Nana - Lecteurs.com
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fois déjà ses pronostics s’étaient réalisés. Le roi des tipsters, comme on lenommait.– Voyons, quels chevaux dois-je prendre ? répétait la jeune femme. Àcombien est l’anglais ?– Spirit ? à trois… Valerio II, à trois également… Puis, tous les autres,Cosinus à vingt-cinq, Hasard à quarante, Boum à trente, Pichenette àtrente-cinq, Frangipane à dix…– Non, je ne parie pas pour l’anglais, moi. Je suis patriote… Hein ?peut-être Valerio II ; le duc de Corbreuse avait l’air rayonnant tout àl’heure… Eh ! non ! après tout. Cinquante louis sur Lusignan, qu’en distu?Labordette la regardait d’un air singulier. Elle se pencha, ellel’interrogea à voix basse, car elle savait que Vandeuvres le chargeait deprendre pour lui aux bookmakers, afin de parier plus à l’aise. S’il avait apprisquelque chose, il pouvait bien le dire. Mais Labordette, sanss’expliquer, la décida à s’en remettre à son flair ; il placerait ses cinquantelouis comme il l’entendrait, et elle ne s’en repentirait pas.– Tous les chevaux que tu voudras ! cria-t-elle gaiement, en le laissantaller ; mais pas de Nana, c’est une rosse !Ce fut un accès de fou rire dans la voiture. Les jeunes gens trouvaientle mot très drôle ; tandis que Louiset, sans comprendre, levait ses yeuxpâles vers sa mère, dont les éclats de voix le surprenaient. Labordette,d’ailleurs, ne put encore s’échapper. Rose Mignon lui avait fait un signe ;et elle lui donnait des ordres, il inscrivait des chiffres sur un calepin.Puis, ce furent Clarisse et Gaga qui le rappelèrent, pour changer leurs paris; elles avaient entendu des mots dans la foule, elles ne voulaient plusde Valerio II et prenaient Lusignan ; lui, impassible, écrivait. Enfin, il sesauva, on le vit qui disparaissait, de l’autre côté de la piste, entre deuxtribunes.Les voitures arrivaient toujours. Maintenant, elles se rangeaient surune cinquième file, s’élargissant le long de la barrière en une masse profonde,toute bariolée par les taches claires des chevaux blancs. Puis, audelà,c’était une débandade d’autres voitures, isolées, comme échouéesdans l’herbe, un pêle-mêle de roues, d’attelages jetés en tous sens, côte àcôte, de biais, en travers, tête contre tête. Et, sur les nappes de gazon restéeslibres, les cavaliers trottaient, les gens à pied mettaient des groupesnoirs continuellement en marche. Au-dessus de ce champ de foire, dansla chinure brouillée de la foule, les buvettes haussaient leurs tentes detoile grise, que les coups de soleil blanchissaient. Mais la bousculade, destas de monde, des remous de chapeaux, avait surtout lieu autour des252
ookmakers, montés dans des voitures découvertes, gesticulant commedes dentistes, avec leurs cotes près d’eux, collées sur de hautes planches.– C’est bête tout de même, de ne pas savoir pour quel cheval on parie,disait Nana. Faut que je risque quelques louis moi-même.Elle s’était mise debout pour choisir un bookmaker qui eût une bonne figure.Cependant, elle oublia son désir, en apercevant toute une foule desa connaissance. Outre les Mignon, outre Gaga, Clarisse et Blanche, il yavait là, à droite, à gauche, en arrière, au milieu de la masse des voituresqui maintenant emprisonnait son landau, Tatan Néné en compagnie deMaria Blond dans une victoria, Caroline Héquet avec sa mère et deuxmessieurs dans une calèche, Louise Violaine toute seule, conduisant ellemêmeun petit panier enrubanné aux couleurs de l’écurie Méchain,orange et vert, Léa de Horn sur une banquette haute de mail-coach, oùune bande de jeunes gens faisait un vacarme. Plus loin, dans un huit-ressortsd’une tenue aristocratique, Lucy Stewart, en robe de soie noire trèssimple, prenait des airs de distinction, à côté d’un grand jeune hommequi portait l’uniforme des aspirants de marine. Mais ce qui stupéfia Nana,ce fut de voir arriver Simonne dans un tandem que Steiner conduisait,avec un laquais derrière, immobile, les bras croisés ; elle étaitéblouissante, toute en satin blanc, rayé de jaune, couverte de diamantsdepuis la ceinture jusqu’au chapeau ; tandis que le banquier, allongeantun fouet immense, lançait les deux chevaux attelés en flèche, le premierun petit alezan doré, au trot de souris, le second un grand bai brun, unstepper, qui trottait les jambes hautes.