€440ASSEMBLEE NATIONALE — SEANCE DU 7. SEPTEMBRE 1948ai<strong>de</strong>nt, avec le privilège d'affection qu'i<strong>la</strong>ccor<strong>de</strong>, dans <strong>la</strong> justesse <strong>de</strong> son instinct, àceux qui ont beaucoup souffert pour lui.La nation française ne pourrait <strong>la</strong>isserdisparaître sans un <strong>de</strong>rnier hommagel'homme d'Etat qui lut pour, elle un siconstant ami.La vie d'Edouard Bénès se confond aveccelle <strong>de</strong> son pays. Nous l'avons connu [pendant<strong>la</strong> première guerre mondiale, élève <strong>de</strong><strong>la</strong> Sorbonne, disciple d'Au<strong>la</strong>rd et <strong>de</strong> Denis,travail<strong>la</strong>nt à <strong>la</strong> résurrection <strong>de</strong> sa patrie.Son charme, <strong>la</strong> confiance qu'il inspirait,venaient d'abord <strong>de</strong> <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> saculture. La survivance d'une âme tchèqueà travers toutes les convulsions <strong>de</strong> l'histoires'explique avant tout par <strong>la</strong> persistanced'une vigoureuse tradition intellectuelle.La vieille Bohème ' — <strong>la</strong> mèreBohème — avait, dès le moyen âge, donnéà l'Europe centrale sa première université.Bénès fut nourri par <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong>s écrivainsnationaux, Safarik, le grand théoriciendu patriotisme ; Dobrovsky, le défenseur<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, Hanka et tant d'autres.Mais cette intelligence si vive s'accompagnedu culte <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur, morale, ducourage, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vertu. Toute l'histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong>Tchécoslovaquie est illuminée par le bûcher<strong>de</strong> Jean Hus, par le courage <strong>de</strong> cepenseur qui, dès le début du quinzièmesiècle, obtient qu'à l'université <strong>la</strong> suprématiesoit donnée aux Tchèques sur lesAllemands, et qui préfère aux lâchetés dureniement les horreurs du supplice.La résurrection <strong>de</strong> <strong>la</strong> Tchécoslovaquie aété non pas un acci<strong>de</strong>nt historique, mais<strong>la</strong> récompense du courage et <strong>la</strong> victoire <strong>de</strong>l'esprit.Deux hommes, pârmi bien <strong>de</strong>s héros, <strong>la</strong>symbolisent : Masarvk, que nous pleurionshier; Bénès, que nous pleurons aujourd'hui.L'un et l'autre, du reste, se sont montrésaussi bons Européens que bons patriotes.Lorsque <strong>la</strong> France, en 1924, proposeaux nations réunies à Genève un protocole<strong>de</strong> paix, elle rencontre l'adhésionenthousiaste <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux précurseurs: Politisétait Uun, Bénès fut l'autre.Il n'a cessé <strong>de</strong> nous ai<strong>de</strong>r à défendre <strong>la</strong>loi internationale, dont l'application loyaleeût sauvé <strong>la</strong> paix. Et dans cette défense,dans son accord avec notre pays, il témoi :gnait à <strong>la</strong> France line confiance totale quiméritait mieux qu'elle n'a obtenu.Il se réc<strong>la</strong>mait ouvertement <strong>de</strong> notregran<strong>de</strong> Révolution et <strong>de</strong> ses principes. Le17 avril 1934, m'exposant <strong>la</strong> situation « inconfortable» <strong>de</strong> son pays, il m'écrivait:(( H nous faut une France farte, toujoursvigi<strong>la</strong>nte et se tenant à <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> nos démocraties,avec mesure et décision, avecordre et fermeté ».On sait <strong>la</strong> suite : l'affreuse tragédie dont,suivant un mot bien juste, nous ne pouvonsparler qu'à voix liasse : l'affaire <strong>de</strong>sSudètes, le rapport Runciman, les nuitsdéchirantes où l'on perçoit, heure parheure, les convulsions / du drame qui sejoue à Prague, <strong>la</strong> première saignée qui nefait qu'aiguiser les appétits du fauve.Suivant UT* important témoignage, Hitlerest atterré par <strong>la</strong> vigueur <strong>de</strong>s institutionstchèques et certains préparatifs <strong>de</strong>défense.Cette fois, un peuple est disséqué -vivant.Si <strong>de</strong> tels événements avaient provoquéchez Edouard Bénès un durable ressentiment,on ne saurait vraiment pas s'enétanmer. H n'en fut rien.Dans <strong>la</strong> correspondance c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stine quej'entretins avec lui, je retrouve une lettredatée <strong>de</strong> Londres et du 18 juin 1942;Il travaille pour l'après-guerre et pour « unmon<strong>de</strong> nouveau ». Il croit que l'Allemagneperd peu à peu ses forces et qu'un secondfront continental va être établi.« Sur l'issue <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre », me dit-il
