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Interview Romeo Castellucci - Vincent Delvaux

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<strong>Romeo</strong> castellucciM#10 Marseille, Societas Raffaello Sanzio, mise en scène <strong>Romeo</strong> <strong>Castellucci</strong> © Luca del Pia


Voyage au bout du théâtrePropos recueillis et traduits de l’italien par <strong>Vincent</strong> <strong>Delvaux</strong>Avec la complicité de Philippe FranckLe théâtre de <strong>Romeo</strong> <strong>Castellucci</strong> est un théâtre cataclysmique, issu d’un chaos fondateur enperpétuelle mutation, qui fait vaciller les certitudes de l’art et instille le doute. Construit commeune métaphore visionnaire et abyssale de l’existence, à la fois critique et mystérieuse, il nousemmène sur des chemins inexplorés aux confins du langage, où les choses prennent un sensnouveau et où les mots sont portés par leur son et leur plasticité plutôt que par leur sens. Depuisplus de 25 ans, la Societas Raffaelo Sanzio, qu’il a fondé avec sa sœur Claudia <strong>Castellucci</strong>et Chiara Guidi, arpente les territoires extrêmes de la création dans un terrifiant « voyageau bout du théâtre ». Il y a quelque temps, dans un texte-manifeste intitulé Je crois, je vois,j’entends. Propositions sans aucun contenu 1 , il nous livrait en ces termes sa vision de l’art et dela technologie, toujours d’actualité aujourd’hui :« Je crois qu’il faudra travailler avec certaines techniques complètement en dehors du théâtre.Je crois qu’il faudra commencer un peu par oublier le théâtreJe crois que la beauté est une technologie invisible et vaguement nauséabondeJe crois que le seul moyen conscient de travailler avec la lumière et le son est avant toutdramaturgique avant d’être dramatique.Je crois que la technique et la technologie doivent être paradoxales et invisibles »Né à Cesena en 1960, <strong>Romeo</strong> <strong>Castellucci</strong> estsurnommé par certains « metteur en scène d’unnouveau théâtre ». En 1981, il fonde la SocietasRaffaello Sanzio avec sa sœur Claudia (chorégraphe)et sa femme Chiara Guidi. Durant les années1990, <strong>Romeo</strong> <strong>Castellucci</strong> s’est confrontéà des textes classiques ou à des épopées, Gilgamesh(1990), Hamlet (1992), L’Orestie (1997),Le Voyage au bout de la nuit (1998), Giulio Cesare,d’après William Shakespeare (2001).<strong>Romeo</strong> <strong>Castellucci</strong> crée également des oeuvresplastiques et des représentations figuratives esthétiques/biologiquesqui se matérialisent dansla puissance invisible des bactéries. Ses spectaclesmêlent l’artisanat théâtral d’antan à destechnologies de pointe, allient des trouvaillesvisuelles, sonores et même olfactives. Avec satroupe, il explore l’univers de la vidéo, du filmet du théâtre. Il remporte avec sa compagniele prix de la meilleure production étrangère auFestival des Amériques de Montréal en 1997avec Hamlet et Orestea, ainsi que le prix Ubu dumeilleur spectacle avec Giulio Cesare.www.raffaellosanzio.orgDésirant poursuivre la réflexion à l’occasion de la récente présentation de M#10 Marseille(spectacle en forme d’installation, ballet de machinerie, ode à la couleur, au son granulaire etau chant lyrique, programmé lors de Via 2007 au Théâtre Le Manège), un des onze épisode de laTragedia Epigonica, dans le cadre de VIA 2007, nous nous sommes entretenu avec ce metteuren scène de la « cruauté » contemporaine. Rencontre avec un artiste visionnaire d’un temps quin’existe peut-être pas encore.CECN : Vous avez collaboré dans le cadre deplusieurs de vos spectacles (Genesi, TragediaEpigonica...) avec Scott Gibbons (Lilith), unartiste qui propose un travail sonore trèsorganique et textural, comment dialoguez-vouset quels rôles ont dans vos mises en scène ces« corps sonores » ?R. C. : Il n’y a pas de dialogue car cela n’est pasnécessaire. Je n’ai pas besoin de parler avecScott Gibbons, parce que j’ai un rapport sanslimite avec son travail. Ses sons provoquentchez moi les images et vice-versa, il y a unesorte d’osmose, un rapport épidermique entreles deux. Les sons de Scott ne sont pas unesimple illustration de ce qui se passe sur scènemais plutôt une sorte de cinéma sonore. Sonsdu corps, de la matière, du verre, de l’eau, dusouffle… Ce sont des personnages théâtraux àpart entière avec un poids et une force propre.Dans le champ théâtral, Scott a peu utilisé laspatialisation du son, car cela impliquerait uneperte de la force du son, de par sa dispersion.Il se situe plutôt dans un processus deconcentration sonore.CECN : Au même titre que l’on peut parler de« corps sonores », on pourrait parler dans votretravail de « corps vocaux », dans le traitementque vous appliquez aux voix de vos acteurs ?R.C. : Dans mon spectacle M#10 Marseille, lepersonnage est une soprano (Lavinia Bertotti),versée dans le chant baroque et Scott a travaillésur des effets de résonance, qui donnent un reliefparticulier à sa voix. De manière plus générale,je n’applique pas de méthode prédéfinie à messpectacles, certains sont silencieux (Strasbourgpar exemple, où la parole est remplacée par lebruit amplifié d’un char de combat), d’autresutilisent simplement les textes de Claudia(NDR : Claudia <strong>Castellucci</strong>, sœur de <strong>Romeo</strong>) oules miens.CECN : Joseph Beuys parlait (dans uneinterview donnée en 1980 à Kate Horsefield,une des auteurs du livre Beuys and America) dulangage comme d’une sculpture et du caractèretranscendant de l’information du monde invisiblequi nous donnait la preuve que nous n’étionspas seulement des êtres biologiques mais, aussiet d’abord, spirituels n’existant qu’en partiesur cette planète. C’est ce qui conférait selonBeuys une « dignité » au langage qui sinon neserait que du verbiage… Que pensez-vous decette optique transcendantale du langage, lavision d’un homme créateur face au chaos dumonde ?R.C. : J’admire beaucoup Beuys en tantqu’artiste et je suis d’accord avec l’affirmationque le langage doit être dépassé, mais l’artn’a pas pour moi de fin eschatologique, jen’entends sauver personne. L’art ne résoutpas les problèmes mais les crée. Je diraismême que l’art est un problème. L’art est uneaporie, un objet obscur. Les philosophes sontà la recherche de solutions, pas les artistes.Le royaume mental des artistes est différent,l’attitude même est différente.CECN : Peut-on selon vous redéfinir un théâtrecontemporain utilisant les technologies visuelleset sonores comme une tentative de « théâtredes médias » ? Comment situez-vous votrepropre parcours de metteur en scène danscette évolution à la fois technique, sociale etartistique ?R.C. : J’utilise tous les moyens mis à madisposition. Je suis à ce titre un omnivore, carje fais même usage de la technologie issue duthéâtre du 18 e siècle. Aujourd’hui la technologieest trop souvent mise à contribution comme s’il


