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Emile ou De l'ducation [Document lectronique] / Jean-Jacques ...

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3N<strong>ou</strong>s naissons faibles, n<strong>ou</strong>s avons besoin de force; n<strong>ou</strong>s naissons dép<strong>ou</strong>rvus de t<strong>ou</strong>t, n<strong>ou</strong>s avons besoind'assistance; n<strong>ou</strong>s naissons stupides, n<strong>ou</strong>s avons besoin de jugement. T<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s n'avons pas ànotre naissance et dont n<strong>ou</strong>s avons besoin étant grands, n<strong>ou</strong>s est donné par l'éducation.Cette éducation n<strong>ou</strong>s vient de la nature, <strong>ou</strong> des hommes <strong>ou</strong> des choses. Le développement interne denos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature; l'usage qu'on n<strong>ou</strong>s apprend à faire de cedéveloppement est l'éducation des hommes; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui n<strong>ou</strong>saffectent est l'éducation des choses.Chacun de n<strong>ou</strong>s est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçonsse contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec lui-même; celui dans lequel elles tombentt<strong>ou</strong>tes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-làseul est bien élevé.Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de n<strong>ou</strong>s; celle des choses n'endépend qu'à certains égards. Celle des hommes est la seule dont n<strong>ou</strong>s soyons vraiment les maîtres;encore ne le sommes-n<strong>ou</strong>s que par supposition; car qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement lesdisc<strong>ou</strong>rs et les actions de t<strong>ou</strong>s ceux qui environnent un enfant?Sitôt donc que l'éducation est un art, il est presque impossible qu'elle réussisse, puisque le conc<strong>ou</strong>rsnécessaire à son succès ne dépend de personne. T<strong>ou</strong>t ce qu'on peut faire à force de soins estd'approcher plus <strong>ou</strong> moins du but, mais il faut du bonheur p<strong>ou</strong>r l'atteindre.Quel est ce but? c'est celui même de la nature; cela vient d'être pr<strong>ou</strong>vé. Puisque le conc<strong>ou</strong>rs des troiséducations est nécessaire à leur perfection, c'est sur celle à laquelle n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons rien qu'il faut dirigerles deux autres. Mais peut-être ce mot de nature a-t-il un sens trop vague; il faut tâcher ici de le fixer.La nature, n<strong>ou</strong>s dit-on, n'est que l'habitude. Que signifie cela? N'y a-t-il pas des habitudes qu'on necontracte que par force, et qui n'ét<strong>ou</strong>ffent jamais la nature? Telle est, par exemple, l'habitude des plantesdont on gêne la direction verticale. La plante mise en liberté garde l'inclinaison qu'on l'a forcée à prendre;mais la sève n'a point changé p<strong>ou</strong>r cela sa direction primitive; et, si la plante continue à végéter, sonprolongement redevient vertical. Il en est de même des inclinations des hommes. Tant qu'on reste dans lemême état, on peut garder celles qui résultent de l'habitude, et qui n<strong>ou</strong>s sont le moins naturelles; mais,sitôt que la situation change, l'habitude cesse et le naturel revient. L'éducation n'est certainement qu'unehabitude. Or, n'y a-t-il pas des gens qui <strong>ou</strong>blient et perdent leur éducation, d'autres qui la gardent? D'oùvient cette différence? S'il faut borner le nom de nature aux habitudes conformes à la nature, on peuts'épargner ce galimatias.N<strong>ou</strong>s naissons sensibles, et, dès notre naissance, n<strong>ou</strong>s sommes affectés de diverses manières par lesobjets qui n<strong>ou</strong>s environnent. Sitôt que n<strong>ou</strong>s avons p<strong>ou</strong>r ainsi dire la conscience de nos sensations, n<strong>ou</strong>ssommes disposés à rechercher <strong>ou</strong> à fuir les objets qui les produisent, d'abord, selon qu'elles n<strong>ou</strong>s sontagréables <strong>ou</strong> déplaisantes, puis, selon la convenance <strong>ou</strong> disconvenance que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons entre n<strong>ou</strong>s etces objets, et enfin, selon les jugements que n<strong>ou</strong>s en portons sur l'idée de bonheur <strong>ou</strong> de perfection quela raison n<strong>ou</strong>s donne. Ces dispositions s'étendent et s'affermissent à mesure que n<strong>ou</strong>s devenons plussensibles et plus éclairés; mais, contraintes par nos habitudes, elles s'altèrent plus <strong>ou</strong> moins par nosopinions. Avant cette altération, elles sont ce que j'appelle en n<strong>ou</strong>s la nature.C'est donc à ces dispositions primitives qu'il faudrait t<strong>ou</strong>t rapporter; et cela se p<strong>ou</strong>rrait, si nos troiséducations n'étaient que différentes: mais que faire quand elles sont opposées; quand, au lieu d'élever unhomme p<strong>ou</strong>r lui-même, on veut l'élever p<strong>ou</strong>r les autres? Alors le concert est impossible. Forcé decombattre la nature <strong>ou</strong> les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme <strong>ou</strong> un citoyen: car on nepeut faire à la fois l'un et l'autre.


5les manque t<strong>ou</strong>tes deux: elle n'est propre qu'à faire des hommes d<strong>ou</strong>bles paraissant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rapportert<strong>ou</strong>t aux autres, et ne rapportant jamais rien qu'à eux seuls. Or ces démonstrations, étant communes àt<strong>ou</strong>t le monde, n'abusent personne. Ce sont autant de soins perdus.<strong>De</strong> ces contradictions naît celle que n<strong>ou</strong>s épr<strong>ou</strong>vons sans cesse en n<strong>ou</strong>s-mêmes. Entraînés par la natureet par les hommes dans des r<strong>ou</strong>tes contraires, forcés de n<strong>ou</strong>s partager entre ces diverses impulsions,n<strong>ou</strong>s en suivons une composée qui ne n<strong>ou</strong>s mène ni à l'un ni à l'autre but. Ainsi combattus et flottantsdurant t<strong>ou</strong>t le c<strong>ou</strong>rs de notre vie, n<strong>ou</strong>s la terminons sans avoir pu n<strong>ou</strong>s accorder avec n<strong>ou</strong>s, et sans avoirété bons ni p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s ni p<strong>ou</strong>r les autres.Reste enfin l'éducation domestique <strong>ou</strong> celle de la nature, mais que deviendra p<strong>ou</strong>r les autres un hommeuniquement élevé p<strong>ou</strong>r lui? Si peut-être le d<strong>ou</strong>ble objet qu'on se propose p<strong>ou</strong>vait se réunir en un seul, enôtant les contradictions de l'homme on ôterait un grand obstacle à son bonheur. Il faudrait, p<strong>ou</strong>r en juger,le voir t<strong>ou</strong>t formé; il faudrait avoir observé ses penchants, vu ses progrès, suivi sa marche; il faudrait, enun mot, connaître l'homme naturel. Je crois qu'on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoirlu cet écrit.P<strong>ou</strong>r former cet homme rare, qu'avons-n<strong>ou</strong>s à faire? beauc<strong>ou</strong>p, sans d<strong>ou</strong>te: c'est d'empêcher que rien nesoit fait. Quand il ne s'agit que d'aller contre le vent, on l<strong>ou</strong>voie; mais si la mer est forte et qu'on veuillerester en place, il faut jeter l'ancre. Prends garde, jeune pilote, que ton câble ne file <strong>ou</strong> que ton ancre nelab<strong>ou</strong>re, et que le vaisseau ne dérive avant que tu t'en sois aperçu.Dans l'ordre social, où t<strong>ou</strong>tes les places sont marquées, chacun doit être élevé p<strong>ou</strong>r la sienne. Si unparticulier formé p<strong>ou</strong>r sa place en sort, il n'est plus propre à rien. L'éducation n'est utile qu'autant que lafortune s'accorde avec la vocation des parents; en t<strong>ou</strong>t autre cas elle est nuisible à l'élève, ne fût-ce quepar les préjugés qu'elle lui a donnés. En Egypte, où le fils était obligé d'embrasser l'état de son père,l'éducation du moins avait un but assuré; mais, parmi n<strong>ou</strong>s, où les rangs seuls demeurent, et où leshommes en changent sans cesse, nul ne sait si, en élevant son fils p<strong>ou</strong>r le sien, il ne travaille pas contrelui.Dans l'ordre naturel, les hommes étant t<strong>ou</strong>s égaux, leur vocation commune est l'état d'homme; etquiconque est bien élevé p<strong>ou</strong>r celui-là ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on destine monélève à l'épée, à l'église, au barreau, peu m'importe. Avant la vocation des parents, la nature l'appelle à lavie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j'enconviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre; il sera premièrement homme: t<strong>ou</strong>t ce qu'un homme doit être, ilsaura l'être au besoin t<strong>ou</strong>t aussi bien que qui que ce soit; et la fortune aura beau le faire changer deplace, il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à la sienne. Occupavi te, Fortuna, atque cepi; omnesque aditus tuos interclusi, ut adme aspirare non posses.Notre véritable étude est celle de la condition humaine. Celui d'entre n<strong>ou</strong>s qui sait le mieux supporter lesbiens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé; d'où il suit que la véritable éducation consistemoins en préceptes qu'en exercices. N<strong>ou</strong>s commençons à n<strong>ou</strong>s instruire en commençant à vivre; notreéducation commence avec n<strong>ou</strong>s; notre premier précepteur est notre n<strong>ou</strong>rrice. Aussi ce mot éducationavait-il chez les anciens un autre sens que n<strong>ou</strong>s ne lui donnons plus: il signifiait n<strong>ou</strong>rriture. Educitobstetrix, dit Varron; educat nutrix, instituit paedagogus, docet magister. Ainsi l'éducation, l'institution,l'instruction, sont trois choses aussi différentes dans leur objet que la g<strong>ou</strong>vernante, le précepteur et lemaître. Mais ces distinctions sont mal entendues; et, p<strong>ou</strong>r être bien conduit, l'enfant ne doit suivre qu'unseul guide.Il faut donc généraliser nos vues, et considérer dans notre élève l'homme abstrait, l'homme exposé à t<strong>ou</strong>sles accidents de la vie humaine. Si les hommes naissaient attachés au sol d'un pays, si la même saisondurait t<strong>ou</strong>te l'année, si chacun tenait à sa fortune de manière à n'en p<strong>ou</strong>voir jamais changer, la pratiqueétablie serait bonne à certains égards; l'enfant élevé p<strong>ou</strong>r son état, n'en sortant jamais, ne p<strong>ou</strong>rrait êtreexposé aux inconvénients d'un autre. Mais, vu la mobilité des choses humaines, vu l'esprit inquiet etremuant de ce siècle qui b<strong>ou</strong>leverse t<strong>ou</strong>t à chaque génération, peut-on concevoir une méthode plus


6insensée que d'élever un enfant comme n'ayant jamais à sortir de sa chambre, comme devant être sanscesse ent<strong>ou</strong>ré de ses gens? Si le malheureux fait un seul pas sur la terre, s'il descend d'un seul degré, ilest perdu. Ce n'est pas lui apprendre à supporter la peine; c'est l'exercer à la sentir.On ne songe qu'à conserver son enfant; ce n'est pas assez; on doit lui apprendre à se conserver étanthomme, à supporter les c<strong>ou</strong>ps du sort, à braver l'opulence et la misère, à vivre, s'il le faut, dans les glacesd'Islande <strong>ou</strong> sur le brûlant rocher de Malte. V<strong>ou</strong>s avez beau prendre des précautions p<strong>ou</strong>r qu'il ne meurepas, il faudra p<strong>ou</strong>rtant qu'il meure; et, quand sa mort ne serait pas l'<strong>ou</strong>vrage de vos soins, encoreseraient-ils mal entendus. Il s'agit moins de l'empêcher de m<strong>ou</strong>rir que de le faire vivre. Vivre, ce n'est pasrespirer, c'est agir; c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de t<strong>ou</strong>tes les parties den<strong>ou</strong>s-mêmes, qui n<strong>ou</strong>s donnent le sentiment de notre existence. L'homme qui a le plus vécu n'est pascelui qui a compté le plus d'années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s'est fait enterrer à cent ans,qui m<strong>ou</strong>rut dès sa naissance. Il eût gagné d'aller au tombeau dans sa jeunesse, s'il eût vécu du moinsjusqu'à ce temps-là.T<strong>ou</strong>te notre sagesse consiste en préjugés serviles; t<strong>ou</strong>s nos usages ne sont qu'assujettissement, gêne etcontrainte. L'homme civil naît, vit et meurt dans l'esclavage: à sa naissance on le c<strong>ou</strong>d dans un maillot; àsa mort on le cl<strong>ou</strong>e dans une bière; tant qu'il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions.On dit que plusieurs sages-femmes prétendent, en pétrissant la tête des enfants n<strong>ou</strong>veau-nés, lui donnerune forme plus convenable, et on le s<strong>ou</strong>ffre! Nos têtes seraient mal de la façon de l'Auteur de notre être: iln<strong>ou</strong>s les faut façonner au dehors par les sages-femmes, et au dedans par les philosophes. Les Caraïbessont de la moitié plus heureux que n<strong>ou</strong>s."A peine l'enfant est-il sorti du sein de la mère, et à peine j<strong>ou</strong>it-il de la liberté de m<strong>ou</strong>voir et d'étendre sesmembres, qu'on lui donne de n<strong>ou</strong>veaux liens. On l'emmaillote, on le c<strong>ou</strong>che la tête fixée et les jambesallongées, les bras pendants à côté du corps; il est ent<strong>ou</strong>ré de linges et de bandages de t<strong>ou</strong>te espèce, quine lui permettent pas de changer de situation. Heureux si on ne l'a pas serré au point de l'empêcher derespirer, et si on a eu la précaution de le c<strong>ou</strong>cher sur le côté, afin que les eaux qu'il doit rendre par lab<strong>ou</strong>che puissent tomber d'elles-mêmes! car il n'aurait pas la liberté de t<strong>ou</strong>rner la tête sur le côté p<strong>ou</strong>r enfaciliter l'éc<strong>ou</strong>lement."L'enfant n<strong>ou</strong>veau-né a besoin d'étendre et de m<strong>ou</strong>voir ses membres, p<strong>ou</strong>r les tirer de l'eng<strong>ou</strong>rdissementoù, rassemblés en un peloton, ils ont resté si longtemps. On les étend, il est vrai, mais on les empêche dese m<strong>ou</strong>voir; on assujettit la tête même par des têtières: il semble qu'on a peur qu'il n'ait l'air d'être en vie.Ainsi l'impulsion des parties internes d'un corps qui tend à l'accroissement tr<strong>ou</strong>ve un obstacleinsurmontable aux m<strong>ou</strong>vements qu'elle lui demande. L'enfant fait continuellement des efforts inutiles quiépuisent ses forces <strong>ou</strong> retardent leur progrès. Il était moins à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dansl'amnios qu'il n'est dans ses langes; je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître.L'inaction, la contrainte où l'on retient les membres d'un enfant, ne peuvent que gêner la circulation dusang, des humeurs, empêcher l'enfant de se fortifier, de croître, et altérer sa constitution. Dans les lieuxoù l'on n'a point ces précautions extravagantes, les hommes sont t<strong>ou</strong>s grands, forts, bien proportionnés.Les pays où l'on emmaillote les enfants sont ceux qui f<strong>ou</strong>rmillent de bossus, de boiteux, de cagneux, den<strong>ou</strong>és, de rachitiques, de gens contrefaits de t<strong>ou</strong>te espèce. <strong>De</strong> peur que les corps ne se déforment pardes m<strong>ou</strong>vements libres, on se hâte de les déformer en les mettant en presse. On les rendrait volontiersperclus p<strong>ou</strong>r les empêcher de s'estropier.Une contrainte si cruelle p<strong>ou</strong>rrait-elle ne pas influer sur leur humeur ainsi que sur leur tempérament? Leurpremier sentiment est un sentiment de d<strong>ou</strong>leur et de peine: ils ne tr<strong>ou</strong>vent qu'obstacles à t<strong>ou</strong>s lesm<strong>ou</strong>vements dont ils ont besoin: plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ilss'irritent, ils crient. Leurs premières voix, dites-v<strong>ou</strong>s, sont des pleurs? Je le crois bien: v<strong>ou</strong>s les contrariezdès leur naissance; les premiers dons qu'ils reçoivent de v<strong>ou</strong>s sont des chaînes; les premiers traitements


7qu'ils épr<strong>ou</strong>vent sont des t<strong>ou</strong>rments. N'ayant rien de libre que la voix, comment ne s'en serviraient-ils pasp<strong>ou</strong>r se plaindre? Ils crient du mal que v<strong>ou</strong>s leur faites: ainsi garrottés, v<strong>ou</strong>s crieriez plus fort qu'eux.D'où vient cet usage déraisonnable? d'un usage dénaturé. <strong>De</strong>puis que les mères, méprisant leur premierdevoir, n'ont plus v<strong>ou</strong>lu n<strong>ou</strong>rrir leurs enfants, il a fallu les confier à des femmes mercenaires, qui, setr<strong>ou</strong>vant ainsi mères d'enfants étrangers p<strong>ou</strong>r qui la nature ne leur disait rien, n'ont cherché qu'às'épargner de la peine. Il eût fallu veiller sans cesse sur un enfant en liberté; mais, quand il est bien lié, onle jette dans un coin sans s'embarrasser de ses cris. P<strong>ou</strong>rvu qu'il n'y ait pas de preuves de la négligencede la n<strong>ou</strong>rrice, p<strong>ou</strong>rvu que le n<strong>ou</strong>rrisson ne se casse ni bras ni jambe, qu'importe, au surplus, qu'il périsse<strong>ou</strong> qu'il demeure infirme le reste de ses j<strong>ou</strong>rs? On conserve ses membres aux dépens de son corps, et,quoi qu'il arrive, la n<strong>ou</strong>rrice est disculpée.Ces d<strong>ou</strong>ces mères qui, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiement aux amusements de la ville,savent-elles cependant quel traitement l'enfant dans son maillot reçoit au village? Au moindre tracas quisurvient, on le suspend à un cl<strong>ou</strong> comme un paquet de hardes; et tandis que, sans se presser, la n<strong>ou</strong>rricevaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié. T<strong>ou</strong>s ceux qu'on a tr<strong>ou</strong>vés dans cette situationavaient le visage violet; la poitrine fortement comprimée ne laissant pas circuler le sang, il remontait à latête; et l'on croyait le patient fort tranquille, parce qu'il n'avait pas la force de crier. J'ignore combiend'heures un enfant peut rester en cet état sans perdre la vie, mais je d<strong>ou</strong>te que cela puisse aller fort loin.Voilà, je pense, une des plus grandes commodités du maillot.On prétend que les enfants en liberté p<strong>ou</strong>rraient prendre de mauvaises situations, et se donner desm<strong>ou</strong>vements capables de nuire à la bonne conformation de leurs membres. C'est là un de ces vainsraisonnements de notre fausse sagesse, et que jamais aucune expérience n'a confirmés. <strong>De</strong> cettemultitude d'enfants qui, chez des peuples plus sensés que n<strong>ou</strong>s, sont n<strong>ou</strong>rris dans t<strong>ou</strong>te la liberté de leursmembres, on n'en voit pas un seul qui se blesse ni s'estropie; ils ne sauraient donner à leurs m<strong>ou</strong>vementsla force qui peut les rendre dangereux; et quand ils prennent une situation violente, la d<strong>ou</strong>leur les avertitbientôt d'en changer.N<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s sommes pas encore avisés de mettre au maillot les petits des chiens ni des chats; voit-onqu'il résulte p<strong>ou</strong>r eux quelque inconvénient de cette négligence? Les enfants sont plus l<strong>ou</strong>rds; d'accord:mais à proportion ils sont aussi plus faibles. A peine peuvent-ils se m<strong>ou</strong>voir; comment s'estropieraient-ils?Si on les étendait sur le dos, ils m<strong>ou</strong>rraient dans cette situation, comme la tortue, sans p<strong>ou</strong>voir jamais seret<strong>ou</strong>rner.Non contentes d'avoir cessé d'allaiter leurs enfants, les femmes cessent d'en v<strong>ou</strong>loir faire; laconséquence est naturelle. Dès que l'état de mère est onéreux, on tr<strong>ou</strong>ve bientôt le moyen de s'endélivrer t<strong>ou</strong>t à fait; on veut faire un <strong>ou</strong>vrage inutile, afin de le recommencer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, et l'on t<strong>ou</strong>rne aupréjudice de l'espèce l'attrait donné p<strong>ou</strong>r la multiplier. Cet usage, aj<strong>ou</strong>té aux autres causes dedépopulation, n<strong>ou</strong>s annonce le sort prochain de l'Europe. Les sciences, les arts, la philosophie et lesmoeurs qu'elle engendre ne tarderont pas d'en faire un désert. Elle sera peuplée de bêtes féroces: ellen'aura pas beauc<strong>ou</strong>p changé d'habitants.J'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes qui feignent de v<strong>ou</strong>loir n<strong>ou</strong>rrir leurs enfants. Onsait se faire presser de renoncer à cette fantaisie: on fait adroitement intervenir les ép<strong>ou</strong>x, les médecins,surt<strong>ou</strong>t les mères. Un mari qui oserait consentir que sa femme n<strong>ou</strong>rrît son enfant serait un homme perdu;l'on en ferait un assassin qui veut se défaire d'elle. Maris prudents, il faut immoler à la paix l'am<strong>ou</strong>rpaternel. Heureux qu'on tr<strong>ou</strong>ve à la campagne des femmes plus continentes que les vôtres! Plus heureuxsi le temps que celles-ci gagnent n'est pas destiné p<strong>ou</strong>r d'autres que v<strong>ou</strong>s.Le devoir des femmes n'est pas d<strong>ou</strong>teux: mais on dispute si, dans le mépris qu'elles en font, il est égalp<strong>ou</strong>r les enfants d'être n<strong>ou</strong>rris de leur lait <strong>ou</strong> d'un autre. Je tiens cette question, dont les médecins sont lesjuges, p<strong>ou</strong>r décidée au s<strong>ou</strong>hait des femmes; et p<strong>ou</strong>r moi, je penserais bien aussi qu'il vaut mieux quel'enfant suce le lait d'une n<strong>ou</strong>rrice en santé, que d'une mère gâtée, s'il avait quelque n<strong>ou</strong>veau mal àcraindre du même sang dont il est formé.


8Mais la question doit-elle s'envisager seulement par le côté physique? Et l'enfant a-t-il moins besoin dessoins d'une mère que de sa mamelle? D'autres femmes, des bêtes même, p<strong>ou</strong>rront lui donner le laitqu'elle lui refuse: la sollicitude maternelle ne se supplée point. Celle qui n<strong>ou</strong>rrit l'enfant d'une autre au lieudu sien est une mauvaise mère: comment sera-t-elle une bonne n<strong>ou</strong>rrice? Elle p<strong>ou</strong>rra le devenir, maislentement; il faudra que l'habitude change la nature: et l'enfant mal soigné aura le temps de périr cent foisavant que sa n<strong>ou</strong>rrice ait pris p<strong>ou</strong>r lui une tendresse de mère.<strong>De</strong> cet avantage même résulte un inconvénient qui seul devrait ôter à t<strong>ou</strong>te femme sensible le c<strong>ou</strong>rage defaire n<strong>ou</strong>rrir son enfant par une autre, c'est celui de partager le droit de mère, <strong>ou</strong> plutôt de l'aliéner; de voirson enfant aimer une autre femme autant et plus qu'elle; de sentir que la tendresse qu'il conserve p<strong>ou</strong>r sapropre mère est une grâce, et que celle qu'il a p<strong>ou</strong>r sa mère adoptive est un devoir: car, où j'ai tr<strong>ou</strong>vé lessoins d'une mère, ne dois-je pas l'attachement d'un fils?La manière dont on remédie à cet inconvénient est d'inspirer aux enfants du mépris p<strong>ou</strong>r leurs n<strong>ou</strong>rricesen les traitant en véritables servantes. Quand leur service est achevé, on retire l'enfant, <strong>ou</strong> l'on congédiela n<strong>ou</strong>rrice; à force de la mal recevoir, on la rebute de venir voir son n<strong>ou</strong>rrisson. Au b<strong>ou</strong>t de quelquesannées il ne la voit plus, il ne la connaît plus. La mère, qui croit se substituer à elle et réparer sanégligence par sa cruauté, se trompe. Au lieu de faire un tendre fils d'un n<strong>ou</strong>rrisson dénaturé, elle l'exerceà l'ingratitude; elle lui apprend à mépriser un j<strong>ou</strong>r celle qui lui donna la vie, comme celle qui l'a n<strong>ou</strong>rri deson lait.Combien j'insisterais sur ce point, s'il était moins déc<strong>ou</strong>rageant de rebattre en vain des sujets utiles! Cecitient à plus de choses qu'on ne pense. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s rendre chacun à ses premiers devoirs? Commencezpar les mères; v<strong>ou</strong>s serez étonné des changements que v<strong>ou</strong>s produirez. T<strong>ou</strong>t vient successivement decette première dépravation: t<strong>ou</strong>t l'ordre moral s'altère; le naturel s'éteint dans t<strong>ou</strong>s les coeurs; l'intérieurdes maisons prend un air moins vivant; le spectacle t<strong>ou</strong>chant d'une famille naissante n'attache plus lesmaris, n'impose plus d'égards aux étrangers; on respecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants; iln'y a point de résidence dans les familles; l'habitude ne renforce plus les liens du sang; il n'y a plus nipères ni mères, ni enfants, ni frères, ni soeurs; t<strong>ou</strong>s se connaissent à peine; comment s'aimeraient-ils?Chacun ne songe plus qu'à soi. Quand la maison n'est qu'une triste solitude, il faut bien aller s'égayerailleurs.Mais que les mères daignent n<strong>ou</strong>rrir leurs enfants, les moeurs vont se réformer d'elles-mêmes, lessentiments de la nature se réveiller dans t<strong>ou</strong>s les coeurs; l'Etat va se repeupler: ce premier point, ce pointseul va t<strong>ou</strong>t réunir. L'attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises moeurs. Letracas des enfants, qu'on croit importun, devient agréable; il rend le père et la mère plus nécessaires, pluschers l'un à l'autre; il resserre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les soinsdomestiques font la plus chère occupation de la femme et le plus d<strong>ou</strong>x amusement du mari. Ainsi de ceseul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale, bientôt la nature aurait repris t<strong>ou</strong>s ses droits.Qu'une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris.Disc<strong>ou</strong>rs superflus! l'ennui même des plaisirs du monde ne ramène jamais à ceux-là. Les femmes ontcessé d'être mères; elles ne le seront plus; elles ne veulent plus l'être. Quand elles le v<strong>ou</strong>draient, à peinele p<strong>ou</strong>rraient-elles; auj<strong>ou</strong>rd'hui que l'usage contraire est établi, chacune aurait à combattre l'opposition det<strong>ou</strong>tes celles qui l'approchent, liguées contre un exemple que les unes n'ont pas donné et que les autresne veulent pas suivre.Il se tr<strong>ou</strong>ve p<strong>ou</strong>rtant quelquefois encore de jeunes personnes d'un bon naturel qui, sur ce point osantbraver l'empire de la mode et les clameurs de leur sexe, remplissent avec une vertueuse intrépidité cedevoir si d<strong>ou</strong>x que la nature leur impose. Puisse leur nombre augmenter par l'attrait des biens destinés àcelles qui s'y livrent! Fondé sur des conséquences que donne le plus simple raisonnement, et sur desobservations que je n'ai jamais vues démenties, j'ose promettre à ces dignes mères un attachementsolide et constant de la part de leurs maris, une tendresse vraiment filiale de la part de leurs enfants,l'estime et le respect du public, d'heureuses c<strong>ou</strong>ches sans accident et sans suite, une santé ferme etvig<strong>ou</strong>reuse, enfin le plaisir de se voir un j<strong>ou</strong>r imiter par leurs filles, et citer en exemple à celles d'autrui.


9Point de mère, point d'enfant. Entre eux les devoirs sont réciproques; et s'ils sont mal remplis d'un côté, ilsseront négligés de l'autre. L'enfant doit aimer sa mère avant de savoir qu'il le doit. Si la voix du sang n'estfortifiée par l'habitude et les soins, elle s'éteint dans les premières années, et le coeur meurt p<strong>ou</strong>r ainsidire avant que de naître. N<strong>ou</strong>s voilà dès les premiers pas hors de la nature.On en sort encore par une r<strong>ou</strong>te opposée, lorsqu'au lieu de négliger les soins de mère, une femme lesporte à l'excès; lorsqu'elle fait de son enfant son idole, qu'elle augmente et n<strong>ou</strong>rrit sa faiblesse p<strong>ou</strong>rl'empêcher de la sentir, et qu'espérant le s<strong>ou</strong>straire aux lois de la nature, elle écarte de lui des atteintespénibles, sans songer combien, p<strong>ou</strong>r quelques incommodités dont elle le préserve un moment, elleaccumule au loin d'accidents et de périls sur sa tête, et combien c'est une précaution barbare deprolonger la faiblesse de l'enfance s<strong>ou</strong>s les fatigues des hommes faits. Thétis, p<strong>ou</strong>r rendre son filsinvulnérable, le plongea, dit la fable, dans l'eau du Styx. Cette allégorie est belle et claire. Les mèrescruelles dont je parle font autrement; à force de plonger leurs enfants dans la mollesse, elles les préparentà la s<strong>ou</strong>ffrance; elles <strong>ou</strong>vrent leurs pores aux maux de t<strong>ou</strong>te espèce, dont ils ne manqueront pas d'être laproie étant grands.Observez la nature, et suivez la r<strong>ou</strong>te qu'elle v<strong>ou</strong>s trace. Elle exerce continuellement les enfants; elleendurcit leur tempérament par des épreuves de t<strong>ou</strong>te espèce; elle leur apprend de bonne heure ce quec'est que peine et d<strong>ou</strong>leur. Les dents qui percent leur donnent la fièvre; des coliques aiguës leur donnentdes convulsions; de longues t<strong>ou</strong>x les suffoquent; les vers les t<strong>ou</strong>rmentent; la pléthore corrompt leur sang;des levains divers y fermentent, et causent des éruptions périlleuses. Presque t<strong>ou</strong>t le premier âge estmaladie et danger: la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année. Les épreuves faites,l'enfant a gagné des forces; et sitôt qu'il peut user de la vie, le principe en devient plus assuré.Voilà la règle de la nature. P<strong>ou</strong>rquoi la contrariez-v<strong>ou</strong>s? Ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas qu'en pensant la corriger,v<strong>ou</strong>s détruisez son <strong>ou</strong>vrage, v<strong>ou</strong>s empêchez l'effet de ses soins? Faire au dehors ce qu'elle fait audedans, c'est, selon v<strong>ou</strong>s, red<strong>ou</strong>bler le danger; et au contraire c'est y faire diversion, c'est l'exténuer.L'expérience apprend qu'il meurt encore plus d'enfants élevés délicatement que d'autres. P<strong>ou</strong>rvu qu'on nepasse pas la mesure de leurs forces, on risque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-les doncaux atteintes qu'ils auront à supporter un j<strong>ou</strong>r. Endurcissez leurs corps aux intempéries des saisons, desclimats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue; trempez-les dans l'eau du Styx. Avant quel'habitude du corps soit acquise, on lui donne celle qu'on veut, sans danger; mais, quand une fois il estdans sa consistance, t<strong>ou</strong>te altération lui devient périlleuse. Un enfant supportera des changements que nesupporterait pas un homme: les fibres du premier, molles et flexibles, prennent sans effort le pli qu'on leurdonne; celles de l'homme, plus endurcies, ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu. Onpeut donc rendre un enfant robuste sans exposer sa vie et sa santé; et quand il y aurait quelque risque,encore ne faudrait-il pas balancer. Puisque ce sont des risques inséparables de la vie humaine, peut-onmieux faire que de les rejeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désavantageux?Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de sa personne se joint celui des soins qu'ila coûtés; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la mort. C'est donc surt<strong>ou</strong>t à l'avenir qu'il fautsonger en veillant à sa conservation; c'est contre les maux de la jeunesse qu'il faut l'armer avant qu'il ysoit parvenu: car, si le prix de la vie augmente jusqu'à l'âge de la rendre utile, quelle folie n'est-ce pointd'épargner quelques maux à l'enfance en les multipliant sur l'âge de raison! Sont-ce là les leçons dumaître?Le sort de l'homme est de s<strong>ou</strong>ffrir dans t<strong>ou</strong>s les temps. Le soin même de sa conservation est attaché à lapeine. Heureux de ne connaître dans son enfance que les maux physiques, maux bien moins cruels, bienmoins d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux que les autres, et qui bien plus rarement qu'eux n<strong>ou</strong>s font renoncer à la vie! On ne setue point p<strong>ou</strong>r les d<strong>ou</strong>leurs de la g<strong>ou</strong>tte; il n'y a guère que celles de l'âme qui produisent le désespoir.N<strong>ou</strong>s plaignons le sort de l'enfance, et c'est le nôtre qu'il faudrait plaindre. Nos plus grands maux n<strong>ou</strong>sviennent de n<strong>ou</strong>s.En naissant, un enfant crie; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte p<strong>ou</strong>rl'apaiser; tantôt on le menace, on le bat p<strong>ou</strong>r le faire taire. Ou n<strong>ou</strong>s faisons ce qu'il lui plaît, <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s en


10exigeons ce qu'il n<strong>ou</strong>s plaît; <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>mettons à ses fantaisies, <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s le s<strong>ou</strong>mettons aux nôtres:point de milieu, il faut qu'il donne des ordres <strong>ou</strong> qu'il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont cellesd'empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de p<strong>ou</strong>voir agir il obéit; et quelquefoison le châtie avant qu'il puisse connaître ses fautes, <strong>ou</strong> plutôt en commettre. C'est ainsi qu'on verse debonne heure dans son jeune coeur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'après avoir prispeine à le rendre méchant, on se plaint de le tr<strong>ou</strong>ver tel.Un enfant passe six <strong>ou</strong> sept ans de cette manière entre les mains des femmes, victimes de leur caprice etdu sien; et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c'est-à-dire après avoir chargé sa mémoire <strong>ou</strong> demots qu'il ne peut entendre, <strong>ou</strong> de choses qui ne lui sont bonnes à rien; après avoir ét<strong>ou</strong>ffé le naturel parles passions qu'on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d'un précepteur, lequel achèvede développer les germes artificiels qu'il tr<strong>ou</strong>ve déjà t<strong>ou</strong>t formés, et lui apprend t<strong>ou</strong>t, hors à se connaître,hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave ettyran, plein de science et dép<strong>ou</strong>rvu de sens, également débile de corps et d'âme, est jeté dans le mondeen y montrant son ineptie, son orgueil et t<strong>ou</strong>s ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines.On se trompe; c'est là l'homme de nos fantaisies: celui de la nature est fait autrement.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s donc qu'il garde sa forme originelle, conservez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'ilnaît, emparez-v<strong>ou</strong>s de lui, et ne le quittez plus qu'il ne soit homme: v<strong>ou</strong>s ne réussirez jamais sans cela.Comme la véritable n<strong>ou</strong>rrice est la mère, le véritable précepteur est le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordrede leurs fonctions ainsi que dans leur système; que des mains de l'une l'enfant passe dans celles del'autre. Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné que par le plus habile maître du monde; car lezèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle.Mais les affaires, les fonctions, les devoirs... Ah! les devoirs, sans d<strong>ou</strong>te le dernier est celui du père! Nen<strong>ou</strong>s étonnons pas qu'un homme dont la femme a dédaigné de n<strong>ou</strong>rrir le fruit de leur union, dédaigne del'élever. Il n'y a point de tableau plus charmant que celui de la famille; mais un seul trait manqué défiguret<strong>ou</strong>s les autres. Si la mère a trop peu de santé p<strong>ou</strong>r être n<strong>ou</strong>rrice, le père aura trop d'affaires p<strong>ou</strong>r êtreprécepteur. Les enfants, éloignés, dispersés dans des pensions, dans des c<strong>ou</strong>vents, dans des collèges,porteront ailleurs l'am<strong>ou</strong>r de la maison paternelle, <strong>ou</strong>, p<strong>ou</strong>r mieux dire, ils y rapporteront l'habitude den'être attachés à rien. Les frères et les soeurs se connaîtront à peine. Quand t<strong>ou</strong>s seront rassemblés encérémonie, ils p<strong>ou</strong>rront être fort polis entre eux; ils se traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimitéentre les parents, sitôt que la société de la famille ne fait plus la d<strong>ou</strong>ceur de la vie, il faut bien rec<strong>ou</strong>rir auxmauvaises moeurs p<strong>ou</strong>r y suppléer. Où est l'homme assez stupide p<strong>ou</strong>r ne pas voir la chaîne de t<strong>ou</strong>tcela?Un père, quand il engendre et n<strong>ou</strong>rrit des enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit deshommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables; il doit des citoyens à l'Etat. T<strong>ou</strong>t hommequi peut payer cette triple dette et ne le fait pas est c<strong>ou</strong>pable, et plus c<strong>ou</strong>pable peut-être quand il la paye àdemi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n'a point le droit de le devenir. Il n'y a ni pauvreté, nitravaux, ni respect humain, qui le dispensent de n<strong>ou</strong>rrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs,v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez m'en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu'ilversera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé.Mais que fait cet homme riche, ce père de famille si affairé, et forcé, selon lui, de laisser ses enfants àl'abandon? il paye un autre homme p<strong>ou</strong>r remplir ces soins qui lui sont à charge. Ame vénale! crois-tudonner à ton fils un autre père avec de l'argent? Ne t'y trompe point; ce n'est pas même un maître que tului donnes, c'est un valet. Il en formera bientôt un second.On raisonne beauc<strong>ou</strong>p sur les qualités d'un bon g<strong>ou</strong>verneur. La première que j'en exigerais, et celle-làseule en suppose beauc<strong>ou</strong>p d'autres, c'est de n'être point un homme à vendre. Il y a des métiers sinobles, qu'on ne peut les faire p<strong>ou</strong>r de l'argent sans se montrer indigne de les faire; tel est celui del'homme de guerre; tel est celui de l'instituteur. Qui donc élèvera mon enfant? Je te l'ai déjà dit, toi-même.Je ne le peux. Tu ne le peux?... Fais-toi donc un ami. Je ne vois pas d'autre ress<strong>ou</strong>rce.


12raisonnable de refuser son consentement. Mais à mesure que j'avance, mon élève, autrement conduitque les vôtres, n'est plus un enfant ordinaire; il lui faut un régime exprès p<strong>ou</strong>r lui. Alors il paraît plusfréquemment sur la scène, et vers les derniers temps je ne le perds plus un moment de vue, jusqu'à ceque, quoi qu'il en dise, il n'ait plus le moindre besoin de moi.Je ne parle point ici des qualités d'un bon g<strong>ou</strong>verneur; je les suppose, et je me suppose moi-même d<strong>ou</strong>éde t<strong>ou</strong>tes ces qualités. En lisant cet <strong>ou</strong>vrage, on verra de quelle libéralité j'use envers moi.Je remarquerai seulement, contre l'opinion commune, que le g<strong>ou</strong>verneur d'un enfant doit être jeune, etmême aussi jeune que peut l'être un homme sage. Je v<strong>ou</strong>drais qu'il fût lui-même enfant, s'il était possible,qu'il pût devenir le compagnon de son élève, et s'attirer sa confiance en partageant ses amusements. Iln'y a pas assez de choses communes entre l'enfance et l'âge mûr p<strong>ou</strong>r qu'il se forme jamais unattachement bien solide à cette distance. Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne lesaiment jamais.On v<strong>ou</strong>drait que le g<strong>ou</strong>verneur eût déjà fait une éducation. C'est trop; un même homme n'en peut fairequ'une: s'il en fallait deux p<strong>ou</strong>r réussir, de quel droit entreprendrait-on la première?Avec plus d'expérience on saurait mieux faire, mais on ne le p<strong>ou</strong>rrait plus. Quiconque a rempli cet étatune fois assez bien p<strong>ou</strong>r en sentir t<strong>ou</strong>tes les peines, ne tente point de s'y rengager; et s'il l'a mal rempli lapremière fois, c'est un mauvais préjugé p<strong>ou</strong>r la seconde.Il est fort différent, j'en conviens, de suivre un jeune homme durant quatre ans, <strong>ou</strong> de le conduire durantvingt-cinq. V<strong>ou</strong>s donnez un g<strong>ou</strong>verneur à votre fils déjà t<strong>ou</strong>t formé; moi, je veux qu'il en ait un avant quede naître. Votre homme à chaque lustre peut changer d'élève; le mien n'en aura jamais qu'un. V<strong>ou</strong>sdistinguez le précepteur du g<strong>ou</strong>verneur: autre folie! Distinguez-v<strong>ou</strong>s le disciple de l'élève? Il n'y a qu'unescience à enseigner aux enfants: c'est celle des devoirs de l'homme. Cette science est une; et, quoi qu'aitdit Xénophon de l'éducation des Perses, elle ne se partage pas. Au reste, j'appelle plutôt g<strong>ou</strong>verneur queprécepteur le maître de cette science, parce qu'il s'agit moins p<strong>ou</strong>r lui d'instruire que de conduire. Il ne doitpoint donner de préceptes, il doit les faire tr<strong>ou</strong>ver.S'il faut choisir avec tant de soin le g<strong>ou</strong>verneur, il lui est bien permis de choisir aussi son élève, surt<strong>ou</strong>tquand il s'agit d'un modèle à proposer. Ce choix ne peut tomber ni sur le génie ni sur le caractère del'enfant, qu'on ne connaît qu'à la fin de l'<strong>ou</strong>vrage, et que j'adopte avant qu'il soit né. Quand je p<strong>ou</strong>rraischoisir, je ne prendrais qu'un esprit commun, tel que je suppose mon élève. On n'a besoin d'élever queles hommes vulgaires; leur éducation doit seule servir d'exemple à celle de leurs semblables. Les autress'élèvent malgré qu'on en ait.Le pays n'est pas indifférent à la culture des hommes; ils ne sont t<strong>ou</strong>t ce qu'ils peuvent être que dans lesclimats tempérés. Dans les climats extrêmes le désavantage est visible. Un homme n'est pas plantécomme un arbre dans un pays p<strong>ou</strong>r y demeurer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs; et celui qui part d'un des extrêmes p<strong>ou</strong>r arriver àl'autre, est forcé de faire le d<strong>ou</strong>ble du chemin que fait p<strong>ou</strong>r arriver au même terme celui qui part du termemoyen.Que l'habitant d'un pays tempéré parc<strong>ou</strong>re successivement les deux extrêmes, son avantage est encoreévident; car, bien qu'il soit autant modifié que celui qui va d'un extrême à l'autre, il s'éloigne p<strong>ou</strong>rtant de lamoitié moins de sa constitution naturelle. Un Français vit en Guinée et en Laponie; mais un Nègre nevivra pas de même à Tornea, ni un Samoïède au Benin. Il paraît encore que l'organisation du cerveau estmoins parfaite aux deux extrêmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens. Si je veuxdonc que mon élève puisse être habitant de la terre, je le prendrai dans une zone tempérée; en France,par exemple, plutôt qu'ailleurs.Dans le nord les hommes consomment beauc<strong>ou</strong>p sur un sol ingrat; dans le midi ils consomment peu surun sol fertile: de là naît une n<strong>ou</strong>velle différence qui rend les uns laborieux et les autres contemplatifs. La


13société n<strong>ou</strong>s offre en un même lieu l'image de ces différences entre les pauvres et les riches: les premiershabitent le sol ingrat, et les autres le pays fertile.Le pauvre n'a pas besoin d'éducation; celle de son état est forcée, il n'en saurait avoir d'autre; aucontraire, l'éducation que le riche reçoit de son état est celle qui lui convient le moins et p<strong>ou</strong>r lui-même etp<strong>ou</strong>r la société. D'ailleurs l'éducation naturelle doit rendre un homme propre à t<strong>ou</strong>tes les conditionshumaines: or il est moins raisonnable d'élever un pauvre p<strong>ou</strong>r être riche qu'un riche p<strong>ou</strong>r être pauvre; carà proportion du nombre des deux états, il y a plus de ruinés que de parvenus. Choisissons donc un riche;n<strong>ou</strong>s serons sûrs au moins d'avoir fait un homme de plus, au lieu qu'un pauvre peut devenir homme delui-même.Par la même raison, je ne serai pas fâché qu'<strong>Emile</strong> ait de la naissance. Ce sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une victimearrachée au préjugé.<strong>Emile</strong> est orphelin. Il n'importe qu'il ait son père et sa mère. Chargé de leurs devoirs, je succède à t<strong>ou</strong>sleurs droits. Il doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu'à moi. C'est ma première <strong>ou</strong> plutôt maseule condition.J'y dois aj<strong>ou</strong>ter celle-ci, qui n'en est qu'une suite, qu'on ne n<strong>ou</strong>s ôtera jamais l'un à l'autre que de notreconsentement. Cette clause est essentielle, et je v<strong>ou</strong>drais même que l'élève et le g<strong>ou</strong>verneur seregardassent tellement comme inséparables, que le sort de leurs j<strong>ou</strong>rs fût t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs entre eux un objetcommun. Sitôt qu'ils envisagent dans l'éloignement leur séparation, sitôt qu'ils prévoient le moment quidoit les rendre étrangers l'un à l'autre, ils le sont déjà; chacun fait son petit système à part; et t<strong>ou</strong>s deux,occupés du temps où ils ne seront plus ensemble, n'y restent qu'à contre-coeur. Le disciple ne regarde lemaître que comme l'enseigne et le fléau de l'enfance; le maître ne regarde le disciple que comme un l<strong>ou</strong>rdfardeau dont il brûle d'être déchargé; ils aspirent de concert au moment de se voir délivrés l'un de l'autre;et, comme il n'y a jamais entre eux de véritable attachement, l'un doit avoir peu de vigilance, l'autre peude docilité.Mais, quand ils se regardent comme devant passer leurs j<strong>ou</strong>rs ensemble, il leur importe de se faire aimerl'un de l'autre, et par cela même ils se deviennent chers. L'élève ne r<strong>ou</strong>git point de suivre dans sonenfance l'ami qu'il doit avoir étant grand; le g<strong>ou</strong>verneur prend intérêt à des soins dont il doit recueillir lefruit, et t<strong>ou</strong>t le mérite qu'il donne à son élève est un fonds qu'il place au profit de ses vieux j<strong>ou</strong>rs.Ce traité fait d'avance suppose un acc<strong>ou</strong>chement heureux, un enfant bien formé, vig<strong>ou</strong>reux et sain. Unpère n'a point de choix et ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui donne: t<strong>ou</strong>s sesenfants sont également ses enfants; il leur doit à t<strong>ou</strong>s les mêmes soins et la même tendresse. Qu'ilssoient estropiés <strong>ou</strong> non, qu'ils soient languissants <strong>ou</strong> robustes, chacun d'eux est un dépôt dont il doitcompte à la main dont il le tient, et le mariage est un contrat fait avec la nature aussi bien qu'entre lesconjoints.Mais quiconque s'impose un devoir que la nature ne lui a point imposé, doit s'assurer auparavant desmoyens de le remplir; autrement il se rend comptable même de ce qu'il n'aura pu faire. Celui qui secharge d'un élève infirme et valétudinaire change sa fonction de g<strong>ou</strong>verneur en celle de garde-malade; ilperd à soigner une vie inutile le temps qu'il destinait à en augmenter le prix; il s'expose à voir une mèreéplorée lui reprocher un j<strong>ou</strong>r la mort d'un fils qu'il lui aura longtemps conservé.Je ne me chargerais pas d'un enfant maladif et cacochyme, dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux pointd'un élève t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs inutile à lui-même et aux autres, qui s'occupe uniquement à se conserver, et dont lecorps nuise à l'éducation de l'âme. Que ferais-je en lui prodiguant vainement mes soins, sinon d<strong>ou</strong>bler laperte de la société et lui ôter deux hommes p<strong>ou</strong>r un? Qu'un autre à mon défaut se charge de cet infirme,j'y consens, et j'appr<strong>ou</strong>ve sa charité; mais mon talent à moi n'est pas celui-là: je ne sais point apprendre àvivre à qui ne songe qu'à s'empêcher de m<strong>ou</strong>rir.


14Il faut que le corps ait de la vigueur p<strong>ou</strong>r obéir à l'âme: un bon serviteur doit être robuste. Je sais quel'intempérance excite les passions; elle exténue aussi le corps à la longue; les macérations, les jeûnes,produisent s<strong>ou</strong>vent le même effet par une cause opposée. Plus le corps est faible, plus il commande; plusil est fort, plus il obéit. T<strong>ou</strong>tes les passions sensuelles logent dans des corps efféminés; ils s'en irritentd'autant plus qu'ils peuvent moins les satisfaire.Un corps débile affaiblit l'âme. <strong>De</strong> là l'empire de la médecine, art plus pernicieux aux hommes que t<strong>ou</strong>sles maux qu'il prétend guérir. Je ne sais, p<strong>ou</strong>r moi, de quelle maladie n<strong>ou</strong>s guérissent les médecins, maisje sais qu'ils n<strong>ou</strong>s en donnent de bien funestes: la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité, la terreur de lamort: s'ils guérissent le corps, ils tuent le c<strong>ou</strong>rage. Que n<strong>ou</strong>s importe qu'ils fassent marcher descadavres? ce sont des hommes qu'ils n<strong>ou</strong>s faut, et l'on n'en voit point sortir de leurs mains.La médecine est à la mode parmi n<strong>ou</strong>s; elle doit l'être. C'est l'amusement des gens oisifs et désoeuvrés,qui, ne sachant que faire de leur temps, le passent à se conserver. S'ils avaient eu le malheur de naîtreimmortels, ils seraient les plus misérables des êtres: une vie qu'ils n'auraient jamais peur de perdre neserait p<strong>ou</strong>r eux d'aucun prix. Il faut à ces gens-là des médecins qui les menacent p<strong>ou</strong>r les flatter, et quileur donnent chaque j<strong>ou</strong>r le seul plaisir dont ils soient susceptibles, celui de n'être pas morts.Je n'ai nul dessein de m'étendre ici sur la vanité de la médecine. Mon objet n'est que de considérer par lecôté moral. Je ne puis p<strong>ou</strong>rtant m'empêcher d'observer que les hommes font sur son usage les mêmessophismes que sur la recherche de la vérité. Ils supposent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs qu'en traitant un malade on le guérit,et qu'en cherchant une vérité on la tr<strong>ou</strong>ve. Ils ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une guérisonque le médecin opère, par la mort de cent malades qu'il a tués, et l'utilité d'une vérité déc<strong>ou</strong>verte par letort que font les erreurs qui passent en même temps. La science qui instruit et la médecine qui guérit sontfort bonnes sans d<strong>ou</strong>te; mais la science qui trompe et la médecine qui tue sont mauvaises. Apprenezn<strong>ou</strong>sdonc à les distinguer. Voilà le noeud de la question. Si n<strong>ou</strong>s savions ignorer la vérité, n<strong>ou</strong>s neserions jamais les dupes du mensonge; si n<strong>ou</strong>s savions ne v<strong>ou</strong>loir pas guérir malgré la nature, n<strong>ou</strong>s nem<strong>ou</strong>rrions jamais par la main du médecin: ces deux abstinences seraient sages; on gagneraitévidemment à s'y s<strong>ou</strong>mettre. Je ne dispute donc pas que la médecine ne soit utile à quelques hommes,mais je dis qu'elle est funeste au genre humain.On me dira, comme on fait sans cesse, que les fautes sont du médecin, mais que la médecine en ellemêmeest infaillible. A la bonne heure; mais qu'elle vienne donc sans médecin; car, tant qu'ils viendrontensemble, il y aura cent fois plus à craindre des erreurs de l'artiste qu'à espérer du sec<strong>ou</strong>rs de l'art.Cet art mensonger, plus fait p<strong>ou</strong>r les maux de l'esprit que p<strong>ou</strong>r ceux du corps, n'est pas plus utile aux unsqu'aux autres: il n<strong>ou</strong>s guérit moins de nos maladies qu'il ne n<strong>ou</strong>s en imprime l'effroi; il recule moins la mortqu'il ne la fait sentir d'avance; il use la vie au lieu de la prolonger; et, quand il la prolongerait, ce seraitencore au préjudice de l'espèce, puisqu'il n<strong>ou</strong>s ôte à la société par les soins qu'il n<strong>ou</strong>s impose, et à nosdevoirs par les frayeurs qu'il n<strong>ou</strong>s donne. C'est la connaissance des dangers qui n<strong>ou</strong>s les fait craindre:celui qui se croirait invulnérable n'aurait peur de rien. A force d'armer Achille contre le péril, le poète lui ôtele mérite de la valeur; t<strong>ou</strong>t autre à sa place eût été un Achille au même prix.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver des hommes d'un vrai c<strong>ou</strong>rage, cherchez-les dans les lieux où il n'y a point demédecins, où l'on ignore les conséquences des maladies, et où l'on ne songe guère à la mort.Naturellement l'homme sait s<strong>ou</strong>ffrir constamment et meurt en paix. Ce sont les médecins avec leursordonnances, les philosophes avec leurs préceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui l'avilissent decoeur et lui font désapprendre à m<strong>ou</strong>rir.Qu'on me donne un élève qui n'ait pas besoin de t<strong>ou</strong>s ces gens-là, <strong>ou</strong> je le refuse. Je ne veux point qued'autres gâtent mon <strong>ou</strong>vrage; je veux l'élever seul, <strong>ou</strong> ne m'en pas mêler. Le sage Locke, qui avait passéune partie de sa vie à l'étude de la médecine, recommande fortement de ne jamais droguer les enfants, nipar précaution ni p<strong>ou</strong>r de légères incommodités. J'irai plus loin, et je déclare que, n'appelant jamais demédecins p<strong>ou</strong>r moi, je n'en appellerai jamais p<strong>ou</strong>r mon <strong>Emile</strong>, à moins que sa vie ne soit dans un dangerévident; car alors il ne peut pas lui faire pis que de le tuer.


15Je sais bien que le médecin ne manquera pas de tirer avantage de ce délai. Si l'enfant meurt, on l'auraappelé trop tard; s'il réchappe, ce sera lui qui l'aura sauvé. Soit: que le médecin triomphe; mais surt<strong>ou</strong>tqu'il ne soit appelé qu'à l'extrémité.Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être malade: cet art supplée à l'autre, et s<strong>ou</strong>vent réussitbeauc<strong>ou</strong>p mieux; c'est l'art de la nature. Quand l'animal est malade, il s<strong>ou</strong>ffre en silence et se tient coi: oron ne voit pas plus d'animaux languissants que d'hommes. Combien l'impatience, la crainte, l'inquiétude,et surt<strong>ou</strong>t les remèdes, ont tué de gens que leur maladie aurait épargnés et que le temps seul auraitguéris! On me dira que les animaux, vivant d'une manière plus conforme à la nature, doivent être sujets àmoins de maux que n<strong>ou</strong>s. Eh bien! cette manière de vivre est précisément celle que je veux donner à monélève; il en doit donc tirer le même profit.La seule partie utile de la médecine est l'hygiène; encore l'hygiène est-elle moins une science qu'unevertu. La tempérance et le travail sont les deux vrais médecins de l'homme: le travail aiguise son appétit,et la tempérance l'empêche d'en abuser.P<strong>ou</strong>r savoir quel régime est le plus utile à la vie et à la santé, il ne faut que savoir quel régime observentles peuples qui se portent le mieux, sont les plus robustes, et vivent le plus longtemps. Si par lesobservations générales on ne tr<strong>ou</strong>ve pas que l'usage de la médecine donne aux hommes une santé plusferme <strong>ou</strong> une plus longue vie, par cela même que cet art n'est pas utile, il est nuisible, puisqu'il emploie letemps, les hommes et les choses à pure perte. Non seulement le temps qu'on passe à conserver la vieétant perdu p<strong>ou</strong>r en user, il l'en faut déduire; mais, quand ce temps est employé à n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rmenter, il estpis que nul, il est négatif; et, p<strong>ou</strong>r calculer équitablement, il en faut ôter autant de celui qui n<strong>ou</strong>s reste. Unhomme qui vit dix ans sans médecin vit plus p<strong>ou</strong>r lui-même et p<strong>ou</strong>r autrui que celui qui vit trente ans leurvictime. Ayant fait l'une et l'autre épreuve, je me crois plus en droit que personne d'en tirer la conclusion.Voilà mes raisons p<strong>ou</strong>r ne v<strong>ou</strong>loir qu'un élève robuste et sain, et mes principes p<strong>ou</strong>r le maintenir tel. Je nem'arrêterai pas à pr<strong>ou</strong>ver au long l'utilité des travaux manuels et des exercices du corps p<strong>ou</strong>r renforcer letempérament et la santé; c'est ce que personne ne dispute: les exemples des plus longues vies se tirentpresque t<strong>ou</strong>s d'hommes qui ont fait le plus d'exercice, qui ont supporté le plus de fatigue et de travail. Jen'entrerai pas non plus dans de longs détails sur les soins que je prendrai p<strong>ou</strong>r ce seul objet; on verraqu'ils entrent si nécessairement dans ma pratique, qu'il suffit d'en prendre l'esprit p<strong>ou</strong>r n'avoir pas besoind'autre explication.Avec la vie commencent les besoins. Au n<strong>ou</strong>veau-né il faut une n<strong>ou</strong>rrice. Si la mère consent à remplir sondevoir, à la bonne heure: on lui donnera ses directions par écrit; car cet avantage a son contrepoids ettient le g<strong>ou</strong>verneur un peu éloigné de son élève. Mais il est à croire que l'intérêt de l'enfant et l'estime p<strong>ou</strong>rcelui à qui elle veut bien confier un dépôt si cher rendront la mère attentive aux avis du maître; et t<strong>ou</strong>t cequ'elle v<strong>ou</strong>dra faire, on est sûr qu'elle le fera mieux qu'une autre. S'il n<strong>ou</strong>s faut une n<strong>ou</strong>rrice étrangère,commençons par la bien choisir.Une des misères des gens riches est d'être trompés en t<strong>ou</strong>t. S'ils jugent mal des hommes, faut-il s'enétonner? Ce sont les richesses qui les corrompent; et, par un juste ret<strong>ou</strong>r, ils sentent les premiers ledéfaut du seul instrument qui leur soit connu. T<strong>ou</strong>t est mal fait chez eux, excepté ce qu'ils y font euxmêmes;et ils n'y font presque jamais rien. S'agit-il de chercher une n<strong>ou</strong>rrice, on la fait choisir parl'acc<strong>ou</strong>cheur. Qu'arrive-t-il de là? Que la meilleure est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs celle qui l'a le mieux payé. Je n'irai doncpas consulter un acc<strong>ou</strong>cheur p<strong>ou</strong>r celle d'<strong>Emile</strong>; j'aurai soin de la choisir moi-même. Je ne raisonneraipeut-être pas là-dessus si disertement qu'un chirurgien, mais à c<strong>ou</strong>p sûr je serai de meilleure foi, et monzèle me trompera moins que son avarice.Ce choix n'est point un si grand mystère; les règles en sont connues; mais je ne sais si l'on ne devrait pasfaire un peu plus d'attention à l'âge du lait aussi bien qu'à sa qualité. Le n<strong>ou</strong>veau lait est t<strong>ou</strong>t à fait séreux,il doit presque être apéritif p<strong>ou</strong>r purger le reste du meconium épaissi dans les intestins de l'enfant qui vientde naître. Peu à peu le lait prend de la consistance et f<strong>ou</strong>rnit une n<strong>ou</strong>rriture plus solide à l'enfant devenu


16plus fort p<strong>ou</strong>r la digérer. Ce n'est sûrement pas p<strong>ou</strong>r rien que dans les femelles de t<strong>ou</strong>te espèce la naturechange la consistance du lait selon l'âge du n<strong>ou</strong>rrisson.Il faudrait donc une n<strong>ou</strong>rrice n<strong>ou</strong>vellement acc<strong>ou</strong>chée à un enfant n<strong>ou</strong>vellement né. Ceci a son embarras,je le sais; mais sitôt qu'on sort de l'ordre naturel, t<strong>ou</strong>t a ses embarras p<strong>ou</strong>r bien faire. Le seul expédientcommode est de faire mal; c'est aussi celui qu'on choisit.Il faudrait une n<strong>ou</strong>rrice aussi saine de coeur que de corps: l'intempérie des passions peut, comme celledes humeurs, altérer son lait; de plus, s'en tenir uniquement au physique, c'est ne voir que la moitié del'objet. Le lait peut être bon et la n<strong>ou</strong>rrice mauvaise; un bon caractère est aussi essentiel qu'un bontempérament. Si l'on prend une femme vicieuse, je ne dis pas que son n<strong>ou</strong>rrisson contractera ses vices,mais je dis qu'il en pâtira. Ne lui doit-elle pas, avec son lait, des soins qui demandent du zèle, de lapatience, de la d<strong>ou</strong>ceur, de la propreté? Si elle est g<strong>ou</strong>rmande, intempérante, elle aura bientôt gâté sonlait; si elle est négligente <strong>ou</strong> emportée, que va devenir à sa merci un pauvre malheureux qui ne peut ni sedéfendre ni se plaindre? Jamais en quoi que ce puisse être les méchants ne sont bons à rien de bon.Le choix de la n<strong>ou</strong>rrice importe d'autant plus que son n<strong>ou</strong>rrisson ne doit point avoir d'autre g<strong>ou</strong>vernantequ'elle, comme il ne doit point avoir d'autre précepteur que son g<strong>ou</strong>verneur. Cet usage était celui desanciens, moins raisonneurs et plus sages que n<strong>ou</strong>s. Après avoir n<strong>ou</strong>rri des enfants de leur sexe, lesn<strong>ou</strong>rrices ne les quittaient plus. Voilà p<strong>ou</strong>rquoi, dans leurs pièces de théâtre, la plupart des confidentessont des n<strong>ou</strong>rrices. Il est impossible qu'un enfant qui passe successivement par tant de mains différentessoit jamais bien élevé. A chaque changement il fait de secrètes comparaisons qui tendent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs àdiminuer son estime p<strong>ou</strong>r ceux qui le g<strong>ou</strong>vernent, et conséquemment leur autorité sur lui. S'il vient unefois à penser qu'il y a de grandes personnes qui n'ont pas plus de raison que des enfants, t<strong>ou</strong>te l'autoritéde l'âge est perdue et l'éducation manquée. Un enfant ne doit connaître d'autres supérieurs que son pèreet sa mère, <strong>ou</strong>, à leur défaut, sa n<strong>ou</strong>rrice et son g<strong>ou</strong>verneur; encore est-ce déjà trop d'un des deux; maisce partage est inévitable; et t<strong>ou</strong>t ce qu'on peut faire p<strong>ou</strong>r y remédier est que les personnes des deuxsexes qui le g<strong>ou</strong>vernent soient si bien d'accord sur son compte, que les deux ne soient qu'un p<strong>ou</strong>r lui.Il faut que la n<strong>ou</strong>rrice vive un peu plus commodément, qu'elle prenne des aliments un peu plussubstantiels, mais non qu'elle change t<strong>ou</strong>t à fait de manière de vivre; car un changement prompt et total,même de mal en mieux, est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dangereux p<strong>ou</strong>r la santé; et puisque son régime ordinaire l'a laissée<strong>ou</strong> rendue saine et bien constituée, à quoi bon lui en faire changer?Les paysannes mangent moins de viande et plus de légumes que les femmes de la ville; et ce régimevégétal paraît plus favorable que contraire à elles et à leurs enfants. Quand elles ont des n<strong>ou</strong>rrissonsb<strong>ou</strong>rgeois, on leur donne des pots-au-feu, persuadé que le potage et le b<strong>ou</strong>illon de viande leur font unmeilleur chyle et f<strong>ou</strong>rnissent plus de lait. Je ne suis point du t<strong>ou</strong>t de ce sentiment; et j'ai p<strong>ou</strong>r moil'expérience qui n<strong>ou</strong>s apprend que les enfants ainsi n<strong>ou</strong>rris sont plus sujets à la colique et aux vers queles autres.Cela n'est guère étonnant, puisque la substance animale en putréfaction f<strong>ou</strong>rmille de vers; ce qui n'arrivepas de même à la substance végétale. Le lait, bien qu'élaboré dans le corps de l'animal, est unesubstance végétale; son analyse le démontre, il t<strong>ou</strong>rne facilement à l'acide; et, loin de donner aucunvestige d'alcali volatil, comme font les substances animales, il donne, comme les plantes, un sel neutreessentiel.Le lait des femelles herbivores est plus d<strong>ou</strong>x et plus salutaire que celui des carnivores. Formé d'unesubstance homogène à la sienne, il en conserve mieux sa nature, et devient moins sujet à la putréfaction.Si l'on regarde à la quantité, chacun sait que les farineux font plus de sang que la viande; ils doivent doncaussi faire plus de lait. Je ne puis croire qu'un enfant qu'on ne sèvrerait point trop tôt, <strong>ou</strong> qu'on nesèvrerait qu'avec des n<strong>ou</strong>rritures végétales, et dont la n<strong>ou</strong>rrice ne vivrait aussi que de végétaux, fût jamaissujet aux vers.


17Il se peut que les n<strong>ou</strong>rritures végétales donnent un lait plus prompt à s'aigrir; mais je suis fort éloigné deregarder le lait aigri comme une n<strong>ou</strong>rriture malsaine: des peuples entiers qui n'en ont point d'autre s'entr<strong>ou</strong>vent fort bien, et t<strong>ou</strong>t cet appareil d'absorbants me paraît une pure charlatanerie. Il y a destempéraments auxquels le lait ne convient point, et alors nul absorbant ne le leur rend supportable; lesautres le supportent sans absorbants. On craint le lait trié <strong>ou</strong> caillé: c'est une folie, puisqu'on sait que lelait se caille t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans l'estomac. C'est ainsi qu'il devient un aliment assez solide p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>rrir lesenfants et les petits des animaux: s'il ne se caillait point, il ne ferait que passer, il ne les n<strong>ou</strong>rrirait pas. Ona beau c<strong>ou</strong>per le lait de mille manières, user de mille absorbants, quiconque mange du lait digère dufromage; cela est sans exception. L'estomac est si bien fait p<strong>ou</strong>r cailler le lait, que c'est avec l'estomac deveau que se fait la présure.Je pense donc qu'au lieu de changer la n<strong>ou</strong>rriture ordinaire des n<strong>ou</strong>rrices, il suffit de la leur donner plusabondante et mieux choisie dans son espèce. Ce n'est pas par la nature des aliments que le maigreéchauffe, c'est leur assaisonnement seul qui les rend malsains. Réformez les règles de votre cuisine,n'ayez ni r<strong>ou</strong>x ni friture; que le beurre, ni le sel, ni le laitage, ne passent point sur le feu; que vos légumescuits à l'eau ne soient assaisonnés qu'arrivant t<strong>ou</strong>t chauds sur la table: le maigre, loin d'échauffer lan<strong>ou</strong>rrice, lui f<strong>ou</strong>rnira du lait en abondance et de la meilleure qualité. Se p<strong>ou</strong>rrait-il que le régime végétalétant reconnu le meilleur p<strong>ou</strong>r l'enfant, le régime animal fût le meilleur p<strong>ou</strong>r la n<strong>ou</strong>rrice? Il y a de lacontradiction à cela.C'est surt<strong>ou</strong>t dans les premières années de la vie que l'air agit sur la constitution des enfants. Dans unepeau délicate et molle il pénètre par t<strong>ou</strong>s les pores, il affecte puissamment ces corps naissants, il leurlaisse des impressions qui ne s'effacent point. Je ne serais donc pas d'avis qu'on tirât une paysanne deson village p<strong>ou</strong>r l'enfermer en ville dans une chambre et faire n<strong>ou</strong>rrir l'enfant chez soi; j'aime mieux qu'ilaille respirer le bon air de la campagne, qu'elle le mauvais air de la ville. Il prendra l'état de sa n<strong>ou</strong>vellemère, il habitera sa maison rustique, et son g<strong>ou</strong>verneur l'y suivra. Le lecteur se s<strong>ou</strong>viendra bien que ceg<strong>ou</strong>verneur n'est pas un homme à gages; c'est l'ami du père. Mais quand cet ami ne se tr<strong>ou</strong>ve pas, quandce transport n'est pas facile, quand rien de ce que v<strong>ou</strong>s conseillez n'est faisable, que faire à la place, medira-t-on?... Je v<strong>ou</strong>s l'ai déjà dit, ce que v<strong>ou</strong>s faites; on n'a pas besoin de conseil p<strong>ou</strong>r cela.Les hommes ne sont point faits p<strong>ou</strong>r être entassés en f<strong>ou</strong>rmilières, mais épars sur la terre qu'ils doiventcultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps, ainsi que les vices del'âme, sont l'infaillible effet de ce conc<strong>ou</strong>rs trop nombreux. L'homme est de t<strong>ou</strong>s les animaux celui qui peutle moins vivre en tr<strong>ou</strong>peaux. <strong>De</strong>s hommes entassés comme des m<strong>ou</strong>tons périraient t<strong>ou</strong>s en très peu detemps. L'haleine de l'homme est mortelle à ses semblables: cela n'est pas moins vrai au propre qu'aufiguré.Les villes sont le g<strong>ou</strong>ffre de l'espèce humaine. Au b<strong>ou</strong>t de quelques générations les races périssent <strong>ou</strong>dégénèrent; il faut les ren<strong>ou</strong>veler, et c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la campagne qui f<strong>ou</strong>rnit à ce ren<strong>ou</strong>vellement. Envoyezdonc vos enfants se ren<strong>ou</strong>veler, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, eux-mêmes, et reprendre, au milieu des champs, lavigueur qu'on perd dans l'air malsain des lieux trop peuplés. Les femmes grosses qui sont à la campagnese hâtent de revenir acc<strong>ou</strong>cher à la ville: elles devraient faire t<strong>ou</strong>t le contraire, celles surt<strong>ou</strong>t qui veulentn<strong>ou</strong>rrir leurs enfants. Elles auraient moins à regretter qu'elles ne pensent; et, dans un séj<strong>ou</strong>r plus naturel àl'espèce, les plaisirs attachés aux devoirs de la nature leur ôteraient bientôt le goût de ceux qui ne s'yrapportent pas.D'abord, après l'acc<strong>ou</strong>chement, on lave l'enfant avec quelque eau tiède où l'on mêle ordinairement du vin.Cette addition du vin me paraît peu nécessaire. Comme la nature ne produit rien de fermenté, il n'est pasà croire que l'usage d'une liqueur artificielle importe à la vie de ses créatures.Par la même raison, cette précaution de faire tiédir l'eau n'est pas non plus indispensable; et en effet desmultitudes de peuples lavent les enfants n<strong>ou</strong>veau-nés dans les rivières <strong>ou</strong> à la mer sans autre façon. Maisles nôtres, amollis avant que de naître par la mollesse des pères et des mères, apportent en venant aumonde un tempérament déjà gâté, qu'il ne faut pas exposer d'abord à t<strong>ou</strong>tes les épreuves qui doivent lerétablir. Ce n'est que par degrés qu'on peut les ramener à leur vigueur primitive. Commencez donc


18d'abord par suivre l'usage, et ne v<strong>ou</strong>s en écartez que peu à peu. Lavez s<strong>ou</strong>vent les enfants; leurmalpropreté en montre le besoin. Quand on ne fait que les essuyer, on les déchire; mais, à mesure qu'ilsse renforcent, diminuez par degré la tiédeur de l'eau, jusqu'à ce qu'enfin v<strong>ou</strong>s les laviez été et hiver àl'eau froide et même glacée. Comme p<strong>ou</strong>r ne pas les exposer, il importe que cette diminution soit lente,successive et insensible, on peut se servir du thermomètre p<strong>ou</strong>r la mesurer exactement.Cet usage du bain une fois établi ne doit plus être interrompu, et il importe de le garder t<strong>ou</strong>te sa vie. Je leconsidère non seulement du côté de la propreté et de la santé actuelle, mais aussi comme une précautionsalutaire p<strong>ou</strong>r rendre plus flexible la texture des fibres, et les faire céder sans effort et sans risque auxdivers degrés de chaleur et de froid. P<strong>ou</strong>r cela je v<strong>ou</strong>drais qu'en grandissant on s'acc<strong>ou</strong>tumât peu à peu àse baigner quelquefois dans des eaux chaudes à t<strong>ou</strong>s les degrés supportables, et s<strong>ou</strong>vent dans des eauxfroides à t<strong>ou</strong>s les degrés possibles. Ainsi, après s'être habitué à supporter le diverses températures del'eau, qui, étant un fluide plus dense, n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>che par plus de points et n<strong>ou</strong>s affecte davantage, ondeviendrait presque insensible à celles de l'air.Au moment où l'enfant respire en sortant de ses enveloppes, ne s<strong>ou</strong>ffrez pas qu'on lui en donne d'autresqui le tiennent plus à l'étroit. Point de têtières, point de bandes, point de maillot; des langes flottants etlarges, qui laissent t<strong>ou</strong>s ses membres en liberté, et ne soient ni assez pesants p<strong>ou</strong>r gêner sesm<strong>ou</strong>vements, ni assez chauds p<strong>ou</strong>r empêcher qu'il ne sente les impressions de l'air. Placez-le dans ungrand berceau bien remb<strong>ou</strong>rré, où il puisse se m<strong>ou</strong>voir à l'aise et sans danger. Quand il commence à sefortifier, laissez-le ramper par la chambre; laissez-lui développer, étendre ses petits membres; v<strong>ou</strong>s lesverrez se renforcer de j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r. Comparez-le avec un enfant bien emmailloté du même âge; v<strong>ou</strong>sserez étonné de la différence de leurs progrès.On doit s'attendre à de grandes oppositions de la part des n<strong>ou</strong>rrices, à qui l'enfant bien garrotté donnemoins de peine que celui qu'il faut veiller incessamment. D'ailleurs sa malpropreté devient plus sensibledans un habit <strong>ou</strong>vert; il faut le nettoyer plus s<strong>ou</strong>vent. Enfin la c<strong>ou</strong>tume est un argument qu'on ne réfuterajamais en certains pays, au gré du peuple de t<strong>ou</strong>s les Etats.Ne raisonnez point avec les n<strong>ou</strong>rrices; ordonnez, voyez faire, et n'épargnez rien p<strong>ou</strong>r rendre aisés dans lapratique les soins que v<strong>ou</strong>s aurez prescrits. P<strong>ou</strong>rquoi ne les partageriez-v<strong>ou</strong>s pas? Dans les n<strong>ou</strong>rrituresordinaires, où l'on ne regarde qu'au physique, p<strong>ou</strong>rvu que l'enfant vive et qu'il ne dépérisse point, le resten'importe guère; mais ici, où l'éducation commence avec la vie, en naissant l'enfant est déjà disciple, nondu g<strong>ou</strong>verneur, mais de la nature. Le g<strong>ou</strong>verneur ne fait qu'étudier s<strong>ou</strong>s ce premier maître et empêcherque ses soins ne soient contrariés. Il veille le n<strong>ou</strong>rrisson, il l'observe, il le suit, il épie avec vigilance lapremière lueur de son faible entendement, comme, aux approches du premier quartier, les musulmansépient l'instant du lever de la lune.N<strong>ou</strong>s naissons capables d'apprendre, mais ne sachant rien, ne connaissant rien. L'âme, enchaînée dansdes organes imparfaits et demi-formés, n'a pas même le sentiment de sa propre existence. Lesm<strong>ou</strong>vements, les cris de l'enfant qui vient de naître, sont des effets purement mécaniques, dép<strong>ou</strong>rvus deconnaissance et de volonté.Supposons qu'un enfant eût à sa naissance la stature et la force d'un homme fait, qu'il sortît, p<strong>ou</strong>r ainsidire, t<strong>ou</strong>t armé du sein de sa mère, comme Pallas sortit du cerveau de Jupiter; cet homme-enfant seraitun parfait imbécile, un automate, une statue immobile et presque insensible: il ne verrait rien, iln'entendrait rien, il ne connaîtrait personne, il ne saurait pas t<strong>ou</strong>rner les yeux vers ce qu'il aurait besoin devoir; non seulement il n'apercevrait aucun objet hors de lui, il n'en rapporterait même aucun dans l'organedu sens qui le lui ferait apercevoir; les c<strong>ou</strong>leurs ne seraient point dans ses yeux, les sons ne seraient pointdans ses oreilles, les corps qu'il t<strong>ou</strong>cherait ne seraient point sur le sien, il ne saurait pas même qu'il en aun; le contact de ses mains serait dans son cerveau; t<strong>ou</strong>tes ses sensations se réuniraient dans un seulpoint; il n'existerait que dans le commun sensorium; il n'aurait qu'une seule idée, savoir celle du moi, àlaquelle il rapporterait t<strong>ou</strong>tes ses sensations; et cette idée <strong>ou</strong> plutôt ce sentiment, serait la seule chosequ'il aurait de plus qu'un enfant ordinaire.


19Cet homme, formé t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, ne saurait pas non plus se redresser sur ses pieds; il lui faudrait beauc<strong>ou</strong>pde temps p<strong>ou</strong>r apprendre à s'y s<strong>ou</strong>tenir en équilibre; peut-être n'en ferait-il pas même l'essai, et v<strong>ou</strong>sverriez ce grand corps, fort et robuste, rester en place comme une pierre, <strong>ou</strong> ramper et se traîner commeun jeune chien.Il sentirait le malaise des besoins sans les connaître, et sans imaginer aucun moyen d'y p<strong>ou</strong>rvoir. Il n'y anulle immédiate communication entre les muscles de l'estomac et ceux des bras et des jambes, qui,même ent<strong>ou</strong>ré d'aliments lui fit faire un pas p<strong>ou</strong>r en approcher <strong>ou</strong> étendre la main p<strong>ou</strong>r les saisir; et,comme son corps aurait pris son accroissement, que ses membres seraient t<strong>ou</strong>t développés, qu'il n'auraitpar conséquent ni les inquiétudes ni les m<strong>ou</strong>vements continuels des enfants, il p<strong>ou</strong>rrait m<strong>ou</strong>rir de faim,avant de s'être mû p<strong>ou</strong>r chercher sa subsistance. P<strong>ou</strong>r peu qu'on ait réfléchi sur l'ordre et le progrès denos connaissances, on ne peut nier que tel ne fût à peu près l'état primitif d'ignorance et de stupiditénaturel à l'homme avant qu'il eût rien appris de l'expérience <strong>ou</strong> de ses semblables.On connaît donc, <strong>ou</strong> l'on peut connaître le premier point d'où part chacun de n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r arriver au degrécommun de l'entendement; mais qui est-ce qui connaît l'autre extrémité? Chacun avance plus <strong>ou</strong> moinsselon son génie, son goût, ses besoins, ses talents, son zèle, et les occasions qu'il a de s'y livrer. Je nesache pas qu'aucun philosophe ait encore été assez hardi p<strong>ou</strong>r dire: Voilà le terme où l'homme peutparvenir et qu'il ne saurait passer. N<strong>ou</strong>s ignorons ce que notre nature n<strong>ou</strong>s permet d'être; nul de n<strong>ou</strong>s n'amesuré la distance qui peut se tr<strong>ou</strong>ver entre un homme et un autre homme. Quelle est l'âme basse quecette idée n'échauffa jamais, et qui ne se dit pas quelquefois dans son orgueil: Combien j'en ai déjàpassé! combien j'en puis encore atteindre! p<strong>ou</strong>rquoi mon égal irait-il plus loin que moi?Je le répète, l'éducation de l'homme commence à sa naissance; avant de parler, avant que d'entendre, ils'instruit déjà. L'expérience prévient les leçons; au moment qu'il connaît sa n<strong>ou</strong>rrice, il a déjà beauc<strong>ou</strong>pacquis. On serait surpris des connaissances de l'homme le plus grossier, si l'on suivait son progrès depuisle moment où il est né jusqu'à celui où il est parvenu. Si l'on partageait t<strong>ou</strong>te la science humaine en deuxparties, l'une commune à t<strong>ou</strong>s les hommes, l'autre particulière aux savants, celle-ci serait très petite encomparaison de l'autre. Mais n<strong>ou</strong>s ne songeons guère aux acquisitions générales, parce qu'elles se fontsans qu'on y pense et même avant l'âge de raison; que d'ailleurs le savoir ne se fait remarquer que parses différences, et que, comme dans les équations d'algèbre, les quantités communes se comptent p<strong>ou</strong>rrien.Les animaux mêmes acquièrent beauc<strong>ou</strong>p. Ils ont des sens, il faut qu'ils apprennent à en faire usage; ilsont des besoins, il faut qu'ils apprennent à y p<strong>ou</strong>rvoir; il faut qu'ils apprennent à manger, à marcher, àvoler. Les quadrupèdes qui se tiennent sur leurs pieds dès leur naissance ne savent pas marcher p<strong>ou</strong>rcela; on voit à leurs premiers pas que ce sont des essais mal assurés. Les serins échappés de leurscages ne savent point voler, parce qu'ils n'ont jamais volé. T<strong>ou</strong>t est instruction p<strong>ou</strong>r les êtres animés etsensibles. Si les plantes avaient un m<strong>ou</strong>vement progressif, il faudrait qu'elles eussent des sens et qu'ellesacquissent des connaissances; autrement les espèces périraient bientôt.Les premières sensations des enfants sont purement affectives; ils n'aperçoivent que le plaisir et lad<strong>ou</strong>leur. Ne p<strong>ou</strong>vant ni marcher ni saisir, ils ont besoin de beauc<strong>ou</strong>p de temps p<strong>ou</strong>r se former peu à peules sensations représentatives qui leur montrent les objets hors d'eux-mêmes; mais, en attendant que cesobjets s'étendent, s'éloignent p<strong>ou</strong>r ainsi dire de leurs yeux, et prennent p<strong>ou</strong>r eux des dimensions et desfigures, le ret<strong>ou</strong>r des sensations affectives commence à les s<strong>ou</strong>mettre à l'empire de l'habitude; on voitleurs yeux se t<strong>ou</strong>rner sans cesse vers la lumière, et, si elle leur vient de côté, prendre insensiblementcette direction; en sorte qu'on doit avoir soin de leur opposer le visage au j<strong>ou</strong>r, de peur qu'ils nedeviennent l<strong>ou</strong>ches <strong>ou</strong> ne s'acc<strong>ou</strong>tument à regarder de travers. Il faut aussi qu'ils s'habituent de bonneheure aux ténèbres; autrement ils pleurent et crient sitôt qu'ils se tr<strong>ou</strong>vent à l'obscurité. La n<strong>ou</strong>rriture et lesommeil, trop exactement mesurés, leur deviennent nécessaires au b<strong>ou</strong>t des mêmes intervalles; etbientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l'habitude, <strong>ou</strong> plutôt l'habitude aj<strong>ou</strong>te un n<strong>ou</strong>veau besoinà celui de la nature: voilà ce qu'il faut prévenir.


20La seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant est de n'en contracter aucune; qu'on ne le porte pasplus sur un bras que sur l'autre; qu'on ne l'acc<strong>ou</strong>tume pas à présenter une main plutôt que l'autre, à s'enservir plus s<strong>ou</strong>vent, à v<strong>ou</strong>loir manger, dormir, agir aux mêmes heures, à ne p<strong>ou</strong>voir rester seul ni nuit nij<strong>ou</strong>r. Préparez de loin le règne de sa liberté et l'usage de ses forces, en laissant à son corps l'habitudenaturelle, en le mettant en état d'être t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs maître de lui-même, et de faire en t<strong>ou</strong>te chose sa volonté,sitôt qu'il en aura une.Dès que l'enfant commence à distinguer les objets, il importe de mettre du choix dans ceux qu'on luimontre. Naturellement t<strong>ou</strong>s les n<strong>ou</strong>veaux objets intéressent l'homme. Il se sent si faible qu'il craint t<strong>ou</strong>t cequ'il ne connaît pas: l'habitude de voir des objets n<strong>ou</strong>veaux sans en être affecté détruit cette crainte. Lesenfants élevés dans des maisons propres, où l'on ne s<strong>ou</strong>ffre point d'araignées, ont peur des araignées etcette peur leur demeure s<strong>ou</strong>vent étant grands. Je n'ai jamais vu de paysans, ni homme, ni femme, nienfant, avoir peur des araignées.P<strong>ou</strong>rquoi donc l'éducation d'un enfant ne commencerait-elle pas avant qu'il parle et qu'il entende puisquele seul choix des objets qu'on lui présente est propre à le rendre timide <strong>ou</strong> c<strong>ou</strong>rageux? Je veux qu'onl'habitue à voir des objets n<strong>ou</strong>veaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin,jusqu'à ce qu'il y soit acc<strong>ou</strong>tumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres, il les manie enfin lui-même.Si, durant son enfance, il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sanshorreur, étant grand, quelque animal que ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux p<strong>ou</strong>r qui en voit t<strong>ou</strong>s lesj<strong>ou</strong>rs.T<strong>ou</strong>s les enfants ont peur des masques. Je commence par montrer à <strong>Emile</strong> un masque d'une figureagréable; ensuite quelqu'un s'applique devant lui ce masque sur le visage: je me mets à rire, t<strong>ou</strong>t lemonde rit, et l'enfant rit comme les autres. Peu à peu je l'acc<strong>ou</strong>tume à des masques moins agréables, etenfin à des figures hideuses. Si j'ai bien ménagé ma gradation, loin de s'effrayer au dernier masque, il enrira comme du premier. Après cela je ne crains plus qu'on l'effraye avec des masques.Quand, dans les adieux d'Andromaque et d'Hector, le petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte sur lecasque de son père, le méconnaît, se jette en criant sur le sein de sa n<strong>ou</strong>rrice, et arrache à sa mère uns<strong>ou</strong>rire mêlé de larmes, que faut-il faire p<strong>ou</strong>r guérir cet effroi? Précisément ce que fait Hector, poser lecasque à terre, et puis caresser l'enfant. Dans un moment plus tranquille on ne s'en tiendrait pas là; ons'approcherait du casque, on j<strong>ou</strong>erait avec les plumes, on les ferait manier à l'enfant; enfin la n<strong>ou</strong>rriceprendrait le casque et le poserait en riant sur sa propre tête, si t<strong>ou</strong>tefois la main d'une femme osaitt<strong>ou</strong>cher aux armes d'Hector.S'agit-il d'exercer <strong>Emile</strong> au bruit d'une arme à feu, je brûle d'abord une amorce dans un pistolet. Cetteflamme brusque et passagère, cette espèce d'éclair le réj<strong>ou</strong>it; je répète la même chose avec plus dep<strong>ou</strong>dre; peu à peu j'aj<strong>ou</strong>te au pistolet une petite charge sans b<strong>ou</strong>rre, puis une plus grande; enfin jel'acc<strong>ou</strong>tume aux c<strong>ou</strong>ps de fusil, aux boîtes, aux canons, aux détonations les plus terribles.J'ai remarqué que les enfants ont rarement peur du tonnerre, à moins que les éclats ne soient affreux etne blessent réellement l'organe de l'<strong>ou</strong>ïe; autrement cette peur ne leur vient que quand ils ont appris quele tonnerre blesse <strong>ou</strong> tue quelquefois. Quand la raison commence à les effrayer, faites que l'habitude lesrassure. Avec une gradation lente et ménagée on rend l'homme et l'enfant intrépides à t<strong>ou</strong>t.Dans le commencement de la vie, où la mémoire et l'imagination sont encore inactives, l'enfant n'estattentif qu'à ce qui affecte actuellement ses sens; ses sensations étant les premiers matériaux de sesconnaissances, les lui offrir dans un ordre convenable, c'est préparer sa mémoire à les f<strong>ou</strong>rnir un j<strong>ou</strong>rdans le même ordre à son entendement; mais, comme il n'est attentif qu'à ses sensations, il suffit d'abordde lui montrer bien distinctement la liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les causent. Ilveut t<strong>ou</strong>t t<strong>ou</strong>cher, t<strong>ou</strong>t manier: ne v<strong>ou</strong>s opposez point à cette inquiétude; elle lui suggère un apprentissagetrès nécessaire. C'est ainsi qu'il apprend à sentir la chaleur, le froid, la dureté, la mollesse, la pesanteur, lalégèreté des corps, à juger de leur grandeur, de leur figure, et de t<strong>ou</strong>tes leurs qualités sensibles, en


21regardant, palpant, éc<strong>ou</strong>tant, surt<strong>ou</strong>t en comparant la vue au t<strong>ou</strong>cher, en estimant à l'oeil la sensationqu'ils feraient s<strong>ou</strong>s ses doigts.Ce n'est que par le m<strong>ou</strong>vement que n<strong>ou</strong>s apprenons qu'il y a des choses qui ne sont pas n<strong>ou</strong>s; et ce n'estque par notre propre m<strong>ou</strong>vement que n<strong>ou</strong>s acquérons l'idée de l'étendue. C'est parce que l'enfant n'apoint cette idée, qu'il tend indifféremment la main p<strong>ou</strong>r saisir l'objet qui le t<strong>ou</strong>che, <strong>ou</strong> l'objet qui est à centpas de lui. Cet effort qu'il fait v<strong>ou</strong>s paraît un signe d'empire, un ordre qu'il donne à l'objet de s'approcher,<strong>ou</strong> à v<strong>ou</strong>s de le lui apporter; et point du t<strong>ou</strong>t, c'est seulement que les mêmes objets qu'il voyait d'aborddans son cerveau, puis sur ses yeux, il les voit maintenant au b<strong>ou</strong>t de ses bras, et n'imagine d'étendueque celle où il peut atteindre. Ayez donc soin de le promener s<strong>ou</strong>vent, de le transporter d'une place àl'autre, de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui apprendre à juger des distances. Quand ilcommencera de les connaître, alors il faut changer de méthode, et ne le porter que comme il v<strong>ou</strong>s plaît, etnon comme il lui plaît; car sitôt qu'il n'est plus abusé par le sens, son effort change de cause: cechangement est remarquable, et demande explication.Le malaise des besoins s'exprime par des signes quand le sec<strong>ou</strong>rs d'autrui est nécessaire p<strong>ou</strong>r yp<strong>ou</strong>rvoir: de là les cris des enfants. Ils pleurent beauc<strong>ou</strong>p; cela doit être. Puisque t<strong>ou</strong>tes leurs sensationssont affectives, quand elles sont agréables, ils en j<strong>ou</strong>issent en silence; quand elles sont pénibles, ils ledisent dans leur langage, et demandent du s<strong>ou</strong>lagement. Or, tant qu'ils sont éveillés, ils ne peuventpresque rester dans un état d'indifférence; ils dorment, <strong>ou</strong> sont affectés.T<strong>ou</strong>tes nos langues sont des <strong>ou</strong>vrages de l'art. On a longtemps cherché s'il y avait une langue naturelle etcommune à t<strong>ou</strong>s les hommes; sans d<strong>ou</strong>te, il y en a une; et c'est celle que les enfants parlent avant desavoir parler. Cette langue n'est pas articulée, mais elle est accentuée, sonore, intelligible. L'usage desnôtres n<strong>ou</strong>s l'a fait négliger au point de l'<strong>ou</strong>blier t<strong>ou</strong>t à fait. Etudions les enfants, et bientôt n<strong>ou</strong>s larapprendrons auprès d'eux. Les n<strong>ou</strong>rrices sont nos maîtres dans cette langue; elles entendent t<strong>ou</strong>t ce quedisent leurs n<strong>ou</strong>rrissons; elles leur répondent, elles ont avec eux des dialogues très bien suivis; etquoiqu'elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inutiles; ce n'est point le sens du mot qu'ilsentendent, mais l'accent dont il est accompagné.Au langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique. Ce geste n'est pas dans les faiblesmains des enfants, il est sur leurs visages. Il est étonnant combien ces physionomies mal formées ontdéjà d'expression; leurs traits changent d'un instant à l'autre avec une inconcevable rapidité: v<strong>ou</strong>s y voyezle s<strong>ou</strong>rire, le désir, l'effroi naître et passer comme autant d'éclairs: à chaque fois v<strong>ou</strong>s croyez voir un autrevisage. Ils ont certainement les muscles de la face plus mobiles que n<strong>ou</strong>s. En revanche, leurs yeux ternesne disent presque rien. Tel doit être le genre de leurs signes dans un âge où l'on n'a que des besoinscorporels; l'expression des sensations est dans les grimaces, l'expression des sentiments est dans lesregards.Comme le premier état de l'homme est la misère et la faiblesse, se premières voix sont la plainte et lespleurs. L'enfant sent ses besoins, et ne les peut satisfaire, il implore le sec<strong>ou</strong>rs d'autrui par des cris: s'il afaim <strong>ou</strong> soif, il pleure; s'il a trop froid <strong>ou</strong> trop chaud, il pleure; s'il a besoin de m<strong>ou</strong>vement et qu'on le tienneen repos, il pleure; s'il veut dormir et qu'on l'agite, il pleure. Moins sa manière d'être est à sa disposition,plus il demande fréquemment qu'on la change. Il n'a qu'un langage, parce qu'il n'a, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, qu'unesorte de mal-être: dans l'imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses;t<strong>ou</strong>s les maux ne forment p<strong>ou</strong>r lui qu'une sensation de d<strong>ou</strong>leur.<strong>De</strong> ces pleurs, qu'on croirait si peu dignes d'attention, naît le premier rapport de l'homme à t<strong>ou</strong>t ce quil'environne: ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre social est formé.Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin, qu'il ne saurait satisfaire: on examine, oncherche ce besoin, on le tr<strong>ou</strong>ve, on y p<strong>ou</strong>rvoit. Quand on ne le tr<strong>ou</strong>ve pas <strong>ou</strong> quand on n'y peut p<strong>ou</strong>rvoir,les pleurs continuent, on en est importuné: on flatte l'enfant p<strong>ou</strong>r le faire taire, on le berce, on lui chantep<strong>ou</strong>r l'endormir: s'il s'opiniâtre, on s'impatiente, on le menace: des n<strong>ou</strong>rrices brutales le frappentquelquefois. Voilà d'étranges leçons p<strong>ou</strong>r son entrée à la vie.


22Je n'<strong>ou</strong>blierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa n<strong>ou</strong>rrice. Il se tut surle-champ:je le crus intimidé. Je me disais: ce sera une âme servile dont on n'obtiendra rien que par larigueur. Je me trompais: le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenirviolet. Un moment après vinrent les cris aigus; t<strong>ou</strong>s les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoirde cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais d<strong>ou</strong>téque le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans le coeur de l'homme, cet exemple seul m'auraitconvaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moinssensible que ce c<strong>ou</strong>p assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser.Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, à la colère, demande des ménagementsexcessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont p<strong>ou</strong>r la plupart de la classe des convulsives, parceque la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans lesadultes, le genre nerveux est plus susceptible d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand soin lesdomestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent: ils leur sont cent fois plus dangereux, plusfunestes que les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfants ne tr<strong>ou</strong>veront de résistance que dansles choses et jamais dans les volontés, ils ne deviendront ni mutins ni colères, et se conserveront mieuxen santé. C'est ici une des raisons p<strong>ou</strong>rquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sontgénéralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu'on prétend mieux élever en lescontrariant sans cesse; mais il faut songer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs qu'il y a bien de la différence entre leur obéir et ne pasles contrarier.Les premiers pleurs des enfants sont des prières: si l'on n'y prend garde, ils deviennent bientôt desordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse,d'où vient d'abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l'idée de l'empire et de la domination;mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faireapercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n'est pas dans la nature; et l'on voit déjà p<strong>ou</strong>rquoi,dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention secrète qui dicte le geste <strong>ou</strong> le cri.Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet parce qu'il n'en estime pasla distance; il est dans l'erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plussur la distance, il commande à l'objet de s'approcher, <strong>ou</strong> à v<strong>ou</strong>s de le lu apporter. Dans le premier cas,portez-le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant del'entendre: plus il criera, moins v<strong>ou</strong>s devez l'éc<strong>ou</strong>ter. Il importe de l'acc<strong>ou</strong>tumer de bonne heure à necommander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses, car elles ne l'entendent point. Ainsiquand un enfant désire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter l'enfant àl'objet, que d'apporter l'objet à l'enfant: il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n'y apoint d'autre moyen de la lui suggérer.L'abbé de Saint-Pierre appelait les hommes de grands enfants; on p<strong>ou</strong>rrait appeler réciproquement lesenfants de petits hommes. Ces propositions ont leur vérité comme sentences; comme principes, elles ontbesoin d'éclaircissement. Mais quand Hobbes appelait le méchant un enfant robuste, il disait une choseabsolument contradictoire. T<strong>ou</strong>te méchanceté vient de faiblesse; l'enfant n'est méchant que parce qu'il estfaible; rendez-le fort, il sera bon: celui qui p<strong>ou</strong>rrait t<strong>ou</strong>t ne ferait jamais de mal. <strong>De</strong> t<strong>ou</strong>s les attributs de laDivinité t<strong>ou</strong>te-puissante, la bonté est celui sans lequel on la peut le moins concevoir. T<strong>ou</strong>s les peuples quiont reconnu deux principes ont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs regardé le mauvais comme inférieur au bon; sans quoi ils auraientfait une supposition absurde. Voyez ci-après la Profession de foi du Vicaire savoyard.La raison seule n<strong>ou</strong>s apprend à connaître le bien et le mal. La conscience qui n<strong>ou</strong>s fait aimer l'un et haïrl'autre, quoique indépendante de la raison, ne peut donc se développer sans elle. Avant l'âge de raison,n<strong>ou</strong>s faisons le bien et le mal sans le connaître; et il n'y a point de moralité dans nos actions, quoiqu'il yen ait quelquefois dans le sentiment des actions d'autrui qui ont rapport à n<strong>ou</strong>s. Un enfant veut dérangert<strong>ou</strong>t ce qu'il voit: il casse, il brise t<strong>ou</strong>t ce qu'il peut atteindre; il empoigne un oiseau comme il empoigneraitune pierre, et l'ét<strong>ou</strong>ffe sans savoir ce qu'il fait.


23P<strong>ou</strong>rquoi cela? D'abord la philosophie en va rendre raison par des vices naturels: l'orgueil, l'esprit dedomination, l'am<strong>ou</strong>r-propre, la méchanceté de l'homme; le sentiment de sa faiblesse, p<strong>ou</strong>rra-t-elle aj<strong>ou</strong>ter,rend l'enfant avide de faire des actes de force, et de se pr<strong>ou</strong>ver à lui-même son propre p<strong>ou</strong>voir. Maisvoyez ce vieillard infirme et cassé, ramené par le cercle de la vie humaine à la faiblesse de l'enfance: nonseulement il reste immobile et paisible, il veut encore que t<strong>ou</strong>t y reste aut<strong>ou</strong>r de lui; le moindrechangement le tr<strong>ou</strong>ble et l'inquiète, il v<strong>ou</strong>drait voir régner un calme universel. Comment la mêmeimpuissance jointe aux mêmes passions produirait-elle des effets si différents dans les deux âges, si lacause primitive n'était changée? Et où peut-on chercher cette diversité de causes, si ce n'est dans l'étatphysique des deux individus? Le principe actif, commun à t<strong>ou</strong>s deux, se développe dans l'un et s'éteintdans l'autre; l'un se forme, et l'autre se détruit; l'un tend à la vie, et l'autre à la mort. L'activité défaillante seconcentre dans le coeur du vieillard; dans celui de l'enfant, elle est surabondante et s'étend au dehors; ilse sent, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, assez de vie p<strong>ou</strong>r animer t<strong>ou</strong>t ce qu'il l'environne. Qu'il fasse <strong>ou</strong> qu'il défasse, iln'importe; il suffit qu'il change l'état des choses, et t<strong>ou</strong>t changement est une action. Que s'il semble avoirplus de penchant à détruire, ce n'est point par méchanceté, c'est que l'action qui forme est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lente,et que celle qui détruit, étant plus rapide, convient mieux à sa vivacité.En même temps que l'Auteur de la nature donne aux enfants ce principe actif, il prend soin qu'il soit peunuisible, en leur laissant peu de force p<strong>ou</strong>r s'y livrer. Mais sitôt qu'ils peuvent considérer les gens qui lesenvironnent comme des instruments qu'il dépend d'eux de faire agir, ils s'en servent p<strong>ou</strong>r suivre leurpenchant et suppléer à leur propre faiblesse. Voilà comment ils deviennent incommodes, tyrans,impérieux, méchants, indomptables; progrès qui ne vient pas d'un esprit naturel de domination, mais quile leur donne; car il ne faut pas une longue expérience p<strong>ou</strong>r sentir combien il est agréable d'agir par lesmains d'autrui, et de n'avoir besoin que de remuer la langue p<strong>ou</strong>r faire m<strong>ou</strong>voir l'univers.En grandissant, on acquiert des forces, on devient moins inquiet, moins remuant, on se renfermedavantage en soi-même. L'âme et le corps se mettent, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, en équilibre, et la nature ne n<strong>ou</strong>sdemande plus que le m<strong>ou</strong>vement nécessaire à notre conservation. Mais le désir de commander nes'éteint pas avec le besoin qui l'a fait naître; l'empire éveille et flatte l'am<strong>ou</strong>r-propre, et l'habitude le fortifie:ainsi succède la fantaisie au besoin, ainsi prennent leurs premières racines les préjugés de l'opinion.Le principe une fois connu, n<strong>ou</strong>s voyons clairement le point où l'on quitte la r<strong>ou</strong>te de la nature; voyons cequ'il faut faire p<strong>ou</strong>r s'y maintenir.Loin d'avoir des forces superflues, les enfants n'en ont pas même de suffisantes p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t ce que leurdemande la nature; il faut donc leur laisser l'usage de t<strong>ou</strong>tes celles qu'elle leur donne et dont ils nesauraient abuser. Première maxime.Il faut les aider et suppléer à ce qui leur manque, soit en intelligence, soit en force, dans t<strong>ou</strong>t ce qui est dubesoin physique. <strong>De</strong>uxième maxime.Il faut, dans le sec<strong>ou</strong>rs qu'on leur donne, se borner uniquement à l'utile réel, sans rien accorder à lafantaisie <strong>ou</strong> au désir sans raison; car la fantaisie ne les t<strong>ou</strong>rmentera point quand on ne l'aura pas faitnaître, attendu qu'elle n'est pas de la nature. Troisième maxime.Il faut étudier avec soin leur langage et leurs signes, afin que, dans un âge où ils ne savent pointdissimuler, on distingue dans leurs désirs ce qui vient immédiatement de la nature et ce qui vient del'opinion. Quatrième maxime.L'esprit de ces règles est d'accorder aux enfants plus de liberté véritable et moins d'empire, de leur laisserplus faire par eux-mêmes et moins exiger d'autrui. Ainsi s'acc<strong>ou</strong>tumant de bonne heure à borner leursdésirs à leurs forces, ils sentiront peu la privation de ce qui ne sera pas en leur p<strong>ou</strong>voir.


24Voilà donc une raison n<strong>ou</strong>velle et très importante p<strong>ou</strong>r laisser les corps et les membres des enfantsabsolument libres avec la seule précaution de les éloigner du danger des chutes, et d'écarter de leursmains t<strong>ou</strong>t ce qui peut les blesser.Infailliblement un enfant dont le corps et les bras sont libres pleurera moins qu'un enfant embandé dansun maillot. Celui qui ne connaît que les besoins physiques ne pleure que quand il s<strong>ou</strong>ffre, et c'est un trèsgrand avantage; car alors on sait à point nommé quand il a besoin de sec<strong>ou</strong>rs, et l'on ne doit pas tarderun moment à le lui donner, s'il est possible. Mais si v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez le s<strong>ou</strong>lager, restez tranquille, sans leflatter p<strong>ou</strong>r l'apaiser; vos caresses ne guériront pas sa colique. Cependant il se s<strong>ou</strong>viendra de ce qu'il fautfaire p<strong>ou</strong>r être flatté; et s'il sait une fois v<strong>ou</strong>s occuper de lui à sa volonté, le voilà devenu votre maître: t<strong>ou</strong>test perdu.Moins contrariés dans leurs m<strong>ou</strong>vements, les enfants pleureront moins; moins importuné de leurs pleurs,on se t<strong>ou</strong>rmentera moins p<strong>ou</strong>r les faire taire; menacés <strong>ou</strong> flattés moins s<strong>ou</strong>vent, ils seront moins craintifs<strong>ou</strong> moins opiniâtres, et resteront mieux dans leur état naturel. C'est moins en laissant pleurer les enfantsqu'en s'empressant p<strong>ou</strong>r les apaiser, qu'on leur fait gagner des descentes; et ma preuve est que lesenfants les plus négligés y sont bien moins sujets que les autres. Je suis fort éloigné de v<strong>ou</strong>loir p<strong>ou</strong>r celaqu'on les néglige; au contraire, il importe qu'on les prévienne, et qu'on ne se laisse pas avertir de leursbesoins par leurs cris. Mais je ne veux pas non plus que les soins qu'on leur rend soient mal entendus.P<strong>ou</strong>rquoi se feraient-ils faute de pleurer dès qu'ils voient que leurs pleurs sont bons à tant de choses?Instruits du prix qu'on met à leur silence, ils se gardent bien de le prodiguer. Ils le font à la fin tellementvaloir qu'on ne peut plus le payer; et c'est alors qu'à force de pleurer sans succès ils s'efforcent,s'épuisent, et se tuent.Les longs pleurs d'un enfant qui n'est ni lié ni malade, et qu'on ne laisse manquer de rien, ne sont que despleurs d'habitude et d'obstination. Ils ne sont point l'<strong>ou</strong>vrage de la nature, mais de la n<strong>ou</strong>rrice, qui, p<strong>ou</strong>rn'en savoir endurer l'importunité, la multiplie, sans songer qu'en faisant taire l'enfant auj<strong>ou</strong>rd'hui on l'exciteà pleurer demain davantage.Le seul moyen de guérir <strong>ou</strong> de prévenir cette habitude est de n'y faire aucune attention. Personne n'aimeà prendre une peine inutile, pas même les enfants. Ils sont obstinés dans leurs tentatives; mais si v<strong>ou</strong>savez plus de constance qu'eux d'opiniâtreté, ils se rebutent et n'y reviennent plus. C'est ainsi qu'on leurépargne des pleurs et qu'on les acc<strong>ou</strong>tume à n'en verser que quand la d<strong>ou</strong>leur les y force.Au reste, quand ils pleurent par fantaisie <strong>ou</strong> par obstination, un moyen sûr p<strong>ou</strong>r les empêcher decontinuer est de les distraire par quelque objet agréable et frappant qui leur fasse <strong>ou</strong>blier qu'ils v<strong>ou</strong>laientpleurer. La plupart des n<strong>ou</strong>rrices excellent dans cet art, et, bien ménagé, il est très utile; mais il est de ladernière importance que l'enfant n'aperçoive pas l'intention de le distraire, et qu'il s'amuse sans croirequ'on songe à lui: or voilà sur quoi t<strong>ou</strong>tes les n<strong>ou</strong>rrices sont maladroites.On sèvre trop tôt t<strong>ou</strong>s les enfants. Le temps où l'on doit les sevrer est indiqué par l'éruption des dents, etcette éruption est communément pénible et d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse. Par un instinct machinal, l'enfant porte alorsfréquemment à sa b<strong>ou</strong>che t<strong>ou</strong>t ce qu'il tient, p<strong>ou</strong>r le mâcher. On pense faciliter l'opération en lui donnantp<strong>ou</strong>r hochet quelque corps dur, comme l'ivoire <strong>ou</strong> la dent de l<strong>ou</strong>p. Je crois qu'on se trompe. Ces corpsdurs, appliqués sur les gencives, loin de les ramollir, les rendent calleuses, les endurcissent, préparent undéchirement plus pénible et plus d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux. Prenons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'instinct p<strong>ou</strong>r exemple. On ne voit point lesjeunes chiens exercer leurs dents naissantes sur des caill<strong>ou</strong>x, sur du fer, sur des os, mais sur du bois, ducuir, des chiffons, des matières molles qui cèdent, et où la dent s'imprime.On ne sait plus être simple en rien, pas même aut<strong>ou</strong>r des enfants. <strong>De</strong>s grelots d'argent, d'or, du corail,des cristaux à facettes, des hochets de t<strong>ou</strong>t prix et de t<strong>ou</strong>te espèce: que d'apprêts inutiles et pernicieux!Rien de t<strong>ou</strong>t cela. Point de grelots, point de hochets; de petites branches d'arbre avec leurs fruits et leursfeuilles, une tête de pavot dans laquelle on entend sonner les graines, un bâton de réglisse qu'il peutsucer et mâcher, l'amuseront autant que ces magnifiques colifichets, et n'auront pas l'inconvénient del'acc<strong>ou</strong>tumer au luxe dès sa naissance.


25Il a été reconnu que la b<strong>ou</strong>illie n'est pas une n<strong>ou</strong>rriture fort saine. Le lait cuit et la farine crue fontbeauc<strong>ou</strong>p de saburre, et conviennent mal à notre estomac. Dans la b<strong>ou</strong>illie, la farine est moins cuite quedans le pain, et de plus elle n'a pas fermenté; la panade, la crème de riz me paraissent préférables. Si l'onveut absolument faire de la b<strong>ou</strong>illie, il convient de griller un peu la farine auparavant. On fait dans monpays, de la farine ainsi torréfiée, une s<strong>ou</strong>pe fort agréable et fort saine. Le b<strong>ou</strong>illon de viande et le potagesont encore un médiocre aliment, dont il ne faut user que le moins qu'il est possible. Il importe que lesenfants s'acc<strong>ou</strong>tument d'abord à mâcher; c'est le vrai moyen de faciliter l'éruption des dents; et quand ilscommencent d'avaler, les sucs salivaires mêlés avec les aliments en facilitent la digestion.Je leur ferais donc mâcher des fruits secs, des croûtes. Je leur donnerais p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>et de petits bâtons depain dur <strong>ou</strong> de biscuit semblable au pain de Piémont, qu'on appelle dans le pays des grisses. A force deramollir ce pain, dans leur b<strong>ou</strong>che, ils en avaleraient enfin quelque peu: leurs dents se tr<strong>ou</strong>veraientsorties, et ils se tr<strong>ou</strong>veraient sevrés presque avant qu'on s'en fût aperçu. Les paysans ont p<strong>ou</strong>r l'ordinairel'estomac fort bon, et on ne les sèvre pas avec plus de façon que cela.Les enfants entendent parler dès leur naissance; on leur parle non seulement avant qu'ils comprennent cequ'on leur dit, mais avant qu'ils puissent rendre les voix qu'ils entendent. Leur organe encore eng<strong>ou</strong>rdi nese prête que peu à peu aux imitations des sons qu'on leur dicte, et il n'est pas même assuré que ces sonsse portent d'abord à leur oreille aussi distinctement qu'à la nôtre. Je ne désappr<strong>ou</strong>ve pas que la n<strong>ou</strong>rriceamuse l'enfant par des chants et des accents très gais et très variés; mais je désappr<strong>ou</strong>ve qu'ellel'ét<strong>ou</strong>rdisse incessamment d'une multitude de paroles inutiles auxquelles il ne comprend rien que le tonqu'elle y met. Je v<strong>ou</strong>drais que les premières articulations qu'on lui fait entendre fussent rares, faciles,distinctes, s<strong>ou</strong>vent répétées et que les mots qu'elles expriment ne se rapportassent qu'à des objetssensibles qu'on pût d'abord montrer à l'enfant. La malheureuse facilité que n<strong>ou</strong>s avons à n<strong>ou</strong>s payer demots que n<strong>ou</strong>s n'entendons point commence plus tôt qu'on ne pense. L'écolier éc<strong>ou</strong>te en classe leverbiage de son régent, comme il éc<strong>ou</strong>tait au maillot le babil de sa n<strong>ou</strong>rrice. Il me semble que ce seraitl'instruire fort utilement que de l'élever à n'y rien comprendre.Les réflexions naissent en f<strong>ou</strong>le quand on veut s'occuper de la formation du langage et des premiersdisc<strong>ou</strong>rs des enfants. Quoi qu'on fasse, ils apprendront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à parler de la même manière, et t<strong>ou</strong>tesles spéculations philosophiques sont ici de la plus grande inutilité.D'abord ils ont, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, une grammaire de leur âge, dont la syntaxe a des règles plus généralesque la nôtre; et si l'on y faisait bien attention, l'on serait étonné de l'exactitude avec laquelle ils suiventcertaines analogies, très vicieuses si l'on veut, mais très régulières, et qui ne sont choquantes que parleur dureté <strong>ou</strong> parce que l'usage ne les admet pas. Je viens d'entendre un pauvre enfant bien grondé parson père p<strong>ou</strong>r lui avoir dit: Mon père irai-je-t-y? Or on voit que cet enfant, suivait mieux l'analogie que nosgrammairiens car puisqu'on lui disait Vas-y, p<strong>ou</strong>rquoi n'aurait-il pas dit Irai-je-t-y? Remarquez de plusavec quelle adresse il évitait l'hiatus de irai-je-y <strong>ou</strong> y irai-je? Est-ce la faute du pauvre enfant si n<strong>ou</strong>savons mal à propos ôté de la phrase cet adverbe déterminant y, parce que n<strong>ou</strong>s n'en savions que faire?C'est une pédanterie insupportable et un soin des plus superflus de s'attacher à corriger dans les enfantst<strong>ou</strong>tes ces petites fautes contre l'usage, desquelles ils ne manquent jamais de se corriger d'eux-mêmesavec le temps. Parlez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs correctement devant eux, faites qu'ils ne se plaisent avec personne autantqu'avec v<strong>ou</strong>s, et soyez sûrs qu'insensiblement leur langage s'épurera sur le vôtre sans que v<strong>ou</strong>s les ayezjamais repris.Mais un abus de t<strong>ou</strong>t autre importance, et qu'il n'est pas moins aisé de prévenir, est qu'on se presse tropde les faire parler, comme si l'on avait peur qu'ils n'apprissent pas à parler d'eux-mêmes. Cetempressement indiscret produit un effet directement contraire à celui qu'on cherche. Ils en parlent plustard, plus confusément: l'extrême attention qu'on donne à t<strong>ou</strong>t ce qu'ils disent les dispense de bienarticuler; et comme ils daignent à peine <strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che, plusieurs d'entre eux en conservent t<strong>ou</strong>te leurvie un vice de prononciation et un parler confus qui les rend presque inintelligibles.J'ai beauc<strong>ou</strong>p vécu parmi les paysans, et n'en ai <strong>ou</strong>ï jamais grasseyer aucun, ni homme, ni femme, ni fille,ni garçon. D'où vient cela? Les organes des paysans sont-ils autrement construits que les nôtres? Non,


26mais ils sont autrement exercés. Vis-à-vis de ma fenêtre est un tertre sur lequel se rassemblent, p<strong>ou</strong>rj<strong>ou</strong>er, les enfants du lieu. Quoiqu'ils soient assez éloignés de moi, je distingue parfaitement t<strong>ou</strong>t ce qu'ilsdisent, et j'en tire s<strong>ou</strong>vent de bons mémoires p<strong>ou</strong>r cet écrit. T<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs mon oreille me trompe sur leurâge; j'entends des voix d'enfants de dix ans; je regarde, je vois la stature et les traits d'enfants de trois àquatre. Je ne borne pas à moi seul cette expérience; les urbains qui me viennent voir, et que je consultelà-dessus, tombent t<strong>ou</strong>s dans la même erreur.Ce qui la produit est que, jusqu'à cinq <strong>ou</strong> six ans, les enfants des villes, élevés dans la chambre et s<strong>ou</strong>sl'aile d'une g<strong>ou</strong>vernante, n'ont besoin que de marmotter p<strong>ou</strong>r se faire entendre: sitôt qu'ils remuent leslèvres on prend peine à les éc<strong>ou</strong>ter; on leur dicte des mots qu'ils rendent mal, et, à force d'y faireattention, les mêmes gens étant sans cesse aut<strong>ou</strong>r d'eux devinent ce qu'ils ont v<strong>ou</strong>lu dire, plutôt que cequ'ils ont dit.A la campagne, c'est t<strong>ou</strong>t autre chose. Une paysanne n'est pas sans cesse aut<strong>ou</strong>r de son enfant; il estforcé d'apprendre à dire très nettement et très haut ce qu'il a besoin de lui faire entendre. Aux champs, lesenfants épars, éloignés du père, de la mère et des autres enfants, s'exercent à se faire entendre àdistance, et à mesurer la force de la voix sur l'intervalle qui les sépare de ceux dont ils veulent êtreentendus. Voilà comment on apprend véritablement à prononcer, et non pas en bégayant quelquesvoyelles à l'oreille d'une g<strong>ou</strong>vernante attentive. Aussi, quand on interroge l'enfant d'un paysan, la hontepeut l'empêcher de répondre: mais ce qu'il dit, il le dit nettement; au lieu qu'il faut que la bonne served'interprète à l'enfant de la ville; sans quoi l'on n'entend rien à ce qu'il grommelle entre ses dents.En grandissant, les garçons devraient se corriger de ce défaut dans les collèges, et les filles dans lesc<strong>ou</strong>vents; en effet, les uns et les autres parlent en général plus distinctement que ceux qui ont étét<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs élevés dans la maison paternelle. Mais ce qui les empêche d'acquérir jamais une prononciationaussi nette que celle des paysans, c'est la nécessité d'apprendre par coeur beauc<strong>ou</strong>p de choses, et deréciter t<strong>ou</strong>t haut ce qu'ils ont appris; car, en étudiant, ils s'habituent à barb<strong>ou</strong>iller, à prononcernégligemment et mal; en récitant, c'est pis encore; ils recherchent leurs mots avec effort, ils traînent etallongent leurs syllabes; il n'est pas possible que, quand la mémoire vacille, la langue ne balbutie aussi.Ainsi se contractent <strong>ou</strong> se conservent les vices de la prononciation. On verra ci-après que mon <strong>Emile</strong>n'aura pas ceux-là, <strong>ou</strong> du moins qu'il ne les aura pas contractés par les mêmes causes.Je conviens que le peuple et les villageois tombent dans une autre extrémité, qu'ils parlent presquet<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus haut qu'il ne faut, qu'en prononçant trop exactement, ils ont les articulations fortes et rudes,qu'ils ont trop d'accent, qu'ils choisissent mal leurs termes, etc.Mais, premièrement, cette extrémité me paraît beauc<strong>ou</strong>p moins vicieuse que l'autre, attendu que lapremière loi du disc<strong>ou</strong>rs étant de se faire entendre, la plus grande faute qu'on puisse faire est de parlersans être entendu. Se piquer de n'avoir point d'accent, c'est se piquer d'ôter aux phrases leur grâce etleur énergie. L'accent est l'âme du disc<strong>ou</strong>rs, il lui donne le sentiment et la vérité. L'accent ment moins quela parole; c'est peut-être p<strong>ou</strong>r cela que les gens bien élevés le craignent tant. C'est de l'usage de t<strong>ou</strong>t diresur le même ton qu'est venu celui de persifler les gens sans qu'ils le sentent. A l'accent proscrit succèdentdes manières de prononcer ridicules, affectées, et sujettes à la mode, telles qu'on les remarque surt<strong>ou</strong>tdans les jeunes gens de la c<strong>ou</strong>r. Cette affectation de parole et de maintien est ce qui rend généralementl'abord du Français rep<strong>ou</strong>ssant et désagréable aux autres nations. Au lieu de mettre de l'accent dans sonparler, il y met de l'air. Ce n'est pas le moyen de prévenir en sa faveur.T<strong>ou</strong>s ces petits défauts de langage qu'on craint tant de laisser contracter aux enfants ne sont rien; on lesprévient <strong>ou</strong> on les corrige avec la plus grande facilité; mais ceux qu'on leur fait contracter en rendant leurparler s<strong>ou</strong>rd, confus, timide, en critiquant incessamment leur ton, en épluchant t<strong>ou</strong>s leurs mots, ne secorrigent jamais. Un homme qui n'apprit à parler que dans les ruelles se fera mal entendre à la tête d'unbataillon, et n'en imposera guère au peuple dans une émeute. Enseignez premièrement aux enfants àparler aux hommes, ils sauront bien parler aux femmes quand il faudra.


27N<strong>ou</strong>rris à la campagne dans t<strong>ou</strong>te la rusticité champêtre, vos enfants y prendront une voix plus sonore; ilsn'y contracteront point le confus bégayement des enfants de la ville; ils n'y contracteront pas non plus lesexpressions ni le ton du village, <strong>ou</strong> du moins ils les perdront aisément, lorsque le maître, vivant avec euxdès leur naissance, et y vivant de j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r plus exclusivement, préviendra <strong>ou</strong> effacera, par lacorrection de son langage, l'impression du langage des paysans. <strong>Emile</strong> parlera un français t<strong>ou</strong>t aussi purque je peux le savoir, mais il le parlera plus distinctement, et l'articulera beauc<strong>ou</strong>p mieux que moi.L'enfant qui veut parler ne doit éc<strong>ou</strong>ter que les mots qu'il peut entendre, ne dire que ceux qu'il peutarticuler. Les efforts qu'il fait p<strong>ou</strong>r cela le portent à red<strong>ou</strong>bler la même syllabe, comme p<strong>ou</strong>r s'exercer à laprononcer plus distinctement. Quand il commence à balbutier, ne v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rmentez pas si fort à deviner cequ'il dit. Prétendre être t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs éc<strong>ou</strong>té est encore une sorte d'empire, et l'enfant n'en doit exercer aucun.Qu'il v<strong>ou</strong>s suffise de p<strong>ou</strong>rvoir très attentivement au nécessaire; c'est à lui de tâcher de v<strong>ou</strong>s faire entendrece qui ne l'est pas. Bien moins encore faut-il se hâter d'exiger qu'il parle; il saura bien parler de lui-mêmeà mesure qu'il en sentira l'utilité.On remarque, il est vrai, que ceux qui commencent à parler fort tard ne parlent jamais si distinctement queles autres; mais ce n'est pas parce qu'ils ont parlé tard que l'organe reste embarrassé, c'est au contraireparce qu'ils sont nés avec un organe embarrassé qu'ils commencent tard à parler; car, sans cela,p<strong>ou</strong>rquoi parleraient-ils plus tard que les autres? Ont-ils moins l'occasion de parler? et les y excite-t-onmoins? Au contraire, l'inquiétude que donne ce retard, aussitôt qu'on s'en aperçoit, fait qu'on se t<strong>ou</strong>rmentebeauc<strong>ou</strong>p plus à les faire balbutier que ceux qui ont articulé de meilleure heure; et cet empressement malentendu peut contribuer beauc<strong>ou</strong>p à rendre confus leur parler, qu'avec moins de précipitation ils auraienteu le temps de perfectionner davantage.Les enfants qu'on presse trop de parler n'ont le temps ni d'apprendre à bien prononcer, ni de bienconcevoir ce qu'on leur fait dire: au lieu que, quand on les laisse aller d'eux-mêmes, ils s'exercent d'abordaux syllabes les plus faciles à prononcer; et y joignant peu à peu quelque signification qu'on entend parleurs gestes, ils v<strong>ou</strong>s donnent leurs mots avant de recevoir les vôtres: cela fait qu'ils ne reçoivent ceux-ciqu'après les avoir entendus. N'étant point pressés de s'en servir, ils commencent par bien observer quelsens v<strong>ou</strong>s leur donnez; et quand ils s'en sont assurés, ils les adoptent.Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on fait parler les enfants avant l'âge, n'est pas que lespremiers disc<strong>ou</strong>rs qu'on leur tient et les premiers mots qu'ils disent n'aient aucun sens p<strong>ou</strong>r eux, maisqu'ils aient un autre sens que le nôtre, sans que n<strong>ou</strong>s sachions n<strong>ou</strong>s en apercevoir; en sorte que,paraissant n<strong>ou</strong>s répondre fort exactement, ils n<strong>ou</strong>s parlent sans n<strong>ou</strong>s entendre et sans que n<strong>ou</strong>s lesentendions. C'est p<strong>ou</strong>r l'ordinaire à des pareilles équivoques qu'est due la surprise où n<strong>ou</strong>s jettentquelquefois leurs propos, auxquels n<strong>ou</strong>s prêtons des idées qu'ils n'y ont point jointes. Cette inattention denotre part au véritable sens que les mots ont p<strong>ou</strong>r les enfants, me paraît être la cause de leurs premièreserreurs; et ces erreurs, même après qu'ils en sont guéris, influent sur leur t<strong>ou</strong>r d'esprit p<strong>ou</strong>r le reste deleur vie. J'aurai plus d'une occasion dans la suite d'éclaircir ceci par des exemples.Resserrez donc le plus qu'il est possible le vocabulaire de l'enfant. C'est un très grand inconvénient qu'ilait plus de mots que d'idées, et qu'il sache dire plus de choses qu'il n'en peut penser. Je crois qu'une desraisons p<strong>ou</strong>rquoi les paysans ont généralement l'esprit plus juste que les gens de la ville, est que leurdictionnaire est moins étendu. Ils ont peu d'idées, mais ils les comparent très bien.Les premiers développements de l'enfance se font presque t<strong>ou</strong>s à la fois. L'enfant apprend à parler, àmanger, à marcher à peu près dans le même temps. C'est ici proprement la première époque de sa vie.Auparavant il n'est rien de plus que ce qu'il était dans le sein de sa mère; il n'a nul sentiment, nulle idée; àpeine a-t-il des sensations; il ne sent pas même sa propre existence:Vivit, et est vitae nescius ipse suae.


