nous aurions pourl’éternité associé l’idée de barrissement à l’idée dejolie femme, et une partie de notre vision internedu monde en aurait été radica<strong>le</strong>ment transformée 2 .L’homme crée des concepts afin que sa vieprenne sens et établit des rapports dans <strong>le</strong> réelafin de pouvoir s’y orienter ; cependant, sestentatives de saisir <strong>le</strong> monde ne sont qu’aléatoires.Dans l’humour, l’arbitraire des structures établiesest dévoilé et la stabilité de la norme est remise enquestion. L’humour, en interférant avec la norme,déconstruit et déstabilise l’intégrité et la réalité del’homme. C’est de là que naît son pouvoirsubversif.[L’originalité absolue] d’un film comme AnimalCrackers, et par moments (en tout cas dans la partiede la fin) comme Monkey Business, il faudrait ajouterà l’humour la notion d’un quelque chosed’inquiétant et de tragique, d’une fatalité (niheureuse ni malheureuse, mais pénib<strong>le</strong> à formu<strong>le</strong>r)qui se glisserait derrière lui comme la révélationd’une maladie atroce sur un profil d’une absoluebeauté 3 .1Ibid., p. 528.2Ibid.3Ibid., p. 590.La déconstruction des règ<strong>le</strong>s mora<strong>le</strong>s et descoutumes socia<strong>le</strong>s constitue <strong>le</strong> deuxième grandaxe sur <strong>le</strong>quel l’humour des frères Marx se fonde.En guise d’exemp<strong>le</strong>, Artaud cite une séquenced’Animal Crackers dans laquel<strong>le</strong> un homme fesseune dame avec laquel<strong>le</strong> il venait de danser. SelonArtaud, cette séquence manifesterait une libertéintel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> où l’inconscient se libère. Ici encore,l’humour permet de mettre à nu l’être lui-mêmeen libérant la vie de la norme qui se concrétise icisous forme d’un code moral ou social. Dans lamora<strong>le</strong>, d’innombrab<strong>le</strong>s possibilités d’actionshumaines sont écartées sans que pour autant el<strong>le</strong>scessent d’exister à l’intérieur de l’ordre de la vie.Dans ce geste impulsif, dans cette attitudemanquée de la fessée une de ces possibilitéslatentes de la vie se manifeste.sur <strong>le</strong> mot civilisé il y a confusion ; pour tout <strong>le</strong>monde un civilisé cultivé est un homme renseigné surdes systèmes, et qui pense en systèmes, en formes, ensignes, en représentations. C’est un monstre chez quis’est développé jusqu’à l’absurde cette faculté quenous avons de tirer des pensées de nos actes, au lieud’identifier nos actes à nos pensées. […] Si <strong>le</strong> théâtreest fait pour permettre à nos refou<strong>le</strong>ments de prendrevie, une sorte d’atroce poésie s’exprime par des actesbizarres où <strong>le</strong>s altérations du fait de vivre démontrentque l’intensité de la vie est intacte, et qu’il suffirait dela mieux [sic !] diriger. [L’idée de la culture est une]protestation contre l’idée séparée que l’on se fait de laculture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la viede l’autre ; et comme si la vraie culture n’était pas unmoyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie 4 .Si Artaud se montre enthousiasmé par <strong>le</strong>cinéma des Marx Brothers et qu’il l’évoque àplusieurs reprises dans ses écrits sur <strong>le</strong> théâtre,c’est parce que dans <strong>le</strong>urs films se manifeste unhumour subversif qui met à mal <strong>le</strong>s normes et <strong>le</strong>sstructures établies. Cet humour anarchiquedéstabilise l’ordre de l’être, il désintègre la réalité.Ici, la vie toujours en mouvement se libère de laforme qui la saisit invariab<strong>le</strong>ment. Cette forme del’humour qui ébran<strong>le</strong> l’ordre pour laisser4Ibid., p. 506.32


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>apparaître <strong>le</strong> chaos est emblématique d’unhumour-destruction qu’Artaud cherche à établirau théâtre : un humour qui libère la consciencepour l’exposer au battement de l’être ; un humourqui rétablit un stade de l’être originaire, un étatd’être avant la norme dans <strong>le</strong>quel la scission del’homme et du monde trouve sa résolution dansl’extase. Cette réalité où, dans la vision d’Artaudd’un nouveau théâtre, l’humour nous entraîneraitinéluctab<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong> <strong>rire</strong> qui fait vibrer la chairau rythme pulsionnel d’une force archaïque seraitalors cel<strong>le</strong> sans repères de la folie.Caroline SURMANN33


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artLE RIRE PAR L’ABSURDEétrange surréaliste, <strong>rire</strong> existentialiste et absurde contemporainDes photographies de Man Ray jusqu’auxmorceaux des Rita Mitsouko, en passant par <strong>le</strong>spièces d’Eugène Ionesco, cet artic<strong>le</strong> propose unparcours qui suit <strong>le</strong> phénomène de l’absurde dansl’art et <strong>le</strong>s productions culturel<strong>le</strong>s à travers despériodes socio-historiques marquantes du XX èmesièc<strong>le</strong>. En effet l’absurde est considéré ici commeune réponse-réaction moderne et contemporaineface à des événements traumatisants comme <strong>le</strong>sguerres. La vio<strong>le</strong>nce, l’incompréhension,l’incommunication sont aussi des réalités qui ontdonné lieu à des œuvres artistiques et culturel<strong>le</strong>splus ou moins proches de l’idée de l’absurde.C’est <strong>le</strong> cas des surréalistes, chez qui <strong>le</strong>phénomène de l’étrange trouve des originessimilaires à cel<strong>le</strong>s de l’absurde. Caractérisé par larencontre, la fusion et <strong>le</strong> jeu entre éléments dubanal, l’étrange n’aboutit cependant pasforcément au <strong>rire</strong>, contrairement à l’absurde telqu’il est étudié dans cet artic<strong>le</strong>. C’est <strong>le</strong> sensexistentialiste employé par <strong>le</strong> théâtre de l’absurdedont il est question. Les manières de faire advenirde l’absurde comprennent notammentl’exagération, <strong>le</strong>s jeux de mots et la mise encontraste entre <strong>le</strong> ton léger et la gravité du sujet.L’absurde devient l’élément déc<strong>le</strong>ncheur d’un <strong>rire</strong>à la fonction cathartique. Avec l’époquecontemporaine, si l’étrange et l’absurdesubsistent, <strong>le</strong>urs causes et <strong>le</strong>urs fonctionssemb<strong>le</strong>nt plus indéterminées, car sans doute pluscomp<strong>le</strong>xes. Les contrastes, <strong>le</strong>s décalages se muenten paradoxes. Le <strong>rire</strong> par l’absurde est pousséjusque dans ses limites, jusqu’à devenir une honteface à soi-même – comme l’écho d’horreurs(in-)humaines que sont par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s guerres.Un certain nombre d’introductions d’ouvragesconsacrés au <strong>rire</strong> 1 , comme pour anticiper sur1Avec un hommage ici au regretté Paul Beaud, sans quimon premier travail sur cette thématique n’aurait jamais vud’éventuel<strong>le</strong>s critiques, s’excusent du ton (trop)sérieux propre à un exposé scientifique 2 . Cedécalage entre <strong>le</strong> ton austère du chercheur ou dela chercheuse et <strong>le</strong> caractère « comique » de l’objetqu’est <strong>le</strong> <strong>rire</strong>, rappel<strong>le</strong> celui qui sépare et relie <strong>le</strong>sérieux d’une scène absurde jouée, donnée à voiret à entendre, de la parfois étonnante réponse quipeut s’ensuivre, sous forme d’éclat de <strong>rire</strong>,d’ébran<strong>le</strong>ment. Pour résumer, <strong>le</strong> surgissementd’un <strong>rire</strong> est toujours en lien avec un décalage,qu’il s’agit de <strong>le</strong> constater (<strong>rire</strong>-de) ou del’atténuer (<strong>rire</strong>-avec). Le <strong>rire</strong> est considéré ici danssa forme concrète, actualisée dans une situationinterpersonnel<strong>le</strong>, socio-historique etculturel<strong>le</strong>ment indexée.L’absurde est communément assimilé au nonsens.Mais s’ils présentent des similitudes, tel<strong>le</strong> laforme processuel<strong>le</strong> d’apparition, à savoir <strong>le</strong>décalage entre <strong>le</strong> sérieux du ton avec <strong>le</strong>quel ils ontété énoncés et la réponse qui peut prendre laforme d’un <strong>rire</strong>, l’absurde et <strong>le</strong> non-sens sedistinguent cependant par <strong>le</strong>ur rapport à lasignification, au sens. Le non-sens est un rejetludique du sens, un refus catégorique qui par uneffet de surprise peut conduire au <strong>rire</strong> ; l’absurdeen revanche procède par degré et, d’autre part, estsaisi comme tel au moyen d’un contexte sociohistoriquede sens et de va<strong>le</strong>urs. En d’autrestermes, l’absurde connaît des paliers d’absurdité,alors que <strong>le</strong> non-sens est de l’ordre du tout ourien. Le comique par l’absurde comprend parconséquent un cheminement plus comp<strong>le</strong>xe que<strong>le</strong> comique par <strong>le</strong> non-sens. En plus de la surprise<strong>le</strong> jour (travail de mémoire de licence en sciences socia<strong>le</strong>s,Rire. Vers une approche sociologique du <strong>rire</strong>, Université deLausanne, 2003).2Cf. Jean FOURASTIÉ, Le Rire, suite, Paris, Denoël/Gonthier,1983 ; Georges MINOIS, Histoire du <strong>rire</strong> et de la dérision, Paris,Fayard, 2000.34


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>qui est <strong>le</strong> mécanisme essentiel pour <strong>le</strong> comiquepar <strong>le</strong> non-sens, <strong>le</strong> comique par l’absurdes’échafaude sur des dispositifs tels que lamoquerie, la dégradation, la sociabilité, laconnivence.Nous articu<strong>le</strong>rons la notion d’absurde aveccel<strong>le</strong> d’étrangeté, dont l’emploi par <strong>le</strong>s surréalistesest au mieux éclairé par <strong>le</strong> célèbre artic<strong>le</strong> de S.Freud, Das Unheimliche : « cette sorte de l’effrayantqui se rattache aux choses connues depuislongtemps, et de tout temps familières 1 . » Nous <strong>le</strong>voyons, l’étrange ne devrait pas faire <strong>rire</strong>, il est apriori sérieux. Au contraire l’absurde, au sensrestreint, c’est-à-dire de « théâtre de l’absurde »,est risib<strong>le</strong> et potentiel<strong>le</strong>ment comique. Celan’empêche que l’absurde et l’étrange jouent tousdeux d’un déplacement des frontières.Il s’agira de prendre au sérieux <strong>le</strong> comique parl’absurde, et montrer du <strong>rire</strong> qu’il suscite sacomp<strong>le</strong>xité intrinsèque (des caractéristiquesparticulières) et extrinsèque (des conditions sociohistoriquespermettant son apparition sous desformes plus ou moins déterminées). Nousconcevrons l’œuvre comme contenant à la foisdes traces du processus de sa production ainsique des éléments anticipant sur <strong>le</strong>s formes deréception possib<strong>le</strong>s – l’œuvre comme étant aucarrefour de ces deux processus socio-culturels 2 .Comme l’a fait Mikhaïl Bakhtine pour <strong>le</strong> <strong>rire</strong> 3 ,nous suivrons une progression chronologiquedans une perspective socio-historique, en nouscantonnant au XX e sièc<strong>le</strong>, en prenant en compte<strong>le</strong>s deux événements majeurs que sont <strong>le</strong>s guerres1Sigmund FREUD, « L’inquiétante étrangeté » dans Essais depsychanalyse appliquée, Marie BONAPARTE (trad.), Paris,Gallimard, 1933, p. 165.2Cf. Umberto Eco, Lector in Fabula. Le rô<strong>le</strong> du <strong>le</strong>cteur ou laCoopération interprétative dans <strong>le</strong>s textes narratifs, MyriemBOUZAHER (trad.), Paris, Grasset, 1985 ; Paul RICOEUR, Tempset récit, tome 1. L’intrigue et <strong>le</strong> récit historique, Paris, Seuil, 1983 ;Dorothy SMITH, « Les textes comme instruments del’organisation socia<strong>le</strong> » dans <strong>Revue</strong> internationa<strong>le</strong> des sciencessocia<strong>le</strong>s, n o 36, 1984, p. 59-75.3Mikhaïl BAKHTINE, « Introduction. Posons <strong>le</strong> problème »dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au MoyenAge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 9-67.mondia<strong>le</strong>s. Si <strong>le</strong> théâtre de l’absurde, postérieur àla Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>, cherche à susciter <strong>le</strong><strong>rire</strong>, tel n’est pas forcément <strong>le</strong> but du mouvementsurréaliste, doté d’un goût pour l’étrangeté. Tousdeux connaissent toutefois des conditionsd’apparition analogues : ils sont des réponsesartistiques à la guerre ainsi qu’aux aspects qui yont trait, et que dénoncent ces deuxmouvements. Dans ce contexte, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> semb<strong>le</strong>remplir une fonction cathartique. Bien qu’un peuplus éloigné des deux guerres, l’Occidentcontemporain reste marqué par ces événements.Parce que des atrocités commises ont été connuesaprès coup suite aux guerres (camps deconcentration, etc.), <strong>le</strong> sentiment de perditions’est davantage creusé depuis l’avènement ducourant existentialiste, duquel <strong>le</strong> théâtre del’absurde a puisé son inspiration. L’absurdecontemporain n’est plus directement col<strong>le</strong>ctif,mais individuel, rendant sa compréhensiondiffici<strong>le</strong>.De l’étrange sublime dans laphotographie surréalisteAndré Breton (1896-1966) dans son Manifestedu surréalisme, publié en 1924, définit ainsi <strong>le</strong>mouvement dont il est habituel<strong>le</strong>ment considérécomme <strong>le</strong> fondateur : « Surréalisme. n. m.Automatisme psychique pur par <strong>le</strong>quel on sepropose d’exprimer, soit verba<strong>le</strong>ment, soit parécrit, soit de tout autre manière, <strong>le</strong>fonctionnement réel de la pensée. Dictée de lapensée, en l’absence de tout contrô<strong>le</strong> exercée parla raison, en dehors de toute préoccupationesthétique ou ora<strong>le</strong> 4 ».Antérieur au surréalisme, <strong>le</strong> mouvement Dada,fondé par Tristan Tzara en 1916, a eu sur celui-ciune influence certaine. Dada, un mot trouvé auhasard dans <strong>le</strong> dictionnaire, est une réaction auxhorreurs de la Première Guerre mondia<strong>le</strong> par lasubversion, la provocation, <strong>le</strong> bannissement desfrontières entre <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s arts, la4Adam BIRON et René PASSERON, Dictionnaire généra<strong>le</strong> dusurréalisme et de ses environs, Fribourg, Office du livre, p. 388.35


