14MusiquesAu nomde la libertéChucho ValdèsTexte : Jacques Denis Photographie : D.R.Le pianiste Chucho Valdès est l’un des personnages tutélaires de la musique cubainedepuis cinquante ans. À l’heure de publier un nouvel album avec ses Afro-CubanMessengers, Border-Free, véritable manifeste pour la liberté d’expression sans frontières,le géant au sourire bienveillant se confie en toute intimité.«Les catégories tellesqu’on les propose au publicsont des chaînes que j’essaiede briser »n Chucho Valdès Border-Free (Jazz Village/Harmonia Mundi)n En concertle 6 mai au Théâtre du Châtelet (Paris), le 10 juillet à Jazz àVienne (38)n www.valdeschucho.comn Pourquoi ce titre, Border-Free (« sans frontière ») ?Chucho Valdès : Dans les années 80, quand nous étions à Paris, invités auLido, nous étions déjà border free. Hors limites ! (rires) Je plaisante. Plussérieusement, ce titre renvoie au fait que ce disque contient beaucoup demusiques : arabe et amérindienne, baroque et classique, afro-cubaine etflamenco…n Ne pensez-vous pas que la plupart de vos albums, depuis lacréation d’Irakere en 1972, auraient pu s’intituler ainsi ?CV : Irakere était totalement border free. Malgré tout, j’ai utilisé cette foisde nouveaux éléments, dont le flamenco, et la musique africaine est abordéeselon un nouvel angle. J’ai toujours cherché à casser les schémasstylistiques, à briser les frontières générationnelles. C’est encore le casavec ce disque, où mes musiciens sont tous des gamins, mais dotésd’une réelle maturité. Jouer avec des jeunes me permet de bénéficierd’une « rétro-alimentation » : ils se nourrissent de mon expérience et je mesers de leur appétit de musique. Cette régénération m’incite à continuer àêtre dans l’expérimentation. Comme ce que fait Wayne Shorter avec sonquartet : dans un cadre écrit, s’exprimer en toute liberté.n°57 Mai/Juin 2013
Musiques 15n Ce que Wayne Shorter nomme la liberté contrôlée.Comme lui, vos influences sont aussi la musiqueclassique française et russe du début du XX e siècle…CV : Depuis tout jeune, je suis fou des impressionnistes français.Toute ma musique en est imprégnée, et ce disque intègre encorebeaucoup de ces traces. Néanmoins, je n’ai pas encore abouti àl’album que je cherche ; c’est une étape, je suis sur la voie. Enbonne voie. Je veux atteindre la liberté totale du rythme, et je m’enapproche. Qu’il soit marqué sans être remarqué. Quelque chosequi flotte…n Ce que les Nord-Américains appellent le groove. Levôtre est enraciné dans la santeria, la religion syncrétiquedont vous êtes adepte…CV : J’essaie juste d’assouplir le rythme de la santeria, de libérer laclave qui imprime le temps sur toute la musique cubaine. Que lescompas, en 6/4, mutent en 7, 11 et 13. Une clave spatiale ! Celapermet d’ouvrir le champ de l’improvisation. Au cours des cérémoniesde la santeria, la musique est censée libérer les âmes. C’estfondamental : dans les cycles, il y a des codes, des espaces quivous ouvrent toutes les possibilités. J’essaie toujours de ne pas merépéter, mais plutôt de désarticuler, sans dénaturer, les rythmes.n Le piano, c’est un peu aussi un tambour ?CV : C’est un instrument harmonique que j’ai étudié de la façonla plus classique. Mais c’est aussi un instrument rythmique, et lescodes du tambour m’ont été essentiels. On peut tout faire sur unpiano : le caresser comme le percuter. C’est pourquoi j’ai toujoursinsisté sur l’indépendance des deux mains, la seule manière depermettre la superposition de sonorités avec le piano. Bach avecses préludes avait déjà posé tout ceci.n Cette liberté, c’est que vous avez cherché dans le jazz,mais n’est-ce pas malgré tout une vision étroite de votremusique ?CV : Oui, je ne suis pas certain d’être un musicien de jazz : je ne suisni Ellington, ni Monk. En revanche, n’importe quel genre de musiquea ses propres espaces de liberté. Les catégories telles qu’onles propose