28Livre secondC'est ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement finit l'enfance; car les mots infans et puer nesont pas synonymes. Le premier est compris dans l'autre, et signifie qui ne peut parler: d'où vient quedans Valère Maxime on tr<strong>ou</strong>ve puerum infantem. Mais je continue à me servir de ce mot selon l'usage denotre langue, jusqu'à l'âge p<strong>ou</strong>r lequel elle a d'autres noms.Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent moins. Ce progrès est naturel: un langage estsubstitué à l'autre. Sitôt qu'ils peuvent dire qu'ils s<strong>ou</strong>ffrent avec des paroles, p<strong>ou</strong>rquoi le diraient-ils avecdes cris, si ce n'est quand la d<strong>ou</strong>leur est trop vive p<strong>ou</strong>r que la parole puisse l'exprimer? S'ils continuentalors à pleurer, c'est la faute des gens qui sont aut<strong>ou</strong>r d'eux. Dès qu'une fois <strong>Emile</strong> aura dit: J'ai mal, ilfaudra des d<strong>ou</strong>leurs bien vives p<strong>ou</strong>r le forcer de pleurer.Si l'enfant est délicat, sensible, que naturellement il se mette à crier p<strong>ou</strong>r rien, en rendant ces cris inutileset sans effet, j'en taris bientôt la s<strong>ou</strong>rce. Tant qu'il pleure, je ne vais point à lui; j'y c<strong>ou</strong>rs sitôt qu'il s'est tu.Bientôt sa manière de m'appeler sera de se taire, <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t au plus de jeter un seul cri. C'est par l'effetsensible des signes que les enfants jugent de leur sens, il n'y a point d'autre convention p<strong>ou</strong>r eux: quelquemal qu'un enfant se fasse, il est très rare qu'il pleure quand il est seul, à moins qu'il n'ait l'espoir d'êtreentendu.S'il tombe, s'il se fait une bosse à la tête, s'il saigne du nez, s'il se c<strong>ou</strong>pe les doigts, au lieu dem'empresser aut<strong>ou</strong>r de lui d'un air alarmé, je resterai tranquille, au moins p<strong>ou</strong>r un peu de temps. Le malest fait, c'est une nécessité qu'il l'endure; t<strong>ou</strong>t mon empressement ne servirait qu'à l'effrayer davantage etaugmenter sa sensibilité. Au fond, c'est moins le c<strong>ou</strong>p que la crainte qui t<strong>ou</strong>rmente, quand on s'est blessé.Je lui épargnerai du moins cette dernière angoisse; car très sûrement il jugera de son mal comme il verraque j'en juge: s'il me voit acc<strong>ou</strong>rir avec inquiétude, le consoler, le plaindre, il s'estimera perdu; s'il me voitgarder mon sang-froid, il reprendra bientôt le sien, et croira le mal guéri quand il ne le sentira plus. C'est àcet âge qu'on prend les premières leçons de c<strong>ou</strong>rage, et que, s<strong>ou</strong>ffrant sans effroi de légères d<strong>ou</strong>leurs, onapprend par degrés à supporter les grandes.Loin d'être attentif à éviter qu'<strong>Emile</strong> ne se blesse, je serais fort fâché qu'il ne se blessât jamais, et qu'ilgrandît sans connaître la d<strong>ou</strong>leur. S<strong>ou</strong>ffrir est la première chose qu'il doit apprendre, et celle qu'il aura leplus grand besoin de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et faibles que p<strong>ou</strong>r prendre cesimportantes leçons sans danger. Si l'enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe; s'il sefrappe avec un bâton, il ne se cassera pas le bras; s'il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, et ne sec<strong>ou</strong>pera pas bien avant. Je ne sache pas qu'on ait jamais vu d'enfant en liberté se tuer, s'estropier, ni sefaire un mal considérable, à moins qu'on ne l'ait indiscrètement exposé sur des lieux élevés, <strong>ou</strong> seulaut<strong>ou</strong>r du feu, <strong>ou</strong> qu'on n'ait laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de ces magasins demachines qu'on rassemble aut<strong>ou</strong>r d'un enfant p<strong>ou</strong>r l'armer de t<strong>ou</strong>tes pièces contre la d<strong>ou</strong>leur, jusqu'à ceque, devenu grand, il reste à sa merci, sans c<strong>ou</strong>rage et sans expérience, qu'il se croie mort à la premièrepiqûre et s'évan<strong>ou</strong>isse en voyant la première g<strong>ou</strong>tte de son sang?Notre manie enseignante et pédantesque est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'apprendre aux enfants ce qu'ils apprendraientbeauc<strong>ou</strong>p mieux d'eux-mêmes, et d'<strong>ou</strong>blier ce que n<strong>ou</strong>s aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien deplus sot que la peine qu'on prend p<strong>ou</strong>r leur apprendre à marcher, comme si l'on en avait vu quelqu'un qui,par la négligence de sa n<strong>ou</strong>rrice, ne sût pas marcher étant grand? Combien voit-on de gens au contrairemarcher mal t<strong>ou</strong>te leur vie, parce qu'on leur a mal appris à marcher!<strong>Emile</strong> n'aura ni b<strong>ou</strong>rrelets, ni paniers r<strong>ou</strong>lants, ni chariots, ni lisières; <strong>ou</strong> du moins, dès qu'il commencerade savoir mettre un pied devant l'autre, on ne le s<strong>ou</strong>tiendra que sur les lieux pavés, et l'on ne fera qu'ypasser en hâte. Au lieu de le laisser cr<strong>ou</strong>pir dans l'air usé d'une chambre, qu'on le mène j<strong>ou</strong>rnellement aumilieu d'un pré. Là, qu'il c<strong>ou</strong>re, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le j<strong>ou</strong>r, tant mieux: il en apprendra plustôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beauc<strong>ou</strong>p de blessures. Mon élève aura s<strong>ou</strong>vent descontusions; en revanche, il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs contrariés,t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs enchaînés, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tristes. Je d<strong>ou</strong>te que le profit soit de leur côté.


29Un autre progrès rend aux enfants la plainte moins nécessaire: c'est celui de leurs forces. P<strong>ou</strong>vant pluspar eux-mêmes, ils ont un besoin moins fréquent de rec<strong>ou</strong>rir à autrui. Avec leur force se développe laconnaissance qui les met en état de la diriger. C'est à ce second degré que commence proprement la viede l'individu; c'est alors qu'il prend la conscience de lui-même. La mémoire étend le sentiment de l'identitésur t<strong>ou</strong>s les moments de son existence; il devient véritablement un, le même, et par conséquent déjàcapable de bonheur <strong>ou</strong> de misère. Il importe donc de commencer à le considérer ici comme un être moral.Quoiqu'on assigne à peu près le plus long terme de la vie humaine et les probabilités qu'on a d'approcherde ce terme à chaque âge, rien n'est plus incertain que la durée de la vie de chaque homme enparticulier; très peu parviennent à ce plus long terme. Les plus grands risques de la vie sont dans soncommencement; moins on a vécu, moins on doit espérer de vivre. <strong>De</strong>s enfants qui naissent, la moitié, t<strong>ou</strong>tau plus, parvient à l'adolescence; et il est probable que votre élève n'atteindra pas l'âge d'homme.Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui chargeun enfant de chaînes de t<strong>ou</strong>te espèce, et commence par le rendre misérable, p<strong>ou</strong>r lui préparer au loin jene sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu'il ne j<strong>ou</strong>ira jamais? Quand je supposerais cetteéducation raisonnable dans son objet, comment voir sans indignation de pauvres infortunés s<strong>ou</strong>mis à unj<strong>ou</strong>g insupportable et condamnés à des travaux continuels comme des galériens, sans être assuré quetant de soins leur seront jamais utiles! L'âge de la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments,des menaces, de l'esclavage. On t<strong>ou</strong>rmente le malheureux p<strong>ou</strong>r son bien; et l'on ne voit pas la mort qu'onappelle, et qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait combien d'enfants périssent victimes del'extravagante sagesse d'un père <strong>ou</strong> d'un maître? Heureux d'échapper à sa cruauté, le seul avantagequ'ils tirent des maux qu'il leur a fait s<strong>ou</strong>ffrir est de m<strong>ou</strong>rir sans regretter la vie, dont ils n'ont connu que lest<strong>ou</strong>rments.Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir; soyez-le p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les états, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les âges, p<strong>ou</strong>rt<strong>ou</strong>t ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s hors de l'humanité? Aimezl'enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de v<strong>ou</strong>s n'a pas regretté quelquefoiscet âge où le rire est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur les lèvres, et où l'âme est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en paix? P<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s ôter àces petits innocents la j<strong>ou</strong>issance d'un temps si c<strong>ou</strong>rt qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils nesauraient abuser? P<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s remplir d'amertume et de d<strong>ou</strong>leurs ces premiers ans si rapides,qui ne reviendront pas plus p<strong>ou</strong>r eux qu'ils ne peuvent revenir p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s? Pères, savez-v<strong>ou</strong>s le momentoù la mort attend vos enfants? Ne v<strong>ou</strong>s préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'instants que lanature leur donne: aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en j<strong>ou</strong>issent; faites qu'àquelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie.Que de voix vont s'élever contre moi! J'entends de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui n<strong>ou</strong>sjette incessamment hors de n<strong>ou</strong>s, qui compte t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le présent p<strong>ou</strong>r rien, et, p<strong>ou</strong>rsuivant sans relâcheun avenir qui fuit à mesure qu'on avance, à force de n<strong>ou</strong>s transporter où n<strong>ou</strong>s ne sommes pas, n<strong>ou</strong>stransporte où n<strong>ou</strong>s ne serons jamais.C'est, me répondez-v<strong>ou</strong>s, le temps de corriger les mauvaises inclinations de l'homme; c'est dans l'âge del'enfance, où les peines sont le moins sensibles, qu'il faut les multiplier, p<strong>ou</strong>r les épargner dans l'âge deraison. Mais qui v<strong>ou</strong>s dit que t<strong>ou</strong>t cet arrangement est à votre disposition, et que t<strong>ou</strong>tes ces bellesinstructions dont v<strong>ou</strong>s accablez le faible esprit d'un enfant ne lui seront pas un j<strong>ou</strong>r plus pernicieusesqu'utiles? Qui v<strong>ou</strong>s assure que v<strong>ou</strong>s épargnez quelque chose par les chagrins que v<strong>ou</strong>s lui prodiguez?P<strong>ou</strong>rquoi lui donnez-v<strong>ou</strong>s plus de maux que son état n'en comporte, sans être sûr que ces maux présentssont à la décharge de l'avenir? Et comment me pr<strong>ou</strong>verez-v<strong>ou</strong>s que ces mauvais penchants dont v<strong>ou</strong>sprétendez le guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien plus que de la nature?Malheureuse prévoyance, qui rend un être actuellement misérable, sur l'espoir bien <strong>ou</strong> mal fondé de lerendre heureux un j<strong>ou</strong>r! Que si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, et l'enfantqu'on rend heureux avec l'enfant qu'on gâte, apprenons-leur à les distinguer.P<strong>ou</strong>r ne point c<strong>ou</strong>rir après des chimères, n'<strong>ou</strong>blions pas ce qui convient à notre condition. L'humanité a saplace dans l'ordre des choses; l'enfance a la sienne dans l'ordre de la vie humaine: il faut considérer


30l'homme dans l'homme, et l'enfant dans l'enfant. Assigner à chacun sa place et l'y fixer, ordonner lespassions humaines selon la constitution de l'homme, est t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons faire p<strong>ou</strong>r son bienêtre.Le reste dépend de causes étrangères qui ne sont point en notre p<strong>ou</strong>voir.N<strong>ou</strong>s ne savons ce que c'est que bonheur <strong>ou</strong> malheur absolu. T<strong>ou</strong>t est mêlé dans cette vie; on n'y goûteaucun sentiment pur, on n'y reste pas deux moments dans le même état. Les affections de nos âmes,ainsi que les modifications de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien et le mal n<strong>ou</strong>s sontcommuns à t<strong>ou</strong>s, mais en différentes mesures. Le plus heureux est celui qui s<strong>ou</strong>ffre le moins de peines; leplus misérable est celui qui sent le moins de plaisirs. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus de s<strong>ou</strong>ffrances que de j<strong>ou</strong>issances:voilà la différence commune à t<strong>ou</strong>s. La félicité de l'homme ici-bas n'est donc qu'un état négatif; on doit lamesurer par la moindre quantité de maux qu'il s<strong>ou</strong>ffre.T<strong>ou</strong>t sentiment de peine est inséparable du désir de s'en délivrer; t<strong>ou</strong>te idée de plaisir est inséparable dudésir d'en j<strong>ou</strong>ir; t<strong>ou</strong>t désir suppose privation, et t<strong>ou</strong>tes les privations qu'on sent sont pénibles; c'est doncdans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont lesfacultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux.En quoi donc consiste la sagesse humaine <strong>ou</strong> la r<strong>ou</strong>te du vrai bonheur? Ce n'est pas précisément àdiminuer nos désirs; car, s'ils étaient au-dess<strong>ou</strong>s de notre puissance, une partie de nos facultés resteraitoisive, et n<strong>ou</strong>s ne j<strong>ou</strong>irons pas de t<strong>ou</strong>t notre être. Ce n'est pas non plus à étendre nos facultés, car si nosdésirs s'étendaient à la fois en plus grand rapport, n<strong>ou</strong>s n'en deviendrions que plus misérables: mais c'està diminuer l'excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté.C'est alors seulement que, t<strong>ou</strong>tes les forces étant en action, l'âme cependant restera paisible, et quel'homme se tr<strong>ou</strong>vera bien ordonné.C'est ainsi que la nature, qui fait t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r le mieux, l'a d'abord institué. Elle ne lui donne immédiatementque les désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffisantes p<strong>ou</strong>r les satisfaire. Elle a mist<strong>ou</strong>tes les autres comme en réserve au fond de son âme, p<strong>ou</strong>r s'y développer au besoin. Ce n'est quedans cet état primitif que l'équilibre du p<strong>ou</strong>voir et du désir se rencontre, et que l'homme n'est pasmalheureux. Sitôt que ses facultés virtuelles se mettent en action, l'imagination, la plus active de t<strong>ou</strong>tes,s'éveille et les devance. C'est l'imagination qui étend p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s la mesure des possibles, soit en bien, soiten mal, et qui, par conséquent, excite et n<strong>ou</strong>rrit les désirs par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet quiparaissait d'abord s<strong>ou</strong>s la main fuit plus vite qu'on ne peut le p<strong>ou</strong>rsuivre; quand on croit l'atteindre, il setransforme et se montre au loin devant n<strong>ou</strong>s. Ne voyant plus le pays déjà parc<strong>ou</strong>ru, n<strong>ou</strong>s le comptonsp<strong>ou</strong>r rien; celui qui reste à parc<strong>ou</strong>rir s'agrandit, s'étend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise sans arriver auterme; et plus n<strong>ou</strong>s gagnons sur la j<strong>ou</strong>issance, plus le bonheur s'éloigne de n<strong>ou</strong>s.Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à sesdésirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux, il n'est jamais moins misérable quequand il paraît dép<strong>ou</strong>rvu de t<strong>ou</strong>t; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans lebesoin qui s'en fait sentir.Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini; ne p<strong>ou</strong>vant élargir l'un, rétrécissons l'autre;car c'est de leur seule différence que naissent t<strong>ou</strong>tes les peines qui n<strong>ou</strong>s rendent vraiment malheureux.Otez la force, la santé, le bon témoignage de soi, t<strong>ou</strong>s les biens de cette vie sont dans l'opinion; ôtez lesd<strong>ou</strong>leurs du corps et les remords de la conscience, t<strong>ou</strong>s nos maux sont imaginaires. Ce principe estcommun, dira-t-on; j'en conviens; mais l'application pratique n'en est pas commune; et c'est uniquementde la pratique qu'il s'agit ici.Quand on dit que l'homme est faible, que veut-on dire? Ce mot de faiblesse indique un rapport, un rapportde l'être auquel on l'applique. Celui dont la force passe les besoins, fût-il un insecte, un ver, est un êtrefort; celui dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un lion; fût-il un conquérant, un héros; fût-ilun dieu; c'est un être faible. L'ange rebelle qui méconnut sa nature était plus faible que l'heureux mortelqui vit en paix selon la sienne. L'homme est très fort quand il se contente d'être ce qu'il est; il est trèsfaible quand il veut s'élever au-dessus de l'humanité. N'allez donc pas v<strong>ou</strong>s figurer qu'en étendant vos


31facultés v<strong>ou</strong>s étendez vos forces; v<strong>ou</strong>s les diminuez, au contraire, si votre orgueil s'étend plus qu'elles.Mesurons le rayon de notre sphère, et restons au centre comme l'insecte au milieu de sa toile; n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>ssuffirons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à n<strong>ou</strong>s-mêmes, et n<strong>ou</strong>s n'aurons point à n<strong>ou</strong>s plaindre de notre faiblesse, car n<strong>ou</strong>s ne lasentirons jamais.T<strong>ou</strong>s les animaux ont exactement les facultés nécessaires p<strong>ou</strong>r se conserver. L'homme seul en a desuperflues. N'est-il pas bien étrange que ce superflu soit l'instrument de sa misère? Dans t<strong>ou</strong>t pays lesbras d'un homme valent plus que sa subsistance. S'il était assez sage p<strong>ou</strong>r compter ce surplus p<strong>ou</strong>r rien,il aurait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le nécessaire, parce qu'il n'aurait jamais rien de trop. Les grands besoins, disait Favorin,naissent des grands biens; et s<strong>ou</strong>vent le meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est des'ôter celles qu'on a. C'est à force de n<strong>ou</strong>s travailler p<strong>ou</strong>r augmenter notre bonheur, que n<strong>ou</strong>s lechangeons en misère. T<strong>ou</strong>t homme qui ne v<strong>ou</strong>drait que vivre, vivrait heureux; par conséquent il vivraitbon; car où serait p<strong>ou</strong>r lui l'avantage d'être méchant?Si n<strong>ou</strong>s étions immortels, n<strong>ou</strong>s serions des êtres très misérables. Il est dur de m<strong>ou</strong>rir, sans d<strong>ou</strong>te; mais ilest d<strong>ou</strong>x d'espérer qu'on ne vivra pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, et qu'une meilleure vie finira les peines de celle-ci. Si l'onn<strong>ou</strong>s offrait l'immortalité sur la terre, qui est-ce qui v<strong>ou</strong>drait accepter ce triste présent? Quelle ress<strong>ou</strong>rce,quel espoir, quelle consolation n<strong>ou</strong>s resterait-il contre les rigueurs du sort et contre les injustices deshommes? L'ignorant, qui ne prévoit rien, sent peu le prix de la vie, et craint peu de la perdre; l'hommeéclairé voit des biens d'un plus grand prix, qu'il préfère à celui-là. Il n'y a que le demi-savoir et la faussesagesse qui, prolongeant nos vues jusqu'à la mort, et pas au delà, en font p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s le pire des maux. Lanécessité de m<strong>ou</strong>rir n'est à l'homme sage qu'une raison p<strong>ou</strong>r supporter les peines de la vie. Si l'on n'étaitpas sûr de la perdre une fois, elle coûterait trop à conserver.Nos maux moraux sont t<strong>ou</strong>s dans l'opinion, hors un seul, qui est le crime; et celui-là dépend de n<strong>ou</strong>s: nosmaux physiques se détruisent <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s détruisent. Le temps <strong>ou</strong> la mort sont nos remèdes; mais n<strong>ou</strong>ss<strong>ou</strong>ffrons d'autant plus que n<strong>ou</strong>s savons moins s<strong>ou</strong>ffrir; et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s donnons plus de t<strong>ou</strong>rment p<strong>ou</strong>rguérir nos maladies, que n<strong>ou</strong>s n'en aurions à les supporter. Vis selon la nature, sois patient, et chasse lesmédecins; tu n'éviteras pas la mort, mais tu ne la sentiras qu'une fois, tandis qu'ils la portent chaque j<strong>ou</strong>rdans ton imagination tr<strong>ou</strong>blée, et que leur art mensonger, au lieu de prolonger tes j<strong>ou</strong>rs, t'en ôte laj<strong>ou</strong>issance. Je demanderai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quel vrai bien cet art a fait aux hommes. Quelques-uns de ceux qu'ilguérit m<strong>ou</strong>rraient, il est vrai; mais des millions qu'il tue resteraient en vie. Homme sensé, ne mets point àcette loterie, où trop de chances sont contre toi. S<strong>ou</strong>ffre, meurs <strong>ou</strong> guéris; mais surt<strong>ou</strong>t vis jusqu'à tadernière heure.T<strong>ou</strong>t n'est que folie et contradiction dans les institutions humaines. N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s inquiétons plus de notre vieà mesure qu'elle perd de son prix. Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens; ils ne veulent pasperdre les apprêts qu'ils ont faits p<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>ir; à soixante ans, il est bien cruel de m<strong>ou</strong>rir avant d'avoircommencé de vivre. On croit que l'homme a un vif am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r sa conservation, et cela est vrai; mais onne voit pas que cet am<strong>ou</strong>r, tel que n<strong>ou</strong>s le sentons, est en grande partie l'<strong>ou</strong>vrage des hommes.Naturellement l'homme ne s'inquiète p<strong>ou</strong>r se conserve qu'autant que les moyens en sont en son p<strong>ou</strong>voir;sitôt que ces moyens lui échappent, il se tranquillise et meurt sans se t<strong>ou</strong>rmenter inutilement. La premièreloi de la résignation n<strong>ou</strong>s vient de la nature. Les sauvages, ainsi que les bêtes, se débattent fort peucontre la mort, et l'endurent presque sans se plaindre. Cette loi détruite, il s'en forme une autre qui vientde la raison; mais peu savent l'en tirer, et cette résignation factice n'est jamais aussi pleine et entière quela première.La prévoyance! la prévoyance qui n<strong>ou</strong>s porte sans cesse au delà de n<strong>ou</strong>s, et s<strong>ou</strong>vent n<strong>ou</strong>s place où n<strong>ou</strong>sn'arriverons point, voilà la véritable s<strong>ou</strong>rce de t<strong>ou</strong>tes nos misères. Quelle manie a un être aussi passagerque l'homme de regarder t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au loin dans un avenir qui vient si rarement, et de négliger le présentdont il est sûr! manie d'autant plus funeste qu'elle augmente incessamment avec l'âge, et que lesvieillards, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs défiants, prévoyants, avares, aiment mieux se refuser auj<strong>ou</strong>rd'hui le nécessaire que demanquer du superflu dans cent ans. Ainsi n<strong>ou</strong>s tenons à t<strong>ou</strong>t, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s accrochons à t<strong>ou</strong>t; les temps, leslieux, les hommes, les choses, t<strong>ou</strong>t ce qui est, t<strong>ou</strong>t ce qui sera, importe à chacun de n<strong>ou</strong>s; notre individun'est plus que la moindre partie de n<strong>ou</strong>s-mêmes. Chacun s'étend, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, sur la terre entière, et


32devient sensible sur t<strong>ou</strong>te cette grande surface. Est-il étonnant que nos maux se multiplient dans t<strong>ou</strong>s lespoints par où l'on peut n<strong>ou</strong>s blesser? Que de princes se désolent p<strong>ou</strong>r la perte d'un pays qu'ils n'ontjamais vu! Que de marchands il suffit de t<strong>ou</strong>cher aux Indes, p<strong>ou</strong>r les faire crier à Paris!Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin d'eux-mêmes? Est-ce elle qui veut que chacunapprenne son destin des autres, et quelquefois l'apprenne le dernier, en sorte que tel est mort heureux <strong>ou</strong>misérable, sans en avoir jamais rien su? Je vois un homme frais, gai, vig<strong>ou</strong>reux, bien portant; sa présenceinspire la joie; ses yeux annoncent le contentement, le bien-être; il porte avec lui l'image du bonheur.Vient une lettre de la poste; l'homme heureux la regarde, elle est à son adresse, il l'<strong>ou</strong>vre, il la lit. Al'instant son air change; il pâlit, il tombe en défaillance. Revenu à lui, il pleure, il s'agite, il gémit, ils'arrache les cheveux, il fait retentir l'air de ses cris, il semble attaqué d'affreuses convulsions. Insensé!quel mal t'a donc fait ce papier? quel membre t'a-t-il ôté? quel crime t'a-t-il fait commettre? enfin qu'a-t-ilchangé dans toi-même p<strong>ou</strong>r te mettre dans l'état où je te vois?Que la lettre se fût égarée, qu'une main charitable l'eût jetée au feu, le sort de ce mortel, heureux etmalheureux à la fois, eût été, ce me semble, un étrange problème. Son malheur, direz-v<strong>ou</strong>s, était réel.Fort bien, mais il ne le sentait pas. Où était-il donc? Son bonheur était imaginaire. J'entends; la santé, lagaieté, le bien-être, le contentement d'esprit, ne sont plus que des visions. N<strong>ou</strong>s n'existons plus où n<strong>ou</strong>ssommes, n<strong>ou</strong>s n'existons qu'où n<strong>ou</strong>s ne sommes pas. Est-ce la peine d'avoir une si grande peur de lamort, p<strong>ou</strong>rvu que ce en quoi n<strong>ou</strong>s vivons reste?O homme! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que lanature t'assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t'en p<strong>ou</strong>rra faire sortir; ne regimbe point contre la dureloi de la nécessité, et n'épuise pas, à v<strong>ou</strong>loir lui résister, des forces que le ciel ne t'a point données p<strong>ou</strong>rétendre <strong>ou</strong> prolonger ton existence, mais seulement p<strong>ou</strong>r la conserver comme il lui plaît et autant qu'il luiplaît. Ta liberté, ton p<strong>ou</strong>voir, ne s'étendent qu'aussi loin que tes forces naturelles, et pas au delà; t<strong>ou</strong>t lereste n'est qu'esclavage, illusion, prestige. La domination même est servile, quand elle tient à l'opinion;car tu dépends des préjugés de ceux que tu g<strong>ou</strong>vernes par les préjugés. P<strong>ou</strong>r les conduire comme il teplaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n'ont qu'à changer de manière de penser, il faudra bien parforce que tu changes de manière d'agir. Ceux qui t'approchent n'ont qu'à savoir g<strong>ou</strong>verner les opinions dupeuple que tu crois g<strong>ou</strong>verner, <strong>ou</strong> des favoris qui te g<strong>ou</strong>vernent <strong>ou</strong> celles de ta famille, <strong>ou</strong> les tiennespropres: ces visirs, ces c<strong>ou</strong>rtisans, ces prêtres, ces soldats, ces valets, ces caillettes, et jusqu'à desenfants, quand tu serais un Thémistocle en génie, vont te mener, comme un enfant toi-même au milieu detes légions. Tu as beau faire, jamais ton autorité réelle n'ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt qu'ilfaut voir par les yeux des autres, il faut v<strong>ou</strong>loir par leurs volontés. Mes peuples sont mes sujets, dis-tufièrement. Soit. Mais toi, qu'es-tu? le sujet de tes ministres. Et tes ministres à leur t<strong>ou</strong>r, que sont-ils? lessujets de leurs commis, de leurs maîtresses, les valets de leurs valets. Prenez t<strong>ou</strong>t, usurpez t<strong>ou</strong>t, et puisversez l'argent à pleines mains; dressez des batteries de canon; élevez des gibets, des r<strong>ou</strong>es; donnezdes lois, des édits; multipliez les espions, les soldats, les b<strong>ou</strong>rreaux, les prisons, les chaînes: pauvrespetits hommes, de quoi v<strong>ou</strong>s sert t<strong>ou</strong>t cela? v<strong>ou</strong>s n'en serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moinstrompés, ni plus absolus. V<strong>ou</strong>s direz t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs: n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons; et v<strong>ou</strong>s ferez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce que v<strong>ou</strong>dront lesautres.Le seul qui fait sa volonté est celui qui n'a pas besoin, p<strong>ou</strong>r la faire, de mettre les bras d'un autre au b<strong>ou</strong>tdes siens: d'où il suit que le premier de t<strong>ou</strong>s les biens n'est pas l'autorité, mais la liberté. L'hommevraiment libre ne veut que ce qu'il peut, et fait ce qu'il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s'agitque de l'appliquer à l'enfance, et t<strong>ou</strong>tes les règles de l'éducation vont en déc<strong>ou</strong>ler.La société a fait l'homme plus faible, non seulement en lui ôtant le droit qu'il avait sur ses propres forces,mais surt<strong>ou</strong>t en les lui rendant insuffisantes. Voilà p<strong>ou</strong>rquoi ses désirs se multiplient avec sa faiblesse, etvoilà ce qui fait celle de l'enfance, comparée à l'âge d'homme. Si l'homme est un être fort, et si l'enfant estun être faible, ce n'est pas parce que le premier a plus de force absolue que le second, mais c'est parceque le premier peut naturellement se suffire à lui-même et que l'autre ne le peut. L'homme doit donc avoirplus de volontés, et l'enfant plus de fantaisies; mot par lequel j'entends t<strong>ou</strong>s les désirs qui ne sont pas devrais besoins, et qu'on ne peut contenter qu'avec le sec<strong>ou</strong>rs d'autrui.


33J'ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y p<strong>ou</strong>rvoit par l'attachement des pères et des mères:mais cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. <strong>De</strong>s parents qui vivent dans l'état civil ytransportent leur enfant avant l'âge. En lui donnant plus de besoins qu'il n'en a, ils ne s<strong>ou</strong>lagent pas safaiblesse, ils l'augmentent. Ils l'augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature n'exigeait pas, ens<strong>ou</strong>mettant à leurs volontés le peu de forces qu'il a p<strong>ou</strong>r servir les siennes, en changeant de part <strong>ou</strong>d'autre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa faiblesse et où les tient leur attachement.L'homme sage sait rester à sa place; mais l'enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait s'y maintenir.Il a parmi n<strong>ou</strong>s mille issues p<strong>ou</strong>r en sortir; c'est à ceux qui le g<strong>ou</strong>vernent à l'y retenir, et cette tâche n'estpas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant; il faut qu'il sente sa faiblesse et non qu'il ens<strong>ou</strong>ffre; il faut qu'il dépende et non qu'il obéisse; il faut qu'il demande et non qu'il commande. Il n'ests<strong>ou</strong>mis aux autres qu'à cause de ses besoins, et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, cequi peut contribuer <strong>ou</strong> nuire à sa conservation. Nul n'a droit, pas même le père, de commander à l'enfantce qui ne lui est bon à rien.Avant que les préjugés et les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels, le bonheur desenfants ainsi que des hommes consiste dans l'usage de leur liberté; mais cette liberté dans les premiersest bornée par leur faiblesse. Quiconque fait ce qu'il veut est heureux, s'il se suffit à lui-même; c'est le casde l'homme vivant dans l'état de nature. Quiconque fait ce qu'il veut n'est pas heureux, si ses besoinspassent ses forces: c'est le cas de l'enfant dans le même état. Les enfants ne j<strong>ou</strong>issent même dans l'étatde nature que d'une liberté imparfaite, semblable à celle dont j<strong>ou</strong>issent les hommes dans l'état civil.Chacun de n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vant plus se passer des autres, redevient à cet égard faible et misérable. N<strong>ou</strong>sétions faits p<strong>ou</strong>r être hommes; les lois et la société n<strong>ou</strong>s ont replongés dans l'enfance. Les riches, lesgrands, les rois sont t<strong>ou</strong>s des enfants qui, voyant qu'on s'empresse à s<strong>ou</strong>lager leur misère, tirent de celamême une vanité puérile, et sont t<strong>ou</strong>t fiers des soins qu'on ne leur rendrait pas s'ils étaient hommes faits.Ces considérations sont importantes, et servent à rés<strong>ou</strong>dre t<strong>ou</strong>tes les contradictions du système social. Ily a deux sortes de dépendances: celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de lasociété. La dépendance des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n'engendrepoint de vices: la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre t<strong>ou</strong>s, et c'est par elle que lemaître et l'esclave se dépravent mutuellement. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans lasociété, c'est de substituer la loi à l'homme, et d'armer les volontés générales d'une force réelle,supérieure à l'action de t<strong>ou</strong>te volonté particulière. Si les lois des nations p<strong>ou</strong>vaient avoir, comme celles dela nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommesredeviendrait alors celle des choses; on réunirait dans la république t<strong>ou</strong>s les avantages de l'état naturel àceux de l'état civil; on joindrait à la liberté qui maintient l'homme exempt de vices, la moralité qui l'élève àla vertu.Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses, v<strong>ou</strong>s aurez suivi l'ordre de la nature dans leprogrès de son éducation. N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques <strong>ou</strong> despunitions qui naissent des actions mêmes, et qu'il se rappelle dans l'occasion; sans lui défendre de malfaire, il suffit de l'en empêcher. L'expérience <strong>ou</strong> l'impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi.N'accordez rien à ses désirs parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin. Qu'il ne sache ce quec'est qu'obéissance quand il agit, ni ce que c'est qu'empire quand on agit p<strong>ou</strong>r lui. Qu'il sente égalementsa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu'ilen a besoin p<strong>ou</strong>r être libre et non pas impérieux; qu'en recevant vos services avec une sorte d'humiliation,il aspire au moment où il p<strong>ou</strong>rra s'en passer, et où il aura l'honneur de se servir lui-même.La nature a, p<strong>ou</strong>r fortifier le corps et le faire croître, des moyens qu'on ne doit jamais contrarier. Il ne fautpoint contraindre un enfant de rester quand il veut aller, ni d'aller quand il veut rester en place. Quand lavolonté des enfants n'est point gâtée par notre faute, ils ne veulent rien inutilement. Il faut qu'ils sautent,qu'ils c<strong>ou</strong>rent, qu'ils crient, quand ils en ont envie. T<strong>ou</strong>s leurs m<strong>ou</strong>vements sont des besoins de leurconstitution, qui cherche à se fortifier; mais on doit se défier de ce qu'ils désirent sans le p<strong>ou</strong>voir faire euxmêmes,et que d'autres sont obligés de faire p<strong>ou</strong>r eux. Alors il faut distinguer avec soin le vrai besoin, le


34besoin naturel, du besoin de fantaisie qui commence à naître, <strong>ou</strong> de celui qui ne vient que de lasurabondance de vie dont j'ai parlé.J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand un enfant pleure p<strong>ou</strong>r avoir ceci <strong>ou</strong> cela. J'aj<strong>ou</strong>terai seulement que,dès qu'il peut demander en parlant ce qu'il désire, et que, p<strong>ou</strong>r l'obtenir plus vite <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r vaincre un refus,il appuie de pleurs sa demande, elle lui doit être irrévocablement refusée. Si le besoin l'a fait parler, v<strong>ou</strong>sdevez le savoir, et faire aussitôt ce qu'il demande; mais céder quelque chose à ses larmes, c'est l'exciterà en verser, c'est lui apprendre à d<strong>ou</strong>ter de votre bonne volonté, et à croire que l'importunité peut plus surv<strong>ou</strong>s que la bienveillance. S'il ne v<strong>ou</strong>s croit pas bon, bientôt il sera méchant; s'il v<strong>ou</strong>s croit faible, il serabientôt opiniâtre; il importe d'accorder t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au premier signe ce qu'on ne veut pas refuser. Ne soyezpoint prodigue en refus, mais ne les révoquez jamais.Gardez-v<strong>ou</strong>s surt<strong>ou</strong>t de donner à l'enfant de vaines formules de politesse, qui lui servent au besoin deparoles magiques p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>mettre à ses volontés t<strong>ou</strong>t ce qui l'ent<strong>ou</strong>re, et obtenir à l'instant ce qu'il lui plaît.Dans l'éducation façonnière des riches on ne manque jamais de les rendre poliment impérieux, en leurprescrivant les termes dont ils doivent se servir p<strong>ou</strong>r que personne n'ose leur résister; leurs enfants n'ontni ton ni t<strong>ou</strong>rs suppliants; ils sont aussi arrogants, même plus, quand ils prient que quand ils commandent,comme étant bien plus sûrs d'être obéis. On voit d'abord que s'il v<strong>ou</strong>s plaît signifie dans leur b<strong>ou</strong>che il meplaît, et que je v<strong>ou</strong>s prie signifie je v<strong>ou</strong>s ordonne. Admirable politesse, qui n'ab<strong>ou</strong>tit p<strong>ou</strong>r eux qu'à changerle sens des mots, et à ne p<strong>ou</strong>voir jamais parler autrement qu'avec empire! Quant à moi, qui crains moinsqu'<strong>Emile</strong> ne soit grossier qu'arrogant, j'aime beauc<strong>ou</strong>p mieux qu'il dise en priant, faites cela, qu'encommandant, je v<strong>ou</strong>s prie. Ce n'est pas le terme dont il se sert qui m'importe, mais bien l'acception qu'il yjoint.Il y a un excès de rigueur et un excès d'indulgence, t<strong>ou</strong>s deux également à éviter. Si v<strong>ou</strong>s laissez pâtir lesenfants, v<strong>ou</strong>s exposez leur santé, leur vie; v<strong>ou</strong>s les rendez actuellement misérables; si v<strong>ou</strong>s leurépargnez avec trop de soin t<strong>ou</strong>te espèce de mal être, v<strong>ou</strong>s leur préparez de grandes misères; v<strong>ou</strong>s lesrendez délicats, sensibles; v<strong>ou</strong>s les sortez de leur état d'hommes dans lequel ils rentreront un j<strong>ou</strong>r malgrév<strong>ou</strong>s. P<strong>ou</strong>r ne les pas exposer à quelques maux de la nature, v<strong>ou</strong>s êtes l'artisan de ceux qu'elle ne leur apas donnés. V<strong>ou</strong>s me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais pères auxquels je reprochais desacrifier le bonheur des enfants à la considération d'un temps éloigné qui peut ne jamais être.Non pas: car la liberté que je donne à mon élève le dédommage amplement des légères incommoditésauxquelles je le laisse exposé. Je vois de petits polissons j<strong>ou</strong>er sur la neige, violets, transis, et p<strong>ou</strong>vant àpeine remuer les doigts. Il ne tient qu'à eux de s'aller chauffer, ils n'en font rien; si on les y forçait, ilssentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte, qu'ils ne sentent celles du froid. <strong>De</strong> quoi donc v<strong>ou</strong>splaignez-v<strong>ou</strong>s? Rendrai-je votre enfant misérable en ne l'exposant qu'aux incommodités qu'il veut biens<strong>ou</strong>ffrir? Je fais son bien dans le moment présent, en le laissant libre; je fais son bien dans l'avenir, enl'armant contre les maux qu'il doit supporter. S'il avait le choix d'être mon élève <strong>ou</strong> le vôtre, pensez-v<strong>ou</strong>squ'il balançât un instant?Concevez-v<strong>ou</strong>s quelque vrai bonheur possible p<strong>ou</strong>r aucun être hors de sa constitution? et n'est-ce passortir l'homme de sa constitution, que de v<strong>ou</strong>loir l'exempter également de t<strong>ou</strong>s les maux de son espèce?Oui, je le s<strong>ou</strong>tiens: p<strong>ou</strong>r sentir les grands biens, il faut qu'il connaisse les petits maux; telle est sa nature.Si le physique va trop bien, le moral se corrompt. L'homme qui ne connaîtrait pas la d<strong>ou</strong>leur, neconnaîtrait ni l'attendrissement de l'humanité, ni la d<strong>ou</strong>ceur de la commisération; son coeur ne serait émude rien, il ne serait pas sociable, il serait un monstre parmi ses semblables.Savez-v<strong>ou</strong>s quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable? c'est de l'acc<strong>ou</strong>tumer à t<strong>ou</strong>tobtenir; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt <strong>ou</strong> tard l'impuissancev<strong>ou</strong>s forcera malgré v<strong>ou</strong>s d'en venir au refus; et ce refus inacc<strong>ou</strong>tumé lui donnera plus de t<strong>ou</strong>rment que laprivation même de ce qu'il désire. D'abord il v<strong>ou</strong>dra la canne que v<strong>ou</strong>s tenez; bientôt il v<strong>ou</strong>dra votremontre; ensuite il v<strong>ou</strong>dra l'oiseau qui vole; il v<strong>ou</strong>dra l'étoile qu'il voit briller; il v<strong>ou</strong>dra t<strong>ou</strong>t ce qu'il verra: àmoins d'être Dieu, comment le contenterez-v<strong>ou</strong>s?


35C'est une disposition naturelle à l'homme de regarder comme sien t<strong>ou</strong>t ce qui est en son p<strong>ou</strong>voir. En cesens le principe de Hobbes est vrai jusqu'à certain point: multipliez avec nos désirs les moyens de lessatisfaire, chacun se fera le maître de t<strong>ou</strong>t. L'enfant donc qui n'a qu'à v<strong>ou</strong>loir p<strong>ou</strong>r obtenir se croit lepropriétaire de l'univers; il regarde t<strong>ou</strong>s les hommes comme ses esclaves: et quand enfin l'on est forcé delui refuser quelque chose, lui, croyant t<strong>ou</strong>t possible quand il commande, prend ce refus p<strong>ou</strong>r un acte derébellion; t<strong>ou</strong>tes les raisons qu'on lui donne dans un âge incapable de raisonnement ne sont à son gréque des prétextes; il voit part<strong>ou</strong>t de la mauvaise volonté: le sentiment d'une injustice prétendue aigrissantson naturel, il prend t<strong>ou</strong>t le monde en haine, et sans jamais savoir gré de la complaisance, il s'indigne det<strong>ou</strong>te opposition.Comment concevrais-je qu'un enfant, ainsi dominé par la colère et dévoré des passions les plusirascibles, puisse jamais être heureux? Heureux, lui! c'est un despote; c'est à la fois le plus vil desesclaves et la plus misérable des créatures. J'ai vu des enfants élevés de cette manière, qui v<strong>ou</strong>laientqu'on renversât la maison d'un c<strong>ou</strong>p d'épaule, qu'on leur donnât le coq qu'ils voyaient sur un clocher,qu'on arrêtât un régiment en marche p<strong>ou</strong>r entendre les tamb<strong>ou</strong>rs plus longtemps, et qui perçaient l'air deleurs cris, sans v<strong>ou</strong>loir éc<strong>ou</strong>ter personne, aussitôt qu'on tardait à leur obéir. T<strong>ou</strong>t s'empressait vainementà leur complaire; leurs désirs s'irritant par la facilité d'obtenir, ils s'obstinaient aux choses impossibles, etne tr<strong>ou</strong>vaient part<strong>ou</strong>t que contradictions, qu'obstacles, que peines, que d<strong>ou</strong>leurs. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs grondants,t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs mutins, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs furieux, ils passaient les j<strong>ou</strong>rs à crier, à se plaindre. Etaient-ce là des êtres bienfortunés? La faiblesse et la domination réunies n'engendrent que folie et misère. <strong>De</strong> deux enfants gâtés,l'un bat la table, et l'autre fait f<strong>ou</strong>etter la mer; ils auront bien à f<strong>ou</strong>etter et à battre avant de vivre contents.Si ces idées d'empire et de tyrannie les rendent misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ilsgrandiront, et que leurs relations avec les autres hommes commenceront à s'étendre et se multiplier?Acc<strong>ou</strong>tumés à voir t<strong>ou</strong>t fléchir devant eux, quelle surprise, en entrant dans le monde, de sentir que t<strong>ou</strong>tleur résiste, et de se tr<strong>ou</strong>ver écrasés du poids de cet univers qu'il pensaient m<strong>ou</strong>voir à leur gré!Leurs airs insolents, leur puérile vanité, ne leur attirent que mortifications, dédains, railleries; ils boivent lesaffronts comme l'eau; de cruelles épreuves leur apprennent bientôt qu'ils ne connaissent ni leur état nileurs forces; ne p<strong>ou</strong>vant t<strong>ou</strong>t, ils croient ne rien p<strong>ou</strong>voir. Tant d'obstacles inacc<strong>ou</strong>tumés les rebutent, tantde mépris les avilissent: ils deviennent lâches, craintifs, rampants, et retombent autant au-dess<strong>ou</strong>s d'euxmêmes,qu'ils s'étaient élevés au-dessus.Revenons à la règle primitive. La nature a fait les enfants p<strong>ou</strong>r être aimés et sec<strong>ou</strong>rus; mais les a-t-ellefaits p<strong>ou</strong>r être obéis et craints? Leur a-t-elle donné un air imposant, un oeil sévère, une voix rude etmenaçante, p<strong>ou</strong>r se faire red<strong>ou</strong>ter? Je comprends que le rugissement d'un lion ép<strong>ou</strong>vante les animaux, etqu'ils tremblent en voyant sa terrible hure; mais si jamais on vit un spectacle indécent, odieux, risible, c'estun corps de magistrats, le chef à la tête, en habit de cérémonie, prosternés devant un enfant au maillot,qu'ils haranguent en termes pompeux, et qui crie et bave p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse.A considérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus faible, plus misérable, plus à la mercide t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne, qui ait si grand besoin de pitié, de soins, de protection, qu'un enfant? Nesemble-t-il pas qu'il ne montre une figure si d<strong>ou</strong>ce et un air si t<strong>ou</strong>chant qu'afin que t<strong>ou</strong>t ce qui l'approches'intéresse à sa faiblesse et s'empresse à le sec<strong>ou</strong>rir? Qu'y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraireà l'ordre, que de voir un enfant impérieux et mutin commander à t<strong>ou</strong>t ce qui l'ent<strong>ou</strong>re et prendreimpudemment le ton de maître avec ceux qui n'ont qu'à l'abandonner p<strong>ou</strong>r le faire périr?D'autre part, qui ne voit que la faiblesse du premier âge enchaîne les enfants de tant de manières, qu'ilest barbare d'aj<strong>ou</strong>ter à cet assujettissement celui de nos caprices, en leur ôtant une liberté si bornée, delaquelle ils peuvent si peu abuser, et dont il est peu utile à eux et à n<strong>ou</strong>s qu'on les prive? S'il n'y a pointd'objet si digne de risée qu'un enfant hautain, il n'y a point d'objet si digne de pitié qu'un enfant craintif.Puisque avec l'âge de raison commence la servitude civile, p<strong>ou</strong>rquoi la prévenir par la servitude privée?S<strong>ou</strong>ffrons qu'un moment de la vie soit exempt de ce j<strong>ou</strong>g que la nature ne n<strong>ou</strong>s a pas imposé, et laissonsà l'enfance l'exercice de la liberté naturelle, qui l'éloigne au moins p<strong>ou</strong>r un temps des vices que l'oncontracte dans l'esclavage. Que ces instituteurs sévères, que ces pères asservis à leurs enfants viennent


36donc les uns et les autres avec leurs frivoles objections, et qu'avant de vanter leurs méthodes, ilsapprennent une fois celle de la nature.Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, maisparce qu'il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité. Ainsi les mots d'obéiret de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d'obligation; maisceux de force, de nécessité, d'impuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant l'âgede raison, l'on ne saurait avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales; il faut donc éviter,autant qu'il se peut, d'employer des mots qui les expriment, de peur que l'enfant n'attache d'abord à cesmots de fausses idées qu'on ne saura point <strong>ou</strong> qu'on ne p<strong>ou</strong>rra plus détruire. La première fausse idée quientre dans sa tête est en lui le germe de l'erreur et du vice; c'est à ce premier pas qu'il faut surt<strong>ou</strong>t faireattention. Faites que tant qu'il n'est frappé que des choses sensibles, t<strong>ou</strong>tes ses idées s'arrêtent auxsensations; faites que de t<strong>ou</strong>tes parts il n'aperçoive aut<strong>ou</strong>r de lui que le monde physique: sans quoi soyezsûr qu'il ne v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>tera point du t<strong>ou</strong>t, <strong>ou</strong> qu'il se fera du monde moral, dont v<strong>ou</strong>s lui parlez, des notionsfantastiques que v<strong>ou</strong>s n'effacerez de la vie.Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke; c'est la plus en vogue auj<strong>ou</strong>rd'hui; sonsuccès ne me paraît p<strong>ou</strong>rtant pas fort propre à la mettre en crédit; et p<strong>ou</strong>r moi je ne vois rien de plus sotque ces enfants avec qui l'on a tant raisonné. <strong>De</strong> t<strong>ou</strong>tes les facultés de l'homme, la raison, qui n'est, p<strong>ou</strong>rainsi dire, qu'un composé de t<strong>ou</strong>tes les autres, est celle qui se développe le plus difficilement et le plustard; et c'est de celle-là qu'on veut se servir p<strong>ou</strong>r développer les premières! Le chef-d'oeuvre d'une bonneéducation est de faire un homme raisonnable: et l'on prétend élever un enfant par la raison! C'estcommencer par la fin, c'est v<strong>ou</strong>loir faire l'instrument de l'<strong>ou</strong>vrage. Si les enfants entendaient raison, ilsn'auraient pas besoin d'être élevés; mais en leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils n'entendentpoint, on les acc<strong>ou</strong>tume à se payer de mots, à contrôler t<strong>ou</strong>t ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages queleurs maîtres, à devenir disputeurs et mutins; et t<strong>ou</strong>t ce qu'on pense obtenir d'eux par des motifsraisonnables, on ne l'obtient jamais que par ceux de convoitise, <strong>ou</strong> de crainte, <strong>ou</strong> de vanité, qu'on estt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs forcé d'y joindre.Voici la formule à laquelle peuvent se réduire à peu près t<strong>ou</strong>tes les leçons de morale qu'on fait et qu'onpeut faire aux enfants.Le maîtreIl ne faut pas faire cela.L'enfantEt p<strong>ou</strong>rquoi ne faut-il pas faire cela?Le maîtreParce que c'est mal fait.L'enfantMal fait! Qu'est-ce qui est mal fait?Le maîtreCe qu'on v<strong>ou</strong>s défend.L'enfant


37Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me défend.Le maîtreOn v<strong>ou</strong>s punit p<strong>ou</strong>r avoir désobéi.L'enfantJe ferai en sorte qu'on n'en sache rien.Le maîtreOn v<strong>ou</strong>s épiera.L'enfantJe me cacherai.Le maîtreOn v<strong>ou</strong>s questionnera.L'enfantJe mentirai.Le maîtreIl ne faut pas mentir.L'enfantP<strong>ou</strong>rquoi ne faut-il pas mentir?Le maîtreParce que c'est mal fait, etc.Voilà le cercle inévitable. Sortez-en, l'enfant ne v<strong>ou</strong>s entend plus. Ne sont-ce pas là des instructions fortutiles? Je serais bien curieux de savoir ce qu'on p<strong>ou</strong>rrait mettre à la place de ce dialogue. Locke lui-mêmey eût à c<strong>ou</strong>p sûr été fort embarrassé. Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'homme,n'est pas l'affaire d'un enfant.La nature veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. Si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons pervertir cetordre, n<strong>ou</strong>s produirons des fruits précoces, qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à secorrompre; n<strong>ou</strong>s aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L'enfance a des manières de voir, depenser, de sentir, qui lui sont propres; rien n'est moins sensé que d'y v<strong>ou</strong>loir substituer les nôtres; etj'aimerais autant exiger qu'un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet, à quoi luiservirait la raison à cet âge? Elle est le frein de la force, et l'enfant n'a pas besoin de ce frein.


38En essayant de persuader à vos élèves le devoir de l'obéissance, v<strong>ou</strong>s joignez à cette prétenduepersuasion la force et les menaces, <strong>ou</strong>, qui pis est, la flatterie et les promesses. Ainsi donc, amorcés parl'intérêt <strong>ou</strong> contraints par la force, ils font semblant d'être convaincus par la raison. Ils voient très bien quel'obéissance leur est avantageuse, et la rébellion nuisible, aussitôt que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s apercevez de l'une <strong>ou</strong>de l'autre. Mais comme v<strong>ou</strong>s n'exigez rien d'eux qui ne leur soit désagréable, et qu'il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs péniblede faire les volontés d'autrui, ils se cachent p<strong>ou</strong>r faire les leurs, persuadés qu'ils font bien si l'on ignoreleur désobéissance, mais prêts à convenir qu'ils font mal, s'ils sont déc<strong>ou</strong>verts, de crainte d'un plus grandmal. La raison du devoir n'étant pas de leur âge, il n'y a homme au monde qui vînt à b<strong>ou</strong>t de la leur rendrevraiment sensible; mais la crainte du châtiment, l'espoir du pardon, l'importunité, l'embarras de répondreleur arrachent t<strong>ou</strong>s les aveux qu'on exige; et l'on croit les avoir convaincus, quand on ne les a qu'ennuyés<strong>ou</strong> intimidés.Qu'arrive-t-il de là? Premièrement, qu'en leur imposant un devoir qu'ils ne sentent pas, v<strong>ou</strong>s lesindisposez contre votre tyrannie; et les dét<strong>ou</strong>rnez de v<strong>ou</strong>s aimer; que v<strong>ou</strong>s leur apprenez à devenirdissimulés, faux, menteurs, p<strong>ou</strong>r extorquer des récompenses <strong>ou</strong> se dérober aux châtiments; qu'enfin, lesacc<strong>ou</strong>tumant à c<strong>ou</strong>vrir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'un motif apparent un motif secret, v<strong>ou</strong>s leur donnez v<strong>ou</strong>s-même lemoyen de v<strong>ou</strong>s abuser sans cesse, de v<strong>ou</strong>s ôter la connaissance de leur vrai caractère, et de payer v<strong>ou</strong>set les autres de vaines paroles dans l'occasion. Les lois, direz-v<strong>ou</strong>s, quoique obligatoires p<strong>ou</strong>r laconscience, usent de même de contrainte avec les hommes faits. J'en conviens. Mais que sont ceshommes, sinon des enfants gâtés par l'éducation? Voilà précisément ce qu'il faut prévenir. Employez laforce avec les enfants et la raison avec les hommes; tel est l'ordre naturel; le sage n'a pas besoin de lois.Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d'abord à sa place, et tenez l'y si bien, qu'il ne tente plus d'ensortir. Alors, avant de savoir ce que c'est que sagesse, il en pratiquera la plus importante leçon. Ne luicommandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginerque v<strong>ou</strong>s prétendiez avoir aucune autorité sur lui. Qu'il sache seulement qu'il est faible et que v<strong>ou</strong>s êtesfort; que, par son état et le vôtre, il est nécessairement à votre merci; qu'il le sache, qu'il l'apprenne, qu'ille sente; qu'il sente de bonne heure sur sa tête altière le dur j<strong>ou</strong>g que la nature impose à l'homme, lepesant j<strong>ou</strong>g de la nécessité, s<strong>ou</strong>s lequel il faut que t<strong>ou</strong>t être fini ploie; qu'il voie cette nécessité dans leschoses, jamais dans le caprice des hommes; que le frein qui le retient soit la force, et non l'autorité. Cedont il doit s'abstenir, ne le lui défendez pas; empêchez-le de le faire, sans explications, sansraisonnements; ce que v<strong>ou</strong>s lui accordez, accordez-le à son premier mot, sans sollicitations, sans prières,surt<strong>ou</strong>t sans conditions. Accordez avec plaisir, ne refusez qu'avec répugnance; mais que t<strong>ou</strong>s vos refussoient irrévocables; qu'aucune importunité ne v<strong>ou</strong>s ébranle; que le non prononcé soit un mur d'airain,contre lequel l'enfant n'aura pas épuisé cinq <strong>ou</strong> six fois ses forces, qu'il ne tentera plus de le renverser.C'est ainsi que v<strong>ou</strong>s le rendrez patient, égal, résigné, paisible, même quand il n'aura pas ce qu'il a v<strong>ou</strong>lu;car il est dans la nature de l'homme d'endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaisevolonté d'autrui. Ce mot: il n'y en a plus, est une réponse contre laquelle jamais enfant ne s'est mutiné, àmoins qu'il ne crût que c'était un mensonge. Au reste, il n'y a point ici de milieu; il faut n'en rien exiger dut<strong>ou</strong>t, <strong>ou</strong> le plier d'abord à la plus parfaite obéissance. La pire éducation est de le laisser flottant entre sesvolontés et les vôtres, et de disputer sans cesse entre v<strong>ou</strong>s et lui à qui des deux sera le maître; j'aimeraiscent fois mieux qu'il le fût t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.Il est bien étrange que, depuis qu'on se mêle d'élever des enfants, on n'ait imaginé d'autre instrumentp<strong>ou</strong>r les conduire que l'émulation, la jal<strong>ou</strong>sie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte, t<strong>ou</strong>tes les passionsles plus dangereuses, les plus promptes à fermenter, et les plus propres à corrompre l'âme, même avantque le corps soit formé. A chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête, on plante unvice au fond de leur coeur; d'insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant méchantsp<strong>ou</strong>r leur apprendre ce que c'est que bonté; et puis ils n<strong>ou</strong>s disent gravement: Tel est l'homme, Oui, telest l'homme que v<strong>ou</strong>s avez fait.On a essayé t<strong>ou</strong>s les instruments, hors un, le seul précisément qui peut réussir: la liberté bien réglée. Il nefaut point se mêler d'élever un enfant quand on ne sait pas le conduire où l'on veut par les seules lois dupossible et de l'impossible. La sphère de l'un et de l'autre lui étant également inconnue, on l'étend, on la


39resserre aut<strong>ou</strong>r de lui comme on veut. On l'enchaîne, on le p<strong>ou</strong>sse, on le retient, avec le seul lien de lanécessité, sans qu'il en murmure: on le rend s<strong>ou</strong>ple et docile par la seule force des choses, sansqu'aucun vice ait l'occasion de germer en lui; car jamais les passions ne s'animent, tant qu'elles sont denul effet.Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale; il n'en doit recevoir que de l'expérience: ne luiinfligez aucune espèce de châtiment, car il ne sait ce que c'est qu'être en faute: ne lui faites jamaisdemander pardon, car il ne saurait v<strong>ou</strong>s offenser. Dép<strong>ou</strong>rvu de t<strong>ou</strong>te moralité dans ses actions, il ne peutrien faire qui soit moralement mal, et qui mérite ni châtiment ni réprimande.Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les nôtres: il se trompe. La gêne perpétuelle où v<strong>ou</strong>stenez vos élèves irrite leur vivacité; plus ils sont contraints s<strong>ou</strong>s vos yeux, plus ils sont turbulents aumoment qu'ils s'échappent; il faut bien qu'ils se dédommagent quand ils peuvent de la dure contrainte oùv<strong>ou</strong>s les tenez. <strong>De</strong>ux écoliers de la ville feront plus de dégât dans un pays que la jeunesse de t<strong>ou</strong>t unvillage. Enfermez un petit monsieur et un petit paysan dans une chambre; le premier aura t<strong>ou</strong>t renversé,t<strong>ou</strong>t brisé, avant que le second soit sorti de sa place. P<strong>ou</strong>rquoi cela, si ce n'est que l'un se hâte d'abuserd'un moment de licence, tandis que l'autre, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sûr de sa liberté, ne se presse jamais d'en user? Etcependant les enfants des villageois, s<strong>ou</strong>vent flattés <strong>ou</strong> contrariés, sont encore bien loin de l'état où jeveux qu'on les tienne.Posons p<strong>ou</strong>r maxime incontestable que les premiers m<strong>ou</strong>vements de la nature sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs droits: il n'y apoint de perversité originelle dans le coeur humain; il ne s'y tr<strong>ou</strong>ve pas un seul vice dont on ne puisse direcomment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à l'homme est l'am<strong>ou</strong>r de soi-même, <strong>ou</strong>l'am<strong>ou</strong>r-propre pris dans un sens étendu. Cet am<strong>ou</strong>r-propre en soi <strong>ou</strong> relativement à n<strong>ou</strong>s est bon et utile;et, comme il n'a point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturellement indifférent; il nedevient bon <strong>ou</strong> mauvais que par l'application qu'on en fait et les relations qu'on lui donne. Jusqu'à ce quele guide de l'am<strong>ou</strong>r-propre, qui est la raison, puisse naître, il importe donc qu'un enfant ne fasse rienparce qu'il est vu <strong>ou</strong> entendu, rien en un mot par rapport aux autres, mais seulement ce que la nature luidemande; et alors il ne fera rien que de bien.Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de dégât, qu'il ne se blessera point, qu'il ne brisera pas peut-être unmeuble de prix s'il le tr<strong>ou</strong>ve à sa portée. Il p<strong>ou</strong>rrait faire beauc<strong>ou</strong>p de mal sans mal faire, parce que lamauvaise action dépend de l'intention de nuire, et qu'il n'aura jamais cette intention. S'il l'avait une seulefois, t<strong>ou</strong>t serait déjà perdu; il serait méchant presque sans ress<strong>ou</strong>rce.Telle chose est mal aux yeux de l'avarice, qui ne l'est pas aux yeux de la raison. En laissant les enfantsen pleine liberté d'exercer leur ét<strong>ou</strong>rderie, il convient d'écarter d'eux t<strong>ou</strong>t ce qui p<strong>ou</strong>rrait la rendrecoûteuse, et de ne laisser à leur portée rien de fragile et de précieux. Que leur appartement soit garni demeubles grossiers et solides; point de miroirs, point de porcelaines, points d'objets de luxe. Quant à mon<strong>Emile</strong> que j'élève à la campagne, sa chambre n'aura rien qui la distingue de celle d'un paysan. A quoi bonla parer avec tant de soin, puisqu'il y doit rester si peu? Mais je me trompe; il la parera lui-même, et n<strong>ou</strong>sverrons bientôt de quoi.Que si, malgré vos précautions, l'enfant vient à faire quelque désordre, à casser quelque pièce utile, ne lepunissez point de votre négligence, ne le grondez point; qu'il n'entende pas un seul mot de reproche; nelui laissez pas même entrevoir qu'il v<strong>ou</strong>s ait donné du chagrin; agissez exactement comme si le meublese fût cassé de lui-même; enfin croyez avoir beauc<strong>ou</strong>p fait si v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez ne rien dire.Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de t<strong>ou</strong>te l'éducation? ce n'estpas de gagner du temps, c'est d'en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en fautfaire quand on réfléchit; et, quoi que v<strong>ou</strong>s puissiez dire, j'aime mieux être homme à paradoxes qu'hommeà préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l'âge de d<strong>ou</strong>ze ans.C'est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu'on ait encore aucun instrument p<strong>ou</strong>r lesdétruire; et quand l'instrument vient, les racines sont si profondes, qu'il n'est plus temps de les arracher. Siles enfants sautaient t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p de la mamelle à l'âge de raison, l'éducation qu'on leur donne p<strong>ou</strong>rrait


40leur convenir; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une t<strong>ou</strong>te contraire. Il faudrait qu'ils ne tissentrien de leur âme jusqu'à ce qu'elle eût t<strong>ou</strong>tes ses facultés; car il est impossible qu'elle aperçoive leflambeau que v<strong>ou</strong>s lui présentez tandis qu'elle est aveugle, et qu'elle suive, dans l'immense plaine desidées, une r<strong>ou</strong>te que la raison trace encore si légèrement p<strong>ou</strong>r les meilleurs yeux.La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni lavérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>viez ne rien faire et ne rien laisserfaire; si v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>viez amener votre élève sain et robuste à l'âge de d<strong>ou</strong>ze ans, sans qu'il sût distinguer samain droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'<strong>ou</strong>vriraient à laraison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt ildeviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, v<strong>ou</strong>s auriezfait un prodige d'éducation.Prenez bien le contre-pied de l'usage, et v<strong>ou</strong>s ferez presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bien. Comme on ne veut pas faired'un enfant un enfant, mais un docteur, les pères et les maîtres n'ont jamais assez tôt tancé, corrigé,réprimandé, flatté, menacé, promis, instruit, parlé raison. Faites mieux: soyez raisonnable, et ne raisonnezpoint avec votre élève, surt<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r lui faire appr<strong>ou</strong>ver ce qui lui déplaît; car amener ainsi t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs laraison dans les choses désagréables, ce n'est que la lui rendre ennuyeuse, et la décréditer de bonneheure dans un esprit qui n'est pas encore en état de l'entendre. Exercez son corps, ses organes, sessens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu'il se p<strong>ou</strong>rra. Red<strong>ou</strong>tez t<strong>ou</strong>s lessentiments antérieurs au jugement qui les apprécie. Retenez, arrêtez les impressions étrangères: et, p<strong>ou</strong>rempêcher le mal de naître, ne v<strong>ou</strong>s pressez point de faire le bien; car il n'est jamais tel que quand laraison l'éclaire. Regardez t<strong>ou</strong>s les délais comme des avantages: c'est gagner beauc<strong>ou</strong>p que d'avancervers le terme sans rien perdre; laissez mûrir l'enfance dans les enfants. Enfin, quelque leçon leur devientellenécessaire? gardez-v<strong>ou</strong>s de la donner auj<strong>ou</strong>rd'hui, si v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez différer jusqu'à demain sansdanger.Une autre considération qui confirme l'utilité de cette méthode, est celle du génie particulier de l'enfant,qu'il faut bien connaître p<strong>ou</strong>r savoir quel régime moral lui convient. Chaque esprit a sa forme propre, selonlaquelle il a besoin d'être g<strong>ou</strong>verné; et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il soit g<strong>ou</strong>verné parcette forme, et non par une autre. Homme prudent, épiez longtemps la nature, observez bien votre élèveavant de lui dire le premier mot; laissez d'abord le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer,ne le contraignez en quoi que ce puisse être, afin de le mieux voir t<strong>ou</strong>t entier. Pensez-v<strong>ou</strong>s que ce tempsde liberté soit perdu p<strong>ou</strong>r lui? t<strong>ou</strong>t au contraire, il sera le mieux employé; car c'est ainsi que v<strong>ou</strong>sapprendrez à ne pas perdre un seul moment dans un temps précieux: au lieu que, si v<strong>ou</strong>s commencezd'agir avant de savoir ce qu'il faut faire, v<strong>ou</strong>s agirez au hasard; sujet à v<strong>ou</strong>s tromper, il faudra revenir survos pas; v<strong>ou</strong>s serez plus éloigné du but que si v<strong>ou</strong>s eussiez été moins pressé de l'atteindre. Ne faitesdonc pas comme l'avare qui perd beauc<strong>ou</strong>p p<strong>ou</strong>r ne v<strong>ou</strong>loir rien perdre. Sacrifiez dans le premier âge untemps que v<strong>ou</strong>s regagnerez avec usure dans un âge plus avancé. Le sage médecin ne donne pasét<strong>ou</strong>rdiment des ordonnances à la première vue, mais il étudie premièrement le tempérament du maladeavant de lui rien prescrire; il commence tard à le traiter, mais il le guérit, tandis que le médecin trop presséle tue.Mais où placerons-n<strong>ou</strong>s cet enfant p<strong>ou</strong>r l'élever ainsi comme un être insensible, comme un automate? Letiendrons-n<strong>ou</strong>s dans le globe de la lune, dans une île déserte? L'écarterons-n<strong>ou</strong>s de t<strong>ou</strong>s les humains?N'aura-t-il pas continuellement dans le monde le spectacle et l'exemple des passions d'autrui? Ne verra-tiljamais d'autres enfants de son âge? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins, sa n<strong>ou</strong>rrice, sag<strong>ou</strong>vernante, son laquais, son g<strong>ou</strong>verneur même, qui après t<strong>ou</strong>t ne sera pas un ange?Cette objection est forte et solide. Mais v<strong>ou</strong>s ai-je dit que ce fût une entreprise aisée qu'une éducationnaturelle? O hommes! est-ce ma faute si v<strong>ou</strong>s avez rendu difficile t<strong>ou</strong>t ce qui est bien? Je sens cesdifficultés, j'en conviens: peut-être sont-elles insurmontables; mais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs est-il sûr qu'en s'appliquant àles prévenir on les prévient jusqu'à certain point. Je montre le but qu'il faut qu'on se propose: je ne dis pasqu'on y puisse arriver; mais je dis que celui qui en approchera davantage aura le mieux réussi.


41S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s qu'avant d'oser entreprendre de former un homme, il faut s'être fait homme soi-même; ilfaut tr<strong>ou</strong>ver en soi l'exemple qu'il se doit proposer. Tandis que l'enfant est encore sans connaissance, ona le temps de préparer t<strong>ou</strong>t ce qui l'approche à ne frapper ses premiers regards que des objets qu'il luiconvient de voir. Rendez-v<strong>ou</strong>s respectable à t<strong>ou</strong>t le monde, commencez par v<strong>ou</strong>s faire aimer, afin quechacun cherche à v<strong>ou</strong>s complaire. V<strong>ou</strong>s ne serez point maître de l'enfant, si v<strong>ou</strong>s ne l'êtes de t<strong>ou</strong>t ce quil'ent<strong>ou</strong>re; et cette autorité ne sera jamais suffisante, si elle n'est fondée sur l'estime de la vertu. Il ne s'agitpoint d'épuiser sa b<strong>ou</strong>rse et de verser l'argent à pleines mains; je n'ai jamais vu que l'argent fît aimerpersonne. Il ne faut point être avare et dur, ni plaindre la misère qu'on peut s<strong>ou</strong>lager; mais v<strong>ou</strong>s aurezbeau <strong>ou</strong>vrir vos coffres, si v<strong>ou</strong>s n'<strong>ou</strong>vrez aussi votre coeur, celui des autres v<strong>ou</strong>s restera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs fermé.C'est votre temps, ce sont vos soins, vos affections, c'est v<strong>ou</strong>s-même qu'il faut donner; car, quoi que v<strong>ou</strong>spuissiez faire, on sent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que votre argent n'est point v<strong>ou</strong>s. Il y a des témoignages d'intérêt et debienveillance qui font plus d'effet, et sont réellement plus utiles que t<strong>ou</strong>s les dons: combien demalheureux, de malades, ont plus besoin de consolations que d'aumônes! combien d'opprimés à qui laprotection sert plus que l'argent! Raccommodez les gens qui se br<strong>ou</strong>illent, prévenez les procès; portez lesenfants au devoir, les pères à l'indulgence; favorisez d'heureux mariages; empêchez les vexations;employez, prodiguez le crédit des parents de votre élève en faveur du faible à qui on refuse justice, et quele puissant accable. Déclarez-v<strong>ou</strong>s hautement le protecteur des malheureux. Soyez juste, humain,bienfaisant. Ne faites pas seulement l'aumône, faites la charité; les oeuvres de miséricorde s<strong>ou</strong>lagent plusde maux que l'argent; aimez les autres, et ils v<strong>ou</strong>s aimeront; servez-les et ils v<strong>ou</strong>s serviront; soyez leurfrère, et ils seront vos enfants.C'est encore ici une des raisons p<strong>ou</strong>rquoi je veux élever <strong>Emile</strong> à la campagne, loin de la canaille desvalets, les derniers des hommes après leurs maîtres; loin des noires moeurs des villes, que le vernis donton les c<strong>ou</strong>vre rend séduisantes et contagieuses p<strong>ou</strong>r les enfants; au lieu que les vices des paysans, sansapprêt et dans t<strong>ou</strong>te leur grossièreté, sont plus propres à rebuter qu'à séduire, quand on n'a nul intérêt àles imiter.Au village, un g<strong>ou</strong>verneur sera beauc<strong>ou</strong>p plus maître des objets qu'il v<strong>ou</strong>dra présenter à l'enfant; saréputation, ses disc<strong>ou</strong>rs, son exemple, auront une autorité qu'ils ne sauraient avoir à la ville; étant utile àt<strong>ou</strong>t le monde, chacun s'empressera de l'obliger, d'être estimé de lui, de se montrer au disciple tel que lemaître v<strong>ou</strong>drait qu'on fût en effet; et si l'on ne se corrige pas du vice, on s'abstiendra du scandale; c'estt<strong>ou</strong>t ce dont n<strong>ou</strong>s avons besoin p<strong>ou</strong>r notre objet.Cessez de v<strong>ou</strong>s en prendre aux autres de vos propres fautes: le mal que les enfants voient les corromptmoins que celui que v<strong>ou</strong>s leur apprenez. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sermonneurs, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs moralistes, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pédants,p<strong>ou</strong>r une idée que v<strong>ou</strong>s leur donnez la croyant bonne, v<strong>ou</strong>s leur en donnez à la fois vingt autres qui nevalent rien: pleins de ce qui se passe dans votre tête, v<strong>ou</strong>s ne voyez pas l'effet que v<strong>ou</strong>s produisez dansla leur. Parmi ce long flux de paroles dont v<strong>ou</strong>s les excédez incessamment, pensez-v<strong>ou</strong>s qu'il n'y en aitpas une qu'ils saisissent à faux? Pensez-v<strong>ou</strong>s qu'ils ne commentent pas à leur manière vos explicationsdiffuses, et qu'ils n'y tr<strong>ou</strong>vent pas de quoi se faire un système à leur portée, qu'ils sauront v<strong>ou</strong>s opposerdans l'occasion?Ec<strong>ou</strong>tez un petit bonhomme qu'on vient d'endoctriner; laissez-le jaser, questionner, extravaguer à sonaise et v<strong>ou</strong>s allez être surpris du t<strong>ou</strong>r étrange qu'ont pris vos raisonnements dans son esprit: il confondt<strong>ou</strong>t, il renverse t<strong>ou</strong>t, il v<strong>ou</strong>s impatiente, il v<strong>ou</strong>s désole quelquefois par des objections imprévues; il v<strong>ou</strong>sréduit à v<strong>ou</strong>s taire, <strong>ou</strong> à le faire taire; et que peut-il penser de ce silence de la part d'un homme qui aimetant à parler? Si jamais il remporte cet avantage, et qu'il s'en aperçoive, adieu l'éducation; t<strong>ou</strong>t est fini dèsce moment, il ne cherche plus à s'instruire, il cherche à v<strong>ou</strong>s réfuter.Maîtres zélés, soyez simples, discrets, retenus: ne v<strong>ou</strong>s hâtez jamais d'agir que p<strong>ou</strong>r empêcher d'agir lesautres; je le répéterai sans cesse, renvoyez, s'il se peut, une bonne instruction, de peur d'en donner unemauvaise. Sur cette terre, dont la nature eût fait le premier paradis de l'homme, craignez d'exercerl'emploi du tentateur en v<strong>ou</strong>lant donner à l'innocence la connaissance du bien et du mal; ne p<strong>ou</strong>vantempêcher que l'enfant ne s'instruise au dehors par des exemples, bornez t<strong>ou</strong>te votre vigilance à imprimerces exemples dans son esprit s<strong>ou</strong>s l'image qui lui convient.


42Les passions impétueuses produisent un grand effet sur l'enfant qui en est témoin, parce qu'elles ont dessignes très sensibles qui le frappent et le forcent d'y faire attention. La colère surt<strong>ou</strong>t est si bruyante dansses emportements, qu'il est impossible de ne pas s'en apercevoir étant à portée. Il ne faut pas demandersi c'est là p<strong>ou</strong>r un pédagogue l'occasion d'entamer un beau disc<strong>ou</strong>rs. Eh! point de beaux disc<strong>ou</strong>rs, rien dut<strong>ou</strong>t, pas un seul mot. Laissez venir l'enfant: étonné du spectacle, il ne manquera pas de v<strong>ou</strong>squestionner. La réponse est simple; elle se tire des objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visageenflammé, des yeux étincelants, un geste menaçant, il entend des cris; t<strong>ou</strong>s signes que le corps n'est pasdans son assiette. Dites, lui posément, sans mystère: Ce pauvre homme est malade, il est dans un accèsde fièvre. V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez de là tirer occasion de lui donner, mais en peu de mots, une idée des maladies etde leurs effets; car cela aussi est de la nature, et c'est un des liens de la nécessité auxquels il se doitsentir assujetti.Se peut-il que sur cette idée, qui n'est pas fausse, il ne contracte pas de bonne heure une certainerépugnance à se livrer aux excès des passions, qu'il regarda comme des maladies? Et croyez-v<strong>ou</strong>squ'une pareille notion, donnée à propos, ne produira pas un effet aussi salutaire que le plus ennuyeuxsermon de morale? Mais voyez dans l'avenir les conséquences de cette notion: v<strong>ou</strong>s voilà autorisé, sijamais v<strong>ou</strong>s y êtes contraint, à traiter un enfant mutin comme un enfant malade; à l'enfermer dans sachambre, dans son lit s'il le faut, à le tenir au régime, à l'effrayer lui-même de ses vices naissants, à les luirendre odieux et red<strong>ou</strong>tables, sans que jamais il puisse regarder comme un châtiment la sévérité dontv<strong>ou</strong>s serrez peut-être forcé d'user p<strong>ou</strong>r l'en guérir. Que s'il v<strong>ou</strong>s arrive à v<strong>ou</strong>s-même, dans quelquemoment de vivacité, de sortir du sang-froid et de la modération dont v<strong>ou</strong>s devez faire votre étude, necherchez point à lui déguiser votre faute; mais dites-lui franchement, avec un tendre reproche: Mon ami,v<strong>ou</strong>s m'avez fait mal.Au reste, il importe que t<strong>ou</strong>tes les naïvetés que peut produire dans un enfant la simplicité des idées dont ilest n<strong>ou</strong>rri, ne soient jamais relevées en sa présence, ni citées de manière qu'il puisse l'apprendre. Unéclat de rire indiscret peut gâter le travail de six mois, et faire un tort irréparable p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te la vie. Je nepuis assez redire que p<strong>ou</strong>r être le maître de l'enfant, il faut être son propre maître. Je me représente monpetit <strong>Emile</strong>, au fort d'une rixe entre deux voisines, s'avançant vers la plus furieuse, et lui disant d'un ton decommisération: Ma bonne, v<strong>ou</strong>s êtes malade, j'en suis bien fâché. A c<strong>ou</strong>p sûr, cette saillie ne restera passans effet sur les spectateurs, ni peut-être sur les actrices. Sans rire, sans le gronder, sans le l<strong>ou</strong>er, jel'emmène de gré <strong>ou</strong> de force avant qu'il puisse apercevoir cet effet, <strong>ou</strong> du moins avant qu'il y pense, et jeme hâte de le distraire sur d'autres objets qui le lui fassent bien vite <strong>ou</strong>blier.Mon dessein n'est point d'entrer dans t<strong>ou</strong>s les détails, mais seulement d'exposer les maximes générales,et de donner des exemples dans les occasions difficiles. Je tiens p<strong>ou</strong>r impossible qu'au sein de la sociétél'on puisse amener un enfant à l'âge de d<strong>ou</strong>ze ans, sans lui donner quelque idée des rapports d'homme àhomme, et de la moralité des actions humaines. Il suffit qu'on s'applique à lui rendre ces notionsnécessaires le plus tard qu'il se p<strong>ou</strong>rra, et que, quand elles deviendront inévitables, on les borne à l'utilitéprésente, seulement p<strong>ou</strong>r qu'il ne se croie pas le maître de t<strong>ou</strong>t, et qu'il ne fasse pas du mal à autrui sansscrupule et sans le savoir. Il y a des caractères d<strong>ou</strong>x et tranquilles qu'on peut mener loin sans dangerdans leur première innocence; mais il y a aussi des naturels violents dont la férocité se développe debonne heure, et qu'il faut se hâter de faire hommes, p<strong>ou</strong>r n'être pas obligé de les enchaîner.Nos premiers devoirs sont envers n<strong>ou</strong>s; nos sentiments primitifs se concentrent en n<strong>ou</strong>s-mêmes; t<strong>ou</strong>s nosm<strong>ou</strong>vements naturels se rapportent d'abord à notre conservation et à notre bien-être. Ainsi le premiersentiment de la justice ne n<strong>ou</strong>s vient pas de celle que n<strong>ou</strong>s devons, mais de celle qui n<strong>ou</strong>s est due; etc'est encore un des contresens des éducations communes, que, parlant d'abord aux enfants de leursdevoirs, jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu'il faut, ce qu'ils nesauraient entendre, et ce qui ne peut les intéresser.Si j'avais donc à conduire un de ceux que je viens de supposer, je me dirais: Un enfant ne s'attaque pasaux personnes, mais aux choses; et bientôt il apprend par l'expérience à respecter quiconque le passe enâge et en force; mais les choses ne se défendent pas elles-mêmes. La première idée qu'il faut lui donnerest donc moins celle de la liberté que de la propriété; et, p<strong>ou</strong>r qu'il puisse avoir cette idée, il faut qu'il ait


43quelque chose en propre. Lui citer ses hardes, ses meubles, ses j<strong>ou</strong>ets, c'est ne lui rien dire; puisque,bien qu'il dispose de ces choses, il ne sait ni p<strong>ou</strong>rquoi ni comment il les a. Lui dire qu'il les a parce qu'onles lui a données, c'est ne faire guère mieux; car, p<strong>ou</strong>r donner il faut avoir: voilà donc une propriétéantérieure à la sienne; et c'est le principe de la propriété qu'on lui veut expliquer; sans compter que le donest une convention, et que l'enfant ne peut savoir encore ce que c'est que convention. Lecteurs,remarquez, je v<strong>ou</strong>s prie, dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, f<strong>ou</strong>rrant dans la tête desenfants des mots qui n'ont aucun sens à leur portée, on croit p<strong>ou</strong>rtant les avoir fort bien instruits.Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété; car c'est de là que la première idée en doit naître.L'enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres; il ne faut p<strong>ou</strong>r cela quedes yeux, du loisir, et il aura l'un et l'autre. Il est de t<strong>ou</strong>t âge, surt<strong>ou</strong>t du sien, de v<strong>ou</strong>loir créer, imiter,produire, donner des signes de puissance et d'activité. Il n'aura pas vu deux fois lab<strong>ou</strong>rer un jardin,semer, lever, croître des légumes, qu'il v<strong>ou</strong>dra jardiner à son t<strong>ou</strong>r.Par les principes ci-devant établis, je ne m'oppose point à son envie; au contraire, je la favorise, jepartage son goût, je travaille avec lui, non p<strong>ou</strong>r son plaisir, mais p<strong>ou</strong>r le mien; du moins il le croit ainsi; jedeviens son garçon jardinier; en attendant qu'il ait des bras, je lab<strong>ou</strong>re p<strong>ou</strong>r lui la terre; il en prendpossession en y plantant une fève; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable quecelle que prenait Nuñes Balboa de l'Amérique méridionale au nom du roi d'Espagne, en plantant sonétendard sur les côtes de la mer du Sud.On vient t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J'augmente cettejoie en lui disant: Cela v<strong>ou</strong>s appartient; et lui expliquant alors ce terme d'appartenir, je lui fais sentir qu'il amis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de luimêmequ'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il p<strong>ou</strong>rrait retirer son bras de la main d'un autrehomme qui v<strong>ou</strong>drait le retenir malgré lui.Un beau j<strong>ou</strong>r il arrive empressé, et l'arrosoir à la main. O spectacle! ô d<strong>ou</strong>leur! t<strong>ou</strong>tes les fèves sontarrachées, t<strong>ou</strong>t le terrain est b<strong>ou</strong>leversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah! qu'est devenu montravail, mon <strong>ou</strong>vrage, le d<strong>ou</strong>x fruit de mes soins et de mes sueurs? Qui m'a ravi mon bien? qui m'a prismes fèves? Ce jeune coeur se s<strong>ou</strong>lève; le premier sentiment de l'injustice y vient verser sa tristeamertume; les larmes c<strong>ou</strong>lent en ruisseaux; l'enfant désolé remplit l'air de gémissements et de cris. Onprend part à sa peine, à son indignation; on cherche, on s'informe, on fait des perquisitions. Enfin l'ondéc<strong>ou</strong>vre que le jardinier a fait le c<strong>ou</strong>p: on le fait venir.Mais n<strong>ou</strong>s voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence à se plaindreplus haut que n<strong>ou</strong>s. Quoi! messieurs, c'est v<strong>ou</strong>s qui m'avez ainsi gâté mon <strong>ou</strong>vrage! J'avais semé là desmelons de Malte dont la graine m'avait été donnée comme un trésor, et desquels j'espérais v<strong>ou</strong>s régalerquand ils seraient mûrs; mais voilà que, p<strong>ou</strong>r y planter vos misérables fèves, v<strong>ou</strong>s m'avez détruit mesmelons déjà t<strong>ou</strong>t levés, et que je ne remplacerai jamais. V<strong>ou</strong>s m'avez fait un tort irréparable, et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>sêtes privés v<strong>ou</strong>s-mêmes du plaisir de manger des melons exquis.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Excusez-n<strong>ou</strong>s, mon pauvre Robert. V<strong>ou</strong>s aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que n<strong>ou</strong>savons eu tort de gâter votre <strong>ou</strong>vrage; mais n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s ferons venir d'autre graine de Malte, et n<strong>ou</strong>s netravaillerons plus la terre avant de savoir si quelqu'un n'y a point mis la main avant n<strong>ou</strong>s.RobertOh! bien messieurs, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez donc v<strong>ou</strong>s reposer, car il n'y a plus guère de terre en friche. Moi, jetravaille celle que mon père a bonifiée; chacun en fait autant de son côté, et t<strong>ou</strong>tes les terres que v<strong>ou</strong>svoyez sont occupées depuis longtemps.


44<strong>Emile</strong>Monsieur Robert, il y a donc s<strong>ou</strong>vent de la graine de melon perdue?RobertPardonnez-moi, mon jeune cadet; car il ne n<strong>ou</strong>s vient pas s<strong>ou</strong>vent de petits messieurs aussi ét<strong>ou</strong>rdis quev<strong>ou</strong>s. Personne ne t<strong>ou</strong>che au jardin de son voisin; chacun respecte le travail des autres, afin que le siensoit en sûreté.<strong>Emile</strong>Mais moi je n'ai point de jardin.RobertQue m'importe? si v<strong>ou</strong>s gâtez le mien, je ne v<strong>ou</strong>s y laisserai plus promener; car, voyez-v<strong>ou</strong>s, je ne veuxpas perdre ma peine.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Ne p<strong>ou</strong>rrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert? Qu'il n<strong>ou</strong>s accorde, à mon petit ami et àmoi, un coin de son jardin p<strong>ou</strong>r le cultiver, à condition qu'il aura la moitié du produit.RobertJe v<strong>ou</strong>s l'accorde sans condition. Mais s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s que j'irai lab<strong>ou</strong>rer vos fèves, si v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>chez à mesmelons.Dans cet essai de la manière d'inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l'idée de lapropriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, ett<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à la portée de l'enfant. <strong>De</strong> là jusqu'au droit de propriété et aux échanges, il n'y a plus qu'un pas,après lequel il faut s'arrêter t<strong>ou</strong>t c<strong>ou</strong>rt.On voit encore qu'une explication que je renferme ici dans deux pages d'écriture sera peut-être l'affaired'un an p<strong>ou</strong>r la pratique; car, dans la carrière des idées morales, on ne peut avancer trop lentement, nitrop bien s'affermir à chaque pas. Jeunes maîtres, pensez, je v<strong>ou</strong>s prie, à cet exemple, et s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>squ'en t<strong>ou</strong>te chose vos leçons doivent être plus en actions qu'en disc<strong>ou</strong>rs; car les enfants <strong>ou</strong>blientaisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit, mais non pas ce qu'ils ont fait et ce qu'on leur a fait.<strong>De</strong> pareilles instructions se doivent donner, comme je l'ai dit, plus tôt <strong>ou</strong> plus tard, selon que le naturelpaisible <strong>ou</strong> turbulent de l'élève en accélère <strong>ou</strong> retarde le besoin; leur usage est d'une évidence qui sauteaux yeux; mais, p<strong>ou</strong>r ne rien omettre d'important dans les choses difficiles, donnons encore un exemple.Votre enfant dyscole gâte t<strong>ou</strong>t ce qu'il t<strong>ou</strong>che: ne v<strong>ou</strong>s fâchez point; mettez hors de sa portée ce qu'il peutgâter. Il brise les meubles dont il se sert; ne v<strong>ou</strong>s hâtez point de lui en donner d'autres: laissez-lui sentir lepréjudice de la privation. Il casse les fenêtres de sa chambre; laissez le vent s<strong>ou</strong>ffler sur lui nuit et j<strong>ou</strong>rsans v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>cier des rhumes; car il vaut mieux qu'il soit enrhumé que f<strong>ou</strong>. Ne v<strong>ou</strong>s plaignez jamais desincommodités qu'il v<strong>ou</strong>s cause, mais faites qu'il les sente le premier. A la fin v<strong>ou</strong>s faites raccommoder lesvitres, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sans rien dire. Il les casse encore? changez alors de méthode; dites-lui sèchement, maissans colère: Les fenêtres sont à moi; elles ont été mises là par mes soins; je veux les garantir. Puis v<strong>ou</strong>sl'enfermerez à l'obscurité dans un lieu sans fenêtre. A ce procédé si n<strong>ou</strong>veau il commence par crier,tempêter; personne ne l'éc<strong>ou</strong>te. Bientôt il se lasse et change de ton; il se plaint, il gémit: un domestique se


45présente, le mutin le prie de le délivrer. Sans chercher de prétexte p<strong>ou</strong>r n'en rien faire, le domestiquerépond: J'ai aussi des vitres à conserver, et s'en va. Enfin, après que l'enfant aura demeuré là plusieursheures, assez longtemps p<strong>ou</strong>r s'y ennuyer et s'en s<strong>ou</strong>venir, quelqu'un lui suggérera de v<strong>ou</strong>s proposer unaccord au moyen duquel v<strong>ou</strong>s lui rendriez la liberté, et il ne casserait plus de vitres. Il ne demandera pasmieux. Il v<strong>ou</strong>s fera prier de le venir voir: v<strong>ou</strong>s viendrez; il v<strong>ou</strong>s fera sa proposition, et v<strong>ou</strong>s l'accepterez àl'instant en lui disant: C'est très bien pensé; n<strong>ou</strong>s y gagnerons t<strong>ou</strong>s deux: que n'avez-v<strong>ou</strong>s eu plus tôtcette bonne idée! Et puis, sans lui demander ni protestation ni confirmation de sa promesse, v<strong>ou</strong>sl'embrasserez avec joie et l'emmènerez sur-le-champ dans sa chambre, regardant cet accord commesacré et inviolable autant que si le serment y avait passé. Quelle idée pensez-v<strong>ou</strong>s qu'il prendra, sur ceprocédé, de la foi des engagements et de leur utilité? Je suis trompé s'il y a sur la terre un seul enfant,non déjà gâté, à l'épreuve de cette conduite, et qui s'avise après cela de casser une fenêtre à dessein.Suivez la chaîne de t<strong>ou</strong>t cela. Le petit méchant ne songeait guère, en faisant un tr<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r planter sa fève,qu'il se creusait un cachot où sa science ne tarderait pas à le faire enfermer.N<strong>ou</strong>s voilà dans le monde moral, voilà la porte <strong>ou</strong>verte au vice. Avec les conventions et les devoirsnaissent la tromperie et le mensonge. Dès qu'on peut faire ce qu'on ne doit pas, on veut cacher ce qu'onn'a pas dû faire. Dès qu'un intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse; il nes'agit plus de la violer impunément: la ress<strong>ou</strong>rce est naturelle; on se cache et l'on ment. N'ayant puprévenir le vice, n<strong>ou</strong>s voici déjà dans le cas de le punir. Voilà les misères de la vie humaine quicommencent avec ses erreurs.J'en ai dit assez p<strong>ou</strong>r faire entendre qu'il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment commechâtiment, mais qu'il doit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action. Ainsiv<strong>ou</strong>s ne déclamerez point contre le mensonge, v<strong>ou</strong>s ne les punirez point précisément p<strong>ou</strong>r avoir menti;mais v<strong>ou</strong>s ferez que t<strong>ou</strong>s les mauvais effets du mensonge, comme de n'être point cru quand on dit lavérité, d'être accusé du mal qu'on n'a point fait, quoiqu'on s'en défende, se rassemblent sur leur têtequand ils ont menti. Mais expliquons ce que c'est que mentir p<strong>ou</strong>r les enfants.Il y a deux sortes de mensonges: celui de fait qui regarde le passé, celui de droit qui regarde l'avenir. Lepremier a lieu quand on nie d'avoir fait ce qu'on a fait, <strong>ou</strong> quand on affirme avoir fait ce qu'on n'a pas fait,et en général quand on parle sciemment contre la vérité des choses. L'autre a lieu quand on promet cequ'on n'a pas dessein de tenir, et en général quand on montre une intention contraire à celle qu'on a. Cesdeux mensonges peuvent quelquefois se rassembler dans le même; mais je les considère ici par ce qu'ilsont de différent.Celui qui sent le besoin qu'il a du sec<strong>ou</strong>rs des autres, et qui ne cesse d'épr<strong>ou</strong>ver leur bienveillance, n'anul intérêt de les tromper; au contraire, il a un intérêt sensible qu'ils voient les choses comme elles sont,de peur qu'ils ne se trompent à son préjudice. Il est donc clair que le mensonge de fait n'est pas naturelaux enfants; mais c'est la loi de l'obéissance qui produit la nécessité de mentir, parce que l'obéissanceétant pénible, on s'en dispense en secret le plus qu'on peut, et que l'intérêt présent d'éviter le châtiment<strong>ou</strong> le reproche l'emporte sur l'intérêt éloigné d'exposer la vérité. Dans l'éducation naturelle et libre,p<strong>ou</strong>rquoi donc votre enfant v<strong>ou</strong>s mentirait-il? Qu'a-t-il à v<strong>ou</strong>s cacher? V<strong>ou</strong>s ne le reprenez point, v<strong>ou</strong>s nele punissez de rien, v<strong>ou</strong>s n'exigez rien de lui. P<strong>ou</strong>rquoi ne v<strong>ou</strong>s dirait-il pas t<strong>ou</strong>t ce qu'il a fait aussinaïvement qu'à son petit camarade? Il ne peut voir à cet aveu plus de danger d'un côté que de l'autre.Le mensonge de droit est moins naturel encore, puisque les promesses de faire <strong>ou</strong> de s'abstenir sont desactes conventionnels, qui sortent de l'état de nature et dérogent à la liberté. Il y a plus: t<strong>ou</strong>s lesengagements des enfants sont nuls par eux-mêmes, attendu que leur vue bornée ne p<strong>ou</strong>vant s'étendreau delà du présent, en s'engageant ils ne savent ce qu'ils font. A peine l'enfant peut-il mentir quand ils'engage; car, ne songeant qu'à se tirer d'affaire dans le moment présent, t<strong>ou</strong>t moyen qui n'a pas un effetprésent lui devient égal; en promettant p<strong>ou</strong>r un temps futur, il ne promet rien, et son imagination encoreendormie ne sait point étendre son être sur deux temps différents. S'il p<strong>ou</strong>vait éviter le f<strong>ou</strong>et <strong>ou</strong> obtenir uncornet de dragées en promettant de se jeter demain par la fenêtre, il le promettrait à l'instant. Voilàp<strong>ou</strong>rquoi les lois n'ont aucun égard aux engagements des enfants; et quand les pères et les maîtres plus


46sévères exigent qu'ils les remplissent, c'est seulement dans ce que l'enfant devrait faire, quand même ilne l'aurait pas promis.L'enfant, ne sachant ce qu'il fait quand il s'engage, ne peut donc mentir en s'engageant. Il n'en est pas demême quand il manque à sa promesse, ce qui est encore une espèce de mensonge rétroactif: car il ses<strong>ou</strong>vient très bien d'avoir fait cette promesse; mais ce qu'il ne voit pas, c'est l'importance de la tenir. Horsd'état de lire dans l'avenir, il ne peut prévoir les conséquences des choses; et quand il viole sesengagements, il ne fait rien contre la raison de son âge.Il suit de là que les mensonges des enfants sont t<strong>ou</strong>s l'<strong>ou</strong>vrage des maîtres, et que v<strong>ou</strong>loir leur apprendreà dire la vérité n'est autre chose que leur apprendre à mentir. Dans l'empressement qu'on a de les régler,de les g<strong>ou</strong>verner, de les instruire, on ne se tr<strong>ou</strong>ve jamais assez d'instruments p<strong>ou</strong>r en venir à b<strong>ou</strong>t. Onveut se donner de n<strong>ou</strong>velles prises dans leur esprit par des maximes sans fondement, par des préceptessans raison, et l'on aime mieux qu'ils sachent leurs leçons et qu'ils mentent, que s'ils demeuraientignorants et vrais.P<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, qui ne donnons à nos élèves que des leçons de pratique, et qui aimons mieux qu'ils soientbons que savants, n<strong>ou</strong>s n'exigeons point d'eux la vérité, de peur qu'ils ne la déguisent, et n<strong>ou</strong>s ne leurfaisons rien promettre qu'ils soient tentés de ne pas tenir. S'il s'est fait en mon absence quelque mal dontj'ignore l'auteur, je me garderai d'en accuser <strong>Emile</strong>, <strong>ou</strong> de lui dire: Est-ce v<strong>ou</strong>s? Car en cela que ferais-jeautre chose, sinon lui apprendre à le nier? Que si son naturel difficile me force à faire avec lui quelqueconvention, je prendrai si bien mes mesures que la proposition en vienne t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de lui, jamais de moi;que, quand il s'est engagé, il ait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un intérêt présent et sensible à remplir son engagement; et que,si jamais il y manque, ce mensonge attire sur lui des maux qu'il voie sortir de l'ordre même des choses, etnon pas de la vengeance de son g<strong>ou</strong>verneur. Mais, loin d'avoir besoin de rec<strong>ou</strong>rir à de si cruelsexpédients, je suis presque sûr qu'<strong>Emile</strong> apprendra fort tard ce que c'est que mentir, et qu'en l'apprenant ilsera fort étonné, ne p<strong>ou</strong>vant concevoir à quoi peut être bon le mensonge. Il est très clair que plus je rendsson bien-être indépendant, soit des volontés, soit des jugements des autres, plus je c<strong>ou</strong>pe en lui t<strong>ou</strong>tintérêt de mentir.Quand on n'est point pressé d'instruire, on n'est point pressé d'exiger, et l'on prend son temps p<strong>ou</strong>r nerien exiger qu'à propos. Alors l'enfant se forme, en ce qu'il ne se gâte point. Mais, quand un ét<strong>ou</strong>rdi deprécepteur, ne sachant comment s'y prendre, lui fait à chaque instant promettre ceci <strong>ou</strong> cela, sansdistinction, sans choix, sans mesure, l'enfant, ennuyé, surchargé de t<strong>ou</strong>tes ces promesses, les néglige,les <strong>ou</strong>blie, les dédaigne enfin, et, les regardant comme autant de vaines formules, se fait un jeu de lesfaire et de les violer. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s donc qu'il soit fidèle à tenir sa parole, soyez discret à l'exiger.Le détail dans lequel je viens d'entrer sur le mensonge peut à bien des égards s'appliquer à t<strong>ou</strong>s lesautres devoirs, qu'on ne prescrit aux enfants qu'en les leur rendant non seulement haïssables, maisimpraticables. P<strong>ou</strong>r paraître leur prêcher la vertu, on leur fait aimer t<strong>ou</strong>s les vices: on les leur donne, enleur défendant de les avoir. Veut-on les rendre pieux, on les mène s'ennuyer à l'église; en leur faisantincessamment marmotter des prières, on les force d'aspirer au bonheur de ne plus prier Dieu. P<strong>ou</strong>r leurinspirer la charité, on leur fait donner l'aumône, comme si l'on dédaignait de la donner soi-même. Eh! cen'est pas l'enfant qui doit donner, c'est le maître: quelque attachement qu'il ait p<strong>ou</strong>r son élève, il doit luidisputer cet honneur; il doit lui faire juger qu'à son âge on n'en est point encore digne. L'aumône est uneaction d'homme qui connaît la valeur de ce qu'il donne, et le besoin que son semblable en a. L'enfant, quine connaît rien de cela, ne peut avoir aucun mérite à donner; il donne sans charité, sans bienfaisance; ilest presque honteux de donner, quand, fondé sur son exemple et le vôtre, il croit qu'il n'y a que lesenfants qui donnent, et qu'on ne fait plus l'aumône étant grand.Remarquez qu'on ne fait jamais donner par l'enfant que des choses dont il ignore la valeur, des pièces demétal qu'il a dans sa poche, et qui ne lui servent qu'à cela. Un enfant donnerait plutôt cent l<strong>ou</strong>is qu'ungâteau. Mais engagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui lui sont chères, des j<strong>ou</strong>ets, desbonbons, son goûter, et n<strong>ou</strong>s saurons bientôt si v<strong>ou</strong>s l'avez rendu vraiment libéral.


47On tr<strong>ou</strong>ve encore un expédient à cela, c'est de rendre bien vite à l'enfant ce qu'il a donné, de sorte qu'ils'acc<strong>ou</strong>tume à donner t<strong>ou</strong>t ce qu'il sait bien qui lui va revenir. Je n'ai guère vu dans les enfants que cesdeux espèces de générosité: donner ce qui ne leur est bon à rien, <strong>ou</strong> donner ce qu'ils sont sûrs qu'on valeur rendre. Faites en sorte, dit Locke, qu'ils soient convaincus par expérience que le plus libéral estt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le mieux partagé. C'est là rendre un enfant libéral en apparence et avare en effet. Il aj<strong>ou</strong>te queles enfants contracteront ainsi l'habitude de la libéralité. Oui, d'une libéralité usurière, qui donne un oeufp<strong>ou</strong>r avoir un boeuf. Mais, quand il s'agira de donner t<strong>ou</strong>t de bon, adieu l'habitude; lorsqu'on cessera deleur rendre, ils cesseront bientôt de donner. Il faut regarder à l'habitude de l'âme plutôt qu'à celle desmains. T<strong>ou</strong>tes les autres vertus qu'on apprend aux enfants ressemblent à celle-là. Et c'est à leur prêcherces solides vertus qu'on use leurs jeunes ans dans la tristesse! Ne voilà-t-il pas une savante éducation!Maîtres, laissez les simagrées, soyez vertueux et bons, que vos exemples se gravent dans la mémoire devos élèves, en attendant qu'ils puissent entrer dans leurs coeurs. Au lieu de me hâter d'exiger du miendes actes de charité, j'aime mieux en faire en sa présence, et lui ôter même le moyen de m'imiter en cela,comme un honneur qui n'est pas de son âge; car il importe qu'il ne s'acc<strong>ou</strong>tume pas à regarder lesdevoirs des hommes seulement comme des devoirs d'enfants. Que si, me voyant assister les pauvres, ilme questionne là-dessus, et qu'il soit temps de lui répondre, je lui dirai: "Mon ami, c'est que, quand lespauvres ont bien v<strong>ou</strong>lu qu'il y eût des riches, les riches ont promis de n<strong>ou</strong>rrir t<strong>ou</strong>s ceux qui n'auraient dequoi vivre ni par leur bien ni par leur travail." "V<strong>ou</strong>s avez donc aussi promis cela?" reprendra-t-il. "Sansd<strong>ou</strong>te; je ne suis maître du bien qui passe par mes mains qu'avec la condition qui est attachée à sapropriété."Après avoir entendu ce disc<strong>ou</strong>rs, et l'on a vu comment on peut mettre un enfant en état de l'entendre, unautre qu'<strong>Emile</strong> serait tenté de m'imiter et de se conduire en homme riche; en pareil cas, j'empêcherais aumoins que ce ne fût avec ostentation; j'aimerais mieux qu'il me dérobât mon droit et se cachât p<strong>ou</strong>rdonner. C'est une fraude de son âge, et la seule que je lui pardonnerais.Je sais que t<strong>ou</strong>tes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle bonne action n'estmoralement bonne que quand on la fait comme telle, et non parce que d'autres la font. Mais, dans un âgeoù le coeur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur donnerl'habitude, en attendant qu'ils les puissent faire par discernement et par am<strong>ou</strong>r du bien. L'homme estimitateur, l'animal même l'est; le goût de l'imitation est de la nature bien ordonnée; mais il dégénère envice dans la société. Le singe imite l'homme qu'il craint, et n'imite pas les animaux qu'il méprise; il jugebon ce que fait un être meilleur que lui. Parmi n<strong>ou</strong>s, au contraire, nos arlequins de t<strong>ou</strong>te espèce imitent lebeau p<strong>ou</strong>r le dégrader, p<strong>ou</strong>r le rendre ridicule; ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse à s'égalerce qui vaut mieux qu'eux; <strong>ou</strong>, s'ils s'efforcent d'imiter ce qu'ils admirent, on voit dans le choix des objets lefaux goût des imitateurs: ils veulent bien plus en imposer aux autres <strong>ou</strong> faire applaudir leur talent, que serendre meilleurs <strong>ou</strong> plus sages. Le fondement de l'imitation parmi n<strong>ou</strong>s vient du désir de se transportert<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs hors de soi. Si je réussis dans mon entreprise, <strong>Emile</strong> n'aura sûrement pas ce désir. Il faut doncn<strong>ou</strong>s passer du bien apparent qu'il peut produire.Approfondissez t<strong>ou</strong>tes les règles de votre éducation, v<strong>ou</strong>s les tr<strong>ou</strong>verez ainsi t<strong>ou</strong>tes à contresens, surt<strong>ou</strong>ten ce qui concerne les vertus et les moeurs. La seule leçon de morale qui convienne à l'enfance, et laplus importante à t<strong>ou</strong>t âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien,s'il n'est subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ce qui ne fait pas du bien? t<strong>ou</strong>tle monde en fait, le méchant comme les autres; il fait un heureux aux dépens de cent misérables; et de làviennent t<strong>ou</strong>tes nos calamités. Les plus sublimes vertus sont négatives: elles sont aussi les plus difficiles,parce qu'elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir si d<strong>ou</strong>x au coeur de l'homme, d'enrenvoyer un autre content de n<strong>ou</strong>s. O quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d'entre eux,s'il en est un, qui ne leur fait jamais de mal! <strong>De</strong> quelle intrépidité d'âme, de quelle vigueur de caractère il abesoin p<strong>ou</strong>r cela! Ce n'est pas raisonnant sur cette maxime, c'est en tâchant de la pratiquer, qu'on sentcombien il est grand et pénible d'y réussir.Voilà quelques faibles idées des précautions avec lesquelles je v<strong>ou</strong>drais qu'on donnât aux enfants lesinstructions qu'on ne peut quelquefois leur refuser sans les exposer à nuire à eux-mêmes <strong>ou</strong> aux autres,


48et surt<strong>ou</strong>t à contracter de mauvaises habitudes dont on aurait peine ensuite à les corriger: mais soyonssûrs que cette nécessité se présentera rarement p<strong>ou</strong>r les enfants élevés comme ils doivent l'être, parcequ'il est impossible qu'ils deviennent indociles, méchants, menteurs, avides, quand on n'aura pas semédans leurs coeurs les vices qui les rendent tels. Ainsi ce que j'ai dit sur ce point sert plus aux exceptionsqu'aux règles; mais ces exceptions sont plus fréquentes à mesure que les enfants ont plus d'occasions desortir de leur état et de contracter les vices des hommes. Il faut nécessairement, à ceux qu'on élève aumilieu du monde, des instructions plus précoces qu'à ceux qu'on élève dans la retraite. Cette éducationsolitaire serait donc préférable, quand elle ne ferait que donner à l'enfance le temps de mûrir.Il est un autre genre d'exceptions contraires p<strong>ou</strong>r ceux qu'un heureux naturel élève au-dessus de leurâge. Comme il y a des hommes qui ne sortent jamais de l'enfance, il y en a d'autres qui, p<strong>ou</strong>r ainsi dire,n'y passent point, et sont hommes presque en naissant. Le mal est que cette dernière exception est trèsrare, très difficile à connaître, et que chaque mère, imaginant qu'un enfant peut être un prodige, ne d<strong>ou</strong>tepoint que le sien n'en soit un. Elles font plus, elles prennent p<strong>ou</strong>r des indices extraordinaires ceux mêmesqui marquent l'ordre acc<strong>ou</strong>tumé: la vivacité, les saillies, l'ét<strong>ou</strong>rderie, la piquante naïveté; t<strong>ou</strong>s signescaractéristiques de l'âge, et qui montrent le mieux qu'un enfant n'est qu'un enfant. Est-il étonnant quecelui qu'on fait beauc<strong>ou</strong>p parler et à qui l'on permet de t<strong>ou</strong>t dire, qui n'est gêné par aucun égard, paraucune bienséance, fasse par hasard quelque heureuse rencontre? Il le serait bien plus qu'il n'en fîtjamais, comme il le serait qu'avec mille mensonges un astrologue ne prédît jamais aucune vérité. Ilsmentiront tant, disait Henri IV, qu'à la fin ils diront vrai. Quiconque veut tr<strong>ou</strong>ver quelques bons mots n'aqu'à dire beauc<strong>ou</strong>p de sottises. Dieu garde de mal les gens à la mode, qui n'ont pas d'autre mérite p<strong>ou</strong>rêtre fêtés!Les pensées les plus brillantes peuvent tomber dans le cerveau des enfants, <strong>ou</strong> plutôt les meilleurs motsdans leur b<strong>ou</strong>che, comme les diamants du plus grand prix s<strong>ou</strong>s leurs mains, sans que p<strong>ou</strong>r cela ni lespensées ni les diamants leur appartiennent; il n'y a point de véritable propriété p<strong>ou</strong>r cet âge en aucungenre. Les choses que dit un enfant ne sont pas p<strong>ou</strong>r lui ce qu'elles sont p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s; il n'y joint pas lesmêmes idées. Ces idées, si tant est qu'il en ait, n'ont dans sa tête ni suite ni liaison; rien de fixe, riend'assuré dans t<strong>ou</strong>t ce qu'il pense. Examinez votre prétendu prodige. En de certains moments v<strong>ou</strong>s luitr<strong>ou</strong>verez un ressort d'une extrême activité, une clarté d'esprit à percer les nues. Le plus s<strong>ou</strong>vent cemême esprit v<strong>ou</strong>s paraît lâche, moite, et comme environné d'un épais br<strong>ou</strong>illard. Tantôt il v<strong>ou</strong>s devance,et tantôt il reste immobile. Un instant v<strong>ou</strong>s diriez: c'est un génie, et l'instant d'après: c'est un sot. V<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>s tromperiez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs; c'est un enfant. C'est un aiglon qui fend l'air un instant, et retombe l'instantd'après dans son aire.Traitez-le donc selon son âge malgré les apparences, et craignez d'épuiser ses forces p<strong>ou</strong>r les avoirv<strong>ou</strong>lu trop exercer. Si ce jeune cerveau s'échauffe, si v<strong>ou</strong>s voyez qu'il commence à b<strong>ou</strong>illonner, laissez-led'abord fermenter en liberté, mais ne l'excitez jamais, de peur que t<strong>ou</strong>t ne s'exhale; et quand les premiersesprits se seront évaporés, retenez, comprimez les autres, jusqu'à ce qu'avec les années t<strong>ou</strong>t se t<strong>ou</strong>rneen chaleur vivifiante et en véritable force. Autrement v<strong>ou</strong>s perdrez votre temps et vos soins, v<strong>ou</strong>s détruirezvotre propre <strong>ou</strong>vrage; et après v<strong>ou</strong>s être indiscrètement enivrés de t<strong>ou</strong>tes ces vapeurs inflammables, il nev<strong>ou</strong>s restera qu'un marc sans vigueur.<strong>De</strong>s enfants ét<strong>ou</strong>rdis viennent les hommes vulgaires: je ne sache point d'observation plus générale et pluscertaine que celle-là. Rien n'est plus difficile que de distinguer dans l'enfance la stupidité réelle, de cetteapparente et trompeuse stupidité qui est l'annonce des âmes fortes. Il paraît d'abord étrange que les deuxextrêmes aient des signes si semblables: et cela doit p<strong>ou</strong>rtant être; car, dans un âge où l'homme n'aencore nulles véritables idées, t<strong>ou</strong>te la différence qui se tr<strong>ou</strong>ve entre celui qui a du génie et celui qui n'ena pas, est que le dernier n'admet que de fausses idées, et que le premier, n'en tr<strong>ou</strong>vant que de telles, n'enadmet aucune: il ressemble donc au stupide en ce que l'un n'est capable de rien, et que rien ne convient àl'autre. Le seul signe qui peut les distinguer dépend du hasard, qui peut offrir au dernier quelque idée à saportée, au lieu que le premier est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même part<strong>ou</strong>t. Le jeune Caton, durant son enfance, semblaitun imbécile dans la maison. Il était taciturne et opiniâtre, voilà t<strong>ou</strong>t le jugement qu'on portait de lui. Ce nefut que dans l'antichambre de Sylla que son oncle apprit à le connaître. S'il ne fût point entré dans cetteantichambre, peut-être eût-il passé p<strong>ou</strong>r une brute jusqu'à l'âge de raison. Si César n'eût point vécu, peut-


49être eût-on t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs traité de visionnaire ce même Caton qui pénétra son funeste génie, et prévit t<strong>ou</strong>s sesprojets de si loin. O que ceux qui jugent si précipitamment les enfants sont sujets à se tromper! Ils sonts<strong>ou</strong>vent plus enfants qu'eux. J'ai vu, dans un âge assez avancé, un homme qui m'honorait de son amitiépasser dans sa famille et chez ses amis p<strong>ou</strong>r un esprit borné: cette excellente tête se mûrissait en silence.T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il s'est montré philosophe, et je ne d<strong>ou</strong>te pas que la postérité ne lui marque une placehonorable et distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus profonds métaphysiciens de son siècle.Respectez l'enfance, et ne v<strong>ou</strong>s pressez point de la juger, soit en bien, soit en mal. Laissez les exceptionss'indiquer, se pr<strong>ou</strong>ver, se confirmer longtemps avant d'adopter p<strong>ou</strong>r elles des méthodes particulières.Laissez longtemps agir la nature, avant de v<strong>ou</strong>s mêler d'agir à sa place, de peur de contrarier sesopérations. V<strong>ou</strong>s connaissez, dites-v<strong>ou</strong>s, le prix du temps et n'en v<strong>ou</strong>lez point perdre. V<strong>ou</strong>s ne voyez pasque c'est bien plus perdre d'en mal user que de n'en rien faire, et qu'un enfant mal instruit est plus loin dela sagesse que celui qu'on n'a point instruit du t<strong>ou</strong>t. V<strong>ou</strong>s êtes alarmé de le voir consumer ses premièresannées à ne rien faire. Comment! n'est-ce rien que d'être heureux? n'est-ce rien que de sauter, j<strong>ou</strong>er,c<strong>ou</strong>rir t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée? <strong>De</strong> sa vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa République, qu'on croit si austère,n'élève les enfants qu'en fêtes, jeux, chansons, passe-temps; on dirait qu'il a t<strong>ou</strong>t fait quand il leur a bienappris à se réj<strong>ou</strong>ir; et Sénèque, parlant de l'ancienne jeunesse romaine: Elle était, dit-il, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs deb<strong>ou</strong>t,on ne lui enseignait rien qu'elle dût apprendre assise. En valait-elle moins, parvenue à l'âge viril?Effrayez-v<strong>ou</strong>s donc peu de cette oisiveté prétendue. Que diriez-v<strong>ou</strong>s d'un homme qui, p<strong>ou</strong>r mettre t<strong>ou</strong>te lavie à profit, ne v<strong>ou</strong>drait jamais dormir? V<strong>ou</strong>s diriez: Cet homme est insensé; il ne j<strong>ou</strong>it pas du temps, il sel'ôte; p<strong>ou</strong>r fuir le sommeil, il c<strong>ou</strong>rt à la mort. Songez donc que c'est ici la même chose, et que l'enfance estle sommeil de la raison.L'apparente facilité d'apprendre est cause de la perte des enfants. On ne voit pas que cette facilité mêmeest la preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli rend comme un miroir les objets qu'on luiprésente; mais rien ne reste, rien ne pénètre. L'enfant retient les mots, les idées se réfléchissent; ceux quil'éc<strong>ou</strong>tent les entendent, lui seul ne les entend point.Quoique la mémoire et le raisonnement soient deux facultés essentiellement différentes, cependant l'unene se développe véritablement qu'avec l'autre. Avant l'âge de raison l'enfant ne reçoit pas des idées, maisdes images; et il y a cette différence entre les unes et les autres, que les images ne sont que despeintures absolues des objets sensibles, et que les idées sont des notions des objets, déterminées pardes rapports. Une image peut être seule dans l'esprit qui se la représente; mais t<strong>ou</strong>te idée en supposed'autres. Quand on imagine, on ne fait que voir; quand on conçoit, on compare. Nos sensations sontpurement passives, au lieu que t<strong>ou</strong>tes nos perceptions <strong>ou</strong> idées naissent d'un principe actif qui juge. Celasera démontré ci-après.Je dis donc que les enfants, n'étant pas capables de jugement, n'ont point de véritable mémoire. Ilsretiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons. Enm'objectant qu'ils apprennent quelques éléments de géométrie, on croit bien pr<strong>ou</strong>ver contre moi; et t<strong>ou</strong>tau contraire, c'est p<strong>ou</strong>r moi qu'on pr<strong>ou</strong>ve: on montre que, loin de savoir raisonner d'eux-mêmes, ils nesavent pas même retenir les raisonnements d'autrui; car suivez ces petits géomètres dans leur méthode,v<strong>ou</strong>s voyez aussitôt qu'ils n'ont retenu que l'exacte impression de la figure et les termes de ladémonstration. A la moindre objection n<strong>ou</strong>velle, ils n'y sont plus; renversez la figure, ils n'y sont plus. T<strong>ou</strong>tleur savoir est dans la sensation, rien n'a passé jusqu'à l'entendement. Leur mémoire elle-même n'estguère plus parfaite que leurs autres facultés, puisqu'il faut presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs qu'ils rapprennent, étantgrands, les choses dont ils ont appris les mots dans l'enfance.Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfants n'aient aucune espèce de raisonnement. Aucontraire, je vois qu'ils raisonnent très bien dans t<strong>ou</strong>t ce qu'ils connaissent et qui se rapporte à leur intérêtprésent et sensible. Mais c'est sur leurs connaissances que l'on se trompe en leur prêtant celles qu'ilsn'ont pas, et les faisant raisonner sur ce qu'ils ne sauraient comprendre. On se trompe encore en v<strong>ou</strong>lantles rendre attentifs à des considérations qui ne les t<strong>ou</strong>chent en aucune manière, comme celle de leurintérêt à venir, de leur bonheur étant hommes, de l'estime qu'on aura p<strong>ou</strong>r eux quand ils seront grands;disc<strong>ou</strong>rs qui, tenus à des êtres dép<strong>ou</strong>rvus de t<strong>ou</strong>te prévoyance, ne signifient absolument rien p<strong>ou</strong>r eux.