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artdestruction de tout système. L’expressionartistique devient ici une forme d’objection à lavio<strong>le</strong>nce, une sorte de politique anti-vio<strong>le</strong>nce. S’i<strong>le</strong>st possib<strong>le</strong> de déce<strong>le</strong>r des traces de traumatismescausés par la Première Guerre mondia<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>spremiers travaux surréalistes comme dans <strong>le</strong>sactivités dadaïstes, on peut voir dans <strong>le</strong>s travauxsurréalistes des années trente des craintes éveilléespar l’imminence de la Seconde Guerre. Sansdoute la caractéristique la plus marquante dumouvement surréaliste se trouve-t-el<strong>le</strong> dans laréponse politique qu’il apporte, contrairement auDada qui reste une forme de critique pure.L’amour 1 et la beauté seraient pour <strong>le</strong>s surréalistesdes manières de se sublimer et de sublimer unquotidien oppressant.En considérant <strong>le</strong>s usages faits par <strong>le</strong>ssurréalistes de la photographie, on se rendcompte que l’étrange résulte de procédés et detechniques qui demandent une excel<strong>le</strong>ntemaîtrise, ce qui pourrait être vu comme unparadoxe car on aurait pu s’attendre à une plusgrande place laissée au hasard technique, quand ils’agit de produire un phénomène qui s’appuieentre autres sur <strong>le</strong>s coïncidences. C’est ainsi quel’objectif de révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong> mystérieux – la révélation 2comme concept central – est atteint par l’usaged’un procédé qui part du réel. Les procédésrecourus sont par exemp<strong>le</strong> la juxtaposition, lasuperposition, la fragmentation ou la dissolution.Et <strong>le</strong>s techniques sont autant la solarisation, <strong>le</strong>photomontage, <strong>le</strong> photocollage, <strong>le</strong> photogramme,<strong>le</strong> flou, la distorsion, <strong>le</strong> recadrage, <strong>le</strong> brûlage, <strong>le</strong>grattage que <strong>le</strong> voilage. Ils sont utilisés dans <strong>le</strong> butde faire ressortir un mouvement, un déplacement,mais aussi un arrêt, un bascu<strong>le</strong>ment versl’informe, l’étrange, l’insolite. Le mystérieux peutainsi se transformer en un merveil<strong>le</strong>ux 3 , en une« beauté convulsive 4 » dirait André Breton.1Cf. André BRETON, L’amour fou, Paris, Gallimard, 1937.2Cf. Louise MERZEAU, « La convulsion des choses :surréalisme et photographie », dans La Recherchephotographique, n o 15, 1993.3Cf. Rosalind KRAUSS, Jane LIVINGSTON, et Dawn ADES,Explosante-fixe. Photographie et surréalisme, Paris, Hazan, 2002.4André BRETON, op. cit., p. 26.L’inquiétant s’insinue par exemp<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>processus de placage de vivant sur de l’inanimé,tel<strong>le</strong> que la série de photographies intitulée LaPoupée (1934-1949) de Hans Bellmer. Il estpossib<strong>le</strong> d’y voir une référence à Coppelia, lapoupée automate d’un des contes d’Hoffmann,L’homme au sab<strong>le</strong> 5 . La formu<strong>le</strong> évoquée rappel<strong>le</strong> ennégatif cel<strong>le</strong> d’Henri Bergson, « du mécaniqueplaqué sur du vivant 6 », qui serait selon cet auteurune des principa<strong>le</strong>s caractéristiques du comique.Si <strong>le</strong> <strong>rire</strong> n’est pas au rendez-vous dans <strong>le</strong> typed’œuvres surréalistes comme La Poupée deBellmer – à moins d’un <strong>rire</strong> de décompression 7en réponse à l’inquiétant – l’étrange et <strong>le</strong>mystérieux se parent néanmoins d’une esthétiquetouchante et parfois charnel<strong>le</strong>.De la rigidité d’un automate, <strong>le</strong>s œuvressurréalistes peuvent glisser vers la plasticité ducorps humain, jusqu’à frô<strong>le</strong>r avec l’informecomme dans Primat de la matière sur la pensée (1932)et Anatomies (1930) de Man Ray. Le corps semb<strong>le</strong>se liquéfier, devenir une masse magmatique auxcontours mouvants. Ce jeu sur la figure du corpscomprend aussi <strong>le</strong>s gestes photographiques de lafragmentation qui rappel<strong>le</strong>nt la décompositioncubiste éga<strong>le</strong>ment appliquée sur <strong>le</strong> corps humain.Dans Le Combat des Penthésilées (Raoul Ubac,1939), des fragments de chair apparaissent, sesuperposent et se recomposent dans un tab<strong>le</strong>aupanoptique proche de Guernica (Pablo Picasso,1937).Matière poétique de l’étrange, la rencontreentre la beauté et <strong>le</strong> surréalisme donne lieud’abord à des flashs explosifs comme dansExplosante-fixe (Man Ray, 1934), puis donne à voir5Cf. E.T.A. HOFFMANN, L’homme au sab<strong>le</strong>, Paris, Flammarion,2009.6Cf. Henri BERGSON, Le <strong>rire</strong>. Essai sur la signification ducomique, Vendôme, Quadrige/PUF, 1981.7Cf. Herbert SPENCER, « La physiologie du <strong>rire</strong> » dans Essaisde mora<strong>le</strong>, de science et d’esthétique. T. 1. Essais sur <strong>le</strong> progrès,Paris, Germer Baillière et Cie , 1886, p. 293-314 ; DavidVICTOROFF, Le <strong>rire</strong> et <strong>le</strong> risib<strong>le</strong>, Paris, PUF, 1953. HerbertSpencer est celui à qui l’on attribue l’idée d’un <strong>rire</strong> tel<strong>le</strong>qu’une soupape sous pression qui se relâche au moment où<strong>le</strong> <strong>rire</strong> apparaît. C’est la conception psychophysiologique du<strong>rire</strong>.36


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>des fantasmes colorés en noir et blanc (Érotiquevoilée,Man Ray, 1935), et enfin se transforme enun heureux hasard non dénudé de mystère(Magique-circonstanciel<strong>le</strong>, Brassaï, 1931). Cescomposantes de la « beauté convulsive »s’incarnent dans des œuvres photographiquesmises en scène, prises sur <strong>le</strong> vif ou résultant d’unerencontre fortuite entre des éléments peuhabitués à se côtoyer. L’effet de ces rencontrespeut être déroutant à l’image de la sensation deconfusion des échel<strong>le</strong>s et la perte de repères faceà De la hauteur d’un petit soulier faisant corps avec el<strong>le</strong>de Man Ray (1934), où une cuil<strong>le</strong>r est posée surun soulier. Cette inquiétante beauté peut doncrevêtir par moments des airs de malice, quand el<strong>le</strong>ne nous subjugue pas avec un vertige sur-réalistecomme dans la photographie de Renée Jacobicouchée à la renverse (Sans titre, Jacques-AndréBoiffard, 1930). Dans cette photographie de celuiqui a été entre autres l’assistant de Man Ray, onfait face à un corps féminin qui semb<strong>le</strong> être enlévitation. Les yeux clos et l’air serein, <strong>le</strong> visageest étonnamment détendu, tandis que <strong>le</strong> reste ducorps est comme aspiré vers <strong>le</strong> haut. Si <strong>le</strong> procédéest simp<strong>le</strong> (<strong>le</strong> retournement du cliché) – d’ail<strong>le</strong>urscette photographie rappel<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> de Man Ray, Lafemme aux longs cheveux, 1929 –, l’effet esttroublant. On peut aussi avoir l’impression que cecorps sort de la photographie, tel<strong>le</strong> unereproduction qui donne l’impression de la troisdimensions. Ainsi en regardant cette femme auxyeux fermés, on plonge dans la photographie enmême temps qu’el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> en sortir. Dans uncertain sens cette femme sublime <strong>le</strong> procédéphotographique, tout comme <strong>le</strong> surréalisme tentede sublimer <strong>le</strong> quotidien, grâce à un regardréinventé, renversant.Théâtre de l’absurde, comique del’absurde et <strong>le</strong> <strong>rire</strong> existentialisteSi <strong>le</strong> surréalisme a été une réactionartistique notamment à la Première Guerremondia<strong>le</strong>, <strong>le</strong> théâtre de l’absurde répond quant àlui à la Seconde Guerre. Les deux mouvementsdénoncent <strong>le</strong>s pensées totalitaires et fascisantes.Par « théâtre de l’absurde » est entendue ici laforme théâtra<strong>le</strong> apparentée à la postureexistentialiste pour qui <strong>le</strong> monde est dépourvu detranscendance et d’explication métaphysique. Ledivin est une construction socia<strong>le</strong>. L’être humain,seul face à lui-même, reconstruit comme il peutson monde pour ne pas y perdre pied : « dans ununivers soudain privé d’illusions et de lumières,l’homme se sent un étranger. Cet exil est sansrecours puisqu’il est privé des souvenirs d’unepatrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise.Ce divorce entre l’homme de sa vie, l’acteur etson décor, c’est probab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> sentiment del’absurdité 1 . » Si <strong>le</strong> constat est cinglant, larenonciation n’est pas encore à l’ordre du jour.L’expression artistique tient lieu de protestationvis-à-vis d’un état incompréhensib<strong>le</strong>ment injustedu monde. « Sentir l’absurdité du quotidien et dulangage, son invraisemblance, c’est déjà l’avoirdépassé ; pour <strong>le</strong> dépasser, il faut d’abord s’yenfoncer. Le comique c’est de l’insolite pur ; rienne me paraît plus surprenant que <strong>le</strong> banal ; <strong>le</strong>surréel est là, à la place de nos mains, dans <strong>le</strong>bavardage de tous <strong>le</strong>s jours 2 . » Le fait d’en <strong>rire</strong> estpour ainsi dire existentiel chez <strong>le</strong>s dramaturges del’absurde.Si <strong>le</strong> regard est caustique et souvent désabusésur <strong>le</strong>s manières stéréotypées de penser, sur <strong>le</strong>scomportements petits-bourgeois, sur <strong>le</strong>sfonctionnements de notre raisonnement, sur <strong>le</strong>smécanismes de communication etd’incommunication, il n’est pas certain que <strong>le</strong> <strong>rire</strong>fut systématiquement une réponse attendue par<strong>le</strong>s auteurs. En revanche, quand <strong>le</strong> comique371Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, p. 20.2Eugène IONESCO cité par Martin ESSLIN, Théâtre de l’absurde,Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 137.