au public sont des chaînes que j’essaie de briser, maisce n’est pas facile de rompre avec les conventions. Le jazz afro--américain et le son afro-cubain sont de très proches cousins.C’est pourquoi mon groupe s’appelle Afro-Cuban Messengers, enréférence à Art Blakey. Il a pratiqué la santeria cubaine dans desdisques comme Drum Suite, avec Candido.n Arsenio Rodriguez, un autre totem dans votrepanthéon, était aussi border free…CV : Il est le père du son cubain. Son plus grand compositeur etplus important rénovateur. Il a libéré le son, et en ce sens il est notrepère à tous. Son influence a été très importante sur moi, d’autantque comme il était très proche de mon père, Bébo, je le voyais tousles jours à la maison, avant qu’il n’émigre aux Etats-Unis. Depuis,sa musique ne m’a jamais quitté : d’ailleurs, je viens de m’acheterun juke-box pour pouvoir jouer ma vieille collection de 45-tours :Benny Moré, Orquesta Aragon et Arsenio Rodriguez !n La couverture de ce disque vous montre en chefindien... Comment l’interpréter ?CV : En fait, je reviens sur une histoire peu connue à Cuba : à la findu XIX e siècle, les Etats-Unis ont déporté à Cuba sept cent Comanchesparmi les plus rebelles, dans la province d’Oriente. Ces derniersse sont mélangés avec les descendants d’esclaves, ont fondédes familles. Une nouvelle branche est née : les Afro-Comanchescubains. Beaucoup sont repartis aux Etats-Unis, certains sont restés.Jusqu’à aujourd’hui, il existe des descendants, et parmi euxdes musiciens.In MemoriamSi Border-Free mixe le son cubain avec denombreuses influences, c’est parce quele pianiste s’est inspiré toute sa vie debelles références qu’il honore désormaisde manière explicite. À commencer parcelle de son père, Bébo Valdès, décédé à94 ans le 22 mars.« J’avais déjà rendu hommage à de grands musiciensde jazz dans mon disque précédent, Chucho’s Steps.Cette fois, j’honore la mémoire de ceux qui constituentle cercle essentiel, qui ont eu une grande influencedans ma vie : Margarita Lecuona, et à travers elle sonpère Ernesto ; María Cervantes, la fille du grand IgnacioCervantes, l’un des grands pianistes cubains ;le guitariste flamenco Canario… Il y a surtout un titrequi salue Pilar, ma chère mère disparue. Elle m’a toujoursprotégé et je l’évoque dans une composition oùse mêlent Bach et Miles Davis. Et puis ma grand-mèreà travers une reprise du concerto de Rachmaninov.Elle était la reine. C’est elle qui avait acheté un pianoà Bébo, dans un village où nul ne savait ce qu’était unpiano. Mais elle savait que son fils était né pour cetinstrument. Elle a tout fait pour lui donner les moyensd’exprimer son talent. Et moi, j’ai débuté sur ce mêmepiano. Enfin, il y a mon père. Il fut mon premier professeur,celui qui m’a introduit à tous les géants de lamusique cubaine, ses amis, celui sans qui je ne seraisrien. Et puis il est parti de Cuba, et moi je suis resté.Nous nous sommes retrouvés après quarante ans,lors du film Calle 54 en 2000. Nous ne nous sommesplus quittés et avons même enregistré il y a cinq ansJuntos por Siempre. Un duo inespéré qui est bien plusqu’un simple disque. C’est un chant d’amour. Sur cedisque, je lui dédie une pièce, où je souligne sa façonde composer et de jouer. Mon père était immense. Ilétait tout. »n À lireBébo Valdés, Portrait d’une légende cubaine,Livre CD par Samuel Charters publié chez Naïven Comment avez-vous retrouvé cette histoire ?CV : Depuis treize ans, je suis chercheur pour le Smithsonian Institutede Washington, qui possède des documents exceptionnelssur la musique cubaine. C’est passionnant d’étudier le passé etsurtout cela me permet de mieux m’inscrire dans le futur. C’est ainsique j’ai découvert cette histoire : l’idée originale du disque étaitde jouer avec certains Comanches, dont de remarquables flûtistes,mais cela n’a pas pu se faire pour des questions financières.n°57 Mai/Juin 2013