50Or, t<strong>ou</strong>tes les études forcées de ces pauvres infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers àleurs esprits. Qu'on juge de l'attention qu'ils y peuvent donner.Les pédagogues qui n<strong>ou</strong>s étalent en grand appareil les instructions qu'ils donnent à leurs disciples sontpayés p<strong>ou</strong>r tenir un autre langage: cependant on voit, par leur propre conduite, qu'ils pensent exactementcomme moi. Car, que leur apprennent-ils, enfin? <strong>De</strong>s mots, encore des mots, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des mots. Parmiles diverses sciences qu'ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leurseraient véritablement utiles, parce que ce seraient des sciences de choses, et qu'ils n'y réussiraient pas;mais celles qu'on paraît savoir quand on en sait les termes, le blason, la géographie, la chronologie, leslangues, etc.; t<strong>ou</strong>tes études si loin de l'homme, et surt<strong>ou</strong>t de l'enfant, que c'est une merveille si rien det<strong>ou</strong>t cela lui peut être utile une seule fois en sa vie.On sera surpris que je compte l'étude des langues au nombre des inutilités de l'éducation: mais on ses<strong>ou</strong>viendra que je ne parle ici que des études du premier âge; et, quoi qu'on puisse dire, je ne crois pasque, jusqu'à l'âge de d<strong>ou</strong>ze <strong>ou</strong> quinze ans, nul enfant, les prodiges à part, ait jamais vraiment appris deuxlangues.Je conviens que si l'étude des langues n'était que celle des mots, c'est-à-dire des figures <strong>ou</strong> des sons quiles expriment, cette étude p<strong>ou</strong>rrait convenir aux enfants: mais les langues, en changeant les signes,modifient aussi les idées qu'ils représentent. Les têtes se forment sur les langages, les pensées prennentla teinte des idiomes. La raison seule est commune, l'esprit en chaque langue a sa forme particulière;différence qui p<strong>ou</strong>rrait bien être en partie la cause <strong>ou</strong> l'effet des caractères nationaux; et, ce qui paraîtconfirmer cette conjecture est que, chez t<strong>ou</strong>tes les nations du monde, la langue suit les vicissitudes desmoeurs, et se conserve <strong>ou</strong> s'altère comme elles.<strong>De</strong> ces formes diverses l'usage en donne une à l'enfant, et c'est la seule qu'il garde jusqu'à l'âge deraison. P<strong>ou</strong>r en avoir deux, il faudrait qu'il sût comparer des idées; et comment les comparerait-il, quand ilest à peine en état de les concevoir? Chaque chose peut avoir p<strong>ou</strong>r lui mille signes différents; maischaque idée ne peut avoir qu'une forme: il ne peut donc apprendre à parler qu'une langue. Il en apprendcependant plusieurs, me dit-on: je le nie. J'ai vu de ces petits prodiges qui croyaient parler cinq <strong>ou</strong> sixlangues. Je les ai entendus successivement parler allemand, en termes latins, en termes français, entermes italiens; ils se servaient à la vérité de cinq <strong>ou</strong> six dictionnaires, mais ils ne parlaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsqu'allemand. En un mot, donnez aux enfants tant de synonymes qu'il v<strong>ou</strong>s plaira: v<strong>ou</strong>s changerez lesmots, non la langue; ils n'en sauront jamais qu'une.C'est p<strong>ou</strong>r cacher en ceci leur inaptitude qu'on les exerce par préférence sur les langues mortes, dont iln'y a plus de juges qu'on ne puisse récuser. L'usage familier de ces langues étant perdu depuislongtemps, on se contente d'imiter ce qu'on en tr<strong>ou</strong>ve écrit dans les livres; et l'on appelle cela les parler.Si tel est le grec et le latin des maîtres, qu'on juge de celui des enfants! A peine ont-ils appris par coeurleur rudiment, auquel ils n'entendent absolument rien, qu'on leur apprend d'abord à rendre un disc<strong>ou</strong>rsfrançais en mots latins; puis, quand ils sont plus avancés, à c<strong>ou</strong>dre en prose des phrases de Cicéron, eten vers des centons de Virgile. Alors ils croient parler latin: qui est-ce qui viendra les contredire?En quelque étude que ce puisse être, sans l'idée des choses représentées, les signes représentants nesont rien. On borne p<strong>ou</strong>rtant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'enfant à ces signes, sans jamais p<strong>ou</strong>voir lui faire comprendreaucune des choses qu'ils représentent. En pensant lui apprendre la description de la terre, on ne luiapprend qu'à connaître des cartes; on lui apprend des noms de villes, de pays, de rivières, qu'il ne conçoitpas exister ailleurs que sur le papier où on les lui montre. Je me s<strong>ou</strong>viens d'avoir vu quelque part unegéographie qui commençait ainsi: Qu'est-ce que le monde? C'est un globe de carton. Telle estprécisément la géographie des enfants. Je pose en fait qu'après deux ans de sphère et de cosmographie,il n'y a pas un seul enfant de dix ans qui, sur les règles qu'on lui a données, sût se conduire de Paris àSaint-<strong>De</strong>nis. Je pose en fait qu'il n'y en a pas un qui, sur un plan du jardin de son père, fût en état d'ensuivre les dét<strong>ou</strong>rs sans s'égarer. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé où sont Pékin, Ispahan, leMexique, et t<strong>ou</strong>s les pays de la terre.


51J'entends dire qu'il convient d'occuper les enfants à des études où il ne faille que des yeux: cela p<strong>ou</strong>rraitêtre s'il y avait quelque étude où il ne fallût que des yeux; mais je n'en connais point de telle.Par une erreur encore plus ridicule, on leur fait étudier l'histoire: on s'imagine que l'histoire est à leurportée, parce qu'elle n'est qu'un recueil de faits. Mais qu'entend-on par ce mot de faits? Croit-on que lesrapports qui déterminent les faits historiques soient si faciles à saisir, que les idées s'en forment sanspeine dans l'esprit des enfants? Croit-on que la véritable connaissance des événements soit séparable decelle de leurs causes, de celle de leurs effets, et que l'historique tienne si peu au moral qu'on puisseconnaître l'un sans l'autre? Si v<strong>ou</strong>s ne voyez dans les actions des hommes que les m<strong>ou</strong>vementsextérieurs et purement physiques, qu'apprenez-v<strong>ou</strong>s dans l'histoire? Absolument rien; et cette étude,dénuée de t<strong>ou</strong>t intérêt, ne v<strong>ou</strong>s donne pas plus de plaisir que d'instruction. Si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez apprécier cesactions par leurs rapports moraux, essayez de faire entendre ces rapports à vos élèves, et v<strong>ou</strong>s verrezalors si l'histoire est de leur âge.Lecteurs, s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que celui qui v<strong>ou</strong>s parle n'est ni un savant ni un philosophe, mais unhomme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système; un solitaire qui, vivant peu avec les hommes, amoins d'occasions de s'imboire de leurs préjugés, et plus de temps p<strong>ou</strong>r réfléchir sur ce qui le frappequand il commerce avec eux. Mes raisonnements sont moins fondés sur des principes que sur des faits;et je crois ne p<strong>ou</strong>voir mieux v<strong>ou</strong>s mettre à portée d'en juger, que de v<strong>ou</strong>s rapporter s<strong>ou</strong>vent quelqueexemple des observations qui me les suggèrent.J'étais allé passer quelques j<strong>ou</strong>rs à la campagne chez une bonne mère de famille qui prenait grand soinde ses enfants et de leur éducation. Un matin que j'étais présent aux leçons de l'aîné, son g<strong>ou</strong>verneur, quil'avait très bien instruit de l'histoire ancienne, reprenant celle d'Alexandre, tomba sur le trait connu dumédecin Philippe, qu'on a mis en tableau, et qui sûrement en valait bien la peine. Le g<strong>ou</strong>verneur, hommede mérite, fit sur l'intrépidité d'Alexandre plusieurs réflexions qui ne me plurent point, mais que j'évitai decombattre, p<strong>ou</strong>r ne pas le décréditer dans l'esprit de son élève. A table, on ne manqua pas, selon laméthode française, de faire beauc<strong>ou</strong>p babiller le petit bonhomme. La vivacité naturelle à son âge, etl'attente d'un applaudissement sûr, lui firent débiter mille sottises, t<strong>ou</strong>t à travers lesquelles partaient detemps en temps quelques mots heureux qui faisaient <strong>ou</strong>blier le reste. Enfin vint l'histoire du médecinPhilippe: il la raconta fort nettement et avec beauc<strong>ou</strong>p de grâce. Après l'ordinaire tribut d'élogesqu'exigeait la mère et qu'attendait le fils, on raisonna sur ce qu'il avait dit. Le plus grand nombre blâma latémérité d'Alexandre; quelques-uns, à l'exemple du g<strong>ou</strong>verneur, admiraient sa fermeté, son c<strong>ou</strong>rage: cequi me fit comprendre qu'aucun de ceux qui étaient présents ne voyait en quoi consistait la véritablebeauté de ce trait. P<strong>ou</strong>r moi, leur dis-je, il me paraît que s'il y a le moindre c<strong>ou</strong>rage, la moindre fermetédans l'action d'Alexandre, elle n'est qu'une extravagance. Alors t<strong>ou</strong>t le monde se réunit, et convint quec'était une extravagance. J'allais répondre et m'échauffer, quand une femme qui était à côté de moi, et quin'avait pas <strong>ou</strong>vert la b<strong>ou</strong>che, se pencha vers mon oreille, et me dit t<strong>ou</strong>t bas: Tais-toi, <strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>, ils net'entendront pas. Je la regardai, je fus frappé, et je me tus.Après le dîner, s<strong>ou</strong>pçonnant sur plusieurs indices que mon jeune docteur n'avait rien compris du t<strong>ou</strong>t àl'histoire qu'il avait si bien racontée, je le pris par la main, je fis avec lui un t<strong>ou</strong>r de parc, et l'ayantquestionné t<strong>ou</strong>t à mon aise, je tr<strong>ou</strong>vai qu'il admirait plus que personne le c<strong>ou</strong>rage si vanté d'Alexandre:mais savez-v<strong>ou</strong>s où il voyait ce c<strong>ou</strong>rage? uniquement dans celui d'avaler d'un seul trait un breuvage demauvais goût, sans hésiter, sans marquer la moindre répugnance. Le pauvre enfant, à qui l'on avait faitprendre médecine il n'y avait pas quinze j<strong>ou</strong>rs, et qui ne l'avait prise qu'avec une peine infinie, en avaitencore le déboire à la b<strong>ou</strong>che. La mort, l'empoisonnement, ne passaient dans son esprit que p<strong>ou</strong>r dessensations désagréables, et il ne concevait pas, p<strong>ou</strong>r lui, d'autre poison que du séné. Cependant il fautav<strong>ou</strong>er que la fermeté du héros avait fait une grande impression sur son jeune coeur, et qu'à la premièremédecine qu'il faudrait avaler il avait bien résolu d'être un Alexandre. Sans entrer dans deséclaircissements qui passaient évidemment sa portée, je le confirmai dans ces dispositions l<strong>ou</strong>ables, et jem'en ret<strong>ou</strong>rnai riant en moi-même de la haute sagesse des pères et des maîtres, qui pensent apprendrel'histoire aux enfants.


52Il est aisé de mettre dans leurs b<strong>ou</strong>ches les mots de rois, d'empires, de guerres, de conquêtes, derévolutions, de lois; mais quand il sera question d'attacher à ces mots des idées nettes, il y aura loin del'entretien du jardinier Robert à t<strong>ou</strong>tes ces explications.Quelques lecteurs, mécontents du Tais-toi, <strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>, demanderont, je le prévois, ce que je tr<strong>ou</strong>veenfin de si beau dans l'action d'Alexandre. Infortunés! s'il faut v<strong>ou</strong>s le dire, comment le comprendrezv<strong>ou</strong>s?C'est qu'Alexandre croyait à la vertu; c'est qu'il y croyait sur sa tête, sur sa propre vie; c'est que sagrande âme était faite p<strong>ou</strong>r y croire. O que cette médecine avalée était une belle profession de foi! Non,jamais mortel n'en fit une si sublime. S'il est quelque moderne Alexandre, qu'on me le montre à de pareilstraits.S'il n'y a point de science de mots, il n'y a point d'étude propre aux enfants. S'ils n'ont pas de vraies idées,ils n'ont point de véritable mémoire; car je n'appelle pas ainsi celle qui ne retient que des sensations. Quesert d'inscrire dans leur tête un catalogue de signes qui ne représentent rien p<strong>ou</strong>r eux? En apprenant leschoses, n'apprendront-ils pas les signes? P<strong>ou</strong>rquoi leur donner la peine inutile de les apprendre deuxfois? Et cependant quels dangereux préjugés ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisantprendre p<strong>ou</strong>r de la science des mots qui n'ont aucun sens p<strong>ou</strong>r eux! C'est du premier mot dont l'enfant sepaye, c'est de la première chose qu'il apprend sur la parole d'autrui, sans en voir l'utilité lui-même, queson jugement est perdu: il aura longtemps à briller aux yeux des sots avant qu'il répare une telle perte.Non, si la nature donne au cerveau d'un enfant cette s<strong>ou</strong>plesse qui le rend propre à recevoir t<strong>ou</strong>tes sortesd'impressions, ce n'est pas p<strong>ou</strong>r qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, desphère, de géographie, et t<strong>ou</strong>s ces mots sans aucun sens p<strong>ou</strong>r son âge et sans aucune utilité p<strong>ou</strong>rquelque âge que ce soit; dont on accable sa triste et stérile enfance; mais c'est p<strong>ou</strong>r que t<strong>ou</strong>tes les idéesqu'il peut concevoir et qui lui sont utiles, t<strong>ou</strong>tes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent l'éclairerun j<strong>ou</strong>r sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se conduirependant sa vie d'une manière convenable à son être et à ses facultés.Sans étudier dans les livres, l'espèce de mémoire que peut avoir un enfant ne reste pas p<strong>ou</strong>r cela oisive;t<strong>ou</strong>t ce qu'il voit, t<strong>ou</strong>t ce qu'il entend le frappe, et il s'en s<strong>ou</strong>vient; il tient registre en lui-même des actions,des disc<strong>ou</strong>rs des hommes; et t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichitcontinuellement sa mémoire en attendant que son jugement puisse en profiter. C'est dans le choix de cesobjets, c'est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il peut connaître et de lui cacher ceux qu'ildoit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver en lui cette première faculté; et c'est par là qu'il fauttâcher de lui former un magasin de connaissances qui servent à son éducation durant sa jeunesse, et àsa conduite dans t<strong>ou</strong>s les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges et ne fait pasbriller les g<strong>ou</strong>vernantes et les précepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains decorps et d'entendement, qui, sans s'être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant grands.<strong>Emile</strong> n'apprendra jamais rien par coeur, pas même des fables, pas même celles de la Fontaine, t<strong>ou</strong>tesnaïves, t<strong>ou</strong>tes charmantes qu'elles sont; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les motsde l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on s'aveugler assez p<strong>ou</strong>r appeler les fables la morale desenfants, sans songer que l'apologue, en les amusant, les abuse; que, séduits par le mensonge, ilslaissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait p<strong>ou</strong>r leur rendre l'instruction agréable les empêche d'enprofiter? Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut dire la vérité nue aux enfants: sitôt qu'on lac<strong>ou</strong>vre d'un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever.On fait apprendre les fables de la Fontaine à t<strong>ou</strong>s les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende.Quand ils les entendraient, ce serait encore pis; car la morale en est tellement mêlée et sidisproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-v<strong>ou</strong>s,des paradoxes. Soit; mais voyons si ce sont des vérités.Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu'on fassep<strong>ou</strong>r les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir,et que le t<strong>ou</strong>r même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à


53concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fablesqui n'ont rien d'intelligible ni d'utile p<strong>ou</strong>r les enfants, et qu'on leur fait indiscrètement apprendre avec lesautres, parce qu'elles s'y tr<strong>ou</strong>vent mêlées, bornons-n<strong>ou</strong>s à celles que l'auteur semble avoir faitesspécialement p<strong>ou</strong>r eux.Je ne connais dans t<strong>ou</strong>t le recueil de la Fontaine que cinq <strong>ou</strong> six fables où brille éminemment la naïvetépuérile; de ces cinq <strong>ou</strong> six je prends p<strong>ou</strong>r exemple la première de t<strong>ou</strong>tes, parce que c'est celle dont lamorale est le plus de t<strong>ou</strong>t âge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu'ils apprennent avec leplus de plaisir, enfin celle que p<strong>ou</strong>r cela même l'auteur a mise par préférence à la tête de son livre. En luisupposant réellement l'objet d'être entendue des enfants, de leur plaire et de les instruire, cette fable estassurément son chef-d'oeuvre: qu'on me permette donc de la suivre et de l'examiner en peu de mots.Le corbeau et le renardFableMaître corbeau, sur un arbre perché,Maître! que signifie ce mot en lui-même? que signifie-t-il au-devant d'un nom propre? quel sens a-t-il danscette occasion?Qu'est-ce qu'un corbeau?Qu'est-ce qu'un arbre perché? L'on ne dit pas sur un arbre perché, l'on dit perché sur un arbre. Parconséquent, il faut parler des inversions de la poésie; il faut dire ce que c'est que prose et que vers.Tenait dans son bec un fromage.Quel fromage? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, <strong>ou</strong> de Hollande? Si l'enfant n'a point vu decorbeaux, que gagnez-v<strong>ou</strong>s à lui en parler? s'il en a vu, comment concevra-t-il qu'ils tiennent un fromageà leur bec? Faisons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des images d'après nature.Maître renard, par l'odeur alléché,Encore un maître! mais p<strong>ou</strong>r celui-ci c'est à bon titre: il est maître passé dans les t<strong>ou</strong>rs de son métier. Ilfaut dire ce que c'est qu'un renard, et distinguer son vrai naturel du caractère de convention qu'il a dansles fables.Alléché. Ce mot n'est pas usité. Il le faut expliquer; il faut dire qu'on ne s'en sert plus qu'en vers. L'enfantdemandera p<strong>ou</strong>rquoi l'on parle autrement en vers qu'en prose. Que lui répondrez-v<strong>ou</strong>s?Alléché par l'odeur d'un fromage! Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre, devait avoirbeauc<strong>ou</strong>p d'odeur p<strong>ou</strong>r être senti par le renard dans un taillis <strong>ou</strong> dans son terrier! Est-ce ainsi que v<strong>ou</strong>sexercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne s'en laisse imposer qu'à bonnes enseignes,et sait discerner la vérité du mensonge dans les narrations d'autrui?Lui tint à peu près ce langage:Ce langage! Les renards parlent donc? ils parlent donc la même langue que les corbeaux? Sageprécepteur, prends garde à toi; pèse bien ta réponse avant de la faire; elle importe plus que tu n'as pensé.Eh! bonj<strong>ou</strong>r, monsieur le corbeau!


54Monsieur! titre que l'enfant voit t<strong>ou</strong>rner en dérision, même avant qu'il sache que c'est un titre d'honneur.Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d'autres affaires avant que d'avoir expliqué ce du.Que v<strong>ou</strong>s êtes joli! que v<strong>ou</strong>s me semblez beau!Cheville, redondance inutile. L'enfant, voyant répéter la même chose en d'autres termes, apprend à parlerlâchement. Si v<strong>ou</strong>s dites que cette redondance est un art de l'auteur, qu'elle entre dans le dessein durenard qui veut paraître multiplier les éloges avec des paroles, cette excuse sera bonne p<strong>ou</strong>r moi, maisnon pas p<strong>ou</strong>r mon élève.Sans mentir, si votre ramageSans mentir! on ment donc quelquefois? Où en sera l'enfant si v<strong>ou</strong>s lui apprenez que le renard ne dit sansmentir que parce qu'il ment?Répondait à votre plumage,Répondait! que signifie ce mot? Apprenez à l'enfant à comparer des qualités aussi différentes que la voixet le plumage; v<strong>ou</strong>s verrez comme il v<strong>ou</strong>s entendra.V<strong>ou</strong>s seriez le phénix des hôtes de ces bois.Le phénix! Qu'est-ce qu'un phénix? N<strong>ou</strong>s voici t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p jetés dans la menteuse antiquité, presque dansla mythologie.Les hôtes de ces bois! Quel disc<strong>ou</strong>rs figuré! Le flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de dignitép<strong>ou</strong>r le rendre plus séduisant. Un enfant entendra-t-il cette finesse? sait-il seulement, peut-il savoir ce quec'est qu'un style noble et un style bas?A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,Il faut avoir épr<strong>ou</strong>vé déjà des passions bien vives p<strong>ou</strong>r sentir cette expression proverbiale.Et, p<strong>ou</strong>r montrer sa belle voix,N'<strong>ou</strong>bliez pas que, p<strong>ou</strong>r entendre ce vers et t<strong>ou</strong>te la fable, l'enfant doit savoir ce que c'est que la belle voixdu corbeau.Il <strong>ou</strong>vre un large bec, laisse tomber sa proie.Ce vers est admirable, l'harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec <strong>ou</strong>vert; j'entends tomberle fromage à travers les branches: mais ces sortes de beautés sont perdues p<strong>ou</strong>r les enfants.Le renard s'en saisit, et dit: Mon bon monsieur,Voilà donc la bonté transformée en bêtise. Assurément on ne perd pas de temps p<strong>ou</strong>r instruire lesenfants.Apprenez que t<strong>ou</strong>t flatteurMaxime générale; n<strong>ou</strong>s n'y sommes plus.


55Vit aux dépens de celui qui l'éc<strong>ou</strong>te.Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là.Cette leçon vaut bien un fromage, sans d<strong>ou</strong>te.Ceci s'entend, et la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu d'enfants qui sachentcomparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faireentendre que ce propos n'est qu'une raillerie. Que de finesse p<strong>ou</strong>r des enfants!Le corbeau, honteux et confus,Autre pléonasme; mais celui-ci est inexcusable.Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.Jura! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l'enfant ce que c'est qu'un serment?Voilà bien des détails, bien moins cependant qu'il n'en faudrait p<strong>ou</strong>r analyser t<strong>ou</strong>tes les idées de cettefable, et les réduire aux idées simples et élémentaires dont chacune d'elles est composée. Mais qui est-cecroit avoir besoin de cette analyse p<strong>ou</strong>r se faire entendre à la jeunesse? Nul de n<strong>ou</strong>s n'est assezphilosophe p<strong>ou</strong>r savoir se mettre à la place d'un enfant. Passons maintenant à la morale.Je demande si c'est à des enfants de dix ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent etmentent p<strong>ou</strong>r leur profit? On p<strong>ou</strong>rrait t<strong>ou</strong>t au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui persiflent lespetits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité; mais le fromage gâte t<strong>ou</strong>t; on leur apprendmoins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'est ici mon secondparadoxe, et ce n'est pas le moins important.Suivez les enfants apprenant leurs fables, et v<strong>ou</strong>s verrez que, quand ils sont en état d'en fairel'application, ils en font presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une contraire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de s'observersur le défaut dont on les veut guérir <strong>ou</strong> préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti desdéfauts des autres. Dans la fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s'affectionnentt<strong>ou</strong>s au renard; dans la fable qui suit, v<strong>ou</strong>s croyez leur donner la cigale p<strong>ou</strong>r exemple; et point du t<strong>ou</strong>t,c'est la f<strong>ou</strong>rmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier: ils prendront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le beau rôle; c'est lechoix de l'am<strong>ou</strong>r-propre, c'est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon p<strong>ou</strong>r l'enfance! Le plusodieux de t<strong>ou</strong>s les montres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'ilrefuse. La f<strong>ou</strong>rmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.Dans t<strong>ou</strong>tes les fables où le lion est un des personnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfantne manque point de se faire lion; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il agrand soin de s'emparer de t<strong>ou</strong>t. Mais, quand le m<strong>ou</strong>cheron terrasse le lion, c'est une autre affaire; alorsl'enfant n'est plus lion, il est m<strong>ou</strong>cheron. Il apprend à tuer un j<strong>ou</strong>r à c<strong>ou</strong>ps d'aiguillon ceux qu'il n'oseraitattaquer de pied ferme.Dans la fable du l<strong>ou</strong>p maigre et du chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner,il en prend une de licence. Je n'<strong>ou</strong>blierai jamais d'avoir vu beauc<strong>ou</strong>p pleurer une petite fille qu'on avaitdésolée avec cette fable, t<strong>ou</strong>t en lui prêchant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la docilité. On eut peine à savoir la cause de sespleurs; on la sut enfin. La pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne, elle se sentait le c<strong>ou</strong> pelé; ellepleurait de n'être pas l<strong>ou</strong>p.Ainsi donc la morale de la première fable citée est p<strong>ou</strong>r l'enfant une leçon de la plus basse flatterie; cellede la seconde, une leçon d'inhumanité; celle de la troisième, une leçon d'injustice; celle de la quatrième,


56une leçon de satire; celle de la cinquième, une leçon d'indépendance. Cette dernière leçon, p<strong>ou</strong>r êtresuperflue à mon élève, n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand v<strong>ou</strong>s leur donnez des préceptesqui se contredisent, quel fruit espérez-v<strong>ou</strong>s de vos soins? Mais peut-être, à cela près, t<strong>ou</strong>te cette moralequi me sert d'objection contre les fables f<strong>ou</strong>rnit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une moraleen paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se ressemblent point. La premièreest dans le catéchisme, où on la laisse; l'autre est dans les fables de la Fontaine p<strong>ou</strong>r les enfants, et dansses contes p<strong>ou</strong>r les mères. Le même auteur suffit à t<strong>ou</strong>t.Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de v<strong>ou</strong>s lire avec choix, de v<strong>ou</strong>s aimer,de m'instruire dans vos fables; car j'espère ne pas me tromper sur leur objet; mais, p<strong>ou</strong>r mon élève,permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que v<strong>ou</strong>s m'ayez pr<strong>ou</strong>vé qu'il est bonp<strong>ou</strong>r lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart; que, dans celles qu'il p<strong>ou</strong>rracomprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera passur le fripon.En ôtant ainsi t<strong>ou</strong>s les devoirs des enfants, j'ôte les instruments de leur plus grande misère, savoir leslivres. La lecture est le fléau de l'enfance, et presque la seule occupation qu'on lui sait donner. A peine àd<strong>ou</strong>ze ans <strong>Emile</strong> saura-t-il ce que c'est qu'un livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on, qu'il sache lire.J'en conviens: il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile; jusqu'alors elle n'est bonne qu'àl'ennuyer.Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ilsne sentent l'avantage actuel et présent, soit d'agrément, soit d'utilité; autrement quel motif les porterait àl'apprendre? L'art de parler aux absents et de les entendre, l'art de leur communiquer au loin sansmédiateur nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l'utilité peut être rendue sensible àt<strong>ou</strong>s les âges. Par quel prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu un t<strong>ou</strong>rment p<strong>ou</strong>r l'enfance?Parce qu'on la contraint de s'y appliquer malgré elle, et qu'on le met à des usages auxquels elle necomprend rien. Un enfant n'est pas fort curieux de perfectionner l'instrument avec lequel on le t<strong>ou</strong>rmente;mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il s'y appliquera malgré v<strong>ou</strong>s.On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire; on invente desbureaux, des cartes; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke veut qu'il apprenne àlire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien tr<strong>ou</strong>vée? Quelle pitié! Un moyen plus sûr que t<strong>ou</strong>tcela, et celui qu'on <strong>ou</strong>blie t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez là vosbureaux et vos dés, t<strong>ou</strong>te méthode lui sera bonne.L'intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. <strong>Emile</strong> reçoit quelquefois de sonpère, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets d'invitation p<strong>ou</strong>r un dîner, p<strong>ou</strong>r une promenade,p<strong>ou</strong>r une partie sur l'eau, p<strong>ou</strong>r voir quelque fête publique. Ces billets sont c<strong>ou</strong>rts, clairs, nets, bien écrits. Ilfaut tr<strong>ou</strong>ver quelqu'un qui les lui lise; ce quelqu'un <strong>ou</strong> ne se tr<strong>ou</strong>ve pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à point nommé, <strong>ou</strong> rend àl'enfant le peu de complaisance que l'enfant eut p<strong>ou</strong>r lui la veille. Ainsi l'occasion, le moment se passe. Onlui lit enfin le billet, mais il n'est plus temps. Ah! si l'on eût su lire soi-même! On en reçoit d'autres: ils sontsi c<strong>ou</strong>rts! le sujet en est si intéressant! on v<strong>ou</strong>drait essayer de les déchiffrer; on tr<strong>ou</strong>ve tantôt de l'aide ettantôt des refus. On s'évertue, on déchiffre enfin la moitié d'un billet: il s'agit d'aller demain manger de lacrème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait d'efforts p<strong>ou</strong>r lire le reste! Je ne crois pas qu'<strong>Emile</strong> aitbesoin du bureau. Parlerai-je à présent de l'écriture? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans untraité de l'éducation.J'aj<strong>ou</strong>terai ce seul mot qui fait une importante maxime: c'est que, d'ordinaire, on obtient très sûrement ettrès vite ce qu'on n'est pas pressé d'obtenir. Je suis presque sûr qu'<strong>Emile</strong> saura parfaitement lire et écrireavant l'âge de dix ans, précisément parce qu'il m'importe fort peu qu'il le sache avant quinze; maisj'aimerais mieux qu'il ne sût jamais lire que d'acheter cette science au prix de t<strong>ou</strong>t ce qui peut la rendreutile: de quoi lui servira la lecture quand on l'en aura rebuté p<strong>ou</strong>r jamais? Id imprimis cavere oportebit, nestudia, qui amare nondum potest, oderit, et amaritudinem semel perceptam etiam ultra rudes annosreformidet.


57Plus j'insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre élève n'apprendrien de v<strong>ou</strong>s, il apprendra des autres. Si v<strong>ou</strong>s ne prévenez l'erreur par la vérité, il apprendra desmensonges; les préjugés que v<strong>ou</strong>s craignez de lui donner, il les recevra de t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne, ilsentreront par t<strong>ou</strong>s ses sens; <strong>ou</strong> ils corrompront sa raison, même avant qu'elle soit formée, <strong>ou</strong> son esprit,eng<strong>ou</strong>rdi par une longue inaction, s'absorbera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'enfance enôte la faculté durant le reste de la vie.Il me semble que je p<strong>ou</strong>rrais aisément répondre à cela; mais p<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des réponses? Si maméthode répond d'elle-même aux objections, elle est bonne; si elle n'y répond pas, elle ne vaut rien. Jep<strong>ou</strong>rsuis.Si, sur le plan que j'ai commencé de tracer, v<strong>ou</strong>s suivez des règles directement contraires à celles quisont établies; si, au lieu de porter au loin l'esprit de votre élève; si, au lieu de l'égarer sans cesse end'autres lieux, en d'autres climats, en d'autres siècles, aux extrémités de la terre, et jusque dans les cieux,v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s appliquez à le tenir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en lui-même et attentif à ce qui le t<strong>ou</strong>che immédiatement, alorsv<strong>ou</strong>s le tr<strong>ou</strong>verez capable de perception, de mémoire, et même de raisonnement; c'est l'ordre de lanature. A mesure que l'être sensitif devient actif, il acquiert un discernement proportionnel à ses forces; etce n'est qu'avec la force surabondante à celle dont il a besoin p<strong>ou</strong>r se conserver, que se développe en luila faculté spéculative propre à employer cet excès de force à d'autres usages. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s donc cultiverl'intelligence de votre élève; cultivez les forces qu'elle doit g<strong>ou</strong>verner. Exercez continuellement son corps;rendez-le robuste et sain, p<strong>ou</strong>r le rendre sage et raisonnable; qu'il travaille, qu'il agisse, qu'il c<strong>ou</strong>re, qu'ilcrie, qu'il soit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en m<strong>ou</strong>vement; qu'il soit homme par la vigueur, et bientôt il le sera par la raison.V<strong>ou</strong>s l'abrutiriez, il est vrai, par cette méthode, si v<strong>ou</strong>s alliez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le dirigeant, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lui disant: Va,viens, reste, fais ceci, ne fais pas cela. Si votre tête conduit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ses bras, la sienne lui devient inutile.Mais s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s de nos conventions: si v<strong>ou</strong>s n'êtes qu'un pédant, ce n'est pas la peine de me lire.C'est une erreur bien pitoyable d'imaginer que l'exercice du corps nuise aux opérations de l'esprit; commesi ces deux actions ne devaient pas marcher de concert, et que l'une ne dût pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs diriger l'autre!Il y a deux sortes d'hommes dont les corps sont dans un exercice continuel, et qui sûrement songentaussi peu les uns que les autres à cultiver leur âme, savoir, les paysans et les sauvages. Les premierssont rustres, grossiers, maladroits; les autres, connus par leur grand sens, le sont encore par la subtilitéde leur esprit; généralement il n'y a rien de plus l<strong>ou</strong>rd qu'un paysan, ni rien de plus fin qu'un sauvage.D'où vient cette différence? C'est que le premier, faisant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce qu'on lui commande, <strong>ou</strong> ce qu'il a vufaire à son père, <strong>ou</strong> ce qu'il a fait lui-même dès sa jeunesse, ne va jamais que par r<strong>ou</strong>tine; et, dans sa viepresque automate, occupé sans cesse des mêmes travaux, l'habitude et l'obéissance lui tiennent lieu deraison.P<strong>ou</strong>r le sauvage, c'est autre chose: n'étant attaché à aucun lieu, n'ayant point de tâche prescrite,n'obéissant à personne, sans autre loi que sa volonté, il est forcé de raisonner à chaque action de sa vie;il ne fait pas un m<strong>ou</strong>vement, pas un pas, sans en avoir d'avance envisagé les suites. Ainsi, plus son corpss'exerce, plus son esprit s'éclaire; sa force et sa raison croissent à la fois et s'étendent l'une par l'autre.Savant précepteur, voyons lequel de nos élèves ressemble au sauvage, et lequel ressemble au paysan.S<strong>ou</strong>mis en t<strong>ou</strong>t à une autorité t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs enseignante, le vôtre ne fait rien que sur parole; il n'ose mangerquand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main p<strong>ou</strong>r l'autre, niremuer le pied que comme on le lui prescrit; bientôt il n'osera respirer que sur vos règles. A quoi v<strong>ou</strong>lezv<strong>ou</strong>squ'il pense, quand v<strong>ou</strong>s pensez à t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r lui? Assuré de votre prévoyance, qu'a-t-il besoin d'enavoir? Voyant que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s chargez de sa conservation, de son bien-être, il se sent délivré de ce soin;son jugement se repose sur le vôtre; t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s ne lui défendez pas, il le fait sans réflexion, sachantbien qu'il le fait sans risque. Qu'a-t-il besoin d'apprendre à prévoir la pluie? il sait que v<strong>ou</strong>s regardez auciel p<strong>ou</strong>r lui. Qu'a-t-il besoin de régler sa promenade? il ne craint pas que v<strong>ou</strong>s lui laissiez passer l'heuredu dîner. Tant que v<strong>ou</strong>s ne lui défendez pas de manger, il mange; quand v<strong>ou</strong>s le lui défendez, il nemange plus; il n'éc<strong>ou</strong>te plus les avis de son estomac, mais les vôtres. V<strong>ou</strong>s avez beau ramollir son corps


58dans l'inaction, v<strong>ou</strong>s n'en rendez pas son entendement plus flexible. T<strong>ou</strong>t au contraire, v<strong>ou</strong>s achevez dedécréditer la raison dans son esprit, en lui faisant user le peu qu'il en a sur les choses qui lui paraissent leplus inutiles. Ne voyant jamais à quoi elle est bonne, il juge enfin qu'elle n'est bonne à rien. Le pis quip<strong>ou</strong>rra lui arriver de mal raisonner sera d'être repris, et il l'est si s<strong>ou</strong>vent qu'il n'y songe guère; un dangersi commun ne l'effraye plus.V<strong>ou</strong>s lui tr<strong>ou</strong>vez p<strong>ou</strong>rtant de l'esprit; et il en a p<strong>ou</strong>r babiller avec les femmes, sur le ton dont j'ai déjà parlé;mais qu'il soit dans le cas d'avoir à payer de sa personne, à prendre un parti dans quelque occasiondifficile, v<strong>ou</strong>s le verrez cent fois plus stupide et plus bête que le fils du plus gros manant.P<strong>ou</strong>r mon élève, <strong>ou</strong> plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même autant qu'ilest possible, il ne s'acc<strong>ou</strong>tume point à rec<strong>ou</strong>rir sans cesse aux autre, encore moins à leur étaler songrand savoir. En revanche, il juge, il prévoit, il raisonne en t<strong>ou</strong>t ce qui se rapporte immédiatement à lui. Ilne jase pas, il agit; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde, mais il sait fort bien faire ce quilui convient. Comme il est sans cesse en m<strong>ou</strong>vement, il est forcé d'observer beauc<strong>ou</strong>p de choses, deconnaître beauc<strong>ou</strong>p d'effets; il acquiert de bonne heure une grande expérience: il prend ses leçons de lanature et non pas des hommes; il s'instruit d'autant mieux qu'il ne voit nulle part l'intention de l'instruire.Ainsi son corps et son esprit s'exercent à la fois. Agissant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'après sa pensée, et non d'après celled'un autre, il unit continuellement deux opérations; plus il se rend fort et robuste, plus il devient sensé etjudicieux. C'est le moyen d'avoir un j<strong>ou</strong>r ce qu'on croit incompatible, et ce que presque t<strong>ou</strong>s les grandshommes ont réuni, la force du corps et celle de l'âme, la raison d'un sage et la vigueur d'un athlète.Jeune instituteur, je v<strong>ou</strong>s prêche un art difficile, c'est de g<strong>ou</strong>verner sans préceptes, et de t<strong>ou</strong>t faire en nefaisant rien. Cet art, j'en conviens, n'est pas de votre âge; il n'est pas propre à faire briller d'abord vostalents, ni à v<strong>ou</strong>s faire valoir auprès des pères: mais c'est le seul propre à réussir. V<strong>ou</strong>s ne parviendrezjamais à faire des sages si v<strong>ou</strong>s ne faites d'abord des polissons; c'était l'éducation des Spartiates: au lieude les coller sur des livres, on commençait par leur apprendre à voler leur dîner. Les Spartiates étaient-ilsp<strong>ou</strong>r cela grossiers étant grands? Qui ne connaît la force et le sel de leurs reparties? T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs faits p<strong>ou</strong>rvaincre, ils écrasaient leurs ennemis en t<strong>ou</strong>te espèce de guerre, et les babillards Athéniens craignaientautant leurs mots que leurs c<strong>ou</strong>ps.Dans les éducations les plus soignées, le maître commande et croit g<strong>ou</strong>verner: c'est en effet l'enfant quig<strong>ou</strong>verne. Il se sert de ce que v<strong>ou</strong>s exigez de lui p<strong>ou</strong>r obtenir de v<strong>ou</strong>s ce qu'il lui plaît; et il sait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsv<strong>ou</strong>s faire payer une heure d'assiduité par huit j<strong>ou</strong>rs de complaisance. A chaque instant il faut pactiseravec lui. Ces traités, que v<strong>ou</strong>s proposez à votre mode, et qu'il exécute à la sienne, t<strong>ou</strong>rnent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs auprofit de ses fantaisies, surt<strong>ou</strong>t quand on a la maladresse de mettre en condition p<strong>ou</strong>r son profit ce qu'ilest bien sûr d'obtenir, soit qu'il remplisse <strong>ou</strong> non la condition qu'on lui impose en échange. L'enfant, p<strong>ou</strong>rl'ordinaire, lit beauc<strong>ou</strong>p mieux dans l'esprit du maître que le maître dans le coeur de l'enfant. Et cela doitêtre: car t<strong>ou</strong>te la sagacité qu'eût employée l'enfant livré à lui-même à p<strong>ou</strong>rvoir à la conservation de sapersonne, il l'emploie à sauver sa liberté naturelle des chaînes de son tyran; au lie que celui-ci, n'ayant nulintérêt si pressant à pénétrer l'autre, tr<strong>ou</strong>ve quelquefois mieux son compte à lui laisser sa paresse <strong>ou</strong> savanité.Prenez une r<strong>ou</strong>te opposée avec votre élève; qu'il croie t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs être le maître, et que ce soit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs v<strong>ou</strong>squi le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté; oncaptive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien,n'est-il pas à votre merci? Ne disposez-v<strong>ou</strong>s pas, par rapport à lui, de t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne? N'êtes-v<strong>ou</strong>spas le maître de l'affecter comme il v<strong>ou</strong>s plaît? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, t<strong>ou</strong>t n'est-ilpas dans vos mains sans qu'il le sache? Sans d<strong>ou</strong>te il ne doit faire que ce qu'il veut; mais il ne doit v<strong>ou</strong>loirque ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez qu'il fasse; il ne doit pas faire un pas que v<strong>ou</strong>s ne l'ayez prévu; il ne doit pas<strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che que v<strong>ou</strong>s ne sachiez ce qu'il va dire.C'est alors qu'il p<strong>ou</strong>rra se livrer aux exercices du corps que lui demande son âge, sans abrutir son esprit;c'est alors qu'au lieu d'aiguiser sa ruse à éluder un incommode empire, v<strong>ou</strong>s le verrez s'occuperuniquement à tirer de t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne le parti le plus avantageux p<strong>ou</strong>r son bien-être actuel; c'est


59alors que v<strong>ou</strong>s serez étonné de la subtilité de ses inventions p<strong>ou</strong>r s'approprier t<strong>ou</strong>s les objets auxquels ilpeut atteindre, et p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>ir vraiment des choses sans le sec<strong>ou</strong>rs de l'opinion.En le laissant ainsi maître de ses volontés, v<strong>ou</strong>s ne fomenterez point ses caprices. En ne faisant jamaisque ce qui lui convient, il ne fera bientôt que ce qu'il doit faire; et, bien que son corps soit dans unm<strong>ou</strong>vement continuel, tant qu'il s'agira de son intérêt présent et sensible, v<strong>ou</strong>s verrez t<strong>ou</strong>te la raison dontil est capable se développer beauc<strong>ou</strong>p mieux et d'une manière beauc<strong>ou</strong>p plus appropriée à lui, que dansdes étude de pure spéculation.Ainsi, ne v<strong>ou</strong>s voyant point attentif à le contrarier, ne se défiant point de v<strong>ou</strong>s, n'ayant rien à v<strong>ou</strong>s cacher,il ne v<strong>ou</strong>s trompera point, il ne v<strong>ou</strong>s mentira point; il se montrera tel qu'il est sans crainte; v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrezl'étudier t<strong>ou</strong>t à votre aise, et disposer t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r de lui les leçons que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez lui donner, sans qu'ilpense jamais en recevoir aucune.Il n'épiera point non plus vos moeurs avec une curieuse jal<strong>ou</strong>sie, et ne se fera point un plaisir secret dev<strong>ou</strong>s prendre en faute. Cet inconvénient que n<strong>ou</strong>s prévenons est très grand. Un des premiers soins desenfants est, comme je l'ai dit, de déc<strong>ou</strong>vrir le faible de ceux qui les g<strong>ou</strong>vernent. Ce penchant porte à laméchanceté, mais il n'en vient pas: il vient du besoin d'éluder une autorité qui les importune. Surchargésdu j<strong>ou</strong>g qu'on leur impose, ils cherchent à le sec<strong>ou</strong>er; et les défauts qu'ils tr<strong>ou</strong>vent dans les maîtres leurf<strong>ou</strong>rnissent de bons moyens p<strong>ou</strong>r cela. Cependant l'habitude se prend d'observer les gens par leursdéfauts, et de se plaire à leur en tr<strong>ou</strong>ver. Il est clair que voilà encore une s<strong>ou</strong>rce de vices b<strong>ou</strong>chée dans lecoeur d'<strong>Emile</strong>; n'ayant nul intérêt à me tr<strong>ou</strong>ver des défauts, il ne m'en cherchera pas, et sera peu tentéd'en chercher à d'autres.T<strong>ou</strong>tes ces pratiques semblent difficiles, parce qu'on ne s'en avise pas; mais dans le fond elles ne doiventpoint l'être. On est en droit de v<strong>ou</strong>s supposer les lumières nécessaires p<strong>ou</strong>r exercer le métier que v<strong>ou</strong>savez choisi; on doit présumer que v<strong>ou</strong>s connaissez la marche naturelle du coeur humain, que v<strong>ou</strong>s savezétudier l'homme et l'individu; que v<strong>ou</strong>s savez d'avance à quoi se pliera la volonté de votre élève àl'occasion de t<strong>ou</strong>s les objets intéressants p<strong>ou</strong>r son âge que v<strong>ou</strong>s ferez passer s<strong>ou</strong>s ses yeux. Or, avoir lesinstruments, et bien savoir leur usage, n'est-ce pas être maître de l'opération?V<strong>ou</strong>s objecterez les caprices de l'enfant; et v<strong>ou</strong>s avez tort. Le caprice des enfants n'est jamais l'<strong>ou</strong>vragede la nature, mais d'une mauvaise discipline: c'est qu'ils ont obéi <strong>ou</strong> commandé; et j'ai dit cent fois qu'il nefallait ni l'un ni l'autre. Votre élève n'aura donc de caprices que ceux que v<strong>ou</strong>s lui aurez donnés: il est justeque v<strong>ou</strong>s portiez la peine de vos fautes. Mais, direz-v<strong>ou</strong>s, comment y remédier? Cela se peut encore,avec une meilleure conduite et beauc<strong>ou</strong>p de patience.Je m'étais chargé, durant quelques semaines, d'un enfant acc<strong>ou</strong>tumé non seulement à faire ses volontés,mais encore à les faire faire à t<strong>ou</strong>t le monde, par conséquent plein de fantaisie. Dès le premier j<strong>ou</strong>r, p<strong>ou</strong>rmettre à l'essai ma complaisance, il v<strong>ou</strong>lut se lever à minuit, Au plus fort de mon sommeil, il saute à basde son lit, prend sa robe de chambre et m'appelle. Je me lève, j'allume la chandelle; il n'en v<strong>ou</strong>lait pasdavantage; au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure le sommeil le gagne, et il se rec<strong>ou</strong>che, content de son épreuve.<strong>De</strong>ux j<strong>ou</strong>rs après, il la réitère avec le même succès, et de ma part sans le moindre signe d'impatience.Comme il m'embrassait en se rec<strong>ou</strong>chant, je lui dis très posément: Mon petit ami, cela va fort bien, maisn'y revenez plus. Ce mot excita sa curiosité, et dès le lendemain, v<strong>ou</strong>lant voir un peu comment j'oserais luidésobéir, il ne manqua pas de se relever à la même heure, et de m'appeler. Je lui demandai ce qu'ilv<strong>ou</strong>lait. Il me dit qu'il ne p<strong>ou</strong>vait dormir. Tant pis, repris-je, et je me tins coi. Il me pria d'allumer lachandelle. P<strong>ou</strong>rquoi faire? et je me tins coi. Ce ton laconique commençait à l'embarrasser. Il s'en fut àtâtons chercher le fusil qu'il fit semblant de battre, et je ne p<strong>ou</strong>vais m'empêcher de rire en l'entendant sedonner des c<strong>ou</strong>ps sur les doigts. Enfin, bien convaincu qu'il n'en viendrait pas à b<strong>ou</strong>t, il m'apporta lebriquet à mon lit; je lui dis que je n'en avais que faire, et me t<strong>ou</strong>rnai de l'autre côté. Alors il se mit à c<strong>ou</strong>rirét<strong>ou</strong>rdiment par la chambre, criant, chantant, faisant beauc<strong>ou</strong>p de bruit, se donnant, à la table et auxchaises, des c<strong>ou</strong>ps qu'il avait grand soin de modérer, et dont il ne laissait pas de crier bien fort, espérantme causer de l'inquiétude. T<strong>ou</strong>t cela ne prenait point; et je vis que, comptant sur de belles exhortations <strong>ou</strong>sur de la colère, il ne s'était nullement arrangé p<strong>ou</strong>r ce sang-froid.


60Cependant, résolu de vaincre ma patience à force d'opiniâtreté, il continua son tintamarre avec un telsuccès, qu'à la fin je m'échauffai; et, pressentant que j'allais t<strong>ou</strong>t gâter par un emportement hors depropos, je pris mon parti d'une autre manière. Je me levai sans rien dire, j'allai au fusil que je ne tr<strong>ou</strong>vaipoint; je le lui demande, il me le donne, pétillant de joie d'avoir enfin triomphé de moi. Je bats le fusil,j'allume la chandelle, je prends par la main mon petit bonhomme, je le mène tranquillement dans uncabinet voisin dont les volets étaient bien fermés, et où il n'y avait rien à casser: je l'y laisse sans lumière;puis, fermant sur lui la porte à la clef, je ret<strong>ou</strong>rne me c<strong>ou</strong>cher sans lui avoir dit un seul mot. Il ne faut pasdemander si d'abord il y eut du vacarme, je m'y étais attendu: je ne m'en émus point. Enfin le bruits'apaise; j'éc<strong>ou</strong>te, je l'entends s'arranger, je me tranquillise. Le lendemain, j'entre au j<strong>ou</strong>r dans le cabinet;je tr<strong>ou</strong>ve mon petit mutin c<strong>ou</strong>ché sur un lit de repos, et dormant d'un profond sommeil, dont, après tant defatigue, il devait avoir grand besoin.L'affaire ne finit pas là. La mère apprit que l'enfant avait passé les deux tiers de la nuit hors de son lit.Aussitôt t<strong>ou</strong>t fut perdu, c'était un enfant autant que mort. Voyant l'occasion bonne p<strong>ou</strong>r se venger, il fit lemalade, sans prévoir qu'il n'y gagnerait rien. Le médecin fut appelé. Malheureusement p<strong>ou</strong>r la mère, cemédecin était un plaisant, qui, p<strong>ou</strong>r s'amuser de ses frayeurs, s'appliquait à les augmenter. Cependant ilme dit à l'oreille: Laissez-moi faire, je v<strong>ou</strong>s promets que l'enfant sera guéri p<strong>ou</strong>r quelque temps de lafantaisie d'être malade. En effet, la diète et la chambre furent prescrites, et il fut recommandé àl'apothicaire. Je s<strong>ou</strong>pirais de voir cette pauvre mère ainsi la dupe de t<strong>ou</strong>t ce qui l'environnait, excepté moiseul, qu'elle prit en haine, précisément parce que je ne la trompais pas.Après des reproches assez durs, elle me dit que son fils était délicat, qu'il était l'unique héritier de safamille, qu'il fallait le conserver à quelque prix que ce fût, et qu'elle ne v<strong>ou</strong>lait pas qu'il fût contrarié. Encela j'étais bien d'accord avec elle; mais elle entendait par le contrarier ne lui pas obéir en t<strong>ou</strong>t. Je vis qu'ilfallait prendre avec la mère le même ton qu'avec l'enfant. Madame, lui dis-je assez froidement, je ne saispoint comment on élève un héritier, et, qui plus est, je ne veux pas l'apprendre; v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez v<strong>ou</strong>sarranger là-dessus. On avait besoin de moi p<strong>ou</strong>r quelque temps encore: le père apaisa t<strong>ou</strong>t; la mèreécrivit au précepteur de hâter son ret<strong>ou</strong>r; et l'enfant, voyant qu'il ne gagnait rien à tr<strong>ou</strong>bler mon sommeil nià être malade, prit enfin le parti de dormir lui-même et de se bien porter.On ne saurait imaginer à combien de pareils caprices le petit tyran avait asservi son malheureuxg<strong>ou</strong>verneur; car l'éducation se faisait s<strong>ou</strong>s les yeux de la mère, qui ne s<strong>ou</strong>ffrait pas que l'héritier fûtdésobéi en rien. A quelque heure qu'il v<strong>ou</strong>lût sortir, il fallait être prêt p<strong>ou</strong>r le mener, <strong>ou</strong> plutôt p<strong>ou</strong>r lesuivre, et il avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs grand soin de choisir le moment où il voyait son g<strong>ou</strong>verneur le plus occupé. Ilv<strong>ou</strong>lut user sur moi du même empire, et se venger le j<strong>ou</strong>r du repos qu'il était forcé de me laisser la nuit. Jeme prêtai de bon coeur à t<strong>ou</strong>t, et je commençai par bien constater à ses propres yeux le plaisir que j'avaisà lui complaire; après cela, quand il fut question de le guérir de sa fantaisie, je m'y pris autrement.Il fallut d'abord le mettre dans son tort, et cela ne fut pas difficile. Sachant que les enfants ne songentjamais qu'au présent, je pris sur lui le facile avantage de la prévoyance; j'eus soin de lui procurer au logisun amusement que je savais être extrêmement de son goût; et, dans le moment où je l'en vis le pluseng<strong>ou</strong>é, j'allai lui proposer un t<strong>ou</strong>r de promenade; il me renvoya bien loin; j'insistai, il ne m'éc<strong>ou</strong>ta pas; ilfallut me rendre, et il nota précieusement en lui-même ce signe d'assujettissement.Le lendemain ce fut mon t<strong>ou</strong>r. Il s'ennuya, j'y avais p<strong>ou</strong>rvu; moi, au contraire, je paraissais profondémentoccupé. Il n'en fallait pas tant p<strong>ou</strong>r le déterminer. Il ne manqua pas de venir m'arracher à mon travail p<strong>ou</strong>rle mener promener au plus vite. Je refusai; il s'obstina. Non, lui dis-je; en faisant votre volonté v<strong>ou</strong>sm'avez appris à faire la mienne: je ne veux pas sortir. Eh bien, reprit-il vivement, je sortirai t<strong>ou</strong>t seul.Comme v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez. Et je reprends mon travail.Il s'habille, un peu inquiet de voir que je le laissais faire et que je ne l'imitais pas. Prêt à sortir, il vient mesaluer; je le salue; il tâche de m'alarmer par le récit des c<strong>ou</strong>rses qu'il va faire; à l'entendre, on eût cru qu'ilallait au b<strong>ou</strong>t du monde. Sans m'ém<strong>ou</strong>voir, je lui s<strong>ou</strong>haite un bon voyage. Son embarras red<strong>ou</strong>ble.Cependant il fait bonne contenance, et, prêt à sortir, il dit à son laquais de le suivre. Le laquais, déjàprévenu, répond qu'il n'a pas le temps, et qu'occupé par mes ordres, il doit m'obéir plutôt qu'à lui. P<strong>ou</strong>r le


61c<strong>ou</strong>p l'enfant n'y est plus. Comment concevoir qu'on le laisse sortir seul, lui qui se croit l'être important àt<strong>ou</strong>s les autres, et pense que le ciel et la terre sont intéressés à sa conservation? Cependant il commenceà sentir sa faiblesse; il comprend qu'il se va tr<strong>ou</strong>ver seul au milieu de gens qui ne le connaissent pas; ilvoit d'avance les risques qu'il va c<strong>ou</strong>rir; l'obstination seule le s<strong>ou</strong>tient encore; il descend l'escalierlentement et fort interdit. Il entre enfin dans la rue, se consolant un peu du mal qui lui peut arriver parl'espoir qu'on m'en rendra responsable.C'était là que je l'attendais. T<strong>ou</strong>t était préparé d'avance; et comme il s'agissait d'une espèce de scènepublique, je m'étais muni du consentement du père. A peine avait-il fait quelques pas, qu'il entend à droiteet à gauche différents propos sur son compte. Voisin, le joli monsieur! où va-t-il ainsi t<strong>ou</strong>t seul? il va seperdre; je veux le prier d'entrer chez n<strong>ou</strong>s. Voisine, gardez-v<strong>ou</strong>s-en bien. Ne voyez v<strong>ou</strong>s pas que c'est unpetit libertin qu'on a chassé de la maison de son père parce qu'il ne v<strong>ou</strong>lait rien valoir? Il ne faut pas retirerles libertins; laissez-le aller où il v<strong>ou</strong>dra. Eh bien donc! que Dieu le conduise! je serais fâchée qu'il luiarrivât malheur. Un peu plus loin, il recontre des polissons à peu près de son âge, qui l'agacent et semoquent de lui. Plus il avance, plus il tr<strong>ou</strong>ve d'embarras. Seul et sans protection, il se voit le j<strong>ou</strong>et de t<strong>ou</strong>tle monde, et il épr<strong>ou</strong>ve avec beauc<strong>ou</strong>p de surprise que son noeud d'épaule et son parement d'or ne lefont pas plus respecter.Cependant un de mes amis, qu'il ne connaissait point, et que j'avais chargé de veiller sur lui, le suivait pasà pas sans qu'il y prît garde, et l'accosta quand il en fut temps. Ce rôle, qui ressemblait à celui de Sbriganidans P<strong>ou</strong>rceaugnac, demandait un homme d'esprit, et fut parfaitement rempli. Sans rendre l'enfant timideet craintif en le frappant d'un trop grand effroi, il lui fit si bien sentir l'imprudence de son équipée, qu'aub<strong>ou</strong>t d'une demi-heure il me le ramena s<strong>ou</strong>ple, confus, et n'osant lever les yeux.P<strong>ou</strong>r achever le désastre de son expédition, précisément au moment qu'il rentrait, son père descendaitp<strong>ou</strong>r sortir, et le rencontra sur l'escalier. Il fallut dire d'où il venait et p<strong>ou</strong>rquoi je n'étais pas avec lui. Lepauvre enfant eût v<strong>ou</strong>lu être cent pieds s<strong>ou</strong>s terre. Sans s'amuser à lui faire une longue réprimande, lepère lui dit plus sèchement que je ne m'y serais attendu: Quand v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez sortir seul, v<strong>ou</strong>s en êtes lemaître; mais, comme je ne veux point d'un bandit dans ma maison, quand cela v<strong>ou</strong>s arrivera, ayez soinde n'y plus rentrer.P<strong>ou</strong>r moi, je le reçus sans reproche et sans raillerie, mais avec un peu de gravité; et de peur qu'il nes<strong>ou</strong>pçonnât que t<strong>ou</strong>t ce qui s'était passé n'était qu'un jeu, je ne v<strong>ou</strong>lus point le mener promener le mêmej<strong>ou</strong>r. Le lendemain je vis avec grand plaisir qu'il passait avec moi d'un air de triomphe devant les mêmesgens qui s'étaient moqués de lui la veille p<strong>ou</strong>r l'avoir rencontré t<strong>ou</strong>t seul. On conçoit bien qu'il ne memenaça plus de sortir sans moi.C'est par ces moyens et d'autres semblables que, durant le peu de temps que je fus avec lui, je vins àb<strong>ou</strong>t de lui faire faire t<strong>ou</strong>t ce que je v<strong>ou</strong>lais sans lui rien prescrire, sans lui rien défendre, sans sermons,sans exhortations, sans l'ennuyer de leçons inutiles. Aussi, tant que je parlais, il était content; mais monsilence le tenait en crainte; il comprenait que quelque chose n'allait pas bien, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la leçon lui venaitde la chose même. Mais revenons.Non seulement ces exercices continuels, ainsi laissés à la seule direction de la nature, en fortifiant lecorps, n'abrutissent point l'esprit; mais au contraire ils forment en n<strong>ou</strong>s la seule espèce de raison dont lepremier âge soit susceptible, et la plus nécessaire à quelque âge que ce soit. Ils n<strong>ou</strong>s apprennent à bienconnaître l'usage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnants, l'usage desinstruments naturels qui sont à notre portée et qui conviennent à nos organes. Y a-t-il quelque stupiditépareille à celle d'un enfant élevé t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans la chambre et s<strong>ou</strong>s les yeux de sa mère, lequel, ignorantce que c'est que poids et que résistance, veut arracher un grand arbre, <strong>ou</strong> s<strong>ou</strong>lever un rocher? Lapremière fois que je sortis de Genève, je v<strong>ou</strong>lais suivre un cheval au galop, je jetais des pierres contre lamontagne de Salève qui était à deux lieues de moi; j<strong>ou</strong>et de t<strong>ou</strong>s les enfants du village, j'étais un véritableidiot p<strong>ou</strong>r eux. A dix-huit ans on apprend en philosophie ce que c'est qu'un levier: il n'y a point de petitpaysan à d<strong>ou</strong>ze qui ne sache se servir d'un levier mieux que le premier mécanicien de l'Académie. Les


62leçons que les écoliers prennent entre eux dans la c<strong>ou</strong>r du collège leur sont cent fois plus utiles que t<strong>ou</strong>tce qu'on leur dira jamais dans la classe.Voyez un chat entrer p<strong>ou</strong>r la première fois dans une chambre; il visite, il regarde, il flaire, il ne reste pasun moment en repos, il ne se fie à rien qu'après avoir t<strong>ou</strong>t examiné, t<strong>ou</strong>t connu. Ainsi fait un enfantcommençant à marcher, et, entrant p<strong>ou</strong>r ainsi dire dans l'espace du monde. T<strong>ou</strong>te la différence est qu'à lavue, commune à l'enfant et au chat, le premier joint, p<strong>ou</strong>r observer, les mains que lui donna la nature, etl'autre l'odorat subtil dont elle l'a d<strong>ou</strong>é. Cette disposition, bien <strong>ou</strong> mal cultivée, est ce qui rend les enfantsadroits <strong>ou</strong> l<strong>ou</strong>rds, pesants <strong>ou</strong> dispos, ét<strong>ou</strong>rdis <strong>ou</strong> prudents.Les premiers m<strong>ou</strong>vements naturels de l'homme étant donc de se mesurer avec t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne, etd'épr<strong>ou</strong>ver dans chaque objet qu'il aperçoit t<strong>ou</strong>tes les qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sapremière étude est une sorte de physique expérimentale relative à sa propre conservation, et dont on ledét<strong>ou</strong>rne par des études spéculatives avant qu'il ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que ses organesdélicats et flexibles peuvent s'ajuster aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encorepurs sont exempts d'illusion, c'est le temps d'exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sontpropres; c'est le temps d'apprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec n<strong>ou</strong>s.Comme t<strong>ou</strong>t ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens, la première raison de l'hommeest une raison sensitive; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle: nos premiers maîtres dephilosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à t<strong>ou</strong>t cela, ce n'est pas n<strong>ou</strong>sapprendre à raisonner, c'est n<strong>ou</strong>s apprendre à n<strong>ou</strong>s servir de la raison d'autrui; c'est n<strong>ou</strong>s apprendre àbeauc<strong>ou</strong>p croire, et à ne jamais rien savoir.P<strong>ou</strong>r exercer un art, il faut commencer par s'en procurer les instruments, et, p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir employerutilement ces instruments, il faut les faire assez solides p<strong>ou</strong>r résister à leur usage. P<strong>ou</strong>r apprendre àpenser, il faut donc exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notreintelligence; et p<strong>ou</strong>r tirer t<strong>ou</strong>t le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui les f<strong>ou</strong>rnit, soitrobuste et sain. Ainsi, loin que la véritable raison de l'homme se forme indépendamment du corps, c'est labonne constitution du corps qui rend les opérations de l'esprit faciles et sûres.En montrant à quoi l'on doit employer la longue oisiveté de l'enfance, j'entre dans un détail qui paraîtraridicule. Plaisantes leçons, me dira-t-on, qui, retombant s<strong>ou</strong>s votre propre critique, se bornent à enseignerce que nul n'a besoin d'apprendre! P<strong>ou</strong>rquoi consumer le temps à des instructions qui viennent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsd'elles-mêmes, et ne coûtent ni peines ni soins? Quel enfant de d<strong>ou</strong>ze ans ne sait pas t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>lez apprendre au vôtre, et, de plus, ce que ses maîtres lui ont appris?Messieurs, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez: j'enseigne à mon élève un art très long, très pénible, et que n'ontassurément pas les vôtres; c'est celui d'être ignorant: car la science de quiconque ne croit savoir que cequ'il sait se réduit à bien peu de chose. V<strong>ou</strong>s donnez la science, à la bonne heure; moi je m'occupe del'instrument propre à l'acquérir. On dit qu'un j<strong>ou</strong>r, les Vénitiens montrant en grande pompe leur trésor deSaint-Marc à un ambassadeur d'Espagne, celui-ci, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t compliment, ayant regardé s<strong>ou</strong>s les tables,leur dit: Qui non c'è la radice. Je ne vois jamais un précepteur étaler le savoir de son disciple, sans êtretenté de lui en dire autant.T<strong>ou</strong>s ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des anciens attribuent aux exercices de la gymnastiquecette vigueur de corps et d'âme qui les distingue le plus sensiblement des modernes. La manière dontMontaigne appuie ce sentiment montre qu'il en était fortement pénétré; il y revient sans cesse et de millefaçons. En parlant de l'éducation d'un enfant, p<strong>ou</strong>r lui raidir l'âme, il faut, dit-il, lui durcir les muscles; enl'acc<strong>ou</strong>tumant au travail, on l'acc<strong>ou</strong>tume à la d<strong>ou</strong>leur; il le faut rompre à l'âpreté des exercices, p<strong>ou</strong>r ledresser à l'âpreté de la dislocation, de la colique et de t<strong>ou</strong>s les maux. Le sage Locke, le bon Rollin, lesavant Fleury, le pédant de Cr<strong>ou</strong>zas, si différents entre eux dans t<strong>ou</strong>t le reste s'accordent t<strong>ou</strong>s en ce seulpoint d'exercer beauc<strong>ou</strong>p les corps des enfants. C'est le plus judicieux de leurs préceptes; c'est celui quiest et sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le plus négligé. J'ai déjà suffisamment parlé de son importance, et comme on ne peutlà-dessus donner de meilleures raisons ni des règles plus sensées que celles qu'on tr<strong>ou</strong>ve dans le livre de


63Locke, je me contenterai d'y renvoyer, après avoir pris la liberté d'aj<strong>ou</strong>ter quelques observations auxsiennes.Les membres d'un corps qui croît doivent être t<strong>ou</strong>s au large dans leur vêtement; rien ne doit gêner leurm<strong>ou</strong>vement ni leur accroissement, rien de trop juste, rien qui colle au corps; point de ligatures.L'habillement français, gênant et malsain p<strong>ou</strong>r les hommes, est pernicieux surt<strong>ou</strong>t aux enfants. Leshumeurs, stagnantes, arrêtées dans leur circulation, cr<strong>ou</strong>pissent dans un repos qu'augmente la vieinactive et sédentaire, se corrompent et causent le scorbut, maladie t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs plus commune parmin<strong>ou</strong>s, et presque ignorée des anciens, que leur manière de se vêtir et de vivre en préservait. L'habillementde h<strong>ou</strong>ssard, loin de remédier à cet inconvénient, l'augmente, et p<strong>ou</strong>r sauver aux enfants quelquesligatures, les presse par t<strong>ou</strong>t le corps. Ce qu'il y a de mieux à faire est de les laisser en jaquette aussilongtemps qu'il est possible, puis de leur donner un vêtement fort large, et de ne se point piquer demarquer leur taille, ce qui ne sert qu'à la déformer. Leurs défauts du corps et de l'esprit viennent presquet<strong>ou</strong>s de la même cause; on les veut faire hommes avant le temps.Il y a des c<strong>ou</strong>leurs gaies et des c<strong>ou</strong>leurs tristes: les premières sont plus du goût des enfants; elles leursiéent mieux aussi; et je ne vois pas p<strong>ou</strong>rquoi l'on ne consulterait pas en ceci des convenances sinaturelles; mais du moment qu'ils préfèrent une étoffe parce qu'elle est riche, leurs coeurs sont déjà livrésau luxe, à t<strong>ou</strong>tes les fantaisies de l'opinion; et ce goût ne leur est sûrement pas venu d'eux-mêmes. On nesaurait dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur l'éducation. Nonseulement d'aveugles mères promettent à leurs enfants des parures p<strong>ou</strong>r récompenses, on voit mêmed'insensés g<strong>ou</strong>verneurs menacer leurs élèves d'un habit plus grossier et plus simple, comme d'unchâtiment. Si v<strong>ou</strong>s n'étudiez mieux, si v<strong>ou</strong>s ne conservez mieux vos hardes, on v<strong>ou</strong>s habillera comme cepetit paysan. C'est comme s'ils leur disaient: Sachez que l'homme n'est rien que par ses habits, que votreprix est t<strong>ou</strong>t dans les vôtres. Faut-il s'étonner que de si sages leçons profitent à la jeunesse, qu'ellen'estime que la parure, et qu'elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur?Si j'avais à remettre la tête d'un enfant ainsi gâté, j'aurais soin que ses habits les plus riches fussent lesplus incommodes, qu'il y fût t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs gêné, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs contraint, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs assujetti de mille manières, jeferais fuir la liberté, la gaieté devant sa magnificence; s'il v<strong>ou</strong>lait se mêler aux jeux d'autres enfants plussimplement mis, t<strong>ou</strong>t cesserait, t<strong>ou</strong>t disparaîtrait à l'instant. Enfin je l'ennuierais, je le rassasieraistellement de son faste, je le rendrais tellement l'esclave de son habit doré, que j'en ferais le fléau de savie, et qu'il verrait avec moins d'effroi le plus noir cachot que les apprêts de sa parure. Tant qu'on n'a pasasservi l'enfant à nos préjugés, être à son aise et libre est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs son premier désir; le vêtement le plussimple, le plus commode, celui qui l'assujettit le moins, est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le plus précieux p<strong>ou</strong>r lui.Il y a une habitude du corps convenable aux exercices, et une autre plus convenable à l'inaction. Celle-ci,laissant aux humeurs un c<strong>ou</strong>rs égal et uniforme, doit garantir le corps des altérations de l'air; l'autre lefaisant passer sans cesse de l'agitation au repos et de la chaleur au froid, doit l'acc<strong>ou</strong>tumer aux mêmesaltérations. Il suit de-là que les gens casaniers et sédentaires doivent s'habiller chaudement en t<strong>ou</strong>ttemps, afin de se conserver le corps dans une température uniforme, la même à peu près dans t<strong>ou</strong>tes lessaisons et à t<strong>ou</strong>tes les heures du j<strong>ou</strong>r. Ceux, au contraire, qui vont et viennent, au vent, au soleil, à lapluie, qui agissent beauc<strong>ou</strong>p et passent la plupart de leur temps sub dio doivent être t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vêtuslégèrement, afin de s'habituer à t<strong>ou</strong>tes les vicissitudes de l'air et à t<strong>ou</strong>s les degrés de température, sansen être incommodés. Je conseillerais aux uns et aux autres de ne point changer d'habits selon lessaisons, et ce sera la pratique constante de mon <strong>Emile</strong>; en quoi je n'entends pas qu'il porte l'été seshabits d'hiver, comme les gens sédentaires, mais qu'il porte l'hiver ses habits d'été, comme les genslaborieux. Ce dernier usage a été celui du chevalier Newton pendant t<strong>ou</strong>te sa vie, et il a vécu quatrevingtsans.Peu <strong>ou</strong> point de coiffure en t<strong>ou</strong>te saison, Les anciens Egyptiens avaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la tête nue; les Perses lac<strong>ou</strong>vraient de grosses tiares, et la c<strong>ou</strong>vrent encore de gros turbans, dont, selon Chardin, l'air du pays leurrend l'usage nécessaire. J'ai remarqué dans un autre endroit la distinction que fit Hérodote sur un champde bataille entre les crânes des Perses et ceux des Egyptiens. Comme donc il importe que les os de latête deviennent plus durs, plus compacts, moins fragiles et moins poreux, p<strong>ou</strong>r mieux armer le cerveau


64non seulement contre les blessures, mais contre les rhumes, les fluxions, et t<strong>ou</strong>tes les impressions del'air, acc<strong>ou</strong>tumez vos enfants à demeurer été et hiver, j<strong>ou</strong>r et nuit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tête nue. Que si, p<strong>ou</strong>r lapropreté et p<strong>ou</strong>r tenir leurs cheveux en ordre, v<strong>ou</strong>s leur v<strong>ou</strong>lez donner une coiffure durant la nuit, que cesoit un bonnet mince à claire-voie, et semblable au réseau dans lequel les Basques enveloppent leurscheveux. Je sais bien que la plupart des mères, plus frappées de l'observation de Chardin que de mesraisons, croiront tr<strong>ou</strong>ver part<strong>ou</strong>t l'air de Perse; mais moi je n'ai pas choisi mon élève Européen p<strong>ou</strong>r enfaire un Asiatique.En général, on habille trop les enfants, et surt<strong>ou</strong>t durant le premier âge. Il faudrait plutôt les endurcir aufroid qu'au chaud: le grand froid ne les incommode jamais, quand on les y laisse exposés de bonneheure; mais le tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore, laissant un trop libre passage à latranspiration, les livre par l'extrême chaleur à un épuisement inévitable. Aussi remarque-t-on qu'il enmeurt plus dans le mois d'août que dans aucun autre mois. D'ailleurs il paraît constant, par lacomparaison des peuples du Nord et de ceux du Midi, qu'on se rend plus robuste en supportant l'excès dufroid que l'excès de la chaleur. Mais, à mesure que l'enfant grandit et que ses fibres se fortifient,acc<strong>ou</strong>tumez-le peu à peu à braver les rayons du soleil; en allant par degrés, v<strong>ou</strong>s l'endurcirez sansdanger aux ardeurs de la zone torride.Locke, au milieu des préceptes mâles et sensés qu'il n<strong>ou</strong>s donne, retombe dans des contradictions qu'onn'attendrait pas d'un raisonneur aussi exact. Ce même homme, qui veut que les enfants se baignent l'étédans l'eau glacée, ne veut pas, quand ils sont échauffés, qu'ils boivent frais, ni qu'ils se c<strong>ou</strong>chent par terredans des endroits humides. Mais puisqu'il veut que les s<strong>ou</strong>liers des enfants prennent l'eau dans t<strong>ou</strong>s lestemps, la prendront-ils moins quand l'enfant aura chaud? et ne peut-on pas lui faire du corps, par rapportaux pieds, les mêmes inductions qu'il fait des pieds par rapport aux mains, et du corps par rapport auvisage? Si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez, lui dirai-je, que l'homme soit t<strong>ou</strong>t visage, p<strong>ou</strong>rquoi me blâmez-v<strong>ou</strong>s de v<strong>ou</strong>loir qu'ilsoit t<strong>ou</strong>t pieds?P<strong>ou</strong>r empêcher les enfants de boire quand ils ont chaud, il prescrit de les acc<strong>ou</strong>tumer à mangerpréalablement un morceau de pain avant que de boire. Cela est bien étrange que, quand l'enfant a soif, ilfaille lui donner à manger; j'aimerais autant, quand il a faim, lui donner à boire. Jamais on ne mepersuadera que nos premiers appétits soient si déréglés, qu'on ne puisse les satisfaire sans n<strong>ou</strong>s exposerà périr. Si cela était, le genre humain se fût cent fois détruit avant qu'on eût appris ce qu'il faut faire p<strong>ou</strong>r leconserver.T<strong>ou</strong>tes les fois qu'<strong>Emile</strong> aura soif, je veux qu'on lui donne à boire; je veux qu'on lui donne de l'eau pure etsans aucune préparation, pas même de la faire dég<strong>ou</strong>rdir, fût-il t<strong>ou</strong>t en nage, et fût-on dans le coeur del'hiver. Le seul soin que je recommande est de distinguer la qualité des eaux. Si c'est de l'eau de rivière,donnez-la-lui sur-le-champ telle qu'elle sort de la rivière; si c'est de l'eau de s<strong>ou</strong>rce, il la faut laisserquelque temps à l'air avant qu'il la boive. Dans les saisons chaudes, les rivières sont chaudes; il n'en estpas de même des s<strong>ou</strong>rces, qui n'ont pas reçu le contact de l'air; il faut attendre qu'elles soient à latempérature de l'atmosphère. L'hiver, au contraire, l'eau de s<strong>ou</strong>rce est à cet égard moins dangereuse quel'eau de rivière. Mais il n'est ni naturel ni fréquent qu'on se mette l'hiver en sueur, surt<strong>ou</strong>t en plein air; carl'air froid, frappant incessamment sur la peau, répercute en dedans la sueur et empêche les pores des'<strong>ou</strong>vrir assez p<strong>ou</strong>r lui donner un passage libre. Or, je ne prétends pas qu'<strong>Emile</strong> s'exerce l'hiver au coind'un bon feu, mais dehors, en pleine campagne, au milieu des glaces. Tant qu'il ne s'échauffera qu'à faireet lancer des balles de neige, laissons-le boire quand il aura soif; qu'il continue de s'exercer après avoirbu, et n'en craignons aucun accident. Que si par quelque autre exercice il se met en sueur et qu'il ait soif,qu'il boive froid, même en ce temps-là. Faites seulement en sorte de le mener au loin et à petits paschercher son eau. Par le froid qu'on suppose, il sera suffisamment rafraîchi en arrivant p<strong>ou</strong>r la boire sansaucun danger. Surt<strong>ou</strong>t prenez ces précautions sans qu'il s'en aperçoive. J'aimerais mieux qu'il fûtquelquefois malade que sans cesse attentif à sa santé.Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu'ils font un extrême exercice. L'un sert de correctif à l'autre;aussi voit-on qu'ils ont besoin de t<strong>ou</strong>s deux. Le temps du repos est celui de la nuit, il est marqué par lanature. C'est une observation constante que le sommeil est plus tranquille et plus d<strong>ou</strong>x tandis que le soleil


65est s<strong>ou</strong>s l'horizon, et que l'air échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens dans un si grand calme.Ainsi l'habitude la plus salutaire est certainement de se lever et de se c<strong>ou</strong>cher avec le soleil. D'où il suitque dans nos climats l'homme et t<strong>ou</strong>s les animaux ont en général besoin de dormir plus longtemps l'hiverque l'été. Mais la vie civile n'est pas assez simple, assez naturelle, assez exempte de révolutions,d'accidents, p<strong>ou</strong>r qu'on doive acc<strong>ou</strong>tumer l'homme à cette uniformité, au point de la lui rendre nécessaire.Sans d<strong>ou</strong>te il faut s'assujettir aux règles; mais la première est de p<strong>ou</strong>voir les enfreindre sans risque quandla nécessité le veut. N'allez donc pas amollir indiscrètement votre élève dans la continuité d'un paisiblesommeil, qui ne soit jamais interrompu. Livrez-le d'abord sans gêne à la loi de la nature; mais n'<strong>ou</strong>bliezpas que parmi n<strong>ou</strong>s il doit être au-dessus de cette loi; qu'il doit p<strong>ou</strong>voir se c<strong>ou</strong>cher tard, se lever matin,être éveillé brusquement, passer les nuits deb<strong>ou</strong>t, sans en être incommodé. En s'y prenant assez tôt, enallant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d<strong>ou</strong>cement et par degrés, on forme le tempérament aux mêmes choses qui le détruisentquand on l'y s<strong>ou</strong>met déjà t<strong>ou</strong>t formé.Il importe de s'acc<strong>ou</strong>tumer d'abord à être mal c<strong>ou</strong>ché; c'est le moyen de ne plus tr<strong>ou</strong>ver de mauvais lit. Engénéral, la vie dure, une fois t<strong>ou</strong>rnée en habitude, multiplie les sensations agréables; la vie molle enprépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne tr<strong>ou</strong>vent plus le sommeil quesur le duvet; les gens acc<strong>ou</strong>tumés à dormir sur des planches le tr<strong>ou</strong>vent part<strong>ou</strong>t: il n'y a point de lit durp<strong>ou</strong>r qui s'endort en se c<strong>ou</strong>chant.Un lit mollet, où l'on s'ensevelit dans la plume <strong>ou</strong> dans l'édredon, fond et diss<strong>ou</strong>t le corps p<strong>ou</strong>r ainsi dire.Les reins enveloppés trop chaudement s'échauffent. <strong>De</strong> là résultent s<strong>ou</strong>vent la pierre <strong>ou</strong> d'autresincommodités, et infailliblement une complexion délicate qui les n<strong>ou</strong>rrit t<strong>ou</strong>tes.Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur sommeil. Voilà celui que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s préparons <strong>Emile</strong> et moipendant la j<strong>ou</strong>rnée. N<strong>ou</strong>s n'avons pas besoin qu'on n<strong>ou</strong>s amène des esclaves de Perse p<strong>ou</strong>r faire nos lits;en lab<strong>ou</strong>rant la terre n<strong>ou</strong>s remuons nos matelas.Je sais par expérience que quand un enfant est en santé, l'on est maître de le faire dormir et veillerpresque à volonté. Quand l'enfant est c<strong>ou</strong>ché, et que de son babil il ennuie sa bonne, elle lui dit: Dormez;c'est comme si elle lui disait: Portez-v<strong>ou</strong>s bien! quand il est malade. Le vrai moyen de le faire dormir estde l'ennuyer lui-même. Parlez tant qu'il soit forcé de se taire, et bientôt il dormira: les sermons sontt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bons à quelque chose; autant vaut le prêcher que le bercer; mais si v<strong>ou</strong>s employez le soir cenarcotique, gardez-v<strong>ou</strong>s de l'employer le j<strong>ou</strong>r.J'éveillerai quelquefois <strong>Emile</strong>, moins de peur qu'il ne prenne l'habitude de dormir trop longtemps que p<strong>ou</strong>rl'acc<strong>ou</strong>tumer à t<strong>ou</strong>t même à être éveillé brusquement. Au surplus, j'aurais bien peu de talent p<strong>ou</strong>r monemploi, si je ne savais pas le forcer à s'éveiller de lui-même, et à se lever, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, à ma volonté,sans que je lui dise un seul mot.S'il ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir p<strong>ou</strong>r le lendemain une matinée ennuyeuse, et lui-mêmeregardera comme autant de gagné t<strong>ou</strong>t ce qu'il en p<strong>ou</strong>rra laisser au sommeil; s'il dort trop, je lui montre àson réveil un amusement de son goût. Veux-je qu'il s'éveille à point nommé, je lui dis: <strong>De</strong>main à sixheures on part p<strong>ou</strong>r la pêche, on se va promener à tel endroit; v<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s en être? Il consent, il me priede l'éveiller: je promets, <strong>ou</strong> je ne promets point, selon le besoin; s'il s'éveille trop tard, il me tr<strong>ou</strong>ve parti. Ily aura du malheur si bientôt il n'apprend à s'éveiller de lui-même.Au reste, s'il arrivait, ce qui est rare, que quelque enfant indolent eût du penchant à cr<strong>ou</strong>pir dans laparesse, il ne faut point le livrer à ce penchant, dans lequel il s'eng<strong>ou</strong>rdirait t<strong>ou</strong>t à fait, mais lui administrerquelque stimulant qui l'éveille. On conçoit bien qu'il n'est pas question de le faire agir par force, mais del'ém<strong>ou</strong>voir par quelque appétit qui l'y porte; et cet appétit, pris avec choix dans l'ordre de la nature, n<strong>ou</strong>smène à la fois à deux fins.Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adresse, on ne pût inspirer le goût, même la fureur, aux enfants,sans vanité, sans émulation, sans jal<strong>ou</strong>sie. Leur vivacité, leur esprit imitateur, suffisent; surt<strong>ou</strong>t leur gaieté


66naturelle, instrument dont la prise est sûre, et dont jamais précepteur ne sut s'aviser. Dans t<strong>ou</strong>s les jeuxoù ils sont bien persuadés que ce n'est que jeu, ils s<strong>ou</strong>ffrent sans se plaindre, et même en riant, ce qu'ilsne s<strong>ou</strong>ffriraient jamais autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs jeûnes, les c<strong>ou</strong>ps, labrûlure, les fatigues de t<strong>ou</strong>te espèce, sont les amusements des jeunes sauvages; preuve que la d<strong>ou</strong>leurmême a son assaisonnement qui peut en ôter l'amertume; mais il n'appartient pas à t<strong>ou</strong>s les maîtres desavoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à t<strong>ou</strong>s les disciples de le sav<strong>ou</strong>rer sans grimace. Me voilà den<strong>ou</strong>veau, si je n'y prends garde, égaré dans les exceptions.Ce qui n'en s<strong>ou</strong>ffre point est cependant l'assujettissement de l'homme à la d<strong>ou</strong>leur, aux maux de sonespèce, aux accidents, aux périls de la vie, enfin à la mort; plus on le familiarisera avec t<strong>ou</strong>tes ces idées,plus on le guérira de l'importune sensibilité qui aj<strong>ou</strong>te au mal l'impatience de l'endurer; plus onl'apprivoisera avec les s<strong>ou</strong>ffrances qui peuvent l'atteindre, plus on leur ôtera, comme eût dit Montaigne, lapointure de l'étrangeté; et plus aussi l'on rendra son âme invulnérable et dure; son corps sera la cuirassequi reb<strong>ou</strong>chera t<strong>ou</strong>s les traits dont il p<strong>ou</strong>rrait être atteint au vif. Les approches mêmes de la mort n'étantpoint la mort, à peine la sentira-t-il comme telle; il ne m<strong>ou</strong>rra pas, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, il sera vivant <strong>ou</strong> mort,rien de plus. C'est de lui que le même Montaigne eût pu dire, comme il a dit d'un roi de Maroc, que nulhomme n'a vécu si avant dans la mort. La constance et la fermeté sont, ainsi que les autres vertus, desapprentissages de l'enfance; mais ce n'est pas en apprenant leurs noms aux enfants qu'on les leurenseigne, c'est en les leur faisant goûter, sans qu'ils sachent ce que c'est.Mais, à propos de m<strong>ou</strong>rir, comment n<strong>ou</strong>s conduirons-n<strong>ou</strong>s avec notre élève relativement au danger de lapetite vérole? La lui ferons-n<strong>ou</strong>s inoculer en bas âge, <strong>ou</strong> si n<strong>ou</strong>s attendrons qu'il la prenne naturellement?Le premier parti, plus conforme à notre pratique, garantit du péril l'âge où la vie est la plus précieuse, aurisque de celui où elle l'est le moins, si t<strong>ou</strong>tefois on peut donner le nom de risque à l'inoculation bienadministrée.Mais le second est plus dans nos principes généraux, de laisser faire en t<strong>ou</strong>t la nature dans les soinsqu'elle aime à prendre seule, et qu'elle abandonne aussitôt que l'homme veut s'en mêler. L'homme de lanature est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs préparé: laissons-le inoculer par ce maître, il choisira mieux le moment que n<strong>ou</strong>s.N'allez pas de là conclure que je blâme l'inoculation; car le raisonnement sur lequel j'en exempte monélève irait très mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à ne point échapper à la petite vérole aumoment qu'ils en seront attaqués; si v<strong>ou</strong>s la laissez venir au hasard, il est probable qu'ils en périront. Jevois que dans les différents pays on résiste d'autant plus à l'inoculation qu'elle y devient plus nécessaire;et la raison de cela se sent aisément. A peine aussi daignerai-je traiter cette question p<strong>ou</strong>r mon <strong>Emile</strong>. Ilsera inoculé, <strong>ou</strong> il ne le sera pas, selon les temps, les lieux, les circonstances: cela est presque indifférentp<strong>ou</strong>r lui. Si on lui donne la petite vérole, on aura l'avantage de prévoir et connaître son mal d'avance; c'estquelque chose; mais s'il la prend naturellement, n<strong>ou</strong>s l'aurons préservé du médecin, c'est encore plus.Une éducation exclusive, qui tend seulement à distinguer du peuple ceux qui l'ont reçue, préfère t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsles instructions les plus coûteuses aux plus communes, et par cela même aux plus utiles. Ainsi les jeunesgens élevés avec soin apprennent t<strong>ou</strong>s à monter à cheval, parce qu'il en coûte beauc<strong>ou</strong>p p<strong>ou</strong>r cela; maispresque aucun d'eux n'apprend à nager, parce qu'il n'en coûte rien, et qu'un artisan peut savoir nageraussi bien que qui que ce soit. Cependant, sans avoir fait son académie, un voyageur monte à cheval, s'ytient, et s'en sert assez p<strong>ou</strong>r le besoin; mais, dans l'eau, si l'on ne nage on se noie, et l'on ne nage pointsans l'avoir appris. Enfin l'on n'est pas obligé de monter à cheval s<strong>ou</strong>s peine de la vie, au lieu que nuln'est sûr d'éviter un danger auquel on est si s<strong>ou</strong>vent exposé. <strong>Emile</strong> sera dans l'eau comme sur la terre.Que ne peut-il vivre dans t<strong>ou</strong>s les éléments! Si l'on p<strong>ou</strong>vait apprendre à voler dans les airs, j'en ferais unaigle; j'en ferais une salamandre, si l'on p<strong>ou</strong>vait s'endurcir au feu.On craint qu'un enfant ne se noie en apprenant à nager; qu'il se noie en apprenant <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r n'avoir pasappris, ce sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs votre faute. C'est la seule vanité qui n<strong>ou</strong>s rend téméraires; on ne l'est point quandon n'est vu de personne: <strong>Emile</strong> ne le serait pas; quand il serait vu de t<strong>ou</strong>t l'univers. Comme l'exercice nedépend pas du risque, dans un canal du parc de son père il apprendrait à traverser l'Hellespont; mais ilfaut s'apprivoiser au risque même, p<strong>ou</strong>r apprendre à ne s'en pas tr<strong>ou</strong>bler; c'est une partie essentielle de


67l'apprentissage dont je parlais t<strong>ou</strong>t à l'heure. Au reste, attentif à mesurer le danger à ses forces et à lepartager t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec lui, je n'aurai guère d'imprudence à craindre, quand je réglerai le soin de saconservation sur celui que je dois à la mienne.Un enfant est moins grand qu'un homme; il n'a ni sa force ni sa raison: mais il voit et entend aussi bienque lui, <strong>ou</strong> à très peu près; il a le goût aussi sensible, quoiqu'il l'ait moins délicat, et distingue aussi bienles odeurs, quoiqu'il n'y mette pas la même sensualité. Les premières facultés qui se forment et seperfectionnent en n<strong>ou</strong>s sont les sens. Ce sont donc les premières qu'il faudrait cultiver; ce sont les seulesqu'on <strong>ou</strong>blie, <strong>ou</strong> celles qu'on néglige le plus.Exercer les sens n'est pas seulement en faire usage, c'est apprendre à bien juger par eux, c'estapprendre, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, à sentir; car n<strong>ou</strong>s ne savons ni t<strong>ou</strong>cher, ni voir, ni entendre, que comme n<strong>ou</strong>savons appris.Il y a un exercice purement naturel et mécanique, qui sert à rendre le corps robuste sans donner aucuneprise au jugement: nager, c<strong>ou</strong>rir, sauter, f<strong>ou</strong>etter un sabot, lancer des pierres; t<strong>ou</strong>t cela est fort bien; maisn'avons-n<strong>ou</strong>s que des bras et des jambes? n'avons-n<strong>ou</strong>s pas aussi des yeux, des oreilles? et ces organessont-ils superflus à l'usage des premiers? N'exercez donc pas seulement les forces, exercez t<strong>ou</strong>s les sensqui les dirigent; tirez de chacun d'eux t<strong>ou</strong>t le parti possible, puis vérifiez l'impression de l'un par l'autre.Mesurez, comptez, pesez, comparez. N'employez la force qu'après avoir estimé la résistance; faitest<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en sorte que l'estimation de l'effet précède l'usage des moyens. Intéressez l'enfant à ne jamaisfaire d'efforts insuffisants <strong>ou</strong> superflus. Si v<strong>ou</strong>s l'acc<strong>ou</strong>tumez à prévoir ainsi l'effet de t<strong>ou</strong>s sesm<strong>ou</strong>vements, et à redresser ses erreurs par l'expérience, n'est-il pas clair que plus il agira, plus ildeviendra judicieux?S'agit-il d'ébranler une masse; s'il prend un levier trop long, il dépensera trop de m<strong>ou</strong>vement; s'il le prendtrop c<strong>ou</strong>rt, il n'aura pas assez de force; l'expérience lui peut apprendre à choisir précisément le bâton qu'illui faut. Cette sagesse n'est donc pas au-dessus de son âge. S'agit-il de porter un fardeau; s'il veut leprendre aussi pesant qu'il peut le porter et n'en point essayer qu'il ne s<strong>ou</strong>lève, ne sera-t-il pas forcé d'enestimer le poids à la vue? Sait-il comparer des masses de même matière et de différentes grosseurs, qu'ilchoisisse entre des masses de même grosseur et de différentes matières; il faudra bien qu'il s'applique àcomparer leurs poids spécifiques. J'ai vu un jeune homme, très bien élevé, qui ne v<strong>ou</strong>lut croire qu'aprèsl'épreuve qu'un seau plein de gros copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau remplid'eau.N<strong>ou</strong>s ne sommes pas également maîtres de l'usage de t<strong>ou</strong>s nos sens. Il y en a un, savoir, le t<strong>ou</strong>cher, dontl'action n'est jamais suspendue durant la veille; il a été répandu sur la surface entière de notre corps,comme une garde continuelle p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s avertir de t<strong>ou</strong>t ce qui peut l'offenser. C'est aussi celui dont, bongré, mal gré, n<strong>ou</strong>s acquérons le plus tôt l'expérience par cet exercice continuel, et auquel, parconséquent, n<strong>ou</strong>s avons moins besoin de donner une culture particulière. Cependant n<strong>ou</strong>s observons queles aveugles ont le tact plus sûr et plus fin que n<strong>ou</strong>s, parce que, n'étant pas guidés par la vue, ils sontforcés d'apprendre à tirer uniquement du premier sens les jugements que n<strong>ou</strong>s f<strong>ou</strong>rnit l'autre. P<strong>ou</strong>rquoidonc ne n<strong>ou</strong>s exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l'obscurité, à connaître les corps que n<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>vons atteindre, à juger des objets qui n<strong>ou</strong>s environnent, à faire, en un mot, de nuit et sans lumière,t<strong>ou</strong>t ce qu'ils font de j<strong>ou</strong>r et sans yeux? Tant que le soleil luit, n<strong>ou</strong>s avons sur eux l'avantage; dans lesténèbres, ils sont nos guides à leur t<strong>ou</strong>r. N<strong>ou</strong>s sommes aveugles la moitié de la vie; avec la différence queles vrais aveugles savent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs se conduire, et que n<strong>ou</strong>s n'osons faire un pas au coeur de la nuit. On ade la lumière, me dira-t-on. Eh quoi! t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des machines! Qui v<strong>ou</strong>s répond qu'elles v<strong>ou</strong>s suivrontpart<strong>ou</strong>t au besoin? P<strong>ou</strong>r moi, j'aime mieux qu'<strong>Emile</strong> ait des yeux au b<strong>ou</strong>t de ses doigts que dans lab<strong>ou</strong>tique d'un chandelier.Etes-v<strong>ou</strong>s enfermé dans un édifice au milieu de la nuit, frappez des mains; v<strong>ou</strong>s apercevrez, aurésonnement du lieu, si l'espace est grand <strong>ou</strong> petit, si v<strong>ou</strong>s êtes au milieu <strong>ou</strong> dans un coin. A demi-piedd'un mur, l'air moins ambiant et plus réfléchi v<strong>ou</strong>s porte une autre sensation au visage. Restez en place,et t<strong>ou</strong>rnez-v<strong>ou</strong>s successivement de t<strong>ou</strong>s les côtés; s'il y a une porte <strong>ou</strong>verte, un léger c<strong>ou</strong>rant d'air v<strong>ou</strong>s


68l'indiquera. Etes-v<strong>ou</strong>s dans un bateau, v<strong>ou</strong>s connaîtrez, à la manière dont l'air v<strong>ou</strong>s frappera le visage,non seulement en quel sens v<strong>ou</strong>s allez, mais si le fil de la rivière v<strong>ou</strong>s entraîne lentement <strong>ou</strong> vite. Cesobservations, et mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que de nuit; quelque attention que n<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>lions leur donner en plein j<strong>ou</strong>r, n<strong>ou</strong>s serons aidés <strong>ou</strong> distraits par la vue, elles n<strong>ou</strong>s échapperont.Cependant il n'y a encore ici ni mains ni bâton. Que de connaissances oculaires on peut acquérir par let<strong>ou</strong>cher, même sans rien t<strong>ou</strong>cher du t<strong>ou</strong>t!Beauc<strong>ou</strong>p de jeux de nuit. Cet avis est plus important qu'il ne semble. La nuit effraye naturellement leshommes, et quelquefois les animaux. La raison, les connaissances, l'esprit, le c<strong>ou</strong>rage, délivrent peu degens de ce tribut. J'ai vu des raisonneurs, des esprits forts, des philosophes, des militaires intrépides enplein j<strong>ou</strong>r, trembler la nuit comme des femmes au bruit d'une feuille d'arbre. On attribue cet effroi auxcontes des n<strong>ou</strong>rrices; on se trompe: il a une cause naturelle. Quelle est cette cause? la même qui rend less<strong>ou</strong>rds défiants et le peuple superstitieux, l'ignorance des choses qui n<strong>ou</strong>s environnent et de ce qui sepasse aut<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s. Acc<strong>ou</strong>tumé d'apercevoir de loin les objets et de prévoir leurs impressions d'avance,comment, ne voyant plus rien de ce qui m'ent<strong>ou</strong>re, n'y supposerais-je pas mille êtres, mille m<strong>ou</strong>vementsqui peuvent me nuire, et dont il m'est impossible de me garantir? J'ai beau savoir que je suis en sûretédans le lieu où je me tr<strong>ou</strong>ve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement: j'ai donct<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un sujet de crainte que je n'avais pas en plein j<strong>ou</strong>r. Je sais, il est vrai, qu'un corps étranger nepeut guère agir sur le mien sans s'annoncer par quelque bruit; aussi, combien j'ai sans cesse l'oreillealerte! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l'intérêt de ma conservation me fait d'abordsupposer t<strong>ou</strong>t ce qui doit le plus m'engager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent t<strong>ou</strong>t ce qui estle plus propre à m'effrayer.N'entends-je absolument rien, je ne suis pas p<strong>ou</strong>r cela tranquille; car enfin sans bruit on peut encore mesurprendre. Il faut que je suppose les choses telles qu'elles étaient auparavant, telles qu'elles doiventencore être, que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi, forcé de mettre en jeu mon imagination, bientôt jen'en suis plus le maître, et ce que j'ai fait p<strong>ou</strong>r me rassurer ne sert qu'à m'alarmer davantage. Si j'entendsdu bruit, j'entends des voleurs; si je n'entends rien, je vois des fantômes; la vigilance que m'inspire le soinde me conserver ne me donne que sujets de crainte. T<strong>ou</strong>t ce qui doit me rassurer n'est que dans maraison, l'instinct plus fort me parle t<strong>ou</strong>t autrement qu'elle. A quoi bon penser qu'on n'a rien à craindre,puisque alors on n'a rien à faire?La cause du mal tr<strong>ou</strong>vée indique le remède. En t<strong>ou</strong>te chose l'habitude tue l'imagination; il n'y a que lesobjets n<strong>ou</strong>veaux qui la réveillent. Dans ceux que l'on voit t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs, ce n'est plus l'imagination qui agit,c'est la mémoire; et voilà la raison de l'axiome: Ab assuetis non fit passio, car ce n'est qu'au feu del'imagination que les passions s'allument. Ne raisonnez donc pas avec celui que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez guérir del'horreur des ténèbres; menez-l'y s<strong>ou</strong>vent, et soyez sûr que t<strong>ou</strong>s les arguments de la philosophie nevaudront pas cet usage. La tête ne t<strong>ou</strong>rne point aux c<strong>ou</strong>vreurs sur les toits, et l'on ne voit plus avoir peurdans l'obscurité quiconque est acc<strong>ou</strong>tumé d'y être.Voilà donc p<strong>ou</strong>r nos jeux de nuit un autre avantage aj<strong>ou</strong>té au premier; mais p<strong>ou</strong>r que ces jeuxréussissent, je n'y puis trop recommander la gaieté. Rien n'est si triste que les ténèbres; n'allez pasenfermer votre enfant dans un cachot. Qu'il rie en entrant dans l'obscurité; que le rire le reprenne avantqu'il en sorte; que, tandis qu'il y est, l'idée des amusements qu'il quitte, et de ceux qu'il va retr<strong>ou</strong>ver, ledéfende des imaginations fantastiques qui p<strong>ou</strong>rraient l'y venir chercher.Il est un terme de la vie au delà duquel on rétrograde en avançant. Je sens que j'ai passé ce terme. Jerecommence, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, une autre carrière. Le vide de l'âge mûr, qui s'est fait sentir à moi, meretrace le d<strong>ou</strong>x temps du premier âge. En vieillissant, je redeviens enfant, et je me rappelle plus volontiersce que j'ai fait à dix ans qu'à trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois mes exemples demoi-même; car, p<strong>ou</strong>r bien faire ce livre, il faut que je le fasse avec plaisir.J'étais à la campagne en pension chez un ministre appelé M. Lambercier. J'avais p<strong>ou</strong>r camarade unc<strong>ou</strong>sin plus riche que moi, et qu'on traitait en héritier, tandis que, éloigné de mon père, je n'étais qu'unpauvre orphelin. Mon grand c<strong>ou</strong>sin Bernard était singulièrement poltron, surt<strong>ou</strong>t la nuit. Je me moquai tant


69de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, v<strong>ou</strong>lut mettre mon c<strong>ou</strong>rage à l'épreuve. Unsoir d'automne, qu'il faisait très obscur, il me donna la clef du temple, et me dit d'aller chercher dans lachaire la Bible qu'on y avait laissée. Il aj<strong>ou</strong>ta, p<strong>ou</strong>r me piquer d'honneur, quelques mots qui me mirentdans l'impuissance de reculer.Je partis sans lumière; si j'en avais eu, ç'aurait peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière: jele traversai gaillardement; car, tant que je me sentais en plein air, je n'eus jamais de frayeurs nocturnes.En <strong>ou</strong>vrant la porte, j'entendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix, etqui commença d'ébranler ma fermeté romaine. La porte <strong>ou</strong>verte, je v<strong>ou</strong>lus entrer; mais à peine eus-je faitquelques pas, que je m'arrêtai. En apercevant l'obscurité profonde qui régnait dans ce vaste lieu, je fussaisi d'une terreur qui me fit dresser les cheveux: je rétrograde, je sors, je me mets à fuir t<strong>ou</strong>t tremblant.Je tr<strong>ou</strong>vai dans la c<strong>ou</strong>r un petit chien nommé Sultan, dont les caresses me rassurèrent. Honteux de mafrayeur, je revins sur mes pas, tâchant p<strong>ou</strong>rtant d'emmener avec moi Sultan, qui ne v<strong>ou</strong>lut pas me suivre.Je franchis brusquement la porte, j'entre dans l'église. A peine y fus-je rentré, que la frayeur me reprit,mais si fortement, que je perdis la tête; et, quoique la chaire fût à droite, et que je le susse très bien, ayantt<strong>ou</strong>rné sans m'en apercevoir, je la cherchai longtemps à gauche, je m'embarrassai dans les bancs, je nesavais plus où j'étais, et, ne p<strong>ou</strong>vant tr<strong>ou</strong>ver ni la chaire ni la porte, je tombai dans un b<strong>ou</strong>leversementinexprimable. Enfin, j'aperçois la porte, je viens à b<strong>ou</strong>t de sortir du temple, et je m'en éloigne comme lapremière fois, bien résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein j<strong>ou</strong>r.Je reviens jusqu'à la maison. Prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats derire. Je les prends p<strong>ou</strong>r moi d'avance, et, confus de m'y voir exposé, j'hésite à <strong>ou</strong>vrir la porte. Dans cetintervalle, j'entends Mlle Lambercier s'inquiéter de moi, dire à la servante de prendre la lanterne, et M.Lambercier se disposer à me venir chercher, escorté de mon intrépide c<strong>ou</strong>sin, auquel ensuite on n'auraitpas manqué de faire t<strong>ou</strong>t l'honneur de l'expédition. A l'instant t<strong>ou</strong>tes mes frayeurs cessent, et ne melaissent que celle d'être surpris dans ma fuite: je c<strong>ou</strong>rs, je vole au temple; sans m'égarer, sans tâtonner,j'arrive à la chaire; j'y monte, je prends la Bible, je m'élance en bas; dans trois sauts je suis hors dutemple, dont j'<strong>ou</strong>bliai même de fermer la porte; j'entre dans la chambre, hors d'haleine, je jette la Bible surla table, effaré, mais palpitant d'aise d'avoir prévenu le sec<strong>ou</strong>rs qui m'était destiné.On me demandera si je donne ce trait p<strong>ou</strong>r un modèle à suivre, et p<strong>ou</strong>r un exemple de la gaieté quej'exige dans ces sortes d'exercices. Non; mais je le donne p<strong>ou</strong>r preuve que rien n'est plus capable derassurer quiconque est effrayé des ombres de la nuit, que d'entendre dans une chambre voisine unecompagnie assemblée rire et causer tranquillement. Je v<strong>ou</strong>drais qu'au lieu de s'amuser ainsi seul avecson élève, on rassemblât les soirs beauc<strong>ou</strong>p d'enfants de bonne humeur; qu'on ne les envoyât pasd'abord séparément, mais plusieurs ensemble, et qu'on n'en hasardât aucun parfaitement seul, qu'on nese fût bien assuré d'avance qu'il n'en serait pas trop effrayé.Je n'imagine rien de si plaisant et de si utile que de pareils jeux, p<strong>ou</strong>r peu qu'on v<strong>ou</strong>lût user d'adresse àles ordonner. Je ferais dans une grande salle une espèce de labyrinthe avec des tables, des fauteuils, deschaises, des paravents. Dans les inextricables tortuosités de ce labyrinthe j'arrangerais, au milieu de huit<strong>ou</strong> dix boîtes d'attrapes, une autre boîte presque semblable, bien garnie de bonbons; je désignerais entermes clairs, mais succincts, le lieu précis où se tr<strong>ou</strong>ve la bonne boîte; je donnerais le renseignementsuffisant p<strong>ou</strong>r la distinguer à des gens plus attentifs et moins ét<strong>ou</strong>rdis que des enfants, puis, après avoirfait tirer au sort les petits concurrents, je les enverrais t<strong>ou</strong>s l'un après l'autre, jusqu'à ce que la bonne boîtefût tr<strong>ou</strong>vée: ce que j'aurais soin de rendre difficile à proportion de leur habileté.Figurez-v<strong>ou</strong>s un petit Hercule arrivant une boîte à la main, t<strong>ou</strong>t fier de son expédition. La boîte se met surla table, on l'<strong>ou</strong>vre en cérémonie. J'entends d'ici les éclats de rire, les huées de la bande joyeuse, quand,au lieu des confitures qu'on attendait, on tr<strong>ou</strong>ve, bien proprement arrangés sur de la m<strong>ou</strong>sse <strong>ou</strong> sur ducoton, un hanneton, un escargot, du charbon, du gland, un navet, <strong>ou</strong> quelque autre pareille denrée.D'autres fois, dans une pièce n<strong>ou</strong>vellement blanchie, on suspendra près du mur quelque j<strong>ou</strong>et, quelquepetit meuble qu'il s'agita d'aller chercher sans t<strong>ou</strong>cher au mur. A peine celui qui l'apportera sera-t-il rentré,que, p<strong>ou</strong>r peu qu'il ait manqué à la condition, le b<strong>ou</strong>t de son chapeau blanchi, le b<strong>ou</strong>t de ses s<strong>ou</strong>liers, la


70basque de son habit, sa manche trahiront sa maladresse. En voilà bien assez, trop peut-être, p<strong>ou</strong>r faireentendre l'esprit de ces sortes de jeux. S'il faut t<strong>ou</strong>t v<strong>ou</strong>s dire, ne me lisez point.Quels avantages un homme ainsi élevé n'aura-t-il pas la nuit sur les autres hommes? Ses piedsacc<strong>ou</strong>tumés à s'affermir dans les ténèbres, ses mains exercées à s'appliquer aisément à t<strong>ou</strong>s les corpsenvironnants, le conduiront sans peine dans la plus épaisse obscurité. Son imagination, pleine des jeuxnocturnes de sa jeunesse, se t<strong>ou</strong>rnera difficilement sur des objets effrayants. S'il croit entendre des éclatsde rire, au lieu de ceux des esprits follets, ce seront ceux de ses anciens camarades; s'il se peint uneassemblée, ce ne sera point p<strong>ou</strong>r lui le sabbat, mais la chambre de son g<strong>ou</strong>verneur. La nuit, ne luirappelant que des idées gaies, ne lui sera jamais affreuse; au lieu de la craindre, il l'aimera. S'agit-il d'uneexpédition militaire, il sera prêt à t<strong>ou</strong>te heure, aussi bien seul qu'avec sa tr<strong>ou</strong>pe. Il entrera dans le campde Saül, il le parc<strong>ou</strong>rra sans s'égarer, il ira jusqu'à la tente du roi sans éveiller personne, il s'en ret<strong>ou</strong>rnerasans être aperçu. Faut-il enlever les chevaux de Rhésus, adressez-v<strong>ou</strong>s à lui sans crainte. Parmi les gensautrement élevés, v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez difficilement un Ulysse.J'ai vu des gens v<strong>ou</strong>loir, par des surprises, acc<strong>ou</strong>tumer les enfants à ne s'effrayer de rien la nuit. Cetteméthode est très mauvaise; elle produit un effet t<strong>ou</strong>t contraire à celui qu'on cherche, et ne sert qu'à lesrendre t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus craintifs. Ni la raison ni l'habitude ne peuvent rassurer sur l'idée d'un danger présentdont on ne peut connaître le degré ni l'espèce, ni sur la crainte des surprises qu'on a s<strong>ou</strong>vent épr<strong>ou</strong>vées.Cependant, comment s'assurer de tenir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs votre élève exempt de pareils accidents? Voici le meilleuravis, ce me semble, dont on puisse le prévenir là-dessus. V<strong>ou</strong>s êtes alors, dirais-je à mon <strong>Emile</strong>, dans lecas d'une juste défense; car l'agresseur ne v<strong>ou</strong>s laisse pas juger s'il veut v<strong>ou</strong>s faire mal <strong>ou</strong> peur, et,comme il a pris ses avantages, la fuite même n'est pas un refuge p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s. Saisissez donc hardimentcelui qui v<strong>ou</strong>s surprend de nuit, homme <strong>ou</strong> bête, il n'importe; serrez-le, empoignez-le de t<strong>ou</strong>te votre force;s'il se débat, frappez, ne marchandez point les c<strong>ou</strong>ps; et, quoi qu'il puisse dire <strong>ou</strong> faire, ne lâchez jamaisprise que v<strong>ou</strong>s ne sachiez bien ce que c'est. L'éclaircissement v<strong>ou</strong>s apprendra probablement qu'il n'yavait pas beauc<strong>ou</strong>p à craindre, et cette manière de traiter les plaisants doit naturellement les rebuter d'yrevenir.Quoique le t<strong>ou</strong>cher soit de t<strong>ou</strong>s nos sens celui dont n<strong>ou</strong>s avons le plus continuel exercice, ses jugementsrestent p<strong>ou</strong>rtant, comme je l'ai dit, imparfaits et grossiers plus que ceux d'aucun autre, parce que n<strong>ou</strong>smêlons continuellement à son usage celui de la vue, et que, l'oeil atteignant à l'objet plus tôt que la main,l'esprit juge presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sans elle. En revanche, les jugements du tact sont les plus sûrs,précisément parce qu'ils sont les plus bornés; car, ne s'étendant qu'aussi loin que nos mains peuventatteindre, ils rectifient l'ét<strong>ou</strong>rderie des autres sens, qui s'élancent au loin sur des objets qu'ils aperçoiventà peine, au lieu que t<strong>ou</strong>t ce qu'aperçoit le t<strong>ou</strong>cher, il l'aperçoit bien. Aj<strong>ou</strong>tez que, joignant, quand il n<strong>ou</strong>splaît, la force des muscles à l'action des nerfs, n<strong>ou</strong>s unissons, par une sensation simultanée, au jugementde la température, des grandeurs, des figures, le jugement du poids et de la solidité. Ainsi le t<strong>ou</strong>cher,étant de t<strong>ou</strong>s les sens celui qui n<strong>ou</strong>s instruit le mieux de l'impression que les corps étrangers peuventfaire sur le nôtre, est celui dont l'usage est le plus fréquent, et n<strong>ou</strong>s donne le plus immédiatement laconnaissance nécessaire à notre conservation.Comme le t<strong>ou</strong>cher exercé supplée à la vue, p<strong>ou</strong>rquoi ne p<strong>ou</strong>rrait-il pas aussi suppléer à l'<strong>ou</strong>ïe jusqu'àcertain point, puisque les sons excitent dans les corps sonores des ébranlements sensibles au tact? Enposant une main sur le corps d'un violoncelle, on peut, sans le sec<strong>ou</strong>rs des yeux ni des oreilles,distinguer, à la seule manière dont le bois vibre et frémit, si le son qu'il rend est grave <strong>ou</strong> aigu, s'il est tiréde la chanterelle <strong>ou</strong> du b<strong>ou</strong>rdon. Qu'on exerce le sens à ces différences, je ne d<strong>ou</strong>te pas qu'avec le tempson n'y pût devenir sensible au point d'entendre un air entier par les doigts. Or, ceci supposé, il est clairqu'on p<strong>ou</strong>rrait aisément parler aux s<strong>ou</strong>rds en musique; car les tons et les temps, n'étant pas moinssusceptibles de combinaisons régulières que les articulations et les voix, peuvent être pris de même p<strong>ou</strong>rles éléments du disc<strong>ou</strong>rs.Il y a des exercices qui ém<strong>ou</strong>ssent le sens du t<strong>ou</strong>cher et le rendent plus obtus; d'autres, au contraire,l'aiguisent et le rendent plus délicat et plus fin. Les premiers, joignant beauc<strong>ou</strong>p de m<strong>ou</strong>vement et deforce à la continuelle impression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et lui ôtent le sentiment


71naturel; les seconds sont ceux qui varient ce même sentiment par un tact léger et fréquent, en sorte quel'esprit, attentif à des impressions incessamment répétées, acquiert la facilité de juger t<strong>ou</strong>tes leursmodifications. Cette différence est sensible dans l'usage des instruments de musique: le t<strong>ou</strong>cher dur etmeurtrissant du violoncelle, de la contre-basse, du violon même, en rendant les doigts plus flexibles,racornit leurs extrémités. Le t<strong>ou</strong>cher lisse et poli du clavecin les rend aussi flexibles et plus sensibles enmême temps. En ceci donc le clavecin est à préférer.Il importe que la peau s'endurcisse aux impressions de l'air et puisse braver ses altérations; car c'est ellequi défend t<strong>ou</strong>t le reste. A cela près, je ne v<strong>ou</strong>drais pas que la main, trop servilement appliquée auxmêmes travaux, vînt à s'endurcir, ni que sa peau devenue presque osseuse perdît ce sentiment exquisqui donne à connaître quels sont les corps sur lesquels on la passe, et, selon l'espèce de contact, n<strong>ou</strong>sfait quelquefois, dans l'obscurité, frissonner en diverses manières.P<strong>ou</strong>rquoi faut-il que mon élève soit forcé d'avoir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>s ses pieds une peau de boeuf? Quel mal yaurait-il que la sienne propre pût au besoin lui servi de semelle? Il est clair qu'en cette partie ladélicatesse de la peau ne peut jamais être utile à rien, et peut s<strong>ou</strong>vent beauc<strong>ou</strong>p nuire. Eveillés à minuitau coeur de l'hiver par l'ennemi dans leur ville, les Genevois tr<strong>ou</strong>vèrent plus tôt leurs fusils que leurss<strong>ou</strong>liers. Si nul d'eux n'avait su marcher nu-pieds, qui sait si Genève n'eût point été prise?Armons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'homme contre les accidents imprévus. Qu'<strong>Emile</strong> c<strong>ou</strong>re les matins à pieds nus, en t<strong>ou</strong>tesaison, par la chambre, par l'escalier, par le jardin; loin de l'en gronder, je l'imiterai; seulement j'aurai soind'écarter le verre. Je parlerai bientôt des travaux et des jeux manuels. Du reste, qu'il apprenne à faire t<strong>ou</strong>sles pas qui favorisent les évolutions du corps, à prendre dans t<strong>ou</strong>tes les attitudes une position aisée etsolide; qu'il sache sauter en éloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir un mur; qu'il tr<strong>ou</strong>vet<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs son équilibre; que t<strong>ou</strong>s ses m<strong>ou</strong>vements, ses gestes soient ordonnés selon les lois de lapondération, longtemps avant que la statique se mêle de les lui expliquer. A la manière dont son piedpose à terre et son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s'il est bien <strong>ou</strong> mal. Une assiette assurée at<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de la grâce, et les postures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Si j'étais maître àdanser, je ne ferais pas t<strong>ou</strong>tes les singeries de Marcel, bonnes p<strong>ou</strong>r le pays où il les fait; mais, au lieud'occuper éternellement mon élève à des gambades, je le mènerais au pied d'un rocher; là, je luimontrerais quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps et la tête, quel m<strong>ou</strong>vement il fautfaire, de quelle manière il faut poser, tantôt le pied, tantôt la main, p<strong>ou</strong>r suivre légèrement les sentiersescarpés, raboteux et rudes, et s'élancer de pointe en point tant en montant qu'en descendant. J'en feraisl'émule d'un chevreuil plutôt qu'un danseur de l'Opéra.Autant le t<strong>ou</strong>cher concentre ses opérations aut<strong>ou</strong>r de l'homme, autant la vue étend les siennes au delà delui; c'est là ce qui rend celles-ci trompeuses: d'un c<strong>ou</strong>p d'oeil un homme embrasse la moitié de sonhorizon. Dans cette multitude de sensations simultanées et des jugements qu'elles excitent, comment nese tromper sur aucun? Ainsi la vue est de t<strong>ou</strong>s nos sens le plus fautif, précisément parce qu'il est le plusétendu, et que, précédant de bien loin t<strong>ou</strong>s les autres, ses opérations sont trop promptes et trop vastesp<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir être rectifiées par eux. Il y a plus, les illusions mêmes de la perspective n<strong>ou</strong>s sontnécessaires p<strong>ou</strong>r parvenir à connaître l'étendue et à comparer ses parties. Sans les fausses apparences,n<strong>ou</strong>s ne verrions rien dans l'éloignement; sans les gradations de grandeur et de lumière, n<strong>ou</strong>s nep<strong>ou</strong>rrions estimer aucune distance, <strong>ou</strong> plutôt il n'y en aurait point p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s. Si de deux arbres égaux celuiqui est à cent pas de n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s paraissait aussi grand et aussi distinct que celui qui est à dix, n<strong>ou</strong>s lesplacerions à côté l'un de l'autre. Si n<strong>ou</strong>s apercevions t<strong>ou</strong>tes les dimensions des objets s<strong>ou</strong>s leur véritablemesure, n<strong>ou</strong>s ne verrions aucun espace, et t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>s paraîtrait sur notre oeil.Le sens de la vue n'a, p<strong>ou</strong>r juger la grandeur des objets et leur distance, qu'une même mesure, savoir,l'<strong>ou</strong>verture de l'angle qu'ils font dans notre oeil; et comme cette <strong>ou</strong>verture est un effet simple d'une causecomposée, le jugement qu'il excite en n<strong>ou</strong>s laisse chaque cause particulière indéterminée, <strong>ou</strong> devientnécessairement fautif. Car, comment distinguer à la simple vue si l'angle s<strong>ou</strong>s lequel je vois un objet esten effet plus petit qu'un autre est tel; parce que ce premier objet est en effet plus petit, <strong>ou</strong> parce qu'il estplus éloigné?


72Il faut donc suivre ici une méthode contraire à la précédente; au lieu de simplifier la sensation, la d<strong>ou</strong>bler,la vérifier t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs par une autre, assujettir l'organe visuel à l'organe tactile, et réprimer, p<strong>ou</strong>r ainsi dire,l'impétuosité du premier sens par la marche pesante et réglée du second. Faute de n<strong>ou</strong>s asservir à cettepratique, nos mesures par estimation sont très inexactes. N<strong>ou</strong>s n'avons nulle précision dans le c<strong>ou</strong>p d'oeilp<strong>ou</strong>r juger les hauteurs, les longueurs, les profondeurs, les distances; et la preuve que ce n'est pas tant lafaute du sens que de son usage, c'est que les ingénieurs, les arpenteurs, les architectes, les maçons, lespeintres ont en général le c<strong>ou</strong>p d'oeil beauc<strong>ou</strong>p plus sûr que n<strong>ou</strong>s, et apprécient les mesures de l'étendueavec plus de justesse; parce que leur métier leur donnant en ceci l'expérience que n<strong>ou</strong>s négligeonsd'acquérir, ils ôtent l'équivoque de l'angle par les apparences qui l'accompagnent, et qui déterminent plusexactement à leurs yeux le rapport des deux causes de cet angle.T<strong>ou</strong>t ce qui donne du m<strong>ou</strong>vement au corps sans le contraindre est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs facile à obtenir des enfants. Ily a mille moyens de les intéresser à mesurer, à connaître, à estimer les distances. Voilà un cerisier forthaut, comment ferons-n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r cueillir des cerises? L'échelle de la grange est-elle bonne p<strong>ou</strong>r cela?Voilà un ruisseau fort large, comment le traverserons-n<strong>ou</strong>s? une des planches de la c<strong>ou</strong>r posera-t-elle surles deux bords? N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drions, de nos fenêtres, pêcher dans les fossés du château; combien debrasses doit avoir notre ligne? Je v<strong>ou</strong>drais faire une balançoire entre ces deux arbres; une corde de deuxtoises n<strong>ou</strong>s suffira-t-elle? On me dit que dans l'autre maison notre chambre aura vingt-cinq pieds carrés;croyez-v<strong>ou</strong>s qu'elle n<strong>ou</strong>s convienne? sera-t-elle plus grande que celle-ci? N<strong>ou</strong>s avons grand'faim; voilàdeux villages; auquel des deux serons-n<strong>ou</strong>s plus tôt p<strong>ou</strong>r dîner? etc.Il s'agissait d'exercer à la c<strong>ou</strong>rse un enfant indolent et paresseux, qui ne se portait pas de lui-même à cetexercice ni à aucun autre, quoiqu'on le destinât à l'état militaire; il s'était persuadé, je ne sais comment,qu'un homme de son rang ne devait rien faire ni rien savoir, et que sa noblesse devait lui tenir lieu debras, de jambes, ainsi que de t<strong>ou</strong>te espèce de mérite. A faire d'un tel gentilhomme un Achille au piedléger, l'adresse de Chiron même eût eu peine à suffire. La difficulté était d'autant plus grande que je nev<strong>ou</strong>lais lui prescrire absolument rien; j'avais banni de mes droits les exhortations, les promesses, lesmenaces, l'émulation, le désir de briller; comment lui donner celui de c<strong>ou</strong>rir sans lui rien dire? C<strong>ou</strong>rir moimêmeeût été un moyen peu sûr et sujet à inconvénient. D'ailleurs il s'agissait encore de tirer de cetexercice quelque objet d'instruction p<strong>ou</strong>r lui, afin d'acc<strong>ou</strong>tumer les opérations de la machine et celles dujugement à marcher t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de concert. Voici comment je m'y pris: moi, c'est-à-dire celui qui parle danscet exemple.En m'allant promener avec lui les après-midi, je mettais quelquefois dans ma poche deux gâteaux d'uneespèce qu'il aimait beauc<strong>ou</strong>p; n<strong>ou</strong>s en mangions chacun un à la promenade, et n<strong>ou</strong>s revenions fortcontents. Un j<strong>ou</strong>r il s'aperçut que j'avais trois gâteaux; il en aurait pu manger six sans s'incommoder; ildépêche promptement le sien p<strong>ou</strong>r me demander le troisième. Non, lui dis-je: je le mangerais fort bienmoi-même, <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s le partagerions; mais j'aime mieux le voir disputer à la c<strong>ou</strong>rse par ces deux petitsgarçons que voilà. Je les appelai, je leur montrai le gâteau et leur proposai la condition. Ils nedemandèrent pas mieux. Le gâteau fut posé sur une grande pierre qui servit de but; la carrière futmarquée: n<strong>ou</strong>s allâmes n<strong>ou</strong>s asseoir; au signal donné, les petits garçons partirent; le victorieux se saisitdu gâteau, et le mangea sans miséricorde aux yeux des spectateurs et du vaincu.Cet amusement valait mieux que le gâteau; mais il ne prit pas d'abord et ne produisit rien. Je ne merebutai ni ne me pressai: l'instruction des enfants est un métier où il faut savoir perdre du temps p<strong>ou</strong>r engagner. N<strong>ou</strong>s continuâmes nos promenades; s<strong>ou</strong>vent on prenait trois gâteaux, quelquefois quatre, et detemps à autre il y en avait un, même deux p<strong>ou</strong>r les c<strong>ou</strong>reurs. Si le prix n'était pas grand, ceux qui ledisputaient n'étaient pas ambitieux: celui qui le remportait était l<strong>ou</strong>é, fêté; t<strong>ou</strong>t se faisait avec appareil.P<strong>ou</strong>r donner lieu aux révolutions et augmenter l'intérêt, je marquais la carrière plus longue, j'y s<strong>ou</strong>ffraisplusieurs concurrents. A peine étaient-ils dans la lice, que t<strong>ou</strong>s les passants s'arrêtaient p<strong>ou</strong>r les voir; lesacclamations, les cris, les battements de mains les animaient; je voyais quelquefois mon petit bonhommetressaillir, se lever, s'écrier quand l'un était près d'atteindre <strong>ou</strong> de passer l'autre; c'étaient p<strong>ou</strong>r lui les jeuxolympiques.


73Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercherie; ils se retenaient mutuellement, <strong>ou</strong> sefaisaient tomber, <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>ssaient des caill<strong>ou</strong>x au passage l'un de l'autre. Cela me f<strong>ou</strong>rnit un sujet de lesséparer, et de les faire partir de différents termes, quoique également éloignés du but: on verra bientôt laraison de cette prévoyance; car je dois traiter cette importante affaire dans un grand détail.Ennuyé de voir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs manger s<strong>ou</strong>s ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, monsieur lechevalier s'avisa de s<strong>ou</strong>pçonner enfin que bien c<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>vait être bon à quelque chose et voyant qu'ilavait aussi deux jambes, il commença de s'essayer en secret. Je me gardai d'en rien voir; mais je comprisque mon stratagème avait réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pensée, il affectade m'importuner p<strong>ou</strong>r avoir le gâteau restant. Je le refuse, il s'obstine, et d'un air dépité il me dit à la fin:Eh bien! mettez-le sur la pierre, marquez le champ, et n<strong>ou</strong>s verrons. Bon! lui dis-je en riant, est-ce qu'unchevalier sait c<strong>ou</strong>rir? V<strong>ou</strong>s gagnerez plus d'appétit, et non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie, ils'évertue, et remporte le prix d'autant plus aisément, que j'avais fait la lice très c<strong>ou</strong>rte et pris soin d'écarterle meilleur c<strong>ou</strong>reur. On conçoit comment, ce premier pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine.Bientôt il prit un tel goût à cet exercice, que, sans faveur, il était presque sûr de vaincre mes polissons à lac<strong>ou</strong>rse, quelque longue que fût la carrière.Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je n'avais pas songé. Quand il remportait rarement leprix, il le mangeait presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs seul, ainsi que faisaient ses concurrents; mais en s'acc<strong>ou</strong>tumant à lavictoire, il devint généreux et partageait s<strong>ou</strong>vent avec les vaincus. Cela me f<strong>ou</strong>rnit à moi-même uneobservation morale, et j'appris par là quel était le vrai principe de la générosité.En continuant avec lui de marquer en différents lieux les termes d'où chacun devait partir à la fois, je fis,sans qu'il s'en aperçût, les distances inégales, de sorte que l'un, ayant à faire plus de chemin que l'autrep<strong>ou</strong>r arriver au même but, avait un désavantage visible; mais, quoique je laissasse le choix à mondisciple, il ne savait pas s'en prévaloir. Sans s'embarrasser de la distance, il préférait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le plus beauchemin; de sorte que, prévoyant aisément son choix, j'étais à peu près le maître de lui faire perdre <strong>ou</strong>gagner le gâteau à ma volonté; et cette adresse avait aussi son usage à plus d'une fin. Cependant,comme mon dessein était qu'il s'aperçût de la différence, je tâchais de la lui rendre sensible; mais,quoique indolent dans le calme, il était si vif dans ses jeux, et se défiait si peu de moi, que j'eus t<strong>ou</strong>tes lespeines du monde à lui faire apercevoir que je le trichais. Enfin j'en vins à b<strong>ou</strong>t malgré son ét<strong>ou</strong>rderie; ilm'en fit des reproches. Je lui dis: <strong>De</strong> quoi v<strong>ou</strong>s plaignez-v<strong>ou</strong>s? dans un don que je veux bien faire, nesuis-je pas maître de mes conditions? Qui v<strong>ou</strong>s force à c<strong>ou</strong>rir? v<strong>ou</strong>s ai-je promis de faire les lices égales?n'avez-v<strong>ou</strong>s pas le choix? Prenez la plus c<strong>ou</strong>rte, on ne v<strong>ou</strong>s en empêche point. Comment ne voyez-v<strong>ou</strong>spas que c'est v<strong>ou</strong>s que je favorise, et que l'inégalité dont v<strong>ou</strong>s murmurez est t<strong>ou</strong>t à votre avantage si v<strong>ou</strong>ssavez v<strong>ou</strong>s en prévaloir? Cela était clair; il le comprit, et, p<strong>ou</strong>r choisir, il fallut y regarder de plus près.D'abord on v<strong>ou</strong>lut compter les pas; mais la mesure des pas d'un enfant est lente et fautive; de plus, jem'avisai de multiplier les c<strong>ou</strong>rses dans un même j<strong>ou</strong>r; et alors, l'amusement devenant une espèce depassion, l'on avait regret de perdre à mesurer les lices le temps destiné à les parc<strong>ou</strong>rir. La vivacité del'enfance s'accommode mal de ces lenteurs; on s'exerça donc à mieux voir, à mieux estimer une distanceà la vue. Alors j'eus peu de peine à étendre et n<strong>ou</strong>rrir ce goût. Enfin, quelques mois d'épreuves etd'erreurs corrigées lui formèrent tellement le compas visuel, que, quand je lui mettais par la pensée ungâteau sur quelque objet éloigné, il avait le c<strong>ou</strong>p d'oeil presque aussi sûr que la chaîne d'un arpenteur.Comme la vue est de t<strong>ou</strong>s les sens celui dont on peut le moins séparer les jugements de l'esprit, il fautbeauc<strong>ou</strong>p de temps p<strong>ou</strong>r apprendre à voir; il faut avoir longtemps comparé la vue au t<strong>ou</strong>cher p<strong>ou</strong>racc<strong>ou</strong>tumer le premier de ces deux sens à n<strong>ou</strong>s faire un rapport fidèle des figures et des distances; sansle t<strong>ou</strong>cher, sans le m<strong>ou</strong>vement progressif, les yeux du monde les plus perçants ne sauraient n<strong>ou</strong>s donneraucune idée de l'étendue. L'univers entier ne doit être qu'un point p<strong>ou</strong>r une huître; il ne lui paraîtrait riende plus quand même une âme humaine informerait cette huître. Ce n'est qu'à force de marcher, depalper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu'on apprend à les estimer; mais aussi, si l'on mesuraitt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, le sens, se reposant sur l'instrument, n'acquerrait aucune justesse. Il ne faut pas non plus quel'enfant passe t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p de la mesure à l'estimation; il faut d'abord que, continuant à comparer parparties ce qu'il ne saurait comparer t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p, à des aliquotes précises il substitue des aliquotes parappréciation, et qu'au lieu d'appliquer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec la main la mesure, il s'acc<strong>ou</strong>tume à l'appliquer


74seulement avec les yeux. Je v<strong>ou</strong>drais p<strong>ou</strong>rtant qu'on vérifiât ses premières opérations par des mesuresréelles, afin qu'il corrigeât ses erreurs, et que, s'il reste dans le sens quelque fausse apparence, il apprît àla rectifier par un meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont à peu près les mêmes en t<strong>ou</strong>slieux: les pas d'un homme, l'étendue de ses bras, sa stature. Quand l'enfant estime la hauteur d'un étage,son g<strong>ou</strong>verneur peut lui servir de toise: s'il estime la hauteur d'un clocher, qu'il le toise avec les maisons;s'il veut savoir les lieues de chemin, qu'il compte les heures de marche; et surt<strong>ou</strong>t qu'on ne fasse rien det<strong>ou</strong>t cela p<strong>ou</strong>r lui, mais qu'il le fasse lui-même.On ne saurait apprendre à bien juger de l'étendue et de la grandeur des corps, qu'on apprenne àconnaître aussi leurs figures et même à les imiter; car au fond cette imitation ne tient absolument qu'auxlois de la perspective; et l'on ne peut estimer l'étendue sur ses apparences, qu'on n'ait quelque sentimentde ces lois. Les enfants, grands imitateurs, essayent t<strong>ou</strong>s de dessiner: je v<strong>ou</strong>drais que le mien cultivât cetart, non précisément p<strong>ou</strong>r l'art même, mais p<strong>ou</strong>r se rendre l'oeil juste et la main flexible; et, en général, ilimporte fort peu qu'il sache tel <strong>ou</strong> tel exercice, p<strong>ou</strong>rvu qu'il acquière la perspicacité du sens et la bonnehabitude du corps qu'on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maître àdessiner, qui ne lui donnerait à imiter que des imitations, et ne le ferait dessiner que sur des dessins: jeveux qu'il n'ait d'autre maître que la nature, ni d'autre modèle que les objets. Je veux qu'il ait s<strong>ou</strong>s lesyeux l'original même et non pas le papier qui le représente, qu'il crayonne une maison sur une maison, unarbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu'il s'acc<strong>ou</strong>tume à bien observer les corps et leursapparences, et non pas à prendre des imitations fausses et conventionnelles p<strong>ou</strong>r de véritables imitations.Je le dét<strong>ou</strong>rnerai même de rien tracer de mémoire en l'absence des objets, jusqu'à ce que, par desobservations fréquentes, leurs figures exactes s'impriment bien dans son imagination; de peur que,substituant à la vérité des choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde la connaissance desproportions et le goût des beautés de la nature.Je sais bien que de cette manière il barb<strong>ou</strong>illera longtemps sans rien faire de reconnaissable, qu'ilprendra tard l'élégance des cont<strong>ou</strong>rs et le trait léger des dessinateurs, peut-être jamais le discernementdes effets pittoresques et le bon goût du dessin, en revanche, il contractera certainement un c<strong>ou</strong>p d'oeilplus juste, une main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure qui sont entreles animaux, les plantes, les corps naturels, et une plus prompte expérience du jeu de la perspective.Voilà précisément ce que j'ai v<strong>ou</strong>lu faire, et mon intention n'est pas tant qu'il sache imiter les objets queles connaître; j'aime mieux qu'il me montre une plante d'acanthe, et qu'il trace moins bien le feuillage d'unchapiteau.Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans t<strong>ou</strong>s les autres, je ne prétends pas que mon élève en ait seull'amusement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en le partageant sans cesse avec lui. Je ne veuxpoint qu'il ait d'autre émule que moi, mais je serai son émule sans relâche et sans risque; cela mettra del'intérêt dans ses occupations, sans causer de jal<strong>ou</strong>sie entre n<strong>ou</strong>s. Je prendrai le crayon à son exemple;je l'emploierai d'abord aussi maladroitement que lui. Je serais un Apelle, que je me tr<strong>ou</strong>verai qu'unbarb<strong>ou</strong>illeur. Je commencerai par tracer un homme comme les laquais les tracent contre les murs; unebarre p<strong>ou</strong>r chaque bras, une barre p<strong>ou</strong>r chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bienlongtemps après n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s apercevrons l'un <strong>ou</strong> l'autre de cette disproportion; n<strong>ou</strong>s remarquerons qu'unejambe a de l'épaisseur, que cette épaisseur n'est pas part<strong>ou</strong>t la même; que le bras a sa longueurdéterminée par rapport au corps, etc. Dans ce progrès, je marcherai t<strong>ou</strong>t au plus à côté de lui, <strong>ou</strong> je ledevancerai de si peu, qu'il lui sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aisé de m'atteindre, et s<strong>ou</strong>vent de me surpasser. N<strong>ou</strong>s auronsdes c<strong>ou</strong>leurs, des pinceaux; n<strong>ou</strong>s tâcherons d'imiter le coloris des objets et t<strong>ou</strong>te leur apparence aussibien que leur figure. N<strong>ou</strong>s enluminerons, n<strong>ou</strong>s peindrons, n<strong>ou</strong>s barb<strong>ou</strong>illerons; mais, dans t<strong>ou</strong>s nosbarb<strong>ou</strong>illage, n<strong>ou</strong>s ne cesserons d'épier la nature; n<strong>ou</strong>s ne ferons jamais rien que s<strong>ou</strong>s les yeux dumaître.N<strong>ou</strong>s étions en peine d'ornements p<strong>ou</strong>r notre chambre, en voilà de t<strong>ou</strong>t tr<strong>ou</strong>vés. Je fais encadrer nosdessins; je les fais c<strong>ou</strong>vrir de beaux verres, afin qu'on n'y t<strong>ou</strong>che plus, et que, les voyant rester dans l'étatoù n<strong>ou</strong>s les avons mis, chacun ait intérêt de ne pas négliger les siens. Je les arrange par ordre aut<strong>ou</strong>r dela chambre, chaque dessin répété vingt, trente fois, et montrant à chaque exemplaire le progrès del'auteur, depuis le moment où la maison n'est qu'un carré presque informe, jusqu'à celui où sa façade, son


75profil, ses proportions, ses ombres, sont dans la plus exacte vérité. Ces gradations ne peuvent manquerde n<strong>ou</strong>s offrir sans cesse des tableaux intéressants p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, curieux p<strong>ou</strong>r d'autres, et d'exciter t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsplus notre émulation. Aux premiers, aux plus grossiers de ces dessins, je mets des cadres bien brillants,bien dorés, qui les rehaussent; mais quand l'imitation devient plus exacte et que le dessin estvéritablement bon, alors je ne lui donne plus qu'un cadre noir très simple; il n'a plus besoin d'autreornement que lui-même, et ce serait dommage que la bordure partageât l'attention que mérite l'objet.Ainsi chacun de n<strong>ou</strong>s aspire à l'honneur du cadre uni; et quand l'un veut dédaigner un dessin de l'autre, ille condamne au cadre doré. Quelque j<strong>ou</strong>r, peut-être, ces cadres passeront entre n<strong>ou</strong>s en proverbe, etn<strong>ou</strong>s admirerons combien d'hommes se rendent justice en se faisant encadrer ainsi.J'ai dit que la géométrie n'était pas à la portée des enfants; mais c'est notre faute. N<strong>ou</strong>s ne sentons pasque leur méthode n'est point la nôtre, et que ce qui devient p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s l'art de raisonner ne doit être p<strong>ou</strong>reux que l'art de voir. Au lieu de leur donner notre méthode, n<strong>ou</strong>s ferions mieux de prendre la leur; carnotre manière d'apprendre la géométrie est bien autant une affaire d'imagination que de raisonnement.Quand la proposition est énoncée, il faut en imaginer la démonstration, c'est-à-dire tr<strong>ou</strong>ver de quelleproposition déjà sue celle-là doit être une conséquence, et, de t<strong>ou</strong>tes les conséquences qu'on peut tirerde cette même proposition, choisir précisément celle dont il s'agit.<strong>De</strong> cette manière, le raisonneur le plus exact, s'il n'est pas inventif, doit rester c<strong>ou</strong>rt. Aussi qu'arrive-t-il delà? Qu'au lieu de n<strong>ou</strong>s faire tr<strong>ou</strong>ver les démonstrations, on n<strong>ou</strong>s les dicte; qu'au lieu de n<strong>ou</strong>s apprendre àraisonner, le maître raisonne p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s et n'exerce que notre mémoire.Faites des figures exactes, combinez-les, posez-les l'une sur l'autre, examinez leurs rapports; v<strong>ou</strong>str<strong>ou</strong>verez t<strong>ou</strong>te la géométrie élémentaire en marchant d'observation en observation, sans qu'il soitquestion ni de définitions, ni de problèmes, ni d'aucune autre forme démonstrative que la simplesuperposition. P<strong>ou</strong>r moi, je ne prétends point apprendre la géométrie à <strong>Emile</strong>, c'est lui qui me l'apprendra,je chercherai les rapports, et il les tr<strong>ou</strong>vera; car je les chercherai de manière à les lui faire tr<strong>ou</strong>ver. Parexemple, au lieu de me servir d'un compas p<strong>ou</strong>r tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au b<strong>ou</strong>td'un fil t<strong>ou</strong>rnant sur un pivot. Après cela, quand je v<strong>ou</strong>drai comparer les rayons entre eux, <strong>Emile</strong> semoquera de moi, et il me fera comprendre que le même fil t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tendu ne peut avoir tracé desdistances inégales.Si je veux mesurer un angle de soixante degrés, je décris du sommet de cet angle, non pas un arc, maisun cercle entier; car avec les enfants il ne faut jamais rien s<strong>ou</strong>s-entendre. Je tr<strong>ou</strong>ve que la portion ducercle comprise entre les deux côtés de l'angle est la sixième partie du cercle. Après cela je décris dumême sommet un autre plus grand cercle, et je tr<strong>ou</strong>ve que ce second arc est encore la sixième partie deson cercle. Je décris un troisième cercle concentrique sur lequel je fais la même épreuve; et je la continuesur de n<strong>ou</strong>veaux cercles, jusqu'à ce qu'<strong>Emile</strong>, choqué de ma stupidité, m'avertisse que chaque arc, grand<strong>ou</strong> petit, compris par le même angle, sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la sixième partie de son cercle, etc. N<strong>ou</strong>s voilà t<strong>ou</strong>t àl'heure à l'usage du rapporteur.P<strong>ou</strong>r pr<strong>ou</strong>ver que les angles de suite sont égaux à deux droits, on décrit un cercle; moi, t<strong>ou</strong>t au contraire,je fais en sorte qu'<strong>Emile</strong> remarque cela premièrement dans le cercle, et puis je lui dis: Si l'on ôtait le cercleet les lignes droites, les angles auraient-ils changé de grandeur, etc.On néglige la justesse des figures, on la suppose, et l'on s'attache à la démonstration. Entre n<strong>ou</strong>s, aucontraire, il ne sera jamais question de démonstration; notre plus importante affaire sera de tirer deslignes bien droites, bien justes, bien égales; de faire un carré bien parfait, de tracer un cercle bien rond.P<strong>ou</strong>r vérifier la justesse de la figure, n<strong>ou</strong>s l'examinerons par t<strong>ou</strong>tes ses propriétés sensibles; et cela n<strong>ou</strong>sdonnera occasion d'en déc<strong>ou</strong>vrir chaque j<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>velles. N<strong>ou</strong>s plierons par le diamètre les deux demicercles;par la diagonale, les deux moitiés du carré; n<strong>ou</strong>s comparerons nos deux figures p<strong>ou</strong>r voir celledont les bords conviennent le plus exactement, et par conséquent la mieux faite; n<strong>ou</strong>s disputerons si cetteégalité de partage doit avoir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lieu dans les parallélogrammes, dans les trapèzes, etc. On essayeraquelquefois de prévoir le succès de l'expérience avant de la faire; on tâchera de tr<strong>ou</strong>ver des raisons, etc.


76La géométrie n'est p<strong>ou</strong>r mon élève que l'art de se bien servir de la règle et du compas; il ne doit point laconfondre avec le dessin, où il n'emploiera ni l'un ni l'autre de ces instruments. La règle et le compasseront enfermés s<strong>ou</strong>s la clef, et l'on ne lui en accordera que rarement l'usage et p<strong>ou</strong>r peu de temps, afinqu'il ne s'acc<strong>ou</strong>tume pas à barb<strong>ou</strong>iller; mais n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons quelquefois porter nos figures à la promenade,et causer de ce que n<strong>ou</strong>s aurons fait <strong>ou</strong> de ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drons faire.Je n'<strong>ou</strong>blierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune homme à qui, dans son enfance, on avait appris lesrapports des cont<strong>ou</strong>rs et des surfaces en lui donnant chaque j<strong>ou</strong>r à choisir dans t<strong>ou</strong>tes les figuresgéométriques des gaufres isopérimètres. Le petit g<strong>ou</strong>rmand avait épuisé l'art d'Archimède p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>verdans laquelle il y avait le plus à manger.Quand un enfant j<strong>ou</strong>e au volant, il s'exerce l'oeil et le bras à la justesse; quand il f<strong>ou</strong>ette un sabot, ilaccroît sa force en s'en servant, mais sans rien apprendre. J'ai demandé quelquefois p<strong>ou</strong>rquoi l'onn'offrait pas aux enfants les mêmes jeux d'adresse qu'ont les hommes: la paume, le mail, le billard, l'arc,le ballon, les instruments de musique. On m'a répondu que quelques-uns de ces jeux étaient au-dessusde leurs forces, et que leurs membres et leurs organes n'étaient pas assez formés p<strong>ou</strong>r les autres. Jetr<strong>ou</strong>ve ces raisons mauvaises: un enfant n'a pas la taille d'un homme, et ne laisse pas de porter un habitfait comme le sien. Je n'entends pas qu'il j<strong>ou</strong>e avec nos masses sur un billard haut de trois pieds; jen'entends pas qu'il aille peloter dans nos tripots, ni qu'on charge sa petite main d'une raquette de paumier;mais qu'il j<strong>ou</strong>e dans une salle dont on aura garanti les fenêtres; qu'il ne se serve d'abord que de ballesmolles; que ses premières raquettes soient de bois, puis de parchemin, et enfin de corde à boyau bandéeà proportion de son progrès. V<strong>ou</strong>s préférez le volant, parce qu'il fatigue moins et qu'il est sans danger.V<strong>ou</strong>s avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de femmes; mais il n'y en a pas une que ne fîtfuir une balle en m<strong>ou</strong>vement. Leurs blanches peaux ne doivent pas s'endurcir aux meurtrissures, et ce nesont pas des contusions qu'attendent leurs visages. Mais n<strong>ou</strong>s, faits p<strong>ou</strong>r être vig<strong>ou</strong>reux, croyons-n<strong>ou</strong>s ledevenir sans peine? et de quelle défense serons-n<strong>ou</strong>s capables, si n<strong>ou</strong>s ne sommes jamais attaqués? Onj<strong>ou</strong>e t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lâchement les jeux où l'on peut être maladroit sans risque: un volant qui tombe ne fait demal à personne; mais rien ne dég<strong>ou</strong>rdit les bras comme d'avoir à c<strong>ou</strong>vrir la tête, rien ne rend le c<strong>ou</strong>p d'oeilsi juste que d'avoir à garantir les yeux. S'élancer du b<strong>ou</strong>t d'une salle à l'autre, juger le bond d'une balleencore en l'air, la renvoyer d'une main forte et sûre; de tels jeux conviennent moins à l'homme qu'ils neservent à le former.Les fibres d'un enfant, dit-on, sont trop molles! Elles ont moins de ressort, mais elles en sont plusflexibles; son bras est faible, mais enfin c'est un bras; on en doit faire, proportion gardée, t<strong>ou</strong>t ce qu'on faitd'une autre machine semblable. Les enfants n'ont dans les mains nulle adresse; c'est p<strong>ou</strong>r cela que jeveux qu'on leur en donne: un homme aussi peu exercé qu'eux n'en aurait pas davantage; n<strong>ou</strong>s nep<strong>ou</strong>vons connaître l'usage de nos organes qu'après les avoir employés. Il n'y a qu'une longue expériencequi n<strong>ou</strong>s apprenne à tirer parti de n<strong>ou</strong>s-mêmes, et cette expérience est la véritable étude à laquelle on nepeut trop tôt n<strong>ou</strong>s appliquer.T<strong>ou</strong>t ce qui se fait est faisable. Or, rien n'est plus commun que de voir des enfants adroits déc<strong>ou</strong>plés avoirdans les membres la même agilité que peut avoir un homme. Dans presque t<strong>ou</strong>tes les foires on en voitfaire des équilibres, marcher sur les mains, sauter, danser sur la corde. Durant combien d'années destr<strong>ou</strong>pes d'enfants n'ont-elles pas attiré par leurs ballets des spectateurs à la Comédie italienne! Qui est-cequi n'a pas <strong>ou</strong>ï parler en Allemagne et en Italie de la tr<strong>ou</strong>pe pantomime du célèbre Nicolini? Quelqu'un a-tiljamais remarqué dans ces enfants des m<strong>ou</strong>vements moins développés, des attitudes moins gracieuses,une oreille moins juste, une danse moins légère que dans les danseurs t<strong>ou</strong>t formés? Qu'on ait d'abord lesdoigts épais, c<strong>ou</strong>rts, peu mobiles, les mains potelées et peu capables de rien empoigner; cela empêche-tilque plusieurs enfants ne sachent écrire <strong>ou</strong> dessiner à l'âge où d'autres ne savent pas encore tenir lecrayon ni la plume? T<strong>ou</strong>t Paris se s<strong>ou</strong>vient encore de la petite Anglaise qui faisait à dix ans des prodigessur le clavecin. J'ai vu chez un magistrat, son fils, petit bonhomme de huit ans, qu'on mettait sur la tableau dessert, comme une statue au milieu des plateaux, j<strong>ou</strong>er là d'un violon presque aussi grand que lui, etsurprendre par son exécution les artistes mêmes.


77T<strong>ou</strong>s ces exemples et cent mille autre pr<strong>ou</strong>vent, ce me semble, que l'inaptitude qu'on suppose auxenfants p<strong>ou</strong>r nos exercices est imaginaire, et que, si on ne les voit point réussir dans quelques-uns, c'estqu'on ne les y a jamais exercés.On me dira que je tombe ici, par rapport au corps, dans le défaut de la culture prématurée que je blâmedans les enfants par rapport à l'esprit. La différence est très grande; car l'un de ces progrès n'estqu'apparent, mais l'autre est réel. J'ai pr<strong>ou</strong>vé que l'esprit qu'ils paraissent avoir, ils ne l'ont pas, au lieuque t<strong>ou</strong>t ce qu'ils paraissent faire ils le font. D'ailleurs, on doit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs songer que t<strong>ou</strong>t ceci n'est <strong>ou</strong> nedoit être que jeu, direction facile et volontaire des m<strong>ou</strong>vements que la nature leur demande, art de varierleurs amusements p<strong>ou</strong>r les leur rendre plus agréables, sans que jamais la moindre contrainte les t<strong>ou</strong>rneen travail; car enfin, de quoi s'amuseront-ils dont je ne puisse faire un objet d'instruction p<strong>ou</strong>r eux? etquand je ne le p<strong>ou</strong>rrais pas, p<strong>ou</strong>rvu qu'ils s'amusent sans inconvénient, et que le temps se passe, leurprogrès en t<strong>ou</strong>te chose n'importe pas quant à présent; au lieu que, lorsqu'il faut nécessairement leurapprendre ceci <strong>ou</strong> cela, comme qu'on s'y prenne, il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs impossible qu'on en vienne à b<strong>ou</strong>t sanscontrainte, sans fâcherie, et sans ennui.Ce que j'ai dit sur les deux sens dont l'usage est le plus continu et le plus important, peut servir d'exemplede la manière d'exercer les autres. La vue et le t<strong>ou</strong>cher s'appliquent également sur les corps en repos etsur les corps qui se meuvent; mais comme il n'y a que l'ébranlement de l'air qui puisse ém<strong>ou</strong>voir le sensde l'<strong>ou</strong>ïe, il n'y a qu'un corps en m<strong>ou</strong>vement qui fasse du bruit <strong>ou</strong> du son; et, si t<strong>ou</strong>t était en repos, n<strong>ou</strong>sn'entendrions jamais rien. La nuit donc, où, ne n<strong>ou</strong>s m<strong>ou</strong>vant n<strong>ou</strong>s-mêmes qu'autant qu'il n<strong>ou</strong>s plaît, n<strong>ou</strong>sn'avons à craindre que les corps qui se meuvent, il n<strong>ou</strong>s importe d'avoir l'oreille alerte, et de p<strong>ou</strong>voir juger,par la sensation qui n<strong>ou</strong>s frappe, si le corps qui la cause est grand <strong>ou</strong> petit, éloigné <strong>ou</strong> proche; si sonébranlement est violent <strong>ou</strong> faible. L'air ébranlé est sujet à des répercussions qui le réfléchissent, qui,produisant des échos, répètent la sensation, et font entendre le corps bruyant <strong>ou</strong> sonore en un autre lieuque celui où il est. Si dans une plaine <strong>ou</strong> dans une vallée on met l'oreille à terre, on entend la voix deshommes et le pas des chevaux de beauc<strong>ou</strong>p plus loin qu'en restant deb<strong>ou</strong>t.Comme n<strong>ou</strong>s avons comparé la vue au t<strong>ou</strong>cher, il est bon de la comparer de même à l'<strong>ou</strong>ïe, et de savoirlaquelle des deux impressions, partant à la fois du même corps, arrivera le plus tôt à son organe. Quandon voit le feu d'un canon, l'on peut encore se mettre à l'abri du c<strong>ou</strong>p; mais sitôt qu'on entend le bruit, iln'est plus temps, le b<strong>ou</strong>let est là. On peut juger de la distance où se fait le tonnerre par l'intervalle detemps qui se passe de l'éclair au c<strong>ou</strong>p. Faites en sorte que l'enfant connaisse t<strong>ou</strong>tes ces expériences;qu'il fasse celles qui sont à sa portée, et qu'il tr<strong>ou</strong>ve les autres par induction, mais j'aime cent fois mieuxqu'il les ignore que s'il faut que v<strong>ou</strong>s les lui disiez.N<strong>ou</strong>s avons un organe qui répond à l'<strong>ou</strong>ïe, savoir, celui de la voix; n<strong>ou</strong>s n'en avons pas de même quiréponde à la vue, et n<strong>ou</strong>s ne rendons pas les c<strong>ou</strong>leurs comme les sons. C'est un moyen de plus p<strong>ou</strong>rcultiver le premier sens, en exerçant l'organe actif et l'organe passif l'un par l'autre.L'homme a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante <strong>ou</strong> articulée, la voix chantante <strong>ou</strong> mélodieuse, et lavoix pathétique <strong>ou</strong> accentuée, qui sert de langage aux passions, et qui anime le chant et la parole.L'enfant a ces trois sortes de voix ainsi que l'homme, sans les savoir allier de même; il a comme n<strong>ou</strong>s lerire, les cris, les plaintes, l'exclamation, les gémissements, mais il ne sait pas en mêler les inflexions auxdeux autres voix. Une musique parfaite est celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les enfants sontincapables de cette musique-là, et leur chant n'a jamais d'âme. <strong>De</strong> même, dans la voix parlante, leurlangage n'a point d'accent; ils crient, mais ils n'accentuent pas; et comme dans leur disc<strong>ou</strong>rs il y a peud'accent, il y a peu d'énergie dans leur voix. Notre élève aura le parler plus uni, plus simple encore, parceque ses passions, n'étant pas éveillées, ne mêleront point leur langage au sien. N'allez donc pas luidonner à réciter des rôles de tragédie et de comédie, ni v<strong>ou</strong>loir lui apprendre, comme on dit, à déclamer. Ilaura trop de sens p<strong>ou</strong>r savoir donner un ton à des choses qu'il ne peut entendre, et de l'expression à dessentiments qu'il n'épr<strong>ou</strong>vera jamais.Apprenez-lui à parler uniment, clairement, à bien articuler, à prononcer exactement et sans affectation, àconnaître et à suivre l'accent grammatical et la prosodie, à donner t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs assez de voix p<strong>ou</strong>r être


78entendu, mais à n'en donner jamais plus qu'il ne faut; défaut ordinaire aux enfants élevés dans lescollèges: en t<strong>ou</strong>te chose rien de superflu.<strong>De</strong> même, dans le chant, rendez sa voix juste, égale, flexible, sonore; son oreille sensible à la mesure et àl'harmonie, mais rien de plus. La musique imitative et théâtrale n'est pas de son âge; je ne v<strong>ou</strong>drais pasmême qu'il chantât des paroles; s'il en v<strong>ou</strong>lait chanter, je tâcherais de lui faire des chansons exprès,intéressantes p<strong>ou</strong>r son âge, et aussi simples que ses idées.On pense bien qu'étant si peu pressé de lui apprendre à lire l'écriture, je ne le serai pas non plus de luiapprendre à lire la musique. Ecartons de son cerveau t<strong>ou</strong>te attention trop pénible, et ne n<strong>ou</strong>s hâtons pointde fixer son esprit sur des signes de convention. Ceci, je l'av<strong>ou</strong>e, semble avoir sa difficulté; car, si laconnaissance des notes ne paraît pas d'abord plus nécessaire p<strong>ou</strong>r savoir chanter que celle des lettresp<strong>ou</strong>r savoir parler, il y a p<strong>ou</strong>rtant cette différence, qu'en parlant n<strong>ou</strong>s rendons nos propres idées, et qu'enchantant n<strong>ou</strong>s ne rendons guère que celles d'autrui. Or, p<strong>ou</strong>r les rendre, il faut les lire.Mais, premièrement, au lieu de les lire on peut les <strong>ou</strong>ïr, et un chant se rend à l'oreille encore plusfidèlement qu'à l'oeil. <strong>De</strong> plus, p<strong>ou</strong>r bien savoir la musique, il ne suffit pas de la rendre, il la faut composer,et l'un doit s'apprendre avec l'autre, sans quoi l'on ne la sait jamais bien. Exercez votre petit musiciend'abord à faire des phrases bien régulières, bien cadencées; ensuite à les lier entre elles par unemodulation très simple, enfin à marquer leurs différents rapports par une ponctuation correcte; ce qui sefait par le bon choix des cadences et des repos. Surt<strong>ou</strong>t jamais de chant bizarre, jamais de pathétique nid'expression. Une mélodie t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs chantante et simple, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dérivante des cordes essentielles duton, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs indiquant tellement la basse qu'il la sente et l'accompagne sans peine; car, p<strong>ou</strong>r se formerla voix et l'oreille, il ne doit jamais chanter qu'au clavecin.P<strong>ou</strong>r mieux marquer les sons, on les articule en les prononçant; de là l'usage de solfier avec certainessyllabes. P<strong>ou</strong>r distinguer les degrés, il faut donner des noms et à ces degrés et à leurs différents termesfixes; de là les noms des intervalles, et aussi des lettres de l'alphabet dont on marque les t<strong>ou</strong>ches duclavier et les notes de la gamme. C et A désignent des sons fixes invariables, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rendus par lesmêmes t<strong>ou</strong>ches. Ut et la sont autre chose. Ut est constamment la tonique d'un mode majeur, <strong>ou</strong> lamédiante d'un mode mineur. La est constamment la tonique d'un mode mineur, <strong>ou</strong> la sixième note d'unmode majeur. Ainsi les lettres marquent les termes immuables des rapports de notre système musical, etles syllabes marquent les termes homologues des rapports semblables en divers tons. Les lettresindiquent les t<strong>ou</strong>ches du clavier, et les syllabes les degrés du mode. Les musiciens français ontétrangement br<strong>ou</strong>illé ces distinctions; ils ont confondu le sens des syllabes avec le sens des lettres; et,d<strong>ou</strong>blant inutilement les signes des t<strong>ou</strong>ches, ils n'en ont point laissé p<strong>ou</strong>r exprimer les cordes des tons; ensorte que p<strong>ou</strong>r eux ut et C sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la même chose; ce qui n'est pas, et ne doit pas être, car alors dequoi servirait C? Aussi leur manière de solfier est-elle d'une difficulté excessive sans être d'aucune utilité,sans porter aucune idée nette à l'esprit, puisque, par cette méthode, ces deux syllabes ut et mi, parexemple, peuvent également signifier une tierce majeure, mineure, superflue, <strong>ou</strong> diminuée. Par quelleétrange fatalité le pays du monde où l'on écrit les plus beaux livres sur la musique est-il précisément celuioù on l'apprend le plus difficilement?Suivons avec notre élève une pratique plus simple et plus claire; qu'il n'y ait p<strong>ou</strong>r lui que deux modes,dont les rapports soient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les mêmes et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs indiqués par les mêmes syllabes. Soit qu'il chante<strong>ou</strong> qu'il j<strong>ou</strong>e d'un instrument, qu'il sache établir son mode sur chacun des d<strong>ou</strong>ze tons qui peuvent lui servirde base, et que, soit qu'on module en D, en C, en G, etc., le finale soit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la <strong>ou</strong> ut, selon le mode.<strong>De</strong> cette manière, il v<strong>ou</strong>s concevra t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs; les rapports essentiels du mode p<strong>ou</strong>r chanter et j<strong>ou</strong>er justeseront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs présents à son esprit, son exécution sera plus nette et son progrès plus rapide. Il n'y a riende plus bizarre que ce que les Français appellent solfier au naturel; c'est éloigner les idées de la chosep<strong>ou</strong>r en substituer d'étrangères qui ne font qu'égarer. Rien n'est plus naturel que de solfier partransposition, lorsque le mode est transposé. Mais c'en est trop sur la musique: enseignez-la comme v<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>drez, p<strong>ou</strong>rvu qu'elle ne soit jamais qu'un amusement.


79N<strong>ou</strong>s voilà bien avertis de l'état des corps étrangers par rapport au nôtre, de leur poids, de leur figure, deleur c<strong>ou</strong>leur, de leur solidité, de leur grandeur, de leur distance, de leur température, de leur repos, de leurm<strong>ou</strong>vement. N<strong>ou</strong>s sommes instruits de ceux qu'il n<strong>ou</strong>s convient d'approcher <strong>ou</strong> d'éloigner de n<strong>ou</strong>s, de lamanière dont il faut n<strong>ou</strong>s y prendre p<strong>ou</strong>r vaincre leur résistance, <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r leur en opposer une qui n<strong>ou</strong>spréserve d'en être offensés, mais ce n'est pas assez; notre propre corps s'épuise sans cesse, il a besoind'être sans cesse ren<strong>ou</strong>velé. Quoique n<strong>ou</strong>s ayons la faculté d'en changer d'autres en notre propresubstance, le choix n'est pas indifférent: t<strong>ou</strong>t n'est pas aliment p<strong>ou</strong>r l'homme; et des substances quipeuvent l'être, il y en a de plus <strong>ou</strong> de moins convenables, selon la constitution de son espèce, selon leclimat qu'il habite, selon son tempérament particulier, et selon la manière de vivre que lui prescrit son état.N<strong>ou</strong>s m<strong>ou</strong>rrions affamés <strong>ou</strong> empoisonnés, s'il fallait attendre, p<strong>ou</strong>r choisir les n<strong>ou</strong>rritures qui n<strong>ou</strong>sconviennent, que l'expérience n<strong>ou</strong>s eût appris à les connaître et à les choisir; mais la suprême bonté, quia fait du plaisir des êtres sensibles l'instrument de leur conservation, n<strong>ou</strong>s avertit, par ce qui plaît à notrepalais, de ce qui convient à notre estomac. Il n'y a point naturellement p<strong>ou</strong>r l'homme de médecin plus sûrque son propre appétit; et, à le prendre dans son état primitif, je ne d<strong>ou</strong>te point qu'alors les aliments qu'iltr<strong>ou</strong>vait les plus agréables ne lui fussent aussi les plus sains.Il y a plus. L'Auteur des choses ne p<strong>ou</strong>rvoit pas seulement aux besoins qu'il n<strong>ou</strong>s donne, mais encore àceux que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s donnons n<strong>ou</strong>s-mêmes; et c'est p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s mettre t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le désir à côté du besoin,qu'il fait que nos goûts changent et s'altèrent avec nos manières de vivre. Plus n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s éloignons del'état de nature, plus n<strong>ou</strong>s perdons de nos goûts naturels; <strong>ou</strong> plutôt l'habitude n<strong>ou</strong>s fait une secondenature que n<strong>ou</strong>s substituons tellement à la première, que nul d'entre n<strong>ou</strong>s ne connaît plus celle-ci.Il suit de là que les goûts les plus naturels doivent être aussi les plus simples; car ce sont ceux qui setransforment le plus aisément; au lieu qu'en s'aiguisant, en s'irritant par nos fantaisies, ils prennent uneforme qui ne change plus. L'homme qui n'est encore d'aucun pays se fera sans peine aux usages dequelques pays que ce soit; mais l'homme d'un pays ne devient plus celui d'un autre.Ceci me paraît vrai dans t<strong>ou</strong>s les sens, et bien plus encore, appliqué au goût proprement dit. Notrepremier aliment est le lait; n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s acc<strong>ou</strong>tumons que par degrés aux saveurs fortes; d'abord ellesn<strong>ou</strong>s répugnent. <strong>De</strong>s fruits, des légumes, des herbes, et enfin quelques viandes grillées, sansassaisonnement et sans sel, firent les festins des premiers hommes. La première fois qu'un sauvage boitdu vin, il fait la grimace et le rejette; et même parmi n<strong>ou</strong>s quiconque a vécu jusqu'à vingt ans sans goûterde liqueurs fermentées ne peut plus s'y acc<strong>ou</strong>tumer; n<strong>ou</strong>s serions t<strong>ou</strong>s abstèmes si l'on ne n<strong>ou</strong>s eûtdonné du vin dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos goûts sont simples, plus ils sont universels; lesrépugnances les plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais personne avoir endégoût l'eau ni le pain? Voilà la trace de la nature, voilà donc aussi notre règle. Conservons à l'enfant songoût primitif le plus qu'il est possible; que sa n<strong>ou</strong>rriture soit commune et simple, que son palais ne sefamiliarise qu'à des saveurs peu relevées, et ne se forme point un goût exclusif.Je n'examine pas ici si cette manière de vivre est plus saine <strong>ou</strong> non, ce n'est pas ainsi que je l'envisage. Ilme suffit de savoir, p<strong>ou</strong>r la préférer, que c'est la plus conforme à la nature, et celle qui peut le plusaisément se plier à t<strong>ou</strong>t autre. Ceux qui disent qu'il faut acc<strong>ou</strong>tumer les enfants aux aliments dont ilsuseront étant grands, ne raisonnent pas bien, ce me semble. P<strong>ou</strong>rquoi leur n<strong>ou</strong>rriture doit-elle être lamême, tandis que leur manière de vivre est si différente? Un homme épuisé de travail, de s<strong>ou</strong>cis, depeines, a besoin d'aliments succulents qui lui portent de n<strong>ou</strong>veaux esprits au cerveau; un enfant qui vientde s'ébattre, et dont le corps croît, a besoin d'une n<strong>ou</strong>rriture abondante qui lui fasse beauc<strong>ou</strong>p de chyle.D'ailleurs l'homme fait a déjà son état, son emploi, son domicile; mais qui est-ce qui peut être sûr de ceque la fortune réserve à l'enfant? En t<strong>ou</strong>te chose ne lui donnons point une forme si déterminée, qu'il lui encoûte trop d'en changer au besoin. Ne faisons pas qu'il meure de faim dans d'autres pays, s'il ne traînepart<strong>ou</strong>t à sa suite un cuisinier français, ni qu'il dise un j<strong>ou</strong>r qu'on ne sait manger qu'en France. Voilà, parparenthèse, un plaisant éloge! P<strong>ou</strong>r moi, je dirais au contraire qu'il n'y a que les Français qui ne saventpas manger, puisqu'il faut un art si particulier p<strong>ou</strong>r leur rendre les mets mangeables.


80<strong>De</strong> nos sensations diverses, le goût donne celles qui généralement n<strong>ou</strong>s affectent le plus. Aussi sommesn<strong>ou</strong>splus intéressés à bien juger des substances qui doivent faire partie de la nôtre, que de celle qui nefont que l'environner. Mille choses sont indifférentes au t<strong>ou</strong>cher, à l'<strong>ou</strong>ïe, à la vue; mais il n'y a presquerien d'indifférent au goût.<strong>De</strong> plus, l'activité de ce sens est t<strong>ou</strong>te physique et matérielle; il est le seul qui ne dit rien à l'imagination,du moins celui dans les sensations duquel elle entre le moins; au lieu que l'imitation et l'imaginationmêlent s<strong>ou</strong>vent du moral à l'impression de t<strong>ou</strong>s les autres. Aussi, généralement, les coeurs tendres etvoluptueux, les caractères passionnés et vraiment sensibles, faciles à ém<strong>ou</strong>voir par les autres sens, sontilsassez tièdes sur celui-ci. <strong>De</strong> cela même qui semble mettre le goût au-dess<strong>ou</strong>s d'eux, et rendre plusméprisable le penchant qui n<strong>ou</strong>s y livre, je conclurais au contraire que le moyen le plus convenable p<strong>ou</strong>rg<strong>ou</strong>verner les enfants est de les mener par leur b<strong>ou</strong>che. Le mobile de la g<strong>ou</strong>rmandise est surt<strong>ou</strong>tpréférable à celui de la vanité, en ce que la première est un appétit de la nature, tenant immédiatement ausens, et que la seconde est un <strong>ou</strong>vrage de l'opinion, sujet au caprice des hommes et à t<strong>ou</strong>tes sortesd'abus. La g<strong>ou</strong>rmandise est la passion de l'enfance; cette passion ne tient devant aucune autre; à lamoindre concurrence elle disparaît. Eh! croyez-moi, l'enfant ne cessera que trop tôt de songer à ce qu'ilmange; et quand son coeur sera trop occupé, son palais ne l'occupera guère. Quand il sera grand, millesentiments impétueux donneront le change à la g<strong>ou</strong>rmandise, et ne feront qu'irriter la vanité; car cettedernière passion seule fait son profit des autres, et à la fin les engl<strong>ou</strong>tit t<strong>ou</strong>tes. J'ai quelquefois examinéces gens qui donnaient de l'importance aux bons morceaux, qui songeaient, en s'éveillant, à ce qu'ilsmangeraient dans la j<strong>ou</strong>rnée, et décrivaient un repas avec plus d'exactitude que n'en met Polybe à décrireun combat; j'ai tr<strong>ou</strong>vé que t<strong>ou</strong>s ces prétendus hommes n'étaient que des enfants de quarante ans, sansvigueur et sans consistance, fruges consumere nati. La g<strong>ou</strong>rmandise est le vice des coeurs qui n'ont pointd'étoffe. L'âme d'un g<strong>ou</strong>rmand est t<strong>ou</strong>te dans son palais; il n'est fait que p<strong>ou</strong>r manger; dans sa stupideincapacité, il n'est qu'à table à sa place, il ne sait juger que des plats; laissons-lui sans regret cet emploi;mieux lui vaut celui-là qu'un autre, autant p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s que p<strong>ou</strong>r lui.Craindre que la g<strong>ou</strong>rmandise ne s'enracine dans un enfant capable de quelque chose est une précautionde petit esprit. Dans l'enfance on ne songe qu'à ce qu'on mange; dans l'adolescence on n'y songe plus;t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>s est bon, et l'on a bien d'autres affaires. Je ne v<strong>ou</strong>drais p<strong>ou</strong>rtant pas qu'on allât faire un usageindiscret d'un ressort si bas, ni étayer d'un bon morceau l'honneur de faire une belle action. Mais je nevois pas p<strong>ou</strong>rquoi, t<strong>ou</strong>te l'enfance n'étant <strong>ou</strong> ne devant être que jeux et folâtres amusements, desexercices purement corporels n'auraient pas un prix matériel et sensible. Qu'un petit Majorquin, voyant unpanier sur le haut d'un arbre, l'abatte à c<strong>ou</strong>p de fronde, n'est-il pas bien juste qu'il en profite, et qu'un bondéjeuner répare la force qu'il use à le gagner? Qu'un jeune Spartiate, à travers les risques de cent c<strong>ou</strong>psde f<strong>ou</strong>et, se glisse habilement dans une cuisine; qu'il y vole un renardeau t<strong>ou</strong>t vivant, qu'en l'emportantdans sa robe il en soit égratigné, mordu, mis en sang, et que, p<strong>ou</strong>r n'avoir pas la honte d'être surpris,l'enfant se laisse déchirer les entrailles sans s<strong>ou</strong>rciller, sans p<strong>ou</strong>sser un seul cri, n'est-il pas juste qu'ilprofite enfin de sa proie, et qu'il la mange après en avoir été mangé? Jamais un bon repas ne doit êtreune récompense; mais p<strong>ou</strong>rquoi ne serait-il pas quelquefois l'effet des soins qu'on a pris p<strong>ou</strong>r se leprocurer? <strong>Emile</strong> ne regarde point le gâteau que j'ai mis sur la pierre comme le prix d'avoir bien c<strong>ou</strong>ru; ilsait seulement que le seul moyen d'avoir ce gâteau est d'y arriver plus tôt qu'un autre.Ceci ne contredit point les maximes que j'avancais t<strong>ou</strong>t à l'heure sur la simplicité des mets, car, p<strong>ou</strong>rflatter l'appétit des enfants, il ne s'agit pas d'exciter leur sensualité, mais seulement de la satisfaire; et celas'obtiendra par les choses du monde les plus communes, si l'on ne travaille pas à leur raffiner le goût.Leur appétit continuel, qu'excite le besoin de croître, est un assaisonnement sûr qui leur tient lieu debeauc<strong>ou</strong>p d'autres. <strong>De</strong>s fruits, du laitage, quelque pièce de f<strong>ou</strong>r un peu plus délicate que le pain ordinaire,surt<strong>ou</strong>t l'art de dispenser sobrement t<strong>ou</strong>t cela: voilà de quoi mener des armées d'enfants au b<strong>ou</strong>t dumonde sans leur donner du goût p<strong>ou</strong>r les saveurs vives, ni risquer de leur blaser le palais.Une des preuves que le goût de la viande n'est pas naturel à l'homme, est l'indifférence que les enfantsont p<strong>ou</strong>r ce mets-là, et la préférence qu'ils donnent t<strong>ou</strong>s à des n<strong>ou</strong>rritures végétales, telles que le laitage,a pâtisserie, les fruits, etc. Il importe surt<strong>ou</strong>t de ne pas dénaturer ce goût primitif, et de ne point rendre lesenfants carnassiers; si ce n'est p<strong>ou</strong>r leur santé, c'est p<strong>ou</strong>r leur caractère; car, de quelque manière qu'on


81explique l'expérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et férocesplus que les autres hommes; cette observation est de t<strong>ou</strong>s les lieux et de t<strong>ou</strong>s les temps. La barbarieanglaise est connue; les Gaures, au contraire, sont les plus d<strong>ou</strong>x des hommes. T<strong>ou</strong>s les sauvages sontcruels; et leurs moeurs ne les portent point à l'être: cette cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à laguerre comme à la chasse, et traitent les hommes comme des <strong>ou</strong>rs. En Angleterre même les b<strong>ou</strong>chers nesont pas reçus en témoignage, non plus que les chirurgiens. Les grands scélérats s'endurcissent aumeurtre en buvant du sang. Homère fait des Cyclopes, mangeurs de chair, des hommes affreux, et desLotophages un peuple si aimable, qu'aussitôt qu'on avait essayé de leur commerce, on <strong>ou</strong>bliait jusqu'àson pays p<strong>ou</strong>r vivre avec eux."Tu me demandes, disait Plutarque, p<strong>ou</strong>rquoi Pythagore s'abstenait de manger de la chair des bêtes;mais moi je te demande au contraire quel c<strong>ou</strong>rage d'homme eut le premier qui approcha de sa b<strong>ou</strong>cheune chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d'une bête expirante, qui fit servir devant lui des corpsmorts, des cadavres et engl<strong>ou</strong>tit dans son estomac des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient,mugissaient, marchaient et voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le coeur d'un êtresensible? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre? Comment put-il voir saigner, écorcher,démembrer un pauvre animal sans défense? Comment put-il supporter l'aspect des chairs pantelantes?Comment leur odeur ne lui fit-elle pas s<strong>ou</strong>lever le coeur? Comment ne fut-il pas dégoûté, rep<strong>ou</strong>ssé, saisid'horreur, quand il vint à manier l'ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir et figé qui les c<strong>ou</strong>vrait?Les peaux rampaient sur la terre écorchées,Les chairs au feu mugissaient embrochées;L'homme ne put les manger sans frémir,Et dans son sein les entendit gémir.Voilà ce qu'il dut imaginer et sentir la première fois qu'il surmonta la nature p<strong>ou</strong>r faire cet horrible repas, lapremière fois qu'il eut faim d'une bête en vie, qu'il v<strong>ou</strong>lut se n<strong>ou</strong>rrir d'un animal qui paissait encore, et qu'ildit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains. C'est de ceux quicommencèrent ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, qu'on a lieu de s'étonner: encore cespremiers-là p<strong>ou</strong>rraient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, et dont le défautn<strong>ou</strong>s rend cent fois plus barbares qu'eux.Mortels bien-aimés des dieux, n<strong>ou</strong>s diraient ces premiers hommes, comparez les temps, voyez combienv<strong>ou</strong>s êtes heureux et combien n<strong>ou</strong>s étions misérables! La terre n<strong>ou</strong>vellement formée et l'air chargé devapeurs étaient encore indociles à l'ordre des saisons; le c<strong>ou</strong>rs incertain des fleuves dégradait leurs rivesde t<strong>ou</strong>tes parts; des étangs, des lacs, de profonds marécages inondaient les trois quarts de la surface dumonde; l'autre quart était c<strong>ou</strong>vert de bois et de forêts stériles. La terre ne produisait nuls bons fruits; n<strong>ou</strong>sn'avions nuls instruments de lab<strong>ou</strong>rage; n<strong>ou</strong>s ignorions l'art de n<strong>ou</strong>s en servir, et le temps de la moissonne venait jamais p<strong>ou</strong>r qui n'avait rien semé. Ainsi la faim ne n<strong>ou</strong>s quittait point. L'hiver, la m<strong>ou</strong>sse etl'écorce des arbres étaient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de chiendent et de bruyèresétaient p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s un régal; et quand les hommes avaient pu tr<strong>ou</strong>ver des faînes, des noix <strong>ou</strong> du gland, ilsen dansaient de joie aut<strong>ou</strong>r d'un chêne <strong>ou</strong> d'un hêtre au son de quelque chanson rustique, appelant laterre leur n<strong>ou</strong>rrice et leur mère: c'était là leur seule fête; c'étaient leurs uniques jeux; t<strong>ou</strong>t le reste de la viehumaine n'était que d<strong>ou</strong>leur, peine et misère.Enfin, quand la terre dép<strong>ou</strong>illée et nue ne n<strong>ou</strong>s offrait plus rien, forcés d'<strong>ou</strong>trager la nature p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>sconserver, n<strong>ou</strong>s mangeâmes les compagnons de notre misère plutôt que de périr avec eux. Mais v<strong>ou</strong>s,hommes cruels, qui v<strong>ou</strong>s force à verser du sang? Voyez quelle affluence de biens v<strong>ou</strong>s environne!combien de fruits v<strong>ou</strong>s produit la terre! que de richesses v<strong>ou</strong>s donnent les champs et les vignes! qued'animaux v<strong>ou</strong>s offrent leur lait p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>rrir et leur toison p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s habiller! Que leur demandezv<strong>ou</strong>sde plus? et quelle rage v<strong>ou</strong>s porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant


82de vivres? P<strong>ou</strong>rquoi mentez-v<strong>ou</strong>s contre votre mère en l'accusant de ne p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>rrir? P<strong>ou</strong>rquoipéchez-v<strong>ou</strong>s contre Cérès, inventrice des saintes lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur deshommes? comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain!Comment avez-v<strong>ou</strong>s le coeur de mêler avec leurs d<strong>ou</strong>x fruits des ossements sur vos tables, et de mangeravec le lait le sang des bêtes qui v<strong>ou</strong>s le donnent? Les panthères et les lions, que v<strong>ou</strong>s appelez bêtesféroces, suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux p<strong>ou</strong>r vivre. Mais v<strong>ou</strong>s, cent fois plusféroces qu'elles, v<strong>ou</strong>s combattez l'instinct sans nécessité, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s livrer à vos cruelles délices. Lesanimaux que v<strong>ou</strong>s mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres: v<strong>ou</strong>s ne les mangez pas, cesanimaux carnassiers, v<strong>ou</strong>s les imitez; v<strong>ou</strong>s n'avez faim que des bêtes innocentes et d<strong>ou</strong>ces qui ne font demal à personne, qui s'attachent à v<strong>ou</strong>s, qui v<strong>ou</strong>s servent, et que v<strong>ou</strong>s dévorez p<strong>ou</strong>r prix de leurs services."O meurtrier contre nature! si tu t'obstines à s<strong>ou</strong>tenir qu'elle t'a fait p<strong>ou</strong>r dévorer tes semblables, des êtresde chair et d'os, sensibles et vivants comme toi, ét<strong>ou</strong>ffe donc l'horreur qu'elle t'inspire p<strong>ou</strong>r ces affreuxrepas; tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans c<strong>ou</strong>telas; déchire-lesavec tes ongles, comme font les lions et les <strong>ou</strong>rs; mords ce boeuf et le mets en pièces; enfonce tes griffesdans sa peau; mange cet agneau t<strong>ou</strong>t vif, dévore ses chairs t<strong>ou</strong>tes chaudes, bois son âme avec son sang.Tu frémis! tu n'oses sentir palpiter s<strong>ou</strong>s ta dent une chair vivante! Homme pitoyable! tu commences partuer l'animal, et puis tu le manges, comme p<strong>ou</strong>r le faire m<strong>ou</strong>rir deux fois. Ce n'est pas assez: la chairmorte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter; il la faut transformer par le feu, la b<strong>ou</strong>illir,la rôtir, l'assaisonner de drogues qui la déguisent: il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs,des gens p<strong>ou</strong>r t'ôter l'horreur du meurtre et t'habiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé parces déguisements, ne rejette point ce qui lui est étrange, et sav<strong>ou</strong>re avec plaisir des cadavres dont l'oeilmême eût eu peine à s<strong>ou</strong>ffrir l'aspect."Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet, je n'ai pu résister à la tentation de le transcrire, et je croisque peu de lecteurs m'en sauront mauvais gré.Au reste, quelque sorte de régime que v<strong>ou</strong>s donniez aux enfants, p<strong>ou</strong>rvu que v<strong>ou</strong>s ne les acc<strong>ou</strong>tumiezqu'à des mets communs et simples, laissez-les manger, c<strong>ou</strong>rir et j<strong>ou</strong>er tant qu'il leur plaît; puis soyez sûrsqu'ils ne mangeront jamais trop et n'auront point d'indigestions; mais si v<strong>ou</strong>s les affamez la moitié dutemps, et qu'ils tr<strong>ou</strong>vent le moyen d'échapper à votre vigilance, ils se dédommageront de t<strong>ou</strong>te leur force,ils mangeront jusqu'à regorger, jusqu'à crever. Notre appétit n'est démesuré que parce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lonslui donner d'autres règles que celles de la nature; t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs réglant, prescrivant, aj<strong>ou</strong>tant, retranchant, n<strong>ou</strong>sne faisons rien que la balance à la main; mais cette balance est à la mesure de nos fantaisies, et non pasà celle de notre estomac. J'en reviens t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à mes exemples. Chez les paysans, la huche et le fruitiersont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verts, et les enfants, non plus que les hommes, n'y savent ce que c'est qu'indigestions.S'il arrivait p<strong>ou</strong>rtant qu'un enfant mangeât trop, ce que je ne crois pas possible par ma méthode, avec desamusements de son goût il est si aisé de le distraire, qu'on parviendrait à l'épuiser d'inanition sans qu'il ysongeât. Comment des moyens si sûrs et si faciles échappent-ils à t<strong>ou</strong>s les instituteurs? Hérodote raconteque les Lydiens, pressés d'une extrême disette, s'avisèrent d'inventer les jeux et d'autres divertissementsavec lesquels ils donnaient le change à leur faim, et passaient des j<strong>ou</strong>rs entiers sans songer à manger.Vos savants instituteurs ont peut-être lu cent fois ce passage, sans voir l'application qu'on peut en faireaux enfants. Quelqu'un d'eux me dira peut-être qu'un enfant ne quitte pas volontiers son dîner p<strong>ou</strong>r allerétudier sa leçon. Maître, v<strong>ou</strong>s avez raison: je ne pensais pas à cet amusement-là.Le sens de l'odorat est au goût ce que celui de la vue est au t<strong>ou</strong>cher; il le prévient, il l'avertit de la manièredont telle <strong>ou</strong> telle substance doit l'affecter, et dispose à la rechercher <strong>ou</strong> à la fuir, selon l'impression qu'onen reçoit d'avance. J'ai <strong>ou</strong>ï dire que les sauvages avaient l'odorat t<strong>ou</strong>t autrement affecté que le nôtre, etjugeaient t<strong>ou</strong>t différemment des bonnes et des mauvaises odeurs. P<strong>ou</strong>r moi, je le croirais bien. Lesodeurs par elles-mêmes sont des sensations faibles; elles ébranlent plus l'imagination que le sens, etn'affectent pas tant par ce qu'elles donnent que par ce qu'elles font attendre. Cela supposé, les goûts desuns, devenus, par leurs manières de vivre, si différents des goûts des autres, doivent leur faire porter desjugements bien opposés des saveurs, et par conséquent des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit


83flairer avec autant de plaisir un quartier puant de cheval mort, qu'un de nos chasseurs, une perdrix àmoitié p<strong>ou</strong>rrie.Nos sensations oiseuses, comme d'être embaumés des fleurs d'un parterre, doivent être insensibles àdes hommes qui marchent trop p<strong>ou</strong>r aimer à se promener, et qui ne travaillent pas assez p<strong>ou</strong>r se faireune volupté du repos. <strong>De</strong>s gens t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs affamés ne sauraient prendre un grand plaisir à des parfums quin'annoncent rien à manger.L'odorat est le sens de l'imagination; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beauc<strong>ou</strong>p agiter le cerveau;c'est p<strong>ou</strong>r cela qu'il ranime un moment le tempérament, et l'épuise à la longue. Il a dans l'am<strong>ou</strong>r des effetsassez connus; le d<strong>ou</strong>x parfum d'un cabinet de toilette n'est pas un piège aussi faible qu'on pense; et je nesais s'il faut féliciter <strong>ou</strong> plaindre l'homme sage et peu sensible que l'odeur des fleurs que sa maîtresse asur le sein ne fit jamais palpiter.L'odorat ne doit donc pas être fort actif dans le premier âge, où l'imagination, que peu de passions ontencore animée, n'est guère susceptible d'émotion, et où l'on n'a pas encore assez d'expérience p<strong>ou</strong>rprévoir avec un sens ce que n<strong>ou</strong>s en promet un autre. Aussi cette conséquence est-elle parfaitementconfirmée par l'observation; et il est certain que ce sens est encore obtus et presque hébété chez laplupart des enfants. Non que la sensation ne soit en eux aussi fine et peut-être plus que dans leshommes, mais parce que, n'y joignant aucune autre idée, ils ne s'en affectent pas aisément d'unsentiment de plaisir <strong>ou</strong> de peine, et qu'ils n'en sont ni flattés ni blessés comme n<strong>ou</strong>s. Je crois que, sanssortir du même système, et sans rec<strong>ou</strong>rir à l'anatomie comparée des deux sexes, on tr<strong>ou</strong>verait aisémentla raison p<strong>ou</strong>rquoi les femmes en général s'affectent plus vivement des odeurs que les hommes.On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur jeunesse l'odorat si subtil, que, quoiqu'ils aientdes chiens, ils ne daignent pas s'en servir à la chasse, et se servent de chiens à eux-mêmes. Je conçois,en effet, que si l'on élevait les enfants à éventer leur dîner, comme le chien évente le gibier, onparviendrait peut-être à leur perfectionner l'odorat au même point; mais je ne vois pas au fond qu'onpuisse en eux tirer de ce sens un usage fort utile, si ce n'est p<strong>ou</strong>r leur faire connaître ses rapports aveccelui du goût. La nature a pris soin de n<strong>ou</strong>s forcer à n<strong>ou</strong>s mettre au fait de ces rapports. Elle a rendul'action de ce dernier sens presque inséparable de celle de l'autre, en rendant leurs organes voisins, etplaçant dans la b<strong>ou</strong>che une communication immédiate entre les deux, en sorte que n<strong>ou</strong>s ne goûtons riensans le flairer. Je v<strong>ou</strong>drais seulement qu'on n'altérât pas ces rapports naturels p<strong>ou</strong>r tromper un enfant, enc<strong>ou</strong>vrant, par exemple, d'un aromate agréable le déboire d'une médecine; car la discorde des deux sensest trop grande alors p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir l'abuser; le sens le plus actif absorbant l'effet de l'autre, il n'en prendpas la médecine avec moins de dégoût; ce dégoût s'étend à t<strong>ou</strong>tes les sensations qui le frappent enmême temps; à la présence de la plus faible, son imagination lui rappelle aussi l'autre; un parfum trèssuave n'est plus p<strong>ou</strong>r lui qu'une odeur dégoûtante; et c'est ainsi que nos indiscrètes précautionsaugmentent la somme des sensations déplaisantes aux dépens des agréables.Il me reste à parler dans les livres suivants de la culture d'une espèce de sixième sens, appelé senscommun, moins parce qu'il est commun à t<strong>ou</strong>s les hommes, que parce qu'il résulte de l'usage bien réglédes autres sens, et qu'il n<strong>ou</strong>s instruit de la nature des choses par le conc<strong>ou</strong>rs de t<strong>ou</strong>tes leurs apparences.Ce sixième sens n'a point par conséquent d'organe particulier: il ne réside que dans le cerveau, et sessensation, purement internes, s'appellent perceptions <strong>ou</strong> idées. C'est par le nombre de ces idées que semesure l'étendue de nos connaissances: c'est leur netteté, leur clarté, qui fait la justesse de l'esprit; c'estl'art de les comparer entre elles qu'on appelle raison humaine. Ainsi ce que j'appelais raison sensitive <strong>ou</strong>puérile consiste à former des idées simples par le conc<strong>ou</strong>rs de plusieurs sensations; et ce que j'appelleraison intellectuelle <strong>ou</strong> humaine consiste à former des idées complexes par le conc<strong>ou</strong>rs de plusieurs idéessimples.Supposant donc que ma méthode soit celle de la nature, et que je ne me sois pas trompé dansl'application, n<strong>ou</strong>s avons amené notre élève, à travers les pays des sensations, jusqu'aux confins de laraison puérile: le premier pas que n<strong>ou</strong>s allons faire au delà doit être un pas d'homme. Mais, avant d'entrerdans cette n<strong>ou</strong>velle carrière, jetons un moment les yeux sur celle que n<strong>ou</strong>s venons de parc<strong>ou</strong>rir. Chaque


84âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre. N<strong>ou</strong>s avonss<strong>ou</strong>vent <strong>ou</strong>ï parler d'un homme fait; mais considérons un enfant fait: ce spectacle sera plus n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>rn<strong>ou</strong>s, et ne sera peut-être pas moins agréable.L'existence des êtres finis est si pauvre et si bornée que, quand n<strong>ou</strong>s ne voyons que ce qui est, n<strong>ou</strong>s nesommes jamais émus. Ce sont les chimères qui ornent les objets réels; et si l'imagination n'aj<strong>ou</strong>te uncharme à ce qui n<strong>ou</strong>s frappe, le stérile plaisir qu'on y prend se borne à l'organe, et laisse t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le coeurfroid. La terre, parée des trésors de l'automne, étale une richesse que l'oeil admire: mais cette admirationn'est point t<strong>ou</strong>chante; elle vient plus de la réflexion que du sentiment. Au printemps, la campagne presquenue n'est encore c<strong>ou</strong>verte de rien, les bois n'offrent point d'ombre, la verdure ne fait que de poindre, et lecoeur est t<strong>ou</strong>ché à son aspect. En voyant renaître ainsi la nature, on se sent ranimer soi-même; l'imagedu plaisir n<strong>ou</strong>s environne; ces compagnes de la volupté, ces d<strong>ou</strong>ces larmes, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêtes à se joindre àt<strong>ou</strong>t sentiment délicieux, sont déjà sur le bord de nos paupières; mais l'aspect des vendanges a beau êtreanimé, vivant, agréable, on le voit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'un oeil sec.P<strong>ou</strong>rquoi cette différence? C'est qu'au spectacle du printemps l'imagination joint celui des saisons qui ledoivent suivre; à ces tendres b<strong>ou</strong>rgeons que l'oeil aperçoit, elle aj<strong>ou</strong>te les fleurs, les fruits, les ombrages,quelquefois les mystères qu'ils peuvent c<strong>ou</strong>vrir. Elle réunit en un point des temps qui doivent se succéder,et voit moins les objets comme ils seront que comme elle les désire, parce qu'il dépend d'elle de leschoisir. En automne, au contraire, on n'a plus voir que ce qui est. Si l'on veut arriver au printemps, l'hivern<strong>ou</strong>s arrête, et l'imagination glacée expire sur la neige et sur les frimas.Telle est la s<strong>ou</strong>rce du charme qu'on tr<strong>ou</strong>ve à contempler une belle enfance préférablement à la perfectionde l'âge mûr. Quand est-ce que n<strong>ou</strong>s goûtons un vrai plaisir à voir un homme? c'est quand la mémoire deses actions n<strong>ou</strong>s fait rétrograder sur sa vie, et le rajeunit, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, à nos yeux. Si n<strong>ou</strong>s sommesréduits à le considérer tel qu'il est, <strong>ou</strong> à le supposer tel qu'il sera dans sa vieillesse, l'idée de la naturedéclinante efface t<strong>ou</strong>t notre plaisir. Il n'y en a point à voir avancer un homme à grands pas vers sa tombe,et l'image de la mort enlaidit t<strong>ou</strong>t.Mais quand je me figure un enfant de dix à d<strong>ou</strong>ze ans, sain, vig<strong>ou</strong>reux, bien formé p<strong>ou</strong>r son âge, il ne mefait pas naître une idée qui ne soit agréable, soit p<strong>ou</strong>r le présent, soit p<strong>ou</strong>r l'avenir: je le vois b<strong>ou</strong>illant, vif,animé, sans s<strong>ou</strong>ci rongeant, sans longue et pénible prévoyance, t<strong>ou</strong>t entier à son être actuel, et j<strong>ou</strong>issantd'une plénitude de vie qui semble v<strong>ou</strong>loir s'étendre hors de lui. Je le prévois dans un autre âge, exerçantle sens, l'esprit, les forces, qui se développent en lui de j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r, et dont il donne à chaque instant den<strong>ou</strong>veaux indices; je le contemple enfant, et il me plaît; je l'imagine homme, et il me plaît davantage; sonsang ardent semble réchauffer le mien; je crois vivre de sa vie, et sa vivacité me rajeunit.L'heure sonne, quel changement! A l'instant son oeil se ternit, sa gaieté s'efface; adieu la joie, adieu lesfolâtres jeux. Un homme sévère et fâché le prend par la main, lui dit gravement: Allons, monsieur, etl'emmène. Dans la chambre où ils entrent j'entrevois des livres. <strong>De</strong>s livres! quel triste ameublement p<strong>ou</strong>rson âge! Le pauvre enfant se laisse entraîner, t<strong>ou</strong>rne un oeil de regret sur t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne, se tait,et part, les yeux gonflés de pleurs qu'il n'ose répandre, et le coeur gros de s<strong>ou</strong>pirs qu'il n'ose exhaler.O toi qui n'as rien de pareil à craindre, toi p<strong>ou</strong>r qui nul temps de la vie n'est un temps de gêne et d'ennui;toi qui vois venir le j<strong>ou</strong>r sans inquiétude, la nuit sans impatience, et ne comptes les heures que par tesplaisirs, viens, mon heureux, mon aimable élève, n<strong>ou</strong>s consoler par ta présence du départ de cetinfortuné; viens... Il arrive, et je sens à son approche un m<strong>ou</strong>vement de joie que je lui vois partager. C'estson ami, son camarade, c'est le compagnon de ses jeux qu'il aborde; il est bien sûr, en me voyant, qu'il nerestera pas longtemps sans amusement; n<strong>ou</strong>s ne dépendons jamais l'un de l'autre, mais n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>saccordons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, et n<strong>ou</strong>s ne sommes avec personne aussi bien qu'ensemble.Sa figure, son port, sa contenance, annoncent l'assurance et le contentement; la santé brille sur sonvisage; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur; son teint, délicat encore sans être fade, n'a riend'une mollesse efféminée; l'air et le soleil y ont déjà mis l'empreinte honorable de son sexe; ses muscles,encore arrondis, commencent à marquer quelques traits d'une physionomie naissante; ses yeux, que le


85feu du sentiment n'anime point encore, ont au moins t<strong>ou</strong>te leur sérénité native, de longs chagrins ne lesont point obscurcis, des pleurs sans fin n'ont point sillonné ses j<strong>ou</strong>es. Voyez dans ses m<strong>ou</strong>vementsprompts, mais sûrs, la vivacité de son âge, la fermeté de l'indépendance, l'expérience des exercicesmultipliés. Il a l'air <strong>ou</strong>vert et libre, mais non pas insolent ni vain: son visage, qu'on n'a pas collé sur deslivres, ne tombe point sur son estomac; on n'a pas besoin de lui dire: Levez la tête; la honte ni la craintene la lui firent jamais baisser.Faisons-lui place au milieu de l'assemblée: messieurs, examinez-le, interrogez-le en t<strong>ou</strong>te confiance; necraignez ni ses importunités, ni son babil, ni ses questions indiscrètes. N'ayez pas peur qu'il s'empare dev<strong>ou</strong>s, qu'il prétende v<strong>ou</strong>s occuper de lui seul, et que v<strong>ou</strong>s ne puissiez plus v<strong>ou</strong>s en défaire.N'attendez pas non plus de lui des propos agréables, ni qu'il v<strong>ou</strong>s dise ce que je lui aurai dicté; n'enattendez que la vérité naïve et simple, sans ornement, sans apprêt, sans vanité. Il v<strong>ou</strong>s dira le mal qu'il afait <strong>ou</strong> celui qu'il pense, t<strong>ou</strong>t aussi librement que le bien, sans s'embarrasser en aucune sorte de l'effetque fera sur v<strong>ou</strong>s ce qu'il aura dit: il usera de la parole dans t<strong>ou</strong>te la simplicité de sa première institution.L'on aime à bien augurer des enfants, et l'on a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs regret à ce flux d'inepties qui vient presquet<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs renverser les espérances qu'on v<strong>ou</strong>drait tirer de quelque heureuse rencontre qui par hasard leurtombe sur la langue. Si le mien donne rarement de telles espérances, il ne donnera jamais ce regret; car ilne dit jamais un mot inutile, et ne s'épuise pas sur un babil qu'il sait qu'on n'éc<strong>ou</strong>te point. Ses idées sontbornées, mais nettes; s'il ne sait rien par coeur, il sait beauc<strong>ou</strong>p par expérience; s'il lit moins bien qu'unautre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature; son esprit n'est pas dans sa langue, maisdans sa tête; il a moins de mémoire que de jugement; il ne sait parler qu'un langage, mais il entend cequ'il dit; et s'il ne dit pas si bien que les autres disent, en revanche, il fait mieux qu'ils ne font.Il ne sait ce que c'est que r<strong>ou</strong>tine, usage, habitude; ce qu'il fit hier n'influe point sur ce qu'il fait auj<strong>ou</strong>rd'hui:il ne suit jamais de formule, ne cède point à l'autorité ni à l'exemple, et n'agit ni ne parle que comme il luiconvient. Ainsi n'attendez pas de lui des disc<strong>ou</strong>rs dictés ni des manières étudiées, mais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsl'expression fidèle de ses idées et la conduite qui naît de ses penchants.V<strong>ou</strong>s lui tr<strong>ou</strong>vez un petit nombre de notions morales qui se rapportent à son état actuel, aucune sur l'étatrelatif des hommes: et de quoi lui serviraient-elles, puisqu'un enfant n'est pas encore un membre actif dela société? Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même; il peut en savoir jusque-là, il saitp<strong>ou</strong>rquoi ce qui est à lui est à lui, et p<strong>ou</strong>rquoi ce qui n'est pas à lui n'est pas à lui: passé cela, il ne saitplus rien. Parlez-lui de devoir, d'obéissance, il ne sait ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez dire; commandez-lui quelquechose, il ne v<strong>ou</strong>s entendra pas; mais dites-lui: Si v<strong>ou</strong>s me faisiez tel plaisir, je v<strong>ou</strong>s le rendrais dansl'occasion; à l'instant il s'empressera de v<strong>ou</strong>s complaire, car il ne demande pas mieux que d'étendre sondomaine, et d'acquérir sur v<strong>ou</strong>s des droits qu'il sait être inviolables. Peut-être même n'est-il pas fâché detenir une place, de faire nombre, d'être compté p<strong>ou</strong>r quelque chose; mais s'il a ce dernier motif, le voilàdéjà sorti de la nature, et v<strong>ou</strong>s n'avez pas bien b<strong>ou</strong>ché d'avance t<strong>ou</strong>tes les portes de la vanité.<strong>De</strong> son côté, s'il a besoin de quelque assistance, il la demandera indifféremment au premier qu'ilrencontre; il la demanderait au roi comme à son laquais: t<strong>ou</strong>s les hommes sont encore égaux à ses yeux.V<strong>ou</strong>s voyez, à l'air dont il prie, qu'il sent qu'on ne lui doit rien; il sait que ce qu'il demande est une grâce. Ilsait aussi que l'humanité porte à en accorder. Ses expressions sont simples et laconiques. Sa voix, sonregard, son geste sont d'un être également acc<strong>ou</strong>tumé à la complaisance et au refus. Ce n'est ni larampante et servile s<strong>ou</strong>mission d'un esclave, ni l'impérieux accent d'un maître; c'est une modesteconfiance en son semblable, c'est la noble et t<strong>ou</strong>chante d<strong>ou</strong>ceur d'un être libre, mais sensible et faible, quiimplore l'assistance d'un être libre, mais fort et bienfaisant. Si v<strong>ou</strong>s lui accordez ce qu'il v<strong>ou</strong>s demande, ilne v<strong>ou</strong>s remerciera pas, mais il sentira qu'il a contracté une dette. Si v<strong>ou</strong>s le lui refusez, il ne se plaindrapoint, il n'insistera point, il sait que cela serait inutile. Il ne se dira point: On m'a refusé; mais il se dira:Cela ne p<strong>ou</strong>vait pas être; et, comme je l'ai déjà dit, on ne se mutine guère contre la nécessité bienreconnue.


86Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui rien dire; considérez ce qu'il fera et comment il s'yprendra. N'ayant pas besoin de se pr<strong>ou</strong>ver qu'il est libre, il ne fait jamais rien par ét<strong>ou</strong>rderie, et seulementp<strong>ou</strong>r faire un acte de p<strong>ou</strong>voir sur lui-même: ne sait-il pas qu'il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs maître de lui? Il est alerte, léger,dispos; ses m<strong>ou</strong>vements ont t<strong>ou</strong>te la vivacité de son âge, mais v<strong>ou</strong>s n'en voyez pas un qui n'ait une fin.Quoi qu'il veuille faire, il n'entreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces, car il les a bienépr<strong>ou</strong>vées et les connaît; ses moyens seront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs appropriés à ses desseins, et rarement il agira sansêtre assuré du succès. Il aura l'oeil attentif et judicieux; il n'ira pas niaisement interrogeant les autres surt<strong>ou</strong>t ce qu'il voit; mais il l'examinera lui-même et se fatiguera p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>ver ce qu'il veut apprendre, avantde le demander. S'il tombe dans des embarras imprévus, il se tr<strong>ou</strong>blera moins qu'un autre; s'il y a durisque, il s'effrayera moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive, et qu'on n'a rien fait p<strong>ou</strong>rl'animer, il ne voit que ce qui est, n'estime les dangers que ce qu'ils valent, et garde t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs son sangfroid.La nécessité s'appesantit trop s<strong>ou</strong>vent sur lui p<strong>ou</strong>r qu'il regimbe encore contre elle; il en porte le j<strong>ou</strong>gdès sa naissance, l'y voilà bien acc<strong>ou</strong>tumé; il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêt à t<strong>ou</strong>t.Qu'il s'occupe <strong>ou</strong> qu'il s'amuse, l'un et l'autre est égal p<strong>ou</strong>r lui; ses jeux sont ses occupations, il n'y sentpoint de différence. Il met à t<strong>ou</strong>t ce qu'il fait un intérêt qui fait rire et une liberté qui plaît, en montrant à lafois le t<strong>ou</strong>r de son esprit et la sphère de ses connaissances. N'est-ce pas le spectacle de cet âge, unspectacle charmant et d<strong>ou</strong>x, de voir un joli enfant, l'oeil vif et gai, l'air content et serein, la physionomie<strong>ou</strong>verte et riante, faire, en se j<strong>ou</strong>ant, les choses les plus sérieuses, <strong>ou</strong> profondément occupé des plusfrivoles amusements?V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s à présent le juger par comparaison? Mêlez-le avec d'autres enfants, et laissez-le faire. V<strong>ou</strong>sverrez bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche le mieux de la perfection de leur âge.Parmi les enfants de la ville, nul n'est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu'aucun autre. Parmi dejeunes paysans, il les égale en force et les passe en adresse. Dans t<strong>ou</strong>t ce qui est à portée de l'enfance, iljuge, il raisonne, il prévoit mieux qu'eux t<strong>ou</strong>s. Est-il question d'agir, de c<strong>ou</strong>rir, de sauter, d'ébranler descorps, d'enlever des masses, d'estimer des distances, d'inventer des jeux, d'emporter des prix? on diraitque la nature est à ses ordres, tant il sait aisément plier t<strong>ou</strong>te chose à ses volontés. Il est fait p<strong>ou</strong>r guider,p<strong>ou</strong>r g<strong>ou</strong>verner ses égaux: le talent, l'expérience, lui tiennent lieu de droit et d'autorité. Donnez-lui l'habitet le nom qu'il v<strong>ou</strong>s plaira, peu importe, il primera part<strong>ou</strong>t, il deviendra part<strong>ou</strong>t le chef des autres; ilssentiront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sa supériorité sur eux; sans v<strong>ou</strong>loir commander, il sera le maître; sans croire obéir, ilsobéiront.Il est parvenu à la maturité de l'enfance, il a vécu de la vie d'un enfant, il n'a point acheté sa perfectionaux dépens de son bonheur; au contraire, ils ont conc<strong>ou</strong>ru l'un à l'autre. En acquérant t<strong>ou</strong>te la raison deson âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de l'être. Si la fatale faux vientmoissonner en lui la fleur de nos espérances, n<strong>ou</strong>s n'aurons point à pleurer à la fois sa vie et sa mort,n<strong>ou</strong>s n'aigrirons point nos d<strong>ou</strong>leurs du s<strong>ou</strong>venir de celles que n<strong>ou</strong>s lui aurons causées; n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s dirons:Au moins il a j<strong>ou</strong>i de son enfance; n<strong>ou</strong>s ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné.Le grand inconvénient de cette première éducation est qu'elle n'est sensible qu'aux hommes clairvoyants,et que, dans un enfant élevé avec tant de soin, des yeux vulgaires ne voient qu'un polisson. Unprécepteur songe à son intérêt plus qu'à celui de son disciple; il s'attache à pr<strong>ou</strong>ver qu'il ne perd pas sontemps, et qu'il gagne bien l'argent qu'on lui donne; il le p<strong>ou</strong>rvoit d'un acquis de facile étalage et qu'onpuisse montrer quand on veut; il n'importe que ce qu'il lui apprend soit utile, p<strong>ou</strong>rvu qu'il se voie aisément.Il accumule, sans choix, sans discernement, cent fatras dans sa mémoire. Quand il s'agit d'examinerl'enfant, on lui fait déployer sa marchandise; il l'étale, on est content; puis il replie son ballot, et s'en va.Mon élève n'est pas si riche, il n'a point de ballot à déployer, il n'a rien à montrer que lui-même. Or unenfant, non plus qu'un homme, ne se voit pas en un moment. Où sont les observateurs qui sachent saisirau premier c<strong>ou</strong>p d'oeil les traits qui le caractérisent? Il en est, mais il en est peu; et sur cent mille pères, ilne s'en tr<strong>ou</strong>vera pas un de ce nombre.Les questions trop multipliées ennuient et rebutent t<strong>ou</strong>t le monde, à plus forte raison les enfants. Au b<strong>ou</strong>tde quelques minutes leur attention se lasse, ils n'éc<strong>ou</strong>tent plus ce qu'un obstiné questionneur leurdemande, et ne répondent plus qu'au hasard. Cette manière de les examiner est vaine et pédantesque;


87s<strong>ou</strong>vent un mot pris à la volée peint mieux leur sens et leur esprit que ne feraient de longs disc<strong>ou</strong>rs; maisil faut prendre garde que ce mot ne soit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir beauc<strong>ou</strong>p de jugement soi-mêmep<strong>ou</strong>r apprécier celui d'un enfant.J'ai <strong>ou</strong>ï raconter à feu milord Hyde qu'un de ses amis, revenu d'Italie après trois ans d'absence, v<strong>ou</strong>lutexaminer les progrès de son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un soir se promener avec son g<strong>ou</strong>verneuret lui dans une plaine où des écoliers s'amusaient à guider des cerfs-volants. Le père en passant dit à sonfils: Où est le cerf-volant dont voilà l'ombre? Sans hésiter, sans lever la tête, l'enfant dit: Sur le grandchemin. Et en effet, aj<strong>ou</strong>tait milord Hyde, le grand chemin était entre le soleil et n<strong>ou</strong>s. Le père, à ce mot,embrasse son fils, et, finissant là son examen, s'en va sans rien dire. Le lendemain il envoya aug<strong>ou</strong>verneur l'acte d'une pension viagère <strong>ou</strong>tre ses appointements.Quel homme que ce père-là! et quel fils lui était promis! La question est précisément de l'âge: la réponseest bien simple; mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle suppose! C'est ainsi que l'élèved'Aristote apprivoisait ce c<strong>ou</strong>rsier célèbre qu'aucun écuyer n'avait pu dompter.Livre troisièmeQuoique jusqu'à l'adolescence t<strong>ou</strong>t le c<strong>ou</strong>rs de la vie soit un temps de faiblesse, il est un point, dans ladurée de ce premier âge, où, le progrès des forces ayant passé celui des besoins, l'animal croissant,encore absolument faible, devient fort par relation. Ses besoins n'étant pas t<strong>ou</strong>s développés, ses forcesactuelles sont plus que suffisantes p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>rvoir à ceux qu'il a. Comme homme il serait très faible,comme enfant il est très fort.D'où vient la faiblesse de l'homme? <strong>De</strong> l'inégalité qui se tr<strong>ou</strong>ve entre sa force et ses désirs. Ce sont nospassions qui n<strong>ou</strong>s rendent faibles, parce qu'il faudrait p<strong>ou</strong>r les contenter plus de forces que ne n<strong>ou</strong>s endonna la nature. Diminuez donc les désirs, c'est comme si v<strong>ou</strong>s augmentiez les forces: celui qui peut plusqu'il ne désire en a de reste; il est certainement un être très fort. Voilà le troisième état de l'enfance, etcelui dont j'ai maintenant à parler. Je continue à l'appeler enfance, faute de terme propre à l'exprimer; carcet âge approche de l'adolescence, sans être encore celui de la puberté.A d<strong>ou</strong>ze <strong>ou</strong> treize ans les forces de l'enfant se développent bien plus rapidement que ses besoins. Le plusviolent, le plus terrible, ne s'est pas encore fait sentir à lui; l'organe même en reste dans l'imperfection, etsemble, p<strong>ou</strong>r en sortir, attendre que sa volonté l'y force. Peu sensible aux injures de l'air et des saisons, illes brave sans peine, sa chaleur naissante lui tient lieu d'habit; son appétit lui tient lieu d'assaisonnement;t<strong>ou</strong>t ce qui peut n<strong>ou</strong>rrir est bon à son âge; s'il a sommeil, il s'étend sur la terre et dort: il se voit part<strong>ou</strong>tent<strong>ou</strong>ré de t<strong>ou</strong>t ce qui lui est nécessaire; aucun besoin imaginaire ne le t<strong>ou</strong>rmente; l'opinion ne peut riensur lui; ses désirs ne vont pas plus loin que ses bras: non seulement il peut se suffire à lui-même, il a de laforce au delà de ce qu'il lui en faut; c'est le seul temps de sa vie où il sera dans ce cas.Je pressens l'objection. L'on ne dira pas que l'enfant a plus de besoins que je ne lui en donne, mais onniera qu'il ait la force que je lui attribue: on ne songera pas que je parle de mon élève, non de cesp<strong>ou</strong>pées ambulantes qui voyagent d'une chambre à l'autre, qui lab<strong>ou</strong>rent dans une caisse et portent desfardeaux de carton. L'on me dira que la force virile ne se manifeste qu'avec la virilité; que les espritsvitaux, élaborés dans les vaisseaux convenables, et répandus dans t<strong>ou</strong>t le corps, peuvent seuls donneraux muscles la consistance, l'activité, le ton, le ressort, d'où résulte une véritable force. Voilà laphilosophie du cabinet; mais moi j'en appelle à l'expérience. Je vois dans vos campagnes de grandsgarçons lab<strong>ou</strong>rer, biner, tenir la charrue, charger un tonneau de vin, mener la voiture t<strong>ou</strong>t comme leurpère; on les prendrait p<strong>ou</strong>r des hommes, si le son de leur voix ne les trahissait pas. Dans nos villesmêmes, de jeunes <strong>ou</strong>vriers, forgerons, taillandiers, maréchaux, sont presque aussi robustes que lesmaîtres, et ne seraient guère moins adroits, si on les eût exercés à temps. S'il y a de la différence, et jeconviens qu'il y en a, elle y est beauc<strong>ou</strong>p moindre, je le répète, que celle des désirs f<strong>ou</strong>gueux d'un


88homme aux désirs bornés d'un enfant. D'ailleurs il n'est pas ici question seulement de forces physiques,mais surt<strong>ou</strong>t de la force et capacité de l'esprit qui les supplée <strong>ou</strong> qui les dirige.Cet intervalle où l'individu peut plus qu'il ne désire, bien qu'il ne soit pas le temps de sa plus grande forceabsolue, est, comme je l'ai dit, celui de sa plus grande force relative. Il est le temps le plus précieux de lavie, temps qui ne vient qu'une seule fois; temps très c<strong>ou</strong>rt, et d'autant plus c<strong>ou</strong>rt, comme on verra dans lasuite, qu'il lui importe plus de le bien employer.Que fera-t-il donc de cet excédent de facultés et de forces qu'il a de trop à présent, et qui lui manqueradans un autre âge? Il tâchera de l'employer à des soins qui lui puissent profiter au besoin; il jettera, p<strong>ou</strong>rainsi dire, dans l'avenir le superflu de son être actuel; l'enfant robuste fera des provisions p<strong>ou</strong>r l'hommefaible; mais il n'établira ses magasins ni dans des coffres qu'on peut lui voler, ni dans des granges qui luisont étrangères; p<strong>ou</strong>r s'approprier véritablement son acquis, c'est dans ses bras, dans sa tête, c'est danslui qu'il le logera. Voici donc le temps des travaux, des instructions, des études, et remarquez que ce n'estpas moi qui fais arbitrairement ce choix, c'est la nature elle-même qui l'indique.L'intelligence humaine a ses bornes; et non seulement un homme ne peut pas t<strong>ou</strong>t savoir, il ne peut pasmême savoir en entier le peu que savent les autres hommes. Puisque la contradictoire de chaque positionfausse est une vérité, le nombre des vérités est inépuisable comme celui des erreurs. Il y a donc un choixdans les choses qu'on doit enseigner ainsi que dans le temps propre à les apprendre. <strong>De</strong>s connaissancesqui sont à notre portée, les unes sont fausses, les autres sont inutiles, les autres servent à n<strong>ou</strong>rrir l'orgueilde celui qui les a. Le petit nombre de celles qui contribuent réellement à notre bien-être est seul digne desrecherches d'un homme sage, et par conséquent d'un enfant qu'on veut rendre tel. Il ne s'agit point desavoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile.<strong>De</strong> ce petit nombre il faut ôter encore ici les vérités qui demandent, p<strong>ou</strong>r être comprises, un entendementdéjà t<strong>ou</strong>t formé; celles qui supposent la connaissance des rapports de l'homme, qu'un enfant ne peutacquérir; celles qui, bien que vraies en elles-mêmes, disposent une âme inexpérimentée à penser fauxsur d'autres sujets.N<strong>ou</strong>s voilà réduits à un bien petit cercle relativement à l'existence des choses; mais que ce cercle formeencore une sphère immense p<strong>ou</strong>r la mesure de l'esprit d'un enfant! Ténèbres de l'entendement humain,quelle main téméraire osa t<strong>ou</strong>cher à votre voile? Que d'abîmes je vois creuser par nos vaines sciencesaut<strong>ou</strong>r de ce jeune infortuné! O toi qui vas le conduire dans ces périlleux sentiers, et tirer devant ses yeuxle rideau sacré de la nature, tremble. Assure-toi bien premièrement de sa tête et de la tienne, crainsqu'elle ne t<strong>ou</strong>rne à l'un <strong>ou</strong> à l'autre, et peut-être à t<strong>ou</strong>s les deux. Crains l'attrait spécieux du mensonge etles vapeurs enivrantes de l'orgueil. S<strong>ou</strong>viens-toi, s<strong>ou</strong>viens-toi sans cesse que l'ignorance n'a jamais faitde mal, que l'erreur seule est funeste, et qu'on ne s'égare point par ce qu'on ne sait pas, mais par cequ'on croit savoir.Ses progrès dans la géométrie v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rraient servir d'épreuve et de mesure certaine p<strong>ou</strong>r ledéveloppement de son intelligence: mais sitôt qu'il peut discerner ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, ilimporte d'user de beauc<strong>ou</strong>p de ménagement et d'art p<strong>ou</strong>r l'amener aux études spéculatives. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s,par exemple, qu'il cherche une moyenne proportionnelle entre deux lignes; commencez par faire en sortequ'il ait besoin de tr<strong>ou</strong>ver un carré égal à un rectangle donné: s'il s'agissait de deux moyennesproportionnelles, il faudrait d'abord lui rendre le problème de la duplication du cube intéressant etc. Voyezcomment n<strong>ou</strong>s approchons par degrés des notions morales qui distinguent le bien et le mal. Jusqu'icin<strong>ou</strong>s n'avons connu de loi que celle de la nécessité: maintenant n<strong>ou</strong>s avons égard à ce qui est utile; n<strong>ou</strong>sarriverons bientôt à ce qui est convenable et bon.Le même instinct anime les diverses facultés de l'homme. A l'activité du corps, qui cherche à sedévelopper, succède l'activité de l'esprit qui cherche à s'instruire. D'abord les enfants ne sont queremuants, ensuite ils sont curieux; et cette curiosité bien dirigée est le mobile de l'âge où n<strong>ou</strong>s voilàparvenus. Distinguons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent de l'opinion.Il est une ardeur de savoir qui n'est fondée que sur le désir d'être estimé savant; il en est une autre qui


89naît d'une curiosité naturelle à l'homme p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t ce qui peut l'intéresser de près <strong>ou</strong> de loin. Le désir innédu bien-être et l'impossibilité de contenter pleinement ce désir lui font rechercher sans cesse de n<strong>ou</strong>veauxmoyens d'y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité; principe naturel au coeur humain, maisdont le développement ne se fait qu'en proportion de nos passions et de nos lumières. Supposez unphilosophe relégué dans une île déserte avec des instruments et des livres, sûr d'y passer seul le reste deses j<strong>ou</strong>rs; il ne s'embarrassera plus guère du système du monde, des lois de l'attraction, du calculdifférentiel: il n'<strong>ou</strong>vrira peut-être de sa vie un seul livre, mais jamais il ne s'abstiendra de visiter son îlejusqu'au dernier recoin, quelque grande qu'elle puisse être. Rejetons donc encore de nos premièresétudes les connaissances dont le goût n'est point naturel à l'homme, et bornons-n<strong>ou</strong>s à celles quel'instinct n<strong>ou</strong>s porte à chercher.L'île du genre humain, c'est la terre; l'objet le plus frappant p<strong>ou</strong>r nos yeux, c'est le soleil. Sitôt que n<strong>ou</strong>scommençons à n<strong>ou</strong>s éloigner de n<strong>ou</strong>s, nos premières observations doivent tomber sur l'une et sur l'autre.Aussi la philosophie de presque t<strong>ou</strong>s les peuples sauvages r<strong>ou</strong>le-t-elle uniquement sur d'imaginairesdivisions de la terre et sur la divinité du soleil.Quel écart! dira-t-on peut-être. T<strong>ou</strong>t à l'heure n<strong>ou</strong>s n'étions occupés que de ce qui n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>che, de ce quin<strong>ou</strong>s ent<strong>ou</strong>re immédiatement; t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p n<strong>ou</strong>s voilà parc<strong>ou</strong>rant le globe et sautant aux extrémités del'univers! Cet écart est l'effet du progrès de nos forces et de la pente de notre esprit. Dans l'état defaiblesse et d'insuffisance, le soin de n<strong>ou</strong>s conserver n<strong>ou</strong>s concentre au dedans de n<strong>ou</strong>s; dans l'état depuissance et de force, le désir d'étendre notre être n<strong>ou</strong>s porte au delà, et n<strong>ou</strong>s fait élancer aussi loin qu'iln<strong>ou</strong>s est possible; mais, comme le monde intellectuel n<strong>ou</strong>s est encore inconnu, notre pensée ne va pasplus loin que nos yeux, et notre entendement ne s'étend qu'avec l'espace qu'il mesure.Transformons nos sensations en idées, mais ne sautons pas t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p des objets sensibles auxobjets intellectuels. C'est par les premiers que n<strong>ou</strong>s devons arriver aux autres. Dans les premièresopérations de l'esprit, que les sens soient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ses guides: point d'autre livre que le monde, pointd'autre instruction que les faits. L'enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire; il ne s'instruit pas, ilapprend des mots.Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt v<strong>ou</strong>s le rendrez curieux; mais, p<strong>ou</strong>rn<strong>ou</strong>rrir sa curiosité, ne v<strong>ou</strong>s pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissezleslui rés<strong>ou</strong>dre. Qu'il ne sache rien parce que v<strong>ou</strong>s le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui-même;qu'il n'apprenne pas la science, qu'il l'invente. Si jamais v<strong>ou</strong>s substituez dans son esprit l'autorité à laraison, il ne raisonnera plus; il ne sera plus que le j<strong>ou</strong>et de l'opinion des autres.V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez apprendre la géographie à cet enfant, et v<strong>ou</strong>s lui allez chercher des globes, des sphères, descartes: que de machines! P<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>tes ces représentations? que ne commencez-v<strong>ou</strong>s par lui montrerl'objet même, afin qu'il sache au moins de quoi v<strong>ou</strong>s lui parlez!Une belle soirée on va se promener dans un lieu favorable, où l'horizon bien déc<strong>ou</strong>vert laisse voir à pleinle soleil c<strong>ou</strong>chant, et l'on observe les objets qui rendent reconnaissable le lieu de son c<strong>ou</strong>cher. Lelendemain, p<strong>ou</strong>r respirer le frais, on ret<strong>ou</strong>rne au même lieu avant que le soleil se lève. On le voits'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie augmente, l'orient paraît t<strong>ou</strong>ten flammes; à leur éclat on attend l'astre longtemps avant qu'il se montre; à chaque instant on croit le voirparaître; on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair et remplit aussitôt t<strong>ou</strong>t l'espace; le voiledes ténèbres s'efface et tombe. L'homme reconnaît son séj<strong>ou</strong>r et le tr<strong>ou</strong>ve embelli. La verdure a prisdurant la nuit une vigueur n<strong>ou</strong>velle; le j<strong>ou</strong>r naissant qui l'éclaire, les premiers rayons qui la dorent, lamontrent c<strong>ou</strong>verte d'un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l'oeil la lumière et les c<strong>ou</strong>leurs. Les oiseauxen choeur se réunissent et saluent de concert le père de la vie; en ce moment pas un seul ne se tait; leurgaz<strong>ou</strong>illement, faible encore, est plus lent et plus d<strong>ou</strong>x que dans le reste de la j<strong>ou</strong>rnée, il se sent de lalangueur d'un paisible réveil. Le conc<strong>ou</strong>rs de t<strong>ou</strong>s ces objets porte aux sens une impression de fraîcheurqui semble pénétrer jusqu'à l'âme. Il y a là une demi-heure d'enchantement auquel nul homme ne résiste;un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n'en laisse aucun de sang-froid.


90Plein de l'enth<strong>ou</strong>siasme qu'il épr<strong>ou</strong>ve, le maître veut le communiquer à l'enfant: il croit l'ém<strong>ou</strong>voir en lerendant attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise! c'est dans le coeur de l'hommequ'est la vie du spectacle de la nature; p<strong>ou</strong>r le voir, il faut le sentir. L'enfant aperçoit les objets, mais il nepeut apercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la d<strong>ou</strong>ce harmonie de leur concert. Il faut uneexpérience qu'il n'a point acquise, il faut des sentiments qu'il n'a point épr<strong>ou</strong>vés, p<strong>ou</strong>r sentir l'impressioncomposée qui résulte à la fois de t<strong>ou</strong>tes ces sensations. S'il n'a longtemps parc<strong>ou</strong>ru des plaines arides, sides sables ardents n'ont brûlé ses pieds, si la réverbération suffocante des rochers frappés du soleil nel'oppressa jamais, comment goûtera-t-il l'air frais d'une belle matinée? comment le parfum des fleurs, lecharme de la verdure, l'humide vapeur de la rosée, le marcher mol et d<strong>ou</strong>x sur la pel<strong>ou</strong>se, enchanterontilsses sens? Comment le chant des oiseaux lui causera-t-il une émotion voluptueuse, si les accents del'am<strong>ou</strong>r et du plaisir lui sont encore inconnus? Avec quels transports verra-t-il naître une si belle j<strong>ou</strong>rnée,si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir? Enfin comment s'attendrira-t-il surla beauté du spectacle de la nature, s'il ignore quelle main prit soin de l'orner?Ne tenez point à l'enfant des disc<strong>ou</strong>rs qu'il ne peut entendre. Point de descriptions, point d'éloquence,point de figures, point de poésie. Il n'est pas maintenant question de sentiment ni de goût. Continuezd'être clair, simple et froid; le temps ne viendra que trop tôt de prendre un autre langage.Elevé dans l'esprit de nos maximes, acc<strong>ou</strong>tumé à tirer t<strong>ou</strong>s ses instruments de lui-même, et à ne rec<strong>ou</strong>rirjamais à autrui qu'après avoir reconnu son insuffisance, à chaque n<strong>ou</strong>vel objet qu'il voit il l'examinelongtemps sans rien dire. Il est pensif et non questionner. Contentez-v<strong>ou</strong>s de lui présenter à propos lesobjets; puis, quand v<strong>ou</strong>s verrez sa curiosité suffisamment occupée, faites-lui quelque question laconiquequi le mette sur la voie de la rés<strong>ou</strong>dre.Dans cette occasion, après avoir bien contemplé avec lui le soleil levant, après lui avoir fait remarquer dumême côté les montagnes et les autres objets voisins, après l'avoir laissé causer là-dessus t<strong>ou</strong>t à sonaise, gardez quelques moments le silence comme un homme qui rêve, et puis v<strong>ou</strong>s lui direz: Je songequ'hier au soir le soleil s'est c<strong>ou</strong>ché là, et qu'il s'est levé là ce matin. Comment cela peut-il se faire?N'aj<strong>ou</strong>tez rien de plus: s'il v<strong>ou</strong>s fait des questions, n'y répondez point; parlez d'autre chose. Laissez-le àlui-même, et soyez sûr qu'il y pensera.P<strong>ou</strong>r qu'un enfant s'acc<strong>ou</strong>tume à être attentif, et qu'il soit bien frappé de quelque vérité sensible, il fautbien qu'elle lui donne quelques j<strong>ou</strong>rs d'inquiétude avant de la déc<strong>ou</strong>vrir. S'il ne conçoit pas assez celle-cide cette manière, il y a moyen de la lui rendre plus sensible encore, et ce moyen c'est de ret<strong>ou</strong>rner laquestion. S'il ne sait pas comment le soleil parvient de son c<strong>ou</strong>cher à son lever il sait au moins comment ilparvient de son lever à son c<strong>ou</strong>cher, ses yeux seuls le lui apprennent. Eclaircissez donc la premièrequestion par l'autre: <strong>ou</strong> votre élève est absolument stupide, <strong>ou</strong> l'analogie est trop claire p<strong>ou</strong>r lui p<strong>ou</strong>voiréchapper. Voilà sa première leçon de cosmographie.Comme n<strong>ou</strong>s procédons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lentement d'idée sensible en idée sensible, que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s familiarisonslongtemps avec la même avant de passer à une autre, et qu'enfin n<strong>ou</strong>s ne forçons jamais notre élèved'être attentif, il y a loin de cette première leçon à la connaissance du c<strong>ou</strong>rs du soleil et de la figure de laterre: mais comme t<strong>ou</strong>s les m<strong>ou</strong>vements apparents des corps célestes tiennent au même principe, et quela première observation mène à t<strong>ou</strong>tes les autres, il faut moins d'effort, quoiqu'il faille plus de temps, p<strong>ou</strong>rarriver d'une révolution diurne au calcul des éclipses, que p<strong>ou</strong>r bien comprendre le j<strong>ou</strong>r et la nuit.Puisque le soleil t<strong>ou</strong>rne aut<strong>ou</strong>r du monde, il décrit un cercle et t<strong>ou</strong>t cercle doit avoir un centre; n<strong>ou</strong>ssavons déjà cela. Ce centre ne saurait se voir, car il est au coeur de la terre, mais on peut sur la surfacemarquer deux points opposés qui lui correspondent. Une broche passant par les trois points et prolongéejusqu'au ciel de part et d'autre sera l'axe du monde et du m<strong>ou</strong>vement j<strong>ou</strong>rnalier du soleil. Un toton rondt<strong>ou</strong>rnant sur sa pointe représente le ciel t<strong>ou</strong>rnant sur son axe; les deux pointes du toton sont les deuxpôles: l'enfant sera fort aise d'en connaître un; je le lui montre à la queue de la Petite Ourse. Voilà del'amusement p<strong>ou</strong>r la nuit; peu à peu l'on se familiarise avec les étoiles, et de là naît le premier goût deconnaître les planètes et d'observer les constellations.


91N<strong>ou</strong>s avons vu lever le soleil à la Saint-<strong>Jean</strong>; n<strong>ou</strong>s l'allons voir aussi lever à Noël <strong>ou</strong> quelque autre beauj<strong>ou</strong>r d'hiver; car on sait que n<strong>ou</strong>s ne sommes pas paresseux, et que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s faisons un jeu de braver lefroid. J'ai soin de faire cette seconde observation dans le même lieu où n<strong>ou</strong>s avons fait la première; etmoyennant quelque adresse p<strong>ou</strong>r préparer la remarque, l'un <strong>ou</strong> l'autre ne manquera pas de s'écrier: Oh!oh! voilà qui est plaisant! le soleil ne se lève plus à la même place! ici sont nos anciens renseignements,et à présent il s'est levé là, etc.... Il y a donc un orient d'été, et un orient d'hiver, etc.... Jeune maître, v<strong>ou</strong>svoilà sur la voie. Ces exemples v<strong>ou</strong>s doivent suffire p<strong>ou</strong>r enseigner très clairement la sphère, en prenantle monde p<strong>ou</strong>r le monde, et le soleil p<strong>ou</strong>r le soleil.En général, ne substituez jamais le signe à la chose que quand il v<strong>ou</strong>s est impossible de la montrer; car lesigne absorbe l'attention de l'enfant et lui fait <strong>ou</strong>blier la chose représentée.La sphère armillaire me paraît une machine mal composée et exécutée dans de mauvaises proportions.Cette confusion de cercles et les bizarres figures qu'on y marque lui donnent un air de grimoire quieffar<strong>ou</strong>che l'esprit des enfants. La terre est trop petite, les cercles sont trop grands, trop nombreux;quelques-uns, comme les colures, sont parfaitement inutiles; chaque cercle est plus large que la terre;l'épaisseur du carton leur donne un air de solidité qui les fait prendre p<strong>ou</strong>r des masses circulairesréellement existantes; et quand v<strong>ou</strong>s dites à l'enfant que ces cercles sont imaginaires, il ne sait ce qu'ilvoit, il n'entend plus rien.N<strong>ou</strong>s ne savons jamais n<strong>ou</strong>s mettre à la place des enfants; n<strong>ou</strong>s n'entrons pas dans leurs idées, n<strong>ou</strong>sleur prêtons les nôtres; et suivant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs nos propres raisonnements, avec des chaînes de vérités n<strong>ou</strong>sn'entassons qu'extravagances et qu'erreurs dans leur tête.On dispute sur le choix de l'analyse <strong>ou</strong> de la synthèse p<strong>ou</strong>r étudier les sciences; il n'est pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsbesoin de choisir. Quelquefois on peut rés<strong>ou</strong>dre et composer dans les mêmes recherches, et guiderl'enfant par la méthode enseignante lorsqu'il croît ne faire qu'analyse. Alors, en employant en mêmetemps l'une et l'autre, elles se serviraient mutuellement de preuves. Partant à la fois des deux pointsopposés, sans penser faire la même r<strong>ou</strong>te, il serait t<strong>ou</strong>t surpris de se rencontrer, et cette surprise nep<strong>ou</strong>rrait qu'être fort agréable. Je v<strong>ou</strong>drais, par exemple, prendre la géographie par ces deux termes, etjoindre à l'étude des révolutions du globe la mesure de ses parties, à commencer du lieu qu'on habite.Tandis que l'enfant étudie la sphère et se transporte ainsi dans les cieux, ramenez-le à la division de laterre, et montrez-lui d'abord son propre séj<strong>ou</strong>r.Ses deux premiers points de géographie seront la ville où il demeure et la maison de campagne de sonpère, ensuite les lieux intermédiaires, ensuite les rivières du voisinage, enfin l'aspect du soleil et lamanière de s'orienter. C'est ici le point de réunion. Qu'il fasse lui-même la carte de t<strong>ou</strong>t cela; carte trèssimple et d'abord formée de deux seuls objets, auxquels il aj<strong>ou</strong>te peu à peu les autres, à mesure qu'il sait<strong>ou</strong> qu'il estime leur distance et leur position. V<strong>ou</strong>s voyez déjà quel avantage n<strong>ou</strong>s lui avons procuréd'avance en lui mettant un compas dans les yeux.Malgré cela, sans d<strong>ou</strong>te, il faudra le guider un peu; mais très peu, sans qu'il y paraisse. S'il se trompelaissez-le faire, ne corrigez point ses erreurs, attendez en silence qu'il soit en état de les voir et de lescorriger lui-même; <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t au plus, dans une occasion favorable, amenez quelque opération qui les luifasse sentir. S'il ne se trompait jamais, il n'apprendrait pas si bien. Au reste, il ne s'agit pas qu'il sacheexactement la topographie du pays, mais le moyen de s'en instruire; peu importe qu'il ait des cartes dansla tête, p<strong>ou</strong>rvu qu'il conçoive bien ce qu'elles représentent, et qu'il ait une idée nette de l'art qui sert à lesdresser. Voyez déjà la différence qu'il y a du savoir de vos élèves à l'ignorance du mien! Ils savent lescartes, et lui les fait. Voici de n<strong>ou</strong>veaux ornements p<strong>ou</strong>r sa chambre.S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que l'esprit de mon institution n'est pas d'enseigner à l'enfant beauc<strong>ou</strong>p dechoses, mais de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées justes et claires. Quand il nesaurait rien, peu m'importe, p<strong>ou</strong>rvu qu'il ne se trompe pas, et je ne mets des vérités dans sa tête que p<strong>ou</strong>rle garantir des erreurs qu'il apprendrait à leur place. La raison, le jugement, viennent lentement, lespréjugés acc<strong>ou</strong>rent en f<strong>ou</strong>le; c'est d'eux qu'il le faut préserver. Mais si v<strong>ou</strong>s regardez la science en elle-


92même, v<strong>ou</strong>s entrez dans une mer sans fond, sans rive, t<strong>ou</strong>te pleine d'écueils; v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s en tirerezjamais. Quand je vois un homme épris de l'am<strong>ou</strong>r des connaissances se laisser séduire à leur charme etc<strong>ou</strong>rir de l'une à l'autre sans savoir s'arrêter, je crois voir un enfant sur le rivage amassant des coquilles,et commençant par s'en charger, puis, tenté par celles qu'il voit encore, en rejeter, en reprendre, jusqu'àce qu'accablé de leur multitude et ne sachant plus que choisir, il finisse par t<strong>ou</strong>t jeter et ret<strong>ou</strong>rne à vide.Durant le premier âge, le temps était long: n<strong>ou</strong>s ne cherchions qu'à le perdre, de peur de le mal employer.Ici c'est t<strong>ou</strong>t le contraire, et n<strong>ou</strong>s n'en avons pas assez p<strong>ou</strong>r faire t<strong>ou</strong>t ce qui serait utile. Songez que lespassions approchent, et que, sitôt qu'elles frapperont à la porte, votre élève n'aura plus d'attention quep<strong>ou</strong>r elles. L'âge paisible d'intelligence est si c<strong>ou</strong>rt, il passe si rapidement, il a tant d'autres usagesnécessaires, que c'est une folie de v<strong>ou</strong>loir qu'il suffise à rendre un enfant savant. Il ne s'agit point de luienseigner les sciences, mais de lui donner du goût p<strong>ou</strong>r les aimer et des méthodes p<strong>ou</strong>r les apprendre,quand ce goût sera mieux développé. C'est là très certainement un principe fondamental de t<strong>ou</strong>te bonneéducation.Voici le temps aussi de l'acc<strong>ou</strong>tumer peu à peu à donner une attention suivie au même objet: mais cen'est jamais la contrainte, c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le plaisir <strong>ou</strong> le désir qui doit produire cette attention; il faut avoirgrand soin qu'elle ne l'accable point et n'aille pas jusqu'à l'ennui. Tenez donc t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'oeil au guet; et,quoi qu'il arrive, quittez t<strong>ou</strong>t avant qu'il s'ennuie; car il n'importe jamais autant qu'il apprenne, qu'il importequ'il ne fasse rien malgré lui.S'il v<strong>ou</strong>s questionne lui-même, répondez autant qu'il faut p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>rrir sa curiosité, non p<strong>ou</strong>r la rassasier:surt<strong>ou</strong>t quand v<strong>ou</strong>s voyez qu'au lieu de questionner p<strong>ou</strong>r s'instruire, il se met à battre la campagne et àv<strong>ou</strong>s accabler de sottes questions, arrêtez-v<strong>ou</strong>s à l'instant, sûr qu'alors il ne se s<strong>ou</strong>cie plus de la chose,mais seulement de v<strong>ou</strong>s asservir à ses interrogations. Il faut avoir moins d'égard aux mots qu'il prononcequ'au motif qui le fait parler. Cet avertissement, jusqu'ici moins nécessaire, devient de la dernièreimportance aussitôt que l'enfant commence à raisonner.Il y a une chaîne de vérités générales par laquelle t<strong>ou</strong>tes les sciences tiennent à des principes communset se développent successivement: cette chaîne est la méthode des philosophes. Ce n'est point de cellelàqu'il s'agit ici. Il y en a une t<strong>ou</strong>te différente, par laquelle chaque objet particulier en attire un autre etmontre t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs celui qui le suit. Cet ordre, qui n<strong>ou</strong>rrit, par une curiosité continuelle, l'attention qu'ilsexigent t<strong>ou</strong>s, est celui que suivent la plupart des hommes, et surt<strong>ou</strong>t celui qu'il faut aux enfants. En n<strong>ou</strong>sorientant p<strong>ou</strong>r lever nos cartes, il a fallu tracer des méridiennes. <strong>De</strong>ux points d'intersection entre lesombres égales du matin et du soir donnent une méridienne excellente p<strong>ou</strong>r un astronome de treize ans.Mais ces méridiennes s'effacent, il faut du temps p<strong>ou</strong>r les tracer; elles assujettissent à travailler t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsdans le même lieu: tant de soins, tant de gêne, l'ennuieraient à la fin. N<strong>ou</strong>s l'avons prévu; n<strong>ou</strong>s yp<strong>ou</strong>rvoyons d'avance.Me voici de n<strong>ou</strong>veau dans mes longs et minutieux détails. Lecteurs, j'entends vos murmures, et je lesbrave: je ne veux point sacrifier à votre impatience la partie la plus utile de ce livre. Prenez votre parti surmes longueurs; car p<strong>ou</strong>r moi j'ai pris le mien sur vos plaintes.<strong>De</strong>puis longtemps n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s étions aperçus, mon élève et moi, que l'ambre, le verre, la cire, divers corpsfrottés attiraient les pailles, et que d'autres ne les attiraient pas. Par hasard n<strong>ou</strong>s en tr<strong>ou</strong>vons un qui a unevertu plus singulière encore; c'est d'attirer à quelque distance, et sans être frotté, la limaille et d'autresbrins de fer. Combien de temps cette qualité n<strong>ou</strong>s amuse, sans que n<strong>ou</strong>s puissions y rien voir de plus!Enfin n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons qu'elle se communique au fer même, aimanté dans un certain sens. Un j<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>sallons à la foire; un j<strong>ou</strong>eur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant sur unbassin d'eau. Fort surpris, n<strong>ou</strong>s ne disons p<strong>ou</strong>rtant pas: c'est un sorcier; car n<strong>ou</strong>s ne savons ce que c'estqu'un sorcier. Sans cesse frappés d'effets dont n<strong>ou</strong>s ignorons les causes, n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s pressons dejuger de rien, et n<strong>ou</strong>s restons en repos dans notre ignorance jusqu'à ce que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vions l'occasiond'en sortir.