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artapparaît, il a une forme qui ne renvoie nicomplètement à cel<strong>le</strong> de la dégradation, de lamoquerie (<strong>le</strong> <strong>rire</strong>-de), ni complètement à cel<strong>le</strong> dela joie, de la convivialité (<strong>le</strong> <strong>rire</strong>-avec), nicomplètement et uniquement à cel<strong>le</strong> de lasurprise. En résumé <strong>le</strong> <strong>rire</strong> moqueur montre-t-il lasupériorité d’un groupe, d’une personne, d’unechose sur une autre. Il s’agit d’un <strong>rire</strong> moral quipousse <strong>le</strong>s personnes à la conformité, ou dumoins il prend source dans une logique deconformité à la majorité. Alors que <strong>le</strong> <strong>rire</strong>convivial signifie la joie de faire partie d’ungroupe, qu’il soit dominant, marginal, uniformeou hétéroclite. Eugène Dupréel 1 disait qu’uneforme complète du <strong>rire</strong> comprend en mêmetemps la moquerie et la joie de former un groupe.Le <strong>rire</strong> par l’absurde se rapproche quant à luidu <strong>rire</strong> de surprise, dans <strong>le</strong> sens où il est souventprovoqué par une situation étonnante, étrange,surréel<strong>le</strong> ou farfelue. Drô<strong>le</strong> et surprenante est parexemp<strong>le</strong> la séquence de la sonnette 2 dans LaCantatrice Chauve. Le jeu se porte sur l’incidence,la coïncidence ainsi que <strong>le</strong>s incoordinations entreune cause ou plutôt un fait (une sonnette de porteretentit) et un effet ou plus exactement uneconséquence habituel<strong>le</strong>ment attendue (quelqu’unattend derrière la porte). Il y a dans cetteséquence éga<strong>le</strong>ment une réf<strong>le</strong>xion facétieuse àpropos de la formulation d’une règ<strong>le</strong> ainsi que desa pertinence avec l’expérience et la réalité.– (Mme Smith) […] mon mari disait quelorsqu’on entend sonner à la porte, il y a toujoursquelqu’un.– (M. Martin) La chose est plausib<strong>le</strong>.– (Mme Smith) Et moi, je disais que chaquefois que l’on sonne, c’est qu’il n’y a personne.– (Mme Martin) La chose peut paraîtreétrange 3 .Néanmoins, statistiquement de l’expériencequ’ils ont partagée, Mme Smith devrait avoir1Cf. Eugène DUPRÉEL, « Le problème sociologique du <strong>rire</strong> »dans Essais pluralistes, Paris, PUF, 1949, p. 27-69.2Eugène IONESCO, La cantatrice chauve, Paris, Gallimard,1954, p. 47-60.3Ibid., p. 55.raison : sur quatre sonnettes entendues une seu<strong>le</strong>s’est avérée avec quelqu’un derrière la porte.L’étrange, <strong>le</strong> cocasse mais aussi l’ingéniosité decette séquence se trouvent dans sondénouement :– (M. Smith) Quand j’ai ouvert et que je vous aivu, c’était bien vous qui aviez sonné ?– (Le pompier) Oui, c’était moi.– (M. Martin) Vous étiez à la porte ? Voussonniez pour entrer ?– (Le pompier) Je ne <strong>le</strong> nie pas. […]– (Mme Martin) Et quand on a sonné lapremière fois, c’était vous ?– (Le pompier) Non, ce n’était pas moi.– (Mme Martin) Vous voyez ? On sonnait et iln’y avait personne.– (M. Martin) C’était peut-être quelqu’und’autre ?– (M. Smith) Il y avait longtemps que vousétiez à la porte ?– (Le pompier) Trois quarts d’heure.– (M. Smith) Et vous n’avez vu personne ?– (Le pompier) Personne. J’en suis sûr.– (Mme Martin) Est-ce que vous avez entendusonner la deuxième fois ?– (Le pompier) Oui, ce n’était pas moi nonplus. Et il n’y avait toujours personne. […]– Et qu’est-ce que vous faisiez à la porte ?– (Le pompier) Rien. Je restais là. Je pensais àdes tas de choses.– (M. Martin) Mais la troisième fois… ce n’estpas vous qui aviez sonné ?– (Le pompier) Si, c’était moi.– (M. Smith) Mais quand on a ouvert, on nevous a pas vu.– (Le pompier) C’est parce que je me suiscaché… pour <strong>rire</strong> 4 .L’absurde se trouve ici autant dans <strong>le</strong> fait quequand on sonne il n’y a pas toujours quelqu’un(ce postulat considère la paro<strong>le</strong> du pompiercomme étant fiab<strong>le</strong>), que dans <strong>le</strong> fait qu’aux deuxpremières sonnettes, <strong>le</strong>s Smith et <strong>le</strong>s Martinn’aient pas vu <strong>le</strong> pompier, alors que de touteévidence il était là en train de penser à des tas dechoses. Aux observations contradictoires suite au4Ibid., p. 56-59.38


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>problème posé par la sonnette – contradictoiresmais tout à fait « vraies » si l’on tient compte del’expérience vécue par <strong>le</strong>s personnages – « jamaispersonne » et « toujours quelqu’un », décou<strong>le</strong>logiquement la conclusion relativiste qui dit que« Lorsqu’on sonne à la porte, des fois il y aquelqu’un, d’autres fois il n’y a personne 1 . »Comme une forme de relâchement après unmoment de mise sous pression, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> de surprisefonctionne quasiment comme <strong>le</strong> <strong>rire</strong> de détentepsychophysiologique analysé par HerbertSpencer, à la différence que <strong>le</strong> premier comprendautant des surprises environnementa<strong>le</strong>squ’intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s. Le comique par l’absurde est larencontre entre <strong>le</strong>s trois types de <strong>rire</strong>s évoquésjusqu’ici : <strong>le</strong> <strong>rire</strong> de surprise, la moquerie et <strong>le</strong> <strong>rire</strong>convivial. L’insolite d’une situation absurde est <strong>le</strong>déc<strong>le</strong>ncheur du <strong>rire</strong>. On se moque de l’absurditéde la situation, en même temps que ce <strong>rire</strong> dedérision nous chatouil<strong>le</strong> comme la plume quenous tenons dans la main pour chatouil<strong>le</strong>r l’autre.Si <strong>le</strong> comique par l’absurde a besoin de l’insolite,du surprenant pour se manifester, c’est qu’il estplus indirect qu’un <strong>rire</strong> de l’ordre de la brimadesocia<strong>le</strong> comme l’étudie Henri Bergson 2 . Et alorsqu’il paraît moins affecter <strong>le</strong>s subjectivitéscoprésentes, <strong>le</strong> comique par l’absurde touchepeut-être plus profondément la nature de chacun,ce qui expliquerait l’espèce d’attendrissement qu’i<strong>le</strong>st possib<strong>le</strong> de ressentir vis-à-vis d’une situationabsurde qui laisse la place au <strong>rire</strong>. Remarquonsenfin <strong>le</strong> sérieux des personnages, ou <strong>le</strong>ur non-<strong>rire</strong>,quand <strong>le</strong> pompier <strong>le</strong>ur apprend qu’il s’était cachépour <strong>le</strong>ur faire une farce. Le ridicu<strong>le</strong> d’unesituation est un des procédés du comique parl’absurde. Ce ridicu<strong>le</strong>-ci est perçu avant tout parun regard extérieur à la situation. Le spectateur ala distance idéa<strong>le</strong> pour en <strong>rire</strong>, si pour autant il estréceptif à ce genre d’humour. Mais en principel’effet de surprise suffit à déc<strong>le</strong>ncher au moins un<strong>rire</strong> de décompression. Suite à une situationinsolite qui entraîne une tension intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>,tel<strong>le</strong> que cel<strong>le</strong> de la sonnette, on peut simp<strong>le</strong>ment<strong>rire</strong> du décalage qui existe entre la singularité du1Ibid., p. 60.2Cf. Henri BERGSON, op. cit.fait que « quand on sonne, il n’y a parfoispersonne », et son dénouement (du moins pourl’une des sonneries entendues) : s’il n’y avaitpersonne c’est parce que <strong>le</strong> pompier s’était« caché… pour <strong>rire</strong> ».Nul doute que peu de ressemblancesdirectes sont à chercher entre un Estragon, unPozzo ou un Père Ubu et <strong>le</strong> commun desmortels. Pourtant, indirectement etmétaphoriquement, ces personnages partagentavec nous un regard critique et/ou un étatd’angoisse général face à une époqueparadoxa<strong>le</strong>ment désertique en termes de va<strong>le</strong>ursalors qu’el<strong>le</strong> a quasiment tout en abondance, voireen excès – du moins en ce qui concerne <strong>le</strong>ssociétés économiquement développées. En mêmetemps que <strong>le</strong> <strong>rire</strong> existentialiste tente decombattre l’inhumanité sécrétée par précisément,et entre autres, ceux qui la dénoncent, ils sontobligés de faire face à <strong>le</strong>ur responsabilité en tantqu’acteurs d’un monde désormais <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur et nonplus celui des dieux ; alors que tant de choses <strong>le</strong>uréchappent. Mais du moment qu’ils sont encorecapab<strong>le</strong>s d’en <strong>rire</strong>, est-ce que cela ne signifie-t-ilpas que nous n’avons pas encore baissé <strong>le</strong>s bras ?Art contemporain et productions culturel<strong>le</strong>s :du théâtre à la chanson populaire avecLes Rita MitsoukoL’époque contemporaine a sa partd’absurde. Aussi <strong>le</strong>s créations artistiques ne sontpas en reste. L’étrange et l’inquiétant sonttoujours aussi présents et sans doute devenus deplus en plus populaires. Du cinéma, avec entreautres David Lynch, aux troubadours de latélévision comme <strong>le</strong>s Monty Python, l’audiencede tels spectac<strong>le</strong>s s’est considérab<strong>le</strong>ment élargie.L’expansion du sty<strong>le</strong> horreur et du postapocalyptiquesurtout, pourrait être vue commeune prolongation ou un héritage populaire de cethéâtre beckettien agnostique. Plus assurément, laconsécration de la performance et l’installation dela vidéo dans l’art contemporain ont procuré denouveaux espaces d’expression aux artistes qui39


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artcomptent l’absurde parmi <strong>le</strong>s ingrédients de <strong>le</strong>ursœuvres. Des artistes tels Annette Messager 1 ,Matthew Barney 2 ou Katherine Oggier Chanda 3,mettent en scène <strong>le</strong>s dimensions du monstrueux,du marginal, du doub<strong>le</strong>, du déplacé, afin dequestionner par exemp<strong>le</strong> la frontière entrehumain et non-humain, entre soi et <strong>le</strong>s autres, etmettre en lumière des devenir-humain parmi <strong>le</strong>sautres devenirs 4 . Les questions se portent sur <strong>le</strong>sfaçons d’être-un-individu, et non plus sur <strong>le</strong> faitd’être ou ne-pas-être, d’être-avec ou d’être-sanscomme chez <strong>le</strong>s surréalistes et <strong>le</strong>s existentialistes.Ainsi, <strong>le</strong>s figures du cyborg, de l’androgyne, dumutant, du freak, s’érigent comme des condensésd’humanité alternative qui en creux éclairentquelques zones d’ombre de cette humanitécontemporaine encore si lisse et polie, malgré <strong>le</strong>passage de mouvements riches de critique socia<strong>le</strong>tels ceux d’André Breton et d’Eugène Ionesco.Ce qui est sondé désormais est autant l’étenduedes déclinaisons identitaires que la profondeurpsychique d’un individu. L’être devient petit àpetit un faire et plus précisément un faire-être 5 .Dans <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> KKQQ 6 , <strong>le</strong>s protagonistesmettent en place sous <strong>le</strong>s yeux des spectateurs unsystème de filmage en direct dont <strong>le</strong>s films sontprojetés tout de suite après <strong>le</strong>ur réalisation, afinde pouvoir apparaître sur plusieurs plans à la fois,et parfois même jouer avec son doub<strong>le</strong> filmé justeà l’instant sur <strong>le</strong> plateau. Si <strong>le</strong> contenu de cespectac<strong>le</strong> est banal et superficiel, une sorte debabillages et de discussions autour d’un café entrecollègues de bureau, <strong>le</strong>s conditions (car cespectac<strong>le</strong> a connu beaucoup de « ratés ») ainsi que<strong>le</strong> dispositif matériel nécessaire sont extrêmementcontraignants. Comme si la production du banalau quotidien demandait une énergie et unenvironnement dont l’amp<strong>le</strong>ur et la comp<strong>le</strong>xitérestaient insoupçonnées. Ce banal sublimé parl’étrange chez <strong>le</strong>s surréalistes, puis tourné auridicu<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> théâtre de l’absurde, apparaîtaujourd’hui comme une élucidation énigmatique.Malgré <strong>le</strong> fait que nous connaissions ses ficel<strong>le</strong>s, ilcontinue de s’imposer à nous, comme si l’on avaitencore besoin, et ce de façon vita<strong>le</strong>, d’avoir desmoulins à combattre.Avec l’apparition du mouvement pop,notamment à travers <strong>le</strong> Pop art dans <strong>le</strong> champartistique, l’idée de la démocratisation, de lapopularisation, de la vulgarisation d’un bonnombre de choses habituel<strong>le</strong>ment dévolues auxprivilégiés, tels que la célébrité, <strong>le</strong> confort, l’artlui-même, etc., s’est vite répandue. L’absurde s’estlui aussi « démocratisé ». C’est ainsi que l’époquecontemporaine se caractérise notamment par <strong>le</strong>surgissement de l’absurde hors du champ 7artistique, comme dans la musique populaire 8 .L’élargissement du public potentiel pour uneforme d’expression ne signifie pasautomatiquement son accès facilité, sasignification plus aisément saisissab<strong>le</strong>. D’autantplus qu’il est observé aujourd’hui une sorted’éclatement autant du côté des genres de1Cf. consulté <strong>le</strong> 15 juin 2011.2Cf. consulté <strong>le</strong> 15 juin 2011.3Cf. consulté <strong>le</strong> 15 juin 20114Cf. Gil<strong>le</strong>s DELEUZE et Félix GUATTARI, « Devenir-intense,devenir-animal, devenir-imperceptib<strong>le</strong> » dans Mil<strong>le</strong> Plateaux.Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit,1980, p. 284-380.5Cf. Harvey SACKS, « Faire “être comme tout <strong>le</strong> mondeˮ »,dans J.-P. THIBAUD (éd.), Regards en action. Ethnométhodologiedes espaces publics, Bernin, À la croisée, 2002, p. 200-210.6Michè<strong>le</strong> GURTNER, Tiphanie BOVAY-KLAMETH, FrançoisGREMAUD, KKQQ, Théâtre de l’Arsenic, Lausanne, 13janvier 2011.7Cf. Pierre BOURDIEU, Les règ<strong>le</strong>s de l’art. Genèse et structure duchamp littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1998.8Un débat qui ne sera pas abordé ici concerne la questiondes conditions d’émergence d’un champ ainsi que de lafaçon la plus adéquate de se représenter toutes <strong>le</strong>sproductions culturel<strong>le</strong>s, c’est-à-dire des œuvres de l’artcontemporain aux jeux vidéos, en passant par <strong>le</strong>scol<strong>le</strong>ctions de timbres. Il est en tout cas possib<strong>le</strong> deconcevoir la musique populaire comme un élémentfondamental dans la définition de musiques « plusartistiques » comme la musique classique, dans <strong>le</strong> sensque la musique populaire en pose <strong>le</strong>s frontières. Parail<strong>le</strong>urs, avec <strong>le</strong>s Cultural Studies chaque sty<strong>le</strong> et grouped’œuvres culturels peut donner lieu à des espaces où desappartenances identitaires se créent de façon tout aussiremarquab<strong>le</strong>s que pour <strong>le</strong>s arts institués.40