dale d'un nombre <strong>de</strong> directions <strong>de</strong> servicespublics <strong>de</strong>ux ou trois fois supérieur à celuiqui existait avant <strong>la</strong> guerre.Vous aurez sans doute également à nousproposer <strong>de</strong>s économies, ainsi que vos prédécesseurspensaient le faire, en ce quiconcerne les entreprises nationalisées etles effectifs pléthoriques et singulièrementonéreux <strong>de</strong> notre représentation à l'étranger.Sur ces différents points, nous serionsheureux d'avoir, <strong>de</strong> votre part, <strong>de</strong>s précisionsqui ne manqueront pas d'intéresser,non seulement l'Assemblée, mais le paystout entier. # ,Dans ce tableau, que vous nous présenterez,<strong>de</strong>s économies que vous enten<strong>de</strong>zfaire, économies substantielles et massives,les 50 milliards <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong>s créditsmilitaires pourront occuper une p<strong>la</strong>ce hoûorable.Monsieur le prési<strong>de</strong>nt du conseil, sansdoute les divergences <strong>de</strong> vues qui ont provoqué<strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière crise étaient-elles plussérieuses et plus iproîon<strong>de</strong>s. Elles n'ont pas<strong>la</strong>issé pourtant <strong>de</strong> surprendre; car on avaitlieu <strong>de</strong> supposer qu'a l'origine un accordétait intervenu.Il faut croire que l'accord existait plusdans les mots que dans les choses, puisqu'aupremier contact avec les réalites, il6'est brisé. En somme, on a mis un mois— le mois <strong>de</strong> Marie, comme ont dit <strong>de</strong>s fantaisistes— pour tomber d'accord qu'onn'était pas d'accord. (Sourires.)Plus d'une fois, on a rappelé ce propos<strong>de</strong> Raymond Poincaré, à l'occasion d'ungouvernement <strong>de</strong> coalition : « On ne mariepas l'eau et le feu .» Et c'est exact. Maisa cette époque, l'Assemblée n'était pascomposée comme l'est celle-ci et les circonstancesétaient infiniment moins gravesqu'aujourd'hui-Faudrait-il croire, mesdames, messieurs,que les Français seraient incapables <strong>de</strong>faire abstraction, non seulement <strong>de</strong>compétitions et <strong>de</strong> rivalités <strong>de</strong> personnes,mais encore <strong>de</strong> divergences doctrinales,même en face <strong>de</strong> périls d'une gravité exceptionnelleet <strong>de</strong> l'imminence <strong>de</strong> ces périls?En vérité, à l'origine <strong>de</strong> <strong>la</strong> crise politiquequi a bien failli être une crise <strong>de</strong> régime,il y a un fait, k mon sens très important,et sur lequel il importe d'appelerl'attention du pays, <strong>de</strong> l'Assemblée et duGouvernement.ASSEMBLEE NATIONALE — SEANCE DU 7 er SEPTEMBRE 1948 6437Il est certain, en effet, que c'est sous <strong>la</strong>pression syndicale que le cabinet d'AndréMarie, dont on ne saurait trop soulignerlo remarquable effort, a éc<strong>la</strong>té.Il est certain que c'est sous <strong>la</strong> pressionsyndicale <strong>de</strong> <strong>la</strong> confédération générale dutravail-force ouvrière, dont les socialistesn'ont pas voulu se désolidariser, que leconcours <strong>de</strong> ceux-ci vous a été une premièrefois refusé, monsieur le prési<strong>de</strong>ntdu conseil.De cette pression syndicale et <strong>de</strong> sonefficacité, M. Jacques Duclos se félicite etS3 réjouit. Moi, je m'en inquiète.Certes, mesdames, messieurs, le rôle <strong>de</strong>sorganisations syndicales est important, nécessaire,indispensable pour <strong>la</strong> défense <strong>de</strong>sintérêts professionnels.Mais, <strong>de</strong>puis quelques années, ces forces,singulièrement les gran<strong>de</strong>s centrales syndicales,à <strong>la</strong> faveur <strong>de</strong> l'esprit nouveau quiles anime et <strong>de</strong> <strong>la</strong> faiblesse <strong>de</strong>s gouvernements,ont complètement débordé les limitesdu cadre légal que <strong>de</strong>s .républicainsqui avaient le sens <strong>de</strong> l'Etat leur avaientassignées.Encouragés par les partis politiques quiattendaient d'elles ou qui pensaient trouverchez elles un support électoral, ellesont envahi toutes les avenues du pouvoiret le pouvoir lui-même.Jadis, Louis XIV entrait au Parlement,botté, <strong>la</strong> cravache à <strong>la</strong> main, pour dicterses volontés. Aujourd'hui, le nouveau souverainadresse aussi au Parlement et auGouvernement, qui sont cependant l'expression<strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté nationale, <strong>de</strong>s misesen <strong>de</strong>meure, <strong>de</strong>s sommations et <strong>de</strong>sukases.Il empiète dans tous les domaines <strong>de</strong> <strong>la</strong>vie politique, jusqu'à prétendre peser sur<strong>la</strong> direction <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique extérieure. Nel'a-t-on pas vu, à une date qui n'est pastellement lointaine, avant toute décisiongouvernementale, interrompre les communicationsferroviaires et les re<strong>la</strong>tions postalesentre <strong>la</strong> France et un pays étranger ?Autrefois, Wal<strong>de</strong>ck-Rousseau dénonçaitdans les congrégations « un Etat dansl'Etat ». Que dirait-il, aujourd'hui, en présence<strong>de</strong> ces organismes qui mettentchaque jour en échec l'autorité <strong>de</strong> l'Etat ?Au temps du front popu<strong>la</strong>ire, nous avonsconnu les occupations d'usines, et Dieusait si on en a fait grief au prési<strong>de</strong>nt LéonBlum et à son gouvernement! Aujourd'hui,on fait mieux ; on occupe les ministères.L'Etat s'avère incapable <strong>de</strong> remplir safonction première, sa fonction essentielle,qui est d'assurer le fonctionnement régulieret normal <strong>de</strong>s services publics. LesDans son intervention <strong>de</strong> mardi <strong>de</strong>rnier,lorsque vous vous êtes présenté,monsieur le prési<strong>de</strong>nt du conseil, <strong>de</strong>vantl'Assemblée, es-qualité <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>nt duconseil désigné, - M. Jacques Duclos a fait<strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration suivante que je relève auCompte rendu analytique :grèves <strong>de</strong>s services publics sont périodiques:elles ont assombri, monsieur le« Le peuple était absent <strong>de</strong>s délibérationsdé ^l'Elysée. Pourtant, sa pression a <strong>de</strong>nt ministère, et sans doute n'y ont-ellesprési<strong>de</strong>nt du conseil, <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> votre précé-<strong>la</strong>it éc<strong>la</strong>ter en mille morceaux votre combinaisonministérielle. »pas été complètement étrangères."J'ai eu alors en main un <strong>la</strong>issez-passerSur ce point — une fois n'est pas coutumeje suis d'accord avec M. Jacques piquet <strong>de</strong> grève qui était présidé par sondélivré à un haut fonctionnnaire par unï)ndos (Sourires) et je ne suis pas le propre huissier. /II y a peu <strong>de</strong> jours, on pouvait liradans le journal Le Mon<strong>de</strong>, sous <strong>la</strong> signature<strong>de</strong> M. Etienne Gilson, membre du nementale n'est pas seulement méconnue :Ainsi, vous le voyez, l'autorité gouver-Conseil <strong>de</strong> <strong>la</strong> République, du mouvement elle est bafouée et ridiculisée. (App<strong>la</strong>udissementsà droite, sur divers bancs aurépublicain popu<strong>la</strong>ire et, par surcroit,membre dë l'Académie française, ce qui centre et sur certains bancs à gauche.)mlUDans l'Union française, où l'action du* te sort du déri<strong>de</strong>r ministère ne s'est pouvoir central est encore affaiblie — cedécidé ni au Parlement ni même au Gouvernement,mais dans les syndicats qui, même spectacle.qui n'est pas peu dire — on assiste austrictement ignorés par notre Constitution,jtamnent pourtant en <strong>la</strong>it <strong>la</strong> vie politique n n'y a pas très longtemps, une grèveM f&ys, a<strong>de</strong>s. services publics a eu lieu en [Tunisie.Tous les