Nana - Lecteurs.com
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– Ah ! c’est la fin, disait près de la cheminée M me Du Joncquoy àl’oreille de M me Chantereau. Cette fille a ensorcelé ce malheureux…Nous qui l’avons connu si croyant, si noble !– Il paraît qu’il se ruine, continua M me Chantereau. Mon mari a euentre les mains un billet… Il vit maintenant dans cet hôtel de l’avenue deVilliers. Tout Paris en cause… Mon Dieu ! Je n’excuse pas Sabine ;avouez pourtant qu’il lui donne bien des sujets de plainte, et, dame ! sielle jette aussi l’argent par les fenêtres…– Elle n’y jette pas que l’argent, interrompit l’autre. Enfin, à deux, ilsiront plus vite… Une noyade dans la boue, ma chère.Mais une voix douce les interrompit. C’était M. Venot. Il était venus’asseoir derrière elles, comme désireux de disparaître ; et, se penchant, ilmurmurait :– Pourquoi désespérer ? Dieu se manifeste, lorsque tout semble perdu.Lui, assistait paisiblement à la débâcle de cette maison qu’il gouvernaitjadis. Depuis son séjour aux Fondettes, il laissait l’affolement grandir,avec la conscience très nette de son impuissance. Il avait tout accepté, lapassion enragée du comte pour Nana, la présence de Fauchery près de lacomtesse, même le mariage d’Estelle et de Daguenet. Qu’importaient ceschoses ! Et il se montrait plus souple, plus mystérieux, nourrissant l’idéede s’emparer du jeune ménage comme du ménage désuni, sachant bienque les grands désordres jettent aux grandes dévotions. La Providenceaurait son heure.– Notre ami, continua-t-il à voix basse, est toujours animé desmeilleurs sentiments religieux… Il m’en a donné les preuves les plusdouces.– Eh bien ! dit M me Du Joncquoy, il devrait d’abord se remettre avec safemme.– Sans doute… Justement, j’ai l’espoir que cette réconciliation ne tarderapas.Alors, les deux vieilles dames le questionnèrent. Mais il redevint trèshumble, il fallait laisser agir le ciel. Tout son désir, en rapprochant lecomte et la comtesse, était d’éviter un scandale public. La religion toléraitbien des faiblesses, quand on gardait les convenances.– Enfin, reprit M me Du Joncquoy, vous auriez dû empêcher ce mariageavec cet aventurier…Le petit vieillard avait pris un air de profond étonnement.– Vous vous trompez, M. Daguenet est un jeune homme du plus grandmérite… Je connais ses idées. Il veut faire oublier des erreurs de jeunesse.Estelle le ramènera, soyez-en sûre.290
– Oh ! Estelle ! murmura dédaigneusement M me Chantereau, je crois lachère petite incapable d’une volonté. Elle est si insignifiante !Cette opinion fit sourire M. Venot. D’ailleurs, il ne s’expliqua pas surla jeune mariée. Fermant les paupières, comme pour se désintéresser, ilse perdit de nouveau derrière les jupes, dans son coin. Madame Hugon,au milieu de sa lassitude distraite, avait saisi quelques mots. Elle intervint,elle conclut de son air de tolérance, en s’adressant au marquis deChouard, qui la saluait :– Ces dames sont trop sévères. L’existence est si mauvaise pour tout lemonde… N’est-ce pas, mon ami, on doit pardonner beaucoup auxautres, lorsqu’on veut être soi-même digne de pardon ?Le marquis resta quelques secondes gêné, craignant une allusion. Maisla bonne dame avait un si triste sourire, qu’il se remit tout de suite, endisant :– Non, pas de pardon pour certaines fautes… C’est avec ces complaisancesqu’une société va aux abîmes.Le bal s’était encore animé. Un nouveau quadrille donnait au plancherdu salon un léger balancement, comme si la vieille demeure eût fléchisous le branle de la fête. Par moments, dans la pâleur brouillée des têtes,se détachait un visage de femme, emporté par la danse, aux yeuxbrillants, aux lèvres entrouvertes, avec le coup du lustre sur la peaublanche. Madame Du Joncquoy déclarait qu’il n’y avait pas de bon sens.C’était une folie d’empiler cinq cents personnes dans un appartement