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>productions culturel<strong>le</strong>s, que du côté des goûtsculturels des publics 1 .Représentatif de cette tendance inclassab<strong>le</strong> dessty<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> groupe de musique Les Rita Mitsoukoest emblématique éga<strong>le</strong>ment pour des sujetsabordés dans <strong>le</strong>urs chansons, qui vont de la mortà l’amour en passant par des petites choses degrande importance, et inversement. Les RitaMitsouko 2 , depuis <strong>le</strong>ur premier album en 1984 3 ,ont produit une discographie sans doute pas desplus impressionnantes, mais comportantcependant des titres et albums légendaires dansl'histoire de la musique. Nous nous arrêterons surdeux de ces titres ; <strong>le</strong> premier est un de <strong>le</strong>urs plusconnus : Le petit train 4 . Le clip 5 vidéo de cettechanson, ainsi que la chanson el<strong>le</strong>-même,comportent de nombreux éléments qui relèventd’une saveur sans doute toute contemporaine del’absurde, un absurde qui flirte avec l’atroce,l’injustifiab<strong>le</strong>, avec ce « Train de la mort », unabsurde tel<strong>le</strong>ment kitsch qu’il en devient campy 6 .Ces décors à la Bollywood défi<strong>le</strong>nt, puisdeviennent des prises de vue in situ. Ce morceauest dérangeant, non seu<strong>le</strong>ment à cause de ce que<strong>le</strong> petit train évoque, mais aussi musica<strong>le</strong>ment, etvisuel<strong>le</strong>ment dans certaines parties du clip. Lavoix de la chanteuse, Catherine Ringer, estmaintenue dans <strong>le</strong>s tons aigus. Le rythme estentraînant. Cependant, après un moment, onaimerait que <strong>le</strong> supplice cesse pour nos oreil<strong>le</strong>s –1Cf. Richard A. PETERSON, « Le passage à des goûtsomnivores : notions, faits et perspectives. Goûts, pratiquesculturel<strong>le</strong>s et inégalités socia<strong>le</strong>s : branchés et exclus » dansSociologie et sociétés, vol. 36 n o 1, 2004, p. 145-164.2LES RITA MITSOUKO est un groupe formé sur <strong>le</strong> binômeCatherine Ringer / Frédéric Chichin au début des années1980. Il cessera d’exister en tant que tel en 2008 suite audécès de Frédéric Chichin. Catherine Ringer a sorti unalbum en 2011 intitulé Ring n’ Roll, Because Music / SixS.A.R.L..3LES RITA MITSOUKO, Rita Mitsouko, Virgin France S.A.,1984.4LES RITA MITSOUKO, « Le petit train », dans Marc etRobert, Virgin France S.A., 1988.5Clip réalisé par Jean ACHACHE, Virgin France S.A., 1989.6Référence au mot anglais et au sens défini ici : TommasoLABRANCA, « Trash, Camp & Kitsch » dans Andy Warhol eraun coatto. Vivere et capire il trash, Roma, Castelvecchi, 1996, p.31-36.du moins, pour cel<strong>le</strong>s qui sont sensib<strong>le</strong>s aux sonsaigus. La vidéo met en scène la chanteuse et sonacolyte, Frédéric Chichin, entourés par desmusiciens indiens. Ils font de la musique,chantent et dansent. De la légèretébollywoodienne, on bascu<strong>le</strong> vers une gravitéquasiment post-industriel<strong>le</strong> (avec un décorsombre et une structure métallique autour desmusiciens). Des images inquiétantes font desapparitions stroboscopiques, à travers <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>son reconnaît des procédés utilisés par <strong>le</strong>ssurréalistes, comme la surimpression de deuxvisages. Des flashs inquiétants se faufi<strong>le</strong>ntéga<strong>le</strong>ment dans une série d’images renduesanimées grâce au praxinoscope. Cet étrange et cedramatique, mêlés à quelque chose qui pourraits’apparenter à de l’insouciance, ne laissent pasindifférent. À l’idée du lieu où se rend <strong>le</strong> petittrain et « ce qui s’y fait », un sentiment d’horreurnous traverse et qui d’une manière surprenantepeut s’évacuer par un <strong>rire</strong> avant tout dedécompression, un <strong>rire</strong> jaune, un <strong>rire</strong> de dégoût,un <strong>rire</strong> qui laisse honteux face à l’inhumanité qu’ilrévè<strong>le</strong> peut-être un peu en nous. La force de cemorceau vient aussi du fait qu’il se base sur unélément autobiographique de la chanteuse. Lepère 7 de Catherine Ringer a fait partie desdéportés lors de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>. S’ils’en est sorti, cela reste un fait marquant pour lachanteuse des Rita Mitsouko.Sur un ton tout aussi décalé, mais à proposd’un sujet moins morbide, a été composé <strong>le</strong>morceau Les consonnes 8 . Il raconte la perceptiond’une femme face à des choses peu ragoûtantescomme « une éponge mouillée » ou « desbaskets » qui « chlinguent » et « qui puent ». Lavoix accompagnée d’un violon et d’une guitareé<strong>le</strong>ctriques hulu<strong>le</strong>nt de dégoût durant <strong>le</strong>s refrains.Cette maniaquerie maladive est apparemment unechose dont el<strong>le</strong> a conscience, puisqu’el<strong>le</strong> serappel<strong>le</strong> de ne pas « tourne[r] à la mégère », même7Plus directement, la vie du père de Catherine Ringer, SamRinger, est évoquée dans <strong>le</strong> morceau intitulé « C’était unhomme » dans LES RITA MITSOUKO, Cool Frénésie, SixS.A.R.L., 2000.8LES RITA MITSOUKO, « Les consonnes », Acoustiques, SixS.A.R.L., 1996.41


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artsi el<strong>le</strong> se demande bien « Qu’est-ce que çapourrait faire ? ». Le banal à travers <strong>le</strong>s tâchesménagères perçues et vécues par une femmedevient ici un quotidien désenchanté, mais tout àfait réel et coriace, à l’image de la ménagère el<strong>le</strong>même,un peu volubi<strong>le</strong> comme <strong>le</strong> veut <strong>le</strong>stéréotype. « Pour que <strong>le</strong>s consonnes sonnentclasse. Faut que j’évite que ma langue se tasse. Etil faut vite que je dise une phrase, euh… Qu’estceque t’as ? T’as peur que je te bute ? T’as peurque je te baisse <strong>le</strong> calbut ? Ou bien t’as p’t-êtrepeur qu’une femel<strong>le</strong> en rut se l’enfonce en dedanscomme une brute ? » La brutalité des paro<strong>le</strong>s est àun point surfaite qu’il est diffici<strong>le</strong> de ne pas voir <strong>le</strong>deuxième degré qui règne sur tout <strong>le</strong> morceau.L’absurde se porte ici sur ce comportementmaniaque, et plus particulièrement sur la placeexagérément importante qu’occupent ces petitsgestes quotidiens qui semb<strong>le</strong>nt être <strong>le</strong>s seuls àpouvoir remplir la tête de cette voix féminine à lalangue bien pendue. Sans doute une certaine dosed’autodérision est-el<strong>le</strong> nécessaire aux femmes (etpourquoi pas aux hommes aussi) qui sereconnaissent dans cette chanson. L’inquiétant,mais sûrement aussi <strong>le</strong> grotesque, sont soulignéspar ce hulu<strong>le</strong>ment des refrains qui plus que desnotes jouées, rappel<strong>le</strong> une voix de femme setransformant en un son non-humain, robotisé,instrumentalisé (au sens propre – instrumentalisépar <strong>le</strong> violon et la guitare é<strong>le</strong>ctriques 1 – et sansdoute aussi au sens figuré).Les Rita Mitsouko sont porteurs d’uneévolution de l’absurde devenu autant dérangeantque dérangé, n’hésitant pas à jouer avec l’étrangepour en faire une matière risib<strong>le</strong>. La folie légèrequi semb<strong>le</strong> planer sur <strong>le</strong>urs morceaux autorisenéanmoins de brefs moments de relâchement.Celui-ci ne semb<strong>le</strong> plus avoir de lien avec <strong>le</strong>comique puisque <strong>le</strong> <strong>rire</strong> qui en décou<strong>le</strong>, quand il yen a un, se sent coupab<strong>le</strong> à la seconde même qu’ila été émis, comme s’il avait souhaité de n’avoirjamais vu <strong>le</strong> jour. Ce <strong>rire</strong> grinçant est pourtantbien là, tout comme <strong>le</strong> monde qui lui a permis deprendre place, malheureusement peut-être. Cemonde chanté et joué par Les Rita Mitsouko estun monde où non seu<strong>le</strong>ment Dieu est mort etenterré, mais en plus l’amour semb<strong>le</strong> lui aussi auxportes de la mort, alors qu’il représentait encoreau début du XX e sièc<strong>le</strong> ce pour quoi il valait lapeine de continuer. Le malaise s’est comp<strong>le</strong>xifié,tout comme <strong>le</strong> rapport à la vie quotidienne, cel<strong>le</strong>cimême que <strong>le</strong> théâtre de l’absurde dénonçaitalors, tandis qu’el<strong>le</strong> reste peut-être <strong>le</strong> seul pointd’accroche aujourd’hui pour ne pas sombrerdavantage. À l’absurde désenchanté s’insinuepourtant une absurdité presque réenchantée,comme chez Les Rita Mitsouko, grâce à des« con-sonnes » « à travers champs » ; parce ques’il n’y a plus d’amour « Y’a d’la haine 2 » ; etsurtout parce que je peux dire encore : « Mais moije suis quand même là 3 ».Au fil de l’absurdeParti de l’intuition d’un lien entre desmouvements artistiques à posture critique tels que<strong>le</strong> surréalisme et <strong>le</strong> théâtre de l’absurde – réputésd’être des réponses vis-à-vis de <strong>le</strong>ur contextesocio-historique – et des formes de l’étrange et decomique par l’absurde, cet artic<strong>le</strong> a prolongél’étude jusqu’à l’époque contemporaine afin desonder <strong>le</strong>s formes d’absurde qui subsistent, et dequestionner <strong>le</strong>s causes d’un tel <strong>le</strong>gs. Lesurréalisme et <strong>le</strong> théâtre de l’absurde, au delà departager certaines techniques, partent du mêmeconstat et visent un même objectif : <strong>le</strong> monde estdésespérant, révoltant, cherchons à <strong>le</strong> changer parl’art. L’absurde est à cette époque une arme pourla critique d’un état contesté du monde. L’époquecontemporaine paraît connaître undésenchantement encore plus profond. S’il y avaitencore la croyance de réussir à dépasser un étatde chose dans <strong>le</strong>s postures critiques etprophétiques des artistes de l’étrange et del’absurde au début du XX e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s artistescontemporains semb<strong>le</strong>nt avoir renoncé à apporter1Que soit ici remercié A<strong>le</strong>xandre Bornand, ainsi que sonoreil<strong>le</strong> musica<strong>le</strong> qui m’a aidée à décrypter ce morceau.2LES RITA MITSOUKO, « Y’a d’la haine » dans Système D, SixS.A.R.L., 1993.3Paro<strong>le</strong>s tirées du « Petit train », loc. cit.42


un quelconque changement au monde. Leurposture est de l’ordre de la compréhension. El<strong>le</strong>tente de révé<strong>le</strong>r des mécanismes sous-jacents(pour peut-être mieux vivre avec ?) contrairementaux postures critiques qui proposaientexplications et solutions. Le paradoxal fait ainsiplace à l’incertain. Si l’on ne riait pas vraimentavec l’étrange, mais que l’on riait de façonexistentiel<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> théâtre de l’absurde,aujourd’hui on se met à grincer. Le <strong>rire</strong>contemporain par l’absurde serait-il sur <strong>le</strong> pointde devenir un <strong>rire</strong> absurde ? Et quel genre deparadoxe est en œuvre si l’on considère que <strong>le</strong>comique par l’absurde contemporain estquasiment du non-comique ? Y aurait-il un lienavec l’avènement de la société des individus 1 quiest en soi un paradoxe ? <strong>le</strong>quel imprègne jusqu’ànos manières de <strong>rire</strong>, de trouver tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong>chose risib<strong>le</strong>, de penser qu’il est inconvenant detrouver tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> chose risib<strong>le</strong>, et fina<strong>le</strong>mentjusqu’à nos opportunités d’en <strong>rire</strong> ou de s’enabstenir.<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>May DU1Cf. Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard,1991.43