93<strong>De</strong> ret<strong>ou</strong>r au logis, à force de parler du canard de la foire, n<strong>ou</strong>s allons n<strong>ou</strong>s mettre en tête de l'imiter: n<strong>ou</strong>sprenons une bonne aiguille bien aimantée, n<strong>ou</strong>s l'ent<strong>ou</strong>rons de cire blanche, que n<strong>ou</strong>s façonnons de notremieux en forme de canard, de sorte que l'aiguille traverse le corps et que la tête fasse le bec. N<strong>ou</strong>sposons sur l'eau le canard, n<strong>ou</strong>s approchons du bec un anneau de clef, et n<strong>ou</strong>s voyons, avec une joiefacile à comprendre, que notre canard suit la clef précisément comme celui de la foire suivait le morceaude pain. Observer dans quelle direction le canard s'arrête sur l'eau quand on l'y laisse en repos, c'est ceque n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons faire une autre fois. Quant à présent, t<strong>ou</strong>t occupés de notre objet, n<strong>ou</strong>s n'en v<strong>ou</strong>lonspas davantage.Dès le même soir n<strong>ou</strong>s ret<strong>ou</strong>rnons à la foire avec du pain préparé dans nos poches; et, sitôt que le j<strong>ou</strong>eurde gobelets a fait son t<strong>ou</strong>r, mon petit docteur, qui se contenait à peine, lui dit que ce t<strong>ou</strong>r n'est pas difficile,et que lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot: à l'instant, il tire de sa poche le pain où est cachéle morceau de fer; en approchant de la table, le coeur lui bat; il présente le pain presque en tremblant; lecanard vient et le suit; l'enfant s'écrie et tressaillit d'aise. Aux battements de mains, aux acclamations del'assemblée la tête lui t<strong>ou</strong>rne, il est hors de lui. Le bateleur interdit vient p<strong>ou</strong>rtant l'embrasser, le féliciter, etle prie de l'honorer encore le lendemain de sa présence, aj<strong>ou</strong>tant qu'il aura soin d'assembler plus demonde encore p<strong>ou</strong>r applaudir à son habileté. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller, mais sur-lechampje lui ferme la b<strong>ou</strong>che, et l'emmène comblé d'éloges.L'enfant, jusqu'au lendemain, compte les minutes avec une risible inquiétude. Il invite t<strong>ou</strong>t ce qu'ilrencontre; il v<strong>ou</strong>drait que t<strong>ou</strong>t le genre humain fût témoin de sa gloire; il attend l'heure avec peine, il ladevance; on vole au rendez-v<strong>ou</strong>s; la salle est déjà pleine. En entrant, son jeune coeur s'épan<strong>ou</strong>it. D'autresjeux doivent précéder; le j<strong>ou</strong>eur de gobelets se surpasse et fait des choses surprenantes. L'enfant ne voitrien de t<strong>ou</strong>t cela; il s'agite, il sue, il respire à peine; il passe son temps à manier dans sa poche sonmorceau de pain d'une main tremblante d'impatience. Enfin son t<strong>ou</strong>r vient; le maître l'annonce au publicavec pompe. Il s'approche un peu honteux, il tire son pain... N<strong>ou</strong>velle vicissitude des choses humaines!Le canard, si privé la veille, est devenu sauvage auj<strong>ou</strong>rd'hui; au lieu de présenter le bec, il t<strong>ou</strong>rne la queueet s'enfuit; il évite le pain et la main qui le présente avec autant de soin qu'il les suivait auparavant. Aprèsmille essais inutiles et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs hués, l'enfant se plaint, dit qu'on le trompe, que c'est un autre canard qu'ona substitué au premier, et défie le j<strong>ou</strong>eur de gobelets d'attirer celui-ci.Le j<strong>ou</strong>eur de gobelets, sans répondre, prend un morceau de pain, le présente au canard; à l'instant lecanard suit le pain, et vient à la main qui le retire. L'enfant prend le même morceau de pain; mais loin deréussir mieux qu'auparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire des pir<strong>ou</strong>ettes t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r dubassin: il s'éloigne enfin t<strong>ou</strong>t confus, et n'ose plus s'exposer aux huées.Alors le j<strong>ou</strong>eur de gobelets prend le morceau de pain que l'enfant avait apporté, et s'en sert avec autantde succès que du sien: il en tire le fer devant t<strong>ou</strong>t le monde, autre risée à nos dépens; puis de ce painainsi vidé, il attire le canard comme auparavant. Il fait la même chose avec un autre morceau c<strong>ou</strong>pédevant t<strong>ou</strong>t le monde par une main tierce, il en fait autant avec son gant, avec le b<strong>ou</strong>t de son doigt; enfin ils'éloigne au milieu de la chambre, et, du ton d'emphase propre à ces gens-là, déclarant que son canardn'obéira pas moins à sa voix qu'à son geste, il lui parle et le canard obéit; il lui dit d'aller à droite et il va àdroite, de revenir et il revient, de t<strong>ou</strong>rner et il t<strong>ou</strong>rne: le m<strong>ou</strong>vement est aussi prompt que l'ordre. Lesapplaudissements red<strong>ou</strong>blés sont autant d'affronts p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s. N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s évadons sans être aperçus, etn<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s renfermons dans notre chambre, sans aller raconter nos succès à t<strong>ou</strong>t le monde comme n<strong>ou</strong>sl'avions projeté.Le lendemain matin l'on frappe à notre porte; j'<strong>ou</strong>vre: c'est l'homme aux gobelets. Il se plaint modestementde notre conduite. Que n<strong>ou</strong>s avait-il fait p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s engager à v<strong>ou</strong>loir décréditer ses jeux et lui ôter songagne-pain? Qu'y a-t-il donc de si merveilleux dans l'art d'attirer un canard de cire, p<strong>ou</strong>r acheter cethonneur aux dépens de la subsistance d'un honnête homme? Ma foi, messieurs, si j'avais quelque autretalent p<strong>ou</strong>r vivre, je ne me glorifierais guère de celui-ci. V<strong>ou</strong>s deviez croire qu'un homme qui a passé savie à s'exercer à cette chétive industrie en sait là-dessus plus que v<strong>ou</strong>s, qui ne v<strong>ou</strong>s en occupez quequelques moments. Si je ne v<strong>ou</strong>s ai pas d'abord montré mes c<strong>ou</strong>ps de maître, c'est qu'il ne faut pas sepresser d'étaler ét<strong>ou</strong>rdiment ce qu'on sait; j'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs soin de conserver mes meilleurs t<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r


94l'occasion, et après celui-ci, j'en ai d'autres encore p<strong>ou</strong>r arrêter de jeunes indiscrets. Au reste, messieurs,je viens de bon coeur v<strong>ou</strong>s apprendre ce secret qui v<strong>ou</strong>s a tant embarrassés, v<strong>ou</strong>s priant de n'en pasabuser p<strong>ou</strong>r me nuire, et d'être plus retenus une autre fois.Alors il n<strong>ou</strong>s montre sa machine, et n<strong>ou</strong>s voyons avec la dernière surprise qu'elle ne consiste qu'en unaimant fort et bien armé, qu'un enfant caché s<strong>ou</strong>s la table faisait m<strong>ou</strong>voir sans qu'on s'en aperçût.L'homme replie sa machine; et, après lui avoir fait nos remerciements et nos excuses, n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons luifaire un présent; il le refuse. "Non, messieurs, je n'ai pas assez à me l<strong>ou</strong>er de v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r accepter vosdons; je v<strong>ou</strong>s laisse obligés à moi malgré v<strong>ou</strong>s; c'est ma seule vengeance. Apprenez qu'il y a de lagénérosité dans t<strong>ou</strong>s les états; je fais payer mes t<strong>ou</strong>rs et non mes leçons."En sortant, il m'adresse à moi nommément et t<strong>ou</strong>t haut une réprimande. J'excuse volontiers, me dit-il, cetenfant; il n'a péché que par ignorance. Mais v<strong>ou</strong>s, monsieur, qui deviez connaître sa faute, p<strong>ou</strong>rquoi la luiavoir laissé faire? Puisque v<strong>ou</strong>s vivez ensemble, comme le plus âgé v<strong>ou</strong>s lui devez vos soins, vos conseil;votre expérience est l'autorité qui doit le conduire. En se reprochant, étant grand, les torts de sa jeunesse,il v<strong>ou</strong>s reprochera sans d<strong>ou</strong>te ceux dont v<strong>ou</strong>s ne l'aurez pas averti.Il part et n<strong>ou</strong>s laisse t<strong>ou</strong>s deux très confus. Je me blâme de ma molle facilité; je promets à l'enfant de lasacrifier une autre fois à son intérêt, et de l'avertir de ses fautes avant qu'il en fasse; car le tempsapproche où nos rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit succéder à la complaisance ducamarade; ce changement doit s'amener par degrés; il faut t<strong>ou</strong>t prévoir, et t<strong>ou</strong>t prévoir de fort loin.Le lendemain n<strong>ou</strong>s ret<strong>ou</strong>rnons à la foire p<strong>ou</strong>r revoir le t<strong>ou</strong>r dont n<strong>ou</strong>s avons appris le secret. N<strong>ou</strong>sabordons avec un profond respect notre bateleur Socrate; à peine osons-n<strong>ou</strong>s lever les yeux sur lui: iln<strong>ou</strong>s comble d'honnêtetés, et n<strong>ou</strong>s place avec une distinction qui n<strong>ou</strong>s humilie encore. Il fait ses t<strong>ou</strong>rscomme à l'ordinaire; mais il s'amuse et se complaît longtemps à celui du canard, en n<strong>ou</strong>s regardants<strong>ou</strong>vent d'un air assez fier. N<strong>ou</strong>s savons t<strong>ou</strong>t, et n<strong>ou</strong>s ne s<strong>ou</strong>fflons pas. Si mon élève osait seulement<strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che, ce serait un enfant à écraser.T<strong>ou</strong>t le détail de cet exemple importe plus qu'il ne semble. Que de leçons dans une seule! Que de suitesmortifiantes attire le premier m<strong>ou</strong>vement de vanité! Jeune maître, épiez ce premier m<strong>ou</strong>vement avec soin.Si v<strong>ou</strong>s savez en faire sortir ainsi l'humiliation, les disgrâces, soyez sûr qu'il n'en reviendra de longtempsun second. Que d'apprêts! direz-v<strong>ou</strong>s. J'en conviens, et le t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s faire une b<strong>ou</strong>ssole qui n<strong>ou</strong>stienne lieu de méridienne.Ayant appris que l'aimant agit à travers les autres corps, n<strong>ou</strong>s n'avons rien de plus pressé que de faireune machine semblable à celle que n<strong>ou</strong>s avons vue: une table évidée, un bassin très plat ajusté sur cettetable, et rempli de quelques lignes d'eau, un canard fait avec un peu plus de soin, etc. S<strong>ou</strong>vent attentifsaut<strong>ou</strong>r du bassin, n<strong>ou</strong>s remarquons enfin que le canard en repos affecte t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à peu près la mêmedirection. N<strong>ou</strong>s suivons cette expérience, n<strong>ou</strong>s examinons cette direction: n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons qu'elle est dumidi au nord. Il n'en faut pas davantage: notre b<strong>ou</strong>ssole est tr<strong>ou</strong>vée, <strong>ou</strong> autant vaut; n<strong>ou</strong>s voilà dans laphysique.Il y a divers climats sur la terre, et diverses températures à ces climats. Les saisons varient plussensiblement à mesure qu'on approche du pôle; t<strong>ou</strong>s les corps se resserrent au froid et se dilatent à lachaleur; cet effet est plus mesurable dans les liqueurs, et plus sensible dans les liqueurs spiritueuses; delà le thermomètre. Le vent frappe le visage; l'air est donc un corps, un fluide; on le sent, quoiqu'on n'aitaucun moyen de le voir. Renversez un verre dans l'eau, l'eau ne le remplira pas à moins que v<strong>ou</strong>s nelaissiez à l'air une issue; l'air est donc capable de résistance. Enfoncez le verre davantage, l'eau gagneradans l'espace l'air, sans p<strong>ou</strong>voir remplir t<strong>ou</strong>t à fait cet espace; l'air est donc capable de compressionjusqu'à certain point. Un ballon rempli d'air comprimé bondit mieux que rempli de t<strong>ou</strong>te autre matière; l'airest donc un corps élastique. Etant étendu dans le bain, s<strong>ou</strong>levez horizontalement le bras hors de l'eau,v<strong>ou</strong>s le sentirez chargé d'un poids terrible; l'air est donc un corps pesant. En mettant l'air en équilibre avec


95d'autres fluides, on peut mesurer son poids: de là le baromèrre, le siphon, la canne à vent, la machinepneumatique. T<strong>ou</strong>tes les lois de la statique et de l'hydrostatique se tr<strong>ou</strong>vent par des expériences t<strong>ou</strong>taussi grossières. Je ne veux pas qu'on entre p<strong>ou</strong>r rien de t<strong>ou</strong>t cela dans un cabinet de physiqueexpérimentale: t<strong>ou</strong>t cet appareil d'instruments et de machines me déplaît. L'air scientifique tue la science.Ou t<strong>ou</strong>tes ces machines effrayent un enfant, <strong>ou</strong> leurs figures partagent et dérobent l'attention qu'il devraità leurs effets.Je veux que n<strong>ou</strong>s fassions n<strong>ou</strong>s-mêmes t<strong>ou</strong>tes nos machines; et je ne veux pas commencer par fairel'instrument avant l'expérience; mais je veux qu'après avoir entrevu l'expérience comme par hasard, n<strong>ou</strong>sinventions peu à peu l'instrument qui doit la vérifier. J'aime mieux que nos instruments ne soient point siparfaits et si justes, et que n<strong>ou</strong>s ayons des idées plus nettes de ce qu'ils doivent être, et des opérationsqui doivent en résulter. P<strong>ou</strong>r ma première leçon de statique, au lieu d'aller chercher des balances, je metsun bâton en travers sur le dos d'une chaise, je mesure la longueur des deux parties du bâton en équilibre,j'aj<strong>ou</strong>te de part et d'autre des poids, tantôt égaux, tantôt inégaux; et, le tirant <strong>ou</strong> le p<strong>ou</strong>ssant autant qu'ilest nécessaire, je tr<strong>ou</strong>ve enfin que l'équilibre résulte d'une proportion réciproque entre la quantité despoids et la longueur des leviers. Voilà déjà mon petit physicien capable de rectifier des balances avantque d'en avoir vu.Sans contredit on prend des notions bien plus claires et bien plus sûres des choses qu'on apprend ainside soi-même, que de celles qu'on tient des enseignements d'autrui; et, <strong>ou</strong>tre qu'on n'acc<strong>ou</strong>tume point saraison à se s<strong>ou</strong>mettre servilement à l'autorité, l'on se rend plus ingénieux à tr<strong>ou</strong>ver des rapports, à lier desidées, à inventer des instruments, que quand, adoptant t<strong>ou</strong>t cela tel qu'on n<strong>ou</strong>s le donne, n<strong>ou</strong>s laissonsaffaisser notre esprit dans la nonchalance, comme le corps d'un homme qui, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs habillé, chaussé,servi par ses gens et traîné par ses chevaux, perd à la fin la force et l'usage de ses membres. Boileau sevantait d'avoir appris à Racine à rimer difficilement. Parmi tant d'admirables méthodes p<strong>ou</strong>r abrégerl'étude des sciences, n<strong>ou</strong>s aurions grand besoin que quelqu'un n<strong>ou</strong>s en donnât une p<strong>ou</strong>r les apprendreavec effort.L'avantage le plus sensible de ces lentes et laborieuses recherches est de maintenir, au milieu des étudesspéculatives, le corps dans son activité, les membres dans leur s<strong>ou</strong>plesse, et de former sans cesse lesmains au travail et aux usages utiles à l'homme. Tant d'instruments inventés p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s guider dans nosexpériences et suppléer à la justesse des sens, en font négliger l'exercice. Le graphomètre dispensed'estimer la grandeur des angles; l'oeil qui mesurait avec précision les distances s'en fie à la chaîne quiles mesure p<strong>ou</strong>r lui; la romaine m'exempte de juger à la main le poids que je connais par elle. Plus nos<strong>ou</strong>tils sont ingénieux, plus nos organes deviennent grossiers et maladroits: à force de rassembler desmachines aut<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s, n<strong>ou</strong>s n'en tr<strong>ou</strong>vons plus en n<strong>ou</strong>s-mêmes.Mais, quand n<strong>ou</strong>s mettons à fabriquer ces machines l'adresse qui n<strong>ou</strong>s en tenait lieu, quand n<strong>ou</strong>semployons à les faire la sagacité qu'il fallait p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s en passer, n<strong>ou</strong>s gagnons sans rien perdre, n<strong>ou</strong>saj<strong>ou</strong>tons l'art à la nature, et n<strong>ou</strong>s devenons plus ingénieux, sans devenir moins adroits. Au lieu de collerun enfant sur des livres, si je l'occupe dans un atelier, ses mains travaillent au profit de son esprit: ildevient philosophe et croit n'être qu'un <strong>ou</strong>vrier. Enfin cet exercice a d'autres usages dont je parlerai ciaprès;et l'on verra comment des jeux de la philosophie on peut s'élever aux véritables fonctions del'homme.J'ai déjà dit que les connaissances purement spéculatives ne convenaient guère aux enfants, mêmeapprochant de l'adolescence; mais sans les faire entrer bien avant dans la physique systématique, faitesp<strong>ou</strong>rtant que t<strong>ou</strong>tes leurs expériences se lient l'une à l'autre par quelque sorte de déduction, afin qu'àl'aide de cette chaîne ils puissent les placer par ordre dans leur esprit, et se les rappeler au besoin; car ilest bien difficile que des faits et même des raisonnements isolés tiennent longtemps dans la mémoire,quand on manque de prise p<strong>ou</strong>r les y ramener.Dans la recherche des lois de la nature, commencez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs par les phénomènes les plus communs etles plus sensibles, et acc<strong>ou</strong>tumez votre élève à ne pas prendre ces phénomènes p<strong>ou</strong>r des raisons, mais


96p<strong>ou</strong>r des faits. Je prends une pierre, je feins de la poser en l'air; j'<strong>ou</strong>vre la main, la pierre tombe. Jeregarde <strong>Emile</strong> attentif à ce que je fais, et je lui dis: P<strong>ou</strong>rquoi cette pierre est-elle tombée?Quel enfant restera c<strong>ou</strong>rt à cette question? Aucun, pas même <strong>Emile</strong>, si je n'ai pris grand soin de lepréparer à n'y savoir pas répondre. T<strong>ou</strong>s diront que la pierre tombe parce qu'elle est pesante. Et qu'est-cequi est pesant? C'est ce qui tombe. La pierre tombe donc parce qu'elle tombe? Ici mon petit philosopheest arrêté t<strong>ou</strong>t de bon. Voilà sa première leçon de physique systématique, et soit qu'elle lui profite <strong>ou</strong> nondans ce genre, ce sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une leçon de bon sens.A mesure que l'enfant avance en intelligence, d'autres considérations importantes n<strong>ou</strong>s obligent à plus dechoix dans ses occupations. Sitôt qu'il parvient à se connaître assez lui-même p<strong>ou</strong>r concevoir en quoiconsiste son bien-être, sitôt qu'il peut saisir des rapports assez étendus p<strong>ou</strong>r juger de ce qui lui convientet de ce qui ne lui convient pas, dès lors il est en état de sentir la différence du travail à l'amusement, etde ne regarder celui-ci que comme le délassement de l'autre. Alors des objets d'utilité réelle peuvententrer dans ses études, et l'engager à y donner une application plus constante qu'il n'en donnait à desimples amusements. La loi de la nécessité, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs renaissante, apprend de bonne heure à l'homme àfaire ce qui ne lui plaît pas p<strong>ou</strong>r prévenir un mal qui lui déplairait davantage. Tel est l'usage de laprévoyance; et, de cette prévoyance bien <strong>ou</strong> mal réglée, naît t<strong>ou</strong>te la sagesse <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>te la misère humaine.T<strong>ou</strong>t homme veut être heureux; mais, p<strong>ou</strong>r parvenir à l'être, il faudrait commencer par savoir ce que c'estque le bonheur. Le bonheur de l'homme naturel est aussi simple que sa vie; il consiste à ne pas s<strong>ou</strong>ffrir: lasanté, la liberté, le nécessaire le constituent. Le bonheur de l'homme moral est autre chose; mais ce n'estpas de celui-là qu'il est ici question. Je ne saurais trop répéter qu'il n'y a que des objets purementphysiques qui puissent intéresser les enfants, surt<strong>ou</strong>t ceux dont on n'a pas éveillé la vanité, et qu'on n'apoint corrompus d'avance par le poison de l'opinion.Lorsque avant de sentir leurs besoins ils les prévoient, leur intelligence est déjà fort avancée, ilscommencent à connaître le prix du temps. Il importe alors de les acc<strong>ou</strong>tumer à en diriger l'emploi sur desobjets utiles, mais d'une utilité sensible à leur âge, et à la portée de leurs lumières. T<strong>ou</strong>t ce qui tient àl'ordre moral et à l'usage de la société ne doit point sitôt leur être présenté, parce qu'ils ne sont pas enétat de l'entendre. C'est une ineptie d'exiger d'eux qu'ils s'appliquent à des choses qu'on leur ditvaguement être p<strong>ou</strong>r leur bien, sans qu'ils sachent quel est ce bien, et dont on les assure qu'il tireront duprofit étant grands, sans qu'ils prennent maintenant aucun intérêt à ce prétendu profit, qu'ils ne sauraientcomprendre.Que l'enfant ne fasse rien sur parole: rien n'est bien p<strong>ou</strong>r lui que ce qu'il sent être tel. En le jetant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsen avant de ses lumières, v<strong>ou</strong>s croyez user de prévoyance, et v<strong>ou</strong>s en manquez. P<strong>ou</strong>r l'armer dequelques vains instruments dont il ne fera peut-être jamais d'usage, v<strong>ou</strong>s lui ôtez l'instrument le plusuniversel de l'homme, qui est le bon sens; v<strong>ou</strong>s l'acc<strong>ou</strong>tumez à se laisser t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs conduire, à n'êtrejamais qu'une machine entre les mains d'autrui. V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez qu'il soit docile étant petit: c'est v<strong>ou</strong>loir qu'ilsoit crédule et dupe étant grand. V<strong>ou</strong>s lui dites sans cesse: "T<strong>ou</strong>t ce que je v<strong>ou</strong>s demande est p<strong>ou</strong>r votreavantage; mais v<strong>ou</strong>s n'êtes pas en état de le connaître. Que m'importe à moi que v<strong>ou</strong>s fassiez <strong>ou</strong> non ceque j'exige? c'est p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s seul que v<strong>ou</strong>s travaillez." Avec t<strong>ou</strong>s ces beaux disc<strong>ou</strong>rs que v<strong>ou</strong>s lui tenezmaintenant p<strong>ou</strong>r le rendre sage, v<strong>ou</strong>s préparez le succès de ceux que lui tiendra quelque j<strong>ou</strong>r unvisionnaire, un s<strong>ou</strong>ffleur, un charlatan, un f<strong>ou</strong>rbe, <strong>ou</strong> un f<strong>ou</strong> de t<strong>ou</strong>te espèce, p<strong>ou</strong>r le prendre à son piège<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r lui faire adopter sa folie.Il importe qu'un homme sache bien des choses dont un enfant ne saurait comprendre l'utilité; mais faut-ilet se peut-il qu'un enfant apprenne t<strong>ou</strong>t ce qu'il importe à un homme de savoir? Tâchez d'apprendre àl'enfant t<strong>ou</strong>t ce qui est utile à son âge, et v<strong>ou</strong>s verrez que t<strong>ou</strong>t son temps sera plus que rempli. P<strong>ou</strong>rquoiv<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s, au préjudice des études qui lui conviennent auj<strong>ou</strong>rd'hui, l'appliquer à celles d'un âge auquelil est si peu sûr qu'il parvienne? Mais, direz-v<strong>ou</strong>s, sera-t-il temps d'apprendre ce qu'on doit savoir quand lemoment sera venu d'en faire usage? Je l'ignore: mais ce que je sais, c'est qu'il est impossible del'apprendre plus tôt; car nos vrais maîtres sont l'expérience et le sentiment, et jamais l'homme ne sentbien ce qui convient à l'homme que dans les rapports où il s'est tr<strong>ou</strong>vé. Un enfant sait qu'il est fait p<strong>ou</strong>r


97devenir homme, t<strong>ou</strong>tes les idées qu'il peut avoir de l'état d'homme sont des occasions d'instruction p<strong>ou</strong>rlui; mais sur les idées de cet état qui ne sont pas à sa portée il doit rester dans une ignorance absolue.T<strong>ou</strong>t mon livre n'est qu'une preuve continuelle de ce principe d'éducation.Sitôt que n<strong>ou</strong>s sommes parvenus à donner à notre élève une idée du mot utile, n<strong>ou</strong>s avons une grandeprise de plus p<strong>ou</strong>r le g<strong>ou</strong>verner; car ce mot le frappe beauc<strong>ou</strong>p, attendu qu'il n'a p<strong>ou</strong>r lui qu'un sens relatifà son âge, et qu'il en voit clairement le rapport à son bien-être actuel. Vos enfants ne sont point frappésde ce mot parce que v<strong>ou</strong>s n'avez pas eu soin de leur en donner une idée qui soit à leur portée, et qued'autres se chargeant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de p<strong>ou</strong>rvoir à ce qui leur est utile, ils n'ont jamais besoin d'y songer euxmêmes,et ne savent ce que c'est qu'utilité.A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le mot sacré, le mot déterminant entre lui et moi dans t<strong>ou</strong>tes lesactions de notre vie: voilà la question qui de ma part suit infailliblement t<strong>ou</strong>tes ses questions, et qui sert defrein à ces multitudes d'interrogations sottes et fastidieuses dont les enfants fatiguent sans relâche etsans fruit t<strong>ou</strong>s ceux qui les environnent, plus p<strong>ou</strong>r exercer sur eux quelque espèce d'empire que p<strong>ou</strong>r entirer profit. Celui à qui, p<strong>ou</strong>r sa plus importante leçon, l'on apprend à ne v<strong>ou</strong>loir rien savoir que d'utile,interroge comme Socrate; il ne fait pas une question sans s'en rendre à lui-même la raison qu'il sait qu'onlui en va demander avant que de la rés<strong>ou</strong>dre.Voyez quel puissant instrument je v<strong>ou</strong>s mets entre les mains p<strong>ou</strong>r agir sur votre élève. Ne sachant lesraisons de rien, le voilà presque réduit au silence quand il v<strong>ou</strong>s plaît; et v<strong>ou</strong>s, au contraire, quel avantagevos connaissances et votre expérience ne v<strong>ou</strong>s donnent-elles point p<strong>ou</strong>r lui montrer l'utilité de t<strong>ou</strong>t ce quev<strong>ou</strong>s lui proposez! Car, ne v<strong>ou</strong>s y trompez pas, lui faire cette question, c'est lui apprendre à v<strong>ou</strong>s la faire àson t<strong>ou</strong>r; et v<strong>ou</strong>s devez compter, sur t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s lui proposerez dans la suite, qu'à votre exemple ilne manquera pas de dire: A quoi cela est-il bon?C'est ici peut-être le piège le plus difficile à éviter p<strong>ou</strong>r un g<strong>ou</strong>verneur. Si, sur la question de l'enfant, necherchant qu'à v<strong>ou</strong>s tirer d'affaire, v<strong>ou</strong>s lui donnez une seule raison qu'il ne soit pas en état d'entendre,voyant que v<strong>ou</strong>s raisonnez sur vos idées et non sur les siennes, il croira ce que v<strong>ou</strong>s lui dites bon p<strong>ou</strong>rvotre âge, et non p<strong>ou</strong>r le sien; il ne se fiera plus à v<strong>ou</strong>s, et t<strong>ou</strong>t est perdu. Mais où est le maître qui veuillebien rester c<strong>ou</strong>rt et convenir de ses torts avec son élève? t<strong>ou</strong>s se font une loi de ne pas convenir mêmede ceux qu'ils ont; et moi je m'en ferais une de convenir même de ceux que je n'aurais pas, quand je nep<strong>ou</strong>rrais mettre mes raisons à sa portée: ainsi ma conduite, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs nette dans son esprit, ne lui seraitjamais suspecte, et je me conserverais plus de crédit en me supposant des fautes, qu'ils ne font encachant les leurs.Premièrement, songez bien que c'est rarement à v<strong>ou</strong>s de lui proposer ce qu'il doit apprendre; c'est à luide le désirer, de le chercher, de le tr<strong>ou</strong>ver; à v<strong>ou</strong>s de le mettre à sa portée, de faire naître adroitement cedésir et de lui f<strong>ou</strong>rnir les moyens de le satisfaire. Il suit de là que vos questions doivent être peufréquentes, mais bien choisies; et que, comme il en aura beauc<strong>ou</strong>p plus à v<strong>ou</strong>s faire que v<strong>ou</strong>s à lui, v<strong>ou</strong>sserez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs moins à déc<strong>ou</strong>vert, et plus s<strong>ou</strong>vent dans le cas de lui dire: En quoi ce que v<strong>ou</strong>s medemandez est-il utile à savoir?<strong>De</strong> plus, comme il importe peut qu'il apprenne ceci <strong>ou</strong> cela, p<strong>ou</strong>rvu qu'il conçoive bien ce qu'il apprend, etl'usage de ce qu'il apprend, sitôt que v<strong>ou</strong>s n'avez pas à lui donner sur ce que v<strong>ou</strong>s lui dites unéclaircissement qui soit bon p<strong>ou</strong>r lui, ne lui en donnez point du t<strong>ou</strong>t. Dites-lui sans scrupule: Je n'ai pas debonne réponse à v<strong>ou</strong>s faire; j'avais tort, laissons cela. Si votre instruction était réellement déplacée, il n'y apas de mal à l'abandonner t<strong>ou</strong>t à fait; si elle ne l'était pas, avec un peu de soin v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez bientôtl'occasion de lui en rendre l'utilité sensible.Je n'aime point les explications en disc<strong>ou</strong>rs; les jeunes gens y font peu d'attention et ne les retiennentguère. Les choses! les choses! Je ne répéterai jamais assez que n<strong>ou</strong>s donnons trop de p<strong>ou</strong>voir aux mots;avec notre éducation babillarde n<strong>ou</strong>s ne faisons que des babillards.


98Supposons que, tandis que j'étudie avec mon élève le c<strong>ou</strong>rs du soleil et la manière de s'orienter, t<strong>ou</strong>t àc<strong>ou</strong>p il m'interrompe p<strong>ou</strong>r me demander à quoi sert t<strong>ou</strong>t cela. Quel beau disc<strong>ou</strong>rs je vais lui faire! decombien de choses je saisis l'occasion de l'instruire en répondant à sa question, surt<strong>ou</strong>t si n<strong>ou</strong>s avons destémoins de notre entretien. Je lui parlerai de l'utilité des voyages, des avantages du commerce, desproductions particulières à chaque climat, des moeurs des différents peuples, de l'usage du calendrier, dela supputation du ret<strong>ou</strong>r des saisons p<strong>ou</strong>r l'agriculture, de l'art de la navigation, de la manière de seconduire sur mer et de suivre exactement sa r<strong>ou</strong>te, sans savoir où l'on est. La politique, l'histoire naturelle,l'astronomie, la morale même et le droit des gens entreront dans mon explication, de manière à donner àmon élève une grande idée de t<strong>ou</strong>tes ces sciences et un grand désir de les apprendre. Quand j'aurai t<strong>ou</strong>tdit, j'aurai fait l'étalage d'un vrai pédant, auquel il n'aura pas compris une seule idée. Il aurait grande enviede me demander comme auparavant à quoi sert de s'orienter; mais il n'ose, de peur que je me fâche. Iltr<strong>ou</strong>ve mieux son compte à feindre d'entendre ce qu'on l'a forcé d'éc<strong>ou</strong>ter. Ainsi se pratiquent les belleséducations.Mais notre <strong>Emile</strong>, plus rustiquement élevé, et à qui n<strong>ou</strong>s donnons avec tant de peine une conception dure,n'éc<strong>ou</strong>tera rien de t<strong>ou</strong>t cela. Du premier mot qu'il n'entendra pas, il va s'enfuir, il va folâtre par la chambre,et me laisser pérorer t<strong>ou</strong>t seul. Cherchons une solution plus grossière; mon appareil scientifique ne vautrien p<strong>ou</strong>r lui.N<strong>ou</strong>s observions la position de la forêt au nord de Montmorency, quand il m'a interrompu par sonimportune question: A quoi sert cela? V<strong>ou</strong>s avez raison, lui dis-je, il y faut penser à loisir; et si n<strong>ou</strong>str<strong>ou</strong>vons que ce travail n'est bon à rien, n<strong>ou</strong>s ne le reprendrons plus, car n<strong>ou</strong>s ne manquons pasd'amusements utiles. On s'occupe d'autre chose, et il n'est plus question de géographie du reste de laj<strong>ou</strong>rnée.Le lendemain matin, je lui propose un t<strong>ou</strong>r de promenade avant le déjeuner; il ne demande pas mieux;p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rir, les enfants sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêts, et celui-ci a de bonnes jambes. N<strong>ou</strong>s montons dans la forêt,n<strong>ou</strong>s parc<strong>ou</strong>rons les Champeaux, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s égarons, n<strong>ou</strong>s ne savons plus où n<strong>ou</strong>s sommes; et, quand ils'agit de revenir, n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons plus retr<strong>ou</strong>ver notre chemin. Le temps se passe, la chaleur vient, n<strong>ou</strong>savons faim; n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s pressons, n<strong>ou</strong>s errons vainement de côté et d'autre, n<strong>ou</strong>s ne tr<strong>ou</strong>vons part<strong>ou</strong>t quedes bois, des carrières, des plaines, nul renseignement p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s reconnaître. Bien échauffés, bienrecrus, bien affamés, n<strong>ou</strong>s ne faisons avec nos c<strong>ou</strong>rses que n<strong>ou</strong>s égarer davantage. N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s asseyonsenfin p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s reposer, p<strong>ou</strong>r délibérer. <strong>Emile</strong> que je suppose élevé comme un autre enfant, ne délibèrepoint, il pleure; il ne sait pas que n<strong>ou</strong>s sommes à la porte de Montmorency, et qu'un simple taillis n<strong>ou</strong>s lecache; mais ce taillis est une forêt p<strong>ou</strong>r lui, un homme de sa stature est enterré dans des buissons.Après quelques moments de silence, je lui dis d'un air inquiet: Mon cher <strong>Emile</strong>, comment ferons-n<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>r sortir d'ici?<strong>Emile</strong>, en nage, et pleurant à chaudes larmes.Je n'en sais rien. Je suis las; j'ai faim; j'ai soif; je n'en puis plus.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Me croyez-v<strong>ou</strong>s en meilleur état que v<strong>ou</strong>s? et pensez-v<strong>ou</strong>s que je me fisse faute de pleurer, si je p<strong>ou</strong>vaisdéjeuner de mes larmes? Il ne s'agit pas de pleurer, il s'agit de se reconnaître. Voyons votre montre;quelle heure est-il?<strong>Emile</strong>Il est midi, et je suis à jeun.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>


99Cela est vrai, il est midi, et je suis à jeun.<strong>Emile</strong>Oh! que v<strong>ou</strong>s devez avoir faim!<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me chercher ici. Il est midi: c'est justement l'heure où n<strong>ou</strong>sobservions hier de Montmorency la position de la forêt. Si n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vions de même observer la forêt laposition de Montmorency!...<strong>Emile</strong>Oui; mais hier n<strong>ou</strong>s voyions la forêt, et d'ici n<strong>ou</strong>s ne voyons pas la ville.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Voilà le mal... Si n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vions n<strong>ou</strong>s passer de la voir p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>ver sa position!...<strong>Emile</strong>O mon bon ami!<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Ne disions-n<strong>ou</strong>s pas que la forêt était...<strong>Emile</strong>Au nord de Montmorency.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Par conséquent Montmorency doit être...<strong>Emile</strong>Au sud de la forêt.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>N<strong>ou</strong>s avons un moyen de tr<strong>ou</strong>ver le bord à midi?<strong>Emile</strong>Oui, par la direction de l'ombre.<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Mais le sud?


100<strong>Emile</strong>Comment faire?<strong>Jean</strong>-<strong>Jacques</strong>Le sud est l'opposé du nord.<strong>Emile</strong>Cela est vrai; il n'y a qu'à chercher l'opposé de l'ombre. Oh! voilà le sud! voilà le sud! sûrementMontmorency est de ce côté.V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez avoir raison: prenons ce sentier à travers le bois.<strong>Emile</strong>, frappant des mains, et p<strong>ou</strong>ssant un cri de joie.Ah! je vois Montmorency! le voilà t<strong>ou</strong>t devant n<strong>ou</strong>s, t<strong>ou</strong>t à déc<strong>ou</strong>vert. Allons déjeuner, allons dîner,c<strong>ou</strong>rons vite: l'astronomie est bonne à quelque chose.Prenez garde que, s'il ne dit pas cette dernière phrase, il la pensera; peu importe, p<strong>ou</strong>rvu que ce ne soitpas moi qui la dise. Or soyez sûr qu'il n'<strong>ou</strong>bliera de sa vie la leçon de cette j<strong>ou</strong>rnée; au lieu que, si jen'avais fait que lui supposer t<strong>ou</strong>t cela dans sa chambre, mon disc<strong>ou</strong>rs eût été <strong>ou</strong>blié dès le lendemain. Ilfaut parler tant qu'on peut par les actions, et ne dire que ce qu'on ne saurait faire.Le lecteur ne s'attend pas que je le méprise assez p<strong>ou</strong>r lui donner un exemple sur chaque espèced'étude: mais, de quoi qu'il soit question, je ne puis trop exhorter le g<strong>ou</strong>verneur à bien mesurer sa preuvesur la capacité de l'élève; car, encore une fois, le mal n'est pas dans ce qu'il n'entend point, mais dans cequ'il croit entendre.Je me s<strong>ou</strong>viens que, v<strong>ou</strong>lant donner à un enfant du goût p<strong>ou</strong>r la chimie, après lui avoir montré plusieursprécipitations métalliques, je lui expliquais comment se faisait l'encre. Je lui disais que sa noirceur nevenait que d'un fer très divisé, détaché du vitriol, et précipité par une liqueur alcaline. Au milieu de madocte explication, le petit traître m'arrêta t<strong>ou</strong>t c<strong>ou</strong>rt avec ma question que je lui avais apprise: me voilà fortembarrassé.Après avoir un peu rêvé, je pris mon parti; j'envoyai chercher du vin dans la cave du maître de la maison,et d'autre vin à huit s<strong>ou</strong>s chez un marchand de vin. Je pris dans un petit flacon de la dissolution d'alcalifixe; puis, ayant devant moi, dans deux verres, de ces deux différents vins, je lui parlai ainsi:On falsifie plusieurs denrées p<strong>ou</strong>r les faire paraître meilleures qu'elles ne sont. Ces falsifications trompentl'oeil et le goût; mais elles sont nuisibles, et rendent la chose falsifiée pire, avec sa belle apparence,qu'elle n'était auparavant.On falsifie surt<strong>ou</strong>t les boissons, et surt<strong>ou</strong>t les vins, parce que la tromperie est plus difficile à connaître, etdonne plus de profit au trompeur.La falsification des vins verts <strong>ou</strong> aigres se fait avec de la litharge, la litharge est une préparation de plomb.Le plomb uni aux acides fait un sel fort d<strong>ou</strong>x, qui corrige au goût la verdeur du vin, mais qui est un poisonp<strong>ou</strong>r ceux qui le boivent. Il importe donc, avant de boire du vin suspect, de savoir s'il est lithargiré <strong>ou</strong> s'ilne l'est pas. Or voici comment je raisonne p<strong>ou</strong>r déc<strong>ou</strong>vrir cela.


101La liqueur du vin ne contient pas seulement de l'esprit inflammable, comme v<strong>ou</strong>s l'avez vu par l'eau-de-viequ'on en tire; elle contient encore de l'acide, comme v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez le connaître par le vinaigre et le tartrequ'on en tire aussi.L'acide a du rapport aux substances métalliques, et s'unit avec elles par dissolution p<strong>ou</strong>r former un selcomposé, tel, par exemple, que la r<strong>ou</strong>ille, qui n'est qu'un fer diss<strong>ou</strong>s par l'acide contenu dans l'air <strong>ou</strong> dansl'eau, et tel aussi que le vert-de-gris, qui n'est qu'un cuivre diss<strong>ou</strong>s par le vinaigre.Mais ce même acide a plus de rapport encore aux substances alcalines qu'aux substances métalliques,en sorte que, par l'intervention des premières dans les sels composés dont je viens de v<strong>ou</strong>s parler, l'acideest forcé de lâcher le métal auquel il est uni, p<strong>ou</strong>r s'attacher à l'alcali.Alors la substance métallique, dégagée de l'acide qui la tenait diss<strong>ou</strong>te, se précipite et rend la liqueuropaque.Si donc un de ces deux vins est lithargiré, son acide tient la litharge en dissolution. Que j'y verse de laliqueur alcaline, elle forcera l'acide de quitter prise p<strong>ou</strong>r s'unir à elle; le plomb, n'étant plus tenu endissolution, reparaîtra, tr<strong>ou</strong>blera la liqueur, et se précipitera enfin dans le fond du verre.S'il n'y a point de plomb ni d'aucun métal dans le vin, l'alcali s'unira paisiblement avec l'acide, le t<strong>ou</strong>trestera diss<strong>ou</strong>s, et il ne se fera aucune précipitation.Ensuite je versai de ma liqueur alcaline successivement dans les deux verres: celui du vin de la maisonresta clair et diaphane; l'autre en un moment fut tr<strong>ou</strong>ble, et au b<strong>ou</strong>t d'une heure on vit clairement le plombprécipité dans le fond du verre.Voilà, repris-je, le vin naturel et pur dont on peut boire, et voici le vin falsifié qui empoisonne. Cela sedéc<strong>ou</strong>vre par les mêmes connaissances dont v<strong>ou</strong>s me demandiez l'utilité: celui qui sait bien comment sefait l'encre sait connaître aussi les vins frelatés.J'étais fort content de mon exemple, et cependant je m'aperçus que l'enfant n'en était point frappé. J'eusbesoin d'un peu de temps p<strong>ou</strong>r sentir que je n'avais fait qu'une sottise: car, sans parler de l'impossibilitéqu'à d<strong>ou</strong>ze ans un enfant pût suivre mon explication, l'utilité de cette expérience n'entrait pas dans sonesprit, parce qu'ayant goûté de deux vins, et les tr<strong>ou</strong>vant bons t<strong>ou</strong>s deux, il ne joignait aucune idée à cemot de falsification que je pensais lui avoir si bien expliqué. Ces autres mots malsain, poison, n'avaientmême aucun sens p<strong>ou</strong>r lui; il était là-dessus dans le cas de l'historien du médecin Philippe: c'est le cas det<strong>ou</strong>s les enfants.Les rapports des effets aux causes dont n<strong>ou</strong>s n'apercevons pas la liaison, les biens et les maux dont n<strong>ou</strong>sn'avons aucune idée, les besoins que n<strong>ou</strong>s n'avons jamais sentis, sont nuls p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s; il est impossiblede n<strong>ou</strong>s intéresser par eux à rien faire qui s'y rapporte. On voit à quinze ans le bonheur d'un hommesage, comme à trente la gloire du paradis. Si l'on ne conçoit bien l'un et l'autre, on fera peu de chose p<strong>ou</strong>rles acquérir; et quand même on les concevrait, on fera peu de chose encore si on ne les désire, si on neles sent convenables à soi. Il est aisé de convaincre un enfant que ce qu'on lui veut enseigner est utile:mais ce n'est rien de le convaincre, si l'on ne sait le persuader. En vain la tranquille raison n<strong>ou</strong>s faitappr<strong>ou</strong>ver <strong>ou</strong> blâmer; il n'y a que la passion qui n<strong>ou</strong>s fasse agir; et comment se passionner p<strong>ou</strong>r desintérêts qu'on n'a point encore?Ne montrez jamais rien à l'enfant qu'il ne puisse voir. Tandis que l'humanité lui est presque étrangère, nep<strong>ou</strong>vant l'élever à l'état d'homme, rabaissez p<strong>ou</strong>r lui l'homme à l'état d'enfant. En songeant à ce qui luipeut être utile dans un autre âge, ne lui parlez que de ce dont il voit dès à présent l'utilité. Du reste, jamaisde comparaisons avec d'autres enfants, point de rivaux, point de concurrents, même à la c<strong>ou</strong>rse, aussitôtqu'il commence à raisonner; j'aime cent fois mieux qu'il n'apprenne point ce qu'il n'apprendrait que parjal<strong>ou</strong>sie <strong>ou</strong> par vanité. Seulement je marquerai t<strong>ou</strong>s les ans les progrès qu'il aura faits; je les comparerai à


102ceux qu'il fera l'année suivante; je lui dirai: V<strong>ou</strong>s êtes grandi de tant de lignes; voilà le fossé que v<strong>ou</strong>ssautiez, le fardeau que v<strong>ou</strong>s portiez; voici la distance où v<strong>ou</strong>s lanciez un caill<strong>ou</strong>, la carrière que v<strong>ou</strong>sparc<strong>ou</strong>riez d'une haleine, etc.; voyons maintenant ce que v<strong>ou</strong>s ferez. Je l'excite ainsi sans le rendre jal<strong>ou</strong>xde personne. Il v<strong>ou</strong>dra se surpasser, il le doit; je ne vois nul inconvénient qu'il soit émule de lui-même.Je hais les livres; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas. On dit qu'Hermès grava sur descolonnes les éléments des sciences, p<strong>ou</strong>r mettre ses déc<strong>ou</strong>vertes à l'abri d'un déluge. S'il les eût bienimprimées dans la tête des hommes, elles s'y seraient conservées par tradition. <strong>De</strong>s cerveaux bienpréparés sont les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines.N'y aurait-il point moyen de rapprocher tant de leçons éparses dans tant de livres, de les réunir s<strong>ou</strong>s unobjet commun qui pût être facile à voir, intéressant à suivre, et qui pût servir de stimulant, même à cetâge? Si l'on peut inventer une situation où t<strong>ou</strong>s les besoins naturels de l'homme se montrent d'unemanière sensible à l'esprit d'un enfant, et où les moyens de p<strong>ou</strong>voir à ces mêmes besoins se développentsuccessivement avec la même facilité, c'est par la peinture vive et naïve de cet état qu'il faut donner lepremier exercice à son imagination.Philosophe ardent, je vois déjà s'allumer la vôtre. Ne v<strong>ou</strong>s mettez pas en frais; cette situation est tr<strong>ou</strong>vée,elle est décrite, et, sans v<strong>ou</strong>s faire tort, beauc<strong>ou</strong>p mieux que v<strong>ou</strong>s ne la décririez v<strong>ou</strong>s-même, du moinsavec plus de vérité et de simplicité. Puisqu'il n<strong>ou</strong>s faut absolument des livres, il en existe un qui f<strong>ou</strong>rnit, àmon gré, le plus heureux traité d'éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon <strong>Emile</strong>; seul ilcomposera durant longtemps t<strong>ou</strong>te sa bibliothèque, et il y tiendra t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une place distinguée. Il sera letexte auquel t<strong>ou</strong>s nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. Il servirad'épreuve durant nos progrès à l'état de notre jugement; et, tant que notre goût ne sera pas gâté, salecture n<strong>ou</strong>s plaira t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. Quel est donc ce merveilleux livre? Est-ce Aristote? est-ce Pline? est-ceBuffon? Non; c'est Robinson Crusoé.Robinson Crusoé dans son île, seul, dép<strong>ou</strong>rvu de l'assistance de ses semblables et des instruments det<strong>ou</strong>s les arts, p<strong>ou</strong>rvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sortede bien-être, voilà un objet intéressant p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t âge, et qu'on a mille moyens de rendre agréable auxenfants. Voilà comment n<strong>ou</strong>s réalisons l'île déserte qui me servait d'abord de comparaison. Cet état n'estpas, j'en conviens, celui de l'homme social; vraisemblablement il ne doit pas être celui d'<strong>Emile</strong>: mais c'estsur ce même état qu'il doit apprécier t<strong>ou</strong>s les autres. Le plus sûr moyen de s'élever au-dessus despréjugés et d'ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d'unhomme isolé, et de juger de t<strong>ou</strong>t comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité.Ce roman, débarrassé de t<strong>ou</strong>t son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son île, etfinissant à l'arrivée du vaisseau qui vient l'en tirer, sera t<strong>ou</strong>t à la fois l'amusement et l'instruction d'<strong>Emile</strong>durant l'époque dont il est ici question. Je veux que la tête lui en t<strong>ou</strong>rne, qu'il s'occupe sans cesse de sonchâteau, de ses chèvres, de ses plantations; qu'il apprenne en détail, non dans des livres, mais sur leschoses, t<strong>ou</strong>t ce qu'il faut savoir en pareil cas; qu'il pense être Robinson lui-même; qu'il se voie habillé depeaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, t<strong>ou</strong>t le grotesque équipage de la figure, au parasol près,dont il n'aura pas besoin. Je veux qu'il s'inquiète des mesures à prendre, si ceci <strong>ou</strong> cela venait à luimanquer, qu'il examine la conduite de son héros, qu'il cherche s'il n'a rien omis, s'il n'y avait rien de mieuxà faire; qu'il marque attentivement ses fautes, et qu'il en profite p<strong>ou</strong>r n'y pas tomber lui-même en pareilcas; car ne d<strong>ou</strong>tez point qu'il ne projette d'aller faire un établissement semblable; c'est le vrai château enEspagne de cet heureux âge, où l'on ne connaît d'autre bonheur que le nécessaire et la liberté.Quelle ress<strong>ou</strong>rce que cette folie p<strong>ou</strong>r un homme habile, qui n'a su la faire naître qu'afin de la mettre àprofit! L'enfant, pressé de se faire un magasin p<strong>ou</strong>r son île, sera plus ardent p<strong>ou</strong>r apprendre que le maîtrep<strong>ou</strong>r enseigner. Il v<strong>ou</strong>dra savoir t<strong>ou</strong>t ce qui est utile, et ne v<strong>ou</strong>dra savoir que cela; v<strong>ou</strong>s n'aurez plusbesoin de le guider, v<strong>ou</strong>s n'aurez qu'à le retenir. Au reste, dépêchons-n<strong>ou</strong>s de l'établir dans cette île,tandis qu'il y borne sa félicité; car le j<strong>ou</strong>r approche où, s'il y veut vivre encore, il n'y v<strong>ou</strong>dra plus vivre seul,et où Vendredi, qui maintenant ne le t<strong>ou</strong>che guère, ne lui suffira pas longtemps.


103La pratique des arts naturels, auxquels peut suffire un seul homme, mène à la recherche des artsd'industrie, et qui ont besoin du conc<strong>ou</strong>rs de plusieurs mains. Les premiers peuvent s'exercer par dessolitaires, par des sauvages; mais les autres ne peuvent naître que dans la société, et la rendentnécessaire. Tant qu'on ne connaît que le besoin physique, chaque homme se suffit à lui-même;l'introduction du superflu rend indispensable le partage et distribution du travail; car, bien qu'un hommetravaillant seul ne gagne que la subsistance d'un homme, cent hommes, travaillant de concert, gagnerontde quoi en faire subsister deux cents. Sitôt donc qu'une partie des hommes se repose, il faut que leconc<strong>ou</strong>rs des bras de ceux qui travaillent supplée à l'oisiveté de ceux qui ne font rien.Votre plus grand soin doit être d'écarter de l'esprit de votre élève t<strong>ou</strong>tes les notions des relations socialesqui ne sont pas à sa portée; mais, quand l'enchaînement des connaissances v<strong>ou</strong>s force à lui montrer lamutuelle dépendance des hommes, au lieu de la lui montrer par le côté moral, t<strong>ou</strong>rnez d'abord t<strong>ou</strong>te sonattention vers l'industrie et les arts mécaniques, qui les rendent utiles les uns aux autres. En le promenantd'atelier en atelier, ne s<strong>ou</strong>ffrez jamais qu'il voie aucun travail sans mettre lui-même la main à l'oeuvre, niqu'il en sorte sans savoir parfaitement la raison de t<strong>ou</strong>t ce qui s'y fait, <strong>ou</strong> du moins de t<strong>ou</strong>t ce qu'il aobservé. P<strong>ou</strong>r cela, travaillez v<strong>ou</strong>s-même, donnez-lui part<strong>ou</strong>t l'exemple; p<strong>ou</strong>r le rendre maître, soyezpart<strong>ou</strong>t apprenti, et comptez qu'une heure de travail lui apprendra plus de choses qu'il n'en retiendrait d'unj<strong>ou</strong>r d'explications.Il y a une estime publique attachée aux différents arts en raison inverse de leur utilité réelle. Cette estimese mesure directement sur leur inutilité même, et cela doit être. Les arts les plus utiles sont ceux quigagnent le moins, parce que le nombre des <strong>ou</strong>vriers se proportionne au besoin des hommes, et que letravail nécessaire à t<strong>ou</strong>t le monde reste forcément à un prix que le pauvre peut payer. Au contraire, cesimportants qu'on n'appelle pas artisans, mais artistes, travaillant uniquement p<strong>ou</strong>r les oisifs et les riches,mettent un prix arbitraire à leurs babioles; et, comme le mérite de ces vains travaux n'est que dansl'opinion, leur prix même fait partie de ce mérite, et on les estime à proportion de ce qu'ils coûtent. Le casqu'en fait le riche ne vient pas de leur usage, mais de ce que le pauvre ne les peut payer. Nolo haberebona nisi quibus populus inviderit.Que deviendront vos élèves, si v<strong>ou</strong>s leur laissez adopter ce sot préjugé, si v<strong>ou</strong>s le favorisez v<strong>ou</strong>s-même,s'ils v<strong>ou</strong>s voient, par exemple, entrer avec plus d'égards dans la b<strong>ou</strong>tique d'un orfèvre que dans celle d'unserrurier? Quel jugement porteront-ils du vrai mérite des arts et de la véritable valeur des choses, quandils verront part<strong>ou</strong>t le prix de fantaisie en contradiction avec le prix tiré de l'utilité réelle, et que plus la chosecoûte, moins elle vaut? Au premier moment que v<strong>ou</strong>s laisserez entrer ces idées dans leur tête,abandonnez le reste de leur éducation; malgré v<strong>ou</strong>s ils seront élevés comme t<strong>ou</strong>t le monde; v<strong>ou</strong>s avezperdu quatorze ans de soins.<strong>Emile</strong> songeant à meubler son île aura d'autres manières de voir. Robinson eût fait beauc<strong>ou</strong>p plus de casde la b<strong>ou</strong>tique d'un taillandier que de t<strong>ou</strong>s les colifichets de Saïde. Le premier lui eût paru un homme trèsrespectable, et l'autre un petit charlatan."Mon fils est fait p<strong>ou</strong>r vivre dans le monde; il ne vivra pas avec des sages, mais avec des f<strong>ou</strong>s; il faut doncqu'il connaisse leurs folies, puisque c'est par elles qu'ils veulent être conduits. La connaissance réelle deschoses peut être bonne, mais celle des hommes et de leurs jugements vaut encore mieux; car, dans lasociété humaine, le plus grand instrument de l'homme est l'homme, et le plus sage est celui qui se sert lemieux de cet instrument. A quoi bon donner aux enfants l'idée d'un ordre imaginaire t<strong>ou</strong>t contraire à celuiqu'ils tr<strong>ou</strong>veront établi, et sur lequel il faudra qu'ils se règlent? Donnez-leur premièrement des leçons p<strong>ou</strong>rêtre sages, et puis v<strong>ou</strong>s leur en donnerez p<strong>ou</strong>r juger en quoi les autres sont f<strong>ou</strong>s."Voilà les spécieuses maximes sur lesquelles la fausse prudence des pères travaille à rendre leurs enfantsesclaves des préjugés dont ils les n<strong>ou</strong>rrissent, et j<strong>ou</strong>ets eux-mêmes de la t<strong>ou</strong>rbe insensée dont ilspensent faire l'instrument de leurs passions. P<strong>ou</strong>r parvenir à connaître l'homme, que de choses il fautconnaître avant lui! L'homme est la dernière étude du sage, et v<strong>ou</strong>s prétendez en faire la première d'unenfant! Avant de l'instruire de nos sentiments, commencez par lui apprendre à les apprécier. Est-ceconnaître une folie que de la prendre p<strong>ou</strong>r la raison? P<strong>ou</strong>r être sage il faut discerner ce qui ne l'est pas.


104Comment votre enfant connaîtra-t-il les hommes, s'il ne sait ni juger leurs jugements ni démêler leurserreurs? C'est un mal de savoir ce qu'ils pensent, quand on ignore si ce qu'ils pensent est vrai <strong>ou</strong> faux.Apprenez-lui donc premièrement ce que sont les choses en elles-mêmes, et v<strong>ou</strong>s lui apprendrez après cequ'elles sont à nos yeux; c'est ainsi qu'il saura comparer l'opinion à la vérité, et s'élever au-dessus duvulgaire; car on ne connaît point les préjugés quand on les adopte, et l'on ne mène point le peuple quandon lui ressemble. Mais si v<strong>ou</strong>s commencez par l'instruire de l'opinion publique avant de lui apprendre àl'apprécier, assurez-v<strong>ou</strong>s que, quoi que v<strong>ou</strong>s puissiez faire, elle deviendra la sienne, et que v<strong>ou</strong>s ne ladétruirez plus. Je conclus que, p<strong>ou</strong>r rendre un jeune homme judicieux, il faut bien former ses jugements,au lieu de lui dicter les nôtres.V<strong>ou</strong>s voyez que jusqu'ici je n'ai point parlé des hommes à mon élève, il aurait eu trop de bon sens p<strong>ou</strong>rm'entendre; ses relations avec son espèce ne lui sont pas encore assez sensibles p<strong>ou</strong>r qu'il puisse jugerdes autres par lui. Il ne connaît d'être humain que lui seul, et même il est bien éloigné de se connaître;mais s'il porte peu de jugements sur sa personne, au moins il n'en porte que de justes. Il ignore quelle estla place des autres, mais il sent la sienne et s'y tient. Au lieu des lois sociales qu'il ne peut connaître, n<strong>ou</strong>sl'avons lié des chaînes de la nécessité. Il n'est presque encore qu'un être physique, continuons de letraiter comme tel.C'est par leur rapport sensible avec son utilité, sa sûreté, sa conservation, son bien-être, qu'il doitapprécier t<strong>ou</strong>s les corps de la nature et t<strong>ou</strong>s les travaux des hommes. Ainsi le fer doit être à ses yeux d'unbeauc<strong>ou</strong>p plus grand prix que l'or, et le verre que le diamant; de même, il honore beauc<strong>ou</strong>p plus uncordonnier, un maçon, qu'un Lempereur, un Le Blanc, et t<strong>ou</strong>s les joailliers de l'Europe; un pâtissier estsurt<strong>ou</strong>t à ses yeux un homme très important, et il donnerait t<strong>ou</strong>te l'académie des sciences p<strong>ou</strong>r le moindreconfiseur de la rue des Lombards. Les orfèvres, les graveurs, les doreurs, les brodeurs, ne sont à sonavis que des fainéants qui s'amusent à des jeux parfaitement inutiles; il ne fait pas même un grand cas del'horlogerie. L'heureux enfant j<strong>ou</strong>it du temps sans en être esclave: il en profite et n'en connaît pas le prix.Le calme des passions qui rend p<strong>ou</strong>r lui sa succession t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs égale lui tient lieu d'instrument p<strong>ou</strong>r lemesurer au besoin. En lui supposant une montre, aussi bien qu'en le faisant pleurer, je me donnais un<strong>Emile</strong> vulgaire, p<strong>ou</strong>r être utile et me faire entendre; car, quant au véritable, un enfant si différent desautres ne servirait d'exemple à rien.Il y a un ordre non moins naturel et plus judicieux encore, par lequel on considère les arts selon lesrapports de nécessité qui les lient, mettant au premier rang les plus indépendants, et au dernier ceux quidépendent d'un plus grand nombre d'autres. Cet ordre, qui f<strong>ou</strong>rnit d'importantes considérations sur celuide la société générale, est semblable au précédent, et s<strong>ou</strong>mis au même renversement dans l'estime deshommes; en sorte que l'emploi des matières premières se fait dans des métiers sans honneur, presquesans profit, et que plus elles changent de mains, plus la main-d'oeuvre augmente de prix et devienthonorable. Je n'examine pas s'il est vrai que l'industrie soit plus grande et mérite plus de récompensedans les arts minutieux qui donnent la dernière forme à ces matières, que dans le premier travail qui lesconvertit à l'usage des hommes: mais je dis qu'en chaque chose l'art dont l'usage est le plus général et leplus indispensable est incontestablement celui qui mérite le plus d'estime, et que celui à qui moinsd'autres arts sont nécessaires, la mérite encore par-dessus les plus subordonnés, parce qu'il est plus libreet plus près de l'indépendance. Voilà les véritables règles de l'appréciation des arts et de l'industrie; t<strong>ou</strong>tle reste est arbitraire et dépend de l'opinion.Le premier et le plus respectable de t<strong>ou</strong>s les arts est l'agriculture: je mettrais la forge au second rang, lacharpente au troisième, et ainsi de suite. L'enfant qui n'aura point été séduit par les préjugés vulgaires enjugera précisément ainsi. Que de réflexions importantes notre <strong>Emile</strong> ne tirera-t-il point là-dessus de sonRobinson! Que pensera-t-il en voyant que les arts ne se perfectionnent qu'en se subdivisant, enmultipliant à l'infini les instruments des uns et des autres? Il se dira: T<strong>ou</strong>s ces gens-là sont sottementingénieux: on croirait qu'ils ont peur que leurs bras et leurs doigts ne leur servent à quelque chose, tant ilsinventent d'instruments p<strong>ou</strong>r s'en passer. P<strong>ou</strong>r exercer un seul art ils sont asservis à mille autres; il fautune ville à chaque <strong>ou</strong>vrier. P<strong>ou</strong>r mon camarade et moi, n<strong>ou</strong>s mettons notre génie dans notre adresse;n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s faisons des <strong>ou</strong>tils que n<strong>ou</strong>s puissions porter part<strong>ou</strong>t avec n<strong>ou</strong>s. T<strong>ou</strong>s ces gens si fiers de leurstalents dans Paris ne sauraient rien dans notre île, et seraient nos apprentis à leur t<strong>ou</strong>r.


105Lecteur, ne v<strong>ou</strong>s arrêtez pas à voir ici l'exercice du corps et l'adresse des mains de notre élève; maisconsidérez quelle direction n<strong>ou</strong>s donnons à ses curiosités enfantines; considérez le sens, l'esprit inventif,la prévoyance; considérez quelle tête n<strong>ou</strong>s allons lui former. Dans t<strong>ou</strong>t ce qu'il verra, dans t<strong>ou</strong>t ce qu'ilfera, il v<strong>ou</strong>dra t<strong>ou</strong>t connaître, il v<strong>ou</strong>dra savoir la raison de t<strong>ou</strong>t; d'instrument en instrument, il v<strong>ou</strong>drat<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs remonter au premier; il n'admettra rien par supposition; il refuserait d'apprendre ce quidemanderait une connaissance antérieure qu'il n'aurait pas: s'il voit faire un ressort, il v<strong>ou</strong>dra savoircomment l'acier a été tiré de la mine; s'il voit assembler les pièces d'un coffre, il v<strong>ou</strong>dra savoir commentl'arbre a été c<strong>ou</strong>pé; s'il travaille lui-même, à chaque <strong>ou</strong>til dont il se sert, il ne manquera pas de se dire: Sije n'avais pas cet <strong>ou</strong>til, comment m'y prendrais-je p<strong>ou</strong>r en faire un semblable <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r m'en passer?Au reste, une erreur difficile à éviter dans les occupations p<strong>ou</strong>r lesquelles le maître se passionne est desupposer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même goût à l'enfant: gardez, quand l'amusement du travail v<strong>ou</strong>s emporte, que luicependant ne s'ennuie sans v<strong>ou</strong>s l'oser témoigner. L'enfant doit être t<strong>ou</strong>t à la chose; mais v<strong>ou</strong>s devez êtret<strong>ou</strong>t à l'enfant, l'observer, l'épier sans relâche et sans qu'il y paraisse, pressentir t<strong>ou</strong>s ses sentimentsd'avance, et prévenir ceux qu'il ne doit pas avoir, l'occuper enfin de manière que non seulement il sesente utile à la chose, mais qu'il s'y plaise à force de bien comprendre à quoi sert ce qu'il fait.La société des arts consiste en échanges d'industrie, celle du commerce en échanges de choses, celledes banques en échanges de signes et d'argent: t<strong>ou</strong>tes ces idées se tiennent, et les notions élémentairessont déjà prises; n<strong>ou</strong>s avons jeté les fondements de t<strong>ou</strong>t cela dès le premier âge, à l'aide du jardinierRobert. Il ne n<strong>ou</strong>s reste maintenant qu'à généraliser ces mêmes idées, et les étendre à plus d'exemples,p<strong>ou</strong>r lui faire comprendre le jeu du trafic pris en lui-même, et rendu sensible par les détails d'histoirenaturelle qui regardent les productions particulières à chaque pays, par les détails d'arts et de sciencesqui regardent la navigation, enfin, par le plus grand <strong>ou</strong> moindre embarras du transport, selon l'éloignementdes lieux, selon la situation des terres, des mers, des rivières, etc.Nulle société ne peut exister sans échange, nul échange sans mesure commune, et nulle mesurecommune sans égalité. Ainsi, t<strong>ou</strong>te société a p<strong>ou</strong>r première loi quelque égalité conventionnelle, soit dansles hommes, soit dans les choses.L'égalité conventionnelle entre les hommes, bien différente de l'égalité naturelle, rend nécessaire le droitpositif, c'est-à-dire le g<strong>ou</strong>vernement et les lois. Les connaissances politiques d'un enfant doivent êtrenettes et bornées; il ne doit connaître du g<strong>ou</strong>vernement en général que ce qui se rapporte au droit depropriété, dont il a déjà quelque idée.L'égalité conventionnelle entre les choses a fait inventer la monnaie; car la monnaie n'est qu'un terme decomparaison p<strong>ou</strong>r la valeur des choses de différentes espèces; et en ce sens la monnaie est le vrai liende la société; mais t<strong>ou</strong>t peut être monnaie; autrefois le bétail l'était, des coquillages le sont encore chezplusieurs peuples; le fer fut monnaie à Sparte, le cuir l'a été en Suède, l'or et l'argent le sont parmi n<strong>ou</strong>s.Les métaux, comme plus faciles à transporter, ont été généralement choisis p<strong>ou</strong>r termes moyens de t<strong>ou</strong>sles échanges; et l'on a converti ces métaux en monnaie, p<strong>ou</strong>r épargner la mesure <strong>ou</strong> le poids à chaqueéchange: car la marque de la monnaie n'est qu'une attestation que la pièce ainsi marquée est d'un telpoids; et le prince seul a droit de battre monnaie attendu que lui seul a droit d'exiger que son témoignagefasse autorité parmi t<strong>ou</strong>t un peuple.L'usage de cette invention ainsi expliqué se fait sentir au plus stupide. Il est difficile de comparerimmédiatement des choses de différentes natures, du drap, par exemple, avec du blé; mais, quand on atr<strong>ou</strong>vé une mesure commune, savoir la monnaie, il est aisé au fabricant et au lab<strong>ou</strong>reur de rapporter lavaleur des choses qu'ils veulent échanger à cette mesure commune. Si telle quantité de drap vaut unetelle somme d'argent et que telle quantité de blé vaille aussi la même somme d'argent, il s'ensuit que lemarchand, recevant ce blé p<strong>ou</strong>r son drap, fait un échange équitable. Ainsi, c'est par la monnaie que lesbiens d'espèces diverses deviennent commensurables et peuvent se comparer.


106N'allez pas plus loin que cela, et n'entrez point dans l'explication des effets moraux de cette institution. Ent<strong>ou</strong>te chose il importe de bien exposer les usages avant de montrer les abus. Si v<strong>ou</strong>s prétendiez expliqueraux enfants comment les signes font négliger les choses, comment de la monnaie sont nées t<strong>ou</strong>tes leschimères de l'opinion, comment les pays riches d'argent doivent être pauvres de t<strong>ou</strong>t, v<strong>ou</strong>s traiteriez cesenfants non seulement en philosophes, mais en hommes sages, et v<strong>ou</strong>s prétendriez leur faire entendre ceque peu de philosophes même ont bien conçu.Sur quelle abondance d'objets intéressants ne peut-on point t<strong>ou</strong>rner ainsi la curiosité d'un élève, sansjamais quitter les rapports réels et matériels qui sont à sa portée, ni s<strong>ou</strong>ffrir qu'il s'élève dans son espritune seule idée qu'il ne puisse pas concevoir! L'art du maître est de ne laisser jamais appesantir sesobservations sur des minuties qui ne tiennent à rien, mais de le rapprocher sans cesse des grandesrelations qu'il doit connaître un j<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r bien juger du bon et du mauvais ordre de la société civile. Il fautsavoir assortir les entretiens dont on l'amuse au t<strong>ou</strong>r d'esprit qu'on lui a donné. Telle question, qui nep<strong>ou</strong>rrait pas même effleurer l'attention d'un autre, va t<strong>ou</strong>rmenter <strong>Emile</strong> pendant six mois.N<strong>ou</strong>s allons dîner dans une maison opulente; n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons les apprêts d'un festin, beauc<strong>ou</strong>p de monde,beauc<strong>ou</strong>p de laquais, beauc<strong>ou</strong>p de plats, un service élégant et fin. T<strong>ou</strong>t cet appareil de plaisir et de fête aquelque chose d'enivrant qui porte à la tête quand on n'y est pas acc<strong>ou</strong>tumé. Je pressens l'effet de t<strong>ou</strong>tcela sur mon jeune élève. Tandis que le repas se prolonge, tandis que les services se succèdent, tandisqu'aut<strong>ou</strong>r de la table règnent mille propos bruyants, je m'approche de son oreille, et je lui dis: Par combiende mains estimeriez-v<strong>ou</strong>s bien qu'ait passé t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s voyez sur cette table avant que d'y arriver?Quelle f<strong>ou</strong>le d'idées j'éveille dans son cerveau par ce peu de mots! A l'instant voilà t<strong>ou</strong>tes les vapeurs dudélire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il s'inquiète. Tandis que les philosophes, égayés par le vin,peut-être par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui, philosophant t<strong>ou</strong>t seul dans son coin;il m'interroge; je refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps; il s'impatiente, il <strong>ou</strong>blie de manger etde boire, il brûle d'être hors de table p<strong>ou</strong>r m'entretenir à son aise. Quel objet p<strong>ou</strong>r sa curiosité! Quel textep<strong>ou</strong>r son instruction! Avec un jugement sain que rien n'a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand iltr<strong>ou</strong>vera que t<strong>ou</strong>tes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ontpeut-être, ont longtemps travaillé, qu'il en a coûté la vie peut-être à des milliers d'hommes, et t<strong>ou</strong>t celap<strong>ou</strong>r lui présenter en pompe à midi ce qu'il va déposer le soir dans sa garde-robe?Epiez avec soin les conclusions secrètes qu'il tire en son coeur de t<strong>ou</strong>tes ces observations. Si v<strong>ou</strong>s l'avezmoins bien gardé que je ne le suppose, il peut être tenté de t<strong>ou</strong>rner ses réflexions dans un autre sens, etde se regarder comme un personnage important au monde, en voyant tant de soins conc<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>rapprêter son dîner. Si v<strong>ou</strong>s pressentez ce raisonnement, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez aisément le prévenir avant qu'il lefasse, <strong>ou</strong> du moins en effacer aussitôt l'impression. Ne sachant encore s'approprier les choses que parune j<strong>ou</strong>issance matérielle, il ne peut juger de leur convenance <strong>ou</strong> disconvenance avec lui que par desrapports sensibles. La comparaison d'un dîner simple et rustique, préparé par l'exercice, assaisonné parla faim, par la liberté, par la joie, avec son festin si magnifique et si compassé, suffira p<strong>ou</strong>r lui faire sentirque t<strong>ou</strong>t l'appareil du festin ne lui ayant donné aucun profit réel, et son estomac sortant t<strong>ou</strong>t aussi contentde la table du paysan que de celle du financier, il n'y avait rien à l'un de plus qu'à l'autre qu'il pût appelervéritablement sien.Imaginons ce qu'en pareil cas un g<strong>ou</strong>verneur p<strong>ou</strong>rra lui dire. Rappelez-v<strong>ou</strong>s bien ces deux repas, etdécidez en v<strong>ou</strong>s-même lequel v<strong>ou</strong>s avez fait avec le plus de plaisir; auquel avez-v<strong>ou</strong>s remarqué le plus dejoie? auquel a-t-on mangé de plus grand appétit, bu plus gaiement, ri de meilleur coeur? lequel a duré leplus longtemps sans ennui, et sans avoir besoin d'être ren<strong>ou</strong>velé par d'autres services? Cependant voyezla différence: ce pain bis, que v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vez si bon, vient du blé recueilli par ce paysan; son vin noir etgrossier, mais désaltérant et sain, est du cru de sa vigne; le linge vient de son chanvre, filé l'hiver par safemme, par ses filles, par sa servante; nulles autres mains que celles de sa famille n'ont fait les apprêtsde sa table; le m<strong>ou</strong>lin le plus proche et le marché voisin sont les bornes de l'univers p<strong>ou</strong>r lui. En quoi doncavez-v<strong>ou</strong>s réellement j<strong>ou</strong>i de t<strong>ou</strong>t ce qu'ont f<strong>ou</strong>rni de plus la terre éloignée et la main des hommes surl'autre table? Si t<strong>ou</strong>t cela ne v<strong>ou</strong>s a pas fait faire un meilleur repas, qu'avez-v<strong>ou</strong>s gagné à cetteabondance? qu'y avait-il là qui fût fait p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s? Si v<strong>ou</strong>s eussiez été le maître de la maison, p<strong>ou</strong>rra-t-il


107aj<strong>ou</strong>ter, t<strong>ou</strong>t cela v<strong>ou</strong>s fût resté plus étranger encore: car le soin d'étaler aux yeux des autres votrej<strong>ou</strong>issance eût achevé de v<strong>ou</strong>s l'ôter: v<strong>ou</strong>s auriez eu la peine, et eux le plaisir.Ce disc<strong>ou</strong>rs peut être fort beau; mais il ne vaut rien p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong>, dont il passe la portée, et à qui l'on nedicte point ses réflexions. Parlez-lui donc plus simplement. Après ces deux épreuves, dites-lui quelquematin: Où dînerons-n<strong>ou</strong>s auj<strong>ou</strong>rd'hui? aut<strong>ou</strong>r de cette montagne d'argent qui c<strong>ou</strong>vre les trois quarts de latable, et de ces parterres de fleurs de papier qu'on sert au dessert sur de miroirs, parmi ces femmes engrand panier qui v<strong>ou</strong>s traitent en marionnette, et veulent que v<strong>ou</strong>s ayez dit ce que v<strong>ou</strong>s ne savez pas; <strong>ou</strong>bien dans ce village à deux lieues d'ici, chez ces bonnes gens qui n<strong>ou</strong>s reçoivent si joyeusement et n<strong>ou</strong>sdonnent de si bonne crème? Le choix d'<strong>Emile</strong> n'est pas d<strong>ou</strong>teux; car il n'est ni babillard ni vain; il ne peuts<strong>ou</strong>ffrir la gêne, et t<strong>ou</strong>s nos ragoûts fins ne lui plaisent point: mais il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêt à c<strong>ou</strong>rir encampagne, et il aime fort les bons fruits, les bons légumes, la bonne crème, et les bonnes gens. Cheminfaisant, la réflexion vient d'elle-même. Je vois que ces f<strong>ou</strong>les d'hommes qui travaillent à ces grands repasperdent bien leurs peines, <strong>ou</strong> qu'ils ne songent guère à nos plaisirs.Mes exemples, bons peut-être p<strong>ou</strong>r un sujet, seront mauvais p<strong>ou</strong>r mille autres. Si l'on en prend l'esprit, onsaura bien les varier au besoin; le choix tient à l'étude du génie propre à chacun, et cette étude tient auxoccasions qu'on leur offre de se montrer. On n'imaginera pas que, dans l'espace de trois <strong>ou</strong> quatre ansque n<strong>ou</strong>s avons à remplir ici, n<strong>ou</strong>s puissions donner à l'enfant le plus heureusement né une idée de t<strong>ou</strong>sles arts et de t<strong>ou</strong>tes les sciences naturelles, suffisante p<strong>ou</strong>r les apprendre un j<strong>ou</strong>r de lui-même; mais enfaisant ainsi passer devant lui t<strong>ou</strong>s les objets qu'il lui importe de connaître, n<strong>ou</strong>s le mettons dans le cas dedévelopper son goût, son talent, de faire les premiers pas vers l'objet où le porte son génie, et de n<strong>ou</strong>sindiquer la r<strong>ou</strong>te qu'il lui faut <strong>ou</strong>vrir p<strong>ou</strong>r seconder la nature.Un autre avantage de cet enchaînement de connaissances bornées, mais justes, est de les lui montrerpar leurs liaisons, par leurs rapports, de les mettre t<strong>ou</strong>tes à leur place dans son estime, et de prévenir enlui les préjugés qu'ont la plupart des hommes p<strong>ou</strong>r les talents qu'ils cultivent, contre ceux qu'ils ontnégligés. Celui qui voit bien l'ordre du t<strong>ou</strong>t voit la place où doit être chaque partie; celui qui voit bien unepartie, et qui la connaît à fond, peut être un savant homme: l'autre est un homme judicieux; et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>ss<strong>ou</strong>venez que ce que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s proposons d'acquérir est moins la science que le jugement.Quoi qu'il en soit, ma méthode est indépendante de mes exemples; elle est fondée sur la mesure desfacultés de l'homme à ses différents âges, et sur le choix des occupations qui conviennent à ses facultés.Je crois qu'on tr<strong>ou</strong>verait aisément une autre méthode avec laquelle on paraîtrait faire mieux; mais si elleétait moins appropriée à l'espèce, à l'âge, au sexe, je d<strong>ou</strong>te qu'elle eût le même succès.En commençant cette seconde période, n<strong>ou</strong>s avons profité de la surabondance de nos forces sur nosbesoins p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s porter hors de n<strong>ou</strong>s; n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes élancés dans les cieux; n<strong>ou</strong>s avons mesuré laterre; n<strong>ou</strong>s avons recueilli les lois de la nature, en un mot n<strong>ou</strong>s avons parc<strong>ou</strong>ru l'île entière: maintenantn<strong>ou</strong>s revenons à n<strong>ou</strong>s; n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s rapprochons insensiblement de notre habitation. Trop heureux, en yrentrant, de n'en pas tr<strong>ou</strong>ver encore en possession l'ennemi qui n<strong>ou</strong>s menace, et qui s'apprête à s'enemparer!Que n<strong>ou</strong>s reste-t-il à faire après avoir observé t<strong>ou</strong>t ce qui n<strong>ou</strong>s environne? d'en convertir à notre usaget<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons n<strong>ou</strong>s approprier, et de tirer parti de notre curiosité p<strong>ou</strong>r l'avantage de notrebien-être. Jusqu'ici n<strong>ou</strong>s avons fait provision d'instruments de t<strong>ou</strong>te espèce, sans avoir desquels n<strong>ou</strong>saurions besoin. Peut-être, inutiles à n<strong>ou</strong>s-mêmes, les nôtres p<strong>ou</strong>rront-ils servir à d'autres; et peut-être, ànotre t<strong>ou</strong>r, aurons-n<strong>ou</strong>s besoin des leurs. Ainsi n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verions t<strong>ou</strong>s notre compte à ces échanges: mais,p<strong>ou</strong>r les faire, il faut connaître nos besoins mutuels, il faut que chacun sache ce que d'autres ont à sonusage, et ce qu'il peut leur offrir en ret<strong>ou</strong>r. Supposons dix hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Ilfaut que chacun, p<strong>ou</strong>r son nécessaire, s'applique à dix sortes de travaux; mais, vu la différence de génieet de talent, l'un réussira moins à quelqu'un de ces travaux, l'autre à un autre. T<strong>ou</strong>s, propres à diverseschoses, feront les mêmes, et seront mal servis. Formons une société de ces dix hommes, et que chacuns'applique, p<strong>ou</strong>r lui seul et p<strong>ou</strong>r les neuf autres, au genre d'occupation qui lui convient le mieux; chacunprofitera des talents des autres comme si lui seul les avait t<strong>ou</strong>s; chacun perfectionnera le sien par un


108continuel exercice; et il arrivera que t<strong>ou</strong>s les dix, parfaitement bien p<strong>ou</strong>rvus, auront encore dusurabondant p<strong>ou</strong>r d'autres. Voilà le principe apparent de t<strong>ou</strong>tes nos institutions. Il n'est pas de mon sujetd'en examiner ici les conséquences: c'est ce que j'ai fait dans un autre écrit.Sur ce principe, un homme qui v<strong>ou</strong>drait se regarder comme un être isolé, ne tenant du t<strong>ou</strong>t à rien et sesuffisant à lui-même, ne p<strong>ou</strong>rrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister; car,tr<strong>ou</strong>vant la terre entière c<strong>ou</strong>verte du tien et du mien, et n'ayant rien à lui que son corps, d'où tirerait-il sonnécessaire? En sortant de l'état de nature, n<strong>ou</strong>s forçons nos semblables d'en sortir aussi; nul n'y peutdemeurer malgré les autres; et ce serait réellement en sortir, que d'y v<strong>ou</strong>loir rester dans l'impossibilité d'yvivre; car la première loi de la nature est le soin de se conserver.Ainsi se forment peu à peu dans l'esprit d'un enfant les idées des relations sociales, même avant qu'ilpuisse être réellement membre actif de la société. <strong>Emile</strong> voit que, p<strong>ou</strong>r avoir des instruments à son usage,il lui en faut encore à l'usage des autres, par lesquels il puisse obtenir en échange les choses qui lui sontnécessaires et qui sont en leur p<strong>ou</strong>voir. Je l'amène aisément à sentir le besoin de ces échanges, et à semettre en état d'en profiter.Monseigneur, il faut que je vive, disait un malheureux auteur satirique au ministre qui lui reprochaitl'infamie de ce métier. - Je n'en vois pas la nécessité, lui repartit froidement l'homme en place. Cetteréponse, excellente p<strong>ou</strong>r un ministre, eût été barbare et fausse en t<strong>ou</strong>te autre b<strong>ou</strong>che. Il faut que t<strong>ou</strong>thomme vive. Cet argument, auquel chacun donne plus <strong>ou</strong> moins de force à proportion qu'il a plus <strong>ou</strong>moins d'humanité, me paraît sans réplique p<strong>ou</strong>r celui qui le fait relativement à lui-même. Puisque, det<strong>ou</strong>tes les aversions que n<strong>ou</strong>s donne la nature, la plus forte est celle de m<strong>ou</strong>rir, il s'ensuit que t<strong>ou</strong>t estpermis par elle à quiconque n'a nul autre moyen possible p<strong>ou</strong>r vivre. Les principes sur lesquels l'hommevertueux apprend à mépriser sa vie et à l'immoler à son devoir sont bien loin de cette simplicité primitive.Heureux les peuples chez lesquels on peut être bon sans effort et juste sans vertu! S'il est quelquemisérable état au monde où chacun ne puisse pas vivre sans mal faire et où les citoyens soient friponspar nécessité, ce n'est pas le malfaiteur qu'il faut pendre, c'est celui qui le force à le devenir.Sitôt qu'<strong>Emile</strong> saura ce que c'est que la vie, mon premier soin sera de lui apprendre à la conserver.Jusqu'ici je n'ai point distingué les états, les rangs, les fortunes; et je ne les distinguerai guère plus dans lasuite, parce que l'homme est le même dans t<strong>ou</strong>s les états; que le riche n'a pas l'estomac plus grand quele pauvre et ne digère pas mieux que lui; que le maître n'a pas les bras plus longs ni plus forts que ceuxde son esclave; qu'un grand n'est pas plus grand qu'un homme du peuple; et qu'enfin les besoins naturelsétant part<strong>ou</strong>t les mêmes, les moyens d'y p<strong>ou</strong>rvoir doivent être part<strong>ou</strong>t égaux. Appropriez l'éducation del'homme à l'homme, et non pas à ce qui n'est point lui. Ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas qu'en travaillant à le formerexclusivement p<strong>ou</strong>r un état, v<strong>ou</strong>s le rendez inutile à t<strong>ou</strong>t autre, et que, s'il plaît à la fortune, v<strong>ou</strong>s n'aureztravaillé qu'à le rendre malheureux? Qu'y a-t-il de plus ridicule qu'un grand seigneur devenu gueux, quiporte dans sa misère les préjugés de sa naissance? Qu'y a-t-il de plus vil qu'un riche appauvri, qui, ses<strong>ou</strong>venant du mépris qu'on doit à la pauvreté, se sent devenu le dernier des hommes? L'un a p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>teress<strong>ou</strong>rce le métier de fripon public, l'autre celui de valet rampant avec ce beau mot: Il faut que je vive.V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s fiez à l'ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutionsinévitables, et qu'il v<strong>ou</strong>s est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Legrand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet: les c<strong>ou</strong>ps du sort sont-ils si raresque v<strong>ou</strong>s puissiez compter d'en être exempt? N<strong>ou</strong>s approchons de l'état de crise et du siècle desrévolutions. Qui peut v<strong>ou</strong>s répondre de ce que v<strong>ou</strong>s deviendrez alors? T<strong>ou</strong>t ce qu'ont fait les hommes, leshommes peuvent le détruire: il n'y a de caractères ineffaçables que ceux qu'imprime la nature, et la naturene fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc dans la bassesse ce satrape que v<strong>ou</strong>sn'avez élevé que p<strong>ou</strong>r la grandeur? Que fera, dans la pauvreté, ce publicain qui ne sait vivre que d'or?Que fera, dép<strong>ou</strong>rvu de t<strong>ou</strong>t, ce fastueux imbécile qui ne sait point user de lui-même, et ne met son êtreque dans ce qui est étranger à lui? Heureux celui qui sait quitter alors l'état qui le quitte, et rester hommeen dépit du sort! Qu'on l<strong>ou</strong>e tant qu'on v<strong>ou</strong>dra ce roi vaincu qui veut s'enterrer en furieux s<strong>ou</strong>s les débrisde son trône; moi je le méprise; je vois qu'il n'existe que par sa c<strong>ou</strong>ronne, et qu'il n'est rien du t<strong>ou</strong>t s'il n'estroi: mais celui qui la perd et s'en passe est alors au-dessus d'elle. Du rang de roi, qu'un lâche, un


109méchant, un f<strong>ou</strong> peut remplir comme un autre, il monte à l'état d'homme, que si peu d'hommes saventremplir. Alors il triomphe de la fortune, il la brave; il ne doit rien qu'à lui seul; et, quand il ne lui reste àmontrer que lui, il n'est point nul; il est quelque chose. Oui, j'aime mieux cent fois le roi de Syracusemaître d'école à Corinthe, et le roi de Macédoine greffier à Rome, qu'un malheureux Tarquin, ne sachantque devenir s'il ne règne pas, que l'héritier du possesseur de trois royaumes, j<strong>ou</strong>et de quiconque oseinsulter à sa misère, errant de c<strong>ou</strong>r en c<strong>ou</strong>r, cherchant part<strong>ou</strong>t des sec<strong>ou</strong>rs, et tr<strong>ou</strong>vant part<strong>ou</strong>t desaffronts, faute des savoir faire autre chose qu'un métier qui n'est plus en son p<strong>ou</strong>voir.L'homme et le citoyen, quel qu'il soit, n'a d'autre bien à mettre dans la société que lui-même; t<strong>ou</strong>s sesautres biens y sont malgré lui; et quand un homme est riche, <strong>ou</strong> il ne j<strong>ou</strong>it pas de sa richesse, <strong>ou</strong> le publicen j<strong>ou</strong>it aussi. Dans le premier cas il vole aux autres ce dont il se prive; et dans le second, il ne leur donnerien. Ainsi la dette sociale lui reste t<strong>ou</strong>t entière tant qu'il ne paye que de son bien. Mais mon père, en legagnant, a servi la société... Soit, il a payé sa dette, mais non pas la vôtre. V<strong>ou</strong>s devez plus aux autresque si v<strong>ou</strong>s fussiez né sans bien, puisque v<strong>ou</strong>s êtes né favorisé. Il n'est point juste que ce qu'un homme afait p<strong>ou</strong>r la société en décharge un autre de ce qu'il lui doit; car chacun, se devant t<strong>ou</strong>t entier, ne peutpayer que p<strong>ou</strong>r lui, et nul père ne peut transmettre à son fils le droit d'être inutile à ses semblables; or,c'est p<strong>ou</strong>rtant ce qu'il fait, selon v<strong>ou</strong>s, en lui transmettant ses richesses, qui sont la preuve et le prix dutravail. Celui qui mange dans l'oisiveté ce qu'il n'a pas gagné lui-même le vole; et un rentier que l'Etatpaye p<strong>ou</strong>r ne rien faire ne diffère guère, à mes yeux, d'un brigand qui vit aux dépens des passants. Horsde la société, l'homme isolé, ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît; mais dans lasociété, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien; celaest sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l'homme social. Riche <strong>ou</strong> pauvre,puissant <strong>ou</strong> faible, t<strong>ou</strong>t citoyen oisif est un fripon.Or, de t<strong>ou</strong>tes les occupations qui peuvent f<strong>ou</strong>rnir la substance à l'homme, celle qui le rapproche le plus del'état de nature est le travail des mains: de t<strong>ou</strong>tes les conditions, la plus indépendante de la fortune et deshommes est celle de l'artisan. L'artisan ne dépend que de son travail; il est libre, aussi libre que lelab<strong>ou</strong>reur est esclave; car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d'autrui. L'ennemi,le prince, un voisin puissant, un procès, lui peut enlever ce champ; par ce champ on peut le vexer en millemanières; mais part<strong>ou</strong>t où l'on veut vexer l'artisan, son bagage est bientôt fait; il emporte ses bras et s'enva. T<strong>ou</strong>tefois, l'agriculture est le premier métier de l'homme: c'est le plus honnête, le plus utile, et parconséquent le plus noble qu'il puisse exercer. Je ne dis pas à <strong>Emile</strong>: Apprends l'agriculture; il la sait. T<strong>ou</strong>sles travaux rustiques lui sont familiers; c'est par eux qu'il a commencé, c'est à eux qu'il revient sans cesse.Je lui dis donc: Cultive l'héritage de tes pères. Mais si tu perds cet héritage, <strong>ou</strong> si tu n'en as point, quefaire? Apprends un métier.Un métier à mon fils! mon fils artisan! Monsieur, y pensez-v<strong>ou</strong>s? J'y pense mieux que v<strong>ou</strong>s, madame, quiv<strong>ou</strong>lez le réduire à ne p<strong>ou</strong>voir jamais être qu'un lord, un marquis, un prince, et peut-être un j<strong>ou</strong>r moins querien: moi, je lui veux donner un rang qu'il ne puisse perdre, un rang qui l'honore dans t<strong>ou</strong>s les temps; jeveux l'élever à l'état d'homme; et, quoi que v<strong>ou</strong>s en puissiez dire, il aura moins d'égaux à ce titre qu'à t<strong>ou</strong>sceux qu'il tiendra de v<strong>ou</strong>s.La lettre tue, et l'esprit vivifie. Il s'agit moins d'apprendre un métier p<strong>ou</strong>r savoir un métier, que p<strong>ou</strong>r vaincreles préjugés qui le méprisent. V<strong>ou</strong>s ne serez jamais réduit à travailler p<strong>ou</strong>r vivre. Eh! tant pis, tant pis p<strong>ou</strong>rv<strong>ou</strong>s! Mais n'importe; ne travaillez point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissez-v<strong>ou</strong>s à l'étatd'artisan, p<strong>ou</strong>r être au-dessus du vôtre. P<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>mettre la fortune et les choses, commencez parv<strong>ou</strong>s en rendre indépendant. P<strong>ou</strong>r régner par l'opinion, commencez par régner sur elle.S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s que ce n'est point un talent que je v<strong>ou</strong>s demande: c'est un métier, un vrai métier, un artpurement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, maisavec lequel on peut s'en passer. Dans des maisons fort au-dessus du danger de manquer de pain, j'ai vudes pères p<strong>ou</strong>sser la prévoyance jusqu'à joindre au soin d'instruire leurs enfants celui de les p<strong>ou</strong>rvoir deconnaissances dont, à t<strong>ou</strong>t événement, ils pussent tirer parti p<strong>ou</strong>r vivre. Ces pères prévoyants croientbeauc<strong>ou</strong>p faire; ils ne font rien, parce que les ress<strong>ou</strong>rces qu'ils pensent ménager à leurs enfantsdépendent de cette même fortune au-dessus de laquelle ils les veulent mettre. En sorte qu'avec t<strong>ou</strong>s ces


110beaux talents, si celui qui les a ne se tr<strong>ou</strong>ve dans des circonstances favorables p<strong>ou</strong>r en faire usage, ilpérira de misère comme s'il n'en avait aucun.Dès qu'il est question de manège et d'intrigues, autant vaut les employer à se maintenir dans l'abondancequ'à regagner, du sein de la misère, de quoi remonter à son premier état. Si v<strong>ou</strong>s cultivez des arts dont lesuccès tient à la réputation de l'artiste; si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s rendez propre à des emplois qu'on n'obtient que parla faveur, que v<strong>ou</strong>s servira t<strong>ou</strong>t cela, quand, justement dégoûté du monde, v<strong>ou</strong>s dédaignerez les moyenssans lesquels on n'y peut réussir? V<strong>ou</strong>s avez étudié la politique et les intérêts des princes. Voilà qui vafort bien; mais que ferez-v<strong>ou</strong>s de ces connaissances, si v<strong>ou</strong>s ne savez parvenir aux ministres, auxfemmes de la c<strong>ou</strong>r, aux chefs des bureaux; si v<strong>ou</strong>s n'avez le secret de leur plaire, si t<strong>ou</strong>s ne tr<strong>ou</strong>vent env<strong>ou</strong>s le fripon qui leur convient? V<strong>ou</strong>s êtes architecte <strong>ou</strong> peintre: soit; mais il faut faire connaître votretalent. Pensez-v<strong>ou</strong>s aller de but en blanc exposer un <strong>ou</strong>vrage au Salon? Oh! qu'il n'en va pas ainsi! Il fautêtre de l'Académie; il y faut même être protégé p<strong>ou</strong>r obtenir au coin d'un mur quelque place obscure.Quittez-moi la règle et le pinceau; prenez un fiacre, et c<strong>ou</strong>rez de porte en porte: c'est ainsi qu'on acquiertla célébrité. Or v<strong>ou</strong>s devez savoir que t<strong>ou</strong>tes ces illustres portes ont des suisses <strong>ou</strong> des portiers quin'entendent que par geste, et dont les oreilles sont dans leurs mains. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s enseigner ce que v<strong>ou</strong>savez appris, et devenir maître de géographie, <strong>ou</strong> de mathématiques, <strong>ou</strong> de langues, <strong>ou</strong> de musique, <strong>ou</strong> dedessin? p<strong>ou</strong>r cela même il faut tr<strong>ou</strong>ver des écoliers, par conséquent des prôneurs. Comptez qu'il importeplus d'être charlatan qu'habile, et que, si v<strong>ou</strong>s ne savez de métier que le vôtre, jamais v<strong>ou</strong>s ne serezqu'un ignorant.Voyez donc combien t<strong>ou</strong>tes ces brillantes ress<strong>ou</strong>rces sont peu solides, et combien d'autres ress<strong>ou</strong>rcesv<strong>ou</strong>s sont nécessaires p<strong>ou</strong>r tirer parti de celles-là. Et puis, que deviendrez-v<strong>ou</strong>s dans ce lâcheabaissement? Les revers, sans v<strong>ou</strong>s instruire, v<strong>ou</strong>s avilissent; j<strong>ou</strong>et plus que jamais de l'opinion publique,comment v<strong>ou</strong>s élèverez-v<strong>ou</strong>s au-dessus des préjugés, arbitres de votre sort? Comment mépriserez-v<strong>ou</strong>sla bassesse et les vices dont v<strong>ou</strong>s avez besoin p<strong>ou</strong>r subsister? V<strong>ou</strong>s ne dépendiez que des richesses, etmaintenant v<strong>ou</strong>s dépendez des riches; v<strong>ou</strong>s n'avez fait qu'empirer votre esclavage et le surcharger devotre misère. V<strong>ou</strong>s voilà pauvre sans être libre; c'est le pire état où l'homme puisse tomber.Mais, au lieu de rec<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>r vivre à ces hautes connaissances qui sont faites p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>rrir l'âme et non lecorps, si v<strong>ou</strong>s rec<strong>ou</strong>rez, au besoin, à vos mains et à l'usage que v<strong>ou</strong>s en savez faire, t<strong>ou</strong>tes les difficultésdisparaissent, t<strong>ou</strong>s les manèges deviennent inutiles; la ress<strong>ou</strong>rce est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prête au moment d'en user;la probité, l'honneur, ne sont plus un obstacle à la vie; v<strong>ou</strong>s n'avez plus besoin d'être lâche et menteurdevant les grands, s<strong>ou</strong>ple et rampant devant les fripons, vil complaisant de t<strong>ou</strong>t le monde, emprunteur <strong>ou</strong>voleur, ce qui est à peu près la même chose quand on n'a rien; l'opinion des autres ne v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>che point;v<strong>ou</strong>s n'avez à faire votre c<strong>ou</strong>r à personne, point de sot à flatter, point de suisse à fléchir, point dec<strong>ou</strong>rtisane à payer, et, qui pis est, à encenser. Que des coquins mènent les grandes affaires, peu v<strong>ou</strong>simporte: cela ne v<strong>ou</strong>s empêchera pas, v<strong>ou</strong>s, dans votre vie obscure, d'être honnête homme et d'avoir dupain. V<strong>ou</strong>s entrez dans la première b<strong>ou</strong>tique du métier que v<strong>ou</strong>s avez appris: Maître, j'ai besoind'<strong>ou</strong>vrage. Compagnon, mettez-v<strong>ou</strong>s là, travaillez. Avant que l'heure du dîner soit venue, v<strong>ou</strong>s avezgagné votre dîner; si v<strong>ou</strong>s êtes diligent et sobre, avant que huit j<strong>ou</strong>rs se passent, v<strong>ou</strong>s aurez de quoi vivrehuit autres j<strong>ou</strong>rs: v<strong>ou</strong>s aurez vécu libre, sain, vrai, laborieux, juste. Ce n'est pas perdre son temps qued'en gagner ainsi.Je veux absolument qu'<strong>Emile</strong> apprenne un métier. Un métier honnête, au moins, direz-v<strong>ou</strong>s? Que signifiece mot? T<strong>ou</strong>t métier utile au public n'est-il pas honnête? Je ne veux point qu'il soit brodeur, ni doreur, nivernisseur, comme le gentilhomme de Locke; je ne veux qu'il soit ni musicien, ni comédien, ni faiseur delivres. A ces professions près et les autres qui leur ressemblent, qu'il prenne celle qu'il v<strong>ou</strong>dra; je neprétends le gêner en rien. J'aime mieux qu'il soit cordonnier que poète; j'aime mieux qu'il pave les grandschemins que de faire des fleurs de porcelaine. Mais, direz-v<strong>ou</strong>s, les archers, les espions, les b<strong>ou</strong>rreauxsont des gens utiles. Il ne tient qu'au g<strong>ou</strong>vernement qu'ils ne le soient point. Mais passons; j'avais tort: ilne suffit pas de choisir un métier utile, il faut encore qu'il n'exige pas des gens qui l'exercent des qualitésd'âme odieuses et incompatibles avec l'humanité. Ainsi, revenant au premier mot, prenons un métierhonnête; mais s<strong>ou</strong>venons-n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs qu'il n'y a point d'honnêteté sans l'utilité.


111Un célèbre auteur de ce siècle, dont les livres sont pleins de grands projets et de petites vues, avait faitvoeu, comme t<strong>ou</strong>s les prêtres de sa communion, de n'avoir point de femme en propre; mais, se tr<strong>ou</strong>vantplus scrupuleux que les autres sur l'adultère, on dit qu'il prit le parti d'avoir de jolies servantes, aveclesquelles il réparait de son mieux l'<strong>ou</strong>trage qu'il avait fait à son espèce par ce téméraire engagement. Ilregardait comme un devoir du citoyen d'en donner d'autres à la patrie, et du tribut qu'il lui payait en cegenre il peuplait la classe des artisans. Sitôt que ces enfants étaient en âge, il leur faisait apprendre àt<strong>ou</strong>s un métier de leur goût, n'excluant que les professions oiseuses, futiles, <strong>ou</strong> sujettes à la mode, telles,par exemple, que celle de perruquier, qui n'est jamais nécessaire, et qui peut devenir inutile d'un j<strong>ou</strong>r àl'autre, tant que la nature ne se rebutera pas de n<strong>ou</strong>s donner des cheveux.Voilà l'esprit qui doit n<strong>ou</strong>s guider dans le choix du métier d'<strong>Emile</strong>, <strong>ou</strong> plutôt ce n'est pas à n<strong>ou</strong>s de faire cechoix, c'est à lui; car les maximes dont il est imbu conservant en lui le mépris naturel des choses inutiles,jamais il ne v<strong>ou</strong>dra consumer son temps en travaux de nulle valeur et il ne connaît de valeur aux chosesque celle de leur utilité réelle; il lui faut un métier qui pût servir à Robinson dans son île.En faisant passer en revue devant un enfant les productions de la nature et de l'art, en irritant sa curiosité,en le suivant où elle le porte, on a l'avantage d'étudier ses goûts, ses inclinations, ses penchants, et devoir brillie la première étincelle de son génie, s'il en a quelqu'un qui soit bien décidé. Mais une erreurcommune et dont il faut v<strong>ou</strong>s préserver, c'est d'attribuer à l'ardeur du talent l'effet de l'occasion, et deprendre p<strong>ou</strong>r une inclination marquée vers tel <strong>ou</strong> tel art l'esprit imitatif commun à l'homme et au singe, etqui porte machinalement l'un et l'autre à v<strong>ou</strong>loir faire t<strong>ou</strong>t ce qu'il voit faire, sans trop savoir à quoi cela estbon. Le monde est plein d'artisans, et surt<strong>ou</strong>t d'artistes, qui n'ont point le talent naturel de l'art qu'ilsexercent, et dans lequel on les a p<strong>ou</strong>ssés dès leur bas âge, soit déterminé par d'autres convenances, soittrompé par un zèle apparent qui les eût portés de même vers t<strong>ou</strong>t autre art, s'ils l'avaient vu pratiqueraussitôt. Tel entend un tamb<strong>ou</strong>r et se croit général; tel voit bâtir et veut être architecte. Chacun est tentédu métier qu'il voit faire, quand il le croit estimé.J'ai connu un laquais qui, voyant peindre et dessiner son maître, se mit dans la tête d'être peintre etdessinateur. Dès l'instant qu'il eut formé cette résolution, il prit le crayon, qu'il n'a plus quitté que p<strong>ou</strong>rreprendre le pinceau, qu'il ne quittera de sa vie. Sans leçons et sans règles, il se mit à dessiner t<strong>ou</strong>t ce quilui tombait s<strong>ou</strong>s la main. Il passa trois ans entiers collé sur ses barb<strong>ou</strong>illages, sans que jamais rien pûtarracher que son service, et sans jamais se rebuter du peu de progrès que de médiocres dispositions luilaissaient faire. Je l'ai vu durant six mois d'un été très ardent, dans une petite antichambre au midi, où l'onsuffoquait au passage, assis, <strong>ou</strong> plutôt cl<strong>ou</strong>é t<strong>ou</strong>t le j<strong>ou</strong>r sur sa chaise, devant un globe, dessiner ceglobe, le redessiner, commencer et recommencer sans cesse avec une invincible obstination, jusqu'à cequ'il eût rendu la ronde bosse assez bien p<strong>ou</strong>r être content de son travail. Enfin, favorisé de son maître etguidé par un artiste, il est parvenu au point de quitter la livrée et de vivre de son pinceau. Jusqu'à certainterme la persévérance supplée au talent: il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance etl'émulation de cet honnête garçon sont l<strong>ou</strong>ables. Il se fera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs estimer par son assiduité, par safidélité, par ses moeurs; mais il ne peindra jamais que des dessus de porte. Qui est-ce qui n'eût pas ététrompé par son zèle et ne l'eût pas pris p<strong>ou</strong>r un vrai talent? Il y a bien de la différence entre se plaire à untravail et y être propre. Il faut des observations plus fines qu'on ne pense p<strong>ou</strong>r s'assurer du vrai génie etdu vrai goût d'un enfant qui montre bien plus ses désirs que ses dispositions, et qu'on juge t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs parles premiers, faute de savoir étudier les autres. Je v<strong>ou</strong>drais qu'un homme judicieux n<strong>ou</strong>s donnât un traitéde l'art d'observer les enfants. Cet art serait très important à connaître: les pères et les maîtres n'en ontpas encore les éléments.Mais peut-être donnons-n<strong>ou</strong>s ici trop d'importance au choix d'un métier. Puisqu'il ne s'agit que d'un travaildes mains, ce choix n'est rien p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong>; et son apprentissage est déjà plus d'à moitié fait, par lesexercices dont n<strong>ou</strong>s l'avons occupé jusqu'à présent. Que v<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s qu'il fasse? Il est prêt à t<strong>ou</strong>t: il saitdéjà manier la bêche et la h<strong>ou</strong>e; il sait se servir du t<strong>ou</strong>r, du marteau, du rabot, de la lime; les <strong>ou</strong>tils de t<strong>ou</strong>sles métiers lui sont déjà familiers. Il ne s'agit plus que d'acquérir de quelqu'un de ces <strong>ou</strong>tils un usageassez prompt, assez facile, p<strong>ou</strong>r égaler en diligence les bons <strong>ou</strong>vriers qui s'en servent; et il a sur ce pointun grand avantage par-dessus t<strong>ou</strong>s, c'est d'avoir le corps agile, les membres flexibles, p<strong>ou</strong>r prendre sanspeine t<strong>ou</strong>tes sortes d'attitudes et prolonger sans effort t<strong>ou</strong>tes sortes de m<strong>ou</strong>vements. <strong>De</strong> plus, il a les


112organes justes et bien exercés; t<strong>ou</strong>te la mécanique des arts lui est déjà connue. P<strong>ou</strong>r savoir travailler enmaître, il ne lui manque que de l'habitude, et l'habitude ne se gagne qu'avec le temps. Auquel desmétiers, dont le choix n<strong>ou</strong>s reste à faire, donnera-t-il donc assez de temps p<strong>ou</strong>r s'y rendre diligent? Cen'est plus que de cela qu'il s'agit.Donnez à l'homme un métier qui convienne à son sexe, et au jeune homme un métier qui convienne àson âge: t<strong>ou</strong>te profession sédentaire et casanière, qui effémine et ramollit le corps, ne lui plaît ni ne luiconvient. Jamais jeune garçon n'aspira de lui-même à être tailleur; il faut de l'art p<strong>ou</strong>r porter à ce métierde femmes le sexe p<strong>ou</strong>r lequel il n'est pas fait. L'aiguille et l'épée ne sauraient être maniées par lesmêmes mains. Si j'étais s<strong>ou</strong>verain, je ne permettrais la c<strong>ou</strong>ture et les métiers à l'aiguille qu'aux femmes etaux boiteux réduits à s'occuper comme elles. En supposant les eunuques nécessaires, je tr<strong>ou</strong>ve lesOrientaux bien f<strong>ou</strong>s d'en faire exprès. Que ne se contentent-ils de ceux qu'a faits la nature, de ces f<strong>ou</strong>lesd'hommes lâches dont elle a mutilé le coeur? ils en auraient de reste p<strong>ou</strong>r le besoin. T<strong>ou</strong>t homme faible,délicat, craintif, est condamné par elle à la vie sédentaire; il est fait p<strong>ou</strong>r vivre avec les femmes <strong>ou</strong> à leurmanière. Qu'il exerce quelqu'un des métiers qui leur sont propres, à la bonne heure; et, s'il fautabsolument de vrais eunuques, qu'on réduise à cet état les hommes qui déshonorent leur sexe enprenant des emplois qui ne lui conviennent pas. Leur choix annonce l'erreur de la nature: corrigez cetteerreur de manière <strong>ou</strong> d'autre, v<strong>ou</strong>s n'aurez fait que du bien.J'interdis à mon élève les métiers malsains, mais non pas les métiers pénibles, ni même les métierspérilleux. Ils exercent à la fois la force et le c<strong>ou</strong>rage; ils sont propres aux hommes seuls; les femmes n'yprétendent point: comment n'ont-ils pas honte d'empiéter sur ceux qu'elles font?Luctantur paucae, comedunt coliphia paucae.Vos lanam trahitis, calathisque peracta refertisVellera...En Italie on ne voit point de femmes dans les b<strong>ou</strong>tiques; et l'on ne peut rien imaginer de plus triste que lec<strong>ou</strong>p d'oeil des rues de ce pays-là p<strong>ou</strong>r ceux qui sont acc<strong>ou</strong>tumés à celles de France et d'Angleterre. Envoyant des marchands de modes vendre aux dames des rubans, des pompons, du réseau, de la chenille,je tr<strong>ou</strong>vais ces parures délicates bien ridicules dans de grosses mains, faites p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>ffler la forge etfrapper sur l'enclume. Je me disais: Dans ce pays les femmes devraient, par représailles, lever desb<strong>ou</strong>tiques de f<strong>ou</strong>rbisseurs et d'armuriers. Eh! que chacun fasse et vende les armes de son sexe. P<strong>ou</strong>r lesconnaître, il les faut employer.Jeune homme, imprime à tes travaux la main de l'homme. Apprends à manier d'un bras vig<strong>ou</strong>reux lahache et la scie, à équarrir une p<strong>ou</strong>tre, à monter sur un comble, à poser le faîte, à l'affermir de jambes deforce et d'entraits; puis crie à ta soeur de venir t'aider à ton <strong>ou</strong>vrage, comme elle te disait de travailler àson point croisé.J'en dis trop p<strong>ou</strong>r mes agréables contemporains, je le sens; mais je me laisse quelquefois entraîner à laforce des conséquences. Si quelque homme que ce soit a honte de travailler en public armé d'une doloireet ceint d'un tablier de peau, je ne vois plus en lui qu'un esclave de l'opinion, prêt à r<strong>ou</strong>gir de bien faire,sitôt qu'on se rira des honnêtes gens. T<strong>ou</strong>tefois cédons au préjugé des pères t<strong>ou</strong>t ce qui ne peut nuire aujugement des enfants. Il n'est pas nécessaire d'exercer t<strong>ou</strong>tes les professions utiles p<strong>ou</strong>r les honorert<strong>ou</strong>tes; il suffit de n'en estimer aucune au-dess<strong>ou</strong>s de soi. Quand on a le choix et que rien d'ailleurs nen<strong>ou</strong>s détermine, p<strong>ou</strong>rquoi ne consulterait-on pas l'agrément, l'inclination, la convenance entre lesprofessions de même rang? Les travaux des métaux sont utiles, et même les plus utiles de t<strong>ou</strong>s;cependant, à moins qu'une raison particulière ne m'y porte, je ne ferai point de votre fils un maréchal, unserrurier, un forgeron; je n'aimerais pas à lui voir dans sa forge la figure d'un cyclope. <strong>De</strong> même je n'enferai pas un maçon, encore moins un cordonnier. Il faut que t<strong>ou</strong>s les métiers se fassent; mais qui peutchoisir doit avoir égard à la propreté, car il n'y a point là d'opinion; sur ce point les sens n<strong>ou</strong>s décident.


113Enfin je n'aimerais pas ces stupides professions dont les <strong>ou</strong>vriers, sans industrie et presque automates,n'exercent jamais leurs mains qu'au même travail; les tisserands, les faiseurs de bas, les scieurs depierres: à quoi sert d'employer à ces métiers des hommes de sens? c'est une machine qui en mène uneautre.T<strong>ou</strong>t bien considéré, le métier que j'aimerais le mieux qui fût du goût de mon élève est celui de menuisier.Il est propre, il est utile, il peut s'exercer dans la maison; il tient suffisamment le corps en haleine; il exigedans l'<strong>ou</strong>vrier de l'adresse et l'industrie, et dans la forme des <strong>ou</strong>vrages que l'utilité détermine, l'élégance etle goût ne sont pas exclus.Que si par hasard le génie de votre élève était décidément t<strong>ou</strong>rné vers les sciences spéculatives, alors jene blâmerais pas qu'on lui donnât un métier conforme à ses inclinations; qu'il apprît, par exemple, à fairedes instruments de mathématiques, des lunettes, des télescopes, etc.Quand <strong>Emile</strong> apprendra son métier, je veux l'apprendre avec lui; car je suis convaincu qu'il n'apprendrajamais bien que ce que n<strong>ou</strong>s apprendrons ensemble. N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s mettrons donc t<strong>ou</strong>s deux enapprentissage, et n<strong>ou</strong>s ne prétendrons point être traités en messieurs, mais en vrais apprentis qui ne lesont pas p<strong>ou</strong>r rire; p<strong>ou</strong>rquoi ne le serions-n<strong>ou</strong>s pas t<strong>ou</strong>t de bon? Le czar Pierre était charpentier auchantier, et tamb<strong>ou</strong>r dans ses propres tr<strong>ou</strong>pes, pensez-v<strong>ou</strong>s que ce prince ne v<strong>ou</strong>s valût pas par lanaissance <strong>ou</strong> par le mérite? V<strong>ou</strong>s comprenez que ce n'est point à <strong>Emile</strong> que je dis cela; c'est à v<strong>ou</strong>s, quique v<strong>ou</strong>s puissiez être.Malheureusement n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons passer t<strong>ou</strong>t notre temps à l'établi. N<strong>ou</strong>s ne sommes pas apprentis<strong>ou</strong>vriers, n<strong>ou</strong>s sommes apprentis hommes; et l'apprentissage de ce dernier métier est plus pénible et pluslong que l'autre. Comment ferons-n<strong>ou</strong>s donc? Prendrons-n<strong>ou</strong>s un maître de rabot une heure par j<strong>ou</strong>r,comme on prend un maître à danser? Non. N<strong>ou</strong>s ne serions pas des apprentis, mais des disciples; etnotre ambition n'est pas tant d'apprendre la menuiserie que de n<strong>ou</strong>s élever à l'état de menuisier. Je suisdonc d'avis que n<strong>ou</strong>s allions t<strong>ou</strong>tes les semaines une <strong>ou</strong> deux fois au moins passer la j<strong>ou</strong>rnée entièrechez le maître, que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s levions à son heure, que n<strong>ou</strong>s soyons à l'<strong>ou</strong>vrage avant lui, que n<strong>ou</strong>smangions à sa table, que n<strong>ou</strong>s travaillions s<strong>ou</strong>s ses ordres, et qu'après avoir eu l'honneur de s<strong>ou</strong>per avecsa famille, n<strong>ou</strong>s ret<strong>ou</strong>rnions, si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons, c<strong>ou</strong>cher dans nos lits durs. Voilà comment on apprendplusieurs métiers à la fois, et comment on s'exerce au travail des mains sans négliger l'autreapprentissage.Soyons simples en faisant bien. N'allons pas reproduire la vanité par nos soins p<strong>ou</strong>r la combattre.S'enorgueillir d'avoir vaincu les préjugés, c'est s'y s<strong>ou</strong>mettre. On dit que, par un ancien usage de lamaison ottomane, le Grand Seigneur est obligé de travailler de ses mains; et chacun sait que les<strong>ou</strong>vrages d'une main royale ne peuvent être que des chefs-d'oeuvre. Il distribue donc magnifiquement ceschefs-d'oeuvre aux grands de la Porte; et l'<strong>ou</strong>vrage est payé selon la qualité de l'<strong>ou</strong>vrier. Ce que je vois demal à cela n'est pas cette prétendue vexation; car, au contraire, elle est un bien. En forçant les grands departager avec lui les dép<strong>ou</strong>illes du peuple, le prince est d'autant moins obligé de piller le peupledirectement. C'est un s<strong>ou</strong>lagement nécessaire au despotisme, et sans lequel cet horrible g<strong>ou</strong>vernementne saurait subsister.Le vrai mal d'un pareil usage est l'idée qu'il donne à ce pauvre homme de son mérite. Comme le roiMidas, il voit changer en or t<strong>ou</strong>t ce qu'il t<strong>ou</strong>che, mais il n'aperçoit pas quelles oreilles cela fait p<strong>ou</strong>sser.P<strong>ou</strong>r en conserver de c<strong>ou</strong>rtes à notre <strong>Emile</strong>, préservons ses mains de ce riche talent; que ce qu'il fait netire pas son prix de l'<strong>ou</strong>vrier, mais de l'<strong>ou</strong>vrage. Ne s<strong>ou</strong>ffrons jamais qu'on juge du sien qu'en lecomparant à celui des bons maîtres. Que son travail soit prisé par le travail même, et non parce qu'il estde lui. Dites de ce qui est bien fait: Voilà qui est bien fait; mais n'aj<strong>ou</strong>tez point: Qui est-ce qui a fait cela?S'il dit lui-même d'un air fier et content de lui: C'est moi qui l'ai fait, aj<strong>ou</strong>tez froidement: V<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong> un autre, iln'importe; c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un travail bien fait.Bonne mère, préserve-toi surt<strong>ou</strong>t des mensonges qu'on te prépare. Si ton fils sait beauc<strong>ou</strong>p de choses,défie-toi de t<strong>ou</strong>t ce qu'il sait; s'il a le malheur d'être élevé dans Paris, et d'être riche, il est perdu. Tant qu'il


114s'y tr<strong>ou</strong>vera d'habiles artistes, il aura t<strong>ou</strong>s leurs talents; mais loin d'eux il n'en aura plus. A Paris, le richesait t<strong>ou</strong>t; il n'y a d'ignorant que le pauvre. Cette capitale est pleine d'amateurs, et surt<strong>ou</strong>t d'amatrices, quifont leurs <strong>ou</strong>vrages comme M. Guillaume inventait ses c<strong>ou</strong>leurs. Je connais à ceci trois exceptionshonorables parmi les hommes, il y en peut avoir davantage; mais je n'en connais aucune parmi lesfemmes, et je d<strong>ou</strong>te qu'il y en ait. En général, on acquiert un nom dans les arts comme dans la robe; ondevient artiste et juge des artistes comme on devient docteur en droit et magistrat.Si donc il était une fois établi qu'il est beau de savoir un métier, vos enfants le sauraient bientôt sansl'apprendre; ils passeraient maîtres comme les conseillers de Zurich. Point de t<strong>ou</strong>t ce cérémonial p<strong>ou</strong>r<strong>Emile</strong>; point d'apparence, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de la réalité. Qu'on ne dise pas qu'il sait, mais qu'il apprenne ensilence. Qu'il fasse t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs son chef-d'oeuvre, et que jamais il ne passe maître; qu'il ne se montre pas<strong>ou</strong>vrier par son titre, mais par son travail.Si jusqu'ici je me suis fait entendre, on doit concevoir comment avec l'habitude de l'exercice du corps etdu travail des mains, je donne insensiblement à mon élève le goût de la réflexion et de la méditation, p<strong>ou</strong>rbalancer en lui la paresse qui résulterait de son indifférence p<strong>ou</strong>r les jugements des hommes et du calmede ses passions. Il faut qu'il travaille en paysan et qu'il pense en philosophe, p<strong>ou</strong>r n'être pas aussifainéant qu'un sauvage. Le grand secret de l'éducation est de faire que les exercices du corps et ceux del'esprit servent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de délassement les uns aux autres.Mais gardons-n<strong>ou</strong>s d'anticiper sur les instructions qui demandent un esprit plus mûr. <strong>Emile</strong> ne sera paslongtemps <strong>ou</strong>vrier, sans ressentir par lui-même l'inégalité des conditions, qu'il n'avait d'abord qu'aperçue.Sur les maximes que je lui donne et qui sont à sa portée, il v<strong>ou</strong>dra m'examiner à mon t<strong>ou</strong>r. En recevantt<strong>ou</strong>t de moi seul, en se voyant si près de l'état des pauvres, il v<strong>ou</strong>dra savoir p<strong>ou</strong>rquoi j'en suis si loin. Il mefera peut-être, au dép<strong>ou</strong>rvu, des questions scabreuses: "V<strong>ou</strong>s êtes riche, v<strong>ou</strong>s me l'avez dit, et je le vois.Un riche doit aussi son travail à la société, puisqu'il est homme. Mais v<strong>ou</strong>s, que faites-v<strong>ou</strong>s donc p<strong>ou</strong>relle?" Que dirait à cela un beau g<strong>ou</strong>verneur? Je l'ignore. Il serait peut-être assez sot p<strong>ou</strong>r parler à l'enfantdes soins qu'il lui rend. Quant à moi, l'atelier me tire d'affaire: "Voilà, cher <strong>Emile</strong>, une excellente question;je v<strong>ou</strong>s promets d'y répondre p<strong>ou</strong>r moi, quand v<strong>ou</strong>s y ferez p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s-même une réponse dont v<strong>ou</strong>ssoyez content. En attendant, j'aurai soin de rendre à v<strong>ou</strong>s et aux pauvres ce que j'ai de trop, et de faireune table <strong>ou</strong> un banc par semaine, afin de n'être pas t<strong>ou</strong>t à fait inutile à t<strong>ou</strong>t."N<strong>ou</strong>s voici revenus à n<strong>ou</strong>s-mêmes. Voilà notre enfant prêt à cesser de l'être, rentré dans son individu. Levoilà sentant plus que jamais la nécessité qui l'attache aux choses. Après avoir commencé par exercerson corps et ses sens, n<strong>ou</strong>s avons exercé son esprit et son jugement. Enfin n<strong>ou</strong>s avons réuni l'usage deses membres à celui de ses facultés; n<strong>ou</strong>s avons fait un être agissant et pensant; il ne n<strong>ou</strong>s reste plus,p<strong>ou</strong>r achever l'homme, que de faire un être aimant et sensible, c'est-à-dire de perfectionner la raison parle sentiment. Mais avant d'entrer dans ce n<strong>ou</strong>vel ordre de choses, jetons les yeux sur celui d'où n<strong>ou</strong>ssortons et voyons, le plus exactement qu'il est possible, jusqu'où n<strong>ou</strong>s sommes parvenus.Notre élève n'avait d'abord que des sensations, maintenant il a des idées: il ne faisait que sentir,maintenant il juge. Car de la comparaison de plusieurs sensations successives <strong>ou</strong> simultanées, et dujugement qu'on en porte, naît une sorte de sensation mixte <strong>ou</strong> complexe, que j'appelle idée.La manière de former les idées est ce qui donne un caractère à l'esprit humain. L'esprit qui ne forme sesidées que sur des rapports réels est un esprit solide; celui qui se contente des rapports apparents est unesprit superficiel; celui qui voit les rapports tels qu'ils sont est un esprit juste; celui qui les apprécie mal estun esprit faux; celui qui contr<strong>ou</strong>ve des rapports imaginaires qui n'ont ni réalité ni apparence est un f<strong>ou</strong>;celui qui ne compare point est un imbécile. L'aptitude plus <strong>ou</strong> moins grande à comparer des idées et àtr<strong>ou</strong>ver des rapport est ce qui fait dans les hommes le plus <strong>ou</strong> le moins d'esprit, etc.Les idées simples ne sont que des sensations comparées. Il y a des jugements dans les simplessensations aussi bien que dans les sensations complexes, que j'appelle idées simples. Dans la sensation,le jugement est purement passif, il affirme qu'on sent ce qu'on sent. Dans la perception <strong>ou</strong> idée, lejugement est actif; il rapproche, il compare, il détermine des rapports que le sens ne détermine pas. Voilà


115t<strong>ou</strong>te la différence; mais elle est grande. Jamais la nature ne n<strong>ou</strong>s trompe; c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs n<strong>ou</strong>s qui n<strong>ou</strong>strompons.Je vois servir à un enfant de huit ans d'un fromage glacé; il porte la cuiller à sa b<strong>ou</strong>che, sans savoir ceque c'est, et, saisi de froid, s'écrie: Ah! cela me brûle! Il épr<strong>ou</strong>ve une sensation très vive; il n'en connaîtpoint de plus vive que la chaleur du feu, et il croit sentir celle-là. Cependant il s'abuse; le saisissement dufroid le blesse, mais il ne le brûle pas; et ces deux sensations ne sont pas semblables, puisque ceux quiont épr<strong>ou</strong>vé l'une et l'autre ne les confondent point. Ce n'est donc pas la sensation qui le trompe, mais lejugement qu'il en porte.Il en est de même de celui qui voit p<strong>ou</strong>r la première fois un miroir <strong>ou</strong> une machine d'optique, <strong>ou</strong> qui entredans une cave profonde au coeur de l'hiver <strong>ou</strong> de l'été, <strong>ou</strong> qui trempe dans l'eau tiède une main trèschaude <strong>ou</strong> très froide, <strong>ou</strong> qui fait r<strong>ou</strong>ler entre deux doigts croisés une petite b<strong>ou</strong>le, etc. S'il se contente dedire ce qu'il aperçoit, ce qu'il sent, son jugement étant purement passif, il est impossible qu'il se trompe;mais quand il juge de la chose par l'apparence, il est actif, il compare, il établit par induction des rapportsqu'il n'aperçoit pas; alors il se trompe <strong>ou</strong> peut se tromper. P<strong>ou</strong>r corriger <strong>ou</strong> prévenir l'erreur, il a besoin del'expérience.Montrez de nuit à votre élève des nuages passant entre la lune et lui, il croira que c'est la lune qui passeen sens contraire et que les nuages sont arrêtés. Il le croira par une induction précipitée, parce qu'il voitordinairement les petits objets se m<strong>ou</strong>voir préférablement aux grands, et que les nuages lui semblent plusgrands que la lune, dont il ne peut estimer l'éloignement. Lorsque, dans un bateau qui vogue, il regarded'un peu loin le rivage, il tombe dans l'erreur contraire, et croit voir c<strong>ou</strong>rir la terre, parce que, ne se sentantpoint en m<strong>ou</strong>vement, il regarde le bateau, la mer <strong>ou</strong> la rivière, et t<strong>ou</strong>t son horizon, comme un t<strong>ou</strong>timmobile, dont le rivage qu'il voit c<strong>ou</strong>rir ne lui semble qu'une partie.La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié plongé dans l'eau, il voit un bâton brisé: la sensationest vraie; et elle ne laisserait pas de l'être, quand même n<strong>ou</strong>s ne saurions point la raison de cetteapparence. Si donc v<strong>ou</strong>s lui demandez ce qu'il voit, il dit: Un bâton brisé, et il dit vrai, car il est très sûrqu'il a la sensation d'un bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, et qu'aprèsavoir affirmé qu'il voit un bâton brisé, il affirme encore que ce qu'il voit est en effet un bâton brisé, alors ildit faux. P<strong>ou</strong>rquoi cela? parce qu'alors il devient actif, et qu'il ne juge plus par inspection, mais parinduction, en affirmant ce qu'il ne sent pas, savoir que le jugement qu'il reçoit par un sens serait confirmépar un autre.Puisque t<strong>ou</strong>tes nos erreurs viennent de nos jugements, il est clair que si n<strong>ou</strong>s n'avions jamais besoin dejuger, n<strong>ou</strong>s n'aurions nul besoin d'apprendre; n<strong>ou</strong>s ne serions jamais dans le cas de n<strong>ou</strong>s tromper; n<strong>ou</strong>sserions plus heureux de notre ignorance que n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons l'être de notre savoir. Qui est-ce qui nieque les savants ne sachent mille choses vraies que les ignorants ne sauront jamais? Les savants sont-ilsp<strong>ou</strong>r cela plus près de la vérité? T<strong>ou</strong>t au contraire, ils s'en éloignent en avançant; parce que, la vanité dejuger faisant encore plus de progrès que les lumières, chaque vérité qu'ils apprennent ne vient qu'aveccent jugements faux. Il est de la dernière évidence que les compagnies savantes de l'Europe ne sont quedes écoles publiques de mensonges; et très sûrement il y a plus d'erreurs dans l'Académie des sciencesque dans t<strong>ou</strong>t un peuple de Hurons.Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent, le seul moyen d'éviter l'erreur est l'ignorance. Nejugez point, v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s abuserez jamais. C'est la leçon de la nature aussi bien que de la raison. Horsles rapports immédiats en très petit nombre et très sensibles que les choses ont avec n<strong>ou</strong>s, n<strong>ou</strong>s n'avonsnaturellement qu'une profonde indifférence p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t le reste. Un sauvage ne t<strong>ou</strong>rnerait pas le pied p<strong>ou</strong>raller voir le jeu de la plus belle machine et t<strong>ou</strong>s les prodiges de l'électricité. Que m'importe? est le mot leplus familier à l'ignorant et le plus convenable au sage.Mais malheureusement ce mot ne n<strong>ou</strong>s va plus. T<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>s importe, depuis que n<strong>ou</strong>s sommes dépendantsde t<strong>ou</strong>t; et notre curiosité s'étend nécessairement avec nos besoins. Voilà p<strong>ou</strong>rquoi j'en donne une très


116grande au philosophe, et n'en donne point au sauvage. Celui-ci n'a besoin de personne; l'autre a besoinde t<strong>ou</strong>t le monde, et surt<strong>ou</strong>t d'admirateurs.On me dira que je sors de la nature; je n'en crois rien. Elle choisit ses instruments, et les règle, non surl'opinion, mais sur le besoin. Or, les besoins changent selon la situation des hommes. Il y a bien de ladifférence entre l'homme naturel vivant dans l'état de nature, et l'homme naturel vivant dans l'état desociété. <strong>Emile</strong> n'est pas un sauvage à reléguer dans les déserts, c'est un sauvage fait p<strong>ou</strong>r habiter lesvilles. Il faut qu'il sache y tr<strong>ou</strong>ver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux,du moins avec eux.Puisque, au milieu de tant de rapports n<strong>ou</strong>veaux dont il va dépendre, il faudra malgré lui qu'il juge,apprenons lui donc à bien juger.La meilleure manière d'apprendre à bien juger est celle qui tend le plus à simplifier nos expériences, et àp<strong>ou</strong>voir même n<strong>ou</strong>s en passer sans tomber dans l'erreur. D'où il suit qu'après avoir longtemps vérifié lesrapports des sens l'un par l'autre, il faut encore apprendre à vérifier les rapports de chaque sens par luimême,sans avoir besoin de rec<strong>ou</strong>rir à un autre sens; alors chaque sensation deviendra p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s uneidée, et cette idée sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs conforme à la vérité. Telle est la sorte d'acquis dont j'ai tâché de remplirce troisième âge de la vie humaine.Cette manière de procéder exige une patience et une circonspection dont peu de maîtres sont capables,et sans laquelle jamais le disciple n'apprendra à juger. Si, par exemple, lorsque celui-ci s'abuse surl'apparence du bâton brisé, p<strong>ou</strong>r lui montrer son erreur v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s pressez de tirer le bâton hors de l'eau,v<strong>ou</strong>s le détromperez peut-être; mais que lui apprendrez-v<strong>ou</strong>s? rien que ce qu'il aurait bientôt appris de luimême.Oh! que ce n'est pas là ce qu'il faut faire! Il s'agit moins de lui apprendre une vérité que de luimontrer comment il faut s'y prendre p<strong>ou</strong>r déc<strong>ou</strong>vrir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la vérité. P<strong>ou</strong>r mieux l'instruire, il ne faut pasle détromper sitôt. Prenons <strong>Emile</strong> et moi p<strong>ou</strong>r exemple.Premièrement, à la seconde des deux questions supposées, t<strong>ou</strong>t enfant élevé à l'ordinaire ne manquerapas de répondre affirmativement. C'est sûrement, dira-t-il, un bâton brisé. Je d<strong>ou</strong>te fort qu'<strong>Emile</strong> me fassela même réponse. Ne voyant point la nécessité d'être savant ni de le paraître, il n'est jamais pressé dejuger; il ne juge que sur l'évidence; et il est bien éloigné de la tr<strong>ou</strong>ver dans cette occasion, lui qui saitcombien nos jugements sur les apparences sont sujets à l'illusion, ne fût-ce que dans la perspective.D'ailleurs, comme il sait par expérience que mes questions les plus frivoles ont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quelque objet qu'iln'aperçoit pas d'abord, il n'a point pris l'habitude d'y répondre ét<strong>ou</strong>rdiment; au contraire, il s'en défie, il s'yrend attentif, il les examine avec grand soin avant d'y répondre. Jamais il ne me fait de réponse qu'il n'ensoit content lui-même; et il est difficile à contenter. Enfin n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s piquons ni lui ni moi de savoir lavérité des choses, mais seulement de ne pas donner dans l'erreur. N<strong>ou</strong>s serions bien plus confus de n<strong>ou</strong>spayer d'une raison qui n'est pas bonne, que de n'en point tr<strong>ou</strong>ver du t<strong>ou</strong>t. Je ne sais est un mot qui n<strong>ou</strong>sva si bien à t<strong>ou</strong>s deux, et que n<strong>ou</strong>s répétons si s<strong>ou</strong>vent, qu'il ne coûte plus rien à l'un ni à l'autre. Mais,soit que cette ét<strong>ou</strong>rderie lui échappe, <strong>ou</strong> qu'il l'évite par notre commode Je ne sais, ma réplique est lamême: Voyons, examinons.Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau est fixé dans une situation perpendiculaire. P<strong>ou</strong>r savoir s'il estbrisé, comme il le paraît, que de choses n'avons-n<strong>ou</strong>s pas à faire avant de le tirer de l'eau <strong>ou</strong> avant d'yporter la main!I° D'abord n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rnons t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r du bâton et n<strong>ou</strong>s voyons que la brisure t<strong>ou</strong>rne comme n<strong>ou</strong>s. C'estdonc notre oeil seul qui la change, et les regards ne remuent pas les corps.2° N<strong>ou</strong>s regardons bien à plomb sur le b<strong>ou</strong>t du bâton qui est hors de l'eau; alors le bâton n'est plusc<strong>ou</strong>rbe, le b<strong>ou</strong>t voisin de notre oeil n<strong>ou</strong>s cache exactement l'autre b<strong>ou</strong>t. Notre oeil a-t-il redressé le bâton?