– Bigre ! dit Nana, ce voleur de Steiner vient donc une fois encore denettoyer la Bourse !… Hein ? Simonne a-t-elle un chic ! C’est trop, on val’empoigner.Pourtant, elle échangea un salut, de loin. Elle agitait la main, elle souriait,se tournait, n’oubliait personne pour se faire voir de tous. Et ellecontinuait de causer.– Mais c’est son fils que Lucy traîne avec elle ! Il est gentil, en uniforme…Voilà donc pourquoi elle prend son air ! Vous savez qu’elle apeur de lui et qu’elle se fait passer pour une actrice… Pauvre jeunehomme, tout de même ! il ne semble pas se douter.– Bah ! murmura Philippe en riant, quand elle voudra, elle lui trouveraune héritière en province.Nana se taisait. Elle venait d’apercevoir, au plus épais des équipages,la Tricon. Arrivée dans un fiacre, d’où elle ne voyait rien, la Tricon étaittranquillement montée sur le siège du cocher. Et, là-haut, redressant sagrande taille, avec sa figure noble aux longues anglaises, elle dominait la253
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fois déjà ses pronostics s’étaient réalisés. Le roi des tipsters, <strong>com</strong>me on lenommait.– Voyons, quels chevaux dois-je prendre ? répétait la jeune femme. À<strong>com</strong>bien est l’anglais ?– Spirit ? à trois… Valerio II, à trois également… Puis, tous les autres,Cosinus à vingt-cinq, Hasard à quarante, Boum à trente, Pichenette àtrente-cinq, Frangipane à dix…– Non, je ne parie pas pour l’anglais, moi. Je suis patriote… Hein ?peut-être Valerio II ; le duc de Corbreuse avait l’air rayonnant tout àl’heure… Eh ! non ! après tout. Cinquante louis sur Lusignan, qu’en distu?Labordette la regardait d’un air singulier. Elle se pencha, ellel’interrogea à voix basse, car elle savait que Vandeuvres le chargeait deprendre pour lui aux bookmakers, afin de parier plus à l’aise. S’il avait apprisquelque chose, il pouvait bien le dire. Mais Labordette, sanss’expliquer, la décida à s’en remettre à son flair ; il placerait ses cinquantelouis <strong>com</strong>me il l’entendrait, et elle ne s’en repentirait pas.– Tous les chevaux que tu voudras ! cria-t-elle gaiement, en le laissantaller ; mais pas de <strong>Nana</strong>, c’est une rosse !Ce fut un accès de fou rire dans la voiture. Les jeunes gens trouvaientle mot très drôle ; tandis que Louiset, sans <strong>com</strong>prendre, levait ses yeuxpâles vers sa mère, dont les éclats de voix le surprenaient. Labordette,d’ailleurs, ne put encore s’échapper. Rose Mignon lui avait fait un signe ;et elle lui donnait des ordres, il inscrivait des chiffres sur un calepin.Puis, ce furent Clarisse et Gaga qui le rappelèrent, pour changer leurs paris; elles avaient entendu des mots dans la foule, elles ne voulaient plusde Valerio II et prenaient Lusignan ; lui, impassible, écrivait. Enfin, il sesauva, on le vit qui disparaissait, de l’autre côté de la piste, entre deuxtribunes.Les voitures arrivaient toujours. Maintenant, elles se rangeaient surune cinquième file, s’élargissant le long de la barrière en une masse profonde,toute bariolée par les taches claires des chevaux blancs. Puis, audelà,c’était une débandade d’autres voitures, isolées, <strong>com</strong>me échouéesdans l’herbe, un pêle-mêle de roues, d’attelages jetés en tous sens, côte àcôte, de biais, en travers, tête contre tête. Et, sur les nappes de gazon restéeslibres, les cavaliers trottaient, les gens à pied mettaient des groupesnoirs continuellement en marche. Au-dessus de ce champ de foire, dansla chinure brouillée de la foule, les buvettes haussaient leurs tentes detoile grise, que les coups de soleil blanchissaient. Mais la bousculade, destas de monde, des remous de chapeaux, avait surtout lieu autour des252