oùl’on aurait tenu deux cents à peine. Alors, pourquoi ne pas signer lecontrat sur la place du Carrousel ? Effet des nouvelles mœurs, disaitM me Chantereau ; jadis, de telles solennités se passaient en famille ; aujourd’hui,il fallait des cohues, la rue entrant librement, un écrasementsans lequel la soirée semblait froide. On affichait son luxe, on introduisaitchez soi l’écume de Paris ; et rien de plus naturel si des promiscuitéspareilles pourrissaient ensuite le foyer. Ces dames se plaignaient de nepas reconnaître plus de cinquante personnes. D’où venait tout ça ? Desjeunes filles, décolletées, montraient leurs épaules. Une femme avait unpoignard d’or planté dans son chignon, tandis qu’une broderie de perlesde jais l’habillait d’une cotte de mailles. On en suivait une autre en souriant,tellement la hardiesse de ses jupes collantes semblait singulière.Tout le luxe de cette fin d’hiver était là, le monde du plaisir avec ses tolérances,ce qu’une maîtresse de maison ramasse parmi ses liaisons d’unjour, une société où se coudoyaient de grands noms et de grandeshontes, dans le même appétit de jouissances. La chaleur augmentait, le291
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– Oh ! Estelle ! murmura dédaigneusement M me Chantereau, je crois lachère petite incapable d’une volonté. Elle est si insignifiante !Cette opinion fit sourire M. Venot. D’ailleurs, il ne s’expliqua pas surla jeune mariée. Fermant les paupières, <strong>com</strong>me pour se désintéresser, ilse perdit de nouveau derrière les jupes, dans son coin. Madame Hugon,au milieu de sa lassitude distraite, avait saisi quelques mots. Elle intervint,elle conclut de son air de tolérance, en s’adressant au marquis deChouard, qui la saluait :– Ces dames sont trop sévères. L’existence est si mauvaise pour tout lemonde… N’est-ce pas, mon ami, on doit pardonner beaucoup auxautres, lorsqu’on veut être soi-même digne de pardon ?Le marquis resta quelques secondes gêné, craignant une allusion. Maisla bonne dame avait un si triste sourire, qu’il se remit tout de suite, endisant :– Non, pas de pardon pour certaines fautes… C’est avec ces <strong>com</strong>plaisancesqu’une société va aux abîmes.Le bal s’était encore animé. Un nouveau quadrille donnait au plancherdu salon un léger balancement, <strong>com</strong>me si la vieille demeure eût fléchisous le branle de la fête. Par moments, dans la pâleur brouillée des têtes,se détachait un visage de femme, emporté par la danse, aux yeuxbrillants, aux lèvres entrouvertes, avec le coup du lustre sur la peaublanche. Madame Du Joncquoy déclarait qu’il n’y avait pas de bon sens.C’était une folie d’empiler cinq cents personnes dans un appartement oùl’on aurait tenu deux cents à peine. Alors, pourquoi ne pas signer lecontrat sur la place du Carrousel ? Effet des nouvelles mœurs, disaitM me Chantereau ; jadis, de telles solennités se passaient en famille ; aujourd’hui,il fallait des cohues, la rue entrant librement, un écrasementsans lequel la soirée semblait froide. On affichait son luxe, on introduisaitchez soi l’écume de Paris ; et rien de plus naturel si des promiscuitéspareilles pourrissaient ensuite le foyer. Ces dames se plaignaient de nepas reconnaître plus de cinquante personnes. D’où venait tout ça ? Desjeunes filles, décolletées, montraient leurs épaules. Une femme avait unpoignard d’or planté dans son chignon, tandis qu’une broderie de perlesde jais l’habillait d’une cotte de mailles. On en suivait une autre en souriant,tellement la hardiesse de ses jupes collantes semblait singulière.Tout le luxe de cette fin d’hiver était là, le monde du plaisir avec ses tolérances,ce qu’une maîtresse de maison ramasse parmi ses liaisons d’unjour, une société où se coudoyaient de grands noms et de grandeshontes, dans le même appétit de jouissances. La chaleur augmentait, le291