1173° N<strong>ou</strong>s agitons la surface de l'eau; n<strong>ou</strong>s voyons le bâton se plier en plusieurs pièces, se m<strong>ou</strong>voir enzigzag, et suivre les ondulations de l'eau. Le m<strong>ou</strong>vement que n<strong>ou</strong>s donnons à cette eau suffit-il p<strong>ou</strong>rbriser, amollir, et fondre ainsi le bâton?4° N<strong>ou</strong>s faisons éc<strong>ou</strong>ler l'eau, et n<strong>ou</strong>s voyons le bâton se redresser peu à peu, à mesure que l'eaubaisse. N'en voilà-t-il pas plus qu'il ne faut p<strong>ou</strong>r éclaircir le fait et tr<strong>ou</strong>ver la réfraction? Il n'est donc pasvrai que la vue n<strong>ou</strong>s trompe, puisque n<strong>ou</strong>s n'avons besoin que d'elle seule p<strong>ou</strong>r rectifier les erreurs quen<strong>ou</strong>s lui attribuons.Supposons l'enfant assez stupide p<strong>ou</strong>r ne pas sentir le résultat de ces expériences; c'est alors qu'il fautappeler le t<strong>ou</strong>cher au sec<strong>ou</strong>rs de la vue. Au lieu de tirer le bâton hors de l'eau, laissez-le dans sasituation, et que l'enfant y passe la main d'un b<strong>ou</strong>t à l'autre, il ne sentira point d'angle; le bâton n'est doncpas brisé.V<strong>ou</strong>s me direz qu'il n'y a pas seulement ici des jugements, mais des raisonnements en forme. Il est vrai;mais ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas que, sitôt que l'esprit est parvenu jusqu'aux idées, t<strong>ou</strong>t jugement est unraisonnement? La conscience de t<strong>ou</strong>te sensation est une proposition, un jugement. Donc, sitôt que l'oncompare une sensation à une autre, on raisonne. L'art de juger et l'art de raisonner sont exactement lemême.<strong>Emile</strong> ne saura jamais la dioptrique, <strong>ou</strong> je veux qu'il l'apprenne aut<strong>ou</strong>r de ce bâton. Il n'aura pointdisséqué d'insectes; il n'aura point compté les taches du soleil; il ne saura ce que c'est qu'un microscopeet un télescope. Vos doctes élèves se moqueront de son ignorance. Ils n'auront pas tort; car avant de seservir de ces instruments, j'entends qu'il les invente, et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s d<strong>ou</strong>tez bien que cela ne viendra pas sitôt.Voilà l'esprit de t<strong>ou</strong>te ma méthode dans cette partie. Si l'enfant fait r<strong>ou</strong>ler une petite b<strong>ou</strong>le entre deuxdoigts croisés, et qu'il croie sentir deux b<strong>ou</strong>les, je ne lui permettrai point d'y regarder, qu'auparavant il nesoit convaincu qu'il n'y en a qu'une.Ces éclaircissements suffiront, je pense, p<strong>ou</strong>r marquer nettement le progrès qu'a fait jusqu'ici l'esprit demon élève, et la r<strong>ou</strong>te par laquelle il a suivi ce progrès. Mais v<strong>ou</strong>s êtes effrayés peut-être de la quantité dechoses que j'ai fait passer devant lui. V<strong>ou</strong>s craignez que je n'accable son esprit s<strong>ou</strong>s ses multitudes deconnaissances. C'est t<strong>ou</strong>t le contraire; je lui apprends bien plus à les ignorer qu'à les savoir. Je lui montrela r<strong>ou</strong>te de la science, aisée à la vérité, mais longue, immense, lente à parc<strong>ou</strong>rir. Je lui fais faire lespremiers pas p<strong>ou</strong>r qu'il reconnaisse l'entrée, mais je ne lui permets jamais d'aller loin.Forcé d'apprendre de lui-même, il use de sa raison et non de celle d'autrui; car, p<strong>ou</strong>r ne rien donner àl'opinion, il ne faut rien donner à l'autorité; et la plupart de nos erreurs n<strong>ou</strong>s viennent bien moins de n<strong>ou</strong>sque des autres. <strong>De</strong> cet exercice continuel il doit résulter une vigueur d'esprit semblable à celle qu'ondonne au corps par le travail et par la fatigue. Un autre avantage est qu'on n'avance qu'à proportion deses forces. L'esprit, non plus que le corps, ne porte que ce qu'il peut porter. Quand l'entendements'approprie les choses avant de les déposer dans la mémoire, ce qu'il en tire ensuite est à lui; au lieuqu'en surchargeant la mémoire à son insu, on s'expose à n'en jamais rien tirer qui lui soit propre.<strong>Emile</strong> a peu de connaissances, mais celles qu'il a sont véritablement siennes; il ne sait rien à demi. Dansle petit nombre des choses qu'il sait et qu'il sait bien, la plus importante est qu'il y en a beauc<strong>ou</strong>p qu'ilignore et qu'il peut savoir un j<strong>ou</strong>r, beauc<strong>ou</strong>p plus que d'autres hommes savent et qu'il ne saura de sa vie,et une infinité d'autres qu'aucun homme ne saura jamais. Il a un esprit universel, non par les lumières,mais par la faculté d'en acquérir; un esprit <strong>ou</strong>vert, intelligent, prêt à t<strong>ou</strong>t, et, comme dit Montaigne, sinoninstruit, du moins instruisable. Il me suffit qu'il sache tr<strong>ou</strong>ver l'à quoi bon sur t<strong>ou</strong>t ce qu'il fait, et le p<strong>ou</strong>rquoisur t<strong>ou</strong>t ce qu'il croit. Car encore une fois, mon objet n'est point de lui donner la science, mais de luiapprendre à l'acquérir au besoin, de la lui faire estimer exactement ce qu'elle vaut, et de lui faire aimer la


118vérité par-dessus t<strong>ou</strong>t. Avec cette méthode on avance peu, mais on ne fait jamais un pas inutile, et l'onn'est point forcé de rétrograder.<strong>Emile</strong> n'a que des connaissances naturelles et purement physiques. Il ne sait pas même le nom del'histoire, ni ce que c'est que métaphysique et morale. Il connaît les rapports essentiels de l'homme auxchoses, mais nul des rapports moraux de l'homme à l'homme. Il sait peu généraliser d'idées, peu faired'abstractions. Il voit des qualités communes à certains corps sans raisonner sur ces qualités en ellesmêmes.Il connaît l'étendue abstraite à l'aide des figures de la géométrie; il connaît la quantité abstraite àl'aide des signes de l'algèbre. Ces figures et ces signes sont les supports de ces abstractions, surlesquels ses sens se reposent. Il ne cherche point à connaître les choses par leur nature, mais seulementpar les relations qui l'intéressent. Il n'estime ce qui lui est étranger que par rapport à lui; mais cetteestimation est exacte et sûre. La fantaisie, la convention, n'y entrent p<strong>ou</strong>r rien. Il fait plus de cas de ce quilui est plus utile; et ne se départant jamais de cette manière d'apprécier, il ne donne rien à l'opinion.<strong>Emile</strong> est laborieux, tempérant, patient, ferme, plein de c<strong>ou</strong>rage. Son imagination, nullement allumée, nelui grossit jamais les dangers; il est sensible à peu de maux, et il sait s<strong>ou</strong>ffrir avec constance, parce qu'iln'a point appris à disputer contre la destinée. A l'égard de la mort, il ne sait pas encore bien ce que c'est;mais, acc<strong>ou</strong>tumé à subir sans résistance la loi de la nécessité, quand il faudra m<strong>ou</strong>rir il m<strong>ou</strong>rra sans gémiret sans se débattre; c'est t<strong>ou</strong>t ce que la nature permet dans ce moment abhorré de t<strong>ou</strong>s. Vivre libre et peutenir aux choses humaines est le meilleur moyen d'apprendre à m<strong>ou</strong>rir.En un mot, <strong>Emile</strong> a de la vertu t<strong>ou</strong>t ce qui se rapporte à lui-même. P<strong>ou</strong>r avoir aussi les vertus sociales, illui manque uniquement de connaître les relations qui les exigent; il lui manque uniquement des lumièresque son esprit est t<strong>ou</strong>t prêt à recevoir.Il se considère sans égard aux autres, et tr<strong>ou</strong>ve bon que les autres ne pensent point à lui. Il n'exige riende personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine, il ne compte que surlui seul. Il a droit aussi plus qu'un autre de compter sur lui-même, car il est t<strong>ou</strong>t ce qu'on peut être à sonâge. Il n'a point d'erreurs, <strong>ou</strong> n'a que celles qui n<strong>ou</strong>s sont inévitables; il n'a point de vices, <strong>ou</strong> n'a que ceuxdont nul homme ne peut se garantir. Il a le corps sain, les membres agiles, l'esprit juste et sans préjugés,le coeur libre et sans passions. L'am<strong>ou</strong>r-propre, la première et la plus naturelle de t<strong>ou</strong>tes, y est encore àpeine exalté. Sans tr<strong>ou</strong>bler le repos de personne, il a vécu content, heureux et libre, autant que la naturel'a permis. Tr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s qu'un enfant ainsi parvenu à sa quinzième année ait perdu les précédentes?Livre quatrièmeQue n<strong>ou</strong>s passons rapidement sur cette terre! le premier quart de la vie est éc<strong>ou</strong>lé avant qu'on enconnaisse l'usage; le dernier quart s'éc<strong>ou</strong>le encore après qu'on a cessé d'en j<strong>ou</strong>ir. D'abord n<strong>ou</strong>s nesavons point vivre; bientôt n<strong>ou</strong>s ne le p<strong>ou</strong>vons plus; et, dans l'intervalle qui sépare ces deux extrémitésinutiles, les trois quarts du temps qui n<strong>ou</strong>s reste sont consumés par le sommeil, par le travail, par lad<strong>ou</strong>leur, par la contrainte, par les peines de t<strong>ou</strong>te espèce. La vie est c<strong>ou</strong>rte, moins par le peu de tempsqu'elle dure, que parce que de ce peu de temps, n<strong>ou</strong>s n'en avons presque point p<strong>ou</strong>r la goûter. L'instantde la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs trop c<strong>ou</strong>rte quand cet espaceest mal rempli.N<strong>ou</strong>s naissons, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, en deux fois: l'une p<strong>ou</strong>r exister, et l'autre p<strong>ou</strong>r vivre; l'une p<strong>ou</strong>r l'espèce, etl'autre p<strong>ou</strong>r le sexe. Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait ont tort sans d<strong>ou</strong>te: maisl'analogie extérieure est p<strong>ou</strong>r eux. Jusqu'à l'âge nubile, les enfants des deux sexes n'ont rien d'apparentqui les distingue; même visage, même figure, même teint, même voix, t<strong>ou</strong>t est égal: les filles sont desenfants, les garçons sont des enfants; le même nom suffit à des êtres si semblables. Les mâles en quil'on empêche le développement ultérieur du sexe gardent cette conformité t<strong>ou</strong>te leur vie; ils sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs


119de grands enfants, et les femmes, ne perdant point cette même conformité, semblent, à bien des égards,ne jamais être autre chose.Mais l'homme, en général, n'est pas fait p<strong>ou</strong>r rester t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans l'enfance. Il en sort au temps prescritpar la nature; et ce moment de crise, bien qu'assez c<strong>ou</strong>rt, a de longues influences.Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution s'annonce par lemurmure des passions naissantes; une fermentation s<strong>ou</strong>rde avertit de l'approche du danger. Unchangement dans l'humeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation d'esprit, rendentl'enfant presque indisciplinable. Il devient s<strong>ou</strong>rd à la voix qui le rendait docile; c'est un lion dans sa fièvre;il méconnaît son guide, il ne veut plus être g<strong>ou</strong>verné.Aux signes moraux d'une humeur qui s'altère se joignent des changements sensibles dans la figure. Saphysionomie se développe et s'empreint d'un caractère; le coton rare et d<strong>ou</strong>x qui croît au bas de sesj<strong>ou</strong>es brunit et prend de la consistance. Sa voix mue, <strong>ou</strong> plutôt il la perd: il n'est ni enfant ni homme et nepeut prendre le ton d'aucun des deux. Ses yeux, ces organes de l'âme, qui n'ont rien dit jusqu'ici, tr<strong>ou</strong>ventun langage et de l'expression; un feu naissant les anime, leurs regards plus vifs ont encore une sainteinnocence, mais ils n'ont plus leur première imbécillité: il sent déjà qu'ils peuvent trop dire; il commence àsavoir les baisser et r<strong>ou</strong>gir; il devient sensible avant de savoir ce qu'il sent; il est inquiet sans raison del'être. T<strong>ou</strong>t cela peut venir lentement et v<strong>ou</strong>s laisser du temps encore: mais si sa vivacité se rend tropimpatiente, si son emportement se change en fureur, s'il irrite et s'attendrit d'un instant à l'autre, s'il versedes pleurs sans sujet, si, près des objets qui commencent à devenir dangereux p<strong>ou</strong>r lui, son p<strong>ou</strong>ls s'élèveet son oeil s'enflamme, si la main d'une femme se posant sur la sienne le fait frissonner, s'il se tr<strong>ou</strong>ble <strong>ou</strong>s'intimide auprès d'elle, Ulysse, ô sage Ulysse, prends garde à toi; les <strong>ou</strong>tres que tu fermais avec tant desoin sont <strong>ou</strong>vertes; les vents sont déjà déchaînés; ne quitte plus un moment le g<strong>ou</strong>vernail, <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t estperdu.C'est ici la seconde naissance dont j'ai parlé; c'est ici que l'homme naît véritablement à la vie, et que riend'humain n'est étranger à lui. Jusqu'ici nos soins n'ont été que des jeux d'enfant; ils ne prennent qu'àprésent une véritable importance. Cette époque où finissent les éducations ordinaires est proprementcelle où la nôtre doit commencer; mais, p<strong>ou</strong>r bien exposer ce n<strong>ou</strong>veau plan, reprenons de plus haut l'étatdes choses qui s'y rapportent.Nos passions sont les principaux instruments de notre conservation: c'est donc une entreprise aussi vaineque ridicule de v<strong>ou</strong>loir les détruire; c'est contrôler la nature, c'est réformer l'<strong>ou</strong>vrage de Dieu. Si Dieu disaità l'homme d'anéantir les passions qu'il lui donne, Dieu v<strong>ou</strong>drait et ne v<strong>ou</strong>drait pas; il se contredirait luimême.Jamais il n'a donné cet ordre insensé, rien de pareil n'est écrit dans le coeur humain; et ce queDieu veut qu'un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-même, il l'écrit aufond de son coeur.Or je tr<strong>ou</strong>verais celui qui v<strong>ou</strong>drait empêcher les passions de naître presque aussi f<strong>ou</strong> que celui quiv<strong>ou</strong>drait les anéantir; et ceux qui croiraient que tel a été mon projet jusqu'ici m'auraient sûrement fort malentendu.Mais raisonnerait-on bien, si, de ce qu'il est dans la nature de l'homme d'avoir des passions, on allaitconclure que t<strong>ou</strong>tes les passions que n<strong>ou</strong>s sentons en n<strong>ou</strong>s et que n<strong>ou</strong>s voyons dans les autres sontnaturelles? Leur s<strong>ou</strong>rce est naturelle, il est vrai; mais mille ruisseaux étrangers l'ont grossie; c'est ungrand fleuve qui s'accroît sans cesse, et dans lequel on retr<strong>ou</strong>verait à peine quelques g<strong>ou</strong>ttes de sespremières eaux. Nos passions naturelles sont très bornées; elles sont les instruments de notre liberté,elles tendent à n<strong>ou</strong>s conserver. T<strong>ou</strong>tes celles qui n<strong>ou</strong>s subjuguent et n<strong>ou</strong>s détruisent n<strong>ou</strong>s viennentd'ailleurs; la nature ne n<strong>ou</strong>s les donne pas, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s les approprions à son préjudice.La s<strong>ou</strong>rce de nos passions, l'origine et le principe de t<strong>ou</strong>tes les autres, la seule qui naît avec l'homme etne le quitte jamais tant qu'il vit, est l'am<strong>ou</strong>r de soi: passion primitive, innée, antérieure à t<strong>ou</strong>te autre, et


120dont t<strong>ou</strong>tes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, t<strong>ou</strong>tes, si l'on veut, sontnaturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n'auraientjamais lieu; et ces mêmes modifications, loin de n<strong>ou</strong>s être avantageuses, n<strong>ou</strong>s sont nuisibles; elleschangent le premier objet et vont contre leur principe: c'est alors que l'homme se tr<strong>ou</strong>ve hors de la nature,et se met en contradiction avec soi.L'am<strong>ou</strong>r de soi-même est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bon, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs conforme à l'ordre. Chacun étant chargé spécialementde sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sanscesse: et comment y veillerait-il ainsi, s'il n'y prenait le plus grand intérêt?Il faut donc que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s aimions p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s conserver, il faut que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s aimions plus que t<strong>ou</strong>techose; et, par une suite immédiate du même sentiment, n<strong>ou</strong>s aimons ce qui n<strong>ou</strong>s conserve. T<strong>ou</strong>t enfants'attache à sa n<strong>ou</strong>rrice: Romulus devait s'attacher à la l<strong>ou</strong>ve qui l'avait allaité. D'abord cet attachement estpurement machinal. Ce qui favorise le bien-être d'un individu l'attire; ce qui lui nuit le rep<strong>ou</strong>sse: ce n'est làqu'un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l'attachement en am<strong>ou</strong>r, l'aversion enhaine, c'est l'intention manifestée de n<strong>ou</strong>s nuire <strong>ou</strong> de n<strong>ou</strong>s être utile. On ne se passionne pas p<strong>ou</strong>r lesêtres insensibles qui ne suivent que l'impulsion qu'on leur donne; mais ceux dont on attend du bien <strong>ou</strong> dumal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que n<strong>ou</strong>s voyons agir librement p<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> contre,n<strong>ou</strong>s inspirent des sentiments semblables à ceux qu'ils n<strong>ou</strong>s montrent. Ce qui n<strong>ou</strong>s sert, on le cherche;mais ce qui n<strong>ou</strong>s veut servir, on l'aime. Ce qui n<strong>ou</strong>s nuit, on le fuit; mais ce qui n<strong>ou</strong>s veut nuire, on le hait.Le premier sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même; et le second, qui dérive du premier, est d'aimerceux qui l'approchent; car, dans l'état de faiblesse où il est, il ne connaît personne que par l'assistance etles soins qu'il reçoit. D'abord l'attachement qu'il a p<strong>ou</strong>r sa n<strong>ou</strong>rrice et sa g<strong>ou</strong>vernante n'est qu'habitude. Illes cherche, parce qu'il a besoin d'elles et qu'il se tr<strong>ou</strong>ve bien de les avoir; c'est plutôt connaissance quebienveillance. Il lui faut beauc<strong>ou</strong>p de temps p<strong>ou</strong>r comprendre que non seulement elles lui sont utiles, maisqu'elles veulent l'être; et c'est alors qu'il commence à les aimer.Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parce qu'il voit que t<strong>ou</strong>t ce qui l'approche estporté à l'assister, et qu'il prend de cette observation l'habitude d'un sentiment favorable à son espèce;mais, à mesure qu'il étend ses relations, ses besoins, ses dépendances actives <strong>ou</strong> passives, le sentimentde ses rapports à autrui s'éveille, et produit celui des devoirs et des préférences. Alors l'enfant devientimpérieux, jal<strong>ou</strong>x, trompeur, vindicatif. Si on le plie à l'obéissance ne voyant point l'utilité de ce qu'on luicommande, il l'attribue au caprice, à l'intention de le t<strong>ou</strong>rmenter, et il se mutine. Si on lui obéit à lui-même,aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit une rébellion, une intention de lui résister; il bat la chaise<strong>ou</strong> la table p<strong>ou</strong>r avoir désobéi. L'am<strong>ou</strong>r de soi, qui ne regarde qu'à n<strong>ou</strong>s, est content quand nos vraisbesoins sont satisfaits; mais l'am<strong>ou</strong>r-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne saurait l'être,parce que ce sentiment, en n<strong>ou</strong>s préférant aux autres, exige aussi que les autres n<strong>ou</strong>s préfèrent auxautres, exige aussi que les autres n<strong>ou</strong>s préfèrent à eux; ce qui est impossible. Voilà comment lespassions d<strong>ou</strong>ces et affectueuses naissent de l'am<strong>ou</strong>r de soi, et comment les passions haineuses etirascibles naissent de l'am<strong>ou</strong>r-propre. Ainsi, ce qui rend l'homme essentiellement bon est d'avoir peu debesoins, et de peu se comparer aux autres; ce qui le rend essentiellement méchant est d'avoir beauc<strong>ou</strong>pde besoins, et de tenir beauc<strong>ou</strong>p à l'opinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut diriger aubien <strong>ou</strong> au mal t<strong>ou</strong>tes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne p<strong>ou</strong>vant vivre t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsseuls, ils vivront difficilement t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bons: cette difficulté même augmentera nécessairement avec leursrelations; et c'est en ceci surt<strong>ou</strong>t que les dangers de la société n<strong>ou</strong>s rendent l'art et les soins plusindispensables p<strong>ou</strong>r prévenir dans le coeur humain la dépravation qui naît de ses n<strong>ou</strong>veaux besoins.L'étude convenable à l'homme est celle de ses rapports. Tant qu'il ne se connaît que par son êtrephysique, il doit s'étudier par ses rapports avec les choses: c'est l'emploi de son enfance; quand ilcommence à sentir son être moral, il doit s'étudier par ses rapports avec les hommes: c'est l'emploi de savie entière, à commencer au point où n<strong>ou</strong>s voilà parvenus.


121Sitôt que l'homme a besoin d'une compagne, il n'est plus un être isolé, son coeur n'est plus seul. T<strong>ou</strong>tesses relations avec son espèce, t<strong>ou</strong>tes les affections de son âme naissent avec celle-là. Sa premièrepassion fait bientôt fermenter les autres.Le penchant de l'instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l'autre: voilà le m<strong>ou</strong>vement de la nature.Le choix, les préférences, l'attachement personnel, sont l'<strong>ou</strong>vrage des lumières, des préjugés, del'habitude: il faut du temps et des connaissances p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s rendre capables d'am<strong>ou</strong>r: on n'aime qu'aprèsavoir jugé, on ne préfère qu'après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu'on s'en aperçoive, maisils n'en sont pas moins réels. Le véritable am<strong>ou</strong>r, quoi qu'on en dise, sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs honoré des hommes:car, bien que ses emportements n<strong>ou</strong>s égarent, bien qu'il n'exclue pas du coeur qui le sent des qualitésodieuses, et même qu'il en produise, il en suppose p<strong>ou</strong>rtant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'estimables, sans lesquelles onserait hors d'état de le sentir. Ce choix qu'on met en opposition avec la raison n<strong>ou</strong>s vient d'elle. On a faitl'am<strong>ou</strong>r aveugle, parce qu'il a de meilleurs yeux que n<strong>ou</strong>s, et qu'il voit des rapports que n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vonsapercevoir. P<strong>ou</strong>r qui n'aurait nulle idée de mérite ni de beauté, t<strong>ou</strong>te femme serait également bonne, et lapremière venue serait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la plus aimable. Loin que l'am<strong>ou</strong>r vienne de la nature, il est la règle et lefrein de ses penchants: c'est par lui qu'excepté l'objet aimé, un sexe n'est plus rien p<strong>ou</strong>r l'autre.La préférence qu'on accorde, on veut l'obtenir; l'am<strong>ou</strong>r doit être réciproque. P<strong>ou</strong>r être aimé, il faut serendre aimable; p<strong>ou</strong>r être préféré, il faut se rendre plus aimable qu'un autre, plus aimable que t<strong>ou</strong>t autre,au moins aux yeux de l'objet aimé. <strong>De</strong> là les premiers regards sur ses semblables; de là les premièrescomparaisons avec eux, de là l'émulation, les rivalités, la jal<strong>ou</strong>sie. Un coeur plein d'un sentiment quidéborde aime à s'épancher: du besoin d'une maîtresse naît bientôt celui d'un ami. Celui qui sent combienil est d<strong>ou</strong>x d'être aimé v<strong>ou</strong>drait l'être de t<strong>ou</strong>t le monde, et t<strong>ou</strong>s ne sauraient v<strong>ou</strong>loir des préférences, qu'iln'y ait beauc<strong>ou</strong>p de mécontents. Avec l'am<strong>ou</strong>r et l'amitié naissent les dissensions, l'inimitié, la haine. Dusein de tant de passions diverses je vois l'opinion s'élever un trône inébranlable, et les stupides mortels,asservis à son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugements d'autrui.Etendez ces idées, et v<strong>ou</strong>s verrez d'où vient à notre am<strong>ou</strong>r-propre la forme que n<strong>ou</strong>s lui croyons naturelle;et comment l'am<strong>ou</strong>r de soi, cessant d'être un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes âmes,vanité dans les petites, et dans t<strong>ou</strong>tes se n<strong>ou</strong>rrit sans cesse aux dépens du prochain. L'espèce de cespassions, n'ayant point son germe dans le coeur des enfants, n'y peut naître d'elle-même; c'est n<strong>ou</strong>sseuls qui l'y portons, et jamais elles n'y prennent racine que par notre faute; mais il n'en est plus ainsi ducoeur du jeune homme: quoi que n<strong>ou</strong>s puissions faire, elles y naîtront malgré n<strong>ou</strong>s. Il est donc temps dechanger de méthode.Commençons par quelques réflexions importantes sur l'état critique dont il s'agit ici. Le passage del'enfance à la puberté n'est pas tellement déterminé par la nature qu'il ne varie dans les individus selon lestempéraments, et dans les peuples selon les climats. T<strong>ou</strong>t le monde sait les distinctions observées sur cepoint entre les pays chauds et les pays froids, et chacun voit que les tempéraments ardents sont formésplus tôt que les autres: mais on peut se tromper sur les causes, et s<strong>ou</strong>vent attribuer au physique ce qu'ilfaut imputer au moral; c'est un des abus les plus fréquents de la philosophie de notre siècle. Lesinstructions de la nature sont tardives et lentes; celles des hommes sont presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prématurées.Dans le premier cas, les sens éveillent l'imagination; dans le second, l'imagination éveille les sens; elleleur donne une activité précoce qui ne peut manquer d'énerver, d'affaiblir d'abord les individus, puisl'espèce même à la longue. Une observation plus générale et plus sûre que celle de l'effet des climats estque la puberté et la puissance du sexe est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus hâtive chez les peuples instruits et policés quechez les peuples ignorants et barbares. Les enfants ont une sagacité singulière p<strong>ou</strong>r démêler à traverst<strong>ou</strong>tes les singeries de la décence les mauvaises moeurs qu'elle c<strong>ou</strong>vre. Le langage épuré qu'on leurdicte, les leçons d'honnêteté qu'on leur donne, le voile du mystère qu'on affecte de tendre devant leursyeux, sont autant d'aiguillons à leur curiosité. A la manière dont on s'y prend, il est clair que ce qu'on feintde leur cacher n'est que p<strong>ou</strong>r le leur apprendre; et c'est, de t<strong>ou</strong>tes les instructions qu'on leur donne, cellequi leur profite le mieux.Consultez l'expérience, v<strong>ou</strong>s comprendrez à quel point cette méthode insensée accélère l'<strong>ou</strong>vrage de lanature et ruine le tempérament. C'est ici l'une des principales causes qui font dégénérer les races dans


122les villes. Les jeunes gens, épuisés de bonne heure, restent petits, faibles, mal faits, vieillissent au lieu degrandir, comme la vigne à qui l'on fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant l'automne.Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples p<strong>ou</strong>r connaître jusqu'à quel âge une heureuseignorance y peut prolonger l'innocence des enfants. C'est un spectacle à la fois t<strong>ou</strong>chant et risible d'y voirles deux sexes, livrés à la sécurité de leurs coeurs, prolonger dans la fleur de l'âge et de la beauté desjeux naïfs de l'enfance, et montrer par leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs. Quand enfin cetteaimable jeunesse vient à se marier, les deux ép<strong>ou</strong>x, se donnant mutuellement les prémices de leurpersonne, en sont plus chers l'un à l'autre; des multitudes d'enfants, sains et robustes, deviennent le gaged'une union que rien n'altère, et le fruit de la sagesse de leurs premiers ans.Si l'âge où l'homme acquiert la conscience de son sexe diffère autant par l'effet de l'éducation que parl'action de la nature, il suit de là qu'on peut accélérer et retarder cet âge selon la manière dont on élèverales enfants; et si le corps gagne <strong>ou</strong> perd de la consistance à mesure qu'on retarde <strong>ou</strong> qu'on accélère ceprogrès, il suit aussi que, plus on s'applique à le retarder, plus un jeune homme acquiert de vigueur et deforce. Je ne parle encore que des effets purement physiques: on verra bientôt qu'ils ne se bornent pas là.<strong>De</strong> ces réflexions je tire la solution de cette question si s<strong>ou</strong>vent agitée, s'il convient d'éclairer les enfantsde bonne heure sur les objets de leur curiosité, <strong>ou</strong> s'il vaut mieux leur donner le change par de modesteserreurs. Je pense qu'il ne faut faire ni l'un ni l'autre. Premièrement, cette curiosité ne leur vient point sansqu'on y ait donné lieu. Il faut donc faire en sorte qu'ils ne l'aient pas. En second lieu, des questions qu'onn'est pas forcé de rés<strong>ou</strong>dre n'exigent point qu'on trompe celui qui les fait: il vaut mieux lui imposer silenceque de lui répondre en mentant. Il sera peu surpris de cette loi, si l'on a pris soin de l'y asservir dans leschoses indifférentes. Enfin, si l'on prend le parti de répondre, que ce soit avec la plus grande simplicité,sans mystère, sans embarras, sans s<strong>ou</strong>rire. Il y a beauc<strong>ou</strong>p moins de danger à satisfaire la curiosité del'enfant qu'à l'exciter.Que vos réponses soient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs graves, c<strong>ou</strong>rtes, décidées, et sans jamais paraître hésiter. Je n'ai pasbesoin d'aj<strong>ou</strong>ter qu'elles doivent être vraies. On ne peut apprendre aux enfants le danger de mentir auxhommes, sans sentir, de la part des hommes, le danger plus grand de mentir aux enfants. Un seulmensonge avéré du maître à l'élève ruinerait à jamais t<strong>ou</strong>t le fruit de l'éducation.Une ignorance absolue sur certaines matières est peut-être ce qui conviendrait le mieux aux enfants: maisqu'ils apprennent de bonne heure ce qu'il est impossible de leur cacher t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. Il faut, <strong>ou</strong> que leurcuriosité ne s'éveille en aucune manière, <strong>ou</strong> qu'elle soit satisfaite avant l'âge où elle n'est plus sansdanger. Votre conduite avec votre élève dépend beauc<strong>ou</strong>p en ceci de sa situation particulière, dessociétés qui l'environnent, des circonstances où l'on prévoit qu'il p<strong>ou</strong>rra se tr<strong>ou</strong>ver, etc. Il importe ici de nerien donner au hasard; et si v<strong>ou</strong>s n'êtes pas sûr de lui faire ignorer jusqu'à seize ans la différence dessexes, ayez soin qu'il l'apprenne avant dix.Je n'aime point qu'on affecte avec les enfants un langage trop épuré, ni qu'on fasse de longs dét<strong>ou</strong>rs,dont ils s'aperçoivent, p<strong>ou</strong>r éviter de donner aux choses leur véritable nom. Les bonnes moeurs, en cesmatières, ont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs beauc<strong>ou</strong>p de simplicité; mais des imaginations s<strong>ou</strong>illées par le vice rendent l'oreilledélicate, et forcent de raffiner sans cesse sur les expressions. Les termes grossiers sont sansconséquence; ce sont les idées lascives qu'il faut écarter.Quoique la pudeur soit naturelle à l'espèce humaine, naturellement les enfants n'en ont point. La pudeurne naît qu'avec la connaissance du mal: et comment les enfants, qui n'ont ni ne doivent avoir cetteconnaissance, auraient-ils le sentiment qui en est l'effet? Leur donner des leçons de pudeur etd'honnêteté, c'est leur apprendre qu'il y a des choses honteuses et déshonnêtes, c'est leur donner undésir secret de connaître ces choses-là. Tôt <strong>ou</strong> tard ils en viennent à b<strong>ou</strong>t, et la première étincelle quit<strong>ou</strong>che à l'imagination accélère à c<strong>ou</strong>p sûr l'embrasement des sens. Quiconque r<strong>ou</strong>git est déjà c<strong>ou</strong>pable;la vraie innocence n'a honte de rien.


123Les enfants n'ont pas les mêmes désirs que les hommes; mais, sujets comme eux à la malpropreté quiblesse les sens, ils peuvent de ce seul assujettissement recevoir les mêmes leçons de bienséance.Suivez l'esprit de la nature, qui, plaçant dans les mêmes lieux les organes des plaisirs secrets et ceux desbesoins dégoûtants, n<strong>ou</strong>s inspire les mêmes soins à différents âges, tantôt par une idée et tantôt par uneautre; à l'homme par la modestie, à l'enfant par la propreté.Je ne vois qu'un bon moyen de conserver aux enfants leur innocence; c'est que t<strong>ou</strong>s ceux qui lesent<strong>ou</strong>rent la respectent et l'aiment. Sans cela, t<strong>ou</strong>te la retenue dont on tâche d'user avec eux se démenttôt <strong>ou</strong> tard; un s<strong>ou</strong>rire, un clin d'oeil, un geste échappé, leur disent t<strong>ou</strong>t ce qu'on cherche à leur taire; il leursuffit, p<strong>ou</strong>r l'apprendre, de voir qu'on le leur a v<strong>ou</strong>lu cacher. La délicatesse de t<strong>ou</strong>rs et d'expressions dontse servent entre eux les gens polis, supposant des lumières que les enfants ne doivent pas avoir, est t<strong>ou</strong>tà fait déplacée avec eux; mais quand on honore vraiment leur simplicité, l'on prend aisément, en leurparlant, celle des termes qui leur conviennent. Il y a une certaine naïveté de langage qui sied et qui plaît àl'innocence: voilà le vrai ton qui dét<strong>ou</strong>rne un enfant d'une dangereuse curiosité. En lui parlant simplementde t<strong>ou</strong>t, on ne lui laisse pas s<strong>ou</strong>pçonner qu'il reste rien de plus à lui dire. En joignant aux mots grossiersles idées déplaisantes qui leur conviennent, on ét<strong>ou</strong>ffe le premier feu de l'imagination: on ne lui défendpas de prononcer ces mots et d'avoir ces idées; mais on lui donne, sans qu'il y songe, de la répugnance àles rappeler. Et combien d'embarras cette liberté naïve ne sauve-t-elle point à ceux qui, la tirant de leurpropre coeur, disent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce qu'il faut dire, et le disent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs comme ils l'ont senti!Comment se font les enfants? Question embarrassante qui vient assez naturellement aux enfants, et dontla réponse indiscrète <strong>ou</strong> prudente décide quelquefois de leurs moeurs et de leur santé p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te leur vie.La manière la plus c<strong>ou</strong>rte qu'une mère imagine p<strong>ou</strong>r s'en débarrasser sans tromper son fils, est de luiimposer silence. Cela serait bon, si on l'y eût acc<strong>ou</strong>tumé de longue main dans des questions indifférentes,et qu'il ne s<strong>ou</strong>pçonnât pas du mystère à ce n<strong>ou</strong>veau ton. Mais rarement elle s'en tient là. C'est le secretdes gens mariés, lui dira-t-elle; de petits garçons ne doivent point être si curieux. Voilà qui est fort bienp<strong>ou</strong>r tirer d'embarras la mère: mais qu'elle sache que, piqué de cet air de mépris, le petit garçon n'aurapas un moment de repos qu'il n'ait appris le secret des gens mariés, et qu'il ne tardera pas de l'apprendre.Qu'on me permette de rapporter une réponse bien différente que j'ai entendu faire à la même question, etqui me frappa d'autant plus, qu'elle partait d'une femme aussi modeste dans ses disc<strong>ou</strong>rs que dans sesmanières, mais qui savait au besoin f<strong>ou</strong>ler aux pieds, p<strong>ou</strong>r le bien de son fils et p<strong>ou</strong>r la vertu, la faussecrainte du blâme et les vains propos des plaisants. Il n'y avait pas longtemps que l'enfant avait jeté par lesurines une petite pierre qui lui avait déchiré l'urètre; mais le mal passé était <strong>ou</strong>blié. Maman, dit le petitét<strong>ou</strong>rdi, comment se font les enfants? - Mon fils, répond la mère sans hésiter, les femmes les pissent avecdes d<strong>ou</strong>leurs qui leur coûtent quelquefois la vie. Que les f<strong>ou</strong>s rient, et que les sots soient scandalisés:mais que les sages cherchent si jamais ils tr<strong>ou</strong>veront une réponse plus judicieuse et qui aille mieux à sesfins.D'abord l'idée d'un besoin naturel et connu de l'enfant dét<strong>ou</strong>rne celle d'une opération mystérieuse. Lesidées accessoires de la d<strong>ou</strong>leur et de la mort c<strong>ou</strong>vrent celle-là d'un voile de tristesse qui amortitl'imagination et réprime la curiosité; t<strong>ou</strong>t porte l'esprit sur les suites de l'acc<strong>ou</strong>chement, et non pas sur sescauses. Les infirmités de la nature humaine, des objets dégoûtants, des images de s<strong>ou</strong>ffrance, voilà leséclaircissements où mène cette réponse, si la répugnance qu'elle inspire permet à l'enfant de lesdemander. Par où l'inquiétude des désirs aura-t-elle occasion de naître dans des entretiens ainsi dirigés?Et cependant v<strong>ou</strong>s voyez que la vérité n'a point été altérée, et qu'on n'a point eu besoin d'abuser sonélève au lieu de l'instruire.Vos enfants lisent; ils prennent dans leurs lectures des connaissances qu'ils n'auraient pas s'ils n'avaientpoint lu. S'ils étudient, l'imagination s'allume et s'aiguise dans le silence du cabinet. S'ils vivent dans lemonde, ils entendent un jargon bizarre, ils voient des exemples dont ils sont frappés: on leur a si bienpersuadé qu'ils étaient hommes, que, dans t<strong>ou</strong>t ce que font les hommes en leur présence, ils cherchentaussitôt comment cela peut leur convenir: il faut bien que les actions d'autrui leur servent de modèle,quand les jugements d'autrui leur servent de loi. <strong>De</strong>s domestiques qu'on fait dépendre d'eux, parconséquent intéressés à leur plaire, leur font leur c<strong>ou</strong>r aux dépens des bonnes moeurs; des g<strong>ou</strong>vernantes


124rieuses leur tiennent à quatre ans des propos que la plus effrontée n'oserait leur tenir à quinze. Bientôtelles <strong>ou</strong>blient ce qu'elles ont dit; mais ils n'<strong>ou</strong>blient pas ce qu'ils ont entendu. Les entretiens polissonspréparent les moeurs libertines: le laquais fripon rend l'enfant débauché; et le secret de l'un sert de garantà celui de l'autre.L'enfant élevé selon son âge est seul. Il ne connaît d'attachements que ceux de l'habitude; il aime sasoeur comme sa montre, et son ami comme son chien. Il ne se sent d'aucun sexe, d'aucune espèce:l'homme et la femme lui sont également étrangers; il ne rapporte à lui rien de ce qu'ils font ni de ce qu'ilsdisent: il ne le voit ni ne l'entend, <strong>ou</strong> n'y fait nulle attention; leurs disc<strong>ou</strong>rs ne l'intéressent pas plus queleurs exemples: t<strong>ou</strong>t cela n'est point fait p<strong>ou</strong>r lui. Ce n'est pas une erreur artificieuse qu'on lui donne parcette méthode, c'est l'ignorance de la nature. Le temps vient où la même nature prend soin d'éclairer sonélève; et c'est alors seulement qu'elle l'a mis en état de profiter sans risque des leçons qu'elle lui donne.Voilà le principe: le détail des règles n'est pas de mon sujet; et les moyens que je propose en vue d'autresobjets servent encore d'exemple p<strong>ou</strong>r celui-ci.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s mettre l'ordre et la règle dans les passions naissantes, étendez l'espace durant lequel ellesse développent, afin qu'elles aient le temps de s'arranger à mesure qu'elles naissent. Alors ce n'est pasl'homme qui les ordonne, c'est la nature elle-même; votre soin n'est que de la laisser arranger son travail.Si votre élève était seul, v<strong>ou</strong>s n'auriez rien à faire; mais t<strong>ou</strong>t ce qui l'environne enflamme son imagination.Le torrent des préjugés l'entraîne: p<strong>ou</strong>r le retenir, il faut le p<strong>ou</strong>sser en sens contraire. Il faut que lesentiment enchaîne l'imagination, et que la raison fasse taire l'opinion des hommes. La s<strong>ou</strong>rce de t<strong>ou</strong>tesles passions est la sensibilité, l'imagination détermine leur pente. T<strong>ou</strong>t être qui sent ses rapports doit êtreaffecté quand ces rapports s'altèrent et qu'il en imagine <strong>ou</strong> qu'il en croit imaginer de plus convenables àsa nature. Ce sont les erreurs de l'imagination qui transforment en vices les passions de t<strong>ou</strong>s les êtresbornés, même des anges, s'ils en ont; car il faudrait qu'ils connussent la nature de t<strong>ou</strong>s les êtres, p<strong>ou</strong>rsavoir quels rapports conviennent le mieux à la leur.Voici donc le sommaire de t<strong>ou</strong>te la sagesse humaine dans l'usage des passions: I° sentir les vraisrapports de l'homme tant dans l'espèce que dans l'individu; 2° ordonner t<strong>ou</strong>tes les affections de l'âmeselon ces rapports.Mais l'homme est-il maître d'ordonner ses affections selon tels <strong>ou</strong> tels rapports? Sans d<strong>ou</strong>te, s'il estmaître de diriger son imagination sur tel <strong>ou</strong> tel objet, <strong>ou</strong> de lui donner telle <strong>ou</strong> telle habitude. D'ailleurs, ils'agit moins ici de ce qu'un homme peut faire sur lui-même que de ce que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons faire sur notreélève par le choix des circonstances où n<strong>ou</strong>s le plaçons. Exposer les moyens propres à maintenir dansl'ordre de la nature, c'est dire assez comment il en peut sortir.Tant que sa sensibilité reste bornée à son individu, il n'y a rien de moral dans ses actions; ce n'est quequand elle commence à s'étendre hors de lui, qu'il prend d'abord les sentiments, ensuite les notions dubien et du mal, qui le constituent véritablement homme et partie intégrante de son espèce. C'est donc àce premier point qu'il faut d'abord fixer nos observations.Elles sont difficiles en ce que, p<strong>ou</strong>r les faire, il faut rejeter les exemples qui sont s<strong>ou</strong>s nos yeux, etchercher ceux où les développements successifs se font selon l'ordre de nature.Un enfant façonné, poli, civilisé, qui n'attend que la puissance de mettre en oeuvre les instructionsprématurées qu'il a reçues, ne se trompe jamais sur le moment où cette puissance lui survient. Loin del'attendre, il l'accélère, il donne à son sang une fermentation précoce, il sait quel doit être l'objet de sesdésirs, longtemps même avant qu'il les épr<strong>ou</strong>ve. Ce n'est pas la nature qui l'excite, c'est lui qui la force:elle n'a plus rien à lui apprendre, en le faisant homme; il l'était par la pensée longtemps avant de l'être eneffet.La véritable marche de la nature est plus graduelle et plus lente. Peu à peu le sang s'enflamme, lesesprits s'élaborent, le tempérament se forme. Le sage <strong>ou</strong>vrier qui dirige la fabrique a soin de perfectionner


125t<strong>ou</strong>s ses instruments avant de les mettre en oeuvre: une longue inquiétude précède les premiers désirs,une longue ignorance leur donne le change; on désire sans savoir quoi. Le sang fermente et s'agite; unesurabondance de vie cherche à s'étendre au dehors. L'oeil s'anime et parc<strong>ou</strong>rt les autres êtres, oncommence à prendre intérêt à ceux qui n<strong>ou</strong>s environnent, on commence à sentir qu'on n'est pas fait p<strong>ou</strong>rvivre seul: c'est ainsi que le coeur s'<strong>ou</strong>vre aux affections humaines, et devient capable d'attachement.Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soigneusement est susceptible n'est pas l'am<strong>ou</strong>r, c'estl'amitié. Le premier acte de son imagination naissante est de lui apprendre qu'il a des semblables, etl'espèce l'affecte avant le sexe. Voilà donc un autre avantage de l'innocence prolongée: c'est de profiterde la sensibilité naissante p<strong>ou</strong>r jeter dans le coeur du jeune adolescent les premières semences del'humanité: avantage d'autant plus précieux que c'est le seul temps de la vie où les mêmes soins puissentavoir un vrai succès.J'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, et livrés aux femmes et à la débauche,étaient inhumains et cruels; la f<strong>ou</strong>gue du tempérament les rendait impatient, vindicatifs, furieux; leurimagination, pleine d'un seul objet, se refusait à t<strong>ou</strong>t le reste; ils ne connaissaient ni pitié ni miséricorde; ilsauraient sacrifié père, mère, et l'univers entier au moindre de leurs plaisirs. Au contraire, un jeune hommeélevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers m<strong>ou</strong>vements de la nature vers les passionstendres et affectueuses: son coeur compatissant s'émeut sur les peines de ses semblables; il tressailled'aise quand il revoit son camarade, ses bras savent tr<strong>ou</strong>ver des étreintes caressantes, ses yeux saventverser des larmes d'attendrissement; il est sensible à la honte de déplaire, au regret d'avoir offensé. Sil'ardeur d'un sang qui s'enflamme le rend vif, emporté, colère, on voit le moment d'après t<strong>ou</strong>te la bonté deson coeur dans l'effusion de son repentir; il pleure, il gémit sur la blessure qu'il a faite; il v<strong>ou</strong>drait au prixde son sang racheter celui qu'il a versé; t<strong>ou</strong>t son emportement s'éteint, t<strong>ou</strong>te sa fierté s'humilie devant lesentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même: au fort de sa fureur, une excuse, un mot le désarme; ilpardonne les torts d'autrui d'aussi bon coeur qu'il répare les siens. L'adolescence n'est l'âge ni de lavengeance ni de la haine; elle est celui de la commisération, de la clémence, de la générosité. Oui, je les<strong>ou</strong>tiens et je ne crains point d'être démenti par l'expérience, un enfant qui n'est pas mal né, et qui aconservé jusqu'à vingt ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le meilleur, le plus aimant et leplus aimable des hommes. On ne v<strong>ou</strong>s a jamais rien dit de semblable; je le crois bien; vos philosophes,élevés dans t<strong>ou</strong>te la corruption des collèges, n'ont garde de savoir cela.C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable; ce sont nos misères communes qui portent nos coeursà l'humanité: n<strong>ou</strong>s ne lui devrions rien si n<strong>ou</strong>s n'étions pas hommes. T<strong>ou</strong>t attachement est un signed'insuffisance: si chacun de n<strong>ou</strong>s n'avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s'unir à eux. Ainside notre infirmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire; Dieu seulj<strong>ou</strong>it d'un bonheur absolu; mais qui de n<strong>ou</strong>s en a l'idée? Si quelque être imparfait p<strong>ou</strong>vait se suffire à luimême,de quoi j<strong>ou</strong>irait-il selon n<strong>ou</strong>s? Il serait seul, il serait misérable. Je ne conçois pas que celui qui n'abesoin de rien puisse aimer quelque chose: je ne conçois pas que celui qui n'aime rien puisse êtreheureux.Il suit de là que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que parcelui de leurs peines; car n<strong>ou</strong>s y voyons bien mieux l'identité de notre nature et les garants de leurattachement p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s. Si nos besoins communs n<strong>ou</strong>s unissent par intérêt, nos misères communes n<strong>ou</strong>sunissent par affection. L'aspect d'un homme heureux inspire aux autres moins d'am<strong>ou</strong>r que d'envie; onl'accuserait volontiers d'usurper un droit qu'il n'a pas en se faisant un bonheur exclusif; et l'am<strong>ou</strong>r-propres<strong>ou</strong>ffre encore en n<strong>ou</strong>s faisant sentir que cet homme n'a nul besoin de n<strong>ou</strong>s. Mais qui est-ce qui ne plaintpas le malheureux qu'il voit s<strong>ou</strong>ffrir? Qui est-ce qui ne v<strong>ou</strong>drait pas le délivrer de ses maux s'il n'en coûtaitqu'un s<strong>ou</strong>hait p<strong>ou</strong>r cela? L'imagination n<strong>ou</strong>s met à la place du misérable plutôt qu'à celle de l'hommeheureux; on sent que l'un de ces états n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>che de plus près que l'autre. La pitié est d<strong>ou</strong>ce, parcequ'en se mettant à la place de celui qui s<strong>ou</strong>ffre, on sent p<strong>ou</strong>rtant le plaisir de ne pas s<strong>ou</strong>ffrir comme lui.L'envie est amère, en ce que l'aspect d'un homme heureux, loin de mettre l'envieux à sa place, lui donnele regret de n'y pas être. Il semble que l'un n<strong>ou</strong>s exempte des maux qu'il s<strong>ou</strong>ffre, et que l'autre n<strong>ou</strong>s ôteles biens dont il j<strong>ou</strong>it.


126V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s donc exciter et n<strong>ou</strong>rrir dans le coeur d'un jeune homme les premiers m<strong>ou</strong>vements de lasensibilité naissante, et t<strong>ou</strong>rner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté; n'allez point fairegermer en lui l'orgueil, la vanité, l'envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes; n'exposezpoint d'abord à ses yeux la pompe des c<strong>ou</strong>rs, le faste des palais, l'attrait des spectacles; ne le promenezpoint dans les cercles, dans les brillantes assemblées, ne lui montrez l'extérieur de la grande sociétéqu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant qu'il connaisse leshommes, ce n'est pas le former, c'est le corrompre; ce n'est pas l'instruire, c'est le tromper.Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni c<strong>ou</strong>rtisans, ni riches; t<strong>ou</strong>s sont nés nus etpauvres, t<strong>ou</strong>s sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux d<strong>ou</strong>leurs de t<strong>ou</strong>teespèce; enfin, t<strong>ou</strong>s sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de l'homme; voilà de quoi nulmortel n'est exempt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est le plus inséparable,ce qui constitue le mieux l'humanité.A seize ans l'adolescent sait ce que c'est que s<strong>ou</strong>ffrir; car il a s<strong>ou</strong>ffert lui-même; mais à peine sait-il qued'autres êtres s<strong>ou</strong>ffrent aussi; le voir sans le sentir n'est pas le savoir, et, comme je l'ai dit cent fois,l'enfant n'imaginant point ce que sentent les autres ne connaît de maux que les siens: mais quand lepremier développement des sens allume en lui le feu de l'imagination, il commence à se sentir dans sessemblables, à s'ém<strong>ou</strong>voir de leurs plaintes et à s<strong>ou</strong>ffrir de leurs d<strong>ou</strong>leurs. C'est alors que le triste tableaude l'humanité s<strong>ou</strong>ffrante doit porter à son coeur le premier attendrissement qu'il ait jamais épr<strong>ou</strong>vé.Si ce moment n'est pas facile à remarquer dans vos enfants, à qui v<strong>ou</strong>s en prenez-v<strong>ou</strong>s? V<strong>ou</strong>s lesinstruisez de si bonne heure à j<strong>ou</strong>er le sentiment, v<strong>ou</strong>s leur en apprenez sitôt le langage, que parlantt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur le même ton, ils t<strong>ou</strong>rnent vos leçons contre v<strong>ou</strong>s-même, et ne v<strong>ou</strong>s laissent nul moyen dedistinguer quand, cessant de mentir, ils commencent à sentir ce qu'ils disent. Mais voyez mon <strong>Emile</strong>; àl'âge où je l'ai conduit il n'a ni senti ni menti. Avant de savoir ce que c'est qu'aimer, il n'a dit à personne: Jev<strong>ou</strong>s aime bien; on ne lui a point prescrit la contenance qu'il devait prendre en entrant dans la chambre deson père, de sa mère, <strong>ou</strong> de son g<strong>ou</strong>verneur malade; on ne lui a point montré l'art d'affecter la tristessequ'il n'avait pas. Il n'a feint de pleurer sur la mort de personne; car il ne sait ce que c'est que m<strong>ou</strong>rir. Lamême insensibilité qu'il a dans le coeur est aussi dans ses manières. Indifférent à t<strong>ou</strong>t, hors à lui-même,comme t<strong>ou</strong>s les autres enfants, il ne prend intérêt à personne; t<strong>ou</strong>t ce qui le distingue est qu'il ne veutpoint paraître en prendre, et qu'il n'est pas faux comme eux.<strong>Emile</strong>, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que c'est que s<strong>ou</strong>ffrir et m<strong>ou</strong>rir. Lesplaintes et les cris commenceront d'agiter ses entrailles; l'aspect du sang qui c<strong>ou</strong>le lui fera dét<strong>ou</strong>rner lesyeux; les convulsions d'un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu'il sache d'oùlui viennent ces n<strong>ou</strong>veaux m<strong>ou</strong>vements. S'il était resté stupide et barbare, il ne les aurait pas; s'il était plusinstruit, il en connaîtrait la s<strong>ou</strong>rce: il a déjà trop comparé d'idées p<strong>ou</strong>r ne rien sentir, et pas assez p<strong>ou</strong>rconcevoir ce qu'il sent.Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui t<strong>ou</strong>che le coeur humain selon l'ordre de la nature. P<strong>ou</strong>rdevenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu'il y des êtres semblables à lui qui s<strong>ou</strong>ffrent cequ'il a s<strong>ou</strong>ffert, qui sentent les d<strong>ou</strong>leurs qu'il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée, comme p<strong>ou</strong>vantles sentir aussi. En effet, comment n<strong>ou</strong>s laissons-n<strong>ou</strong>s ém<strong>ou</strong>voir à la pitié, si ce n'est en n<strong>ou</strong>s transportanthors de n<strong>ou</strong>s et n<strong>ou</strong>s identifiant avec l'animal s<strong>ou</strong>ffrant, en quittant, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, notre être p<strong>ou</strong>r prendrele sien? N<strong>ou</strong>s ne s<strong>ou</strong>ffrons qu'autant que n<strong>ou</strong>s jugeons qu'il s<strong>ou</strong>ffre; ce n'est pas dans n<strong>ou</strong>s, c'est dans luique n<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>ffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s'anime et commence à letransporter hors de lui.P<strong>ou</strong>r exciter et n<strong>ou</strong>rrir cette sensibilité naissante, p<strong>ou</strong>r la guider <strong>ou</strong> la suivre dans sa pente naturelle,qu'avons-n<strong>ou</strong>s donc à faire, si ce n'est d'offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la forceexpansive de son coeur, qui le dilatent, qui l'étendent sur les autres êtres, qui le fassent part<strong>ou</strong>t retr<strong>ou</strong>verhors de lui; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain;c'est-à-dire, en d'autres termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance,t<strong>ou</strong>tes les passions attirantes et d<strong>ou</strong>ces qui plaisent naturellement aux hommes, et d'empêcher de naître


127l'envie, la convoitise, la haine, t<strong>ou</strong>tes les passions rep<strong>ou</strong>ssantes et cruelles, qui rendent, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, lasensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le t<strong>ou</strong>rment de celui qui les épr<strong>ou</strong>ve?Je crois p<strong>ou</strong>voir résumer t<strong>ou</strong>tes les réflexions précédentes en deux <strong>ou</strong> trois maximes précises, claires etfaciles à saisir.Première maximeIl n'est pas dans le coeur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que n<strong>ou</strong>s, maisseulement de ceux qui sont plus à plaindre.Si l'on tr<strong>ou</strong>ve des exceptions à cette maxime, elles sont plus apparentes que réelles. Ainsi l'on ne met pasà la place du riche <strong>ou</strong> du grand auquel on s'attache; même en s'attachant sincèrement, on ne fait ques'approprier une partie de son bien-être. Quelquefois on l'aime dans ses malheurs; mais, tant qu'ilprospère, il n'a de véritable ami que celui qui n'est pas la dupe des apparences, et qui le plaint plus qu'ilne l'envie, malgré sa prospérité.On est t<strong>ou</strong>ché du bonheur de certains états, par exemple de la vie champêtre et pastorale. Le charme devoir ces bonnes gens heureux n'est point empoisonné par l'envie; on s'intéresse à eux véritablement.P<strong>ou</strong>rquoi cela? Parce qu'on se sent maître de descendre à cet état de paix et d'innocence, et de j<strong>ou</strong>ir dela même félicité; c'est un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu qu'il suffit d'en v<strong>ou</strong>loirj<strong>ou</strong>ir p<strong>ou</strong>r le p<strong>ou</strong>voir. Il y a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs du plaisir à voir ses ress<strong>ou</strong>rces, à contempler son propre bien, mêmequand on n'en veut pas user.Il suit de là que, p<strong>ou</strong>r porter un jeune homme à l'humanité, loin de lui faire admirer le sort brillant desautres, il faut le lui montrer par les côtés tristes; il faut le lui faire craindre. Alors, par une conséquenceévidente, il doit se frayer une r<strong>ou</strong>te au bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.<strong>De</strong>uxième maximeOn ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même."Non ignara mali, miseris succurrere disco."Je ne connais rien de si beau, de si profond, de si t<strong>ou</strong>chant, de si vrai, que ce vers-là.P<strong>ou</strong>rquoi les rois sont-ils sans pitié p<strong>ou</strong>r leurs sujets? C'est qu'ils comptent de n'être jamais hommes.P<strong>ou</strong>rquoi les riches sont-ils si durs p<strong>ou</strong>r les pauvres? C'est qu'ils n'ont pas peur de le devenir. P<strong>ou</strong>rquoi lanoblesse a-t-elle un si grand mépris p<strong>ou</strong>r le peuple? C'est qu'un noble ne sera jamais roturier. P<strong>ou</strong>rquoiles Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que n<strong>ou</strong>s? C'est que, dans leurg<strong>ou</strong>vernement t<strong>ou</strong>t à fait arbitraire, la grandeur et la fortune des particuliers étant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs précaires etchancelantes, ils ne regardent point l'abaissement et la misère comme un état étranger à eux; chacunpeut être demain ce qu'est auj<strong>ou</strong>rd'hui celui qu'il assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans lesromans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi d'attendrissant que n'a point t<strong>ou</strong>t l'apprêt de notresèche morale.N'acc<strong>ou</strong>tumez donc pas votre élève à regarder du haut de sa gloire les peines des infortunés, les travauxdes misérables; et n'espérez pas lui apprendre à les plaindre, s'il les considère comme lui étant étrangers.Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que t<strong>ou</strong>s leurs maux sont s<strong>ou</strong>sses pieds, que mille événements imprévus et inévitables peuvent l'y plonger d'un moment à l'autre.Apprenez-lui à ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses; montrez-lui t<strong>ou</strong>tes lesvicissitudes de la fortune; cherchez-lui les exemples t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs trop fréquents de gens qui, d'un état plusélevé que le sien, sont tombés au-dess<strong>ou</strong>s de celui de ces malheureux; que ce soit par leur faute <strong>ou</strong> non,


128ce n'est pas maintenant de quoi il est question; sait-il seulement ce que c'est que faute? N'empiétezjamais sur l'ordre de ses connaissances, et ne l'éclairez que par les lumières qui sont à sa portée: il n'apas besoin d'être fort savant p<strong>ou</strong>r sentir que t<strong>ou</strong>te la prudence humaine ne peut lui répondre si dans uneheure il sera vivant <strong>ou</strong> m<strong>ou</strong>rant; si les d<strong>ou</strong>leurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avantla nuit; si dans un mois il sera riche <strong>ou</strong> pauvre, si dans un an peut-être il ne ramera point s<strong>ou</strong>s le nerf deboeuf dans les galères d'Alger. Surt<strong>ou</strong>t n'allez pas lui dire t<strong>ou</strong>t cela froidement comme son catéchisme;qu'il voie, qu'il sente les calamités humaines: ébranlez, effrayez son imagination des périls dont t<strong>ou</strong>thomme est sans cesse environné; qu'il voie aut<strong>ou</strong>r de lui t<strong>ou</strong>s ces abîmes, et qu'à v<strong>ou</strong>s les entendredécrire, il se presse contre v<strong>ou</strong>s de peur d'y tomber. N<strong>ou</strong>s le rendrons timide et poltron, direz-v<strong>ou</strong>s. N<strong>ou</strong>sverrons dans la suite; mais quant à présent, commençons par le rendre humain; voilà surt<strong>ou</strong>t ce qui n<strong>ou</strong>simporte.Troisième maximeLa pitié qu'on a du mal d'autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu'onprête à ceux qui le s<strong>ou</strong>ffrent.On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit qu'il se tr<strong>ou</strong>ve à plaindre. Le sentiment physique de nosmaux est plus borné qu'il ne semble; mais c'est par la mémoire qui n<strong>ou</strong>s en fait sentir la continuité, c'estpar l'imagination qui les étend sur l'avenir, qu'ils n<strong>ou</strong>s rendent vraiment à plaindre. Voilà, je pense, unedes causes qui n<strong>ou</strong>s endurcissent plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes, quoique lasensibilité commune dût également n<strong>ou</strong>s identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretierdans son écurie, parce qu'on ne présume pas qu'en mangeant son foin il songe aux c<strong>ou</strong>ps qu'il a reçus etaux fatigues qui l'attendent. On ne plaint pas non plus un m<strong>ou</strong>ton qu'on voit paître, quoiqu'on sache qu'ilsera bientôt égorgé, parce qu'on juge qu'il ne prévoit pas son sort. Par extension l'on s'endurcit ainsi sur lesort des hommes; et les riches se consolent du mal qu'ils font aux pauvres, en les supposant assezstupides p<strong>ou</strong>r n'en rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblablespar le cas qu'il paraît faire d'eux. Il est naturel qu'on fasse bon marché du bonheur des gens qu'onméprise. Ne v<strong>ou</strong>s étonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni si la plupartdes philosophes affectent de faire l'homme si méchant.C'est le peuple qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'estpas la peine de le compter. L'homme est le même dans t<strong>ou</strong>s les états: si cela est, les états les plusnombreux méritent le plus de respect. <strong>De</strong>vant celui qui pense, t<strong>ou</strong>tes les distinctions civiles disparaissent:il voit les mêmes passions, les mêmes sentiments dans le g<strong>ou</strong>jat et dans l'homme illustre; il n'y discerneque leur langage, qu'un coloris plus <strong>ou</strong> moins apprêté; et si quelque différence essentielle les distingue,elle est au préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel qu'il est, et n'est pas aimable: mais ilfaut bien que les gens du monde se déguisent; s'ils se montraient tels qu'ils sont, ils feraient horreur.Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur et de peine dans t<strong>ou</strong>s les états. Maxime aussifuneste qu'ins<strong>ou</strong>tenable: car, si t<strong>ou</strong>s sont également heureux, qu'ai-je besoin de m'incommoder p<strong>ou</strong>rpersonne? Que chacun reste comme il est: que l'esclave soit maltraité, que l'infirme s<strong>ou</strong>ffre, que le gueuxpérisse; il n'y a rien à gagner p<strong>ou</strong>r eux à changer d'état. Ils font l'énumération des peines du riche, etmontrent l'inanité de ses vains plaisirs: quel grossier sophisme! les peines du riche ne lui viennent pointde son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n'est point àplaindre, parce que ses maux sont t<strong>ou</strong>s son <strong>ou</strong>vrage, et qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peinedu misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s'appesantit sur lui. Il n'y a point d'habitude quilui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l'épuisement, de la faim: le bon esprit ni la sagessene servent de rien p<strong>ou</strong>r l'exempter des maux de son état. Que gagne Epictète de prévoir que son maîtreva lui casser la jambe? la lui casse-t-il moins p<strong>ou</strong>r cela? il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance.Quand le peuple serait aussi sensé que n<strong>ou</strong>s le supposons stupide, que p<strong>ou</strong>rrait-il être autre que ce qu'ilest? que p<strong>ou</strong>rrait-il faire autre que ce qu'il fait? Etudiez les gens de cet ordre, v<strong>ou</strong>s verrez que, s<strong>ou</strong>s unautre langage, ils ont autant d'esprit et plus de bon sens que v<strong>ou</strong>s. Respectez donc votre espèce; songezqu'elle est composée essentiellement de la collection des peuples; que, quand t<strong>ou</strong>s les rois et t<strong>ou</strong>s lesphilosophes en seraient ôtés, il n'y paraîtrait guère, et que les choses n'en iraient pas plus mal. En un


129mot, apprenez à votre élève à aimer t<strong>ou</strong>s les hommes, et même ceux qui les déprisent; faites en sortequ'il ne se place dans aucune classe, mais qu'il se retr<strong>ou</strong>ve dans t<strong>ou</strong>tes; parlez devant lui du genrehumain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore pointl'homme.C'est par ces r<strong>ou</strong>tes et d'autres semblables, bien contraires à celles qui sont frayées, qu'il convient depénétrer dans le coeur d'un jeune adolescent p<strong>ou</strong>r y exciter les premiers m<strong>ou</strong>vements de la nature, ledévelopper et l'étendre sur ses semblables; à quoi j'aj<strong>ou</strong>te qu'il importe de mêler à ces m<strong>ou</strong>vements lemoins d'intérêt personnel qu'il est possible; surt<strong>ou</strong>t point de vanité, point d'émulation, point de gloire, pointde ces sentiments qui n<strong>ou</strong>s forcent de n<strong>ou</strong>s comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamaissans quelque impression de haine contre ceux qui n<strong>ou</strong>s disputent la préférence, ne fût-ce que dans notrepropre estime. Alors il faut s'aveugler <strong>ou</strong> s'irriter, être un méchant <strong>ou</strong> un sot: tâchons d'éviter cettealternative. Ces passions si dangereuses naîtront tôt <strong>ou</strong> tard, me dit-on, malgré n<strong>ou</strong>s. Je ne le nie pas:chaque chose a son temps et son lieu; je dis seulement qu'on ne doit pas leur aider à naître.Voilà l'esprit de la méthode qu'il faut se prescrire. Ici les exemples et les détails sont inutiles, parce qu'icicommence la division presque infinie des caractères, et que chaque exemple que je donnerais neconviendrait pas peut-être à un sur cent mille. C'est à cet âge aussi que commence, dans l'habile maître,la véritable fonction de l'observateur et du philosophe, qui sait l'art de sonder les coeurs en travaillant àles former. Tandis que le jeune homme ne songe point encore à se contrefaire, et ne l'a point encoreappris, à chaque objet qu'on lui présente on voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, l'impressionqu'il en reçoit: on lit sur son visage t<strong>ou</strong>s les m<strong>ou</strong>vements de son âme; à force de les épier, on parvient àles prévoir, et enfin à les diriger.On remarque en général que le sang, les blessures, les cris, les gémissements, l'appareil des opérationsd<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuses, et t<strong>ou</strong>t ce qui porte aux sens des objets de s<strong>ou</strong>ffrance, saisit plus tôt et plus généralementt<strong>ou</strong>s les hommes. L'idée de destruction, étant plus composée, ne frappe pas de même; l'image de la mortt<strong>ou</strong>che plus tard et plus faiblement, parce que nul n'a par divers soi l'expérience de m<strong>ou</strong>rir: il faut avoir vudes cadavres p<strong>ou</strong>r sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette image s'est bienformée dans notre esprit, il n'y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l'idée dedestruction totale qu'elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitablep<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les hommes, on se sent plus vivement affecté d'une situation à laquelle on est sûr de ne p<strong>ou</strong>voiréchapper.Ces impressions diverses ont leurs modifications et leurs degrés, qui dépendent du caractère particulierde chaque individu et de ses habitudes antérieures; mais elles sont universelles, et nul n'en est t<strong>ou</strong>t à faitexempt. Il en est de plus tardives et de moins générales, qui sont plus propres aux âmes sensibles; cesont celles qu'on reçoit des peines morales, des d<strong>ou</strong>leurs internes, des afflictions, des langueurs, de latristesse. Il y a des gens qui ne savent être émus que par des cris et des pleurs; les longs et s<strong>ou</strong>rdsgémissements d'un coeur serré de détresse ne leur ont jamais arraché des s<strong>ou</strong>pirs; jamais l'aspect d'unecontenance abattue, d'un visage hâve et plombé, d'un oeil éteint et qui ne peut plus pleurer, ne les fitpleurer eux-mêmes, les maux de l'âme ne sont rien p<strong>ou</strong>r eux: ils sont jugés, la leur ne sent rien;n'attendez d'eux que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté. Ils p<strong>ou</strong>rront être intègres et justes,jamais cléments, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils p<strong>ou</strong>rront être justes, si t<strong>ou</strong>tefois un homme peut l'êtrequand il n'est pas miséricordieux.Mais ne v<strong>ou</strong>s pressez pas de juger les jeunes gens par cette règle, surt<strong>ou</strong>t ceux qui, ayant été élevéscomme ils doivent l'être, n'ont aucune idée des peines morales qu'on ne leur a jamais fait épr<strong>ou</strong>ver, car,encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les maux qu'ils connaissent; et cette apparente insensibilité,qui ne vient que de l'ignorance, se change bientôt en attendrissement, quand ils commencent à sentir qu'ily a dans la vie humaine mille d<strong>ou</strong>leurs qu'ils ne connaissaient pas. P<strong>ou</strong>r mon <strong>Emile</strong>, s'il a eu de lasimplicité et du bon sens dans son enfance, je suis bien sûr qu'il aura de l'âme et de la sensibilité dans sajeunesse; car la vérité des sentiments tient beauc<strong>ou</strong>p à la justesse des idées.


130Mais p<strong>ou</strong>rquoi le rappeler? Plus d'un lecteur me reprochera sans d<strong>ou</strong>te l'<strong>ou</strong>bli de mes premièresrésolutions et du bonheur constant que j'avais promis à mon élève. <strong>De</strong>s malheureux, des m<strong>ou</strong>rants, desspectacles de d<strong>ou</strong>leur et de misère! quel bonheur, quelle j<strong>ou</strong>issance p<strong>ou</strong>r un jeune coeur qui naît à la vie!Son triste instituteur, qui lui destinait une éducation si d<strong>ou</strong>ce, ne le fait naître que p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>ffrir. Voilà cequ'on dira: que m'importe? j'ai promis de le rendre heureux, non de faire qu'il parût l'être. Est-ce ma fautesi, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dupe de l'apparence, v<strong>ou</strong>s la prenez p<strong>ou</strong>r la réalité?Prenons deux jeunes gens sortant de la première éducation et entrant dans le monde par deux portesdirectement opposées. L'un monte t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p sur l'Olympe et se répand dans la plus brillante société; onle mène à la c<strong>ou</strong>r, chez les grands, chez les riches, chez les jolies femmes. Je le suppose fêté part<strong>ou</strong>t, etje n'examine pas l'effet de cet accueil sur sa raison; je suppose qu'elle y résiste. Les plaisirs volent audevantde lui, t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs de n<strong>ou</strong>veaux objets l'amusent; il se livre à t<strong>ou</strong>t avec un intérêt qui v<strong>ou</strong>s séduit.V<strong>ou</strong>s le voyez attentif, empressé, curieux; sa première admiration v<strong>ou</strong>s frappe; v<strong>ou</strong>s l'estimez content:mais voyez l'état de son âme; v<strong>ou</strong>s croyez qu'il j<strong>ou</strong>it; moi, je crois qu'il s<strong>ou</strong>ffre.Qu'aperçoit-il d'abord en <strong>ou</strong>vrant les yeux? des multitudes de prétendus biens qu'il ne connaissait pas, etdont la plupart, n'étant qu'un moment à sa portée, ne semblent se montrer à lui que p<strong>ou</strong>r lui donner leregret d'en être privé. Se promène-t-il dans un palais, v<strong>ou</strong>s voyez à son inquiète curiosité qu'il sedemande p<strong>ou</strong>rquoi sa maison paternelle n'est pas ainsi. T<strong>ou</strong>tes ses questions v<strong>ou</strong>s disent qu'il secompare sans cesse au maître de cette maison, et t<strong>ou</strong>t ce qu'il tr<strong>ou</strong>ve de mortifiant p<strong>ou</strong>r lui dans ceparallèle aiguise sa vanité en la révoltant. S'il rencontre un jeune homme mieux mis que lui, je le voismurmurer en secret contre l'avarice de ses parents. Est-il plus paré qu'un autre, il a la d<strong>ou</strong>leur de voir cetautre l'effacer <strong>ou</strong> par sa naissance <strong>ou</strong> par son esprit, et t<strong>ou</strong>te sa dorure humiliée devant un simple habitde drap. Brille-t-il seul dans une assemblée, s'élève-t-il sur la pointe du pied p<strong>ou</strong>r être mieux vu; qui est-cequi n'a pas une disposition secrète à rabaisser l'air superbe et vain d'un jeune fat? T<strong>ou</strong>t s'unit bientôtcomme de concert; les regards inquiétants d'un homme grave, les mots railleurs d'un caustique ne tardentpas d'arriver jusqu'à lui; et, ne fût-il dédaigné que d'un seul homme, le mépris de cet homme empoisonneà l'instant les applaudissements des autres.Donnons-lui t<strong>ou</strong>t, prodiguons-lui les agréments, le mérite; qu'il soit bien fait, plein d'esprit, aimable: il serarecherché des femmes; mais en le recherchant avant qu'il les aime, elles le rendront plutôt f<strong>ou</strong>qu'am<strong>ou</strong>reux: il aura de bonnes fortunes; mais il n'aura ni transports ni passion p<strong>ou</strong>r les goûter. Ses désirst<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prévenus, n'ayant jamais le temps de naître, au sein des plaisirs il ne sent que l'ennui de la gêne:le sexe fait p<strong>ou</strong>r le bonheur du sien le dégoûte et le rassasie même avant qu'il l connaisse; s'il continue àle voir, ce n'est plus que par vanité; et quand il s'y attacherait par un goût véritable, il ne sera pas seuljeune, seul brillant, seul aimable, et ne tr<strong>ou</strong>vera pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans ses maîtresses des prodiges de fidélité.Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons, des noirceurs, des repentirs de t<strong>ou</strong>te espèce inséparablesd'une pareille vie. L'expérience du monde en dégoûte, on le sait; je ne parle que des ennuis attachés à lapremière illusion.Quel contraste p<strong>ou</strong>r celui qui, renfermé jusqu'ici dans le sein de sa famille et de ses amis, s'est vu l'uniqueobjet de t<strong>ou</strong>tes leurs attentions, d'entrer t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p dans un ordre de choses où il est compté p<strong>ou</strong>r si peu;de se tr<strong>ou</strong>ver comme noyé dans une sphère étrangère, lui qui fit si longtemps le centre de la sienne! Qued'affronts, que d'humiliations ne faut-il pas qu'il essuie, avant de perdre, parmi les inconnus, les préjugésde son importance pris et n<strong>ou</strong>rris parmi les siens! Enfant, t<strong>ou</strong>t lui cédait, t<strong>ou</strong>t s'empressait aut<strong>ou</strong>r de lui:jeune homme, il faut qu'il cède à t<strong>ou</strong>t le monde; <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r peu qu'il s'<strong>ou</strong>blie et conserve ses anciens airs,que de dures leçons vont le faire rentrer en lui-même! L'habitude d'obtenir aisément les objets de sesdésirs le porte à beauc<strong>ou</strong>p désirer, et lui fait sentir des privations continuelles. T<strong>ou</strong>t ce qui le flatte le tente;t<strong>ou</strong>t ce que d'autres ont, il v<strong>ou</strong>drait l'avoir: il convoite t<strong>ou</strong>t, il porte envie à t<strong>ou</strong>t le monde, il v<strong>ou</strong>draitdominer part<strong>ou</strong>t; la vanité le ronge, l'ardeur des désirs effrénés enflamme son jeune coeur; la jal<strong>ou</strong>sie et lahaine y naissent avec eux; t<strong>ou</strong>tes les passions dévorantes y prennent à la fois leur essor; il en portel'agitation dans le tumulte du monde; il la rapporte avec lui t<strong>ou</strong>s les soirs; il rentre mécontent de lui et desautres; il s'endort plein de mille vains projets, tr<strong>ou</strong>blé de mille fantaisies, et son orgueil lui peint jusque


131dans ses songes les chimériques biens dont le désir le t<strong>ou</strong>rmente, et qu'il ne possédera de sa vie. Voilàvotre élève! voyons le mien.Si le premier spectacle qui le frappe est un objet d tristesse, le premier ret<strong>ou</strong>r sur lui-même est unsentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu'il ne pensaitl'être. Il partage les peines de ses semblables; mais ce partage est volontaire et d<strong>ou</strong>x. Il j<strong>ou</strong>it à la fois de lapitié qu'il a p<strong>ou</strong>r leurs maux, et du bonheur qui l'en exempte; il se sent dans cet état de force qui n<strong>ou</strong>sétend au delà de n<strong>ou</strong>s, et n<strong>ou</strong>s fait porter ailleurs l'activité superflue à notre bien-être. P<strong>ou</strong>r plaindre le mald'autrui, sans d<strong>ou</strong>te il faut le connaître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a s<strong>ou</strong>ffert, <strong>ou</strong> qu'on craintde s<strong>ou</strong>ffrir, on plaint ceux qui s<strong>ou</strong>ffrent; mais tandis qu'on s<strong>ou</strong>ffre, on ne plaint que soi. Or si, t<strong>ou</strong>s étantassujettis aux misères de la vie, nul n'accorde aux autres que la sensibilité dont il n'a pas actuellementbesoin p<strong>ou</strong>r lui-même, il s'ensuit que la commisération doit être un sentiment très d<strong>ou</strong>x, puisqu'elledépose en notre faveur, et qu'au contraire un homme dur est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs malheureux, puisque l'état de soncoeur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante qu'il puisse accorder aux peines d'autrui.N<strong>ou</strong>s jugeons trop du bonheur sur les apparences: n<strong>ou</strong>s le supposons où il est le moins; n<strong>ou</strong>s lecherchons où il ne saurait être: la gaieté n'en est qu'un signe très équivoque. Un homme gai n'est s<strong>ou</strong>ventqu'un infortuné qui cherche à donner le change aux autres et à s'ét<strong>ou</strong>rdir lui-même. Ces gens si riants, si<strong>ou</strong>verts, si sereins dans un cercle, sont presque t<strong>ou</strong>s tristes et grondeurs chez eux, et leurs domestiquesportent la peine de l'amusement qu'ils donnent à leurs sociétés. Le vrai contentement n'est ni gai nifolâtre; jal<strong>ou</strong>x d'un sentiment si d<strong>ou</strong>x, en le goûtant on y pense, on le sav<strong>ou</strong>re, on craint de l'évaporer. Unhomme vraiment heureux ne parle guère et ne rit guère; il resserre, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, le bonheur aut<strong>ou</strong>r deson coeur. Les jeux bruyants, la turbulente joie, voilent les dégoûts et l'ennui. Mais la mélancolie est amiede la volupté: l'attendrissement et les larmes accompagnent les plus d<strong>ou</strong>ces j<strong>ou</strong>issances, et l'excessivejoie elle-même arrache plutôt des pleurs que des cris.Si d'abord la multitude et la variété des amusements paraissent contribuer au bonheur, si l'uniformitéd'une vie égale paraît d'abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on tr<strong>ou</strong>ve, au contraire, que la plusd<strong>ou</strong>ce habitude de l'âme consiste dans une modération de j<strong>ou</strong>issance qui laisse peu de prise au désir etau dégoût. L'inquiétude des désirs produit la curiosité, l'inconstance: le vide des turbulents plaisirs produitl'ennui. On ne s'ennuie jamais de son état quand on n'en connaît point de plus agréable. <strong>De</strong> t<strong>ou</strong>s leshommes du monde, les sauvages sont les moins curieux et les moins ennuyés; t<strong>ou</strong>t leur est indifférent: ilsne j<strong>ou</strong>issent pas des choses, mais d'eux; ils passent leur vie à ne rien faire, et ne s'ennuient jamais.L'homme du monde est t<strong>ou</strong>t entier dans son masque. N'étant presque jamais en lui-même, il y estt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs étranger, et mal à son aise quand il est forcé d'y rentrer. Ce qu'il est n'est rien, ce qu'il paraît estt<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r lui.Je ne puis m'empêcher de me représenter, sur le visage du jeune homme dont j'ai parlé ci-devant, je nesais quoi d'impertinent, de d<strong>ou</strong>cereux, d'affecté, qui déplaît, qui rebute les gens unis, et sur celui-ci dumien, une physionomie intéressante et simple, qui montre le contentement, la véritable sérénité de l'âme,qui inspire l'estime, la confiance, et qui semble n'attendre que l'épanchement de l'amitié p<strong>ou</strong>r donner lasienne à ceux qui l'approchent. On croit que la physionomie n'est qu'un simple développement de traitsdéjà marqués par la nature. P<strong>ou</strong>r moi, je penserais qu'<strong>ou</strong>tre ce développement, les traits du visage d'unhomme viennent insensiblement à se former et prendre de la physionomie par l'impression fréquente ethabituelle de certaines affections de l'âme. Ces affections se marquent sur le visage, rien n'est pluscertain; et quand elles t<strong>ou</strong>rnent en habitude, elles y doivent laisser des impressions durables. Voilàcomment je conçois que la physionomie annonce le caractère, et qu'on peut quelquefois juger de l'un parl'autre, sans aller chercher des explications mystérieuses qui supposent des connaissances que n<strong>ou</strong>sn'avons pas.Un enfant n'a que deux affections bien marquées, la joie et la d<strong>ou</strong>leur: il rit <strong>ou</strong> il pleure; les intermédiairesne sont rien p<strong>ou</strong>r lui; sans cesse il passe de l'un de ces m<strong>ou</strong>vements à l'autre. Cette alternativecontinuelle empêche qu'ils ne fassent sur son visage aucune impression constante, et qu'il ne prenne dela physionomie: mais dans l'âge où, devenu plus sensible, il est plus vivement, <strong>ou</strong> plus constamment


132affecté, les impressions plus profondes laissent des traces plus difficiles à détruire; et de l'état habituel del'âme résulte un arrangement de traits que le temps rend ineffaçables. Cependant il n'est pas rare de voirdes hommes changer de physionomie à différents âges. J'en ai vu plusieurs dans ce cas; et j'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rstr<strong>ou</strong>vé que ceux que j'avais pu bien observer et suivre avaient aussi changé de passions habituelles.Cette seule observation, bien confirmée, me paraîtrait décisive, et n'est pas déplacée dans un traitéd'éducation, où il importe d'apprendre à juger des m<strong>ou</strong>vements de l'âme par les signes extérieurs.Je ne sais si, p<strong>ou</strong>r n'avoir pas appris à imiter des manières de convention et à feindre des sentiments qu'iln'a pas, mon jeune homme sera moins aimable, ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici: je sais seulement qu'ilsera plus aimant, et j'ai bien de la peine à croire que celui qui n'aime que lui puisse assez bien sedéguiser p<strong>ou</strong>r plaire autant que celui qui tire de son attachement p<strong>ou</strong>r les autres un n<strong>ou</strong>veau sentiment debonheur. Mais, quant à ce sentiment même, je crois en avoir assez dit p<strong>ou</strong>r guider sur ce point un lecteurraisonnable, et montrer que je ne me suis pas contredit.Je reviens donc à ma méthode, et je dis: Quand l'âge critique approche, offrez aux jeunes gens desspectacles qui les retiennent, et non des spectacles qui les excitent; donnez le change à leur imaginationnaissante par des objets qui, loin d'enflammer leurs sens, en répriment l'activité. Eloignez-les des grandesvilles, où la parure et l'immodestie des femmes hâtent et préviennent les leçons de la nature, où t<strong>ou</strong>tprésente à leurs yeux des plaisirs qu'ils ne doivent connaître que quand ils sauront les choisir. Ramenezlesdans leurs premières habitations, où la simplicité champêtre laisse les passions de leur âge sedévelopper moins rapidement; <strong>ou</strong> si leur goût p<strong>ou</strong>r les arts les attache encore à la ville, prévenez en eux,par ce goût même, une dangereuse oisiveté. Choisissez avec soin leurs sociétés, leurs occupations, leursplaisirs: ne leur montrez que des tableaux t<strong>ou</strong>chants, mais modestes, qui les remuent sans les séduire, etqui n<strong>ou</strong>rrissent leur sensibilité sans ém<strong>ou</strong>voir leurs sens. Songez aussi qu'il y a part<strong>ou</strong>t quelques excès àcraindre, et que les passions immodérées font t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus de mal qu'on n'en veut éviter. Il ne s'agit pasde faire de votre élève un garde-malade, un frère de la charité, d'affliger ses regards par des objetscontinuels de d<strong>ou</strong>leurs et de s<strong>ou</strong>ffrances, de le promener d'infirme en infirme, d'hôpital en hôpital, et de laGrève aux prisons; il faut le t<strong>ou</strong>cher et non l'endurcir à l'aspect des misères humaines. Longtemps frappédes mêmes spectacles, on n'en sent plus les impressions; l'habitude acc<strong>ou</strong>tume à t<strong>ou</strong>t; ce qu'on voit tropon ne l'imagine plus, et ce n'est que l'imagination qui n<strong>ou</strong>s fait sentir les maux d'autrui: c'est ainsi qu'àforce de voir m<strong>ou</strong>rir et s<strong>ou</strong>ffrir, les prêtres et les médecins deviennent impitoyables. Que votre élèveconnaisse donc le sort de l'homme et les misères de ses semblables; mais qu'il n'en soit pas trop s<strong>ou</strong>ventle témoin. Un seul objet bien choisi, et montré dans un j<strong>ou</strong>r convenable, lui donnera p<strong>ou</strong>r un moisd'attendrissement et de réflexions. Ce n'est pas tant ce qu'il voit, que son ret<strong>ou</strong>r sur ce qu'il a vu, quidétermine le jugement qu'il en porte; et l'impression durable qu'il reçoit d'un objet lui vient moins de l'objetmême que du point de vue s<strong>ou</strong>s lequel on le porte à se le rappeler. C'est ainsi qu'en ménageant lesexemples, les leçons, les images, v<strong>ou</strong>s ém<strong>ou</strong>sserez longtemps l'aiguillon des sens, et donnerez le changeà la nature en suivant ses propres directions.A mesure qu'il acquiert des lumières, choisissez des idées qui s'y rapportent; à mesure que nos désirss'allument, choisissez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire, qui s'est distingué par sesmoeurs autant que par son c<strong>ou</strong>rage, m'a raconté que, dans sa première jeunesse, son père, homme desens, mais très dévot, voyant son tempérament naissant le livrer aux femmes, n'épargna rien p<strong>ou</strong>r lecontenir; mais enfin, malgré t<strong>ou</strong>s ses soins, le sentant prêt à lui échapper, il s'avisa de le mener dans unhôpital de vérolés, et, sans le prévenir de rien, le fit entrer dans une salle où une tr<strong>ou</strong>pe de cesmalheureux expiaient, par un traitement effroyable, le désordre qui les y avait exposés. A ce hideuxaspect, qui révoltait à la fois t<strong>ou</strong>s les sens, le jeune homme faillit se tr<strong>ou</strong>ver mal. "Va, misérable débauché,lui dit alors le père d'un ton véhément, suis le vil penchant qui t'entraîne; bientôt tu seras trop heureuxd'être admis dans cette salle, où, victime des plus infâmes d<strong>ou</strong>leurs, tu forceras ton père à remercier Dieude ta mort."Ce peu de mots, joints à l'énergique tableau qui frappait le jeune homme, lui firent une impression qui nes'effaça jamais. Condamné par son état à passer sa jeunesse dans les garnisons, il aima mieux essuyert<strong>ou</strong>tes les railleries de ses camarades que d'imiter leur libertinage. "J'ai été homme, me dit-il, j'ai eu desfaiblesses; mais parvenu jusqu'à mon âge, je n'ai jamais pu voir une fille publique sans horreur." Maître,


133peu de disc<strong>ou</strong>rs; mais apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez t<strong>ou</strong>tes vosleçons en exemples, et soyez sûr de leur effet.L'emploi de l'enfance est peu de chose: le mal qui s'y glisse n'est point sans remède; et le bien qui s'y faitpeut venir plus tard. Mais il n'en est pas ainsi du premier âge où l'homme commence véritablement àvivre. Cet âge ne dure jamais assez p<strong>ou</strong>r l'usage qu'on en doit faire, et son importance exige une attentionsans relâche: voilà p<strong>ou</strong>rquoi j'insiste sur l'art de le prolonger. Un des meilleurs préceptes de la bonneculture est de t<strong>ou</strong>t retarder tant qu'il est possible. Rendez les progrès lents et sûrs; empêchez quel'adolescent ne devienne homme au moment où rien ne lui reste à faire p<strong>ou</strong>r le devenir. Tandis que lecorps croît, les esprits destinés à donner du baume au sang et de la force aux fibres se forment ets'élaborent. Si v<strong>ou</strong>s leur faites prendre un c<strong>ou</strong>rs différent, et que ce qui est destiné à perfectionner unindividu serve à la formation d'un autre, t<strong>ou</strong>s deux restent dans un état de faiblesse, et l'<strong>ou</strong>vrage de lanature demeure imparfait. Les opérations de l'esprit se sentent à leur t<strong>ou</strong>r de cette altération; et l'âme,aussi débile que le corps, n'a que des fonctions faibles et languissantes. <strong>De</strong>s membres gros et robustesne font ni le c<strong>ou</strong>rage ni le génie; et je conçois que la force de l'âme n'accompagne pas celle du corps,quand d'ailleurs les organes de la communication des deux substances sont mal disposés. Mais, quelquebien disposés qu'ils puissent être, ils agiront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs faiblement, s'ils n'ont p<strong>ou</strong>r principe qu'un sangépuisé, appauvri, et dép<strong>ou</strong>rvu de cette substance qui donne de la force et du jeu à t<strong>ou</strong>s les ressorts de lamachine. Généralement on aperçoit plus de vigueur d'âme dans les hommes dont les jeunes ans ont étépréservés d'une corruption prématurée, que dans ceux dont le désordre a commencé avec le p<strong>ou</strong>voir des'y livrer; et c'est sans d<strong>ou</strong>te une des raisons p<strong>ou</strong>rquoi les peuples qui ont des moeurs surpassentordinairement en bon sens et en c<strong>ou</strong>rage les peuples qui n'en ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par jene sais quelles petites qualités déliées, qu'ils appellent esprit, sagacité, finesse; mais ces grandes etnobles fonctions de sagesse et de raison, qui distinguent et honorent l'homme par de belles actions, pardes vertus, par des soins véritablement utiles, ne se tr<strong>ou</strong>vent guère que dans les premiers.Les maîtres se plaignent que le feu de cet âge rend la jeunesse indisciplinable, et je le vois: mais n'est-cepas leur faute? Sitôt qu'ils ont laissé prendre à ce feu son c<strong>ou</strong>rs par les sens, ignorent-ils qu'on ne peutplus lui en donner un autre? Les longs et froids sermons d'un pédant effaceront-ils dans l'esprit de sonélève l'image des plaisirs qu'il a conçus? banniront-ils de son coeur les désirs qui le t<strong>ou</strong>rmentent?amortiront-ils l'ardeur d'un tempérament dont il sait l'usage? ne s'irritera-t-il pas contre les obstacles quis'opposent au seul bonheur dont il ait l'idée? Et, dans la dure loi qu'on lui prescrit sans p<strong>ou</strong>voir la lui faireentendre, que verra-t-il, sinon le caprice et la haine d'un homme qui cherche à le t<strong>ou</strong>rmenter? Est-ilétrange qu'il se mutine et le haïsse à son t<strong>ou</strong>r?Je conçois bien qu'en se rendant facile on peut se rendre plus supportable, et conserver une apparenteautorité. Mais je ne vois pas trop à quoi sert l'autorité qu'on ne garde sur son élève qu'en fomentant lesvices qu'elle devrait réprimer; c'est comme si, p<strong>ou</strong>r calmer une cheval f<strong>ou</strong>gueux, l'écuyer le faisait sauterdans un précipice.Loin que ce feu de l'adolescent soit un obstacle à l'éducation, c'est par lui qu'elle se consomme ets'achève; c'est lui qui v<strong>ou</strong>s donne une prise sur le coeur d'un jeune homme, quand il cesse d'être moinsfort que v<strong>ou</strong>s. Ses premières affections sont les rênes avec lesquelles v<strong>ou</strong>s dirigez t<strong>ou</strong>s ses m<strong>ou</strong>vements:il était libre, et je le vois asservi. Tant qu'il n'aimait rien, il ne dépendait que de lui-même et de sesbesoins; sitôt qu'il aime, il dépend de ses attachements. Ainsi se forment les premiers liens qui l'unissentà son espèce. En dirigeant sur elle sa sensibilité naissante, ne croyez pas qu'elle embrassera d'abordt<strong>ou</strong>s les hommes, et que ce mot de genre humain signifiera p<strong>ou</strong>r lui quelque chose. Non, cette sensibilitése bornera premièrement à ses semblables; et ses semblables ne seront point p<strong>ou</strong>r lui des inconnus,mais ceux avec lesquels il a des liaisons, ceux que l'habitude lui a rendus chers <strong>ou</strong> nécessaires, ceux qu'ilvoit évidemment avoir avec lui des manières de penser et de sentir communes, ceux qu'il voit exposésaux peines qu'il a s<strong>ou</strong>ffertes et sensibles aux plaisirs qu'il a goûtés, ceux, en un mot, en qui l'identité denature plus manifestée lui donne une plus grande disposition à s'aimer. Ce ne sera qu'après avoir cultivéson naturel en mille manières, après bien des réflexions sur ses propres sentiments et sur ceux qu'ilobservera dans les autres, qu'il p<strong>ou</strong>rra parvenir à généraliser ses notions individuelles s<strong>ou</strong>s l'idée


134abstraite d'humanité, et joindre à ses affections particulières celles qui peuvent l'identifier avec sonespèce.En devenant capable d'attachement, il devient sensible à celui des autres, et par là même attentif auxsignes de cet attachement. Voyez-v<strong>ou</strong>s quel n<strong>ou</strong>vel empire v<strong>ou</strong>s allez acquérir sur lui? Que de chaînesv<strong>ou</strong>s avez mises aut<strong>ou</strong>r de son coeur avant qu'il s'en aperçût! Que ne sentira-t-il point quand, <strong>ou</strong>vrant lesyeux sur lui-même, il verra ce que v<strong>ou</strong>s avez fait p<strong>ou</strong>r lui; quand il p<strong>ou</strong>rra se comparer aux autres jeunesgens de son âge, et v<strong>ou</strong>s comparer aux autres g<strong>ou</strong>verneurs! Je dis quand il le verra, mais gardez-v<strong>ou</strong>s dele lui dire; si v<strong>ou</strong>s le lui dites, il ne le verra plus. Si v<strong>ou</strong>s exigez de lui de l'obéissance en ret<strong>ou</strong>r des soinsque v<strong>ou</strong>s lui avez rendus, il croira que v<strong>ou</strong>s l'avez surpris: il se dira qu'en feignant de l'obligergratuitement, v<strong>ou</strong>s avez prétendu le charger d'une dette, et le lier par un contrat auquel il n'a pointconsenti. En vain v<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>terez que ce que v<strong>ou</strong>s exigez de lui n'est que p<strong>ou</strong>r lui-même: v<strong>ou</strong>s exigezenfin, et v<strong>ou</strong>s exigez en vertu de ce que v<strong>ou</strong>s avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prendl'argent qu'on feint de lui donner, et se tr<strong>ou</strong>ve enrôlé malgré lui, v<strong>ou</strong>s criez à l'injustice: n'êtes-v<strong>ou</strong>s pasplus injuste encore de demander à votre élève le prix des soins qu'il n'a point acceptés?L'ingratitude serait plus rare si les bienfaits à usure étaient moins connus. On aime ce qui n<strong>ou</strong>s fait dubien; c'est un sentiment si naturel! L'ingratitude n'est pas dans le coeur de l'homme, mais l'intérêt y est: il ya moins d'obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si v<strong>ou</strong>s me vendez vos dons, je marchanderaisur le prix; mais si v<strong>ou</strong>s feignez de donner p<strong>ou</strong>r vendre ensuite à votre mot, v<strong>ou</strong>s usez de fraude: c'estd'être gratuits qui les rend inestimables. Le coeur ne reçoit de lois que de lui-même; en v<strong>ou</strong>lantl'enchaîner on le dégage; on l'enchaîne en le laissant libre.Quand le pêcheur amorce l'eau, le poisson vient, et reste aut<strong>ou</strong>r de lui sans défiance; mais quand, pris àl'hameçon caché s<strong>ou</strong>s l'appât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur? lepoisson est-il l'ingrat? Voit-on jamais qu'un homme <strong>ou</strong>blié par son bienfaiteur l'<strong>ou</strong>blie? Au contraire, il enparle t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec plaisir, il n'y songe point sans attendrissement: s'il tr<strong>ou</strong>ve occasion de lui montrer parquelque service inattendu qu'il se ress<strong>ou</strong>vient des siens, avec quel contentement intérieur il satisfait alorssa gratitude! Avec quelle d<strong>ou</strong>ce joie il se fait reconnaître! Avec quel transport il lui dit: Mon t<strong>ou</strong>r est venu!Voilà vraiment la voix de nature; jamais un vrai bienfait ne fit d'ingrat.Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel, et que v<strong>ou</strong>s n'en détruisiez pas l'effet par votre faute,assurez-v<strong>ou</strong>s que votre élève, commençant à voir le prix de vos soins, y sera sensible, p<strong>ou</strong>rvu que v<strong>ou</strong>sne les ayez point mis v<strong>ou</strong>s-même à prix, et qu'ils v<strong>ou</strong>s donneront dans son coeur une autorité que rien nep<strong>ou</strong>rra détruire. Mais, avant de v<strong>ou</strong>s être bien assuré de cet avantage, gardez de v<strong>ou</strong>s l'ôter en v<strong>ou</strong>sfaisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos services, c'est les lui rendre insupportables; les <strong>ou</strong>blier, c'estl'en faire s<strong>ou</strong>venir. Jusqu'à ce qu'il soit temps de le traiter en homme, qu'il ne soit jamais question de cequ'il v<strong>ou</strong>s doit, mais de ce qu'il se doit. P<strong>ou</strong>r le rendre docile, laissez-lui t<strong>ou</strong>te sa liberté; dérobez-v<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>r qu'il v<strong>ou</strong>s cherche; élevez son âme au noble sentiment de la reconnaissance, en ne lui parlantjamais que de son intérêt. Je n'ai point v<strong>ou</strong>lu qu'on lui dît que ce qu'on faisait était p<strong>ou</strong>r son bien, avantqu'il fût en état de l'entendre; dans ce disc<strong>ou</strong>rs il n'eût vu que votre dépendance, et il ne v<strong>ou</strong>s eût pris quep<strong>ou</strong>r son valet. Mais maintenant qu'il commence à sentir ce que c'est qu'aimer, il sent aussi quel d<strong>ou</strong>x lienpeut unir un homme à ce qu'il aime; et, dans le zèle qui v<strong>ou</strong>s fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plusl'attachement d'un esclave, mais l'affection d'un ami. Or rien n'a tant de poids sur le coeur humain que lavoix de l'amitié bien reconnue; car on sait qu'elle ne n<strong>ou</strong>s parle jamais que p<strong>ou</strong>r notre intérêt. On peutcroire qu'un ami se trompe, mais non qu'il veuille n<strong>ou</strong>s tromper. Quelquefois on résiste à ses conseils,mais jamais on ne les méprise.N<strong>ou</strong>s entrons enfin dans l'ordre moral: n<strong>ou</strong>s venons de faire un second pas d'homme. Si c'en était ici lelieu, j'essayerais de montrer comment des premiers m<strong>ou</strong>vements du coeur s'élèvent les premières voix dela conscience, et comment des sentiments d'am<strong>ou</strong>r et de haine naissent les premières notions du bien etdu mal: je ferais voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtresmoraux formés par l'entendement, mais de véritables affections de l'âme éclairée par la raison, et qui nesont qu'un progrès ordonné de nos affections primitives; que, par la raison seule, indépendamment de laconscience, on ne peut établir aucune loi naturelle; et que t<strong>ou</strong>t le droit de la nature n'est qu'une chimère,


135s'il n'est fondé sur un besoin naturel au coeur humain. Mais je songe que je n'ai point à faire ici des traitésde métaphysique et de morale, ni des c<strong>ou</strong>rs d'étude d'aucune espèce; il me suffit de marquer l'ordre et leprogrès de nos sentiments et de nos connaissances relativement à notre constitution. D'autresdémontreront peut-être ce que je ne fais qu'indiquer ici.Mon <strong>Emile</strong> n'ayant jusqu'à présent regardé que lui-même, le premier regard qu'il jette sur ses semblablesle porte à se comparer avec eux; et le premier sentiment qu'excite en lui cette comparaison est de désirerla première place. Voilà le point où l'am<strong>ou</strong>r de soi se change en am<strong>ou</strong>r-propre, et où commencent à naîtret<strong>ou</strong>tes les passions qui tiennent à celle-là. Mais p<strong>ou</strong>r décider si celles de ces passions qui dominerontdans son caractère seront humaines et d<strong>ou</strong>ces, <strong>ou</strong> cruelles et malfaisantes, si ce seront des passions debienveillance et de commisération, <strong>ou</strong> d'envie et de convoitise, il faut savoir à quelle place il se sentiraparmi les hommes, et quels genres d'obstacles il p<strong>ou</strong>rra croire avoir à vaincre p<strong>ou</strong>r parvenir à celle qu'ilveut occuper.P<strong>ou</strong>r le guider dans cette recherche, après lui avoir montré les hommes par les accidents communs àl'espèce, il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici vient la mesure de l'inégalité naturelleet civile, et le tableau de t<strong>ou</strong>t l'ordre social.Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société: ceux qui v<strong>ou</strong>dront traiterséparément la politique et la morale n'entendront jamais rien à aucune des deux. En s'attachant d'abordaux relations primitives, on voit comment les hommes en doivent être affectés, et quelles passions endoivent naître: on voit que c'est réciproquement par le progrès des passions que ces relations semultiplient et se resserrent. C'est moins la force des bras que la modération des coeurs qui rend leshommes indépendants et libres. Quiconque désire peu de chose tient à peu de gens; mais confondantt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs nos vains désirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements dela société humaine ont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pris les effets p<strong>ou</strong>r les causes, et n'ont fait que s'égarer dans t<strong>ou</strong>s leursraisonnements.Il y a dans l'état de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parce qu'il est impossible dans cetétat que la seule différence d'homme à homme soit assez grande p<strong>ou</strong>r rendre l'un dépendant de l'autre. Ily a dans l'état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenirservent eux-mêmes à la détruire, et que la force publique aj<strong>ou</strong>tée au plus fort p<strong>ou</strong>r opprimer le faiblerompt l'espèce d'équilibre que la nature avait mis entre eux. <strong>De</strong> cette première contradiction déc<strong>ou</strong>lentt<strong>ou</strong>tes celles qu'on remarque dans l'ordre civil entre l'apparence et la réalité. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la multitude serasacrifiée au petit nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier; t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ces noms spécieux de justice etde subordination serviront d'instruments à la violence et d'armes à l'iniquité: d'où il suit que les ordresdistingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles qu'à eux-mêmes aux dépens desautres; par où l'on doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et la raison. Reste à voirsi le rang qu'ils se sont donné est plus favorable au bonheur de ceux qui l'occupent, p<strong>ou</strong>r savoir queljugement chacun de n<strong>ou</strong>s doit porter de son propre sort. Voilà maintenant l'étude qui n<strong>ou</strong>s importe; maisp<strong>ou</strong>r la bien faire, il faut commencer par connaître le coeur humain.S'il ne s'agissait que de montrer aux jeunes gens l'homme par son masque, on n'aurait pas besoin de leleur montrer, ils le verraient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de reste; mais, puisque le masque n'est pas l'homme, et qu'il ne fautpas que son vernis le séduise, en leur peignant les hommes, peignez-les leur tels qu'ils sont, non pas afinqu'ils les haïssent, mais afin qu'ils les plaignent et ne leur veuillent pas ressembler. C'est, à mon gré, lesentiment le mieux entendu que l'homme puisse avoir sur son espèce.Dans cette vue, il importe ici de prendre une r<strong>ou</strong>te opposée à celle que n<strong>ou</strong>s avons suivie jusqu'à présent,et d'instruire plutôt le jeune homme par l'expérience d'autrui que par la sienne. Si les hommes le trompent,il les prendra en haine; mais si, respecté d'eux, il les voit se tromper mutuellement, il en aura pitié. Lespectacle du monde, disait Pythagore, ressemble à celui des jeux olympiques: les uns y tiennent b<strong>ou</strong>tiqueet ne songent qu'à leur profit; les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire; d'autres secontentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires.


136Je v<strong>ou</strong>drais qu'on choisît tellement les sociétés d'une jeune homme, qu'il pensât bien de ceux qui viventavec lui; et qu'on lui apprît à si bien connaître le monde, qu'il pensât mal de t<strong>ou</strong>t ce qui s'y fait. Qu'il sacheque l'homme est naturellement bon, qu'il le sente, qu'il juge de son prochain par lui-même; mais qu'il voiecomment la société déprave et pervertit les hommes; qu'il tr<strong>ou</strong>ve dans leurs préjugés la s<strong>ou</strong>rce de t<strong>ou</strong>sleurs vices; qu'il soit porté à estimer chaque individu, mais qu'il méprise la multitude; qu'il voie que t<strong>ou</strong>sles hommes portent à peu près le même masque, mais qu'il sache aussi qu'il y a des visages plus beauxque le masque qui les c<strong>ou</strong>vre.Cette méthode, il faut l'av<strong>ou</strong>er, a ses inconvénients et n'est pas facile dans la pratique; car, s'il devientobservateur de trop bonne heure, si v<strong>ou</strong>s l'exercez à épier de trop près les actions d'autrui, v<strong>ou</strong>s lerendrez médisant et satirique, décisif et prompt à juger; il se fera un odieux plaisir de chercher à t<strong>ou</strong>t desinistres interprétations, et à ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Il s'acc<strong>ou</strong>tumera du moins auspectacle du vice, et à voir les méchants sans horreur, comme on s'acc<strong>ou</strong>tume à voir les malheureuxsans pitié. Bientôt la perversité générale lui servira moins de leçon que d'excuse: il se dira que si l'hommeest ainsi, il ne doit pas v<strong>ou</strong>loir être autrement.Que si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez l'instruire par principe et lui faire connaître avec la nature du coeur humain l'applicationdes causes externes qui t<strong>ou</strong>rnent nos penchants en vices, en le transportant ainsi t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p desobjets sensibles aux objets intellectuels, v<strong>ou</strong>s employez une métaphysique qu'il n'est point en état decomprendre; v<strong>ou</strong>s retombez dans l'inconvénient, évité si soigneusement jusqu'ici, de lui donner desleçons qui ressemblent à des leçons, de substituer dans son esprit l'expérience et l'autorité du maître à sapropre expérience et au progrès de sa raison.P<strong>ou</strong>r lever à la fois ces deux obstacles et p<strong>ou</strong>r mettre le coeur humain à sa portée sans risquer de gâter lesien, je v<strong>ou</strong>drais lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d'autres temps <strong>ou</strong> dans d'autreslieux, et de sorte qu'il pût voir la scène sans jamais y p<strong>ou</strong>voir agir. Voilà le moment de l'histoire; c'est parelle qu'il lira dans les coeurs sans les leçons de la philosophie; c'est par elle qu'il les verra, simplespectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leuraccusateur.P<strong>ou</strong>r connaître les hommes il faut les voir agir. Dans le monde on les entend parler; ils montrent leursdisc<strong>ou</strong>rs et cachent leurs actions: mais dans l'histoire elles sont dévoilées, et on les juge sur les faits.Leurs propos même aident à les apprécier; car, comparant ce qu'ils font à ce qu'ils disent, on voit à la foisce qu'ils sont et ce qu'ils veulent paraître: plus ils se déguisent, mieux on les connaît.Malheureusement cette étude a ses dangers, ses inconvénients de plus d'une espèce. Il est difficile de semettre dans un point de vue d'où l'on puisse juger ses semblables avec équité. Un des grands vices del'histoire est qu'elle peint beauc<strong>ou</strong>p plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons; commeelle n'est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu'un peuple croît et prospère dansle calme d'un paisible g<strong>ou</strong>vernement, elle n'en dit rien; elle ne commence à en parler que quand, nep<strong>ou</strong>vant plus se suffire à lui-même, il prend part aux affaires de ses voisins, <strong>ou</strong> les laisse prendre part auxsiennes; elle ne l'illustre que quand il est déjà sur son déclin: t<strong>ou</strong>tes nos histoires commencent où ellesdevraient finir. N<strong>ou</strong>s avons fort exactement celle des peuples qui se détruisent; ce qui n<strong>ou</strong>s manque estcelle des peuples qui se multiplient; ils sont assez heureux et assez sages p<strong>ou</strong>r qu'elle n'ait rien à dired'eux: et en effet n<strong>ou</strong>s voyons, même de nos j<strong>ou</strong>rs, que les g<strong>ou</strong>vernements qui se conduisent le mieuxsont ceux dont on parle le moins. N<strong>ou</strong>s ne savons donc que le mal; à peine le bien fait-il époque. Il n'y aque les méchants de célèbres, les bons sont <strong>ou</strong>bliés <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>rnés en ridicule: et voilà comment l'histoire,ainsi que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain.<strong>De</strong> plus, il s'en faut bien que les faits décrits dans l'histoire soient la peinture exacte des mêmes faits telsqu'ils sont arrivés: ils changent de forme dans la tête de l'historien, ils se m<strong>ou</strong>lent sur ses intérêts, ilsprennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scènep<strong>ou</strong>r voir un événement tel qu'il s'est passé? L'ignorance <strong>ou</strong> la partialité déguise t<strong>ou</strong>t. Sans altérer mêmeun trait historique, en étendant <strong>ou</strong> resserrant des circonstances qui s'y rapportent, que de facesdifférentes on peut lui donner! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même,


137et p<strong>ou</strong>rtant rien n'aura changé que l'oeil du spectateur. Suffit-il, p<strong>ou</strong>r l'honneur de la vérité, de me dire unfait véritable en me le faisant voir t<strong>ou</strong>t autrement qu'il n'est arrivé? Combien de fois un arbre de plus <strong>ou</strong> demoins, un rocher à droite <strong>ou</strong> à gauche, un t<strong>ou</strong>rbillon de p<strong>ou</strong>ssière élevé par le vent ont décidé del'événement d'un combat sans que personne s'en soit aperçu! Cela empêche-t-il que l'historien ne v<strong>ou</strong>sdise la cause de la défaite <strong>ou</strong> de la victoire avec autant d'assurance que s'il eût été part<strong>ou</strong>t? Or quem'importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m'en reste inconnue? et quelles leçons puis-je tirerd'un événement dont j'ignore la vraie cause? L'historien m'en donne une, mais il la contr<strong>ou</strong>ve; et lacritique elle-même, dont on fait tant de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, l'art de choisir entre plusieursmensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité.N'avez-v<strong>ou</strong>s jamais lu Cléopâtre <strong>ou</strong> Cassandre, <strong>ou</strong> d'autres livres de cette espèce? L'auteur choisit unévénement connu, puis, l'accommodant à ses vues, l'ornant de détails de son invention, de personnagesqui n'ont jamais existé, et de portraits imaginaires, entasse fictions sur fictions p<strong>ou</strong>r rendre sa lectureagréable. Je vois peu de différence entre ces romans et vos histoires, si ce n'est que le romancier se livredavantage à sa propre imagination, et que l'historien s'asservit plus à celle d'autrui: à quoi j'aj<strong>ou</strong>terai, sil'on veut, que le premier se propose un objet moral, bon <strong>ou</strong> mauvais, dont l'autre ne se s<strong>ou</strong>cie guère.On me dira que la fidélité de l'histoire intéresse moins que la vérité des moeurs et des caractères; p<strong>ou</strong>rvuque le coeur humain soit bien peint, il importe peu que les événements soient fidèlement rapportés: car,après t<strong>ou</strong>t, aj<strong>ou</strong>te-t-on, que n<strong>ou</strong>s font des faits arrivés il y a deux mille ans? On a raison si les portraitssont bien rendus d'après nature; mais si la plupart n'ont leur modèle que dans l'imagination de l'historien,n'est-ce pas retomber dans l'inconvénient que l'on v<strong>ou</strong>lait fuir, et rendre à l'autorité des écrivains ce qu'onveut ôter à celle du maître? Si mon élève ne doit voir que des tableaux de fantaisie, j'aime mieux qu'ilssoient tracés de ma main que d'une autre; ils lui seront du moins mieux appropriés.Les pires historiens p<strong>ou</strong>r un jeune homme sont ceux qui jugent. Les faits! les faits! et qu'il juge lui-même;c'est ainsi qu'il apprend à connaître les hommes. Si le jugement de l'auteur le guide sans cesse, il ne faitque voir par l'oeil d'un autre; et quand cet oeil lui manque, il ne voit plus rien.Je laisse à part l'histoire moderne, non seulement parce qu'elle n'a plus de physionomie et que noshommes se ressemblent t<strong>ou</strong>s, mais parce que nos historiens, uniquement attentifs à briller, ne songentqu'à faire des portraits fortement coloriés, et qui s<strong>ou</strong>vent ne représentent rien. Généralement les anciensfont moins de portraits, mettent moins d'esprit et plus de sens dans leurs jugements; encore y a-t-il entreeux un grand choix à faire, et il ne faut pas d'abord prendre les plus judicieux, mais les plus simples. Je nev<strong>ou</strong>drais mettre dans la main d'un jeune homme ni Polybe ni Salluste; Tacite est le livre des vieillards; lesjeunes gens ne sont pas faits p<strong>ou</strong>r l'entendre: il faut apprendre à voir dans les actions humaines lespremiers traits du coeur de l'homme, avant d'en v<strong>ou</strong>loir sonder les profondeurs; il faut savoir bien lire dansles faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en maximes ne convient qu'à l'expérience. Lajeunesse ne doit rien généraliser: t<strong>ou</strong>te son instruction doit être en règles particulières.Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des historiens. Il rapporte les faits sans les juger; mais il n'ometaucune des circonstances propres à n<strong>ou</strong>s en faire juger n<strong>ou</strong>s-mêmes. Il met t<strong>ou</strong>t ce qu'il raconte s<strong>ou</strong>s lesyeux du lecteur; loin de s'interposer entre les événements et les lecteurs, il se dérobe; on ne croit plus lire,on croit voir. Malheureusement il parle t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de guerre, et l'on ne voit presque dans ses récits que lachose du monde la moins instructive, savoir les combats. La Retraite des Dix mille et les Commentairesde César ont à peu près la même sagesse et le même défaut. Le bon Hérodote, sans portraits, sansmaximes, mais c<strong>ou</strong>lant, naïf, plein de détails les plus capables d'intéresser et de plaire, serait peut-être lemeilleur des historiens, si ces mêmes détails ne dégénéraient s<strong>ou</strong>vent en simplicités puériles, pluspropres à gâter le goût de la jeunesse qu'à le former: il faut déjà du discernement p<strong>ou</strong>r le lire. Je ne disrien de Tite-Live, son t<strong>ou</strong>r viendra; mais il est politique, il et rhéteur, il est t<strong>ou</strong>t ce qui ne convient pas à cetâge.L'histoire en général est défectueuse, en ce qu'elle ne tient registre que de fais sensibles et marqués,qu'on peut fixer par des noms, des lieux, des dates; mais les causes lentes et progressives de ces faits,lesquelles ne peuvent s'assigner de même, restent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs inconnues. On tr<strong>ou</strong>ve s<strong>ou</strong>vent dans une


138bataille gagnée <strong>ou</strong> perdue la raison d'une révolution qui, même avant cette bataille, était déjà devenueinévitable. La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causesmorales que les historiens savent rarement voir.L'esprit philosophique a t<strong>ou</strong>rné de ce côté les réflexions de plusieurs écrivains de ce siècle; mais je d<strong>ou</strong>teque la vérité gagne à leur travail. La fureur des systèmes s'étant emparée d'eux t<strong>ou</strong>s, nul ne cherche àvoir les choses comme elles sont, mais comme elles s'accordent avec son système.Aj<strong>ou</strong>tez à t<strong>ou</strong>tes ces réflexions que l'histoire montre bien plus les actions que les hommes, parce qu'ellene saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade; elle n'expose quel'homme public qui s'est arrangé p<strong>ou</strong>r être vu: elle ne le suit point dans sa maison, dans son cabinet, danssa famille, au milieu de ses amis; elle ne le peint que quand il représente: c'est bien plus son habit que sapersonne qu'elle peint.J'aimerais mieux la lecture des vies particulières p<strong>ou</strong>r commencer l'étude du coeur humain; car alorsl'homme a beau se dérober, l'historien le p<strong>ou</strong>rsuit part<strong>ou</strong>t; il ne lui laisse aucun moment de relâche, aucunrecoin p<strong>ou</strong>r éviter l'oeil perçant du spectateur; et c'est quand l'un croit mieux se cacher, que l'autre le faitmieux connaître. "Ceux, dit Montaigne, qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseilsqu'aux événements, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceux-là me sont pluspropres: voilà p<strong>ou</strong>rquoi, en t<strong>ou</strong>tes sortes, c'est mon homme que Plutarque."Il est vrai que le génie des hommes assemblés <strong>ou</strong> des peuples est fort différent du caractère de l'hommeen particulier, et que ce serait connaître très imparfaitement le coeur humain que de ne pas l'examineraussi dans la multitude; mais il n'est pas moins vrai qu'il faut commencer par étudier l'homme p<strong>ou</strong>r jugerles hommes, et que qui connaîtrait parfaitement les penchants de chaque individu p<strong>ou</strong>rrait prévoir t<strong>ou</strong>sleurs effets combinés dans le corps du peuple.Il faut encore ici rec<strong>ou</strong>rir aux anciens par les raisons que j'ai déjà dites, et de plus, parce que t<strong>ou</strong>s lesdétails familiers et bas, mais vrais et caractéristiques, étant bannis du style moderne, les hommes sontaussi parés par nos auteurs dans leurs vies privées que sur la scène du monde. La décence, non moinssévère dans les écrits que dans les actions, ne permet plus de dire en public que ce qu'elle permet d'yfaire, et, comme on ne peut montrer les hommes que représentant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, on ne les connaît pas plusdans nos livres que sur nos théâtres. On aura beau faire et refaire cent fois la vie des rois, n<strong>ou</strong>s n'auronsplus de Suétones.Plutarque excelle par ces mêmes détails dans lesquels n<strong>ou</strong>s n'osons plus entrer. Il a une grâce inimitableà peindre les grands hommes dans les petites choses; et il est si heureux dans le choix de ses traits, ques<strong>ou</strong>vent un mot, un s<strong>ou</strong>rire, un geste lui suffit p<strong>ou</strong>r caractériser son héros. Avec un mot plaisant Annibalrassure son armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie; Agésilas, à chevalsur un bâton, me fait aimer le vainqueur du grand roi; César, traversant un pauvre village et causant avecses amis, décèle, sans y penser, le f<strong>ou</strong>rbe qui disait ne v<strong>ou</strong>loir qu'être l'égal de Pompée; Alexandre avaleune médecine et ne dit pas un seul mot: c'est le plus beau moment de sa vie; Aristide écrit son proprenom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom; Philopoemen, le manteau bas, c<strong>ou</strong>pe du bois dans lacuisine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grandstraits, ni le caractère dans les grandes actions; c'est dans les bagatelles que le naturel se déc<strong>ou</strong>vre. Leschoses publiques sont <strong>ou</strong> trop communes <strong>ou</strong> trop apprêtées, et c'est presque uniquement à celles-ci quela dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter.Un des plus grands hommes du siècle dernier fut incontestablement M. de Turenne. On a eu le c<strong>ou</strong>ragede rendre sa vie intéressante par de petits détails qui le font connaître et aimer; mais combien s'est-on vuforcé d'en supprimer qui l'auraient fait connaître et aimer davantage! Je n'en citerai qu'un, que je tiens debon lieu, et que Plutarque n'eût eu garde d'omettre, mais que Ramsai n'eût eu garde d'écrire quand ill'aurait su.