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artCraig Owens, « Detachment : from the parergon », Octobrer, Vol. 9, été 1979, p. 42-49, repris dans BeyondRecognition. Representation, Power, and Culture, Berke<strong>le</strong>y, University of California Press, 1992, p. 31-39.DÉTACHEMENT : À PARTIR DU PARERGON[…] en accélérant un peu <strong>le</strong> rythme on irait à cettecollusion : entre la question (« qu’est-ce que l’art ? »,« quel<strong>le</strong> est l’origine de l’œuvre d’art ? », « quel est <strong>le</strong> sensde l’art ou de l’histoire de l’art ? ») et la classificationhiérarchique des arts. Quand un philosophe répète cettequestion sans la transformer, sans la détruire dans saforme, dans sa forme de question, dans sa structure ontointerrogative,il a déjà soumis tout l’espace aux artsdiscursifs, à la voix et au logos. On peut <strong>le</strong> vérifier : latéléologie et la hiérarchie sont prescrites dans l’enveloppe dela question 1 .Dans « L’art comme fait sémiologique », unmanifeste publié en 1934, l’esthéticien et linguistedu cerc<strong>le</strong> de Prague Jan Mukarovsky prescritl’analyse sémiologique des œuvres artistiquescomme remède nécessaire aux égarements desthéories traditionnel<strong>le</strong>s de l’art. « Fauted’orientation sémiologique, écrit-il, <strong>le</strong> théoriciende l’art sera tenté d’envisager l’œuvre d’artcomme structure purement formel<strong>le</strong> ou, de l’autrecôté, comme ref<strong>le</strong>t direct des étatspsychologiques ou même physiologiques de soncréateur ou […] de la situation idéologique,économique, socia<strong>le</strong> ou culturel<strong>le</strong> du milieu enquestion. » Formalisme, expressionnisme, critiqueidéologique – ce sont <strong>le</strong>s doctrines dont <strong>le</strong>sémiologue se désolidarise. En analysant l’œuvrecomme structure signifiante, comme système designes, il propose non simp<strong>le</strong>ment de modifiermais de transformer tota<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> champ del’esthétique. Mukarovsky est même allé jusqu’àsoutenir que seu<strong>le</strong> la sémiologie – souventaccusée d’être a-historique à cause du privilègequ’el<strong>le</strong> accorde à l’analyse synchronique –pourrait rendre compte à la fois de la structuredes œuvres d’art et de l’histoire de l’art : « Seul <strong>le</strong>point de vue sémiologique permet aux théoriciens1Jacques DERRIDA, « Parergon », dans La vérité en peinture,Paris, Flammarion, 1978, p. 27.de reconnaître l’existence autonome et <strong>le</strong>dynamisme essentiel de la structure artistique etde comprendre l’évolution de l’art commeprocessus immanent mais en relation permanenteavec d’autres domaines de la culture 2 . »Cette ambition radica<strong>le</strong> de rompre résolumentavec toute l’histoire de l’esthétique motive chaqueapproche sémiotique de l’art. Or, qu’en serait-il sil’on pouvait démontrer que pour faire cas de l’art,la philosophie avait toujours traité ce derniercomme un phénomène sémiotique ? Que <strong>le</strong>sprésuppositions fondamenta<strong>le</strong>s qui organisent <strong>le</strong>discours esthétique sont identiques avec cel<strong>le</strong>s sur<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s se fonde la sémiologie ? Que <strong>le</strong>s artsvisuels ont été constamment subordonnés aulangage et que toute hiérarchie des arts s’appuiesur des critères linguistiques ? Que la sémiologieel<strong>le</strong>-même est en fait (un prolongement de)l’esthétique ?La complicité permanente de l’esthétiqueoccidenta<strong>le</strong> avec une certaine théorie du signe est<strong>le</strong> thème majeur du « Parergon » de JacquesDerrida, écrit principa<strong>le</strong>ment sur la Critique de lafaculté de juger de Kant. Le « Parergon » n’esttoutefois ni un texte sur l’art, ni simp<strong>le</strong>ment surl’esthétique. Il constitue plutôt une tentative dedévoi<strong>le</strong>r ce que Derrida appel<strong>le</strong> « la discursivitédans la structure du beau », l’occupation d’unchamp non verbal par une force conceptuel<strong>le</strong>.Ainsi <strong>le</strong> « Parergon » prolonge dans <strong>le</strong> domaineesthétique <strong>le</strong>s observations de Derrida concernantl’autorité permanente dont est investie la paro<strong>le</strong>dans la métaphysique occidenta<strong>le</strong>.2Jan MUKAROVSKY, « L’art comme fait sémiologique », Actesdu huitième congrès international de Philosophie, Prague, 2-7septembre 1934, Comité d’organisation du congrès àPrague, 1936, p. 1065-1072.44


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>Ce thème a déjà été abordé dans la <strong>le</strong>cturederridienne de l’Essai sur l’origine des langues, sujetde la deuxième partie de De la grammatologie. Lechapitre de Rousseau intitulé « De la Mélodie »,consacré presque entièrement à la peinture et àl’analogie entre peinture et musique, attribue à lacou<strong>le</strong>ur une fonction auxiliaire dans <strong>le</strong>s artsvisuels. Selon Rousseau :Comme <strong>le</strong>s sentiments qu’excite en nous lapeinture ne viennent point des cou<strong>le</strong>urs, l’empireque la musique a sur nos âmes n’est point l’ouvragedes sons. De bel<strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs bien nuancées plaisentà la vue, mais ce plaisir est purement de sensation.C’est <strong>le</strong> dessin, c’est l’imitation qui donne à cescou<strong>le</strong>urs de la vie et de l’âme ; ce sont <strong>le</strong>s passionsqu’el<strong>le</strong>s expriment qui viennent émouvoir <strong>le</strong>snôtres ; ce sont <strong>le</strong>s objets qu’el<strong>le</strong>s représentent quiviennent nous affecter. L’intérêt et <strong>le</strong> sentiment netiennent point aux cou<strong>le</strong>urs ; <strong>le</strong>s traits d’un tab<strong>le</strong>autouchant nous touchent encore dans une estampe :ôtez ces traits dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au, <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs neferont plus rien 1 .De la grammatologie est effectivement concernépar <strong>le</strong> supplément et l’affirmation de Rousseauselon laquel<strong>le</strong> « <strong>le</strong>s langues sont faites pour êtreparlées, l’écriture ne sert que de supplément à laparo<strong>le</strong> ». Or, <strong>le</strong> supplément n’est pas une simp<strong>le</strong>addition ; il supplée aussi. À la fois rajout etsubstitut, il joue un rô<strong>le</strong> compensatoire : « Il nes’ajoute que pour remplacer. Il intervient ous’insinue à-la-place-de ; s’il comb<strong>le</strong>, c’est comme oncomb<strong>le</strong> un vide 2 . » (Le supplément écrit peutélargir l’étendue de la paro<strong>le</strong> en la prolongeant,mais il compense aussi une absence – cel<strong>le</strong> dulocuteur.) D’où <strong>le</strong> « danger » que <strong>le</strong> supplémentrecè<strong>le</strong>, la possibilité de perversion : que sa naturevicariante soit oubliée et qu’il soit pris pour lapositivité à laquel<strong>le</strong> il ne fait que se surajouter.Selon Rousseau, si la peinture estessentiel<strong>le</strong>ment mimétique, el<strong>le</strong> ne doit pas pourautant nous affecter de la même manière que <strong>le</strong>sobjets naturels, c’est-à-dire à travers la sensation,l’« impression sensib<strong>le</strong> ». La peinture supplée la1Cité dans Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris,Minuit, 1967, p. 294.2Ibid., p. 208.Nature ; el<strong>le</strong> travail<strong>le</strong> avec des signes culturels. Etc’est <strong>le</strong> dessin, <strong>le</strong> tracé du contour de l’objetreprésenté qui imite, signifie ; la cou<strong>le</strong>ur n’estqu’une simp<strong>le</strong> adjonction subalterne. Rousseauadmet que la cou<strong>le</strong>ur est susceptib<strong>le</strong> de contribuerà l’effet de l’œuvre d’art mais seu<strong>le</strong>ment quandel<strong>le</strong> est perçue en tant que signe : « nous donnonstrop et trop peu d’empire aux sensations ; nousne voyons pas que souvent el<strong>le</strong>s ne nous affectentpas seu<strong>le</strong>ment comme sensations, mais commesignes ou images, et que <strong>le</strong>urs effets moraux ontaussi des causes mora<strong>le</strong>s 3 . » Rappelons-nous quece n’est pas <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs mais « <strong>le</strong>s passionsqu’el<strong>le</strong>s expriment » qui nous affectent.Cette théorie de l’expression – même si el<strong>le</strong>soumet l’expérience sensoriel<strong>le</strong> à la constructionformel<strong>le</strong> – ne constitue pas une esthétiqueformaliste. Comme <strong>le</strong> remarque Derrida,Rousseau réagit contre <strong>le</strong> formalisme : « Celui-ciest aussi à ses yeux un matérialisme et unsensualisme 4 . » Préférab<strong>le</strong>ment, minimiser <strong>le</strong> rô<strong>le</strong>de la cou<strong>le</strong>ur et subordonner ainsi l’art au signe,c’est garantir sa fonction éthique :Si l’opération de l’art passe par <strong>le</strong> signe et sonefficace par l’imitation, il ne peut agir que dans <strong>le</strong>système d’une culture et la théorie de l’art est unethéorie des mœurs. Une impression “mora<strong>le</strong>”, paropposition à une impression “sensib<strong>le</strong>”, sereconnaît à ce qu’el<strong>le</strong> confie sa force à un signe.L’esthétique passe par une sémiologie et même parune ethnologie. Les effets des signes esthétiques nesont déterminés qu’à l’intérieur d’un systèmeculturel 5 .La supplémentarité de la cou<strong>le</strong>ur, sasubordination au dessin n’est pas particulière audiscours de Rousseau ; el<strong>le</strong> ne définit pas nonplus une esthétique parmi d’autres. El<strong>le</strong> est en faitun des principes permanents de la théorie de l’artoccidental 6 . On la retrouve dans Della Pittura3Ibid., p. 293-294.4Ibid., p. 298.5Ibid., p. 294.6Sur la supplémentarité de la cou<strong>le</strong>ur, voir Jean-ClaudeLebensztejn, « Les Textes du peintre », Critique, mai 1974 etHubert Damisch, Théorie du nuage, Paris, Seuil, 1972, p. 42-47.45


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artd’Alberti ou encore dans la Critique de la faculté dejuger où on apprend que « dans la peinture, lasculpture, et même dans tous <strong>le</strong>s arts plastiques[…] <strong>le</strong> dessin est l’essentiel ; dans <strong>le</strong> dessin ce n’estpas ce qui fait plaisir dans la sensation, maisseu<strong>le</strong>ment ce qui plaît par sa forme, qui constituepour <strong>le</strong> goût la condition fondamenta<strong>le</strong> 1 . »Comme chez Rousseau, la cou<strong>le</strong>ur est exclue dujugement de goût parce qu’el<strong>le</strong> s’adresse à lasensation ; <strong>le</strong> fondement matériel se trouveencore une fois subordonné à la compositionformel<strong>le</strong>.Dans la troisième Critique la cou<strong>le</strong>ur fait partied’une série de suppléments exclus du jugementesthétique parce qu’ils font appel aux sens. Justeaprès son exposé sur la cou<strong>le</strong>ur, Kant en donnequelques exemp<strong>le</strong>s : <strong>le</strong>s cadres des tab<strong>le</strong>aux, <strong>le</strong>svêtements des statues, <strong>le</strong>s colonnades des palais.Pour déc<strong>rire</strong> <strong>le</strong>ur statut Kant réactualise <strong>le</strong> motgrec parergon – un élément subalterne et non pasintrinsèque à la représentation tout entière del’objet. Le parergon suit exactement la mêmelogique que <strong>le</strong> supplément chez Rousseau : ajoutéà la représentation, il n’en fait jamais partieintégrante. Son existence est margina<strong>le</strong> ; il marquela limite entre l’intrinsèque et l’extrinsèque (d’oùla fonction parergona<strong>le</strong> du cadre). Pourtant <strong>le</strong>parergon, tout comme <strong>le</strong> supplément, peutcompenser un manque dans l’œuvre. Il ne peutintervenir dans l’œuvre « que dans la mesure où <strong>le</strong>dedans manque. Il manque de quelque chose et semanque à lui-même 2 ». Une contrainte estcependant posée à cette interventionparergona<strong>le</strong> : que <strong>le</strong> parergon intervienne en tantque forme et uniquement en tant que forme. Entant qu’objet de sens <strong>le</strong> parergon est toujours exclu.(Par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> cadre est admissib<strong>le</strong> s’il estconsidéré en tant que dessin, c’est-à-dire commel’effet de lignes et d’ang<strong>le</strong>s ; il est en revancheinadmissib<strong>le</strong> s’il est doré, ce qui représente pourKant l’apparence séduisante du contenusensoriel.)1Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, A. Philonenko(trad.), Paris, Vrin, 1993, p. 91.2Jacques Derrida, « Parergon », art. cit., p. 65.Ainsi on trouve dans la troisième Critiquel’effet de ce « schéma conceptuel » qui selon <strong>le</strong>Heidegger de L’origine de l’œuvre d’art gouvernel’esthétique et la théorie de l’art : la distinctionentre la matière et la forme. L’essai de Heideggerest extrêmement important pour <strong>le</strong> « Parergon » ;Derrida <strong>le</strong> cite tout au long de son texte et dans« Restitutions de la vérité en pointure » reconnaîtqu’il a « toujours été convaincu de la fortenécessité du questionnement heideggérien 3 ».Comme <strong>le</strong> démontre Heidegger <strong>le</strong>s termes de ladichotomie forme/matière sont loin d’être deforce éga<strong>le</strong> : la forme est liée avec la rationalité, lalogique ; la matière avec l’irrationnel, l’illogique.Par conséquent l’esthétique, en tant quequestionnement philosophique de l’art doit se limiterà l’analyse de la forme, à une formalité spécifiquequi délimite <strong>le</strong> champ de l’esthétique en général.Derrida retrace en détail <strong>le</strong>s effets de cette« formalité » dans la Critique ; ils ne sauraient êtrelocaux. Dans la Préface, Kant définit la troisièmeCritique en tant que détachement (<strong>le</strong> parergon estaussi une partie détachée de l’œuvre). Lejugement, en tant qu’intermédiaire entrel’entendement et la raison (<strong>le</strong>s sujets des deuxpremières critiques, de la raison pure et de laraison pratique) doit être traité « séparément »même si dans une philosophie « pure », par3Jacques Derrida, « Restitutions de la vérité en pointure »dans La vérité en peinture, op. cit., p. 299. Ce texte sur <strong>le</strong> débatentre Heidegger et Meyer Schapiro autour d’un tab<strong>le</strong>au deVan Gogh clôt <strong>le</strong> livre qui ouvre avec la version complètedu « Parergon ». [Craig Owens était un des premierscritiques américains à s’intéresser à Derrida et à ladéconstruction dans ses rapports avec l’esthétique et lathéorie de l’art contemporain. Dans <strong>le</strong> volume de la revueOctober où <strong>le</strong> présent artic<strong>le</strong> a été initia<strong>le</strong>ment publié, Owenssigne éga<strong>le</strong>ment une traduction de la deuxième section –intitulée « Le parergon » – du premier chapitre – intitulé« Parergon » – de La vérité en peinture. Dans « Détachement :à partir du parergon » l’auteur fait référence à cettetraduction, qui précède immédiatement son texte – et dontcelui-ci est, justement, un détachement –, aussi bien qu’àl’édition française de La vérité en peinture par Flammarion.Afin d’éviter la confusion qui pourrait survenir entre <strong>le</strong> titredu chapitre et celui de la section dans <strong>le</strong> passage de l’éditionorigina<strong>le</strong> à la traduction américaine, nous avons choisi, dansnotre traduction, d’adopter comme point unique deréférence <strong>le</strong> titre du chapitre. (NDT)]46