fonctionnaires français ont cesséle travail. Quant aux fonctionnaires indigènes,ils ont eu bien soin <strong>de</strong> rester à leurposte et <strong>de</strong> faire observer, ensuite, qu'ilsavaient pu suffire à <strong>la</strong> tâche malgré l'absence<strong>de</strong>s fonctionnaires français, qui n'ap-»paraissaient.plus, ainsi, utiles.Le plus scandaleux, en l'espèce, est quecette grève était encadrée par <strong>la</strong> policeelle-même et conduite par le commissaire<strong>de</strong> police spécialement chargé d'assurer <strong>la</strong>sécurité du Bey.Voilà, mesdames, messieurs, où nous ensommes. Voilà comment nous rehaussonsle prestige <strong>de</strong> <strong>la</strong> France dans <strong>de</strong>s territoiresoù nos moindres défail<strong>la</strong>nces sont guettées.Dès lors, on est amené à s'interroger, àse <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r qui détient réellement le pouvoir;est-ce mat légitime et légal, incapabled'assurer le fonctionnement <strong>de</strong>s ser-,vices publics ? Ou sont-ce ces Etats <strong>de</strong> faitauxquels ils obéissent et qui tiennent eususpens <strong>la</strong> vie même <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation ?Les gouvernements, du moins, ont-ilsconscience <strong>de</strong> <strong>la</strong> gravité <strong>de</strong> cette situation ?Est-ce qu'ils tentent, eux qui sont les mandataires<strong>de</strong> <strong>la</strong> nation, <strong>de</strong> défendre l'autoritéqu'ils détiennent d'elle ?Nous avons eu l'occasion d'enregistreravec satisfaction une velléité <strong>de</strong> réaction.Elle émanait <strong>de</strong> M. Paul Ramâdier, car, naturellement,M. le prési<strong>de</strong>nt Ramadier aété» gratifié, lui aussi, <strong>de</strong> grèves <strong>de</strong> servicespublics, A ce moment-là, il s'est fâché toutrouge et a annoncé le dépôt d'un projet <strong>de</strong>loi tendant à réglementer le droit <strong>de</strong> grève<strong>de</strong>s services publics quant aux fonctionnairesdétenant une parcelle d'autorité ouchargés d'assurer <strong>la</strong> sécurité publique.Ce projet, bien qu'il ait été officiellementannoncé, n a jamais été déposé. Pourquoi ?Parce que le souverain, par les mandatairesqu'il a au sein du Gouvernement, s'y estopposé et, une fois <strong>de</strong> plus, l'Etat a capi-C'est une lour<strong>de</strong> responsabilité pour ceuxqui ont eu l'honneur <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> nationle dépôt du pouvoir et <strong>de</strong> l'autorité, <strong>de</strong>les <strong>la</strong>isser tomber ainsi en déshérence.(App<strong>la</strong>udissements à droite ét sur certainsbancs au centre et à gauche.)Comme le constataient avec raisoiïM. Jacques Duclos et M. Gilson, et commeil apparaît d'ailleurs à l'évi<strong>de</strong>nce, si legouvernement <strong>de</strong> M. André Marie a été renversédu <strong>de</strong>hors par ces organismes extra<strong>parlementaires</strong>,on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rsi, logiquement, leurs représentants n'auraientpas dû être chargés <strong>de</strong> dénouer <strong>la</strong>crise qu'ils avaient ainsi ouverte.Peut-être, après tout, ont-ils les moyens<strong>de</strong> résoudre aisément les difficultés qui assiègentles gouvernements réguliers, etpeut-être possè<strong>de</strong>nt-ils une solution permettanttout à <strong>la</strong> fois d'augmenter les sa<strong>la</strong>ires,<strong>de</strong> faire baisser le prix <strong>de</strong> Ja vieet <strong>de</strong> stabiliser <strong>la</strong> monnaie. Dans tous lescas, c'est une position bien confortableque d'exercer eh fait le pouvoir et <strong>de</strong> n'enassumer aucune responsabilité.Quoi qu'il en soit, monsieur le prési<strong>de</strong>ntdu conseil, je me permets respectueusement<strong>de</strong> vous poser une question à <strong>la</strong>quelleje souhaiterais que vous vouliez bien répondre:Quelle est <strong>la</strong> position <strong>de</strong> votreGouvernement en face du problème grave— personne ne le contestera — que jeviens d'énoncer ?Sans doute, vous le direz et vous aurezraison, les libertés et les droits syndicauxsont sacrés. Vous enten<strong>de</strong>z les respecter etnous en sommes pleinement d'accord*