139Un j<strong>ou</strong>r d'été qu'il faisait fort chaud, le vicomte de Turenne, en petite veste blanche et en bonnet, était à lafenêtre dans son antichambre: un de ses gens survient, et, trompé par l'habillement, le prend p<strong>ou</strong>r un aidede cuisine avec lequel ce domestique était familier. Il s'approche d<strong>ou</strong>cement par derrière, et d'une mainqui n'était pas légère lui applique un grand c<strong>ou</strong>p sur les fesses. L'homme frappé se ret<strong>ou</strong>rne à l'instant. Levalet voit en frémissant le visage de son maître. Il se jette à gen<strong>ou</strong>x t<strong>ou</strong>t éperdu: Monseigneur, j'ai cru quec'était George. - Et quand c'eût été George, s'écrie Turenne en se frottant le derrière, il ne fallait pasfrapper si fort. Voilà donc ce que v<strong>ou</strong>s n'osez dire, misérables? Soyez donc à jamais sans naturel, sansentrailles; trempez, durcissez vos coeurs de fer dans votre vile décence; rendez-v<strong>ou</strong>s méprisables à forcede dignité. Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait, et qui sens avec attendrissement t<strong>ou</strong>te la d<strong>ou</strong>ceurd'âme qu'il montre, même dans le premier m<strong>ou</strong>vement, ils aussi les petitesses de ce grand homme, dèsqu'il était question de sa naissance et de son nom. Songe que c'est le même Turenne qui affectait decéder part<strong>ou</strong>t le pas à son neveu, afin qu'on vît bien que cet enfant était le chef d'une maison s<strong>ou</strong>veraine.Rapproche ces contrastes, aime la nature, méprise l'opinion, et connais l'homme.Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer surl'esprit t<strong>ou</strong>t neuf d'un jeune homme. Appesantis sur des livres dès notre enfance, acc<strong>ou</strong>tumés à lire sanspenser, ce que n<strong>ou</strong>s lisons n<strong>ou</strong>s frappe d'autant moins que, portant déjà dans n<strong>ou</strong>s-mêmes les passionset les préjugés qui remplissent l'histoire et les vies des hommes, t<strong>ou</strong>t ce qu'ils font n<strong>ou</strong>s paraît naturel,parce que n<strong>ou</strong>s sommes hors de la nature, et que n<strong>ou</strong>s jugeons des autres par n<strong>ou</strong>s. Mais qu'on sereprésente un jeune homme élevé selon mes maximes, qu'on se figure mon <strong>Emile</strong>, auquel dix-huit ans desoins assidus n'ont eu p<strong>ou</strong>r objet que de conserver un jugement intègre et un coeur sain; qu'on se lefigure, au lever de la toile, jetant p<strong>ou</strong>r la première fois les yeux sur la scène du monde, <strong>ou</strong> plutôt, placéderrière le théâtre, voyant les acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes et les p<strong>ou</strong>liesdont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs: bientôt à sa première surprise succéderont desm<strong>ou</strong>vements de honte et de dédain p<strong>ou</strong>r son espèce; il s'indignera de voir ainsi t<strong>ou</strong>t le genre humain,dupe de lui-même, s'avilir à ces jeux d'enfants; il s'affligera de voir ses frères s'entre-déchirer p<strong>ou</strong>r desrêves, et se changer en bêtes féroces p<strong>ou</strong>r n'avoir pas su se contenter d'être hommes.Certainement, avec les dispositions naturelles de l'élève, p<strong>ou</strong>r peu que le maître apporte de prudence etde choix dans ses lectures, p<strong>ou</strong>r peu qu'il le mette sur la voie des réflexions qu'il en doit tirer, cet exercicesera p<strong>ou</strong>r lui un c<strong>ou</strong>rs de philosophie pratique, meilleur sûrement et mieux entendu que t<strong>ou</strong>tes les vainesspéculations dont on br<strong>ou</strong>ille l'esprit des jeunes gens dans nos écoles. Qu'après avoir suivi lesromanesques projets de Pyrrhus, Cynéas lui demande quel bien réel lui procurera la conquête du monde,dont il ne puisse j<strong>ou</strong>ir dès à présent sans tant de t<strong>ou</strong>rments; n<strong>ou</strong>s ne voyons là qu'un bon mot qui passe.Mais <strong>Emile</strong> y verra une réflexion très sage, qu'il eût faite le premier, et qui ne s'effacera jamais de sonesprit, parce qu'elle n'y tr<strong>ou</strong>ve aucun préjugé contraire qui puisse en empêcher l'impression. Quandensuite, en lisant la vie de cet insensé, il tr<strong>ou</strong>vera que t<strong>ou</strong>s ses grands desseins ont ab<strong>ou</strong>ti à s'aller fairetuer par la main d'une femme, au lieu d'admirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-il dans t<strong>ou</strong>s lesexploits d'un si grand capitaine, dans t<strong>ou</strong>tes les intrigues d'un si grand politique, si ce n'est autant de pasp<strong>ou</strong>r aller chercher cette malheureuse tuile qui devait terminer sa vie et ses projets par une mortdéshonorante?T<strong>ou</strong>s les conquérants n'ont pas été tués; t<strong>ou</strong>s les usurpateurs n'ont pas éch<strong>ou</strong>é dans leurs entreprises,plusieurs paraîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vulgaires: mais celui qui, sans s'arrêteraux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par l'état de leurs coeurs, verra leurs misères dansleurs succès mêmes; il verra leurs désirs et leurs s<strong>ou</strong>cis rongeants s'étendre et s'accroître avec leurfortune; il les verra perdre haleine en avançant, sans jamais parvenir à leurs termes, il les verrasemblables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s'engageant p<strong>ou</strong>r la première fois dans les Alpes,pensent les franchir à chaque montagne, et, quand ils sont au sommet, tr<strong>ou</strong>vent avec déc<strong>ou</strong>ragement deplus hautes montagnes au-devant d'eux.Auguste, après avoir s<strong>ou</strong>mis ses concitoyens et détruit ses rivaux, régit durant quarante ans le plus grandempire qui ait existé: mais t<strong>ou</strong>t cet immense p<strong>ou</strong>voir l'empêchait-il de frapper les murs de sa tête et deremplir son vaste palais de ses cris, en redemandant à Varus ses légions exterminées? Quand il auraitvaincu t<strong>ou</strong>s ses ennemis, de quoi lui auraient servi ses vains triomphes, tandis que les peines de t<strong>ou</strong>te


140espèce naissaient sans cesse aut<strong>ou</strong>r de lui, tandis que ses plus chers amis attentaient à sa vie et qu'ilétait réduit à pleurer la honte <strong>ou</strong> la mort de t<strong>ou</strong>s ses proches? L'infortuné v<strong>ou</strong>lut g<strong>ou</strong>verner le monde, etne sut pas g<strong>ou</strong>verner sa maison! Qu'arriva-t-il de cette négligence? Il vit périr à la fleur de l'âge sonneveu, son fils adoptif, son gendre; son petit-fils réduit à manger la b<strong>ou</strong>rre de son lit p<strong>ou</strong>r prolonger dequelques heures sa misérable vie; sa fille et sa petite-fille, après l'avoir c<strong>ou</strong>vert de leur infamie, m<strong>ou</strong>rurentl'une de misère et de faim dans une île déserte, l'autre en prison par la main d'un archer. Lui-même enfin,dernier reste de sa malheureuse famille, fut réduit par sa propre femme à ne laisser après lui qu'unmonstre p<strong>ou</strong>r lui succéder. Tel fut le sort de ce maître du monde tant célébré p<strong>ou</strong>r sa gloire et sonbonheur. Croirai-je qu'un seul de ceux qui les admirent les v<strong>ou</strong>lût acquérir au même prix?J'ai pris l'ambition p<strong>ou</strong>r exemple; mais le jeu de t<strong>ou</strong>tes les passions humaines offre de semblables leçonsà qui veut étudier l'histoire p<strong>ou</strong>r se connaître et se rendre sage aux dépens des morts. Le temps approcheoù la vie d'Antoine aura p<strong>ou</strong>r le jeune homme une instruction plus prochaine que celle d'Auguste. <strong>Emile</strong>ne se reconnaîtra guère dans les étranges objets qui frapperont ses regards durant ses n<strong>ou</strong>velles études;mais il saura d'avance écarter l'illusion des passions avant qu'elles naissent; et, voyant que de t<strong>ou</strong>s lestemps elles ont aveuglé les hommes, il sera prévenu de la manière dont elles p<strong>ou</strong>rront l'aveugler à sont<strong>ou</strong>r, si jamais il s'y livre. Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées; peut-être au besoin seront-ellestardives, insuffisantes: mais s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s que ce ne sont point celles que j'ai v<strong>ou</strong>lu tirer de cette étude.En la commençant, je me proposais un autre objet; et sûrement, si cet objet est mal rempli, ce sera lafaute du maître.Songez qu'aussitôt que l'am<strong>ou</strong>r-propre est développé, le moi relatif se met en jeu sans cesse, et quejamais le jeune homme n'observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux. Il s'agitdonc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés. Je vois, à lamanière dont on fait lire l'histoire aux jeunes gens, qu'on les transforme, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, dans t<strong>ou</strong>s lespersonnages qu'ils voient, qu'on s'efforce de les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôtAlexandre; de les déc<strong>ou</strong>rager lorsqu'ils rentrent dans eux-mêmes; de donner à chacun le regret de n'êtreque soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas; mais, quant à mon <strong>Emile</strong>, s'ilarrive une seule fois, dans ces parallèles, qu'il aime mieux être un autre que lui, cet autre, fût-il Socrate,fût-il Caton, t<strong>ou</strong>t est manqué: celui qui commence à se rendre étranger à lui-même ne tarde pas às'<strong>ou</strong>blier t<strong>ou</strong>t à fait.Ce ne sont point les philosophes qui connaissent le mieux les hommes; ils ne les voient qu'à travers lespréjugés de la philosophie; et je ne sache aucun état où l'on en ait tant. Un sauvage n<strong>ou</strong>s juge plussainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s'indigne des nôtres, et dit en lui-même:N<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>s méchants; l'autre n<strong>ou</strong>s regarde sans s'ém<strong>ou</strong>voir, et dit: V<strong>ou</strong>s êtes des f<strong>ou</strong>s. Il a raison,car nul ne fait le mal p<strong>ou</strong>r le mal. Mon élève est ce sauvage, avec cette différence qu'<strong>Emile</strong>, ayant plusréfléchi, plus comparé d'idées, vu nos erreurs de plus près, se tient plus en garde contre lui-même et nejuge que de ce qu'il connaît.Ce sont nos passions qui n<strong>ou</strong>s irritent contre celles des autres; c'est notre intérêt qui n<strong>ou</strong>s fait haïr lesméchants; s'ils ne n<strong>ou</strong>s faisaient aucun mal, n<strong>ou</strong>s aurions p<strong>ou</strong>r eux plus de pitié que de haine. Le mal quen<strong>ou</strong>s font les méchants n<strong>ou</strong>s fait <strong>ou</strong>blier celui qu'ils se font à eux-mêmes. N<strong>ou</strong>s leur pardonnerions plusaisément leurs vices, si n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vions connaître combien leur propre coeur les en punit. N<strong>ou</strong>s sentonsl'offense et n<strong>ou</strong>s ne voyons pas le châtiment; les avantages sont apparents, la peine est intérieure. Celuiqui croit j<strong>ou</strong>ir du fruit de ses vices n'est pas moins t<strong>ou</strong>rmenté que s'il n'eût point réussi; l'objet est changé,l'inquiétude est la même; ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur coeur, leur conduite le montre endépit d'eux: mais p<strong>ou</strong>r le voir, il n'en faut pas avoir un semblable.Les passions que n<strong>ou</strong>s partageons n<strong>ou</strong>s séduisent; celles qui choquent nos intérêts n<strong>ou</strong>s révoltent, et, parune inconséquence qui n<strong>ou</strong>s vient d'elles, n<strong>ou</strong>s blâmons dans les autres ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drions imiter.L'aversion et l'illusion sont inévitables, quand on est forcé de s<strong>ou</strong>ffrir de la part d'autrui le mal qu'on feraitsi l'on était à sa place.


141Que faudrait-il donc p<strong>ou</strong>r bien observer les hommes? Un grand intérêt à les connaître, une grandeimpartialité à les juger, un coeur assez sensible p<strong>ou</strong>r concevoir t<strong>ou</strong>tes les passions humaines, et assezcalme p<strong>ou</strong>r ne les pas épr<strong>ou</strong>ver. S'il est dans la vie un moment favorable à cette étude, c'est celui que j'aichoisi p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong>: plus tôt ils lui eussent été étrangers, plus tard il leur eût été semblable. L'opinion dont ilvoit le jeu n'a point encore acquis sur lui d'empire; les passions dont il sent l'effet n'ont point agité soncoeur. Il est homme, il s'intéresse à ses frères; il est équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, s'il les jugebien, il ne v<strong>ou</strong>dra être à la place d'aucun d'eux; car le but de t<strong>ou</strong>s les t<strong>ou</strong>rments qu'ils se donnent, étantfondé sur des préjugés qu'il n'a pas, lui paraît un but en l'air. P<strong>ou</strong>r lui, t<strong>ou</strong>t ce qu'il désire est à sa portée.<strong>De</strong> qui dépendrait-il, se suffisant à lui-même et libre de préjugés? Il a des bras, de la santé, de lamodération, peu de besoins et de quoi les satisfaire. N<strong>ou</strong>rri dans la plus absolue liberté, le plus grand desmaux qu'il conçoit est la servitude. Il plaint ces misérables rois, esclaves de t<strong>ou</strong>t ce qui leur obéit; il plaintces faux sages enchaînés à leur vaine réputation; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste; il plaintces voluptueux de parade qui livrent leur vie entière à l'ennui, p<strong>ou</strong>r paraître avoir du plaisir. Il plaindraitl'ennemi qui lui ferait du mal à lui-même; car, dans ses méchancetés, il verrait sa misère. Il se dirait: En sedonnant le besoin de me nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien.Encore un pas et n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>chons au but. L'am<strong>ou</strong>r-propre est un instrument utile, mais dangereux; s<strong>ou</strong>ventil blesse la main qui s'en sert, et fait rarement du bien sans mal. <strong>Emile</strong>, en considérant son rang dansl'espèce humaine et s'y voyant si heureusement placé, sera tenté de faire honneur à sa raison del'<strong>ou</strong>vrage de la vôtre, et d'attribuer à son mérite l'effet de son bonheur. Il se dira: Je suis sage, et leshommes sont f<strong>ou</strong>s. En les plaignant il les méprisera, en se félicitant il s'estimera davantage; et, se sentantplus heureux qu'eux, il se croira plus digne de l'être. Voilà l'erreur la plus à craindre, parce qu'elle est laplus difficile à détruire. S'il restait dans cet état il aurait peu gagné à t<strong>ou</strong>s nos soins: et s'il fallait opter, jene sais si je n'aimerais pas mieux encore l'illusion des préjugés que celle de l'orgueil.Les grands hommes ne s'abusent point sur leur supériorité; ils la voient, la sentent, et n'en sont pas moinsmodestes. Plus ils ont, plus ils connaissent t<strong>ou</strong>t ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur élévationsur n<strong>ou</strong>s qu'humiliés du sentiment de leur misère; et, dans les biens exclusifs qu'ils possèdent, ils sonttrop sensés p<strong>ou</strong>r tirer vanité d'un don qu'ils ne se sont pas fait. L'homme de bien peut être fier de sa vertu,parce qu'elle est à lui; mais de quoi l'homme d'esprit est-il fier? Qu'a fait Racine p<strong>ou</strong>r n'être pas Pradon?Qu'a fait Boileau p<strong>ou</strong>r n'être pas Cotin?Ici c'est t<strong>ou</strong>t autre chose encore. Restons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans l'ordre commun. Je n'ai supposé dans mon élèveni un génie transcendant, ni un entendement b<strong>ou</strong>ché. Je l'ai choisi parmi les esprits vulgaires p<strong>ou</strong>rmontrer ce que peut l'éducation sur l'homme. T<strong>ou</strong>s les cas rares sont hors des règles. Quand donc, enconséquence de mes soins, <strong>Emile</strong> préfère sa manière d'être, de voir, de sentir, à celle des autreshommes, <strong>Emile</strong> a raison; mais quand il se croit p<strong>ou</strong>r cela d'une nature plus excellente, et plusheureusement né qu'eux, <strong>Emile</strong> a tort: il se trompe; il faut le détromper, <strong>ou</strong> plutôt prévenir l'erreur, de peurqu'il ne soit trop tard ensuite p<strong>ou</strong>r la détruire.Il n'y a point de folie dont on ne puisse guérir un homme qui n'est pas f<strong>ou</strong>, hors la vanité; p<strong>ou</strong>r celle-ci, rienn'en corrige que l'expérience, si t<strong>ou</strong>tefois quelque chose en peut corriger; à sa naissance, au moins, onpeut l'empêcher de croître. N'allez donc pas v<strong>ou</strong>s perdre en beaux raisonnements, p<strong>ou</strong>r pr<strong>ou</strong>ver àl'adolescent qu'il est homme comme les autres et sujet aux mêmes faiblesses. Faites-le lui sentir, <strong>ou</strong>jamais il ne le saura. C'est encore ici un cas d'exception à mes propres règles; c'est le cas d'exposervolontairement mon élève à t<strong>ou</strong>s les accidents qui peuvent lui pr<strong>ou</strong>ver qu'il n'est pas plus sage que n<strong>ou</strong>s.L'aventure du bateleur serait répétée en mille manières, je laisserais aux flatteurs prendre t<strong>ou</strong>t leuravantage avec lui: si des ét<strong>ou</strong>rdis l'entraînaient dans quelque extravagance, je lui en laisserais c<strong>ou</strong>rir ledanger: si des fil<strong>ou</strong>s l'attaquaient au jeu, je le leur livrerais p<strong>ou</strong>r en faire leur dupe; je le laisseraisencenser, plumer, dévaliser par eux; et quand, l'ayant mis à sec, ils finiraient par se moquer de lui, je lesremercierais encore en sa présence des leçons qu'ils ont bien v<strong>ou</strong>lu lui donner. Les seuls pièges dont jele garantirais avec soin seraient ceux des c<strong>ou</strong>rtisanes. Les seuls ménagements que j'aurais p<strong>ou</strong>r luiseraient de partager t<strong>ou</strong>s les dangers que je lui laisserais c<strong>ou</strong>rir et t<strong>ou</strong>s les affronts que je lui laisseraisrecevoir. J'endurerais t<strong>ou</strong>t en silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui en dire un seul mot, et


142soyez sûr qu'avec cette discrétion bien s<strong>ou</strong>tenue, t<strong>ou</strong>t ce qu'il m'aura vu s<strong>ou</strong>ffrir p<strong>ou</strong>r lui fera plusd'impression sur son coeur que ce qu'il aura s<strong>ou</strong>ffert lui-même.Je ne puis m'empêcher de relever ici la fausse dignité des g<strong>ou</strong>verneurs qui, p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>er sottement lessages, rabaissent leurs élèves, affectent de les traiter t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en enfants, et de se distinguer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsd'eux dans t<strong>ou</strong>t ce qu'ils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes c<strong>ou</strong>rages, n'épargnez rien p<strong>ou</strong>rleur élever l'âme; faites-en vos égaux afin qu'ils le deviennent; et, s'ils ne peuvent encore s'élever à v<strong>ou</strong>s,descendez à eux sans honte, sans scrupule. Songez que votre honneur n'est plus dans v<strong>ou</strong>s, mais dansvotre élève; partagez ses fautes p<strong>ou</strong>r l'en corriger; chargez-v<strong>ou</strong>s de sa honte p<strong>ou</strong>r l'effacer; imitez cebrave Romain qui, voyant fuir son armée et ne p<strong>ou</strong>vant la rallier, se mit à fuir à la tête de ses soldats, encriant: ils ne fuient pas, ils suivent leur capitaine. Fut-il déshonoré p<strong>ou</strong>r cela? Tant s'en faut: en sacrifiantainsi sa gloire, il l'augmenta. La force du devoir, la beauté de la vertu entraînent malgré n<strong>ou</strong>s nossuffrages et renversent nos insensés préjugés. Si je recevais un s<strong>ou</strong>fflet en remplissant mes fonctionsauprès d'<strong>Emile</strong>, loin de me venger de ce s<strong>ou</strong>fflet, j'irais part<strong>ou</strong>t m'en vanter; et je d<strong>ou</strong>te qu'il y eût dans lemonde un homme assez vil p<strong>ou</strong>r ne pas m'en respecter davantage.Ce n'est pas que l'élève doive supposer dans le maître des lumières aussi bornées que les siennes et lamême facilité à se laisser séduire. Cette opinion est bonne p<strong>ou</strong>r un enfant, qui, ne sachant rien voir, riencomparer, met t<strong>ou</strong>t le monde à sa portée, et ne donne sa confiance qu'à ceux qui savent s'y mettre eneffet. Mais un jeune homme de l'âge d'<strong>Emile</strong>, et aussi sensé que lui, n'est plus assez sot p<strong>ou</strong>r prendreainsi le change, et il ne serait pas bon qu'il le prit. La confiance qu'il doit avoir en son g<strong>ou</strong>verneur est d'uneautre espèce: elle doit porter sur l'autorité de la raison, sur la supériorité des lumières, sur les avantagesque le jeune homme est en état de connaître, et dont il sent l'utilité p<strong>ou</strong>r lui. Une longue expérience l'aconvaincu qu'il est aimé de son conducteur; que ce conducteur est un homme sage, éclairé, qui, v<strong>ou</strong>lantson bonheur, sait ce qui peut le lui procurer. Il doit savoir que, p<strong>ou</strong>r son propre intérêt, il lui convientd'éc<strong>ou</strong>ter ses avis. Or, si le maître se laissait tromper comme le disciple, il perdrait le droit d'en exiger dela déférence et de lui donner des leçons. Encore moins l'élève doit-il supposer que le maître le laisse àdessein tomber dans des pièges, et tend des embûches à sa simplicité. Que faut-il donc faire p<strong>ou</strong>r éviter àla fois ces deux inconvénients? Ce qu'il y a de meilleur et de plus naturel: être simple et vrai comme lui;l'avertir des périls auxquels il s'expose; les lui montrer clairement, sensiblement, mais sans exagération,sans humeur, sans pédantesque étalage, surt<strong>ou</strong>t sans lui donner vos avis p<strong>ou</strong>r des ordres, jusqu'à cequ'ils le soient devenus, et que ce ton impérieux soit absolument nécessaire. S'obstine-t-il après cela,comme il fera très s<strong>ou</strong>vent? alors ne lui dites plus rien; laissez-le en liberté, suivez-le, imitez-le, et celagaiement, franchement; livrez-v<strong>ou</strong>s, amusez-v<strong>ou</strong>s autant que lui, s'il est possible. Si les conséquencesdeviennent trop fortes, v<strong>ou</strong>s êtes t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs là p<strong>ou</strong>r les arrêter; et cependant combien le jeune homme,témoin de votre prévoyance et de votre complaisance, ne doit-il pas être à la fois frappé de l'une et t<strong>ou</strong>chéde l'autre! T<strong>ou</strong>tes ses fautes sont autant de liens, qu'il v<strong>ou</strong>s f<strong>ou</strong>rnit p<strong>ou</strong>r le retenir au besoin. Or, ce qui faitici le plus grand art du maître, c'est d'amener les occasions et de diriger les exhortations de manière qu'ilsache d'avance quand le jeune homme cédera, et quand il s'obstinera, afin de l'environner part<strong>ou</strong>t desleçons de l'expérience, sans jamais l'exposer à de trop grands dangers.Avertissez-le de ses fautes avant qu'il y tombe: quand il y est tombé, ne les lui reprochez point; v<strong>ou</strong>s neferiez qu'enflammer et mutiner son am<strong>ou</strong>r-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais riende plus inepte que ce mot: Je v<strong>ou</strong>s l'avais bien dit. Le meilleur moyen de faire qu'il se s<strong>ou</strong>vienne de cequ'on lui a dit est de paraître l'avoir <strong>ou</strong>blié. T<strong>ou</strong>t au contraire, quand v<strong>ou</strong>s le verrez honteux de ne v<strong>ou</strong>savoir pas cru, effacez d<strong>ou</strong>cement cette humiliation par de bonnes paroles. Il s'affectionnera sûrement àv<strong>ou</strong>s en voyant que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>bliez p<strong>ou</strong>r lui, et qu'au lieu d'achever de l'écraser, v<strong>ou</strong>s le consolez. Maissi à son chagrin v<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>tezdes reproches, il v<strong>ou</strong>s prendra en haine, et se fera une loi de ne v<strong>ou</strong>s plus éc<strong>ou</strong>ter, comme p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>spr<strong>ou</strong>ver qu'il ne pense pas comme v<strong>ou</strong>s sur l'importance de vos avis.Le t<strong>ou</strong>r de vos consolations peut encore être p<strong>ou</strong>r lui une instruction d'autant plus utile qu'il ne s'en défierapas. En lui disant, je suppose, que mille autres font les mêmes fautes, v<strong>ou</strong>s le mettez loin de son compte;v<strong>ou</strong>s le corrigez en ne paraissant que le plaindre: car, p<strong>ou</strong>r celui qui croit valoir mieux que les autres


143hommes, c'est une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur exemple; c'est concevoir que leplus qu'il peut prétendre est qu'ils ne valent pas mieux que lui.Le temps des fautes est celui des fables. En censurant le c<strong>ou</strong>pable s<strong>ou</strong>s un masque étranger, on l'instruitsans l'offenser; et il comprend alors que l'apologue n'est pas un mensonge, par la vérité dont il se faitl'application. L'enfant qu'on n'a jamais trompé par des l<strong>ou</strong>anges n'entend rien à la fable que j'ai ci-devantexaminée, mais l'ét<strong>ou</strong>rdi qui vient d'être la dupe d'un flatteur conçoit à merveille que le corbeau n'étaitqu'un sot. Ainsi, d'un fait il tire une maxime; et l'expérience qu'il eût bientôt <strong>ou</strong>bliée se grave, au moyen dela fable, dans son jugement. Il n'y a point de connaissance morale qu'on ne puisse acquérir parl'expérience d'autrui <strong>ou</strong> par la sienne. Dans les cas où cette expérience est dangereuse, au lieu de la fairesoi-même, on tire sa leçon de l'histoire. Quand l'épreuve est sans conséquence, il est bon que le jeunehomme y reste exposé; puis, au moyen de l'apologue, on rédige en maximes les cas particuliers qui luisont connus.Je n'entends pas p<strong>ou</strong>rtant que ces maximes doivent être développées, ni même énoncées. Rien n'est sivain, si mal entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables; comme si cette moralen'était pas <strong>ou</strong> ne devait pas être étendue dans la fable même, de manière à la rendre sensible au lecteur!P<strong>ou</strong>rquoi donc, en aj<strong>ou</strong>tant cette morale à la fin, lui ôter le plaisir de la tr<strong>ou</strong>ver de son chef? Le talentd'instruire est de faire que le disciple se plaise à l'instruction. Or, p<strong>ou</strong>r qu'il s'y plaise, il ne faut pas queson esprit reste tellement passif à t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s lui dites, qu'il n'ait absolument rien à faire p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>sentendre. Il faut que l'am<strong>ou</strong>r-propre du maître laisse t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quelque prise au sien; il faut qu'il se puissedire: Je conçois, je pénètre, j'agis, je m'instruis. Une des choses qui rendent ennuyeux le Pantalon de lacomédie italienne, est le soin qu'il prend d'interpréter au parterre des platises qu'on n'entend déjà quetrop. Je ne veux point qu'un g<strong>ou</strong>verneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs se faireentendre; mais il ne faut pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>t dire: celui qui dit t<strong>ou</strong>t dit peu de choses, car à la fin on nel'éc<strong>ou</strong>te plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine aj<strong>ou</strong>te à la fable de la gren<strong>ou</strong>ille qui s'enfle?A-t-il peur qu'on ne l'ait pas compris? A-t-il besoin, ce grand peintre, d'écrire les noms au-dess<strong>ou</strong>s desobjets qu'il peint? Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint en quelque sorteaux exemples cités, et empêche qu'on ne l'applique à d'autres. Je v<strong>ou</strong>drais qu'avant de mettre les fablesde cet auteur inimitable entre les mains d'un jeune homme, on en retranchât t<strong>ou</strong>tes ces conclusions parlesquelles il prend la peine d'expliquer ce qu'il vient de dire aussi clairement qu'agréablement. Si votreélève n'entend la fable qu'à l'aide de l'explication, soyez sûr qu'il ne l'entendra pas même ainsi.Il importerait encore de donner à ces fables un ordre plus didactique et plus conforme aux progrès dessentiments et des lumières du jeune adolescent. Conçoit-on rien de moins raisonnable que d'aller suivreexactement l'ordre numérique du livre, sans égard au besoin ni à l'occasion? D'abord le corbeau, puis lacigale, puis la gren<strong>ou</strong>ille, puis les deux mulets, etc. J'ai sur le coeur ces deux mulets, parce que je mes<strong>ou</strong>viens d'avoir vu un enfant élevé p<strong>ou</strong>r la finance, et qu'on ét<strong>ou</strong>rdissait de l'emploi qu'il allait remplir, lirecette fable, l'apprendre, la dire, la redire cent et cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection contrele métier auquel il était destiné. Non seulement je n'ai jamais vu d'enfants faire aucune application solidedes fables qu'ils apprenaient, mais je n'ai jamais vu que personne se s<strong>ou</strong>ciât de leur faire faire cetteapplication. Le prétexte de cette étude est l'instruction morale; mais le véritable objet de la mère et del'enfant n'est que d'occuper de lui t<strong>ou</strong>te une compagnie, tandis qu'il récite ses fables; aussi les <strong>ou</strong>blie-t-ilt<strong>ou</strong>tes en grandissant, lorsqu'il n'est plus question de les réciter, mais d'en profiter. Encore une fois, iln'appartient qu'aux hommes de s'instruire dans les fables; et voici p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong> le temps de commencer.Je montre de loin, car je ne veux pas non plus t<strong>ou</strong>t dire, les r<strong>ou</strong>tes qui dét<strong>ou</strong>rnent de la bonne, afin qu'onapprenne à les éviter. Je crois qu'en suivant celle que j'ai marquée, votre élève achètera la connaissancedes hommes et de soi-même au meilleur marché qu'il est possible; que v<strong>ou</strong>s le mettrez au point decontempler les jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris, et d'être content de lui sans se croireplus sage que les autres. V<strong>ou</strong>s avez aussi commencé à le rendre acteur p<strong>ou</strong>r le rendre spectateur: il fautachever; car du parterre on voit les objets tels qu'ils paraissent, mais de la scène on les voit tels qu'ilssont. P<strong>ou</strong>r embrasser le t<strong>ou</strong>t, il faut se mettre dans le point de vue; il faut approcher p<strong>ou</strong>r voir les détails.Mais à quel titre un jeune homme entrera-t-il dans les affaires du monde? Quel droit a-t-il d'être initié dansces mystères ténébreux? <strong>De</strong>s intrigues de plaisir bornent les intérêts de son âge; il ne dispose encore que


144de lui-même; c'est comme s'il ne disposait de rien. L'homme est la plus vile des marchandises, et, parminos importants droits de propriété, celui de la personne est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le moindre de t<strong>ou</strong>s.Quand je vois que, dans l'âge de la plus grande activité, l'on borne les jeunes gens à des étudespurement spéculatives, et qu'après, sans la moindre expérience, ils sont t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p jetés dans lemonde et dans les affaires, je tr<strong>ou</strong>ve qu'on ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plussurpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre t<strong>ou</strong>r d'esprit n<strong>ou</strong>s apprend-on tant dechoses inutiles, tandis que l'art d'agir est compté p<strong>ou</strong>r rien? On prétend n<strong>ou</strong>s former p<strong>ou</strong>r la société, etl'on n<strong>ou</strong>s instruit comme si chacun de n<strong>ou</strong>s devait passer sa vie à penser seul dans sa cellule, <strong>ou</strong> à traiterdes sujets en l'air avec des indifférents. V<strong>ou</strong>s croyez apprendre à vivre à vos enfants, en leur enseignantcertaines contorsions du corps et certaines formules de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi, j'ai apprisà vivre à mon <strong>Emile</strong>; car je lui ai appris à vivre avec lui-même, et, de plus, à savoir gagner son pain. Maisce n'est pas assez. P<strong>ou</strong>r vivre dans le monde, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut connaître lesinstruments qui donnent prise sur eux; il faut calculer l'action et réaction de l'intérêt particulier dans lasociété civile, et prévoir si juste les événements, qu'on soit rarement trompé dans ses entreprises, <strong>ou</strong>qu'on ait du moins t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pris les meilleurs moyens p<strong>ou</strong>r réussir. Les lois ne permettent pas aux jeunesgens de faire leurs propres affaires, et de disposer de leur propre bien: mais que leur serviraient cesprécautions, si, jusqu'à l'âge prescrit, ils ne p<strong>ou</strong>vaient acquérir aucune expérience? Ils n'auraient riengagné d'attendre, et seraient t<strong>ou</strong>t aussi neufs à vingt-cinq ans qu'à quinze. Sans d<strong>ou</strong>te il faut empêcherqu'un jeune homme, aveuglé par son ignorance, <strong>ou</strong> trompé pas ses passions, ne se fasse du mal à luimême;mais à t<strong>ou</strong>t âge il est permis d'être bienfaisant, à t<strong>ou</strong>t âge on peut protéger, s<strong>ou</strong>s la direction d'unhomme sage, les malheureux qui n'ont besoin que d'appui.Les n<strong>ou</strong>rrices, les mères s'attachent aux enfants par les soins qu'elles leur rendent; l'exercice des vertussociales porte au fond des coeurs l'am<strong>ou</strong>r de l'humanité: c'est en faisant le bien qu'on devient bon; je neconnais point de pratique plus sûre. Occupez votre élève à t<strong>ou</strong>tes les bonnes actions qui sont à sa portée;que l'intérêt des indigents soit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le sien; qu'il ne les assiste pas seulement de sa b<strong>ou</strong>rse, mais deses soins; qu'il les serve, qu'il les protège, qu'il leur consacre sa personne et son temps; qu'il se fasse leurhomme d'affaires: il ne remplira de sa vie un si noble emploi. Combien d'opprimés, qu'on n'eût jamaiséc<strong>ou</strong>tés, obtiendront justice, quand il la demandera p<strong>ou</strong>r eux avec cette intrépide fermeté que donnel'exercice de la vertu; quand il forcera les portes des grands et des riches, quand il ira, s'il le faut, jusqu'aupied du trône faire entendre la voix des infortunés, à qui t<strong>ou</strong>s les abords sont fermés par leur misère, etque la crainte d'être punis des maux qu'on leur fait empêche même d'oser s'en plaindre!Mais ferons-n<strong>ou</strong>s d'<strong>Emile</strong> un chevalier errant, un redresseur de torts, un paladin? Ira-t-il s'ingérer dans lesaffaires publiques, faire le sage et le défenseur des lois chez les grands, chez les magistrats, chez leprince, faire le solliciteur chez les juges et l'avocat dans les tribunaux? Je ne sais rien de t<strong>ou</strong>t cela. Lesnoms badins et ridicules ne changent rien à la nature des choses. Il fera t<strong>ou</strong>t ce qu'il sait être utile et bon.Il ne fera rien de plus, et il sait que rien n'est utile et bon p<strong>ou</strong>r lui de ce qui ne convient pas à son âge; ilsait que son premier devoir est envers lui-même; que les jeunes gens doivent se défier d'eux, êtrecirconspects dans leur conduite, respectueux devant les gens plus âgés, retenus et discrets à parler sanssujet, modestes dans les choses indifférentes, mais hardis à bien faire, et c<strong>ou</strong>rageux à dire la vérité. Telsétaient ces illustres Romains qui, avant d'être admis dans les charges, passaient leur jeunesse àp<strong>ou</strong>rsuivre le crime et à défendre l'innocence, sans autre intérêt que celui de s'instruire en servant lajustice et protégeant les bonnes moeurs.<strong>Emile</strong> n'aime ni le bruit ni les querelles, non seulement entre les hommes, pas même entre les animaux. Iln'excita jamais deux chiens à se battre; jamais il ne fit p<strong>ou</strong>rsuivre un chat par un chien. Cet esprit de paixest un effet de son éducation, qui n'ayant point fomenté l'am<strong>ou</strong>r-propre et la haute opinion de lui-même,l'a dét<strong>ou</strong>rné de chercher ses plaisirs dans la domination et dans le malheur d'autrui. Il s<strong>ou</strong>ffre quand il voits<strong>ou</strong>ffrir; c'est un sentiment naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme s'endurcit et se complaît à voirt<strong>ou</strong>rmenter un être sensible, c'est quand un ret<strong>ou</strong>r de vanité le fait se regarder comme exempt desmêmes peines par sa sagesse <strong>ou</strong> par sa supériorité. Celui qu'on a garanti de ce t<strong>ou</strong>r d'esprit ne sauraittomber dans le vice qui en est l'<strong>ou</strong>vrage. <strong>Emile</strong> aime donc la paix. L'image du bonheur le flatte, et quand ilpeut contribuer à le produire, c'est un moyen de plus de le partager. Je n'ai pas supposé qu'en voyant des


145malheureux il n'aurait p<strong>ou</strong>r eux que cette pitié stérile et cruelle qui se contente de plaindre les mauxqu'elle peut guérir. Sa bienfaisance active lui donne bientôt des lumières qu'avec un coeur plus dur il n'eûtpoint acquises, <strong>ou</strong> qu'il eût acquises beauc<strong>ou</strong>p plus tard. S'il voit régner la discorde entre ses camarades,il cherche à les réconcilier; s'il voit des affligés, il s'informe du sujet de leurs peines; s'il voit deux hommesse haïr, il veut connaître la cause de leur inimitié; s'il voit un opprimé gémir des vexations du puissant etdu riche, il cherche de quelles manoeuvres se c<strong>ou</strong>vrent ces vexations; et, dans l'intérêt qu'il prend à t<strong>ou</strong>sles misérables, les moyens de finir leurs maux ne sont jamais indifférents p<strong>ou</strong>r lui. Qu'avons-n<strong>ou</strong>s donc àfaire p<strong>ou</strong>r tirer parti de ces dispositions d'une manière convenable à son âge? <strong>De</strong> régler ses soins et sesconnaissances, et d'employer son zèle à les augmenter.Je ne me lasse point de le redire: mettez t<strong>ou</strong>tes les leçons des jeunes gens en actions plutôt qu'endisc<strong>ou</strong>rs; qu'ils n'apprennent rien dans les livres de ce que l'expérience peut leur enseigner. Quelextravagant projet de les exercer à parler, sans sujet de rien dire; de croire leur faire sentir, sur les bancsd'un collège, l'énergie du langage des passions et t<strong>ou</strong>te la force de l'art de persuader, sans intérêt de rienpersuader à personne! T<strong>ou</strong>s les préceptes de la rhétorique ne semblent qu'un pur verbiage à quiconquen'en sent pas l'usage p<strong>ou</strong>r son profit. Qu'importe à un écolier de savoir comment s'y prit Annibal p<strong>ou</strong>rdéterminer ses soldats à passer les Alpes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues, v<strong>ou</strong>s lui disiezcomment il doit s'y prendre p<strong>ou</strong>r porter son préfet à lui donner congé, soyez sûr qu'il serait plus attentif àvos règles.Si je v<strong>ou</strong>lais enseigner la rhétorique à un jeune homme dont t<strong>ou</strong>tes les passions fussent déjàdéveloppées, je lui présenterais sans cesse des objets propres à flatter ses passions, et j'examineraisavec lui quel langage il doit tenir aux autres hommes p<strong>ou</strong>r les engager à favoriser ses désirs. Mais mon<strong>Emile</strong> n'est pas dans une situation si avantageuse à l'art oratoire; borné presque au seul nécessairephysique, il a moins besoin des autres que les autres n'ont besoin de lui; et n'ayant rien à leur demanderp<strong>ou</strong>r lui-même, ce qu'il veut leur persuader ne le t<strong>ou</strong>che pas d'assez près p<strong>ou</strong>r l'ém<strong>ou</strong>voir excessivement.Il suit de là qu'en général il doit avoir un langage simple et peu figuré. Il parle ordinairement au propre etseulement p<strong>ou</strong>r être entendu. Il est peu sentencieux, parce qu'il n'a pas appris à généraliser ses idées: il apeu d'images, parce qu'il est rarement passionné.Ce n'est pas p<strong>ou</strong>rtant qu'il soit t<strong>ou</strong>t à fait flegmatique et froid; ni son âge, ni ses moeurs, ni ses goûts ne lepermettent: dans le feu de l'adolescence, les esprits vivifiants, retenus, et cohobés dans son sang, portentà son jeune coeur une chaleur qui brille dans ses regards, qu'on sent dans ses disc<strong>ou</strong>rs, qu'on voit dansses actions. Son langage a pris de l'accent, et quelquefois de la véhémence. Le noble sentiment quil'inspire lui donne de la force et de l'élévation: pénétré du tendre am<strong>ou</strong>r de l'humanité, il transmet enparlant les m<strong>ou</strong>vements de son âme; sa généreuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur quel'artificieuse éloquence des autres; <strong>ou</strong> plutôt lui seul est véritablement éloquent, puisqu'il n'a qu'à montrerce qu'il sent p<strong>ou</strong>r le communiquer à ceux qui l'éc<strong>ou</strong>tent.Plus j'y pense, plus je tr<strong>ou</strong>ve qu'en mettant ainsi la bienfaisance en action et tirant de nos bons <strong>ou</strong>mauvais succès des réflexions sur leurs causes, il y a peu de connaissances utiles qu'on ne puissecultiver dans l'esprit d'un jeune homme, et qu'avec t<strong>ou</strong>t le vrai savoir qu'on peut acquérir dans lescollèges, il acquerra de plus une science plus importante encore, qui est l'application de cet acquis auxusages de la vie. Il n'est pas possible que, prenant tant d'intérêt à ses semblables, il n'apprenne de bonneheure à peser et apprécier leurs actions, leurs goûts, leurs plaisirs, et à donner en général une plus justevaleur à ce qui peut contribuer <strong>ou</strong> nuire au bonheur des hommes, que ceux qui, ne s'intéressant àpersonne, ne font jamais rien p<strong>ou</strong>r autrui. Ceux qui ne traitent jamais que leurs propres affaires sepassionnent trop p<strong>ou</strong>r juger sainement des choses. Rapportant t<strong>ou</strong>t à eux seuls, et réglant sur leur seulintérêt les idées du bien et du mal, ils se remplissent l'esprit de mille préjugés ridicules, et dans t<strong>ou</strong>t ce quiporte atteinte à leur moindre avantage, ils voient aussitôt le b<strong>ou</strong>leversement de t<strong>ou</strong>t l'univers.Etendons l'am<strong>ou</strong>r-propre sur les autres êtres, n<strong>ou</strong>s le transformerons en vertu, et il n'y a point de coeurd'homme dans lequel cette vertu n'ait sa racine. Moins l'objet de nos soins tient immédiatement à n<strong>ou</strong>smêmes,moins l'illusion de l'intérêt particulier est à craindre; plus on généralise cet intérêt, plus il devientéquitable; et l'am<strong>ou</strong>r du genre humain n'est autre chose en n<strong>ou</strong>s que l'am<strong>ou</strong>r de la justice. V<strong>ou</strong>lons-n<strong>ou</strong>s


146donc qu'<strong>Emile</strong> aime la vérité, v<strong>ou</strong>lons-n<strong>ou</strong>s qu'il la connaisse; dans les affaires tenons-le t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs loin delui. Plus ses soins seront consacrés au bonheur d'autrui, plus ils seront éclairés et sages, et moins il setrompera sur ce qui est bien <strong>ou</strong> mal; mais ne s<strong>ou</strong>ffrons jamais en lui de préférence aveugle, fondéeuniquement sur des acceptions de personnes <strong>ou</strong> sur d'injustes préventions. Et p<strong>ou</strong>rquoi nuirait-il à l'unp<strong>ou</strong>r servir l'autre? Peu lui importe à qui tombe un plus grand bonheur en partage, p<strong>ou</strong>rvu qu'il conc<strong>ou</strong>reau plus grand bonheur de t<strong>ou</strong>s: c'est là le premier intérêt du sage après l'intérêt privé; car chacun estpartie de son espèce et non d'un autre individu.P<strong>ou</strong>r empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et l'étendre sur t<strong>ou</strong>t le genrehumain. Alors on ne s'y livre qu'autant qu'elle est d'accord avec la justice, parce que, de t<strong>ou</strong>tes les vertus,la justice est celle qui conc<strong>ou</strong>rt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>rn<strong>ou</strong>s, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain; et c'est une très grande cruautéenvers les hommes que la pitié p<strong>ou</strong>r les méchants.Au reste, il faut se s<strong>ou</strong>venir que t<strong>ou</strong>s ces moyens, par lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même,ont cependant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un rapport direct à lui, puisque non seulement il en résulte une j<strong>ou</strong>issanceintérieure, mais qu'en le rendant bienfaisant au profit des autres, je travaille à sa propre instruction.J'ai d'abord donné les moyens, et maintenant j'en montre l'effet. Quelles grandes vues je vois s'arrangerpeu à peu dans sa tête! Quels sentiments sublimes ét<strong>ou</strong>ffent dans son coeur le germe des petitespassions! Quelle netteté de judiciaire, quelle justesse de raison je vois se former en lui de ses penchantscultivés, de l'expérience qui concentre les voeux d'une âme grande dans l'étroite borne des possibles, etfait qu'un homme supérieur aux autres, ne p<strong>ou</strong>vant les élever à sa mesure, sait s'abaisser à la leur! Lesvrais principes du juste, les vrais modèles du beau, t<strong>ou</strong>s les rapports moraux des êtres, t<strong>ou</strong>tes les idéesde l'ordre, se gravent dans son entendement; il voit la place de chaque chose et la cause qui l'en écarte: ilvoit ce qui peut faire le bien et ce qui l'empêche. Sans avoir épr<strong>ou</strong>vé les passions humaines, il connaîtleurs illusions et leur jeu.J'avance, attiré par la force des choses, mais sans m'en imposer sur les jugements des lecteurs. <strong>De</strong>puislongtemps ils me voient dans le pays des chimères; moi, je les vois t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans le pays des préjugés.En m'écartant si fort des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir présentes à mon esprit: je lesexamine, je les médite, non p<strong>ou</strong>r les suivre ni p<strong>ou</strong>r les fuir, mais p<strong>ou</strong>r les peser à la balance duraisonnement. T<strong>ou</strong>tes les fois qu'il me force à m'écarter d'elles, instruit par l'expérience, je me tiens déjàp<strong>ou</strong>r dit qu'ils ne m'imiterons pas: je sais que, s'obstinant à n'imaginer possible que ce qu'ils voient, ilsprendront le jeune homme que je figure p<strong>ou</strong>r un être imaginaire et fantastique, parce qu'il diffère de ceuxauxquels ils le comparent; sans songer qu'il faut bien qu'il en diffère, puisque, élevé t<strong>ou</strong>t différemment,affecté de sentiments t<strong>ou</strong>t contraires, instruit t<strong>ou</strong>t autrement qu'eux, il serait beauc<strong>ou</strong>p plus surprenantqu'il leur ressemblât que d'être tel que je le suppose. Ce n'est pas l'homme de l'homme, c'est l'homme dela nature. Assurément il doit être fort étranger à leurs yeux.En commençant cet <strong>ou</strong>vrage, je ne supposais rien que t<strong>ou</strong>t le monde ne pût observer ainsi que moi, parcequ'il est un point, savoir, la naissance de l'homme, duquel n<strong>ou</strong>s partons t<strong>ou</strong>s également: mais plus n<strong>ou</strong>savançons, moi p<strong>ou</strong>r cultiver la nature, et v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r la dépraver, plus n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s éloignons les uns desautres. Mon élève, à six ans, différait peu des vôtres, que v<strong>ou</strong>s n'aviez pas encore eu le temps dedéfigurer; maintenant ils n'ont plus rien de semblable; et l'âge de l'homme fait, dont il approche, doit lemontrer s<strong>ou</strong>s une forme absolument, différente, si je n'ai pas perdu t<strong>ou</strong>s mes soins. La quantité d'acquisest peut-être assez égale de part et d'autre; mais les choses acquises ne se ressemblent point. V<strong>ou</strong>s êtesétonnés de tr<strong>ou</strong>ver à l'un des sentiments sublimes dont les autres n'ont pas le moindre germe; maisconsidérez aussi que ceux-ci sont déjà t<strong>ou</strong>s philosophes et théologiens, avant qu'<strong>Emile</strong> sache seulementce que c'est que philosophie et qu'il ait même entendu parler de Dieu.Si donc on venait me dire: Rien de ce que v<strong>ou</strong>s supposez n'existe; les jeunes gens ne sont point faitsainsi; ils ont telle <strong>ou</strong> telle passion; ils font ceci <strong>ou</strong> cela: c'est comme si l'on niait que jamais poirier fût ungrand arbre, parce qu'on n'en voit que de nains dans nos jardins.


147Je prie ces juges, si prompts à la censure, de considérer que ce qu'ils disent là, je le sais t<strong>ou</strong>t aussi bienqu'eux, que j'y ai probablement réfléchi plus longtemps, et que, n'ayant nul intérêt à leur en imposer, j'aidroit d'exiger qu'ils se donnent au moins le temps de chercher en quoi je me trompe. Qu'ils examinentbien la constitution de l'homme, qu'ils suivent les premiers développements du coeur dans telle <strong>ou</strong> tellecirconstance, afin de voir combien un individu peut différer d'un autre par la force de l'éducation;qu'ensuite ils comparent la mienne aux effets que je lui donne; et qu'ils disent en quoi j'ai mal raisonné: jen'aurai rien à répondre.Ce qui me rend plus affirmatif, et, je crois, plus excusable de l'être, c'est qu'au lieu de me livrer à l'espritde système, je donne le moins qu'il est possible au raisonnement et ne me fie qu'à l'observation. Je ne mefonde point sur ce que j'ai imaginé, mais sur ce que j'ai vu. Il est vrai que je n'ai pas renfermé mesexpériences dans l'enceinte des murs d'une ville ni dans un seul ordre de gens; mais, après avoircomparé t<strong>ou</strong>t autant de rangs et de peuples que j'en ai pu voir dans une vie passée à les observer, j'airetranché comme artificiel ce qui était d'un peuple et non pas d'un autre, d'un état et non pas d'un autre, etn'ai regardé comme appartenant incontestablement à l'homme, que ce qui était commun à t<strong>ou</strong>s, àquelque âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce fût.Or, si, selon cette méthode, v<strong>ou</strong>s suivez dès l'enfance un jeune homme qui n'aura point reçu de formeparticulière, et qui tiendra le moins qu'il est possible à l'autorité et à l'opinion d'autrui, à qui, de mon élève<strong>ou</strong> des vôtres, pensez-v<strong>ou</strong>s qu'il ressemblera le plus? Voilà, ce me semble, la question qu'il faut rés<strong>ou</strong>drep<strong>ou</strong>r savoir si je me suis égaré.L'homme ne commence pas aisément à penser, mais sitôt qu'il commence, il ne cesse plus. Quiconque apensé pensera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, et l'entendement une fois exercé à la réflexion ne peut plus rester en repos. Onp<strong>ou</strong>rrait donc croire que j'en fais trop <strong>ou</strong> trop peu, que l'esprit humain n'est point naturellement si prompt às'<strong>ou</strong>vrir, et qu'après lui avoir donné des facilités qu'il n'a pas, je le tiens trop longtemps inscrit dans uncercle d'idées qu'il doit avoir franchi.Mais considérez premièrement que, v<strong>ou</strong>lant former l'homme de la nature, il ne s'agit pas p<strong>ou</strong>r cela d'enfaire un sauvage et de le reléguer au fond des bois; mais qu'enfermé dans le t<strong>ou</strong>rbillon social, il suffit qu'ilne s'y laisse entraîner ni par les passions ni par les opinions des hommes; qu'il voie par ses yeux, qu'ilsente par son coeur; qu'aucune autorité ne le g<strong>ou</strong>verne, hors celle de sa propre raison. Dans cetteposition, il est clair que la multitude d'objets qui le frappent, les fréquents sentiments dont il est affecté, lesdivers moyens de p<strong>ou</strong>rvoir à ses besoins réels, doivent lui donner beauc<strong>ou</strong>p d'idées qu'il n'aurait jamaiseues, <strong>ou</strong> qu'il eût acquises plus lentement. Le progrès naturel à l'esprit est accéléré, mais non renversé.Le même homme qui doit rester stupide dans les forêts doit devenir raisonnable et sensé dans les villes,quand il y sera simple spectateur. Rien n'est plus propre à rendre sage que les folies qu'on voit sans lespartager; et celui même qui les partage s'instruit encore, p<strong>ou</strong>rvu qu'il n'en soit pas la dupe et qu'il n'y portepas l'erreur de ceux qui les font.Considérez aussi que, bornés par nos facultés aux choses sensibles, n<strong>ou</strong>s n'offrons presque aucuneprise aux notions abstraites de la philosophie et aux idées purement intellectuelles. P<strong>ou</strong>r y atteindre il faut,<strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s dégager du corps auquel n<strong>ou</strong>s sommes si fortement attachés, <strong>ou</strong> faire d'objet en objet un progrèsgraduel et lent, <strong>ou</strong> enfin franchir rapidement et presque d'un saut l'intervalle par un pas de géant dontl'enfance n'est pas capable, et p<strong>ou</strong>r lequel il faut même aux hommes bien des échelons faits exprès p<strong>ou</strong>reux. La première idée abstraite est le premier de ces échelons; mais j'ai bien de la peine à voir commenton s'avise de les construire.L'Etre incompréhensible qui embrasse t<strong>ou</strong>t, qui donne le m<strong>ou</strong>vement au monde et forme t<strong>ou</strong>t le systèmedes êtres, n'est ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains; il échappe à t<strong>ou</strong>s nos sens: l'<strong>ou</strong>vrage semontre, mais l'<strong>ou</strong>vrier se cache. Ce n'est pas une petite affaire de connaître enfin qu'il existe, et quandn<strong>ou</strong>s sommes parvenus là, quand n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s demandons: quel est-il? où est-il? notre esprit se confond,s'égare, et n<strong>ou</strong>s ne savons plus que penser.


148Locke veut qu'on commence par l'étude des esprits, et qu'on passe ensuite à celle des corps. Cetteméthode est celle de la superstition, des préjugés, de l'erreur: ce n'est point celle de la raison, ni même dela nature bien ordonnée; c'est se b<strong>ou</strong>cher les yeux p<strong>ou</strong>r apprendre à voir. Il faut avoir longtemps étudiéles corps p<strong>ou</strong>r se faire une véritable notion des esprits, et s<strong>ou</strong>pçonner qu'ils existent. L'ordre contraire nesert qu'à établir le matérialisme.Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos connaissances, les êtres corporels et sensiblessont les seuls dont n<strong>ou</strong>s ayons immédiatement l'idée. Ce mot esprit n'a aucun sens p<strong>ou</strong>r quiconque n'apas philosophé. Un esprit n'est qu'un corps p<strong>ou</strong>r le peuple et p<strong>ou</strong>r les enfants. N'imaginent-ils pas desesprits qui crient, qui parlent, qui battent, qui font du bruit? Or on m'av<strong>ou</strong>era que des esprits qui ont desbras et des langues ressemblent beauc<strong>ou</strong>p à des corps. Voilà p<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>s les peuples du monde, sansexcepter les Juifs, se sont fait des dieux corporels. N<strong>ou</strong>s-mêmes, avec nos termes d'Esprit, de Trinité, dePersonnes, sommes p<strong>ou</strong>r la plupart de vrais anthropomorphites. J'av<strong>ou</strong>e qu'on n<strong>ou</strong>s apprend à dire queDieu est part<strong>ou</strong>t: mais n<strong>ou</strong>s croyons aussi que l'air est part<strong>ou</strong>t, au moins dans notre atmosphère; et le motesprit, dans son origine, ne signifie lui-même que s<strong>ou</strong>ffle et vent. Sitôt qu'on acc<strong>ou</strong>tume les gens à diredes mots sans les entendre, il est facile après cela de leur faire dire t<strong>ou</strong>t ce qu'on veut.Le sentiment de notre action sur les autres corps a dû d'abord n<strong>ou</strong>s faire croire que, quand ils agissaientsur n<strong>ou</strong>s, c'était d'une manière semblable à celle dont n<strong>ou</strong>s agissons sur eux. Ainsi l'homme a commencépar animer t<strong>ou</strong>s les êtres dont il sentait l'action. Se sentant moins fort que la plupart de ces êtres, faute deconnaître les bornes de leurs puissance, il l'a supposée illimitée, et il en fit des dieux aussitôt qu'il en fitdes corps. Durant les premiers âges, les hommes, effrayés de t<strong>ou</strong>t, n'ont rien vu de mort dans la nature.L'idée de la matière n'a pas été moins lente à se former en eux que celle de l'esprit, puisque cettepremière idée est une abstraction elle-même. Ils ont ainsi rempli l'univers de dieux sensibles. Les astres,les vents, les montagnes, les fleuves, les arbres, les villes, les maisons même, t<strong>ou</strong>t avait son âme, sondieu, sa vie. Les marm<strong>ou</strong>sets de Laban, les manit<strong>ou</strong>s des sauvages, les fétiches des Nègres, t<strong>ou</strong>s les<strong>ou</strong>vrages de la nature et des hommes ont été les premières divinités des mortels; le polythéisme a étéleur première religion, l'idolâtrie leur premier culte. Ils n'ont pu reconnaître un seul Dieu que quand,généralisant de plus en plus leurs idées, ils ont été en état de remonter à une première cause, de réunir lesystème total des êtres s<strong>ou</strong>s une seule idée, et de donner un sens au mot substance, lequel est au fondla plus grande des abstractions. T<strong>ou</strong>t enfant qui croit en Dieu est donc nécessairement idolâtre, <strong>ou</strong> dumoins anthropomorphite; et quand une fois l'imagination a vu Dieu, il est bien rare que l'entendement leconçoive. Voilà précisément l'erreur où mène l'ordre de Locke.Parvenu, je ne sais comment, à l'idée abstraite de la substance, on voit que, p<strong>ou</strong>r admettre une substanceunique, il lui faudrait supposer des qualités incompatibles qui s'excluent mutuellement, telles que lapensée et l'étendue, dont l'une est essentiellement divisible, et dont l'autre exclut t<strong>ou</strong>te divisibilité. Onconçoit d'ailleurs que la pensée, <strong>ou</strong> si l'on veut le sentiment, est une qualité primitive et inséparable de lasubstance à laquelle elle appartient; qu'il en est de même de l'étendue par rapport à sa substance. D'oùl'on conclut que les êtres qui perdent une de ces qualités perdent la substance à laquelle elle appartient,que par conséquent la mort n'est qu'une séparation de substances, et que les êtres où ces deux qualitéssont réunies sont composés de deux substances auxquelles ces deux qualités appartiennent.Or considérez maintenant quelle distance reste encore entre la notion des deux substances et celle de lanature divine; entre l'idée incompréhensible de l'action de notre âme sur notre corps et l'idée de l'action deDieu sur t<strong>ou</strong>s les êtres. Les idées de création, d'annihilation, d'ubiquité, d'éternité, de t<strong>ou</strong>te-puissance,celle des attributs divins, t<strong>ou</strong>tes ces idées qu'il appartient à si peu d'hommes de voir aussi confuses etaussi obscures qu'elles le sont, et qui n'ont rien d'obscur p<strong>ou</strong>r le peuple, parce qu'il n'y comprend rien dut<strong>ou</strong>t, comment se présenteront-elles dans t<strong>ou</strong>te leur force, c'est-à-dire dans t<strong>ou</strong>te leur obscurité, à dejeunes esprits encore occupés aux premières opérations des sens et qui ne conçoivent que ce qu'ilst<strong>ou</strong>chent? C'est en vain que les abîmes de l'infini sont <strong>ou</strong>verts t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s; un enfant n'en saitpoint être ép<strong>ou</strong>vanté; ses faibles yeux n'en peuvent sonder la profondeur. T<strong>ou</strong>t est infini p<strong>ou</strong>r les enfants;ils ne savent mettre de bornes à rien; non qu'ils fassent la mesure fort longue, mais parce qu'ils ontl'entendement c<strong>ou</strong>rt. J'ai même remarqué qu'ils mettent l'infini moins au delà qu'en deçà des dimensionsqui leur sont connues. Ils estimeront un espace immense bien plus par leurs pieds que par leurs yeux; il


149ne s'étendra pas p<strong>ou</strong>r eux plus loin qu'ils ne p<strong>ou</strong>rront voir, mais plus loin qu'ils ne p<strong>ou</strong>rront aller. Si on leurparle de la puissance de Dieu, ils l'estimeront presque aussi fort que leur père. En t<strong>ou</strong>te chose, leurconnaissance étant p<strong>ou</strong>r eux la mesure des possibles, ils jugent ce qu'on leur dit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs moindre que cequ'ils savent. Tels sont les jugements naturels à l'ignorance et à la faiblesse d'esprit. Ajax eût craint de semesurer avec Achille, et défie Jupiter au combat, parce qu'il connaît Achille et ne connaît pas Jupiter. Unpaysan suisse qui se croyait le plus riche des hommes, et à qui l'on tâchait d'expliquer ce que c'était qu'unroi, demandait d'un air fier si le roi p<strong>ou</strong>rrait bien avoir cent vaches à la montagne.Je prévois combien de lecteurs seront surpris de me voir suivre t<strong>ou</strong>t le premier âge de mon élève sans luiparler de religion. A quinze ans il ne savait s'il avait une âme, et peut-être à dix-huit n'est-il pas encoretemps qu'il l'apprenne; car, s'il l'apprend plus tôt qu'il ne faut, il c<strong>ou</strong>rt risque de ne le savoir jamais.Si j'avais à peindre la stupidité fâcheuse, je peindrais un pédant enseignant le catéchisme à des enfants;si je v<strong>ou</strong>lais rendre un enfant f<strong>ou</strong>, je l'obligerais d'expliquer ce qu'il dit en disant son catéchisme. Onm'objectera que, la plupart des dogmes du christianisme étant des mystères, attendre que l'esprit humainsoit capable de les concevoir, ce n'est pas attendre que l'enfant soit homme, c'est attendre que l'hommene soit plus. A cela je réponds premièrement qu'il y a des mystères qu'il est non seulement impossible àl'homme de concevoir, mais de croire, et que je ne vois pas ce qu'on gagne à les enseigner aux enfants,si ce n'est de leur apprendre à mentir de bonne heure. Je dis de plus que, p<strong>ou</strong>r admettre les mystères, ilfaut comprendre au moins qu'ils sont incompréhensibles; et les enfants ne sont pas même capables decette conception-là. P<strong>ou</strong>r l'âge où t<strong>ou</strong>t est mystère, il n'y a pas de mystères proprement dits.Il faut croire en Dieu p<strong>ou</strong>r être sauvé. Ce dogme mal entendu est le principe de la sanguinaire intolérance,et la cause de t<strong>ou</strong>tes ces vaines instructions qui portent le c<strong>ou</strong>p mortel à la raison humaine enl'acc<strong>ou</strong>tumant à se payer de mots. Sans d<strong>ou</strong>te il n'y a pas un moment à perdre p<strong>ou</strong>r mériter le salutéternel: mais si, p<strong>ou</strong>r l'obtenir, il suffit de répéter certaines paroles, je ne vois pas ce qui n<strong>ou</strong>s empêche depeupler le ciel de sansonnets et de pies, t<strong>ou</strong>t aussi bien que d'enfants.L'obligation de croire en suppose la possibilité. Le philosophe qui ne croit pas a tort, parce qu'il use mal dela raison qu'il a cultivée, et qu'il est en état d'entendre les vérités qu'il rejette. Mais l'enfant qui professe lareligion chrétienne, que croit-il? ce qu'il conçoit; et il conçoit si peu ce qu'on lui fait dire, que si v<strong>ou</strong>s luidites le contraire, il l'adoptera t<strong>ou</strong>t aussi volontiers. La foi des enfants et de beauc<strong>ou</strong>p d'hommes est uneaffaire de géographie. Seront-ils récompensés d'être nés à Rome plutôt qu'à la Mecque? On dit à l'un queMahomet est le prophète de Dieu, et il dit que Mahomet est le prophète de Dieu; on dit à l'autre queMahomet est un f<strong>ou</strong>rbe, et il dit que Mahomet est un f<strong>ou</strong>rbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu'affirmel'autre, s'ils se fussent tr<strong>ou</strong>vés transposés. Peut-on partir de deux dispositions si semblables p<strong>ou</strong>r envoyerl'un en paradis, l'autre en enfer? Quand un enfant dit qu'il croit en Dieu, ce n'est pas en Dieu qu'il croit,c'est à Pierre <strong>ou</strong> à <strong>Jacques</strong> qui lui disent qu'il y a quelque chose qu'on appelle Dieu; et il le croit à lamanière d'Euripide:O Jupiter! car de toi rien sinonJe ne connais seulement que le nom.N<strong>ou</strong>s tenons que nul enfant mort avant l'âge de raison ne sera privé du bonheur éternel; les catholiquescroient la même chose de t<strong>ou</strong>s les enfants qui ont reçu le baptême, quoiqu'ils n'aient jamais entenduparler de Dieu. Il y a donc des cas où l'on peut être sauvé sans croire en Dieu, et ces cas ont lieu, soitdans l'enfance, soit dans la démence, quand l'esprit humain est incapable des opérations nécessairesp<strong>ou</strong>r reconnaître la Divinité. T<strong>ou</strong>te la différence que je vois ici entre v<strong>ou</strong>s et moi est que v<strong>ou</strong>s prétendezque les enfants ont à sept ans cette capacité, et que je ne la leur accorde pas même à quinze. Que j'aietort <strong>ou</strong> raison, il ne s'agit pas ici d'un article de foi, mais d'une simple observation d'histoire naturelle.Par le même principe, il est clair que tel homme, parvenu jusqu'à la vieillesse sans croire en Dieu, ne serapas p<strong>ou</strong>r cela privé de sa présence dans l'autre vie si son aveuglement n'a pas été volontaire; et je dis


150qu'il ne l'est pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. V<strong>ou</strong>s en convenez p<strong>ou</strong>r les insensés qu'une maladie prive de leurs facultésspirituelles, mais non de leur qualité d'homme, ni par conséquent du droit aux bienfaits de leur Créateur.P<strong>ou</strong>rquoi donc n'en pas convenir p<strong>ou</strong>r ceux qui, séquestrés de t<strong>ou</strong>te société dès leur enfance, auraientmené une vie absolument sauvage, privés des lumières qu'on n'acquiert que dans le commerce deshommes? Car il est d'une impossibilité démontrée qu'un pareil sauvage pût jamais élever ses réflexionsjusqu'à la connaissance du vrai Dieu. La raison n<strong>ou</strong>s dit qu'un homme n'est punissable que par les fautesde sa volonté, et qu'une ignorance invincible ne lui saurait être imputée à crime. D'où il suit que, devant lajustice éternelle, t<strong>ou</strong>t homme qui croirait, s'il avait des lumières nécessaires, est réputé croire, et qu'il n'yaura d'incrédules punis que ceux dont le coeur se ferme à la vérité.Gardons-n<strong>ou</strong>s d'annoncer la vérité à ceux qui ne sont pas en état de l'entendre, car c'est v<strong>ou</strong>loir ysubstituer l'erreur. Il vaudrait mieux n'avoir aucune idée de la Divinité que d'en avoir des idées basses,fantastiques, injurieuses, indignes d'elle; c'est un moindre mal de la méconnaître que de l'<strong>ou</strong>trager.J'aimerais mieux, dit le bon Plutarque, qu'on crût qu'il n'y a point de Plutarque au monde, que si l'on disaitque Plutarque est injuste, envieux, jal<strong>ou</strong>x, et si tyran, qu'il exige plus qu'il ne laisse le p<strong>ou</strong>voir de faire.Le grand mal des images difformes de la divinité qu'on trace dans l'esprit des enfants est qu'elles yrestent t<strong>ou</strong>te leur vie, et qu'ils ne conçoivent plus, étant hommes, d'autre Dieu que celui des enfants. J'aivu en Suisse une bonne et pieuse mère de famille tellement convaincue de cette maxime, qu'elle nev<strong>ou</strong>lut point instruire son fils de la religion dans le premier âge, de peur que, content de cette instructiongrossière, il n'en négligeât une meilleure à l'âge de raison. Cet enfant n'entendait jamais parler de Dieuqu'avec recueillement et révérence, et, sitôt qu'il en v<strong>ou</strong>lait parler lui-même, on lui imposait silence,comme sur un sujet trop sublime et trop grand p<strong>ou</strong>r lui. Cette réserve excitait sa curiosité, et son am<strong>ou</strong>rpropreaspirait au moment de connaître ce mystère qu'on lui cachait avec tant de soin. Moins on lui parlaitde Dieu, moins on s<strong>ou</strong>ffrait qu'il en parlât lui-même, et plus il s'en occupait: cet enfant voyait Dieu part<strong>ou</strong>t.Et ce que je craindrais de cet air de mystère indiscrètement affecté, serait qu'en allumant tropl'imagination d'un jeune homme on l'altérât sa tête, et qu'enfin l'on n'en fît un fanatique, au lieu d'en faireun croyant.Mais ne craignons rien de semblable p<strong>ou</strong>r mon <strong>Emile</strong>, qui, refusant constamment son attention à t<strong>ou</strong>t cequi est au-dessus de sa portée, éc<strong>ou</strong>te avec la plus profonde indifférence les choses qu'il n'entend pas. Ily en a tant sur lesquelles il est habitué à dire: Cela n'est pas de mon ressort, qu'une de plus nel'embarrasse guère; et, quand il commence à s'inquiéter de ces grandes questions, ce n'est pas p<strong>ou</strong>r lesavoir entendu proposer, mais c'est quand le progrès naturel de ses lumières porte ses recherches de cecôté-là.N<strong>ou</strong>s avons vu par quel chemin l'esprit humain cultivé s'approche de ces mystères; et je conviendraivolontiers qu'il n'y parvient naturellement, au sein de la société même, que dans un âge plus avancé. Maiscomme il y a dans la même société des causes inévitables par lesquelles le progrès des passions estaccéléré, si l'on n'accélérait de même le progrès des lumières qui servent à régler ces passions, c'estalors qu'on sortirait véritablement de l'ordre de la nature, et que l'équilibre serait rompu. Quand on n'estpas maître de modérer un développement trop rapide, il faut mener avec la même rapidité ceux quidoivent y correspondre; en sorte que l'ordre ne soit point interverti, que ce qui doit marcher ensemble nesoit point séparé, et que l'homme, t<strong>ou</strong>t entier à t<strong>ou</strong>s les moments de sa vie, ne soit pas à tel point par unede ses facultés, et à tel autre point par les autres.Quelle difficulté je vois s'élever ici! difficulté d'autant plus grande qu'elle est moins dans les choses quedans la pusillanimité de ceux qui n'osent la rés<strong>ou</strong>dre. Commençons au moins par oser la proposer. Unenfant doit être élevé dans la religion de son père: on lui pr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs très bien que cette religion,quelle qu'elle soit, est la seule véritable: que t<strong>ou</strong>tes les autres ne sont qu'extravagance et absurdité. Laforce des arguments dépend absolument sur ce point du pays où l'on les propose. Qu'un Turc, qui tr<strong>ou</strong>vele christianisme si ridicule à Constantinople, aille voir comment on tr<strong>ou</strong>ve le mahométisme à Paris! C'estsurt<strong>ou</strong>t en matière de religion que l'opinion triomphe. Mais n<strong>ou</strong>s qui prétendons sec<strong>ou</strong>er son j<strong>ou</strong>g en t<strong>ou</strong>techose, n<strong>ou</strong>s qui ne v<strong>ou</strong>lons rien donner à l'autorité, n<strong>ou</strong>s qui ne v<strong>ou</strong>lons rien enseigner à notre <strong>Emile</strong> qu'ilne pût apprendre de lui-même par t<strong>ou</strong>t pays, dans quelle religion l'élèverons-n<strong>ou</strong>s? à quelle secte


151agrégerons-n<strong>ou</strong>s l'homme de la nature? La réponse est fort simple, ce me semble; n<strong>ou</strong>s ne l'agrégeronsni à celle-ci ni à celle-là, mais n<strong>ou</strong>s le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raisondoit le conduire.Incedo per ignesSuppositos cineri doloso.N'importe: le zèle et la bonne foi m'ont jusqu'ici tenu lieu de prudence: j'espère que ces garants nem'abandonneront point au besoin. Lecteurs, ne craignez pas de moi des précautions indignes d'un ami dela vérité: je n'<strong>ou</strong>blierai jamais ma devise; mais il m'est trop permis de me défier de mes jugements. Au lieude v<strong>ou</strong>s dire ici de mon chef ce que je pense, je v<strong>ou</strong>s dirai ce que pensait un homme qui valait mieux quemoi. Je garantis la vérité des faits qui vont être rapportés, ils sont réellement arrivés à l'auteur du papierque je vais transcrire: c'est à v<strong>ou</strong>s de voir si l'on peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il s'agit.Je ne v<strong>ou</strong>s propose point le sentiment d'un autre <strong>ou</strong> le mien p<strong>ou</strong>r règle; je v<strong>ou</strong>s l'offre à examiner."Il y a trente ans que, dans une ville d'Italie, un jeune homme expatrié se voyait réduit à la dernièremisère. Il était né calviniste; mais, par les suites d'une ét<strong>ou</strong>rderie, se tr<strong>ou</strong>vant fugitif, en pays étranger,sans ress<strong>ou</strong>rce, il changea de religion p<strong>ou</strong>r avoir du pain. Il y avait dans cette ville un hospice p<strong>ou</strong>r lesprosélytes: il y fut admis. En l'instruisant sur la controverse, on lui donna des d<strong>ou</strong>tes qu'il n'avait pas, et onlui apprit le mal qu'il ignorait: il entendit des dogmes n<strong>ou</strong>veaux, il vit des moeurs encore plus n<strong>ou</strong>velles; illes vit, et faillit en être la victime. Il v<strong>ou</strong>lut fuir, on l'enferma; il se plaignit, on le punit de ses plaintes: à lamerci de ses tyrans, il se vit traiter en criminel p<strong>ou</strong>r n'avoir pas v<strong>ou</strong>lu céder au crime. Que ceux qui saventcombien la première épreuve de la violence et de l'injustice irrite un jeune coeur sans expérience sefigurent l'état du sien. <strong>De</strong>s larmes de rage c<strong>ou</strong>laient de ses yeux, l'indignation l'ét<strong>ou</strong>ffait: il implorait le cielet les hommes, il se confiait à t<strong>ou</strong>t le monde, et n'était éc<strong>ou</strong>té de personne. Il ne voyait que de vilsdomestiques s<strong>ou</strong>mis à l'infâme qui l'<strong>ou</strong>trageait, <strong>ou</strong> des complices du même crime qui se raillaient de sarésistance et l'excitaient à les imiter. Il était perdu sans un honnête ecclésiastique qui vint à l'hospice p<strong>ou</strong>rquelque affaire, et qu'il tr<strong>ou</strong>va le moyen de consulter en secret. L'ecclésiastique était pauvre et avaitbesoin de t<strong>ou</strong>t le monde: mais l'opprimé avait encore plus besoin de lui; et il n'hésita pas à favoriser sonévasion, au risque de se faire un dangereux ennemi.Echappé au vice p<strong>ou</strong>r rentrer dans l'indigence, le jeune homme luttait sans succès contre sa destinée: unmoment il se crut au-dessus d'elle. A la première lueur de fortune ses maux et son protecteur furent<strong>ou</strong>bliés. Il fut bientôt puni de cette ingratitude: t<strong>ou</strong>tes ses espérances s'évan<strong>ou</strong>irent; sa jeunesse avaitbeau le favoriser, ses idées romanesques gâtaient t<strong>ou</strong>t. N'ayant ni assez de talents, ni assez d'adressep<strong>ou</strong>r se faire un chemin facile, ne sachant être ni modéré ni méchant, il prétendit à tant de choses qu'il nesut parvenir à rien. Retombé dans sa première détresse, sans pain, sans asile, prêt à m<strong>ou</strong>rir de faim, il seress<strong>ou</strong>vint de son bienfaiteur.Il y ret<strong>ou</strong>rne, il le tr<strong>ou</strong>ve, il en est bien reçu: sa vue rappelle à l'ecclésiastique une bonne action qu'il avaitfaite; un tel s<strong>ou</strong>venir réj<strong>ou</strong>it t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'âme. Cet homme était naturellement humain, compatissant; il sentaitles peines d'autrui par les siennes, et le bien-être n'avait point endurci son coeur; enfin les leçons de lasagesse et une vertu éclairée avaient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche ungîte, l'y recommande; il partage avec lui son nécessaire, à peine suffisant p<strong>ou</strong>r deux. Il fait plus, il l'instruit,le console, il lui apprend l'art difficile de supporter patiemment l'adversité. Gens à préjugés, est-ce d'unprêtre, est-ce en Italie que v<strong>ou</strong>s eussiez espéré t<strong>ou</strong>t cela?Cet honnête ecclésiastique était un pauvre vicaire savoyard, qu'une aventure de jeunesse avait mis malavec son évêque, et qui avait passé les monts p<strong>ou</strong>r chercher les ress<strong>ou</strong>rces qui lui manquaient dans sonpays. Il n'était ni sans esprit ni sans lettres; et avec une figure intéressante il avait tr<strong>ou</strong>vé des protecteursqui le placèrent chez un ministre p<strong>ou</strong>r élever son fils. Il préférait la pauvreté à la dépendance, et il ignoraitcomment il faut se conduire chez les grands. Il ne resta pas longtemps chez celui-ci; en le quittant, il neperdit point son estime, et comme il vivait sagement et se faisait aimer de t<strong>ou</strong>t le monde, il se flattait de


152rentrer en grâce auprès de son évêque, et d'en obtenir quelque petite cure dans les montagnes p<strong>ou</strong>r ypasser le reste de ses j<strong>ou</strong>rs. Tel était le dernier terme de son ambition.Un penchant naturel l'intéressait au jeune fugitif, et le lui fit examiner avec soin. Il vit que la mauvaisefortune avait déjà flétri son coeur, que l'opprobre et le mépris avaient abattu son c<strong>ou</strong>rage, et que sa fierté,changée en dépit amer, ne lui montrait dans l'injustice et la dureté des hommes que le vice de leur natureet la chimère de la vertu. Il avait vu que la religion ne sert que de masque à l'intérêt, et le culte sacré desauvegarde à l'hypocrisie: il avait vu, dans la subtilité des vaines disputes, le paradis et l'enfer mis p<strong>ou</strong>rprix à des jeux de mots; il avait vu la sublime et primitive idée de la Divinité défigurée par les fantasquesimaginations des hommes; et, tr<strong>ou</strong>vant que p<strong>ou</strong>r croire en Dieu il fallait renoncer au jugement qu'on avaitreçu de lui, il prit dans le même dédain nos ridicules rêveries et l'objet auquel n<strong>ou</strong>s les appliquons. Sansrien savoir de ce qui est, sans rien imaginer sur la génération des choses, il se plongea dans sa stupideignorance avec un profond mépris p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s ceux qui pensaient en savoir plus que lui.L'<strong>ou</strong>bli de t<strong>ou</strong>te religion conduit à l'<strong>ou</strong>bli des devoirs de l'homme. Ce progrès était déjà plus d'à moitié faitdans le coeur du libertin. Ce n'était pas p<strong>ou</strong>rtant un enfant mal né; mais l'incrédulité, la misère, ét<strong>ou</strong>ffantpeu à peu le naturel, l'entraînement rapidement à sa perte, et ne lui préparaient que les moeurs d'ungueux et la morale d'un athée.Le mal, presque inévitable, n'était pas absolument consommé. Le jeune homme avait des connaissances,et son éducation n'avait pas été négligée. Il était dans cet âge heureux où le sang en fermentationcommence d'échauffer l'âme sans l'asservir aux fureurs des sens. La sienne avait encore t<strong>ou</strong>t son ressort.Une honte native, un caractère timide suppléaient à la gêne et prolongeaient p<strong>ou</strong>r lui cette époque danslaquelle v<strong>ou</strong>s maintenez votre élève avec tant de soins. L'exemple odieux d'une dépravation brutale etd'un vice sans charme, loin d'animer son imagination, l'avait amortie. Longtemps le dégoût lui tint lieu devertu p<strong>ou</strong>r conserver son innocence; elle ne devait succomber qu'à de plus d<strong>ou</strong>ces séductions.L'ecclésiastique vit le danger et les ress<strong>ou</strong>rces. Les difficultés ne le rebutèrent point: il se complaisait dansson <strong>ou</strong>vrage; il résolut de l'achever, et de rendre à la vertu la victime qu'il avait arrachée à l'infamie. Il s'yprit de loin p<strong>ou</strong>r exécuter son projet: la beauté du motif animait son c<strong>ou</strong>rage et lui inspirait des moyensdignes de son zèle. Quel que fût le succès, il était sûr de n'avoir pas perdu son temps. On réussit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsquand on ne veut que bien faire.Il commença par gagner la confiance du prosélyte en ne lui vendant point ses bienfaits, en ne se rendantpoint importun, en ne lui faisant point de sermons, en se mettant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à sa portée, en se faisant petitp<strong>ou</strong>r s'égaler à lui. C'était, ce me semble, un spectacle assez t<strong>ou</strong>chant de voir un homme grave devenir lecamarade d'un polisson, et la vertu se prêter au ton de la licence p<strong>ou</strong>r en triompher plus sûrement. Quandl'ét<strong>ou</strong>rdi venait lui faire ses folles confidences, et s'épancher avec lui, le prêtre l'éc<strong>ou</strong>tait, le mettait à sonaise; sans appr<strong>ou</strong>ver le mal il s'intéressait à t<strong>ou</strong>t: jamais une indiscrète censure ne venait arrêter son babilet resserrer son coeur; le plaisir avec lequel il se croyait éc<strong>ou</strong>té augmentait celui qu'il prenait à t<strong>ou</strong>t dire.Ainsi se fit sa confession générale sans qu'il songeât à rien confesser."Après avoir bien étudié ses sentiments et son caractère, le prêtre vit clairement que, sans être ignorantp<strong>ou</strong>r son âge, il avait <strong>ou</strong>blié t<strong>ou</strong>t ce qu'il lui importait de savoir, et que l'opprobre où l'avait réduit la fortuneét<strong>ou</strong>ffait en lui t<strong>ou</strong>t vrai sentiment du bien et du mal. Il est un degré d'abrutissement qui ôte la vie à l'âme;et la voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu'à se n<strong>ou</strong>rrir. P<strong>ou</strong>r garantir lejeune infortuné de cette mort morale dont il était si près, il commença par réveiller en lui l'am<strong>ou</strong>r-propre etl'estime de soi-même: il lui montrait un avenir plus heureux dans le bon emploi de ses talents; il ranimaitdans son coeur une ardeur généreuse par le récit des belles actions d'autrui; en lui faisant admirer ceuxqui les avaient faites, il lui rendait le désir d'en faire de semblables. P<strong>ou</strong>r le détacher insensiblement de savie oisive et vagabonde, il lui faisait faire des extraits de livres choisis; et, feignant d'avoir besoin de cesextraits, il n<strong>ou</strong>rrissait en lui le noble sentiment de la reconnaissance. Il l'instruisait indirectement par ceslivres; il lui faisait reprendre assez bonne opinion de lui-même p<strong>ou</strong>r ne pas se croire un être inutile à t<strong>ou</strong>tbien, et p<strong>ou</strong>r ne v<strong>ou</strong>loir plus se rendre méprisable à ses propres yeux.


153Une bagatelle fera juger de l'art qu'employait cet homme bienfaisant p<strong>ou</strong>r élever insensiblement le coeurde son disciple au-dessus de la bassesse, sans paraître songer à son instruction. L'ecclésiastique avaitune probité si bien reconnue et un discernement si sûr, que plusieurs personnes aimaient mieux fairepasser leurs aumônes par ses mains que par celles des riches curés des villes. Un j<strong>ou</strong>r qu'on lui avaitdonné quelque argent à distribuer aux pauvres, le jeune homme eut, à ce titre, la lâcheté de lui endemander. Non, dit-il, n<strong>ou</strong>s sommes frères, v<strong>ou</strong>s m'appartenez, et je ne dois pas t<strong>ou</strong>cher à ce dépôt p<strong>ou</strong>rmon usage. Ensuite il lui donna de son propre argent autant qu'il en avait demandé. <strong>De</strong>s leçons de cetteespèce sont rarement perdues dans le coeur des jeunes gens qui ne sont pas t<strong>ou</strong>t à fait corrompus.Je me lasse de parler en tierce personne; et c'est un soin fort superflu; car v<strong>ou</strong>s sentez bien, cherconcitoyen, que ce malheureux fugitif c'est moi-même: je me crois assez loin des désordres de majeunesse p<strong>ou</strong>r oser les av<strong>ou</strong>er, et la main qui m'en tira mérite bien qu'aux dépens d'un peu de honte jerende au moins quelque honneur à ses bienfaits.Ce qui me frappait le plus était de voir, dans la vie privée de mon digne maître, la vertu sans hypocrisie,l'humanité sans faiblesse, des disc<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs droits et simples, et une conduite t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs conforme à cesdisc<strong>ou</strong>rs. Je ne le voyais point s'inquiéter si ceux qu'il aidait allaient à vêpres, s'ils se confessaients<strong>ou</strong>vent, s'ils jeûnaient les j<strong>ou</strong>rs prescrits, s'ils faisaient maigre, ni leur imposer d'autres conditionssemblables, sans lesquelles, dût-on m<strong>ou</strong>rir de misère, on n'a nulle assistance à espérer des dévots.Enc<strong>ou</strong>ragé par ses observations, loin d'étaler moi-même à ses yeux le zèle affecté d'un n<strong>ou</strong>veau converti,je ne lui cachais point trop mes manières de penser, et ne l'en voyais pas plus scandalisé. Quelquefoisj'aurais pu me dire: il me passe mon indifférence p<strong>ou</strong>r le culte que j'ai embrassé en faveur de celle qu'ilme voit aussi p<strong>ou</strong>r le culte dans lequel je suis né; il sait que mon dédain n'est plus une affaire de parti.Mais que devais-je penser quand je l'entendais quelquefois appr<strong>ou</strong>ver des dogmes contraires à ceux del'Eglise romaine, et paraître estimer médiocrement t<strong>ou</strong>tes ses cérémonies? Je l'aurais cru protestantdéguisé si je l'avais vu moins fidèle à ces mêmes usages dont il semblait faire assez peu de cas; mais,sachant qu'il s'acquittait sans témoin de ses devoirs de prêtre aussi ponctuellement que s<strong>ou</strong>s les yeux dupublic, je ne savais plus que juger de ces contradictions. Au défaut près qui jadis avait attiré sa disgrâceet dont il n'était pas trop bien corrigé, sa vie était exemplaire, ses moeurs étaient irréprochables, sesdisc<strong>ou</strong>rs honnêtes et judicieux. En vivant avec lui dans la plus grande intimité, j'apprenais à le respecterchaque j<strong>ou</strong>r davantage; et tant de bontés m'ayant t<strong>ou</strong>t à fait gagné le coeur, j'attendais avec une curieuseinquiétude le moment d'apprendre sur quel principe il fondait l'uniformité d'une vie aussi singulière.Ce moment ne vint pas sitôt. Avant de s'<strong>ou</strong>vrir à son disciple, il s'efforça de faire germer les semences deraison et de bonté qu'il jetait dans son âme. Ce qu'il y avait en moi de plus difficile à détruire était uneorgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme s'ilsl'eussent été à mes dépens, et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. La folle vanité de lajeunesse, qui regimbe contre l'humiliation, ne me donnait que trop de penchant à cette humeur colère, etl'am<strong>ou</strong>r-propre, que mon mentor tâchait de réveiller en moi, me portant à la fierté, rendait les hommesencore plus vils à mes yeux, et ne faisait qu'aj<strong>ou</strong>ter p<strong>ou</strong>r eux le mépris à la haine.Sans combattre directement cet orgueil, il l'empêcha de se t<strong>ou</strong>rner en dureté d'âme; et sans m'ôterl'estime de moi-même, il la rendit moins dédaigneuse p<strong>ou</strong>r mon prochain. En écartant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la vaineapparence et me montrant les maux réels qu'elle c<strong>ou</strong>vre, il m'apprenait à déplorer les erreurs de messemblables, à m'attendrir sur leurs misères, et à les plaindre plus qu'à les envier. Emu de compassion surles faiblesses humaines par le profond sentiment des siennes, il voyait part<strong>ou</strong>t les hommes victimes deleurs propres vices et de ceux d'autrui; il voyait les pauvres gémir s<strong>ou</strong>s le j<strong>ou</strong>g des riches, et les richess<strong>ou</strong>s le j<strong>ou</strong>g des préjugés. Croyez-moi, disait-il, nos illusions, loin de n<strong>ou</strong>s cacher nos maux, lesaugmentent, en donnant un prix à ce qui n'en a point, et n<strong>ou</strong>s rendant sensibles à mille fausses privationsque n<strong>ou</strong>s ne sentirions pas sans elles. La paix de l'âme consiste dans le mépris de t<strong>ou</strong>t ce qui peut latr<strong>ou</strong>bler: l'homme qui fait le plus cas de la vie est celui qui sait le moins en j<strong>ou</strong>ir, et celui qui aspire le plusavidement au bonheur est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le plus misérable.


154Ah! quels tristes tableaux! m'écriais-je avec amertume: s'il faut se refuser à t<strong>ou</strong>t, que n<strong>ou</strong>s a donc servi denaître? et s'il faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux? C'est moi, répondit un j<strong>ou</strong>rle prêtre d'un ton dont je fus frappé. Heureux, v<strong>ou</strong>s! si peu fortuné, si pauvre, exilé, persécuté, v<strong>ou</strong>s êtesheureux! Et qu'avez-v<strong>ou</strong>s fait p<strong>ou</strong>r l'être? Mon enfant, reprit-il, je v<strong>ou</strong>s le dirai volontiers.Là-dessus il me fit entendre qu'après avoir reçu mes confessions il v<strong>ou</strong>lait me faire les siennes.J'épancherai dans votre sein, me dit-il en m'embrassant, t<strong>ou</strong>s les sentiments de mon coeur. V<strong>ou</strong>s meverrez, sinon tel que je suis, au moins tel que je me vois moi-même. Quand v<strong>ou</strong>s aurez reçu mon entièreprofession de foi, quand v<strong>ou</strong>s connaîtrez bien l'état de mon âme, v<strong>ou</strong>s saurez p<strong>ou</strong>rquoi je m'estimeheureux, et, si v<strong>ou</strong>s pensez comme moi, ce que v<strong>ou</strong>s avez à faire p<strong>ou</strong>r l'être. Mais ces aveux ne sont pasl'affaire d'un moment; il faut du temps p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s exposer t<strong>ou</strong>t ce que je pense sur le sort de l'homme etsur le vrai prix de la vie: prenons une heure, un lieu commode p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s livrer paisiblement à cetentretien.Je marquai de l'empressement à l'entendre. Le rendez-v<strong>ou</strong>s ne fut pas renvoyé plus tard qu'au lendemainmatin. On était en été, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s levâmes à la pointe du j<strong>ou</strong>r. Il me mena hors de la ville, sur une hautecolline, au-dess<strong>ou</strong>s de laquelle passait le Pô, dont on voyait le c<strong>ou</strong>rs à travers les fertiles rives qu'ilbaigne; dans l'éloignement, l'immense chaîne des Alpes c<strong>ou</strong>ronnait le paysage; les rayons du soleil levantrasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, lesmaisons, enrichissaient de mille accidents de lumière le plus beau tableau dont l'oeil humain puisse êtrefrappé. On eût dit que la nature étalait à nos yeux t<strong>ou</strong>te sa magnificence p<strong>ou</strong>r en offrir le texte à nosentretiens. Ce fut là qu'après avoir quelque temps contemplé ces objets en silence, l'homme de paix meparla ainsi:"Profession de foi du vicaire SavoyardMon enfant, n'attendez de moi ni des disc<strong>ou</strong>rs savants ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas ungrand philosophe, et je me s<strong>ou</strong>cie peu de l'être. Mais j'ai quelquefois du bon sens, et j'aime t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lavérité. Je ne veux pas argumenter avec v<strong>ou</strong>s, ni même tenter de v<strong>ou</strong>s convaincre; il me suffit de v<strong>ou</strong>sexposer ce que je pense dans la simplicité de mon coeur. Consultez le vôtre durant mon disc<strong>ou</strong>rs; c'estt<strong>ou</strong>t ce que je v<strong>ou</strong>s demande. Si je me trompe, c'est de bonne foi; cela suffit p<strong>ou</strong>r que mon erreur ne mesoit point imputée à crime: quand v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela. Si jepense bien, la raison n<strong>ou</strong>s est commune, et n<strong>ou</strong>s avons le même intérêt à l'éc<strong>ou</strong>ter; p<strong>ou</strong>rquoi nepenseriez-v<strong>ou</strong>s pas comme moi?Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à cultiver la terre; mais on crut plus beau que j'apprisseà gagner mon pain dans le métier de prêtre, et l'on tr<strong>ou</strong>va le moyen de me faire étudier. Assurément nimes parents ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui était bon, véritable, utile, mais ce qu'ilfallait savoir p<strong>ou</strong>r être ordonné. J'appris ce qu'on v<strong>ou</strong>lait que j'apprisse, je dis ce qu'on v<strong>ou</strong>lait que jedisse, je m'engageai comme on v<strong>ou</strong>lut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu'en m'obligeantde n'être pas homme j'avais promis plus que je ne p<strong>ou</strong>vais tenir.On n<strong>ou</strong>s dit que la conscience est l'<strong>ou</strong>vrage des préjugés; cependant, je sais par mon expérience qu'elles'obstine à suivre l'ordre de la nature contre t<strong>ou</strong>tes les lois des hommes. On a beau n<strong>ou</strong>s défendre ceci <strong>ou</strong>cela, le remords n<strong>ou</strong>s reproche t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs faiblement ce que n<strong>ou</strong>s permet la nature bien ordonnée, à plusforte raison ce qu'elle n<strong>ou</strong>s prescrit. O bon jeune homme, elle n'a rien dit encore à vos sens: vivezlongtemps dans l'état heureux où sa voix est celle de l'innocence. S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s qu'on l'offense encoreplus quand on la prévient que quand on la combat; il faut commencer par apprendre à résister p<strong>ou</strong>r savoirquand on peut céder sans crime.Dès ma jeunesse j'ai respecté le mariage comme la première et la plus sainte institution de la nature.M'étant ôté le droit de m'y s<strong>ou</strong>mettre, je résolus de ne le point profaner; car, malgré mes classes et mesétudes, ayant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs mené une vie uniforme et simple, j'avais conservé dans mon esprit t<strong>ou</strong>te la clartédes lumières primitives: les maximes du monde ne les avaient point obscurcies, et ma pauvretém'éloignait des tentations qui dictent les sophismes du vice.


155Cette résolution fut précisément ce qui me perdit; mon respect p<strong>ou</strong>r le lit d'autrui laissa mes fautes àdéc<strong>ou</strong>vert. Il fallut expier le scandale: arrêté, interdit, chassé, je fus bien plus la victime de mes scrupulesque de mon incontinence; et j'eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce fut accompagnée,qu'il ne faut s<strong>ou</strong>vent qu'aggraver la faute p<strong>ou</strong>r échapper au châtiment.Peu d'expériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit. Voyant par de tristes observationsrenverser les idées que j'avais du juste, de l'honnête, et de t<strong>ou</strong>s les devoirs de l'homme, je perdaischaque j<strong>ou</strong>r quelqu'une des opinions que j'avais reçues; celles qui me restaient ne suffisant plus p<strong>ou</strong>r faireensemble un corps qui pût se s<strong>ou</strong>tenir par lui-même, je sentis peu à peu s'obscurcir dans mon espritl'évidence des principes, et, réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins au même point où v<strong>ou</strong>sêtes; avec cette différence, que mon incrédulité, fruit tardif d'un âge plus mûr, s'était formée avec plus depeine, et devait être plus difficile à détruire.J'étais dans ces dispositions d'incertitude et de d<strong>ou</strong>te que <strong>De</strong>scartes exige p<strong>ou</strong>r la recherche de la vérité.Cet état est peu fait p<strong>ou</strong>r durer, il est inquiétant et pénible; il n'y a que l'intérêt du vice <strong>ou</strong> la paresse del'âme qui n<strong>ou</strong>s y laisse. Je n'avais point le coeur assez corrompu p<strong>ou</strong>r m'y plaire; et rien ne conservemieux l'habitude de réfléchir que d'être plus content de soi que de sa fortune.Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sansg<strong>ou</strong>vernail, sans b<strong>ou</strong>ssole, et livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu'un piloteinexpérimenté qui méconnaît sa r<strong>ou</strong>te, et qui ne sait ni d'où il vient ni où il va. Je me disais: J'aime lavérité, je la cherche, et ne puis la reconnaître; qu'on me la montre et j'y demeure attaché: p<strong>ou</strong>rquoi faut-ilqu'elle se dérobe à l'empressement d'un coeur fait p<strong>ou</strong>r l'adorer?Quoique j'aie s<strong>ou</strong>vent épr<strong>ou</strong>vé de plus grands maux, je n'ai jamais mené une vie aussi constammentdésagréable que dans ces temps de tr<strong>ou</strong>ble et d'anxiétés, où, sans cesse errant de d<strong>ou</strong>te en d<strong>ou</strong>te, je nerapportais de mes longues méditations qu'incertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon êtreet sur la règle de mes devoirs.Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi? je ne saurais le comprendre. Cesphilosophes, <strong>ou</strong> n'existent pas, <strong>ou</strong> sont les plus malheureux des hommes. Le d<strong>ou</strong>te sur les choses qu'iln<strong>ou</strong>s importe de connaître est un état trop violent p<strong>ou</strong>r l'esprit humain: il n'y résiste pas longtemps; il sedécide malgré lui de manière <strong>ou</strong> d'autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire.Ce qui red<strong>ou</strong>blait mon embarras, était qu'étant né dans une Eglise qui décide t<strong>ou</strong>t, qui ne permet aucund<strong>ou</strong>te, un seul point rejeté me faisait rejeter t<strong>ou</strong>t le reste, et que l'impossibilité d'admettre tant de décisionsabsurdes me détachait aussi de celles qui ne l'étaient pas. En me disant: Croyez t<strong>ou</strong>t, on m'empêchait derien croire, et je ne savais plus où m'arrêter.Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j'examinai leurs diverses opinions; je les tr<strong>ou</strong>vai t<strong>ou</strong>sfiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n'ignorant rien, ne pr<strong>ou</strong>vant rien, semoquant les uns des autres; et ce point commun à t<strong>ou</strong>s me parut le seul sur lequel ils ont t<strong>ou</strong>s raison.Triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si v<strong>ou</strong>s pesez les raisons, ils n'enont que p<strong>ou</strong>r détruire; si v<strong>ou</strong>s comptez les voies, chacun est réduit à la sienne; ils ne s'accordent que p<strong>ou</strong>rdisputer; les éc<strong>ou</strong>ter n'était pas le moyen de sortir de mon incertitude.Je conçus que l'insuffisance de l'esprit humain est la première cause de cette prodigieuse diversité desentiments, et que l'orgueil est la seconde. N<strong>ou</strong>s n'avons point la mesure de cette machine immense,n<strong>ou</strong>s n'en p<strong>ou</strong>vons calculer les rapports; n<strong>ou</strong>s n'en connaissons ni les premières lois ni la cause finale;n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s ignorons n<strong>ou</strong>s-mêmes; n<strong>ou</strong>s ne connaissons ni notre nature ni notre principe actif; à peinesavons-n<strong>ou</strong>s si l'homme est un être simple <strong>ou</strong> composé: des mystères impénétrables n<strong>ou</strong>s environnent det<strong>ou</strong>tes parts; ils sont au-dessus de la région sensible; p<strong>ou</strong>r les percer n<strong>ou</strong>s croyons avoir de l'intelligence,et n<strong>ou</strong>s n'avons que de l'imagination. Chacun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une r<strong>ou</strong>te qu'il croitla bonne; nul ne peut savoir si la sienne mène au but. Cependant n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons t<strong>ou</strong>t pénétrer, t<strong>ou</strong>t


156connaître. La seule chose que n<strong>ou</strong>s ne savons point, est d'ignorer ce que n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons savoir. N<strong>ou</strong>saimons mieux n<strong>ou</strong>s déterminer au hasard, et croire ce qui n'est pas, que d'av<strong>ou</strong>er qu'aucun de n<strong>ou</strong>s nepeut voir ce qui est. Petite partie d'un grand t<strong>ou</strong>t dont les bornes n<strong>ou</strong>s échappent, et que son auteur livre ànos folles disputes, n<strong>ou</strong>s sommes assez vains p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>loir décider ce qu'est ce t<strong>ou</strong>t en lui-même, et ceque n<strong>ou</strong>s sommes par rapport à lui.Quand les philosophes seraient en état de déc<strong>ou</strong>vrir la vérité, qui d'entre eux prendrait intérêt à elle?Chacun sait bien que son système n'est pas mieux fondé que les autres; mais il le s<strong>ou</strong>tient parce qu'il està lui. Il n'y en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai et le faux, ne préférât le mensonge qu'il atr<strong>ou</strong>vé à la vérité déc<strong>ou</strong>verte par un autre. Où est le philosophe qui, p<strong>ou</strong>r sa gloire, ne tromperait pasvolontiers le genre humain? Où est celui qui, dans le secret de son coeur, se propose un autre objet quede se distinguer? P<strong>ou</strong>rvu qu'il s'élève au-dessus du vulgaire, p<strong>ou</strong>rvu qu'il efface l'éclat de ses concurrents,que demande-t-il de plus? L'essentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyants il estathée, chez les athées il serait croyant.Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d'apprendre à borner mes recherches à ce quim'intéressait immédiatement, à me reposer dans une profonde ignorance sur t<strong>ou</strong>t le reste, et à nem'inquiéter, jusqu'au d<strong>ou</strong>te, que des choses qu'il m'importait de savoir.Je compris encore que, loin de me délivrer de mes d<strong>ou</strong>tes inutiles, les philosophes ne feraient quemultiplier ceux qui me t<strong>ou</strong>rmentaient et n'en rés<strong>ou</strong>draient aucun. Je pris donc un autre guide et je me dis:Consultons la lumière intérieure, elle m'égarera moins qu'ils ne m'égarent, <strong>ou</strong>, du moins, mon erreur serala mienne, et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions qu'en me livrant à leursmensonges.Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions qui m'avaient t<strong>ou</strong>r à t<strong>ou</strong>r entraîné depuis manaissance, je vis que, bien qu'aucune d'elles ne fût assez évidente p<strong>ou</strong>r produire immédiatement laconviction, elles avaient divers degrés de vraisemblance, et que l'assentiment intérieur s'y prêtait <strong>ou</strong> s'yrefusait à différentes mesures. Sur cette première observation, comparant entre elles t<strong>ou</strong>tes cesdifférentes idées dans le silence des préjugés, je tr<strong>ou</strong>vai que la première et la plus commune était aussi laplus simple et la plus raisonnable, et qu'il ne lui manquait, p<strong>ou</strong>r réunir t<strong>ou</strong>s les suffrages, que d'avoir étéproposée la dernière. Imaginez t<strong>ou</strong>s vos philosophes anciens et modernes ayant d'abord épuisé leursbizarres systèmes de force, de chances, de fatalité, de nécessité, d'atomes, de monde animé, de matièrevivante, de matérialisme de t<strong>ou</strong>te espèce, et après eux t<strong>ou</strong>s, l'illustre Clarke éclairant le monde,annonçant enfin l'Etre des êtres et le dispensateur des choses: avec quelle universelle admiration, avecquel applaudissement unanime n'eût point été reçu ce n<strong>ou</strong>veau système, si grand, si consolant, sisublime, si propre à élever l'âme, à donner une base à la vertu, et en même temps si frappant, silumineux, si simple, et, ce me semble, offrant moins de choses incompréhensibles à l'esprit humain qu'iln'en tr<strong>ou</strong>ve d'absurdes en t<strong>ou</strong>t autre système! Je me disais: Les objections insolubles sont communes àt<strong>ou</strong>s, parce que l'esprit de l'homme est trop borné p<strong>ou</strong>r les rés<strong>ou</strong>dre; elles ne pr<strong>ou</strong>vent donc contre aucunpar préférence: mais quelle différence entre les preuves directes! celui-là seul qui explique t<strong>ou</strong>t ne doit-ilpas être préféré quand il n'a pas plus de difficulté que les autres?Portant donc en moi l'am<strong>ou</strong>r de la vérité p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te philosophie, et p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te méthode une règle facile etsimple qui me dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends sur cette règle l'examen desconnaissances qui m'intéressent, résolu d'admettre p<strong>ou</strong>r évidentes t<strong>ou</strong>tes celles auxquelles, dans lasincérité de mon coeur, je ne p<strong>ou</strong>rrai refuser mon consentement, p<strong>ou</strong>r vraies t<strong>ou</strong>tes celles qui meparaîtront avoir une liaison nécessaire avec ces premières, et de laisser t<strong>ou</strong>tes les autres dansl'incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans me t<strong>ou</strong>rmenter à les éclaircir quand elles ne mènentà rien d'utile p<strong>ou</strong>r la pratique.Mais qui suis-je? quel droit ai-je de juger les choses? et qu'est-ce qui détermine mes jugements? S'ilssont entraînés, forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles nese feront point, <strong>ou</strong> se feront d'elles-mêmes sans que je me mêle de les diriger. Il faut donc t<strong>ou</strong>rner d'abord


157mes regards sur moi p<strong>ou</strong>r connaître l'instrument dont je veux me servir, et jusqu'à quel point je puis mefier à son usage.J'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle jesuis forcé d'acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence, <strong>ou</strong> ne la sens-je que par messensations? Voilà mon premier d<strong>ou</strong>te, qu'il m'est, quant à présent, impossible de rés<strong>ou</strong>dre. Car, étantcontinuellement affecté de sensations, <strong>ou</strong> immédiatement, <strong>ou</strong> par la mémoire, comment puis-je savoir si lesentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s'il peut être indépendant d'elles?Mes sensations se passent en moi, puisqu'elles me font sentir mon existence; mais leur cause m'estétrangère, puisqu'elles m'affectent malgré que j'en aie, et qu'il ne dépend de moi ni de les produire ni deles anéantir. Je conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause <strong>ou</strong> son objet quiest hors de moi, ne sont pas la même chose.Ainsi, non seulement j'existe, mais il existe d'autres êtres, savoir, les objets de mes sensations; et quandces objets ne seraient que des idées, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs est-il vrai que ces idées ne sont pas moi.Or, t<strong>ou</strong>t ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens, je l'appelle matière; et t<strong>ou</strong>tes les portions dematière que je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps. Ainsi t<strong>ou</strong>tes les disputes desidéalistes et des matérialistes ne signifient rien p<strong>ou</strong>r moi: leurs distinctions sur l'apparence et la réalité descorps sont des chimères.Me voici déjà t<strong>ou</strong>t aussi sûr de l'existence de l'univers que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les objetsde mes sensations; et, tr<strong>ou</strong>vant en moi la faculté de les comparer, je me sens d<strong>ou</strong>é d'une force active queje ne savais pas avoir auparavant.Apercevoir, c'est sentir; comparer, c'est juger; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par lasensation, les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature; par la comparaison, jeles remue, je les transporte p<strong>ou</strong>r ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre p<strong>ou</strong>r prononcer sur leur différence<strong>ou</strong> sur leur similitude, et généralement sur t<strong>ou</strong>s leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l'êtreactif <strong>ou</strong> intelligent est de p<strong>ou</strong>voir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être purementsensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce; je ne la saurais voir dans sa nature.Cet être passif sentira chaque objet séparément, <strong>ou</strong> même il sentira l'objet total formé des deux; mais,n'ayant aucune force p<strong>ou</strong>r les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point.Voir deux objets à la fois, ce n'est pas voir leurs rapports ni juger de leurs différences; apercevoirplusieurs objets les uns hors des autres n'est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l'idée d'ungrand bâton et d'un petit bâton sans les comparer, sans juger que l'un est plus petit que l'autre, comme jepuis voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts. Ces idées comparatives, plusgrand, plus petit, de même que les idées numériques d'un, de deux, etc., ne sont certainement pas dessensations, quoique mon esprit ne les produise qu'à l'occasion de mes sensations.On n<strong>ou</strong>s dit que l'être sensitif distingue les sensations les unes des autres par les différences qu'ont entreelles ces mêmes sensations: ceci demande explication. Quand les sensations sont différentes, l'êtresensitif les distingue par leurs différences: quand elles sont semblables, il les distingue parce qu'il sent lesunes hors des autres. Autrement, comment dans une sensation simultanée distinguerait-il deux objetségaux? il faudrait nécessairement qu'il confondît ces deux objets et les prît p<strong>ou</strong>r le même, surt<strong>ou</strong>t dans unsystème où l'on prétend que les sensations représentatives de l'étendue ne sont point étendues.Quand les deux sensations à comparer sont aperçues, leur impression est faite, chaque objet est senti,les deux sont sentis, mais leur rapport n'est pas senti p<strong>ou</strong>r cela. Si le jugement de ce rapport n'étaitqu'une sensation, et me venait uniquement de l'objet, mes jugements ne me tromperaient jamais, puisqu'iln'est jamais faux que je sente ce que je sens.