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>exemp<strong>le</strong> la métaphysique, <strong>le</strong>s principes dujugement « ne constitueraient pas […] une partiespécia<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s parties théorique et pratique,mais pourraient au besoin, dans un cas donné,être annexés à chacune des deux 1 ». La natureparergona<strong>le</strong> de cette détermination est évidente :se suffisant à el<strong>le</strong>s-mêmes, <strong>le</strong>s deux premièrescritiques restent cependant incomplètes sansl’examen critique du jugement. El<strong>le</strong>s ont ouvertun gouffre apparemment infini entre <strong>le</strong>suprasensib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> phénoménal, entre <strong>le</strong> théoriqueet <strong>le</strong> pratique qui fait que l’un semb<strong>le</strong> incapab<strong>le</strong>d’influencer l’autre – ce qui ne peut être <strong>le</strong> cas.Par conséquent une troisième faculté faisant <strong>le</strong>relais entre l’entendement et la raison est requiseafin d’expliquer <strong>le</strong>ur influence réciproque.Étant donné que <strong>le</strong> jugement est cette faculté,sa critique hérite d’un devoir spécifique : deréconcilier toutes <strong>le</strong>s oppositions apparemmentirrésolues introduites par <strong>le</strong>s deux autres critiques.Le jugement doit fournir « <strong>le</strong> pont » – c’est lamétaphore employée par Kant – entre deuxmondes radica<strong>le</strong>ment hétérogènes ; dès <strong>le</strong> début i<strong>le</strong>st défini comme <strong>le</strong> moyen qui assure <strong>le</strong> passage,l’articulation c’est-à-dire la communication. Et dansla mesure où Kant s’intéresse principa<strong>le</strong>ment aujugement esthétique, l’œuvre d’art assumera cetteresponsabilité. Il y a une analogie entre la facultéde juger et son objet, l’œuvre d’art – uneréciprocité qui autorise Derrida à traiter la Critiqueel<strong>le</strong>-même comme une œuvre d’art.À ce point on trouve la définition de l’œuvred’art qui, selon Derrida, organise <strong>le</strong> discoursphilosophique sur l’art, de Platon à Hegel etHusserl, même Heidegger : « Chaque fois que laphilosophie détermine l’art, <strong>le</strong> maîtrise et l’enclôtdans l’histoire du sens ou dans l’encyclopédieontologique, el<strong>le</strong> lui assigne une fonction demédium 2 . »Assigner à l’art la fonction de médiuméquivaut à <strong>le</strong> situer à l’intérieur du champsémantique cartographié par <strong>le</strong> mot communication– un champ rendu équivoque et instab<strong>le</strong> dans1Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 27.2Jacques Derrida, « Parergon », art. cit., p. 41.« Signature, événement, contexte » dans Marges dela philosophie. Au tout début de ce texte, Derrida sedemande « si <strong>le</strong> mot ou <strong>le</strong> signifiant“communication” communique un contenudéterminé, un sens identifiab<strong>le</strong>, une va<strong>le</strong>urdescriptib<strong>le</strong>. Mais, pour articu<strong>le</strong>r et proposer cettequestion, il a déjà fallu que j’anticipe sur <strong>le</strong> sensdu mot communication : j’ai dû prédéterminer lacommunication comme <strong>le</strong> véhicu<strong>le</strong>, <strong>le</strong> transportou <strong>le</strong> lieu de passage d’un sens 3 ». Cet usage sémiolinguistiquedu mot communication est alorsdistingué de son sens physique : on dit qu’unmouvement ou une force peuvent êtrecommuniqués ou que deux lieux différentscommuniquent entre eux par un passage ou uneouverture. Interrogeant la relation entre ces deuxsens, Derrida refuse de considérer lacommunication physique comme première ouoriginaire et la communication sémio-linguistiquecomme extension ou dérivation, déplacementmétaphorique « parce que la va<strong>le</strong>ur dedéplacement, de transport, etc., est précisémentconstitutive du concept de métaphore par <strong>le</strong>quelon prétendrait comprendre <strong>le</strong> déplacementsémantique qui s’opère de la communicationcomme phénomène non sémio-linguistique à lacommunication comme phénomène sémiolinguistique4 ». En d’autres termes, lacommunication en tant que transfert de sens nepeut pas être expliquée à travers <strong>le</strong> recours à lamétaphore ; el<strong>le</strong> est métaphore.C’est à cette mise en abyme 5 – l’implication duterme à définir dans sa propre définition – queDerrida se réfère quant il par<strong>le</strong> de l’« abîme » audébut de l’extrait du « Parergon » traduit ici.L’« abîme » est bien entendu la grosse Kluft quiselon Kant sépare <strong>le</strong>s principes théoriques del’entendement des principes pratiques de la raison– un fossé au-dessus duquel l’art jettera un« pont ». Mais il se réfère aussi aux procédés àtravers <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> théorique et <strong>le</strong> pratiquecommuniquent entre eux. En tant qu’expression3Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte », dansMarges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 365.4Ibid., p. 365-366.5En français dans <strong>le</strong> texte (NDT).47


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artsensib<strong>le</strong> du suprasensib<strong>le</strong> l’art requiert toute unethéorie du signe et du symbo<strong>le</strong> qui rende comptede sa fonction, une théorie proposée dans <strong>le</strong>paragraphe 59 de la Critique où Kant distingue laprésentation schématique de la présentationsymbolique. Le symbo<strong>le</strong> est défini comme laprésentation indirecte d’un concept auquel, selonKant, « aucune intuition sensib<strong>le</strong> ne peutconvenir ». Il ne peut pas être appréhendédirectement, comme la présentation schématique,mais uniquement à travers l’analogie :[La présentation est symbolique] lorsqu’à unconcept que la raison seu<strong>le</strong> peut penser […] onsoumet une intuition tel<strong>le</strong>, qu’en rapport à cel<strong>le</strong>-ci<strong>le</strong> procédé de la faculté de juger est simp<strong>le</strong>mentanalogue à celui qu’el<strong>le</strong> observe quand el<strong>le</strong>schématise, c’est-à-dire qui s’accorde simp<strong>le</strong>mentavec celui-ci par la règ<strong>le</strong> et non par l’intuitionmême, par conséquent simp<strong>le</strong>ment avec la formede la réf<strong>le</strong>xion et non avec <strong>le</strong> contenu 1 .Ainsi c’est une analogie formel<strong>le</strong> qui permet ausensib<strong>le</strong> de communiquer avec <strong>le</strong> suprasensib<strong>le</strong>.Le symbo<strong>le</strong> est un pont ; mais, comme l’observeDerrida, <strong>le</strong> « pont » est aussi un symbo<strong>le</strong>. Si l’artest défini comme analogie, c’est sur la base d’uneanalogie avec la communication humaine.La définition kantienne du symbo<strong>le</strong> apparaîtdans <strong>le</strong> paragraphe 2 « De la beauté commesymbo<strong>le</strong> de la moralité » qui relie la présentation àl’expression d’une intériorité et la beauté del’homme à sa moralité. L’affirmation de Kantsuivant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> beau est <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> du bienmoral est fondée sur la conviction, exposée dans<strong>le</strong> paragraphe 17, que <strong>le</strong>s « Idées éthiques, quigouvernent intérieurement l’homme » peuvent serendre « en quelque sorte visib<strong>le</strong>[s] dans uneexpression corporel<strong>le</strong> (comme effet del’intériorité) 3 ». De cette manière Kant instaureune sémiotique mora<strong>le</strong> qui présuppose l’union,dans la présentation, d’un intérieur et d’unextérieur tout en liant la beauté avec l’expressionvisib<strong>le</strong> de ce qui reste caché. Cette définitionexpressive du symbo<strong>le</strong> s’accorde avec la divisionkantienne des beaux-arts – une division qui,comme <strong>le</strong> note Derrida, est éga<strong>le</strong>ment unehiérarchie – suivant une analogie avec la paro<strong>le</strong> :Si donc nous voulons diviser <strong>le</strong>s beaux-arts,nous ne saurions choisir, du moins à titre d’essai,un principe plus commode, que l’analogie de l’artavec la forme de l’expression dont usent <strong>le</strong>shommes en parlant afin de se communiqueraussi parfaitement que possib<strong>le</strong> <strong>le</strong>s uns aux autresnon seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>urs concepts, mais aussi <strong>le</strong>urssensations 4 .Immédiatement après ce passage Kant ajouteune note où il signa<strong>le</strong> sa nature provisoire : « Le<strong>le</strong>cteur ne jugera pas cette esquisse d’une divisionpossib<strong>le</strong> des beaux-arts comme si l’on voulait endonner une théorie. Ce n’est là qu’un desnombreux essais que l’on peut et que l’on doitencore tenter 5 . » Cette note est reprise par unedeuxième quelques pages plus loin : « D’unemanière généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur ne devra considérerceci que comme un essai pour lier <strong>le</strong>s beaux-artssous un principe, qui est ici celui de l’expressiond’Idées esthétiques (d’après l’analogie de lalangue) et ne point <strong>le</strong> considérer comme unedéduction de ceux-ci estimée définitive 6 . »Malgré <strong>le</strong> scrupu<strong>le</strong> de Kant – ou peut-être àcause de lui – Derrida soutient que cette analogieavec <strong>le</strong> corps humain, avec « <strong>le</strong> corps de l’hommeinterprété comme langage » est en fait la théorie :« Mais on ne voit pas comment il aurait pu éviter,sans une refonte tota<strong>le</strong>, une tel<strong>le</strong> déductionclassificatrice et hiérarchisante, réglée sur <strong>le</strong>langage et sur <strong>le</strong> corps de l’homme, sur <strong>le</strong> corpsde l’homme interprété comme langage dominépar la paro<strong>le</strong> et par <strong>le</strong> regard. L’humanisme estimpliqué par tout <strong>le</strong> fonctionnement du systèmeet aucune autre déduction des Beaux-Arts n’yétait possib<strong>le</strong> 7 . »Cette même théorie motive la thèse kantiennede l’universalité du jugement de goût. Prétendre1Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 263.2Il s’agit du paragraphe 59 (NDT).3Ibid., p. 106.4Ibid., p. 222.5Idem.6Ibid., p. 225.7Jacques DERRIDA, « Parergon », art. cit., p. 133.48


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>que <strong>le</strong>s jugements esthétiques sont universels,c’est prétendre qu’ils sont universel<strong>le</strong>mentcommunicab<strong>le</strong>s :La communicabilité universel<strong>le</strong> de la sensation(de satisfaction ou d’insatisfaction), qui se réalisesans concept ; l’unanimité, aussi parfaite quepossib<strong>le</strong>, de tous <strong>le</strong>s temps et de tous <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>sconcernant <strong>le</strong> sentiment donné dans lareprésentation de certains objets, est <strong>le</strong> critériumempirique, faib<strong>le</strong> certes et à peine suffisant pourpermettre de supposer que <strong>le</strong> goût, ainsi garanti pardes exemp<strong>le</strong>s, a pour origine <strong>le</strong> principeprofondément caché et commun à tous <strong>le</strong>shommes de l’accord qui doit exister entre eux dans<strong>le</strong> jugement qu’ils portent sur <strong>le</strong>s formes, sous<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s objets <strong>le</strong>ur sont donnés 1 .L’exigence que <strong>le</strong>s jugements esthétiquesapparaissent à travers la paro<strong>le</strong>, à travers desquestions et des réponses, est par conséquent enaccord avec <strong>le</strong>s fondements humanistes dusystème. La subordination permanente de lasubstance à la forme, <strong>le</strong> recours à une théorie del’expression qui définit l’art par <strong>le</strong> biais d’uneanalogie avec <strong>le</strong> langage, la domination du champde l’esthétique par une économie de lacommunication : tel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s stratégiesacritiques qui garantissent la position privilégiéede l’homme dans <strong>le</strong> discours esthétique. À traversel<strong>le</strong>s la philosophie « apprivoise » l’œuvre d’art etlui assigne une place déterminée dans l’histoire dela paro<strong>le</strong>, laquel<strong>le</strong>, selon Derrida, s’identifie àl’histoire de la philosophie. On l’a déjà dit, cesréductions ne sont pas propres à l’esthétiquekantienne mais définissent l’esthétique en généra<strong>le</strong>n tant que questionnement de l’œuvre commestructure signifiante.C’est cette définition de l’œuvre d’art quiperdure dans la sémiotique du XX e sièc<strong>le</strong>.Rappelons que Saussure, préparant <strong>le</strong> terrain de lalinguistique structura<strong>le</strong>, a éga<strong>le</strong>ment postulé unedistinction rigoureuse entre la forme (linguistique)et la substance (phonique) :La substance phonique n’est pas plus fixe niplus rigide ; ce n’est pas un mou<strong>le</strong> dont la pensée1Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 100.doive nécessairement épouser <strong>le</strong>s formes, mais unematière plastique qui se divise à son tour en partiesdistinctes pour fournir <strong>le</strong>s signifiants dont lapensée a besoin. Nous pouvons donc représenter<strong>le</strong> fait linguistique dans son ensemb<strong>le</strong>, c’est-à-direla langue, comme une série de subdivisionscontiguës dessinées à la fois sur <strong>le</strong> plan indéfini desidées confuses […] et sur celui non moinsindéterminé des sons […] la langue élabore sesunités en se constituant entre deux massesamorphes […] cette combinaison produit une forme, nonune substance 2 .Si, comme l’a soutenu Saussure, la linguistiques’en tient à l’analyse de la forme, alors l’analogieentre toutes <strong>le</strong>s productions culturel<strong>le</strong>s par <strong>le</strong>langage et la suprématie de la théorie de lacommunication – <strong>le</strong>s deux principes fondateursde la sémiologie – suivront comme sur des rails.Ainsi l’ambition du sémiologue de l’art d’al<strong>le</strong>r audelàdes déterminations purement esthétiquess’empêtre dans <strong>le</strong>s mêmes présupposés que ceuxde l’esthétique. Au moins au niveau théorique, lasémiologie constitue une esthétique.Si dans <strong>le</strong> « Parergon » Derrida ne proposeaucune théorie alternative de l’art, c’est parce quece qui y est déconstruit, c’est l’étude théorique desœuvres d’art suivant des principesphilosophiques. Cependant, <strong>le</strong> « Parergon »marque une nécessité : non pas de rénoverl’esthétique mais plutôt de transformer l’objet,l’œuvre d’art, jusqu’à <strong>le</strong> rendre méconnaissab<strong>le</strong>.Et une tel<strong>le</strong> transformation ne saurait mieuxcommencer que par ce qui a toujours été exclu duchamp esthétique : <strong>le</strong> parergon.Traduction de l’américain par VangelisATHANASSOPOULOS, revue par Benjamin RIADO2Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique généra<strong>le</strong>, éditioncritique préparée par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972, p.156-157.49