s’agissait d’un gadget.Pour moi, la technologie numérique est liée àl’invisibilité, elle doit disparaître, tout en étantopérante. Si elle reste opaque, non transparente,alors il y a le danger de la démonstration, del’artifice et de l’auto-célébration. La technologiedoit être une méta-technique.Bien que la virtualité soit un pur objet ellemême,on ne peut pas à proprement parler àson sujet d’une forme de non-être. J’ai pour mapart du mal à substituer les objets réels par desobjets virtuels. J’aime la folie des machines etleur présence.CECN : Avec M#10 Marseille, vous abandonnezla notion de spectacle traditionnel, entenducomme produit et vous parlez de « spectacle dela production » : un spectacle du geste qui crée,le spectacle d’un organisme qui se développe ?Pouvez-vous expliquer cette notion ?R.C. : Le mot théâtre a une signification tropgénérale, il se confond avec la notion despectacle. Il est question pour moi d’un actetendant vers le vide : le spectacle que l’on ne faitpas est le meilleur. Il faut ménager la possibilitéde n’être pas, de ne pas exister. Le théâtre estun acte qui doit naître de la conscience de cefait. Cela entraîne la nécessité de l’inventiond’un monde nouveau avec des lois physiquesinédites et un langage refondé, dans lequel, toutdevrait être vu comme pour la première fois.Cette optique suscite un changement, il nes’agit pas d’une vision privée et personnelle,peu intéressante au final, mais bien d’une visionglobale qui repose sur le postulat que le théâtreest fondé sur un artifice rhétorique. J’en suistout à fait conscient. Dans ce contexte, la fictiondevient donc la chose la plus intéressante.Le drame surgit de cette tension endocrine, qui sejoue à l’intérieur même du langage. Cela apparaîtassez clairement dans M#10 Marseille : je meten scène une irreprésentabilité qui nous permetd’entrevoir, de voir. Il y a là à la fois un paradoxeet une contradiction. Cette irreprésentabilitéconstitue en soi un thème tragique, c’estquelque chose qui agit comme une déflagration,explose et envahit complètement le spectacle.Les images se diluent sitôt apparues, elles sontdes pulsations, des ondes vibratoires. C’estun théâtre de la matière, de la forme, en fugueperpétuelle, en transformation permanente. Lesformes sont abstraites : ce sont des triangles,des carrés. Leur simplicité radicale s’imposecomme une surprise et parviennent à créer unetension émotive.Je suis un lecteur d’Antonin Artaud, en tant quephilosophe et poète, plus que comme hommede théâtre, car je ne crois pas à la magie ou àla mystique comme Artaud mais, tout commelui, je me sens proche des préoccupationsformelles.Dans le théâtre, il faut suspendre la réalité et latransformer sur scène à travers des fragmentsde réalité. C’est de cette suspension de la réalitéque peut surgir la critique du réel. Dans cetteoptique, l’art ne peut évidemment se contenterd’être décoratif, il doit se mettre en danger, êtresur le bord de l’abîme, toujours proche de lapossibilité de ne pas exister.CECN : Quel sens donnez-vous à votre intérêtpour la tragédie ? Dans quel rapport à la villeinscrivez-vous votre travail sur la tragédie ?R.C. : En fait, il faudrait plutôt parler de tragiqueque de tragédie. Le tragique est une structureesthétique qui préexiste à la tragédie. Cettenotion est entièrement occidentale. On peutparler de « mécanique du tragique ». Le futurappartient pleinement au tragique. Le travailsur la tragédie pourrait en réalité être avant toutun travail sur le tragique. C’est un thème trèsvaste, qui me dépasse. Je veux pouvoir m’enapprocher, sans pouvoir toutefois le résoudre.Le tragique est partout, c’est une grandearchitecture. Une mécanique qui découle du faitd’être né, pas de celui de mourir. Le tragique està rechercher dans la solitude.Pour ce qui est du rapport à la ville : j’ai travaillésur la structure de la tragédie grecque dont undes éléments est justement ce rapport à la ville.CECN : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’estle projet du « Cycle filmique », réalisé parCristiano Carloni et Stefano Franceschetti, etcomment s’articule la relation entre celui-ci etle spectacle ?R.C. : Il s’agit de onze épisodes de la tragédie,en quatre dvds et un cd de Scott Gibbons. Ilne s’agit pourtant pas d’un documentaire maisplutôt d’une vision personnelle et subjective dela part des deux réalisateurs sur mon travail.1Paru dans l’ouvrage Comme le présent promet,Bruxelles, édition Les Brigittines (2001).Pour moi, la technologie numérique est liée à l’invisibilité, elle doit disparaître,tout en étant opérante. Si elle reste opaque, non transparente, alors il ya le danger de la démonstration, de l’artifice et de l’auto-célébration. Latechnologie doit être une méta-technique.La tragédie est l’art de la cité, une tragédie enpleine campagne n’a pas de sens. J’ai vouludonner un rapport exclusif entre une ville et lesens du tragique. Je ne m’inscris pas du toutdans un rapport narratif à la ville, mais je travaillesur la peau de la ville, comment l’on y parle,comment l’on y vit. À partir de choses invisibles,il est parfois possible de faire affleurer l’âme dela ville. Par exemple, Bruxelles est pour moi lié àla Loi, Marseille à la lumière, à la couleur, à l’artmoderne aussi.Mes références sont complètementoccidentales. La tragédie est l’art du silence.Mais le silence est produit à travers les paroles,tout comme l’absence, un autre thème que jetraite également et qui appartient pleinement àla sphère tragique. Mon théâtre est un théâtrequi laisse le spectateur dans la solitude.10


M#10 Marseille, Societas Raffaello Sanzio, mise en scène <strong>Romeo</strong> <strong>Castellucci</strong> © Philippe Franck11

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