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artGeoffrey NOWELL-SMITH, « Minelli and melodrama », Imitations of life : a reader on film and te<strong>le</strong>visionmelodrama, Marcia Landy (éd.), Detroit, Wayne State University Press, 1991MINNELLI ET LE MÉLODRAMECet artic<strong>le</strong> propose que <strong>le</strong> genre ou la formeaujourd’hui connu sous <strong>le</strong> nom de mélodrame estné de la conjonction d’un genre historique formel(développement de la tragédie, du réalisme etc.),d'un jeu de déterminations socia<strong>le</strong>s, qui ont à voiravec la montée en puissance de la bourgeoisie, etun ensemb<strong>le</strong> de déterminations psychiquesprenant forme autour de la famil<strong>le</strong>. Lesdéterminations psychiques et socia<strong>le</strong>s sontconnectées parce que la famil<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>mélodrame met en scène <strong>le</strong>s conflits est la famil<strong>le</strong>bourgeoise, mais une comp<strong>le</strong>xité s'ajoute auproblème du fait que <strong>le</strong> mélodrame est aussi uneforme de représentation artistique particulière. Entant que représentation artistique il constitue aussi(en termes marxistes) une idéologie et (en termesfreudiens) une « l’élaboration secondaire », mais ilne peut pas simp<strong>le</strong>ment être réduit à l'un oul'autre. De préférence, on dira qu’il <strong>le</strong>s signifie.Cet acte de signifier a deux aspects : d'une part ilproduit un contenu narré ou représenté, la vie depersonnes dans la société ; d'autre part il narre etreprésente à l’attention de et depuis un point devue ou une série de points de vue particuliers, des« positions de sujet ». Ici on peut penser que <strong>le</strong>premier aspect, concernant <strong>le</strong> contenu, estquestion d'analyse socia<strong>le</strong> (historique-matérialiste)et <strong>le</strong> second, concernant la forme, un problèmepour la psychologie ou la psychanalyse. Jeproposerai que tel n’est pas <strong>le</strong> cas et que <strong>le</strong>sperspectives de narration sont aussi des positionssocia<strong>le</strong>s, tandis que <strong>le</strong> contenu narré relève aussidu psychique. Les « positions de sujet »impliquées par <strong>le</strong> mélodrame sont cel<strong>le</strong>s de l’artbourgeois dans l’époque 1 bourgeoise, tandis quel’« objet représenté » est celui du drame œdipien.Mélodrame et tragédieLe mot « mélodrame » signifie à l’origine,littéra<strong>le</strong>ment, drame 2 -mélos (musique), et ce sensdu XVIII e sièc<strong>le</strong> survit dans <strong>le</strong> mot de l’italienmelodramma – grand opéra. Dans sa formepremière <strong>le</strong> mélodrame était cousin de la poésiepastora<strong>le</strong>, et se différenciait de la tragédie en celaque l’histoire avait habituel<strong>le</strong>ment une finheureuse. Peu de ce sens original a survécu dans<strong>le</strong>s usages plus tardifs – victorien et moderne – duterme. Les principa<strong>le</strong>s différences sont au nombrede deux, toutes deux résultent desdéveloppements des formes artistiques au XVIII esièc<strong>le</strong> et consolidés depuis. La première de cesévolutions concerne <strong>le</strong>s modes d’adresse et <strong>le</strong>second, la représentation du héros/de l’héroïne.En même temps, il doit être re<strong>le</strong>vé que par biend’autres aspects <strong>le</strong> mélodrame est l’héritier debien des enjeux de la tragédie, bien que ceux-cisoient transposés à une situation nouvel<strong>le</strong>.1Le terme anglais epoch employé ici indique unbalancement. Plutôt que l’époque de la bourgeoisie, ildésigne <strong>le</strong> commencement de cel<strong>le</strong>-ci (NDT).2Du latin drama, qui désigne l’action intra-diégétique, <strong>le</strong>terme n’est pas à confondre avec l’emploi moderne dumot « drame ». Le mot de l’anglais drama possède unsens médian (NDT).50


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>Le mélodrame comme forme bourgeoiseUne caractéristique des formes tragiques etépiques jusqu’au XVIII e sièc<strong>le</strong> (environ) est qu’el<strong>le</strong>straitent de rois et de princes, tout en étant écritespar, et pour l’essentiel adressées à, des membresdes strates socia<strong>le</strong>s inférieures (<strong>le</strong>s auteurs, mêmeHomère, sont en règ<strong>le</strong> généra<strong>le</strong> des« intel<strong>le</strong>ctuels », tandis que <strong>le</strong> public est pensé àplus ou moins injuste titre comme « <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> »).Avec l’avènement du roman, (cf. SCARRON : LeRoman bourgeois [sic 1 ]) et la « tragédie bourgeoise »du XVIII e sièc<strong>le</strong>, la situation change. Auteur, publicet sujet en cause sont mis sur un terrain d’égalité.Comme Raymond Williams l’écrit 2 , sontdirectement interpelés « nos égaux, vos égaux ».Malgré la mystification, un bourgeois s’adresse àun autre bourgeois et <strong>le</strong> sujet en cause est la viede la bourgeoisie. Ce mouvement d’égalisation estgénéra<strong>le</strong>ment appelé (ou est amalgamé au)réalisme, mais il caractérise aussi des formes qui àd’autres égards ne sont pas flagrantes de réalisme,comme <strong>le</strong> mélodrame.Dans la mesure où <strong>le</strong> mélodrame, comme <strong>le</strong>réalisme, suppose un monde d’individus égaux,une démocratie à l’intérieur de la stratebourgeoise (alias démocratie bourgeoise), ilsuppose éga<strong>le</strong>ment un monde dénué de l’exerciced’un pouvoir social. Le récit s’adresse à un publicqui ne se pense pas investi de pouvoir (non plusque dépossédé, déshérité, opprimé) et de même,<strong>le</strong> contexte de l’intrigue ne comporte que desrelations de pouvoir intermédiaires. Lespersonnages ne sont ni gouvernants ni gouvernés,mais occupent un palier intermédiaire, exerçantun pouvoir local et souffrant d’impuissancesloca<strong>le</strong>s, à l’intérieur de la famil<strong>le</strong> ou de la petitevil<strong>le</strong>. Le siège du pouvoir est la famil<strong>le</strong> et lapropriété privée individuel<strong>le</strong>, tous deux setrouvant connectés à travers l’héritage. Dans cemonde d’horizons circonscrits (qui1Antoine FURETIÈRE, Le Roman Bourgeois, Paris, Barbin,1666 / Paul SCARRON, Le Roman comique, Paris,Toussainct Quinet, 1651.2Raymond WILLIAMS, « A Lecture on Realism » dansScreen, vol. 18, no 1, printemps 1977.correspondent de très près à la définition queMarx donne de l’ « idéologie bourgeoise ») <strong>le</strong> droitpatriarcal a une importance centra<strong>le</strong>. Le fils doitdevenir comme son père afin de prendre lasuccession de sa propriété et de sa place dans lacommunauté (ou, dans des variantes, une femmeentre en veuvage et par conséquent hérite, mais laquestion se pose d’à quel homme el<strong>le</strong> peuttransmettre la propriété par remariage ; ouencore, <strong>le</strong> père est maléfique et <strong>le</strong> fils se doit degrandir différemment afin d’être en mesure deredistribuer la propriété au moment de l’héritageetc., etc.). Il est remarquab<strong>le</strong> que la question de laloi ou de la légitimité, si centra<strong>le</strong> à la tragédie, estrecentrée de « cet homme a-t-il <strong>le</strong> droit de (nous)gouverner ? » vers « cet homme a-t-il <strong>le</strong> droit degouverner une famil<strong>le</strong> (comme la nôtre) ? » Cerecentrement motive une <strong>le</strong>cture plus directementpsychologique des situations, particulièrementdans <strong>le</strong> mélodrame hollywoodien des années1950.Action et passionAristote définissait l’Histoire comme « cequ’Alcibiade fit et souffrit ». Faire et souffrir,action et passion, coexistent dans la tragédieclassique, et de fait dans la plupart des formesartistiques jusqu’à la période romantique. Puiss’opère une scission, produisant une démarcationentre <strong>le</strong>s formes contenant un héros actif, endurciou immunisé à la souffrance, et cel<strong>le</strong>s impliquantun héros, ou plus souvent une héroïne, dont <strong>le</strong>rô<strong>le</strong> est de souffrir. D’une manière généra<strong>le</strong>, dans<strong>le</strong> cinéma américain <strong>le</strong> héros actif devientprotagoniste du western, <strong>le</strong> héros ou l’héroïnepassif ou impuissant devient protagoniste de ceque nous connaissons comme <strong>le</strong> mélodrame. Lecontraste actif/passif est, inévitab<strong>le</strong>ment, traversépar un autre contraste : celui entre masculin etféminin. Le monde du western est essentiel<strong>le</strong>mentun monde d’activité/masculinité, dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>sfemmes ne peuvent figurer autrement quecomme réceptac<strong>le</strong>s (ou occasionnel<strong>le</strong>ment mâ<strong>le</strong>sde substitution). Le mélodrame est pluscomp<strong>le</strong>xe. Il figure fréquemment des femmescomme protagonistes, et quand la figure centra<strong>le</strong>51


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artest un homme, on observe <strong>le</strong> plus souvent unelimitation à sa « masculinité » – du moins encontraste avec la puissance mythique du héros dewestern. Cel<strong>le</strong>-ci ne peut opérer dans <strong>le</strong>s simp<strong>le</strong>stermes du fantasme d’affirmation du masculin etde désaveu du féminin, mais la manière dontl’équation est reformulée pour accorder plus deplace aux personnages féminins et à lareprésentation des passions traversées soulève desproblèmes propres à cette forme. Tant quel’activité demeure associée à la masculinité et lapassivité à la féminité, <strong>le</strong> destin des personnages,qu’ils soient mâ<strong>le</strong>s ou femel<strong>le</strong>s, est irréalisab<strong>le</strong> : ilou el<strong>le</strong> ne peut que vivre la limitation (« castration») imposée par la loi. Dans <strong>le</strong>ur lutte pour lasatisfaction d’exigences socia<strong>le</strong>s et sexuel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>shommes peuvent parfois atteindre <strong>le</strong>ur but, <strong>le</strong>sfemmes jamais. Mais ce fait concernant lastructure narrative n’est pas qu’un élément deréalisme, il reflète un déséquilibre déjà présentdans la structure conceptuel<strong>le</strong> et symbolique. La «masculinité », bien que rarement atteignab<strong>le</strong>, estau moins conçue comme un idéal. La « féminité »,dans <strong>le</strong>s termes développés ici, n’est passeu<strong>le</strong>ment inconnue mais inconnaissab<strong>le</strong>. Puisquela sexualité et l’efficacité socia<strong>le</strong> ne sontreconnaissab<strong>le</strong>s que dans une forme « masculine», <strong>le</strong>s contradictions que doivent affronter <strong>le</strong>spersonnages féminins prennent dès <strong>le</strong> départ uneforme hautement problématique. Pour hommescomme femmes, cependant, souffrance etimpuissance, au-delà de constituer la donnéed’une vie de classe moyenne, sont perçuescomme <strong>le</strong>s formes que prend l’échec à être mâ<strong>le</strong> –un échec duquel la patriarchie n’accorde aucunrépit.Le jeu des générationsQualifier de patriarcal <strong>le</strong> système qui décrète lasouffrance et <strong>le</strong> handicap (ne serait-ce qu’en tantque moteurs de l’action dramatique) et <strong>le</strong>s décrèteinéga<strong>le</strong>ment pour hommes et femmes ne va passans sou<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> problème des générations. Lacastration qui est présentée dans <strong>le</strong> mélodrame (etd’après certains auteurs dans toutes formesnarratives) n’est pas une structure anhistorique ouintemporel<strong>le</strong>. Au contraire, el<strong>le</strong> est permanencerenouvelée à l’intérieur de chaque génération. Laperpétuation de la division sexuel<strong>le</strong> symboliquene survient que dans la mesure où c’est <strong>le</strong> Pèrequi la perpétue. Ce n’est pas simp<strong>le</strong>ment la placede l’homme relativement à la femme, mais cel<strong>le</strong>du parent (masculin) relativement aux enfants, quiest crucia<strong>le</strong> ici. Le mélodrame met en scène,souvent une perturbante littéralité, <strong>le</strong> « romanfamilial » décrit par Freud – c’est-à-dire <strong>le</strong>scénario imaginaire joué par <strong>le</strong>s enfants dans <strong>le</strong>urrelation à <strong>le</strong>ur parenté, <strong>le</strong> fait de poser et derépondre à la question : de qui suis-je (ouaimerais-je être) l’enfant ? En addition auproblème des adultes, particulièrement desfemmes, en relation avec <strong>le</strong>ur sexualité, <strong>le</strong>mélodrame hollywoodien se préoccupe aussifondamenta<strong>le</strong>ment des difficultés de l’enfant às’épanouir dans une identité sexuel<strong>le</strong> au sein de lafamil<strong>le</strong>, sous la coupe d’une loi symboliqueincarnée par <strong>le</strong> Père. Est en jeu (éga<strong>le</strong>ment pourdes raisons socio-idéologiques) la survie de l’unitéfamilia<strong>le</strong> et la possibilité pour <strong>le</strong>s individusd’acquérir une identité qui est aussi une placedans <strong>le</strong> système, une place dans laquel<strong>le</strong> ilspuissent à la fois être « eux-mêmes » et « chezeux », dans laquel<strong>le</strong> ils puissent simultanémentpénétrer, sans contradiction, l’ordre symboliqueet la société bourgeoise. Que l’obtention d’unetel<strong>le</strong> place ne soit pas aisé et ne survienne passans sacrifice est une condition de du drame, maisil est très rare que cela soit perçu commeimpossib<strong>le</strong>. Les problèmes posés sont toujoursdans une certaine mesure résolus. Seu<strong>le</strong>ment dans<strong>le</strong> film d’Ophuls, Letter from an unknown woman, oùLisa périt après <strong>le</strong> décès de son enfant (sans père),sont tous <strong>le</strong>s problèmes étalés dans toute <strong>le</strong>urforce poignante, et aucun d’entre eux résolu.Hystérie et excèsLa tendance du mélodrame à culminer dansune fin heureuse n’est pas sans exceptions. Lehappy end est souvent impossib<strong>le</strong> mais surtout, <strong>le</strong>public en est bien conscient. Plus encore, une52


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>« fin heureuse » prenant la forme d’uneacceptation de la castration ne peut être atteintqu’au coût d’un refou<strong>le</strong>ment. La résolution desproblèmes par des moyens « réalistes » ouvretoujours <strong>le</strong> champ à la generation d’un excès quine pourra être traité. Plus l’intrigue progresse versune résolution, plus il est diffici<strong>le</strong> de traiter cetexcès. Ce qui est caractéristique du mélodrame,aussi bien dans son sens originel que dans celuimoderne, est la manière dont l’excès est évacué.L’émotion accumulée sans espoir de traitementdans <strong>le</strong> cadre de l’action, subordonnée qui plusest aux exigences de la lignée, esttraditionnel<strong>le</strong>ment exprimée par la musique et,dans <strong>le</strong> cas de films, par certains éléments de miseen scène. Autant dire que musique et mise enscène ne se contentent pas de souligner <strong>le</strong>pouvoir émotionnel d’un élément de l’action :dans une certaine mesure ils s’y substituent. Lemécanisme ici présent est d’une manièrefrappante similaire à celui de la psychopathologiede l’hystérie. Dans l’hystérie (et spécifiquementdans ce que Freud a désigné comme « conversionhystérique ») l’énergie attachée à une idée qui aété refoulée revient convertie en symptômephysique. Le « retour du refoulé » s’opère, non àtravers <strong>le</strong> discours conscient, mais déplacé sur <strong>le</strong>corps du patient. Dans <strong>le</strong> mélodrame, où figuretoujours un contenu qui ne peut être exprimé par<strong>le</strong> discours ou <strong>le</strong>s actions des personnages sansrévé<strong>le</strong>r des pivots de l’intrigue, une conversionpeut advenir dans <strong>le</strong> corps du texte. Tel estparticulièrement <strong>le</strong> cas chez Minnelli. Nonseu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s personnages sont souvent promptsà l’hystérie, mais que <strong>le</strong> film lui-même somatiseson propre excès en attente de traitement, qui parconséquent paraît déplacé ou à la mauvaise place.Tel est <strong>le</strong> cas dans <strong>le</strong>s comédies musica<strong>le</strong>s (Pirates,Meet me in St Louis, etc.), qui tendent à être bienplus mélodramatiques que d’autres du mêmestudio et dans <strong>le</strong>squels musique et danse sont <strong>le</strong>sprincipaux véhicu<strong>le</strong>s d’évacuation de l’excès maisqui peuvent toujours présenter des explosionsd’un contenu réprimé plutôt qu’exprimé ; il en vade même dans <strong>le</strong>s drames proprement dit où <strong>le</strong>ssituations extrêmes suscitent un élément qui ensoi ne peut être représenté au sein de laconvention de l’intrigue et de la mise en scène.Il convient d’accentuer <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>sconventions basiques du mélodrame sont cel<strong>le</strong>sdu réalisme : c’est-à-dire que sont représentés desévénements censément réels, perçus soient« objectivement » soit comme l’addition deplusieurs points de vue individuels et discrets.Souvent, <strong>le</strong> moment « hystérique » du texte peutêtre identifié comme <strong>le</strong> point de rupture de laconvention de réalisme. Ainsi dans la scène de theCobweb où <strong>le</strong> lac est sondé à la recherche du corpsde Stevie, rien n’est certain de ce qui estreprésenté (la femme à qui s’adresse Stuart est-el<strong>le</strong>Meg ou Karen ?), ni de quel point de vue, humainou non. La rupture de la stab<strong>le</strong> convention dereprésentation permet de suspendre(temporairement) de tel<strong>le</strong>s questions dans ce quin’est à un certain niveau que simp<strong>le</strong> confusionnarrative, mais qui à un autre niveau peut être vucomme mise en acte d’une fantaisie impliquanttous <strong>le</strong>s personnages que l’intrigue à réunis. Auniveau de cette fantaisie, Stevie est l’« enfant » deStuart et Meg et par conséquent l’enfant queStuart aurait pu avoir avec Meg, s’il n’en avait pasdéjà un avec Karen (de qui il s’est distancié). Lapossibilité de la mort de Stevie amène cettefantaisie submergée à la surface, mais pasdirectement dans l’articulation de l’intrigue. Lareprésentation réaliste ne peut assimi<strong>le</strong>r lafantaisie, tout comme la société bourgeoise nepeut supporter sa réalisation.Conclusion provisoireOn peut donc percevoir <strong>le</strong> mélodrame commeun croisement contradictoire, dans <strong>le</strong>quelcertaines déterminations (socia<strong>le</strong>s, psychiques,artistiques) sont réunies, mais dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>problème de l’articulation de ces déterminationsn’est pas résolu avec succès. L’intérêt dumélodrame (du moins dans ses versions que l’ondoit à Ophuls, Minnelli, Sirk) réside précisémentdans cet échec idéologique. Parce qu’il neparvient pas à s’accommoder de ces problèmes,ni dans un présent réel ni dans un futur idéal,53


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artmais <strong>le</strong>s dévoi<strong>le</strong> dans toute <strong>le</strong>ur contradictionéhontée, il ouvre un espace que la plupart desformes hollywoodiennes ont consciencieusementclos.Un mot sur <strong>le</strong> « roman familial »L’expression « roman familial », dontl’interprétation est en jeu dans <strong>le</strong>s propos à venir,a été introduite par Freud dans sa correspondanceavec Fliess en 1897-98. Ses premières mentions 1la lient spécifiquement à la paranoïa, maissuccessivement ses applications deviennent plusétendues. Dans un commentaire de l’histoire deC.F. Meyer, Die Richterin, qu’il perçoit commel’activation d’un mécanisme de défense à l’égardd’une affaire incestueuse, Freud écrit : « La seu<strong>le</strong>chose remarquab<strong>le</strong> est que cela se produitexactement de la même façon que dans lanévrose. Tous <strong>le</strong>s névrosés construisent unprétendu roman familial (qui devient conscientdans la paranoïa) ; d’un côté cela sert <strong>le</strong> besoind’auto-agrandissement et de l’autre fonctionnecomme défense contre l’inceste. Si votre sœurn’est pas la mère de votre enfant vous êtesdispensé de culpabilité 2 ». La principa<strong>le</strong> mentionde ce concept figure dans l’artic<strong>le</strong> « DerFamilienroman der Neurotiker 3 ». Ici <strong>le</strong> romanfamilial de l’enfant est pensé comme unmouvement de distanciation des parents etcomme comprenant deux étapes, une première(prépubère et asexuée) dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s parentsexistants sont remplacés par d’autres, supérieurs,et une seconde (découlant d’une connaissanceaccrue de la sexualité) dans laquel<strong>le</strong> seul la figurepaternel<strong>le</strong> est défiée et la mère imaginées’engageant dans des infidélités secrètes. Les1Sigmund FREUD, œuvres complètes, W. W. Norton &Company; The Standard Edition edition, 1990, vol. 1, p.244, 265.2Sigmund FREUD, « The origins of psychoanalysis »[correspondance avec Wilhelm Fliess], dans œuvrescomplètes, op.cit., vol. 1, p. 256.3Sigmund FREUD, « Family romances » [<strong>le</strong> romanfamilial des névrosés], dans œuvres complètes, op. cit.,vol. 9, p. 235-241.motifs de cette seconde étape peuvent inclure unecuriosité sexuel<strong>le</strong> à l’encontre de la mère, unerevanche contre <strong>le</strong>s parents sur <strong>le</strong>s punitionsconcernant la coquinerie sexuel<strong>le</strong> de l’enfance, etmême une revanche contre certains frères etsœurs qui se voient abâtardis dans <strong>le</strong> romantandis que (dans une curieuse variation)l’auteur(e) se perçoit comme légitime. Freudécrit : « si n’importe quel autre intérêt particulierest en jeu, il peut orienter <strong>le</strong> cheminement duroman familial ; car ses multip<strong>le</strong>s facettes et songrand champ d’applicabilité permettent à cel<strong>le</strong>-cide remplir toutes sortes de pré-requis 4 ».Deux points peuvent être appuyés ici. Lepremier concerne <strong>le</strong>s « multip<strong>le</strong>s facettes » decette activité de fantaisie, l’importance du sujetdes relations familia<strong>le</strong>s au cours de la puberté et <strong>le</strong>rô<strong>le</strong> du roman familial en tant qu’effort derégulation des anxiétés dans <strong>le</strong>s moments tardifsde traitement du comp<strong>le</strong>xe d’Oedipe. Ainsi, dansune note ajoutée à l’édition de 1920 de ses Troisessais sur la théorie sexuel<strong>le</strong> 5 , Freud fait référence auroman familial en connexion avec <strong>le</strong>s fantaisiespropres à la puberté « qui se distinguent par <strong>le</strong>urtrès généra<strong>le</strong> occurrence et par <strong>le</strong>ur globa<strong>le</strong>indépendance de l’expérience individuel<strong>le</strong> ».Deuxièmement, la connexion entre romancefamilia<strong>le</strong> et art via « l’activité imaginative ». Ceciest évident non-seu<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> traitement del’histoire de Meyer et l’artic<strong>le</strong> de 1909, mais aussidans « La création littéraire et <strong>le</strong> rêve éveillé 6 » oùl’écriture créative est perçue comme unecorrection de la réalité, « réconciliant » principesde plaisir et de réalité et permettant « <strong>le</strong> jeucomp<strong>le</strong>t des souhaits érotiques et ambitieux », etc.La connexion est déjà présente dans <strong>le</strong> termeFamiliensroman, traduisib<strong>le</strong> aussi bien par« romance » que « roman ».La pertinence du concept appliquée à l’art, etau mélodrame en particulier, ne repose pas tantdans la présumée universalité de la romance4Ibid. p. 240.5Sigmund FREUD, œuvres complètes, op. cit., vol. 7, p.662 et suiv.6Sigmund FREUD, œuvres complètes, op. cit., vol. 9, p.141-153.54


<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> n o 2, <strong>le</strong> <strong>rire</strong>familia<strong>le</strong> (qui laisserait tout de même chaqueromance la propriété privée de son auteur) quedans l’intersection du moment constitutif (lafantaisie proprement dite) avec d’autres, dans <strong>le</strong>stermes de la radica<strong>le</strong> hétérogénéité de laformation du sujet. Ainsi, tandis que l’histoire dusujet décrite par la psychanalyse est spécifique,cette spécificité doit être perçue commehétérogène, inscrite et s’inscrivant dans desdéterminations historique, linguistique, socia<strong>le</strong>,sexuel<strong>le</strong>, etc. C’est sur de tel<strong>le</strong>s hétérogénéités quedes institutions comme <strong>le</strong> cinéma exercent <strong>le</strong>urfonctionnement idéologique, et comprendre <strong>le</strong>mélodrame au cinéma revient nécessairement àessayer de concentrer l’investissement en uneconstante répétition de la fantaisie du romanfamilial, aussi bien dans ses thèmes que dans sesprocédés de relation et positionnement au sujetspectateur.Traduction de l'anglais par Gary DEJEAN55


Comité scientifiqueKarin Badt (Université de New York)Patrick Barrès (Université Toulouse II)Omar Calabrese (Université de Bologne)Dominique Chateau (Université Paris I)Tom Con<strong>le</strong>y (Université de Harvard)Marc Jimenez (Université Paris I)Pere Salabert (Université de Barcelone)Olivier Schefer (Université Paris I)Ronald Schusterman (Université Bordeaux III)Karl Sierek (Université de Iéna)<strong>Revue</strong> <strong>Proteus</strong> – Cahiers des théories de l’artComité de <strong>le</strong>cture et de rédactionEvangelos AthanassopoulosAmandine Cha-DessolierGary DejeanPaul MagendieCéci<strong>le</strong> MahiouBenjamin RiadoBruno TrentiniCoordinateurs du numéroGary Dejean – Paul MagendieIllustration de couverturePaul MagendieSiège social40, rue de la montagne Sainte-Geneviève75005 ParisSite internetPour tout contactcontact@revue-proteus.comNuméro 3 – avril 2011<strong>Proteus</strong> 2012 © tous droits réservésISSN 2110-557X56

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