158P<strong>ou</strong>rquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux bâtons, surt<strong>ou</strong>t s'ils ne sont pasparallèles? P<strong>ou</strong>rquoi, dis-je, par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis qu'il n'en est quele quart? P<strong>ou</strong>rquoi l'image, qui est la sensation, n'est-elle pas conforme à son modèle, qui est l'objet?C'est que je suis actif quand je juge, que l'opération qui compare est fautive, et que mon entendement, quijuge les rapports, mêle ses erreurs à la vérité des sensations qui ne montrent que les objets.Aj<strong>ou</strong>tez à cela une réflexion qui v<strong>ou</strong>s frappera, je m'assure, quand v<strong>ou</strong>s y aurez pensé; c'est que, si n<strong>ou</strong>sétions purement passifs dans l'usage de nos sens, il n'y aurait entre eux aucune communication; il n<strong>ou</strong>sserait impossible de connaître que le corps que n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>chons et l'objet que n<strong>ou</strong>s voyons sont le même.Ou n<strong>ou</strong>s ne sentirions jamais rien hors de n<strong>ou</strong>s, <strong>ou</strong> il y aurait p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s cinq substances sensibles, dontn<strong>ou</strong>s n'aurions nul moyen d'apercevoir l'identité.Qu'on donne tel <strong>ou</strong> tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations; qu'onl'appelle attention, méditation, réflexion, <strong>ou</strong> comme on v<strong>ou</strong>dra; t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs est-il vrai qu'elle est en moi et nondans les choses, que c'est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu'à l'occasion del'impression que font sur moi les objets. Sans être maître de sentir <strong>ou</strong> de ne pas sentir, je le suisd'examiner plus <strong>ou</strong> moins ce que je sens.Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et, quoi qu'endise la philosophie, j'oserai prétendre à l'honneur de penser. Je sais seulement que la vérité est dans leschoses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements quej'en porte, plus je suis sûr d'approcher de la vérité: ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus qu'à laraison est confirmée par la raison même.M'étant, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi, et je me considèreavec une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l'immensité desêtres, sans rien savoir de ce qu'ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe; et,le premier objet qui se présente à moi p<strong>ou</strong>r les comparer, c'est moi-même.T<strong>ou</strong>t ce que j'aperçois par les sens est matière, et je déduis t<strong>ou</strong>tes les propriétés essentielles de lamatière des qualités sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont inséparables. Je la vois tantôt enm<strong>ou</strong>vement et tantôt en repos, d'où j'infère que ni le repos ni le m<strong>ou</strong>vement ne lui sont essentiels; mais lem<strong>ou</strong>vement étant une action, est l'effet d'une cause dont le repos n'est que l'absence. Quand donc rienn'agit sur la matière, elle ne se meut point, et, par cela même qu'elle est indifférente au repos et aum<strong>ou</strong>vement, son état naturel est d'être en repos.J'aperçois dans les corps deux sortes de m<strong>ou</strong>vements, savoir, m<strong>ou</strong>vement communiqué, et m<strong>ou</strong>vementspontané <strong>ou</strong> volontaire. Dans le premier, la cause motrice est étrangère au corps mû, et dans le secondelle est en lui-même. Je ne conclurai pas de là que le m<strong>ou</strong>vement d'une montre, par exemple, estspontané; car si rien d'étranger au ressort n'agissait sur lui, il ne tendrait point à se redresser, et ne tireraitpas la chaîne. Par la même raison, je n'accorderai point non plus la spontanéité aux fluides, ni au feumême qui fait leur fluidité.V<strong>ou</strong>s me demanderez si les m<strong>ou</strong>vements des animaux sont spontanés; je v<strong>ou</strong>s dirai que je n'en sais rien,mais que l'analogie est p<strong>ou</strong>r l'affirmative. V<strong>ou</strong>s me demanderez encore comment je sais donc qu'il y a desm<strong>ou</strong>vements spontanés; je v<strong>ou</strong>s dira que je le sais parce que je le sens. Je veux m<strong>ou</strong>voir mon bras et jele meus, sans que ce m<strong>ou</strong>vement ait d'autre cause immédiate que ma volonté. C'est en vain qu'onv<strong>ou</strong>drait raisonner p<strong>ou</strong>r détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que t<strong>ou</strong>te évidence; autant vaudraitme pr<strong>ou</strong>ver que je n'existe pas.S'il n'y avait aucune spontanéité dans les actions des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre,on n'en serait que plus embarrassé à imaginer la première cause de t<strong>ou</strong>t m<strong>ou</strong>vement. P<strong>ou</strong>r moi, je mesens tellement persuadé que l'état naturel de la matière est d'être en repos, et qu'elle n'a par elle-mêmeaucune force p<strong>ou</strong>r agir, qu'en voyant un corps en m<strong>ou</strong>vement je juge aussitôt, <strong>ou</strong> que c'est un corps


159animé, <strong>ou</strong> que ce m<strong>ou</strong>vement lui a été communiqué. Mon esprit refuse t<strong>ou</strong>t acquiescement à l'idée de lamatière non organisée se m<strong>ou</strong>vant d'elle-même, <strong>ou</strong> produisant quelque action.Cependant cet univers visible est matière, matière éparse et morte, qui n'a rien dans son t<strong>ou</strong>t de l'union,de l'organisation, du sentiment commun des parties d'un corps animé, puisqu'il est certain que n<strong>ou</strong>s quisommes parties ne n<strong>ou</strong>s sentons nullement dans le t<strong>ou</strong>t. Ce même univers est en m<strong>ou</strong>vement, et dansses m<strong>ou</strong>vements réglés, uniformes, assujettis à des lois constantes, il n'a rien de cette liberté qui paraîtdans les m<strong>ou</strong>vements spontanés de l'homme et des animaux. Le monde n'est donc pas un grand animalqui se meuve de lui-même; il y a donc de ses m<strong>ou</strong>vements quelque cause étrangère à lui, laquelle jen'aperçois pas; mais la persuasion intérieure me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voirr<strong>ou</strong>ler le soleil sans imaginer une force qui le p<strong>ou</strong>sse, <strong>ou</strong> que; si la terre t<strong>ou</strong>rne, je crois sentir une mainqui la fait t<strong>ou</strong>rner.S'il faut admettre des lois générales dont je n'aperçois point les rapports essentiels avec la matière, dequoi serai-je avancé? Ces lois, n'étant point des êtres réels, des substances, ont donc quelque autrefondement qui m'est inconnu. L'expérience et l'observation n<strong>ou</strong>s ont fait connaître les lois du m<strong>ou</strong>vement;ces lois déterminent les effets sans montrer les causes; elles ne suffisent point p<strong>ou</strong>r expliquer le systèmedu monde et la marche de l'univers. <strong>De</strong>scartes avec des dés fermait le ciel et la terre; mais il ne putdonner le premier branle à ces dés, ni mettre en jeu sa force centrifuge qu'à l'aide d'un m<strong>ou</strong>vement derotation. Newton a tr<strong>ou</strong>vé la loi de l'attraction; mais l'attraction seule réduirait bientôt l'univers en unemasse immobile: à cette loi il a fallu joindre une force projectile p<strong>ou</strong>r faire décrire des c<strong>ou</strong>rbes aux corpscélestes. Que <strong>De</strong>scartes n<strong>ou</strong>s dise quelle loi physique a fait t<strong>ou</strong>rner ses t<strong>ou</strong>rbillons; que Newton n<strong>ou</strong>smontre la main qui lança les planètes sur la tangente de leurs orbites.Les premières causes du m<strong>ou</strong>vement ne sont point dans la matière; elle reçoit le m<strong>ou</strong>vement et lecommunique, mais elle ne le produit pas. Plus j'observe l'action et réaction des forces de la natureagissant les unes sur les autres, plus je tr<strong>ou</strong>ve que, d'effets en effets, il faut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs remonter à quelquevolonté p<strong>ou</strong>r première cause; car supposer un progrès de causes à l'infini, c'est n'en point supposer dut<strong>ou</strong>t. En un mot, t<strong>ou</strong>t m<strong>ou</strong>vement qui n'est pas produit par un autre ne peut venir que d'un acte spontané,volontaire; les corps inanimés n'agissent que par le m<strong>ou</strong>vement, et il n'y a point de véritable action sansvolonté. Voilà mon premier principe. Je crois donc qu'une volonté meut l'univers et anime la nature. Voilàmon premier dogme, <strong>ou</strong> mon premier article de foi.Comment une volonté produit-elle une action physique et corporelle? je n'en sais rien, mais j'épr<strong>ou</strong>ve enmoi qu'elle la produit. Je veux agir, et j'agis; je veux m<strong>ou</strong>voir mon corps, et mon corps se meut; maisqu'un corps inanimé et en repos vienne à se m<strong>ou</strong>voir de lui-même <strong>ou</strong> produise le m<strong>ou</strong>vement, cela estincompréhensible et sans exemple. La volonté m'est connue par ses actes, non par sa nature. Je connaiscette volonté comme cause motrice; mais concevoir la matière productrice du m<strong>ou</strong>vement, c'estclairement concevoir un effet sans cause, c'est ne concevoir absolument rien.Il ne m'est pas plus possible de concevoir comment ma volonté meut mon corps, que comment messensations affectent mon âme. Je ne sais pas même p<strong>ou</strong>rquoi l'un de ces mystères a paru plus explicableque l'autre. Quant à moi, soit quand je suis passif, soit quand je suis actif, le moyen d'union des deuxsubstances me paraît absolument incompréhensible. Il est bien étrange qu'on parte de cetteincompréhensibilité même p<strong>ou</strong>r confondre les deux substances, comme si des opérations de natures sidifférentes s'expliquaient mieux dans un seul sujet que dans deux.Le dogme que je viens d'établir est obscur, il est vrai; mais enfin il offre un sens, et il n'a rien qui répugneà la raison ni à l'observation: en peut-on dire autant du matérialisme? N'est-il pas clair que si lem<strong>ou</strong>vement était essentiel à la matière, il en serait inséparable, il y serait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en même degré,t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même dans chaque portion de matière, il serait incommunicable, il ne p<strong>ou</strong>rrait ni augmenter nidiminuer, et l'on ne p<strong>ou</strong>rrait pas même concevoir la matière en repos? Quand on me dit que lem<strong>ou</strong>vement ne lui est pas essentiel, mais nécessaire, on veut me donner le change par des mots quiseraient plus aisés à réfuter s'ils avaient un peu plus de sens. Car, <strong>ou</strong> le m<strong>ou</strong>vement de la matière lui


160vient d'elle-même, et alors il lui est essentiel, <strong>ou</strong>, s'il lui vient d'une cause étrangère, il n'est nécessaire àla matière qu'autant que la cause motrice agit sur elle: n<strong>ou</strong>s rentrons dans la première difficulté.Les idées générales et abstraites sont la s<strong>ou</strong>rce des plus grandes erreurs des hommes; jamais le jargonde la métaphysique n'a fait déc<strong>ou</strong>vrir une seule vérité, et il a rempli la philosophie d'absurdités dont on ahonte, sitôt qu'on les dép<strong>ou</strong>ille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si, quand on v<strong>ou</strong>s parle d'uneforce aveugle répandue dans t<strong>ou</strong>te la nature, on porte quelque véritable idée à votre esprit. On croit direquelque chose par ces mots vagues de force universelle, de m<strong>ou</strong>vement nécessaire, et l'on ne dit rien dut<strong>ou</strong>t. L'idée du m<strong>ou</strong>vement n'est autre chose que l'idée du transport d'un lieu à un autre: il n'y a point dem<strong>ou</strong>vement sans quelque direction; car un être individuel ne saurait se m<strong>ou</strong>voir à la fois dans t<strong>ou</strong>s lessens. Dans quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement? T<strong>ou</strong>te la matière en corps a-t-elle unm<strong>ou</strong>vement uniforme, <strong>ou</strong> chaque atome a-t-elle un m<strong>ou</strong>vement propre? Selon la première idée, l'universentier doit former une masse solide et indivisible; selon la seconde, il ne doit former qu'un fluide épars etincohérent, sans qu'il soit jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle direction se fera cem<strong>ou</strong>vement commun de t<strong>ou</strong>te la matière? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, à droite <strong>ou</strong> à gauche?Si chaque molécule de matière a sa direction particulière, quelles seront les causes de t<strong>ou</strong>tes cesdirections et de t<strong>ou</strong>tes ces différences? Si chaque atome <strong>ou</strong> molécule de matière ne faisait que t<strong>ou</strong>rnersur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n'y aurait point de m<strong>ou</strong>vementcommuniqué; encore même faudrait-il que ce m<strong>ou</strong>vement circulaire fût déterminé dans quelque sens.Donner à la matière le m<strong>ou</strong>vement par abstraction, c'est dire des mots qui ne signifient rien; et lui donnerun m<strong>ou</strong>vement déterminé, c'est supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les forcesparticulières, plus j'ai de n<strong>ou</strong>velles causes à expliquer, sans jamais tr<strong>ou</strong>ver aucun agent commun qui lesdirige. Loin de p<strong>ou</strong>voir imaginer aucun ordre dans le conc<strong>ou</strong>rs fortuit des éléments, je n'en puis pas mêmeimaginer le combat, et le chaos de l'univers m'est plus inconcevable que son harmonie. Je comprendsque le mécanisme du monde peut n'être pas intelligible à l'esprit humain; mais sitôt qu'un homme se mêlede l'expliquer, il doit dire des choses que les hommes entendent.Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre uneintelligence: c'est mon second article de foi. Agir, comparer, choisir, sont les opérations d'un être actif etpensant: donc cet être existe. Où le voyez-v<strong>ou</strong>s exister? m'allez-v<strong>ou</strong>s dire. Non seulement dans les cieuxqui r<strong>ou</strong>lent, dans l'astre qui n<strong>ou</strong>s éclaire; non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît,dans l'oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu'emporte le vent.Je juge de l'ordre du monde quoique j'en ignore la fin, parce que p<strong>ou</strong>r juger de cet ordre il me suffit decomparer les parties entre elles, d'étudier leur conc<strong>ou</strong>rs, leurs rapports, d'en remarquer le concert.J'ignore p<strong>ou</strong>rquoi l'univers existe; mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié: je ne laisse pasd'apercevoir l'intime correspondance par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un sec<strong>ou</strong>rs mutuel.Je suis comme un homme qui verrait p<strong>ou</strong>r la première fois une montre <strong>ou</strong>verte, et qui ne laisserait pasd'en admirer l'<strong>ou</strong>vrage, quoiqu'il ne connût pas l'usage de la machine et qu'il n'eût point vu le cadran. Jene sais, dirait-il, à quoi le t<strong>ou</strong>t est bon; mais je vois que chaque pièce est faite p<strong>ou</strong>r les autres; j'admirel'<strong>ou</strong>vrier dans le détail de son <strong>ou</strong>vrage, et je suis bien sûr que t<strong>ou</strong>s ces r<strong>ou</strong>ages ne marchent ainsi deconcert que p<strong>ou</strong>r une fin commune qu'il m'est impossible d'apercevoir.Comparons les fins particulières, les moyens, les rapports ordonnés de t<strong>ou</strong>te espèce, puis éc<strong>ou</strong>tons lesentiment intérieur; quel esprit sain peut se refuser à son témoignage? A quels yeux non prévenus l'ordresensible de l'univers n'annonce-t-il pas une suprême intelligence? Et que de sophismes ne faut-il pointentasser p<strong>ou</strong>r méconnaître l'harmonie des êtres et l'admirable conc<strong>ou</strong>rs de chaque pièce p<strong>ou</strong>r laconservation des autres? Qu'on me parle tant qu'on v<strong>ou</strong>dra de combinaisons et de chances; que v<strong>ou</strong>ssert de me réduire au silence, si v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez m'amener à la persuasion? Et comment m'ôterez-v<strong>ou</strong>s lesentiment involontaire qui v<strong>ou</strong>s dément t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs malgré moi? Si les corps organisés se sont combinésfortuitement de mille manières avant de prendre des formes constantes, s'il s'est formé d'abord desestomacs sans b<strong>ou</strong>ches, des pieds sans têtes, des mains sans bras, des organes imparfaits de t<strong>ou</strong>teespèce qui sont péris faute de p<strong>ou</strong>voir se conserver, p<strong>ou</strong>rquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-ilplus nos regards? P<strong>ou</strong>rquoi la nature s'est-elle enfin prescrit des lois auxquelles elle n'était pas d'abordassujettie? Je ne dois point être surpris qu'une chose arrive lorsqu'elle est possible, et que la difficulté de


161l'événement est compensée par la quantité des jets; j'en conviens. Cependant, si l'on venait me dire quedes caractères d'imprimerie projetés au hasard ont donné l'Enéide t<strong>ou</strong>t arrangée, je ne daignerais pasfaire un pas p<strong>ou</strong>r aller vérifier le mensonge. V<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>bliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais de cesjets-là combien faut-il que j'en suppose p<strong>ou</strong>r rendre la combinaison vraisemblable? P<strong>ou</strong>r moi, qui n'en voisqu'un seul, j'ai l'infini à parier contre un que son produit n'est point l'effet du hasard. Aj<strong>ou</strong>tez que descombinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits de même nature que les élémentscombinés, que l'organisation et la vie ne résulteront point d'un jet d'atomes, et qu'un chimiste combinantdes mixtes ne les fera point sentir et penser dans son creuset.J'ai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scandale. Comment cet homme a-t-il pu v<strong>ou</strong>loir faire unlivre des merveilles de la nature, qui montent la sagesse de son auteur? Son livre serait aussi gros que lemonde, qu'il n'aurait pas épuisé son sujet; et sitôt qu'on veut entrer dans les détails, la plus grandemerveille échappe, qui est l'harmonie et l'accord du t<strong>ou</strong>t. La seule génération des corps vivants etorganisés est l'abîme de l'esprit humain; la barrière insurmontable que la nature a mise entre les diversesespèces, afin qu'elles ne se confondissent pas, montre ses intentions avec la dernière évidence. Elle nes'est pas contentée d'établir l'ordre, elle a pris des mesures certaines p<strong>ou</strong>r que rien ne pût le tr<strong>ou</strong>bler.Il n'y a pas un être dans l'univers qu'on ne puisse, à quelque égard, regarder comme le centre communde t<strong>ou</strong>s les autres, aut<strong>ou</strong>r duquel ils sont t<strong>ou</strong>s ordonnés, en sorte qu'ils sont t<strong>ou</strong>s réciproquement fins etmoyens les uns relativement aux autres. L'esprit se confond et se perd dans cette infinité de rapports,dont pas un n'est confondu ni perdu dans la f<strong>ou</strong>le. Que d'absurdes suppositions p<strong>ou</strong>r déduire t<strong>ou</strong>te cetteharmonie de l'aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement! Ceux qui nient l'unité d'intention qui semanifeste dans les rapports de t<strong>ou</strong>tes les parties de ce grand t<strong>ou</strong>t, ont beau c<strong>ou</strong>vrir leur galimatiasd'abstractions, de coordinations, de principes généraux, de termes emblématiques; quoi qu'ils fassent, ilm'est impossible de concevoir un système d'êtres si constamment ordonnés, que je ne conçoive uneintelligence qui l'ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produiredes êtres vivants et sentants, qu'une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui nepense point a pu produire des êtres qui pensent.Je crois donc que le monde est g<strong>ou</strong>verné par une volonté puissante et sage; je le vois, <strong>ou</strong> plutôt je lesens, et cela m'importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel <strong>ou</strong> créé? Y a-t-il un principe uniquedes choses? Y en a-t-il deux <strong>ou</strong> plusieurs? Et quelle est leur nature? Je n'en sais rien, et que m'importe. Amesure que ces connaissances me deviendront intéressantes, je m'efforcerai de les acquérir; jusque-là jerenonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon am<strong>ou</strong>r-propre, mais qui sont inutiles à maconduite et supérieures à ma raison.S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que je n'enseigne point mon sentiment, je l'expose. Que la matière soit éternelle<strong>ou</strong> créée, qu'il y ait un principe passif <strong>ou</strong> qu'il n'y en ait point; t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs est-il certain que le t<strong>ou</strong>t est un, etannonce une intelligence unique; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui neconc<strong>ou</strong>re à la même fin, savoir la conservation du t<strong>ou</strong>t dans l'ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cetêtre actif par lui-même, cet être enfin, quel qu'il soit, qui meut l'univers et ordonne t<strong>ou</strong>tes choses, jel'appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d'intelligence, de puissance, de volonté, que j'ai rassemblées,et celle de bonté qui en est une suite nécessaire; mais je n'en connais pas mieux l'être auquel je l'aidonné; il se dérobe également à mes sens et à mon entendement; plus j'y pense, plus je me confonds; jesais très certainement qu'il existe, et qu'il existe par lui-même: je sais que mon existence est subordonnéeà la sienne, et que t<strong>ou</strong>tes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même cas. J'aperçoisDieu part<strong>ou</strong>t dans ses oeuvres; je le sens en moi, je le vois t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r de moi; mais sitôt que je veux lecontempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu'il est, quelle est sa substance, ilm'échappe et mon esprit tr<strong>ou</strong>blé n'aperçoit plus rien.Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai jamais sur la nature de Dieu, que je n'y sois forcé par lesentiment de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs téméraires, un homme sage ne doits'y livrer qu'en tremblant et sûr qu'il n'est pas fait p<strong>ou</strong>r les approfondir: car ce qu'il y a de plus injurieux à laDivinité n'est pas de n'y point penser, mais d'en mal penser.


162Après avoir déc<strong>ou</strong>vert ceux de ses attributs par lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi, et jecherche quel rang j'occupe dans l'ordre des choses qu'elle g<strong>ou</strong>verne, et que je puis examiner. Je metr<strong>ou</strong>ve incontestablement au premier par mon espèce; car, par ma volonté et par les instruments qui sonten mon p<strong>ou</strong>voir p<strong>ou</strong>r l'exécuter, j'ai plus de force p<strong>ou</strong>r agir sur t<strong>ou</strong>s les corps qui m'environnent, <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>rme prêter <strong>ou</strong> me dérober comme il me plaît à leur action, qu'aucun d'eux n'en a p<strong>ou</strong>r agir sur moi malgrémoi par la seule impulsion physique; et, par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le t<strong>ou</strong>t.Quel être ici-bas, hors l'homme, sait observer t<strong>ou</strong>s les autres, mesurer, calculer, prévoir leursm<strong>ou</strong>vements, leurs effets, et joindre, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, le sentiment de l'existence commune à celui de sonexistence individuelle? Qu'y a-t-il de si ridicule à penser que t<strong>ou</strong>t est fait p<strong>ou</strong>r moi, si je suis le seul quisache t<strong>ou</strong>t rapporter à lui?Il est donc vrai que l'homme est le roi de la terre qu'il habite; car non seulement il dompte t<strong>ou</strong>s lesanimaux, non seulement il dispose des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en saitdisposer, et il s'approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne peut approcher. Qu'onme montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil. Quoi!je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports? je puis sentir ce que c'est qu'ordre, beauté, vertu; jepuis contempler l'univers, m'élever à la main qui le g<strong>ou</strong>verne; je puis aimer le bien, le faire; et je mecomparerais aux bêtes! Ame abjecte, c'est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles: <strong>ou</strong> plutôt tuveux en vain t'avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton coeur bienfaisant dément ta doctrine, etl'abus même de tes facultés pr<strong>ou</strong>ve leur excellence en dépit de toi.P<strong>ou</strong>r moi qui n'ai point de système à s<strong>ou</strong>tenir, moi, homme simple et vrai, que la fureur d'aucun partin'entraîne et qui n'aspire point à l'honneur d'être chef de secte, content de la place où Dieu m'a mis, je nevois rien, après lui, de meilleur que mon espèce; et si j'avais choisir ma place dans l'ordre des êtres, quep<strong>ou</strong>rrais-je choisir de plus que d'être homme?Cette réflexion m'enorgueillit moins qu'elle ne me t<strong>ou</strong>che; car cet état n'est point de mon choix, et il n'étaitpas dû au mérite d'un être qui n'existait pas encore. Puis-je me voir ainsi distingué sans me féliciter deremplir ce poste honorable, et sans bénir la main qui m'y a placé? <strong>De</strong> mon premier ret<strong>ou</strong>r sur moi naîtdans mon coeur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction p<strong>ou</strong>r l'auteur de mon espèce, et de cesentiment mon premier hommage à la Divinité bienfaisante. J'adore la puissance suprême et jem'attendris sur ses bienfaits. Je n'ai pas besoin qu'on m'enseigne ce culte, il m'est dicté par la nature ellemême.N'est-ce pas une conséquence naturelle de l'am<strong>ou</strong>r de soi, d'honorer ce qui n<strong>ou</strong>s protège, etd'aimer ce qui n<strong>ou</strong>s veut du bien?Mais quand, p<strong>ou</strong>r connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, j'en considère les diversrangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je? Quel spectacle! Où est l'ordre que j'avaisobservé? Le tableau de la nature ne m'offrait qu'harmonie et proportions, celui du genre humain nem'offre que confusion, désordre! Le concert règne entre les éléments, et les hommes sont dans le chaos!Les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable! O sagesse, où sont tes lois? O Providence, est-ceainsi que tu régis le monde? Etre bienfaisant, qu'est devenu ton p<strong>ou</strong>voir? Je vois le mal sur la terre.Croiriez-v<strong>ou</strong>s, mon bon ami, que de ces tristes réflexions et de ces contradictions apparentes seformèrent dans mon esprit les sublimes idées de l'âme, qui n'avaient point jusque-là résulté de mesrecherches? En méditant sur la nature de l'homme, j'y crus déc<strong>ou</strong>vrir deux principes distincts, dont l'unl'élevait à l'étude des vérités éternelles, à l'am<strong>ou</strong>r de la justice et du beau moral, aux régions du mondeintellectuel dont la contemplation fait les délices du sage, et dont l'autre le ramenait bassement en luimême,l'asservissait à l'empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait par elles t<strong>ou</strong>tce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant entraîné, combattu par ces deux m<strong>ou</strong>vementscontraires je me disais: Non, l'homme n'est point un: je veux et je ne veux pas, je me sens à la foisesclave et libre; je vois le bien, je l'aime, et je fais le mal; je suis actif quand j'éc<strong>ou</strong>te la raison, passifquand mes passions m'entraînent; et mon pire t<strong>ou</strong>rment quand je succombe est de sentir que j'ai purésister.


163Jeune homme, éc<strong>ou</strong>tez avec confiance, je serai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de bonne foi. Si la conscience est l'<strong>ou</strong>vrage despréjugés, j'ai tort, sans d<strong>ou</strong>te, et il n'y a point de morale démontrée; mais si se préférer à t<strong>ou</strong>t est unpenchant naturel à l'homme, et si p<strong>ou</strong>rtant le premier sentiment de la justice est inné dans le coeurhumain, que celui qui fait de l'homme un être simple lève ces contradictions, et je ne reconnais plusqu'une substance.V<strong>ou</strong>s remarquerez que, par ce mot de substance, j'entends en général l'être d<strong>ou</strong>é de quelque qualitéprimitive, et abstraction faite de t<strong>ou</strong>tes modifications particulières <strong>ou</strong> secondaires. Si donc t<strong>ou</strong>tes lesqualités primitives qui n<strong>ou</strong>s sont connues peuvent se réunir dans un même être, on ne doit admettrequ'une substance; mais s'il y en a qui s'excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu'onpeut faire de pareilles exclusions. V<strong>ou</strong>s réfléchirez sur cela; p<strong>ou</strong>r moi, je n'ai besoin, quoi qu'en diseLocke, de connaître la matière que comme étendue et divisible, p<strong>ou</strong>r être assuré qu'elle ne peut penser;et quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les roches pensent, il aura beaum'embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui qu'un sophiste de mauvaise foi, qui aimemieux donner le sentiment aux pierres que d'accorder une âme à l'homme.Supposons un s<strong>ou</strong>rd qui nie l'existence des sons, parce qu'ils n'ont jamais frappé son oreille. Je metss<strong>ou</strong>s ses yeux un instrument à corde, dont je fais sonner l'unisson par un autre instrument caché: le s<strong>ou</strong>rdvoit frémir la corde; je lui dis: C'est le son qui fait cela. Point du t<strong>ou</strong>t, répond-il; la cause du frémissementde la corde est en elle-même; c'est une qualité commune à t<strong>ou</strong>s les corps de frémir ainsi. Montrez-moidonc, reprends-je, ce frémissement dans les autres corps, <strong>ou</strong> du moins sa cause dans cette corde. Je nepuis, réplique le s<strong>ou</strong>rd; mais, parce que je ne conçois pas comment frémit cette corde, p<strong>ou</strong>rquoi faut-il quej'aille expliquer cela par vos sons, dont je n'ai pas la moindre idée? C'est expliquer un fait obscur par unecause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons sensibles, <strong>ou</strong> je dis qu'ils n'existent pas.Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de l'esprit humain, plus je tr<strong>ou</strong>ve que le raisonnement desmatérialistes ressemble à celui de ce s<strong>ou</strong>rd. Ils sont s<strong>ou</strong>rds, en effet, à la voix intérieure qui leur crie d'unton difficile à méconnaître: Une machine ne pense point, il n'y a ni m<strong>ou</strong>vement ni figure qui produise laréflexion: quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment; l'espace n'est pas ta mesure,l'univers entier n'est pas assez grand p<strong>ou</strong>r toi: tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueilmême, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné.Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et cesentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J'ai un corps sur lequel les autresagissent et qui agit sur eux; cette action réciproque n'est pas d<strong>ou</strong>teuse; mais ma volonté est indépendantede mes sens; je consens <strong>ou</strong> je résiste, je succombe <strong>ou</strong> je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moimêmequand je fais ce que j'ai v<strong>ou</strong>lu faire, <strong>ou</strong> quand je ne fais que céder à mes passions. J'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lapuissance de v<strong>ou</strong>loir, non la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis selon l'impulsion desobjets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n'éc<strong>ou</strong>te que ma volonté; je suis esclave parmes vices, et libre par mes remords; le sentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je medéprave, et que j'empêche enfin la voix de l'âme de s'élever contre la loi du corps.Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne, et l'entendement ne m'est pas mieux connu.Quand on me demande quelle est la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon t<strong>ou</strong>r quelle est lacause qui détermine mon jugement: car il est clair que ces deux causes n'en font qu'une; et si l'oncomprend bien que l'homme est actif dans ses jugements, que son entendement n'est que le p<strong>ou</strong>voir decomparer et de juger, on verra que sa fierté n'est qu'un p<strong>ou</strong>voir semblable, <strong>ou</strong> dérivé de celui-là; il choisitle bon comme il a jugé le vrai; s'il juge faux, il choisit mal. Quelle est donc la cause qui détermine savolonté? C'est son jugement. Et quelle est la cause qui détermine son jugement? C'est sa facultéintelligente, c'est sa puissance de juger; la cause déterminante est en lui-même. Passé cela, je n'entendsplus rien.Sans d<strong>ou</strong>te je ne suis pas libre de ne pas v<strong>ou</strong>loir mon propre bien, je ne suis pas libre de v<strong>ou</strong>loir mon mal;mais ma liberté consiste en cela même que je ne puis v<strong>ou</strong>loir que ce qui m'est convenable, <strong>ou</strong> que


164j'estime tel, sans que rien d'étranger à moi me détermine. S'ensuit-il que je ne sois pas mon maître, parceque je ne suis pas le maître d'être un autre que moi?Le principe de t<strong>ou</strong>te action est dans la volonté d'un être libre; on ne saurait remonter au delà. Ce n'est pasle mot de liberté qui ne signifie rien, c'est celui de nécessité. Supposer quelque acte, quelque effet qui nedérive pas d'un principe actif, c'est vraiment supposer des effets sans cause, c'est tomber dans le cerclevicieux. Ou il n'y a point de première impulsion, <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>te première impulsion n'a nulle cause antérieure, etil n'y a point de véritable volonté sans liberté. L'homme est donc libre dans ses actions, et, comme tel,animé d'une substance immatérielle, c'est mon troisième article de foi. <strong>De</strong> ces trois premiers v<strong>ou</strong>sdéduirez aisément t<strong>ou</strong>s les autres, sans que je continue à les compter.Si l'homme est actif et libre, il agit de lui-même; t<strong>ou</strong>t ce qu'il fait librement n'entre point dans le systèmeordonné de la Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait l'homme, enabusant de la liberté qu'elle lui donne; mais elle ne l'empêche pas de le faire, soit que de la part d'un êtresi faible ce mal soit nul à ses yeux, soit qu'elle ne pût l'empêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plusgrand en dégradant sa nature. Elle l'a fait libre afin qu'il fît non le mal, mais le bien par choix. Elle l'a misen état de faire ce choix en usant bien des facultés dont elle l'a d<strong>ou</strong>é; mais elle a tellement borné sesforces, que l'abus de la liberté qu'elle lui laisse ne peut tr<strong>ou</strong>bler l'ordre général. Le mal que l'homme faitretombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que l'espèce humaine ellemêmene se conserve malgré qu'elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne l'empêche pas de faire le mal,c'est murmurer de ce qu'il la fit d'une nature excellente, de ce qu'il mit à ses actions la moralité qui lesennoblit, de ce qu'il lui donna droit à la vertu. La suprême j<strong>ou</strong>issance est dans le contentement de soimême;c'est p<strong>ou</strong>r mériter ce contentement que n<strong>ou</strong>s sommes placés sur la terre et d<strong>ou</strong>és de la liberté,que n<strong>ou</strong>s sommes tentés par les passions et retenus par la conscience. Que p<strong>ou</strong>vait de plus en notrefaveur la puissance divine elle-même? P<strong>ou</strong>vait-elle mettre de la contradiction dans notre nature et donnerle prix d'avoir bien fait à qui n'eut pas le p<strong>ou</strong>voir de mal faire? Quoi! p<strong>ou</strong>r empêcher l'homme d'êtreméchant, fallait-il le borner à l'instinct et le faire bête? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamaisde l'avoir faite à ton image, afin que je pusse être libre, bon et heureux comme toi.C'est l'abus de nos facultés qui n<strong>ou</strong>s rend malheureux et méchants. Nos chagrins, nos s<strong>ou</strong>cis, nos peines,n<strong>ou</strong>s viennent de n<strong>ou</strong>s. Le mal moral est incontestablement notre <strong>ou</strong>vrage, et le mal physique ne seraitrien sans nos vices, qui n<strong>ou</strong>s l'ont rendu sensible. N'est-ce pas p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s conserver que la nature n<strong>ou</strong>sfait sentir nos besoins? La d<strong>ou</strong>leur du corps n'est-elle pas un signe que la machine se dérange, et unavertissement d'y p<strong>ou</strong>rvoir? La mort... Les méchants n'empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre? Qui estcequi v<strong>ou</strong>drait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vivre? La mort est le remède aux maux que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s faites; la nature a v<strong>ou</strong>luque v<strong>ou</strong>s ne s<strong>ou</strong>ffrissiez pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. Combien l'homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peude maux! Il vit presque sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent la mort; quand il lasent, ses misères la lui rendent désirable: dès lors elle n'est plus un mal p<strong>ou</strong>r lui. Si n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>scontentions d'être ce que n<strong>ou</strong>s sommes, n<strong>ou</strong>s n'aurions point à déplorer notre sort; mais p<strong>ou</strong>r chercher unbien-être imaginaire, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s donnons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de s<strong>ou</strong>ffrancedoit s'attendre à beauc<strong>ou</strong>p s<strong>ou</strong>ffrir. Quand on a gâté sa constitution par une vie déréglée, on la veutrétablir par des remèdes; au mal qu'on sent on aj<strong>ou</strong>te celui qu'on craint; la prévoyance de la mort la rendhorrible et l'accélère; plus on la veut fuir, plus on la sent; et l'on meurt de frayeur durant t<strong>ou</strong>te sa vie, enmurmurant contre la nature des maux qu'on s'est faits en l'offensant.Homme, ne cherche plus l'auteur du mal; cet auteur, c'est toi-même. Il n'existe point d'autre mal que celuique tu fais <strong>ou</strong> que tu s<strong>ou</strong>ffres, et l'un et l'autre te vient de toi. Le mal général ne peut être que dans ledésordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n'estque dans le sentiment de l'être qui s<strong>ou</strong>ffre; et ce sentiment, l'homme ne l'a pas reçu de la nature, il se l'estdonné. La d<strong>ou</strong>leur a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n'a ni s<strong>ou</strong>venir ni prévoyance. Oteznos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'<strong>ou</strong>vrage de l'homme, et t<strong>ou</strong>t est bien.Où t<strong>ou</strong>t est bien, rien n'est injuste. La justice est inséparable de la bonté; or la bonté est l'effet nécessaired'une puissance sans borne et de l'am<strong>ou</strong>r de soi, essentiel à t<strong>ou</strong>t être qui se sent. Celui qui peut t<strong>ou</strong>tétend, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont l'acte perpétuel de la


165puissance; elle n'agit point sur ce qui n'est pas; Dieu n'est pas le Dieu des morts, il ne p<strong>ou</strong>rrait êtredestructeur et méchant sans se nuire. Celui qui peut t<strong>ou</strong>t ne peut v<strong>ou</strong>loir que ce qui est bien. Donc l'Etres<strong>ou</strong>verainement bon parce qu'il est s<strong>ou</strong>verainement puissant, doit être aussi s<strong>ou</strong>verainement juste,autrement il se contredirait lui-même; car l'am<strong>ou</strong>r de l'ordre qui le produit s'appelle bonté, et l'am<strong>ou</strong>r del'ordre qui le conserve s'appelle justice.Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu'il leur doit t<strong>ou</strong>t ce qu'il leur promit en leur donnantl'être. Or c'est leur promettre un bien que de leur en donner l'idée et de leur en faire sentir le besoin. Plusje rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme: Sois juste, et tu serasheureux. Il n'en est rien p<strong>ou</strong>rtant, à considérer l'état présent des choses; le méchant prospère, et le justereste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s'allume en n<strong>ou</strong>s quand cette attente est frustrée! Laconscience s'élève et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant: Tu m'as trompé!Je t'ai trompé, téméraire! et qui te l'a dit? Ton âme est-elle anéantie? As-tu cessé d'exister? O Brutus, ômon fils! ne s<strong>ou</strong>ille point ta noble vie en la finissant; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corpsaux champs de Philippes. P<strong>ou</strong>rquoi dis-tu: La vertu n'est rien, quand tu vas j<strong>ou</strong>ir du prix de la tienne? Tuvas m<strong>ou</strong>rir, penses-tu: non, tu vas vivre, et c'est alors que je tiendrai t<strong>ou</strong>t ce que je t'ai promis.On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu'ilest obligé de payer leur vertu d'avance. Oh! soyons bons premièrement, et puis n<strong>ou</strong>s serons heureux.N'exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n'est point dans la lice, disaitPlutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont c<strong>ou</strong>ronnés, c'est après qu'ils l'ont parc<strong>ou</strong>rue.Si l'âme est immatérielle, elle peut survivre au corps; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quandje n'aurais d'autre preuve de l'immatérialité de l'âme que le triomphe du méchant et l'oppression du justeen ce monde, cela seul m'empêcherait d'en d<strong>ou</strong>ter. Une si choquante dissonance dans l'harmonieuniverselle me ferait chercher à la rés<strong>ou</strong>dre. Je me dirais: T<strong>ou</strong>t ne finit pas p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s avec la vie, t<strong>ou</strong>trentre dans l'ordre à la mort. J'aurais, à la vérité, l'embarras de me demander où est l'homme, quand t<strong>ou</strong>tce qu'il avait de sensible est détruit. Cette question n'est plus une difficulté p<strong>ou</strong>r moi, sitôt que j'ai reconnudeux substances. Il est très simple que, durant ma vie corporelle, n'apercevant rien que par mes sens, cequi ne leur est point s<strong>ou</strong>mis m'échappe. Quand l'union du corps et de l'âme est rompue, je conçois quel'un peut se diss<strong>ou</strong>dre, et l'autre se conserver. P<strong>ou</strong>rquoi la destruction de l'un entraînerait-elle ladestruction de l'autre? Au contraire, étant de natures si différentes, ils étaient, par leur union, dans un étatviolent; et quand cette union cesse, ils rentrent t<strong>ou</strong>s deux dans leur état naturel: la substance active etvivante regagne t<strong>ou</strong>te la force qu'elle employait à m<strong>ou</strong>voir la substance passive et morte. Hélas! je le senstrop par mes vices, l'homme ne vit qu'à moitié durant sa vie, et la vie de l'âme ne commence qu'à la mortdu corps.Mais quelle est cette vie? et l'âme est-elle immortelle par sa nature? Mon entendement borné ne conçoitrien sans bornes: t<strong>ou</strong>t ce qu'on appelle infini m'échappe. Que puis-je nier, affirmer? quels raisonnementspuis-je faire sur ce que je ne puis concevoir? Je crois que l'âme survit au corps assez p<strong>ou</strong>r le maintien del'ordre: qui sait si c'est assez p<strong>ou</strong>r durer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs? T<strong>ou</strong>tefois je conçois comment le corps s'use et sedétruit par la division des parties: mais je ne puis concevoir une destruction pareille de l'être pensant; etn'imaginant point comment il peut m<strong>ou</strong>rir, je présume qu'il ne meurt pas. Puisque cette présomption meconsole et n'a rien de déraisonnable, p<strong>ou</strong>rquoi craindrais-je de m'y livrer?Je sens mon âme, je la connais par le sentiment et par la pensée, je sais qu'elle est, sans savoir quelleest son essence; je ne puis raisonner sur des idées que je n'ai pas. Ce que je sais bien, c'est que l'identitédu moi ne se prolonge que par la mémoire, et que, p<strong>ou</strong>r être le même en effet, il faut que je me s<strong>ou</strong>vienned'avoir été. Or, je ne saurais me rappeler, après ma mort, ce que j'ai été durant ma vie, que je ne merappelle aussi ce que j'ai senti, par conséquent ce que j'ai fait; et je ne d<strong>ou</strong>te point que ce s<strong>ou</strong>venir nefasse un j<strong>ou</strong>r la félicité des bons et le t<strong>ou</strong>rment des méchants. Ici-bas, mille passions ardentes absorbentle sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les humiliations, les disgrâces qu'attire l'exercicedes vertus, empêchent d'en sentir t<strong>ou</strong>s les charmes. Mais quand, délivrés des illusions que n<strong>ou</strong>s font lecorps et les sens, n<strong>ou</strong>s j<strong>ou</strong>irons de la contemplation de l'Etre suprême et des vérités éternelles dont il est


166la s<strong>ou</strong>rce, quand la beauté de l'ordre frappera t<strong>ou</strong>tes les puissances de notre âme, et que n<strong>ou</strong>s seronsuniquement occupés à comparer ce que n<strong>ou</strong>s avons fait avec ce que n<strong>ou</strong>s avons dû faire, c'est alors quela voix de la conscience reprendra sa force et son empire, c'est alors que la volupté pure qui naît ducontentement de soi-même, et le regret amer de s'être avili, distingueront par des sentiments inépuisablesle sort que chacun se sera préparé. Ne me demandez point, ô mon bon ami, s'il y aura d'autres s<strong>ou</strong>rcesde bonheur et de peines; je l'ignore; et c'est assez de celles que j'imagine p<strong>ou</strong>r me consoler de cette vie,et m'en faire espérer une autre. Je ne dis point que les bons seront récompensés; car quel autre bien peutattendre un être excellent que d'exister selon sa nature? Mais je dis qu'ils seront heureux, parce que leurauteur, l'auteur de t<strong>ou</strong>te justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>ffrir; et que, n'ayantpoint abusé de leur liberté sur la terre, ils n'ont pas trompé leur destination par leur faute: ils ont s<strong>ou</strong>ffertp<strong>ou</strong>rtant dans cette vie, ils seront donc dédommagés dans une autre. Ce sentiment est moins fondé sur lemérite de l'homme que sur la notion de bonté qui me semble inséparable de l'essence divine. Je ne faisque supposer les lois de l'ordre observées, et Dieu constant à lui-même.Ne me demandez pas non plus si les t<strong>ou</strong>rments des méchants seront éternels; je l'ignore encore, et n'aipoint la vaine curiosité d'éclaircir des questions inutiles. Que m'importe ce que deviendront les méchants?Je prends peu d'intérêt à leur sort. T<strong>ou</strong>tefois j'ai peine à croire qu'ils soient condamnés à des t<strong>ou</strong>rmentssans fin. Si la suprême justice se venge, elle se venge dès cette vie. V<strong>ou</strong>s et vos erreurs, ô nations! êtesses ministres. Elle emploie les maux que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s faites à punir les crimes qui les ont attirés. C'est dansvos coeurs insatiables, rongés d'envie, d'avarice et d'ambition, qu'au sein de vos fausses prospérités lespassions vengeresses punissent vos forfaits. Qu'est-il besoin d'aller chercher l'enfer dans l'autre vie? il estdès celle-ci dans le coeur des méchants.Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passionset nos crimes. <strong>De</strong> quelle perversité de purs esprits seraient-ils susceptibles? N'ayant besoin de rien,p<strong>ou</strong>rquoi seraient-ils méchants? Si, destitués de nos sens grossiers, t<strong>ou</strong>t leur bonheur est dans lacontemplation des êtres, ils ne sauraient v<strong>ou</strong>loir que le bien; et quiconque cesse d'être méchant peut-ilêtre à jamais misérable? Voilà ce que j'ai du penchant à croire, sans prendre peine à me décider làdessus.O Etre clément et bon! quels que soient tes décrets, je les adore; si tu punis les méchants,j'anéantis ma faible raison devant ta justice. Mais si les remords de ces infortunés doivent s'éteindre avecle temps, si leurs maux doivent finir, et si la même paix n<strong>ou</strong>s attend t<strong>ou</strong>s également un j<strong>ou</strong>r, je t'en l<strong>ou</strong>e.Le méchant n'est-il pas mon frère? Combien de fois j'ai été tenté de lui ressembler! Que, délivré de samisère, il perde aussi la malignité qui l'accompagne; qu'il soit heureux ainsi que moi: loin d'exciter majal<strong>ou</strong>sie, son bonheur ne fera qu'aj<strong>ou</strong>ter au mien.C'est ainsi que, contemplant Dieu dans ses oeuvres, et l'étudiant par ceux de ses attributs qu'il m'importaitde connaître, je suis parvenu à étendre et augmenter par degrés l'idée, d'abord imparfaite et bornée, queje me faisais de cet être immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande, elle est aussimoins proportionnée à la raison humaine. A mesure que j'approche en esprit de l'éternelle lumière, sonéclat m'ébl<strong>ou</strong>it, me tr<strong>ou</strong>ble, et je suis forcé d'abandonner t<strong>ou</strong>tes les notions terrestres qui m'aidaient àl'imaginer. Dieu n'est plus corporel et sensible; la suprême Intelligence qui régit le monde n'est plus lemonde même: j'élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que c'estelle qui donne la vie et l'activité à la substance vivante et active qui régit les corps animés; quandj'entends dire que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m'indigne contre cet avilissementde l'essence divine; comme si Dieu et mon âme étaient de même nature; comme si Dieu n'était pas leseul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, v<strong>ou</strong>lant par lui-même, et duquel n<strong>ou</strong>s tenons lapensée, le sentiment, l'activité, la volonté, la liberté, l'être! N<strong>ou</strong>s ne sommes libres que parce qu'il veutque n<strong>ou</strong>s le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à nos corps. S'il acréé la matière, les corps, les esprits, le monde, je n'en sais rien. L'idée de création me confond et passema portée: je la crois autant que je la puis concevoir; mais je sais qu'il a formé l'univers et t<strong>ou</strong>t ce quiexiste, qu'il a t<strong>ou</strong>t fait, t<strong>ou</strong>t ordonné. Dieu est éternel, sans d<strong>ou</strong>te; mais mon esprit peut-il embrasser l'idéede l'éternité? P<strong>ou</strong>rquoi me payer de mots sans idée? Ce que je conçois, c'est qu'il est avant les choses,qu'il sera tant qu'elles subsisteront, et qu'il serait même au delà, si t<strong>ou</strong>t devait finir un j<strong>ou</strong>r. Qu'un être queje ne conçois pas donne l'existence à d'autres êtres, cela n'est qu'obscur et incompréhensible; mais que


167l'être et le néant se convertissent d'eux-mêmes l'un dans l'autre, c'est une contradiction palpable, c'estune claire absurdité.Dieu est intelligent; mais comment l'est-il? l'homme est intelligent quand il raisonne, et la suprêmeIntelligence n'a pas besoin de raisonner; il n'y a p<strong>ou</strong>r elle ni prémisses ni conséquences, il n'y a pasmême de proposition: elle est purement intuitive, elle voit également t<strong>ou</strong>t ce qui est et t<strong>ou</strong>t ce qui peutêtre; t<strong>ou</strong>tes les vérités ne sont p<strong>ou</strong>r elle qu'une seule idée, comme t<strong>ou</strong>s les lieux un seul point, et t<strong>ou</strong>s lestemps un seul moment. La puissance humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par ellemême.Dieu peut parce qu'il veut; sa volonté fait son p<strong>ou</strong>voir. Dieu est bon; rien n'est plus manifeste: maisla bonté dans l'homme est l'am<strong>ou</strong>r de ses semblables, et la bonté de Dieu est l'am<strong>ou</strong>r de l'ordre; car c'estpar l'ordre qu'il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le t<strong>ou</strong>t. Dieu est juste; j'en suis convaincu,c'est une suite de sa bonté; l'injustice des hommes est leur oeuvre et non pas la sienne; le désordremoral, qui dépose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait que la démontrer aux miens.Mais la justice de l'homme est de rendre à chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de demandercompte à chacun de ce qu'il lui a donné.Que si je viens à déc<strong>ou</strong>vrir successivement ces attributs dont je n'ai nulle idée absolue, c'est par desconséquences forcées, c'est par le bon usage de ma raison; mais je les affirme sans les comprendre, et,dans le fond, c'est n'affirmer rien. J'ai beau me dire: Dieu est ainsi, je le sens, je me le pr<strong>ou</strong>ve; je n'enconçois pas mieux comment Dieu peut être ainsi.Enfin, plus je m'efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois; mais elle est, cela mesuffit; moins je la conçois, plus je l'adore. Je m'humilie, et lui dis: Etre des êtres, je suis parce que tu es;c'est m'élever à ma s<strong>ou</strong>rce que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est des'anéantir devant toi: c'est mon ravissement d'esprit, c'est le charme de ma faiblesse, de me sentiraccablé de ta grandeur.Après avoir ainsi, de l'impression des objets sensibles et du sentiment intérieur qui me porte à juger descauses selon mes lumières naturelles, déduit les principales vérités qu'il m'importait de connaître, il mereste à chercher quelles maximes j'en dois tirer p<strong>ou</strong>r ma conduite, et quelles règles je dois me prescrirep<strong>ou</strong>r remplir ma destination sur la terre, selon l'intention de celui qui m'y a placé. En suivant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs maméthode, je ne tire point ces règles des principes d'une haute philosophie, mais je les tr<strong>ou</strong>ve au fond demon coeur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je n'ai qu'à me consulter sur ce que je veuxfaire: t<strong>ou</strong>t ce que je sens être bien est bien, t<strong>ou</strong>t ce que je sens être mal est mal: le meilleur de t<strong>ou</strong>s lescasuistes est la conscience; et ce n'est que quand on marchande avec elle qu'on a rec<strong>ou</strong>rs aux subtilitésdu raisonnement. Le premier de t<strong>ou</strong>s les soins est celui de soi-même: cependant combien de fois la voixintérieure n<strong>ou</strong>s dit qu'en faisant notre bien aux dépens d'autrui n<strong>ou</strong>s faisons mal! N<strong>ou</strong>s croyons suivrel'impulsion de la nature, et n<strong>ou</strong>s lui résistons; en éc<strong>ou</strong>tant ce qu'elle dit à nos sens, n<strong>ou</strong>s méprisons cequ'elle dit à nos coeurs; l'être actif obéit, l'être passif commande. La conscience est la voix de l'âme, lespassions sont la voix du corps. Est-il étonnant que s<strong>ou</strong>vent ces deux langages se contredisent? et alorslequel faut-il éc<strong>ou</strong>ter? Trop s<strong>ou</strong>vent la raison n<strong>ou</strong>s trompe, n<strong>ou</strong>s n'avons que trop acquis le droit de larécuser; mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de l'homme: elle est à l'âme ce quel'instinct est au corps; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s'égarer. Ce point est important,p<strong>ou</strong>rsuivit mon bienfaiteur, voyant que j'allais l'interrompre: s<strong>ou</strong>ffrez que je m'arrête un peu plus àl'éclaircir.T<strong>ou</strong>te la moralité de nos actions est dans le jugement que n<strong>ou</strong>s en portons n<strong>ou</strong>s-mêmes. S'il est vrai quele bien soit bien, il doit l'être au fond de nos coeurs comme dans nos oeuvres, et le premier prix de lajustice est de sentir qu'on la pratique. Si la bonté morale est conforme à notre nature, l'homme ne sauraitêtre sain d'esprit ni bien constitué qu'autant qu'il est bon. Si elle ne l'est pas, et que l'homme soit méchantnaturellement, il ne peut cesser de l'être sans se corrompre, et la bonté n'est en lui qu'un vice contrenature. Fait p<strong>ou</strong>r nuire à ses semblables comme le l<strong>ou</strong>p p<strong>ou</strong>r égorger sa proie, un homme humain seraitun animal aussi dépravé qu'un l<strong>ou</strong>p pitoyable; et la vertu seule n<strong>ou</strong>s laisserait des remords.


168Rentrons en n<strong>ou</strong>s-mêmes, ô mon jeune ami! examinons, t<strong>ou</strong>t intérêt personnel à part, à quoi nospenchants n<strong>ou</strong>s portent. Quel spectacle n<strong>ou</strong>s flatte le plus, celui des t<strong>ou</strong>rments <strong>ou</strong> du bonheur d'autrui?Qu'est-ce qui n<strong>ou</strong>s est le plus d<strong>ou</strong>x à faire, et n<strong>ou</strong>s laisse une impression plus agréable après l'avoir fait,d'un acte de bienfaisance <strong>ou</strong> d'un acte de méchanceté? P<strong>ou</strong>r qui v<strong>ou</strong>s intéressez-v<strong>ou</strong>s sur vos théâtres?Est-ce aux forfaits que v<strong>ou</strong>s prenez plaisir? est-ce à leurs auteurs punis que v<strong>ou</strong>s donnez des larmes?T<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s est indifférent, disent-ils, hors notre intérêt: et, t<strong>ou</strong>t au contraire, les d<strong>ou</strong>ceurs de l'amitié, del'humanité, n<strong>ou</strong>s consolent dans nos peines: et, même dans nos plaisirs, n<strong>ou</strong>s serions trop seuls, tropmisérables, si n<strong>ou</strong>s n'avions avec qui les partager. S'il n'y a rien de moral dans le coeur de l'homme, d'oùlui viennent donc ces transports d'admiration p<strong>ou</strong>r les actions héroïques, ces ravissements d'am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>rles grandes âmes? Cet enth<strong>ou</strong>siasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé? P<strong>ou</strong>rquoiv<strong>ou</strong>drais-je être Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant? Otez de nos coeur cetam<strong>ou</strong>r du beau, v<strong>ou</strong>s ôtez t<strong>ou</strong>t le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont ét<strong>ou</strong>ffé dans son âmeétroite ces sentiments délicieux; celui qui, à force de se concentrer au dedans de lui, vient à b<strong>ou</strong>t den'aimer que lui-même, n'a plus de transports, son coeur glacé ne palpite plus d joie; un d<strong>ou</strong>xattendrissement n'humecte jamais ses yeux; il ne j<strong>ou</strong>it plus de rien; le malheureux ne sent plus, ne vitplus; il est déjà mort.Mais, quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenuesinsensibles, hors leur intérêt, à t<strong>ou</strong>t ce qui est juste et bon. L'iniquité ne plaît qu'autant qu'on en profite;dans t<strong>ou</strong>t le reste on veut que l'innocent soit protégé. Voit-on dans une rue <strong>ou</strong> sur un chemin quelque actede violence et d'injustice; à l'instant un m<strong>ou</strong>vement de colère et d'indignation s'élève au fond du coeur, etn<strong>ou</strong>s porte à prendre la défense de l'opprimé: mais un devoir plus puissant n<strong>ou</strong>s retient, et les lois n<strong>ou</strong>sôtent le droit de protéger l'innocence. Au contraire, si quelque acte de clémence <strong>ou</strong> de générosité frappenos yeux, quelle admiration, quel am<strong>ou</strong>r il n<strong>ou</strong>s inspire! Qui est-ce qui ne se dit pas: J'en v<strong>ou</strong>drais avoirfait autant? Il n<strong>ou</strong>s importe sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant <strong>ou</strong> juste il y a deux mille ans;et cependant le même intérêt n<strong>ou</strong>s affecte dans l'histoire ancienne, que si t<strong>ou</strong>t cela s'était passé de nosj<strong>ou</strong>rs. Que me font à moi les crimes de Catilina? ai-je peur d'être sa victime? P<strong>ou</strong>rquoi donc ai-je de lui lamême horreur que s'il était mon contemporain? N<strong>ou</strong>s ne haïssons pas seulement les méchants parcequ'ils n<strong>ou</strong>s nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. Non seulement n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons être heureux, n<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>lons aussi le bonheur d'autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l'augmente. Enfin l'on a,malgré soi, pitié des infortunés; quand on est témoin de leur mal, on en s<strong>ou</strong>ffre. Les plus pervers nesauraient perdre t<strong>ou</strong>t à fait ce penchant; s<strong>ou</strong>vent il les met en contradiction avec eux-mêmes. Le voleurqui dép<strong>ou</strong>ille les passants c<strong>ou</strong>vre encore la nudité du pauvre; et le plus féroce assassin s<strong>ou</strong>tient unhomme tombant en défaillance.On parle du cri des remords, qui punit en secret les crimes cachés et les met si s<strong>ou</strong>vent en évidence.Hélas! qui de n<strong>ou</strong>s n'entendit jamais cette importune voix? On parle par expérience; et l'on v<strong>ou</strong>draitét<strong>ou</strong>ffer ce sentiment tyrannique qui n<strong>ou</strong>s donne tant de t<strong>ou</strong>rment. Obéissons à la nature, n<strong>ou</strong>sconnaîtrons avec quelle d<strong>ou</strong>ceur elle règne, et quel charme on tr<strong>ou</strong>ve, après l'avoir éc<strong>ou</strong>tée, à se rendreun bon témoignage de soi. Le méchant se craint et se fuit; il s'égaye en se jetant hors de lui-même; ilt<strong>ou</strong>rne aut<strong>ou</strong>r de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l'amuse; sans la satire amère, sans laraillerie insultante, il serait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs triste; le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire, la sérénité dujuste est intérieure; son ris n'est point de malignité, mais de joie; il en porte la s<strong>ou</strong>rce en lui-même; il estaussi gai seul qu'au milieu d'un cercle; il ne tire pas son consentement de ceux qui l'approchent, il le leurcommunique.Jetez les yeux sur t<strong>ou</strong>tes les nations du monde, parc<strong>ou</strong>rez t<strong>ou</strong>tes les histoires. Parmi tant de cultesinhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verezpart<strong>ou</strong>t les mêmes idées de justice et d'honnêteté, part<strong>ou</strong>t les mêmes notions de bien et de mal. L'ancienpaganisme enfanta des dieux abominables, qu'on eût punis ici-bas comme des scélérats, et qui n'offraientp<strong>ou</strong>r tableau du bonheur suprême que des forfaits à commettre et des passions à contenter. Mais le vice,armé d'une autorité sacrée, descendait en vain du séj<strong>ou</strong>r éternel, l'instinct moral le rep<strong>ou</strong>ssait du coeurdes humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate; la chasteLucrèce adorait l'impudique Vénus; l'intrépide Romain sacrifiait à la Peur; il invoquait le dieu qui mutila sonpère et m<strong>ou</strong>rait sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies par les


169plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur laterre, et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les c<strong>ou</strong>pables.Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propresmaximes, n<strong>ou</strong>s jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonne <strong>ou</strong> mauvaises, et c'est à ce principeque je donne le nom de conscience.Mais à ce mot j'entends s'élever de t<strong>ou</strong>tes parts la clameur des prétendus sages: Erreurs de l'enfance,préjugés de l'éducation! s'écrient-ils t<strong>ou</strong>s de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain que ce qui s'yintroduit par l'expérience, et n<strong>ou</strong>s ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises. Ils font plus: cetaccord évident et universel de t<strong>ou</strong>tes les nations, ils l'osent rejeter; et, contre l'éclatante uniformité dujugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d'eux seuls;comme si t<strong>ou</strong>s les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d'un peuple, et que, sitôtqu'il est des monstres, l'espèce ne fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les t<strong>ou</strong>rmentsqu'il se donne p<strong>ou</strong>r déterrer en un coin du monde une c<strong>ou</strong>tume opposée aux notions de la justice? Que luisert de donner aux plus suspects voyageurs l'autorité qu'il refuse aux écrivains les plus célèbres?Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales qui n<strong>ou</strong>s sont inconnues,détruiront-ils l'induction générale tirée du conc<strong>ou</strong>rs de t<strong>ou</strong>s les peuples, opposés en t<strong>ou</strong>t le reste, etd'accord sur ce seul point? O Montaigne! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, siun philosophe peut l'être, et dis-moi s'il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi,d'être clément, bienfaisant, généreux; où l'homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré.Chacun, dit-on, conc<strong>ou</strong>rt au bien public p<strong>ou</strong>r son intérêt. Mais d'où vient donc que le juste y conc<strong>ou</strong>rt àson préjudice? Qu'est-ce qu'aller à la mort p<strong>ou</strong>r son intérêt? Sans d<strong>ou</strong>te nul n'agit que p<strong>ou</strong>r son bien; maiss'il est un bien moral dont il faut tenir compte, on n'expliquera jamais par l'intérêt propre que les actionsdes méchants. Il est même à croire qu'on ne tentera point d'aller plus loin. Ce serait une trop abominablephilosophie que celle où l'on serait embarrassé des actions vertueuses; où l'on ne p<strong>ou</strong>rrait se tirer d'affairequ'en leur contr<strong>ou</strong>vant des intentions basses et des motifs sans vertu; où l'on serait forcé d'avilir Socrateet de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles doctrines p<strong>ou</strong>vaient germer parmi n<strong>ou</strong>s, la voix de lanature, ainsi que celle de la raison, s'élèveraient incessamment contre elles, et ne laisseraient jamais à unseul de leurs partisans l'excuse de l'être de bonne foi.Mon dessein n'est pas d'entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre,et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je v<strong>ou</strong>s ai déjà dit que je ne v<strong>ou</strong>lais pas philosopher avec v<strong>ou</strong>s,mais v<strong>ou</strong>s aider à consulter votre coeur. Quand t<strong>ou</strong>s les philosophes pr<strong>ou</strong>veraient que j'ai tort, si v<strong>ou</strong>ssentez que j'ai raison, je n'en veux pas davantage.Il ne faut p<strong>ou</strong>r cela que v<strong>ou</strong>s faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels; car n<strong>ou</strong>ssentons avant de connaître; et comme n<strong>ou</strong>s n'apprenons point à v<strong>ou</strong>loir notre bien et à fuir notre mal,mais que n<strong>ou</strong>s tenons cette volonté de la nature, de même l'am<strong>ou</strong>r du bon et la haine du mauvais n<strong>ou</strong>ssont aussi naturels que l'am<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements,mais des sentiments. Quoique t<strong>ou</strong>te nos idées n<strong>ou</strong>s viennent du dehors, les sentiments qui les apprécientsont au dedans de n<strong>ou</strong>s, et c'est par eux seuls que n<strong>ou</strong>s connaissons la convenance <strong>ou</strong> disconvenancequi existe entre n<strong>ou</strong>s et les choses que n<strong>ou</strong>s devons respecter <strong>ou</strong> fuir.Exister p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, c'est sentir; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, etn<strong>ou</strong>s avons eu des sentiments avant des idées. Quelle que soit la cause de notre être, elle a p<strong>ou</strong>rvu ànotre conservation en n<strong>ou</strong>s donnant des sentiments convenables à notre nature; et l'on ne saurait nierqu'au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à l'individu, sont l'am<strong>ou</strong>r de soi, la crainte dela d<strong>ou</strong>leur, l'horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n'en peut d<strong>ou</strong>ter, l'homme estsociable par sa nature, <strong>ou</strong> du moins fait p<strong>ou</strong>r le devenir, il ne peut l'être que par d'autres sentiments innés,relatifs à son espèce; car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser leshommes au lieu de les rapprocher. Or c'est du système moral formé par ce d<strong>ou</strong>ble rapport à soi-même età ses semblables que naît l'impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce n'est pas l'aimer: l'homme


170n'en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte àl'aimer: c'est ce sentiment qui est inné.Je ne crois donc pas, mon ami, qu'il soit impossible d'expliquer par des conséquences de notre nature leprincipe immédiat de la conscience, indépendant de la raison même. Et quand cela serait impossible,encore ne serait-il pas nécessaire: car, puisque ceux qui nient ce principe admis et reconnu par t<strong>ou</strong>t legenre humain ne pr<strong>ou</strong>vent point qu'il n'existe pas, mais se contentent de l'affirmer; quand n<strong>ou</strong>s affirmonsqu'il existe, n<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>t aussi bien fondés qu'eux, et n<strong>ou</strong>s avons de plus le témoignage intérieur, etla voix de la conscience qui dépose p<strong>ou</strong>r elle-même. Si les premières lueurs du jugement n<strong>ou</strong>sébl<strong>ou</strong>issent et confondent d'abord les objets à nos regards, attendons que nos faibles yeux se r<strong>ou</strong>vrent,se raffermissent; et bientôt n<strong>ou</strong>s reverrons ces mêmes objets aux lumières de la raison, tels que n<strong>ou</strong>s lesmontrait d'abord la nature: <strong>ou</strong> plutôt soyons plus simples et moins vains; bornons-n<strong>ou</strong>s aux premierssentiments que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons en n<strong>ou</strong>s-mêmes, puisque c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à eux que l'étude n<strong>ou</strong>s ramènequand elle ne n<strong>ou</strong>s a point égarés.Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d'un être ignorant etborné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'esttoi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi quim'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'unentendement sans règle et d'une raison sans principe.Grâce au ciel, n<strong>ou</strong>s voilà délivrés de t<strong>ou</strong>t cet effrayant appareil de philosophie: n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons êtrehommes sans être savants; dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale, n<strong>ou</strong>s avons àmoindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n'est pasassez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à t<strong>ou</strong>s les coeurs, p<strong>ou</strong>rquoidonc y en a-t-il si peu qui l'entendent? Eh! c'est qu'il n<strong>ou</strong>s parle la langue de la nature, que t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>s a fait<strong>ou</strong>blier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix; le monde et le bruit l'ép<strong>ou</strong>vantent: lespréjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis; elle fuit <strong>ou</strong> se tait devant eux: leur voixbruyante ét<strong>ou</strong>ffe la sienne et l'empêche de se faire entendre; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter lecrime en son nom. Elle se rebute enfin à force d'être éconduite; elle ne n<strong>ou</strong>s parle plus, elle ne n<strong>ou</strong>srépond plus, et, après de si longs mépris p<strong>ou</strong>r elle, il en coûte autant de la rappeler qu'il en coûta de labannir.Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches de la froideur que je sentais en moi! Combien defois la tristesse et l'ennui, versant leur poison sur mes premières méditations, me les rendirentinsupportables? Mon coeur aride ne donnait qu'un zèle languissant et tiède à l'am<strong>ou</strong>r de la vérité. Je medisais: P<strong>ou</strong>rquoi me t<strong>ou</strong>rmenter à chercher ce qui n'est pas? Le bien moral n'est qu'une chimère; il n'y arien de bon que les plaisirs des sens. O quand on a une fois perdu le goût des plaisirs de l'âme, qu'il estdifficile de le reprendre! Qu'il est plus difficile encore de le prendre quand on ne l'a jamais eu! S'il existaitun homme assez misérable p<strong>ou</strong>r n'avoir rien fait en t<strong>ou</strong>te sa vie dont le s<strong>ou</strong>venir le rendît content de luimêmeet bien aise d'avoir vécu, cet homme serait incapable de jamais se connaître; et, faute de sentirquelle bonté convient à sa nature, il resterait méchant par force et serait éternellement malheureux. Maiscroyez-v<strong>ou</strong>s qu'il y ait sur la terre entière un seul homme assez dépravé p<strong>ou</strong>r n'avoir jamais livré soncoeur à la tentation de bien faire? Cette tentation est si naturelle et si d<strong>ou</strong>ce, qu'il est impossible de luirésister t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs; et le s<strong>ou</strong>venir du plaisir qu'elle a produit une fois suffit p<strong>ou</strong>r la rappeler sans cesse.Malheureusement elle est d'abord pénible à satisfaire; on a mille raisons p<strong>ou</strong>r se refuser au penchant deson coeur; la fausse prudence le resserre dans les bornes du moi humain; il faut mille efforts de c<strong>ou</strong>ragep<strong>ou</strong>r oser les franchir. Se plaire à bien faire est le prix d'avoir bien fait, et ce prix ne s'obtient qu'aprèsl'avoir mérité. Rien n'est plus aimable que la vertu; mais il en faut j<strong>ou</strong>ir p<strong>ou</strong>r la tr<strong>ou</strong>ver telle. Quand on laveut embrasser, semblable au Protée de la fable, elle prend d'abord mille formes effrayantes, et ne semontre enfin s<strong>ou</strong>s la sienne qu'à ceux qui n'ont point lâché prise.Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient p<strong>ou</strong>r l'intérêt commun, et par ma raisonqui rapportait t<strong>ou</strong>t à moi, j'aurais flotté t<strong>ou</strong>te ma vie dans cette continuelle alternative, faisant le mal,aimant le bien, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs contraire à moi-même, si de n<strong>ou</strong>velles lumières n'eussent éclairé mon coeur, si


171la vérité, qui fixa mes opinions, n'eût encore assuré ma conduite et ne m'eût mis d'accord avec moi. On abeau v<strong>ou</strong>loir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner? La vertu, disent-ils,est l'am<strong>ou</strong>r de l'ordre. Mais cet am<strong>ou</strong>r peut-il donc et doit-il l'emporter en moi sur celui de mon bien-être?Qu'ils me donnent une raison claire et suffisante p<strong>ou</strong>r le préférer. Dans le fond leur prétendu principe estun pur jeu de mots; car je dis aussi, moi, que le vice est l'am<strong>ou</strong>r de l'ordre, pris dans un sens différent. Il ya quelque ordre moral part<strong>ou</strong>t où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s'ordonnepar rapport au t<strong>ou</strong>t, et que le méchant ordonne le t<strong>ou</strong>t par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de t<strong>ou</strong>teschoses; l'autre mesure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est ordonné par rapport au centrecommun, qui est Dieu, et par rapport à t<strong>ou</strong>s les cercles concentriques, qui sont les créatures. Si la Divinitén'est pas, il n'y a que le méchant qui raisonne, le bon n'est qu'un insensé.O mon enfant, puissiez-v<strong>ou</strong>s sentir un j<strong>ou</strong>r de quel poids on est s<strong>ou</strong>lagé, quand, après avoir épuisé lavanité des opinions humaines et goûté l'amertume des passions, on tr<strong>ou</strong>ve enfin si près de soi la r<strong>ou</strong>te dela sagesse, le prix des travaux de cette vie, et la s<strong>ou</strong>rce du bonheur dont on a désespéré! T<strong>ou</strong>s lesdevoirs de la loi naturelle, presque effacés de mon coeur par l'injustice des hommes, s'y retracent au nomde l'éternelle justice qui me les impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en moi que l'<strong>ou</strong>vrage etl'instrument du grand Etre qui veut le bien, qui le fait, qui fera le mien par le conc<strong>ou</strong>rs de mes volontés auxsiennes et par le bon usage de ma liberté: j'acquiesce à l'ordre qu'il établit, sûr de j<strong>ou</strong>ir moi-même un j<strong>ou</strong>rde cet ordre et d'y tr<strong>ou</strong>ver ma félicité; car quelle félicité plus d<strong>ou</strong>ce que de se sentir ordonné dans unsystème où t<strong>ou</strong>t est bien? En proie à la d<strong>ou</strong>leur, je la supporte avec patience, en songeant qu'elle estpassagère et qu'elle vient d'un corps qui n'est point à moi. Si je fais une bonne action sans témoin, je saisqu'elle est vue, et je prends acte p<strong>ou</strong>r l'autre vie de ma conduite en celle-ci. En s<strong>ou</strong>ffrant une injustice, jeme dis: l'Etre juste qui régit t<strong>ou</strong>t saura bien m'en dédommager, les besoins de mon corps, les misères dema vie me rendent l'idée de la mort plus supportable. Ce seront autant de liens de moins à rompre quandil faudra t<strong>ou</strong>t quitter.P<strong>ou</strong>rquoi mon âme est-elle s<strong>ou</strong>mise à mes sens et enchaînée à ce corps qui l'asservit et la gêne? Je n'ensais rien: suis-je entré dans les décrets de Dieu? Mais je puis, sans témérité, former de modestesconjectures. Je me dis: Si l'esprit de l'homme fût resté libre et pur, quel mérite aurait-il d'aimer et suivrel'ordre qu'il verrait établi et qu'il n'aurait nul intérêt à tr<strong>ou</strong>bler? Il serait heureux, il est vrai; mais ilmanquerait à son bonheur le degré le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de soi; il neserait que comme les anges; et sans d<strong>ou</strong>te l'homme vertueux sera plus qu'eux. Unie à un corps mortelpar des liens non moins puissants qu'incompréhensibles, le soin de la conservation de ce corps excitel'âme à rapporter t<strong>ou</strong>t à lui, et lui donne un intérêt contraire à l'ordre général, qu'elle est p<strong>ou</strong>rtant capablede voir et d'aimer; c'est alors que le bon usage de sa liberté devient à la fois le mérite et la récompense, etqu'elle se prépare un bonheur inaltérable en combattant ses passions terrestres et se maintenant dans sapremière volonté.Que si, même dans l'état d'abaissement où n<strong>ou</strong>s sommes durant cette vie, t<strong>ou</strong>s nos premiers penchantssont légitimes; si t<strong>ou</strong>s nos vices n<strong>ou</strong>s viennent de n<strong>ou</strong>s, p<strong>ou</strong>rquoi n<strong>ou</strong>s plaignons-n<strong>ou</strong>s d'être subjuguéspar eux? p<strong>ou</strong>rquoi reprochons-n<strong>ou</strong>s à l'auteur des choses les maux que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s faisons et les ennemisque n<strong>ou</strong>s armons contre n<strong>ou</strong>s-mêmes? Ah! ne gâtons point l'homme; il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bon sans peine, ett<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs heureux sans remords. Les c<strong>ou</strong>pables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs queméchants: comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre <strong>ou</strong>vrage; queleur première dépravation vient de leur volonté; qu'à force de v<strong>ou</strong>loir céder à leurs tentations, ils leurcèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles? Sans d<strong>ou</strong>te il ne dépend plus d'eux de n'être pasméchants et faibles, mais il dépendit d'eux de ne le pas devenir. O que n<strong>ou</strong>s resterions aisément maîtresde n<strong>ou</strong>s et de nos passions, même durant cette vie, si, lorsque nos habitudes ne sont point encoreacquises, lorsque notre esprit commence à s'<strong>ou</strong>vrir, n<strong>ou</strong>s savions l'occuper des objets qu'il doit connaîtrep<strong>ou</strong>r apprécier ceux qu'il ne connaît pas; si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lions sincèrement n<strong>ou</strong>s éclairer, non p<strong>ou</strong>r briller auxyeux des autres, mais p<strong>ou</strong>r être bons et sages selon notre nature, p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s rendre heureux en pratiquantnos devoirs! Cette étude n<strong>ou</strong>s paraît ennuyeuse et pénible, parce que n<strong>ou</strong>s n'y songeons que déjàcorrompu par le vice, déjà livrés à nos passions. N<strong>ou</strong>s fixons nos jugements et notre estime avant deconnaître le bien et le mal; et puis, rapportant t<strong>ou</strong>t à cette fausse mesure, n<strong>ou</strong>s ne donnons à rien sa justevaleur.


172Il est un âge où le coeur, libre encore, mais ardent, inquiet, avide du bonheur qu'il ne connaît pas, lecherche avec une curieuse incertitude, et, trompé par les sens, se fixe enfin sur sa vaine image, et croit letr<strong>ou</strong>ver où il n'est point. Ces illusions ont duré trop longtemps p<strong>ou</strong>r moi. Hélas! je les ai trop tard connues,et n'ai pu t<strong>ou</strong>t à fait les détruire: elles dureront autant que ce corps mortel qui les cause. Au moins ellesont beau me séduire, elles ne m'abusent pas; je les connais p<strong>ou</strong>r ce qu'elles sont; en les suivant je lesméprise; loin d'y voir l'objet de mon bonheur, j'y vois son obstacle. J'aspire au moment où, délivré desentraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n'aurai besoin que de moi p<strong>ou</strong>r êtreheureux; en attendant, je le suis dès cette vie, parce que j'en compte p<strong>ou</strong>r peu t<strong>ou</strong>s les maux, que je laregarde comme presque étrangère à mon être, et que t<strong>ou</strong>t le vrai bien que j'en peux retirer dépend demoi.P<strong>ou</strong>r m'élever d'avance autant qu'il se peut à cet état de bonheur, de force et de liberté, je m'exerce auxsublimes contemplations. Je médite sur l'ordre de l'univers, non p<strong>ou</strong>r l'expliquer par de vains systèmes,mais p<strong>ou</strong>r l'admirer sans cesse, p<strong>ou</strong>r adorer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je converse avec lui, jepénètre t<strong>ou</strong>tes mes facultés de sa divine essence; je m'attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons;mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je? qu'il changeât p<strong>ou</strong>r moi le c<strong>ou</strong>rs des choses, qu'il fît desmiracles en ma faveur? Moi qui dois aimer par-dessus t<strong>ou</strong>t l'ordre établi par sa sagesse et maintenu parsa providence, v<strong>ou</strong>drais-je que cet ordre fût tr<strong>ou</strong>blé p<strong>ou</strong>r moi? Non, ce voeu téméraire mériterait d'êtreplutôt puni qu'exaucé. Je ne lui demande pas non plus le p<strong>ou</strong>voir de bien faire: p<strong>ou</strong>rquoi lui demander cequ'il m'a donné? Ne m'a-t-il pas donné la conscience p<strong>ou</strong>r aimer le bien, la raison p<strong>ou</strong>r le connaître, laliberté p<strong>ou</strong>r le choisir? Si je fais le mal, je n'ai point d'excuse; je le fais parce que je le veux: lui demanderde changer ma volonté, c'est lui demander ce qu'il me demande; c'est v<strong>ou</strong>loir qu'il fasse mon oeuvre etque j'en recueille le salaire; n'être pas content de mon état, c'est ne v<strong>ou</strong>loir plus être homme, c'est v<strong>ou</strong>loirautre chose que ce qui est, c'est v<strong>ou</strong>loir le désordre et le mal. S<strong>ou</strong>rce de justice et de vérité, Dieu clémentet bon! dans ma confiance en toi, le suprême voeu de mon coeur est que ta volonté soit faite. En yjoignant la mienne, je fais ce que tu fais, j'acquiesce à ta bonté; je crois partager d'avance la suprêmefélicité qui en est le prix.Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose que je lui demande, <strong>ou</strong> plutôt que j'attends de sajustice, est de redresser mon erreur si je m'égare et si cette erreur m'est dangereuse. P<strong>ou</strong>r être de bonnefoi je ne me crois pas infaillible: mes opinions qui me semblent les plus vraies sont peut-être autant demensonges; car quel homme ne tient pas aux siennes? et combien d'hommes sont d'accord en t<strong>ou</strong>t?L'illusion qui m'abuse a beau me venir de moi, c'est lui seul qui m'en peut guérir. J'ai fait ce que j'ai pup<strong>ou</strong>r atteindre à la vérité; mais sa s<strong>ou</strong>rce est trop élevée: quand les forces me manquent p<strong>ou</strong>r aller plusloin, de quoi puis-je être c<strong>ou</strong>pable? c'est à elle à s'approcher.Le bon prêtre avait parlé avec véhémence; il était ému, je l'étais aussi. Je croyais entendre le divinOrphée chanter les premiers hymnes, et apprendre aux hommes le culte des dieux. Cependant je voyaisdes f<strong>ou</strong>les d'objections à lui faire: je n'en fis pas une, parce qu'elles étaient moins solidesqu'embarrassantes, et que la persuasion était p<strong>ou</strong>r lui. A mesure qu'il me parlait selon sa conscience, lamienne semblait me confirmer ce qu'il m'avait dit.Les sentiments que v<strong>ou</strong>s venez de m'exposer, lui dis-je, me paraissent plus n<strong>ou</strong>veaux par ce que v<strong>ou</strong>sav<strong>ou</strong>ez ignorer que par ce que v<strong>ou</strong>s dites croire. J'y vois, à peu de chose près, le théisme <strong>ou</strong> la religionnaturelle, que les chrétiens affectent de confondre avec l'athéisme <strong>ou</strong> l'irréligion, qui est la doctrinedirectement opposée. Mais, dans l'état actuel de ma foi, j'ai plus à remonter qu'à descendre p<strong>ou</strong>r adoptervos opinions, et je tr<strong>ou</strong>ve difficile de rester précisément au point où v<strong>ou</strong>s êtes, à moins d'être aussi sageque v<strong>ou</strong>s. P<strong>ou</strong>r être au moins aussi sincère, je veux consulter avec moi. C'est le sentiment intérieur quidoit me conduire à votre exemple; et v<strong>ou</strong>s m'avez appris v<strong>ou</strong>s-même qu'après lui avoir longtemps imposésilence, le rappeler n'est pas l'affaire d'un moment. J'emporte vos disc<strong>ou</strong>rs dans mon coeur, il faut que jeles médite. Si, après m'être bien consulté, j'en demeure aussi convaincu que v<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s serez mondernier apôtre, et je serai votre prosélyte jusqu'à la mort. Continuez cependant à m'instruire, v<strong>ou</strong>s nem'avez dit que la moitié de ce que je dois savoir. Parlez-moi de la révélation, des écritures, de cesdogmes obscurs sur lesquels je vais errant dès mon enfance, sans p<strong>ou</strong>voir les concevoir ni les croire, etsans savoir ni les admettre ni les rejeter.


173Oui, mon enfant, dit-il en m'embrassant, j'achèverai de v<strong>ou</strong>s dire ce que je pense; je ne veux point v<strong>ou</strong>s<strong>ou</strong>vrir mon coeur à demi: mais le désir que v<strong>ou</strong>s me témoignez était nécessaire p<strong>ou</strong>r m'autoriser à n'avoiraucune réserve avec v<strong>ou</strong>s. Je ne v<strong>ou</strong>s ai rien dit jusqu'ici que je ne crusse p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s être utile et dontje ne fusse intimement persuadé. L'examen qui me reste à faire est bien différent; je n'y vois qu'embarras,mystère, obscurité; je n'y porte qu'incertitude et défiance. Je ne me détermine qu'en tremblant et je v<strong>ou</strong>sdis plutôt mes d<strong>ou</strong>tes que mon avis. Si vos sentiments étaient plus stables, j'hésiterais de v<strong>ou</strong>s exposerles miens; mais, dans l'état où v<strong>ou</strong>s êtes, v<strong>ou</strong>s gagnerez à penser comme moi. Au reste, ne donnez àmes disc<strong>ou</strong>rs que l'autorité de la raison; j'ignore si je suis dans l'erreur. Il est difficile, quand on discute, dene pas prendre quelquefois le ton affirmatif; mais s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s qu'ici t<strong>ou</strong>tes mes affirmations ne sontque des raisons de d<strong>ou</strong>ter. Cherchez la vérité v<strong>ou</strong>s-même: p<strong>ou</strong>r moi, je ne v<strong>ou</strong>s promets que de la bonnefoi.V<strong>ou</strong>s ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle: il est bien étrange qu'il en faille une autre. Paroù connaîtrai-je cette nécessité? <strong>De</strong> quoi puis-je être c<strong>ou</strong>pable en servant Dieu selon les lumières qu'ildonne à mon esprit et selon les sentiments qu'il inspire à mon coeur? Quelle pureté de morale, queldogme utile à l'homme et honorable à son auteur puis-je tirer d'une doctrine positive, que je ne puisse tirersans elle du bon usage de mes facultés? Montrez-moi ce qu'on peut aj<strong>ou</strong>ter, p<strong>ou</strong>r la gloire de Dieu, p<strong>ou</strong>rle bien de la société, et p<strong>ou</strong>r mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu v<strong>ou</strong>sferez naître d'un n<strong>ou</strong>veau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien. Les plus grandes idées de ladivinité n<strong>ou</strong>s viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, éc<strong>ou</strong>tez la voix intérieure. Dieun'a-t-il pas t<strong>ou</strong>t dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement? Qu'est-ce que les hommes n<strong>ou</strong>sdiront de plus? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loind'éclaircir les notions du grand Etre, je vois que les dogmes particuliers les embr<strong>ou</strong>illent; que loin de lesennoblir, ils les avilissent; qu'aux mystères inconcevables qui l'environnent ils aj<strong>ou</strong>tent des contradictionsabsurdes; qu'ils rendent l'homme orgueilleux, intolérant, cruel; qu'au lieu d'établir la paix sur la terre, ils yportent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon t<strong>ou</strong>t cela sans savoir me répondre. Je n'y vois que lescrimes des hommes et les misères du genre humain.On me dit qu'il fallait une révélation p<strong>ou</strong>r apprendre aux hommes la manière dont Dieu v<strong>ou</strong>lait être servi;on assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu'ils ont institués, et l'on ne voit pas que cettediversité même vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont avisés de faire parlerDieu, chacun l'a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu'il a v<strong>ou</strong>lu. Si l'on n'eût éc<strong>ou</strong>té que ce que Dieudit au coeur de l'homme, il n'y aurait jamais eu qu'une religion sur la terre.Il fallait un culte uniforme; je le veux bien: mais ce point était-il donc si important qu'il fallût t<strong>ou</strong>t l'appareilde la puissance divine p<strong>ou</strong>r l'établir? Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Leculte que Dieu demande est celui du coeur; et celui-là, quand il est sincère, est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs uniforme. C'estavoir une vanité bien folle de s'imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l'habit du prêtre,à l'ordre des mots qu'il prononce, aux gestes qu'il fait à l'autel, et à t<strong>ou</strong>tes ses génuflexions. Eh! mon ami,reste de t<strong>ou</strong>te ta hauteur, tu seras t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs assez près de terre. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité:ce devoir est de t<strong>ou</strong>tes les religions, de t<strong>ou</strong>s les pays, de t<strong>ou</strong>s les hommes. Quant au culte extérieur, s'ildoit être uniforme p<strong>ou</strong>r le bon ordre, c'est purement une affaire de police; il ne faut point de révélationp<strong>ou</strong>r cela.Je ne commençai pas par t<strong>ou</strong>tes ces réflexions. Entraîné par les préjugés de l'éducation et par cedangereux am<strong>ou</strong>r-propre qui veut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs porter l'homme au-dessus de sa sphère, ne p<strong>ou</strong>vant élevermes faibles conceptions jusqu'au grand Etre, je m'efforçais de le rabaisser jusqu'à moi. Je rapprochais lesrapports infiniment éloignés qu'il a mis entre sa nature et la mienne. Je v<strong>ou</strong>lais des communications plusimmédiates, des instructions plus particulières; et non content de faire Dieu semblable à l'homme, p<strong>ou</strong>rêtre privilégié moi-même parmi mes semblables, je v<strong>ou</strong>lais des lumières surnaturelles; je v<strong>ou</strong>lais un culteexclusif; je v<strong>ou</strong>lais que Dieu m'eût dit ce qu'il n'avait pas dit à d'autres, <strong>ou</strong> ce que d'autres n'auraient pasentendu comme moi.Regardant le point où j'étais parvenu comme le point commun d'où partaient t<strong>ou</strong>s les croyants p<strong>ou</strong>r arriverà un culte plus éclairé, je ne tr<strong>ou</strong>vais dans les dogmes de la religion naturelle que les éléments de t<strong>ou</strong>te


174religion. Je considérais cette diversité de sectes qui règnent sur la terre et qui s'accusent mutuellement demensonge et d'erreur; je demandais: Quelle est la bonne? Chacun me répondait: C'est la mienne; chacundisait: Moi seul et mes partisans pensons juste; t<strong>ou</strong>s les autres sont dans l'erreur. Et comment savez-v<strong>ou</strong>sque votre secte est la bonne? Parce que Dieu l'a dit. Et qui v<strong>ou</strong>s dit que Dieu l'a dit? Mon pasteur, qui lesait bien. Mon pasteur me dit d'ainsi croire, et ainsi je crois: il m'assure que t<strong>ou</strong>s ceux qui disent autrementque lui mentent, et je ne les éc<strong>ou</strong>te pas.Quoi! pensais-je, la vérité n'est-elle pas une? et ce qui est vrai chez moi peut-il être faux chez v<strong>ou</strong>s? Si laméthode de celui qui suit la bonne r<strong>ou</strong>te et celle de celui qui s'égare est la même, quel mérite <strong>ou</strong> quel torta l'un de plus que l'autre? Leur choix est l'effet du hasard; le leur imputer est iniquité, c'est récompenser<strong>ou</strong> punir p<strong>ou</strong>r être né dans tel <strong>ou</strong> tel pays. Oser dire que Dieu n<strong>ou</strong>s juge ainsi, c'est <strong>ou</strong>trager sa justice.Ou t<strong>ou</strong>tes les religions sont bonnes et agréables à Dieu, <strong>ou</strong>, s'il en est une qu'il prescrive aux hommes, etqu'il les punisse de méconnaître, il lui a donné des signes certains et manifestes p<strong>ou</strong>r être distinguée etconnue p<strong>ou</strong>r la seule véritable. Ces signes sont de t<strong>ou</strong>s les temps et de t<strong>ou</strong>s les lieux, égalementsensibles à t<strong>ou</strong>s les hommes, grands et petits, savants et ignorants, Européens, Indiens, Africains,Sauvages. S'il était une religion sur la terre hors de laquelle il n'y eût que peine éternelle, et qu'en quelquelieu du monde un seul mortel de bonne foi n'eût pas été frappé de son évidence, le Dieu de cette religionserait le plus inique et le plus cruel des tyrans.Cherchons-n<strong>ou</strong>s donc sincèrement la vérité? Ne donnons rien au droit de la naissance et à l'autorité despères et des pasteurs, mais rappelons à l'examen de la conscience et de la raison t<strong>ou</strong>t ce qu'ils n<strong>ou</strong>s ontappris dès notre enfance. Ils ont beau me crier: S<strong>ou</strong>mets ta raison; autant m'en peut dire celui qui metrompe: il me faut des raisons p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>mettre ma raison.T<strong>ou</strong>te la théologie que je puis acquérir de moi-même par l'inspection de l'univers, et par le bon usage demes facultés, se borne à ce que je v<strong>ou</strong>s ai ci-devant expliqué. P<strong>ou</strong>r en savoir davantage, il faut rec<strong>ou</strong>rir àdes moyens extraordinaires. Ces moyens ne sauraient être l'autorité des hommes; car, nul homme n'étantd'une autre espèce que moi, t<strong>ou</strong>t ce qu'un homme connaît naturellement, je puis aussi le connaître, et unautre homme peut se tromper aussi bien que moi: quand je crois ce qu'il dit, ce n'est pas parce qu'il le dit,mais parce qu'il le pr<strong>ou</strong>ve. Le témoignage des hommes n'est donc au fond que celui de ma raison même,et n'aj<strong>ou</strong>te rien aux moyens naturels que Dieu m'a donnés de connaître la vérité.Apôtre de la vérité, qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc à me dire dont je ne reste pas le juge? Dieu lui-même a parlé:éc<strong>ou</strong>tez sa révélation. C'est autre chose. Dieu a parlé! voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé? Il aparlé aux hommes. P<strong>ou</strong>rquoi donc n'en ai-je rien entendu? Il a chargé d'autres hommes de v<strong>ou</strong>s rendresa parole. J'entends! ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J'aimerais mieux avoirentendu Dieu lui-même; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et j'aurais été à l'abri de la séduction. Ilv<strong>ou</strong>s en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment cela? Par des prodiges. Et où sontces prodiges? Dans les livres. Et qui a fait ces livres? <strong>De</strong>s hommes. Et qui a vu ces prodiges? <strong>De</strong>shommes qui les attestent. Quoi! t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des témoignages humains! t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des hommes qui merapportent ce que d'autres hommes ont rapporté! que d'hommes entre Dieu et moi! Voyons t<strong>ou</strong>tefois,examinons, comparons, vérifions. O si Dieu eût daigné me dispenser de t<strong>ou</strong>t ce travail, l'en aurais-je servide moins bon coeur?Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion me voilà engagé; de quelle immense érudition j'aibesoin p<strong>ou</strong>r remonter dans les plus hautes antiquités, p<strong>ou</strong>r examiner, peser, confronter les prophéties, lesrévélations, les faits, t<strong>ou</strong>s les monuments de foi proposés dans t<strong>ou</strong>s les pays du monde, p<strong>ou</strong>r en assignerles temps, les lieux, les auteurs, les occasions! Quelle justesse de critique m'est nécessaire p<strong>ou</strong>rdistinguer les pièces authentiques des pièces supposées; p<strong>ou</strong>r comparer les objections aux réponses, lestraductions aux originaux; p<strong>ou</strong>r juger de l'impartialité des témoins, de leur bon sens, de leurs lumières;p<strong>ou</strong>r savoir si l'on n'a rien supprimé, rien aj<strong>ou</strong>té, rien transposé, changé, falsifié; p<strong>ou</strong>r lever lescontradictions qui restent, p<strong>ou</strong>r juger quel poids doit avoir le silence des adversaires dans les faitsallégués contre eux; si ces allégations leur ont été connues; s'ils en ont fait assez de cas p<strong>ou</strong>r daigner yrépondre; si les livres étaient assez communs p<strong>ou</strong>r que les nôtres leur parvinssent; si n<strong>ou</strong>s avons été


175d'assez bonne foi p<strong>ou</strong>r donner c<strong>ou</strong>rs aux leurs parmi n<strong>ou</strong>s, et p<strong>ou</strong>r y laisser leurs plus fortes objectionstelles qu'ils les avaient faites.T<strong>ou</strong>s ces monuments reconnus p<strong>ou</strong>r incontestables, il faut passer ensuite aux preuves de la mission deleurs auteurs; il faut bien savoir les lois des sorts, les probabilités éventives, p<strong>ou</strong>r juger quelle prédictionne peut s'accomplir sans miracle; le génie des langues originales p<strong>ou</strong>r distinguer ce qui est prédictiondans ces langues, et ce qui n'est que figure oratoire; quels faits sont dans l'ordre de la nature, et quelsautres faits n'y sont pas; p<strong>ou</strong>r dire jusqu'à quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des simples,peut étonner même les gens éclairés; chercher de quelle espèce doit être un prodige, et quelleauthenticité il doit avoir, non seulement p<strong>ou</strong>r être cru, mais p<strong>ou</strong>r qu'on soit punissable d'en d<strong>ou</strong>ter;comparer les preuves des vrais et des faux prodiges, et tr<strong>ou</strong>ver les règles sûres p<strong>ou</strong>r les discerner; direenfin p<strong>ou</strong>rquoi Dieu choisit, p<strong>ou</strong>r attester sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si grand besoind'attestation, comme s'il se j<strong>ou</strong>ait de la crédulité des hommes, et qu'il évitât à dessein les vrais moyens deles persuader.Supposons que la majesté divine daigne s'abaisser assez p<strong>ou</strong>r rendre un homme l'organe de sesvolontés sacrées; est-il raisonnable, est-il juste d'exiger que t<strong>ou</strong>t le genre humain obéisse à la voix de ceministre sans le lui faire connaître p<strong>ou</strong>r tel? Y a-t-il de l'équité à ne lui donner, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes lettres decréance, que quelques signes particulier faits devant peu de gens obscurs, et dont t<strong>ou</strong>t le reste deshommes ne saura jamais rien que par <strong>ou</strong>ï-dire? Par t<strong>ou</strong>s les pays du monde, si l'on tenait p<strong>ou</strong>r vrais t<strong>ou</strong>sles prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque secte serait la bonne; il y aurait plus deprodiges que d'événements naturels; et le plus grand de t<strong>ou</strong>s les miracles serait que là où il y a desfanatiques persécutés, il n'y eût point de miracles. C'est l'ordre inaltérable de la nature qui montre lemieux la sage main qui la régit; s'il arrivait beauc<strong>ou</strong>p d'exceptions, je ne saurais plus qu'en penser; et p<strong>ou</strong>rmoi, je crois trop en Dieu p<strong>ou</strong>r croire à tant de miracles si peu dignes de lui.Qu'un homme vienne n<strong>ou</strong>s tenir ce langage: Mortels, je v<strong>ou</strong>s annonce la volonté du Très-Haut;reconnaissez à ma voix celui qui m'envoie; j'ordonne au soleil de changer sa c<strong>ou</strong>rse, aux étoiles de formerun autre arrangement, aux montagnes de s'aplanir, aux flots de s'élever, à la terre de prendre un autreaspect. A ces merveilles, qui ne reconnaîtra pas à l'instant le maître de la nature! Elle n'obéit point auximposteurs; leurs miracles se font dans des carref<strong>ou</strong>rs, dans des déserts, dans des chambres; et c'est làqu'ils ont bon marché d'un petit nombre de spectateurs déjà disposés à t<strong>ou</strong>t croire. Qui est-ce qui m'oseradire combien il faut de témoins oculaires p<strong>ou</strong>r rendre un prodige digne de foi? Si vos miracles, faits p<strong>ou</strong>rpr<strong>ou</strong>ver votre doctrine, ont eux-mêmes besoin d'être pr<strong>ou</strong>vés, de quoi servent-ils? autant valait n'en pointfaire.Reste enfin l'examen le plus important dans la doctrine annoncée; car, puisque ceux qui disent que Dieufait ici-bas des miracles prétendent que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieuxattestés, n<strong>ou</strong>s ne sommes pas plus avancés qu'auparavant; et puisque les magiciens de Pharaon osaient,en présence même de Moïse, faire les mêmes signes qu'il faisait par l'ordre exprès de Dieu, p<strong>ou</strong>rquoi,dans son absence, n'eussent-ils pas, aux mêmes titres, prétendu la même autorité? Ainsi donc, aprèsavoir pr<strong>ou</strong>vé la doctrine par le miracle, il faut pr<strong>ou</strong>ver le miracle par la doctrine, de peur de prendrel'oeuvre du démon p<strong>ou</strong>r l'oeuvre de Dieu. Que pensez-v<strong>ou</strong>s de ce diallèle?Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacré caractère de la Divinité; non seulement elle doit n<strong>ou</strong>séclaircir les idées confuses que le raisonnement en trace dans notre esprit, mais elle doit aussi n<strong>ou</strong>sproposer un culte, une morale et des maximes convenables aux attributs par lesquels seuls n<strong>ou</strong>sconcevons son essence. Si donc elle ne n<strong>ou</strong>s apprenait que des choses absurdes et sans raison, si ellene n<strong>ou</strong>s inspirait que des sentiments d'aversion p<strong>ou</strong>r nos semblables et de frayeur p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s-mêmes, sielle ne n<strong>ou</strong>s peignait qu'un Dieu colère, jal<strong>ou</strong>x, vengeur, partial, haïssant les hommes, un Dieu de laguerre et des combats, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêt à détruire et f<strong>ou</strong>droyer, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs parlant de t<strong>ou</strong>rments, de peines, etse vantant de punir même les innocents, mon coeur ne serait point attiré vers ce Dieu terrible, et je megarderais de quitter la religion naturelle p<strong>ou</strong>r embrasser celle-là; car v<strong>ou</strong>s voyez bien qu'il faudraitnécessairement opter. Votre Dieu n'est pas le nôtre, dirais-je à ses sectateurs. Celui qui commence parse choisir un seul peuple et proscrire le reste du genre humain, n'est pas le père commun des hommes;


176celui qui destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures n'est pas le Dieu clément etbon que ma raison m'a montré.A l'égard des dogmes, elle me dit qu'ils doivent être clairs, lumineux, frappants par leur évidence. Si lareligion naturelle est insuffisante, c'est par l'obscurité qu'elle laisse dans les grandes vérités qu'elle n<strong>ou</strong>senseigne: c'est à la révélation de n<strong>ou</strong>s enseigner ces vérités d'une manière sensible à l'esprit de l'homme,de les mettre à sa portée, de les lui faire concevoir, afin qu'il les croie. La foi s'assure et s'affermit parl'entendement; la meilleure de t<strong>ou</strong>tes les religions est infailliblement la plus claire: celui qui charge demystères, de contradictions le culte qu'il me prêche, m'apprend par cela même à m'en défier. Le Dieu quej'adore n'est point un Dieu de ténèbres, il ne m'a point d<strong>ou</strong>é d'un entendement p<strong>ou</strong>r m'en interdire l'usage:me dire de s<strong>ou</strong>mettre ma raison, c'est <strong>ou</strong>trager son auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise point maraison, il l'éclaire.N<strong>ou</strong>s avons mis à part t<strong>ou</strong>te autorité humaine; et, sans elle, je ne saurais voir comment un homme enpeut convaincre un autre en lui prêchant une doctrine déraisonnable. Mettons un moment ces deuxhommes aux prises, et cherchons ce qu'ils p<strong>ou</strong>rront se dire dans cette âpreté de langage ordinaire auxdeux partis.L'inspiréLa raison v<strong>ou</strong>s apprend que le t<strong>ou</strong>t est plus grand que sa partie; mais moi je v<strong>ou</strong>s apprends, de la part deDieu, que c'est la partie qui est plus grande que le t<strong>ou</strong>t.Le raisonneurEt qui êtes-v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r m'oser dire que Dieu se contredit? et à qui croirai-je par préférence, de lui quim'apprend par la raison les vérités éternelles, <strong>ou</strong> de v<strong>ou</strong>s qui m'annoncez de sa part une absurdité?L'inspiréA moi, car mon instruction est plus positive; et je vais v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>ver invinciblement que c'est lui quim'envoie.Le raisonneurComment? v<strong>ou</strong>s me pr<strong>ou</strong>verez que c'est Dieu qui v<strong>ou</strong>s envoie déposer contre lui? Et de quel genre serontvos preuves p<strong>ou</strong>r me convaincre qu'il est plus certain que Dieu me parle par votre b<strong>ou</strong>che que parl'entendement qu'il m'a donné?L'inspiréL'entendement qu'il v<strong>ou</strong>s a donné! Homme petit et vain! comme si v<strong>ou</strong>s étiez le premier impie qui s'égaredans sa raison corrompue par le péché!Le raisonneurHomme de Dieu, v<strong>ou</strong>s ne seriez pas non plus le premier f<strong>ou</strong>rbe qui donne son arrogance p<strong>ou</strong>r preuve desa mission.L'inspiréQuoi! les philosophes disent aussi des injures!


177Le raisonneurQuelquefois, quand les saints leur en donnent l'exemple.L'inspiréOh! moi, j'ai le droit d'en dire, je parle de la part de Dieu.Le raisonneurIl serait bon de montrer vos titres avant d'user de vos privilèges.L'inspiréMes titres sont authentiques, la terre et les cieux déposeront p<strong>ou</strong>r moi Suivez bien mes raisonnements jev<strong>ou</strong>s prie.Le raisonneurVos raisonnements! v<strong>ou</strong>s n'y pensez pas. M'apprendre que ma raison me trompe, n'est-ce pas réfuter cequ'elle m'aura dit p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s? Quiconque veut récuser la raison doit convaincre sans servir d'elle. Car,supposons qu'en raisonnant v<strong>ou</strong>s m'ayez convaincu; comment saurai-je si ce n'est point ma raisoncorrompue par le péché qui me fait acquiescer à ce que v<strong>ou</strong>s me dites? D'ailleurs, quelle preuve, quelledémonstration p<strong>ou</strong>rrez-v<strong>ou</strong>s jamais employer plus évidente que l'axiome qu'elle doit détruire? Il est t<strong>ou</strong>taussi croyable qu'un bon syllogisme est un mensonge, qu'il l'est que la partie est plus grande que le t<strong>ou</strong>t.L'inspiréQuelle différence! Mes preuves sont sans réplique; elles sont d'un ordre surnaturel.Le raisonneurSurnaturel! Que signifie ce mot? Je ne l'entends pas.L'inspiré<strong>De</strong>s changements dans l'ordre de la nature, des prophéties, des miracles, des prodiges de t<strong>ou</strong>te espèce.Le raisonneur<strong>De</strong>s prodiges! des miracles! Je n'ai jamais rien vu de t<strong>ou</strong>t cela.L'inspiréD'autres l'ont vu p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s. <strong>De</strong>s nuées de témoins... le témoignage des peuples...Le raisonneurLe témoignage des peuples est-il d'un ordre surnaturel?L'inspiré


178Non; mais quand il est unanime, il est incontestable.Le raisonneurIl n'y a rien de plus incontestable que les principes de la raison, et l'on ne peut autoriser une absurdité surle témoignage des hommes. Encore une fois, voyons des preuves surnaturelles, car l'attestation du genrehumain n'en est pas une.L'inspiréO coeur endurci! la grâce ne v<strong>ou</strong>s parle point.Le raisonneurCe n'est pas ma faute; car, selon v<strong>ou</strong>s, il faut avoir déjà reçu la grâce p<strong>ou</strong>r savoir la demander.Commencez donc à me parler au lieu d'elle.L'inspiréAh! c'est ce que je fais, et v<strong>ou</strong>s ne m'éc<strong>ou</strong>tez pas. Mais que dites-v<strong>ou</strong>s des prophéties?Le raisonneurJe dis premièrement que je n'ai pas plus entendu de prophéties que je n'ai vu de miracles. Je dis de plusqu'aucune prophétie ne saurait faire autorité p<strong>ou</strong>r moi.L'inspiréSatellite du démon! et p<strong>ou</strong>rquoi les prophéties ne font-elles pas autorité p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s?Le raisonneurParce que, p<strong>ou</strong>r qu'elles la fissent, il faudrait trois choses dont le conc<strong>ou</strong>rs est impossible; savoir quej'eusse été témoin de la prophétie, que je fusse témoin de l'événement, et qu'il me fût démontré que cetévénement n'a pu cadrer fortuitement avec la prophétie; car, fût-elle plus précise, plus claire, pluslumineuse qu'un axiome de géométrie, puisque la clarté d'une prédiction faite au hasard n'en rend pasl'accomplissement impossible, cet accomplissement, quand il a lieu, ne pr<strong>ou</strong>ve rien à la rigueur p<strong>ou</strong>r celuiqui l'a prédit.Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues preuves surnaturelles, vos miracles, vos prophéties. Acroire t<strong>ou</strong>t cela sur la foi d'autrui, et à s<strong>ou</strong>mettre à l'autorité des hommes l'autorité de Dieu parlant à maraison. Si les vérités éternelles que mon esprit conçoit p<strong>ou</strong>vaient s<strong>ou</strong>ffrir quelque atteinte, il n'y aurait plusp<strong>ou</strong>r moi nulle espèce de certitude; et, loin d'être sûr que v<strong>ou</strong>s me parlez de la part de Dieu, je ne seraispas même assuré qu'il existe.Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce n'est pas t<strong>ou</strong>t. Parmi tant de religions diverses qui seproscrivent et s'excluent mutuellement, une seule est la bonne, si tant est qu'une le soit. P<strong>ou</strong>r lareconnaître il ne suffit pas d'en examiner une, il faut les examiner t<strong>ou</strong>tes; et, dans quelque matière que cesoit, on ne doit pas condamner sans entendre; il faut comparer les objections aux preuves; il faut savoir ceque chacun oppose aux autres, et ce qu'il leur répond. Plus un sentiment n<strong>ou</strong>s paraît démontré, plus n<strong>ou</strong>sdevons chercher sur quoi tant d'hommes se fondent p<strong>ou</strong>r ne pas le tr<strong>ou</strong>ver tel. Il faudrait être bien simplep<strong>ou</strong>r croire qu'il suffit d'entendre les docteurs de son parti p<strong>ou</strong>r s'instruire des raisons du parti contraire.Où sont les théologiens qui se piquent de bonne foi? Où sont ceux qui, p<strong>ou</strong>r réfuter les raisons de leurs


179adversaires, ne commencent pas par les affaiblir? Chacun brille dans son parti: mais tel au milieu dessiens est t<strong>ou</strong>t fier de ses preuves qui ferait un fort sot personnage avec ces mêmes preuves parmi desgens d'un autre parti. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s instruire dans les livres; quelle érudition il faut acquérir! que de languesil faut apprendre! que de bibliothèques il faut feuilleter! quelle immense lecture il faut faire! Qui me guideradans le choix? Difficilement tr<strong>ou</strong>vera-t-on dans un pays les meilleurs livres du parti contraire, à plus forteraison ceux de t<strong>ou</strong>s les partis: quand on les tr<strong>ou</strong>verait, ils seraient bientôt réfutés. L'absent a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tort,et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent aisément les bonnes exposées avec mépris.D'ailleurs s<strong>ou</strong>vent rien n'est plus trompeur que les livres et ne rend moins fidèlement les sentiments deceux qui les ont écrits. Quand v<strong>ou</strong>s avez v<strong>ou</strong>lu juger de la foi catholique sur le livre de Bossuet, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>sêtes tr<strong>ou</strong>vé loin de compte après avoir vécu parmi n<strong>ou</strong>s. V<strong>ou</strong>s avez vu que la doctrine avec laquelle onrépond aux protestants n'est point celle qu'on enseigne au peuple, et que le livre de Bossuet neressemble guère aux instructions du prône. P<strong>ou</strong>r bien juger d'une religion, il ne faut pas l'étudier dans leslivres de ses sectateurs, il faut aller l'apprendre chez eux; cela est fort différent. Chacun a ses traditions,son sens, ses c<strong>ou</strong>tumes, ses préjugés, qui font l'esprit de sa croyance, et qu'il y faut joindre p<strong>ou</strong>r en juger.Combien de grands peuples n'impriment point de livres et ne lisent pas les nôtres! Comment jugeront-ilsde nos opinions? comment jugerons-n<strong>ou</strong>s des leurs? N<strong>ou</strong>s les raillons, ils n<strong>ou</strong>s méprisent, et, si nosvoyageurs les t<strong>ou</strong>rnent en ridicule, il ne leur manque, p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s le rendre, que de voyager parmi n<strong>ou</strong>s.Dans quel pays n'y a-t-il pas des gens sensés, des gens de bonne foi, d'honnêtes gens amis de la vérité,qui, p<strong>ou</strong>r la professer, ne cherchent qu'à la connaître? Cependant chacun la voit dans son culte, et tr<strong>ou</strong>veabsurdes les cultes des autres nations: donc ces cultes étrangers ne sont pas si extravagants qu'ils n<strong>ou</strong>ssemblent, <strong>ou</strong> la raison que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons dans les nôtres ne pr<strong>ou</strong>ve rien.N<strong>ou</strong>s avons trois principales religions en Europe. L'une admet une seule révélation, l'autre en admetdeux, l'autre en admet trois. Chacune déteste, maudit les autres, les accuse d'aveuglement,d'endurcissement, d'opiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre elles, s'il n'apremièrement bien pesé leurs preuves, bien éc<strong>ou</strong>té leurs raisons? Celle qui n'admet qu'une révélation estla plus ancienne, et paraît la plus sûre; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paraît la plusconséquente; celle qui en admet deux, et rejette la troisième, peut bien être la meilleure, mais elle acertainement t<strong>ou</strong>s les préjugés contre elle, l'inconséquence saute aux yeux.Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui lessuivent. Les Juifs n'entendent plus l'hébreu, les Chrétiens n'entendent ni l'hébreu ni le grec; les Turcs niles Persans n'entendent point l'arabe; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue deMahomet. Ne voilà-t-il pas une manière bien simple d'instruire les hommes, de leur parler t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs unelangue qu'ils n'entendent point? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse! Qui m'assurera que ceslivres sont fidèlement traduits, qu'il est même possible qu'ils le soient? Et quand Dieu fait tant que deparler aux hommes, p<strong>ou</strong>rquoi faut-il qu'il ait besoin d'interprète?Je ne concevrai jamais que ce que t<strong>ou</strong>t homme est obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et quecelui qui n'est à portée ni de ces livres, ni de gens qui les entendent soit puni d'une ignorance involontaire.T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des livres! quelle manie! Parce que l'Europe est pleine de livres, les Européens les regardentcomme indispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on n'en a jamais vu. T<strong>ou</strong>s leslivres n'ont-ils pas été écrits par des hommes? Comment donc l'homme en aurait-il besoin p<strong>ou</strong>r connaîtreses devoirs? Et quels moyens avait-il de les connaître avant que ces livres fussent faits? Ou il apprendrases devoirs de lui-même, <strong>ou</strong> il est dispensé de les savoir.Nos catholiques font grand bruit de l'autorité de l'Eglise; mais que gagnent-ils à cela, s'il leur faut un aussigrand appareil de preuves p<strong>ou</strong>r établir cette autorité, qu'aux autres sectes p<strong>ou</strong>r établir directement leurdoctrine? L'Eglise décide que l'Eglise a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien pr<strong>ou</strong>vée?Sortez de là, v<strong>ou</strong>s rentrez dans t<strong>ou</strong>tes nos discussions.Connaissez-v<strong>ou</strong>s beauc<strong>ou</strong>p de chrétiens qui aient pris la peine d'examiner avec soin ce que le judaïsmeallègue contre eux? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, c'est dans les livres des chrétiens. Bonnemanière de s'instruire des raisons de leurs adversaires! Mais comment faire? Si quelqu'un osait publier


180parmi n<strong>ou</strong>s des livres où l'on favoriserait <strong>ou</strong>vertement le judaïsme, n<strong>ou</strong>s punirions l'auteur, l'éditeur, lelibraire. Cette police est commode et sûre, p<strong>ou</strong>r avoir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs raison. Il y a plaisir à réfuter des gens quin'osent parler.Ceux d'entre n<strong>ou</strong>s qui sont à portée de converser avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Lesmalheureux se sentent à notre discrétion; la tyrannie qu'on exerce envers eux les rend craintifs; ils saventcombien peu l'injustice et la cruauté coûtent à la charité chrétienne: qu'oseront-ils dire sans s'exposer àn<strong>ou</strong>s faire crier au blasphème? L'avidité n<strong>ou</strong>s donne du zèle, et ils sont trop riches p<strong>ou</strong>r n'avoir pas tort.Les plus savants, les plus éclairés sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les plus circonspects. V<strong>ou</strong>s convertirez quelquemisérable, payé p<strong>ou</strong>r calomnier sa secte; v<strong>ou</strong>s ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>sflatter; v<strong>ou</strong>s triompherez de leur ignorance <strong>ou</strong> de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs s<strong>ou</strong>riront ensilence de votre ineptie. Mais croyez-v<strong>ou</strong>s que dans des lieux où ils se sentiraient en sûreté l'on eût aussibon marché d'eux? En Sorbonne, il est clair comme le j<strong>ou</strong>r que les prédictions du Messie se rapportent àJésus-Christ. Chez les rabbins d'Amsterdam, il est t<strong>ou</strong>t aussi clair qu'elles n'y ont pas le moindre rapport.Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu'ils n'aient un Etat libre, des écoles, desuniversités, où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons savoir ce qu'ilsont à dire.A Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais n<strong>ou</strong>s n'osons dire les nôtres; là c'est notre t<strong>ou</strong>r deramper. Si les Turcs exigent de n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r Mahomet, auquel n<strong>ou</strong>s ne croyons point, le même respect quen<strong>ou</strong>s exigeons p<strong>ou</strong>r Jésus-Christ des Juifs qui n'y croient pas davantage, les Turcs ont-ils tort? avonsn<strong>ou</strong>sraison? sur quel principe équitable rés<strong>ou</strong>drons-n<strong>ou</strong>s cette question?Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni Mahométans, ni Chrétiens; et combien de millionsd'hommes n'ont jamais <strong>ou</strong>ï parler de Moïse, de Jésus-Christ, ni de Mahomet! On le nie; on s<strong>ou</strong>tient quenos missionnaires vont part<strong>ou</strong>t. Cela est bientôt dit. Mais vont-ils dans le coeur de l'Afrique encoreinconnue, et où jamais Européen n'a pénétré jusqu'à présent? Vont-ils dans la Tartarie méditerranéesuivre à cheval les hordes ambulantes, dont jamais étranger n'approche, et qui, loin d'avoir <strong>ou</strong>ï parler dupape, connaissent à peine le grand lama? Vont-ils dans les continents immenses de l'Amérique, où desnations entières ne savent pas encore que des peuples d'un autre monde ont mis les pieds dans le leur?Vont-ils au Japon, dont leurs manoeuvres les ont fait chasser p<strong>ou</strong>r jamais, et où leurs prédécesseurs nesont connus des générations qui naissent que comme des intrigants rusés, venus un zèle hypocrite p<strong>ou</strong>rs'emparer d<strong>ou</strong>cement de l'empire? Vont-ils dans les harems des princes de l'Asie annoncer l'Evangile àdes milliers de pauvres esclaves? Qu'ont fait les femmes de cette partie du monde p<strong>ou</strong>r qu'aucunmissionnaire ne puisse leur prêcher la foi? Iront-elles t<strong>ou</strong>tes en enfer p<strong>ou</strong>r avoir été recluses?Quand il serait vrai que l'Evangile est annoncé par t<strong>ou</strong>te la terre, qu'y gagnerait-on? la veille du j<strong>ou</strong>r que lepremier missionnaire est arrivé dans un pays, il y est sûrement mort quelqu'un qui n'a pu l'entendre. Or,dites-moi ce que n<strong>ou</strong>s ferons de ce quelqu'un-là. N'y eût-il dans t<strong>ou</strong>t l'univers qu'un seul homme à qui l'onn'aurait jamais prêché Jésus-Christ, l'objection serait aussi forte p<strong>ou</strong>r ce seul homme que p<strong>ou</strong>r le quart dugenre humain.Quand les ministres de l'Evangile se sont fait entendre aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu'on pûtraisonnablement admettre sur leur parole, et qui ne demandât pas la plus exacte vérification? V<strong>ou</strong>sm'annoncez un Dieu né et mort il y a deux mille ans, à l'autre extrémité du monde, dans je ne sais quellepetite ville, et v<strong>ou</strong>s me dites que t<strong>ou</strong>s ceux qui n'auront point cru à ce mystère seront damnés. Voilà deschoses bien étranges p<strong>ou</strong>r les croire si vite sur la seule autorité d'un homme que je ne connais point!P<strong>ou</strong>rquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi les événements dont il v<strong>ou</strong>lait m'obliger d'être instruit?Est-ce un crime d'ignorer ce qui se passe aux antipodes? Puis-je deviner qu'il y a eu dans un autrehémisphère un peuple hébreu et une ville de Jérusalem? Autant vaudrait m'obliger de savoir ce qui se faitdans la lune. V<strong>ou</strong>s venez, dites-v<strong>ou</strong>s, me l'apprendre; mais p<strong>ou</strong>rquoi n'êtes-v<strong>ou</strong>s pas venu l'apprendre àmon père? <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>rquoi damnez-v<strong>ou</strong>s ce bon vieillard p<strong>ou</strong>r n'en avoir jamais rien su? Doit-il êtreéternellement puni de votre paresse, lui qui était si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité?Soyez de bonne foi, puis mettez-v<strong>ou</strong>s à ma place: voyez si je dois, sur votre seul témoignage, croiret<strong>ou</strong>tes les choses incroyables que v<strong>ou</strong>s me dites, et concilier tant d'injustices avec le Dieu juste que v<strong>ou</strong>s


181m'annoncez. Laissez-moi, de grâce, aller voir ce pays lointain où s'opérèrent tant de merveilles in<strong>ou</strong>ïesdans celui-ci, que j'aille savoir p<strong>ou</strong>rquoi les habitants de cette Jérusalem ont traité Dieu comme unbrigand. Ils ne l'ont pas, dites-v<strong>ou</strong>s, reconnu p<strong>ou</strong>r Dieu. Que ferai-je donc, moi qui n'en ai jamais entenduparler que par v<strong>ou</strong>s? V<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>tez qu'ils ont été punis, dispersés, opprimés, asservis, qu'aucun d'euxn'approche plus de la même ville. Assurément ils ont bien mérité t<strong>ou</strong>t cela; mais les habitantsd'auj<strong>ou</strong>rd'hui, que disent-ils du déicide de leurs prédécesseurs? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas nonplus Dieu p<strong>ou</strong>r Dieu. Autant valait donc laisser les enfants des autres.Quoi! dans cette même ville où Dieu est mort, les anciens ni les n<strong>ou</strong>veaux habitants ne l'ont pointreconnu, et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez que je le reconnaisse, moi qui suis né deux mille ans après à deux mille lieues delà! Ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas qu'avant que j'aj<strong>ou</strong>te foi à ce livre que v<strong>ou</strong>s appelez sacré, et auquel je necomprends rien, je dois savoir par d'autres que v<strong>ou</strong>s quand et par qui il a été fait, comment il s'estconservé, comment il v<strong>ou</strong>s est parvenu, ce que disent dans le pays, p<strong>ou</strong>r leurs raisons, ceux qui lerejettent, quoiqu'ils sachent aussi bien que v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s m'apprenez? V<strong>ou</strong>s sentez bien qu'il fautnécessairement que j'aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner t<strong>ou</strong>t par moi-même: il faudrait queje fusse f<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>ter avant ce temps-là.Non seulement ce disc<strong>ou</strong>rs me paraît raisonnable, mais je s<strong>ou</strong>tiens que t<strong>ou</strong>t homme sensé doit, en pareilcas, parler ainsi et renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la vérification des preuves, veut sedépêcher de l'instruire et de le baptiser. Or, je s<strong>ou</strong>tiens qu'il n'y a pas de révélation contre laquelle lesmêmes objections n'aient autant et plus de force que contre le christianisme. D'où il suit que s'il n'y aqu'une religion véritable, et que t<strong>ou</strong>t homme soit obligé de la suivre s<strong>ou</strong>s peine de damnation, il fautpasser sa vie à les étudier t<strong>ou</strong>tes, à les approfondir, à les comparer, à parc<strong>ou</strong>rir les pays où elles sontétablies. Nul n'est exempt du premier devoir de l'homme, nul n'a droit de se fier au jugement d'autrui.L'artisan qui ne vit que de son travail, le lab<strong>ou</strong>reur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate et timide,l'infirme qui peut à peine sortir de son lit, t<strong>ou</strong>s, sans exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager,parc<strong>ou</strong>rir le monde: il n'y aura plus de peuple fixe et stable; la terre entière ne sera c<strong>ou</strong>verte que depèlerins allant à grands frais, et avec de longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-mêmes lescultes divers qu'on y suit. Alors, adieu les métiers, les arts, les sciences humaines, et t<strong>ou</strong>tes lesoccupations civiles: il ne peut plus y avoir d'autre étude que celle de la religion: à grand'peine celui quiaura j<strong>ou</strong>i de la santé la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plusd'années, saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s'en tenir; et ce sera beauc<strong>ou</strong>p s'il apprend avant sa mortdans quel culte il aurait dû vivre.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s mitiger cette méthode, et donner la moindre prise à l'autorité des hommes? A l'instant v<strong>ou</strong>slui rendez t<strong>ou</strong>t; et si le fils d'un Chrétien fait bien de suivre, sans un examen profond et impartial, lareligion de son père, p<strong>ou</strong>rquoi le fils d'un Turc ferait-il mal de suivre de même la religion du sien? Je défiet<strong>ou</strong>s les intolérants de répondre à cela rien qui contente un homme sensé.Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu injuste, et punir les innocents du péché de leurpère, que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent d'affaire en envoyant obligeamment unange instruire quiconque, dans une ignorance invincible, aurait vécu moralement bien. La belle inventionque cet ange! Non contents de n<strong>ou</strong>s asservir à leurs machines, ils mettent Dieu lui-même dans lanécessité d'en employer.Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent l'orgueil et l'intolérance, quand chacun veut abonder dans sonsens, et croire avoir raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends à témoin ce Dieu de paixque j'adore et que je v<strong>ou</strong>s annonce, que t<strong>ou</strong>tes mes recherches ont été sincères; mais voyant qu'ellesétaient, qu'elles seraient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sans succès, et que je m'abîmais dans un océan sans rives, je suisrevenu sur mes pas, et j'ai resserré ma foi dans mes notions primitives. Je n'ai jamais pu croire que Dieum'ordonnât, s<strong>ou</strong>s peine de l'enfer, d'être savant. J'ai donc refermé t<strong>ou</strong>s les livres. Il en est un seul <strong>ou</strong>vert àt<strong>ou</strong>s les yeux, c'est celui de la nature. C'est dans ce grand et sublime livre que j'apprends à servir etadorer son divin auteur. Nul n'est excusable de n'y pas lire, parce qu'il parle à t<strong>ou</strong>s les hommes unelangue intelligible à t<strong>ou</strong>s les esprits. Quand je serais né dans une île déserte, quand je n'aurais point vud'autre homme que moi, quand je n'aurais jamais appris ce qui s'est fait anciennement dans un coin du


182monde; si j'exerce ma raison, si je la cultive, si j'use bien des facultés immédiates que Dieu me donne,j'apprendrai de moi-même à le connaître, à l'aimer, à aimer ses oeuvres, à v<strong>ou</strong>loir le bien qu'il veut, et àremplir p<strong>ou</strong>r lui plaire t<strong>ou</strong>s mes devoirs sur la terre. Qu'est-ce que t<strong>ou</strong>t le savoir des hommes m'apprendrade plus?A l'égard de la révélation, si j'étais meilleur raisonneur <strong>ou</strong> mieux instruit, peut-être sentirais-je sa vérité,son utilité p<strong>ou</strong>r ceux qui ont le bonheur de la reconnaître; mais si je vois en sa faveur des preuves que jene puis combattre, je vois aussi contre elle des objections que je ne puis rés<strong>ou</strong>dre. Il y a tant de raisonssolides p<strong>ou</strong>r et contre, que, ne sachant à quoi me déterminer, je ne l'admets ni ne la rejette; je rejetteseulement l'obligation de la reconnaître, parce que cette obligation prétendue est incompatible avec lajustice de Dieu, et que, loin de lever par là les obstacles au salut, il les eût multipliés, il les eût rendusinsurmontables p<strong>ou</strong>r la grande partie du genre humain. A cela près, je reste sur ce point dans un d<strong>ou</strong>terespectueux. Je n'ai pas la présomption de me croire infaillible: d'autres hommes ont pu décider ce qui mesemble indécis; je raisonne p<strong>ou</strong>r moi et non pas p<strong>ou</strong>r eux; je ne les blâme ni ne les imite: leur jugementpeut être meilleur que le mien; mais il n'y a pas de ma faute si ce n'est pas le mien.Je v<strong>ou</strong>s av<strong>ou</strong>e aussi que la majesté des Ecritures m'étonne, que la sainteté de l'Evangile parle à moncoeur. Voyez les livres des philosophes avec t<strong>ou</strong>te leur pompe: qu'ils sont petits près de celui-là! Se peutilqu'un livre à la fois si sublime et si simple soit l'<strong>ou</strong>vrage des hommes? Se peut-il que celui dont il faitl'histoire ne soit qu'un homme lui-même? Est-ce là le ton d'un enth<strong>ou</strong>siaste <strong>ou</strong> d'un ambitieux sectaire?Quelle d<strong>ou</strong>ceur, quelle pureté dans ses moeurs! quelle grâce t<strong>ou</strong>chante dans ses instructions! quelleélévation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans ses disc<strong>ou</strong>rs! quelle présence d'esprit, quellefinesse et quelle justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions! Où est l'homme, où est lesage qui sait agir, s<strong>ou</strong>ffrir et m<strong>ou</strong>rir sans faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son justeimaginaire c<strong>ou</strong>vert de t<strong>ou</strong>t l'opprobre du crime, et digne de t<strong>ou</strong>s les prix de la vertu, il peint trait p<strong>ou</strong>r traitJésus-Christ: la ressemblance est si frappante, que t<strong>ou</strong>s les Pères l'ont sentie, et qu'il n'est pas possiblede s'y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir p<strong>ou</strong>r oser comparer le fils deSophronisque au fils de Marie? Quelle distance de l'un à l'autre! Socrate, m<strong>ou</strong>rant sans d<strong>ou</strong>leur, sansignominie, s<strong>ou</strong>tint aisément jusqu'au b<strong>ou</strong>t son personnage; et si cette facile mort n'eût honoré sa vie, ond<strong>ou</strong>terait si Socrate, avec t<strong>ou</strong>t son esprit, fut autre chose qu'un sophiste. Il inventa, dit-on, la morale;d'autres avant lui l'avaient mise en pratique; il ne fit que dire ce qu'ils avaient fait, il ne fit que mettre enleçons leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrate eût dit ce que c'était que justice;Léonidas était mort p<strong>ou</strong>r son pays avant que Socrate eût fait un devoir d'aimer la patrie; Sparte était sobreavant que Socrate eût l<strong>ou</strong>é la sobriété; avant qu'il eût défini la vertu, la Grèce abondait en hommesvertueux.Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons etl'exemple? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre; et la simplicité desplus héroïques vertus honora le plus vil de t<strong>ou</strong>s les peuples. La mort de Socrate, philosophanttranquillement avec ses amis, est la plus d<strong>ou</strong>ce qu'on puisse désirer; celle de Jésus expirant dans lest<strong>ou</strong>rments, injurié, raillé, maudit de t<strong>ou</strong>t un peuple, est la plus horrible qu'on puisse craindre. Socrateprenant la c<strong>ou</strong>pe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus, au milieu d'un suppliceaffreux, prie p<strong>ou</strong>r ses b<strong>ou</strong>rreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et lamort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-n<strong>ou</strong>s que l'histoire de l'Evangile est inventée à plaisir? Mon ami, cen'est pas ainsi qu'on invente; et les faits de Socrate, dont personne ne d<strong>ou</strong>te, sont moins attestés queceux de Jésus-Christ. Au fond c'est reculer la difficulté sans la détruire; il serait plus inconcevable queplusieurs hommes d'accord eussent fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait f<strong>ou</strong>rni le sujet. Jamaisles auteurs juifs n'eussent tr<strong>ou</strong>vé ni ce ton ni cette morale; et l'Evangile a des caractères de vérité sigrands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros. Avect<strong>ou</strong>t cela, ce même Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu'ilest impossible à t<strong>ou</strong>t homme sensé de concevoir ni d'admettre. Que faire au milieu de t<strong>ou</strong>tes cescontradictions? Etre t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs modeste et circonspect, mon enfant; respecter en silence ce qu'on ne sauraitni rejeter, ni comprendre, et s'humilier devant le grand Etre qui seul sait la vérité.


183Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté; mais ce scepticisme ne m'est nullement pénible, parcequ'il ne s'étend pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de t<strong>ou</strong>smes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon coeur. Je ne cherche à savoir que ce qui importe àma conduite. Quant aux dogmes qui n'influent ni sur les actions ni sur la morale, et dont tant de gens set<strong>ou</strong>rmentent, je ne m'en mets nullement en peine. Je regarde t<strong>ou</strong>tes les religions particulières commeautant d'institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière uniforme d'honorer Dieu parun culte public, et qui peuvent t<strong>ou</strong>tes avoir leurs raisons dans le climat, dans le g<strong>ou</strong>vernement, dans legénie du peuple, <strong>ou</strong> dans quelque autre cause locale qui rend l'une préférable à l'autre, selon les temps etles lieux. Je les crois t<strong>ou</strong>tes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui ducoeur. Dieu n'en rejette point l'hommage, quand il est sincère, s<strong>ou</strong>s quelque forme qu'il lui soit offert.Appelé dans celle que je professe au service de l'Eglise, j'y remplis avec t<strong>ou</strong>te l'exactitude possible lessoins qui me sont prescrits, et ma conscience me reprocherait d'y manquer volontairement en quelquepoint. Après un long interdit v<strong>ou</strong>s savez que j'obtins, par le crédit de M. de Mellarède, la permission dereprendre mes fonctions p<strong>ou</strong>r m'aider à vivre. Autrefois je disais la messe avec la légèreté qu'on met à lalongue aux choses les plus graves quand on les fait trop s<strong>ou</strong>vent; depuis mes n<strong>ou</strong>veaux principes, je lacélèbre avec plus de vénération: je me pénètre de la majesté de l'Etre suprême, de sa présence, del'insuffisance de l'esprit humain, qui conçoit si peu ce qui se rapporte à son auteur. En songeant que je luiporte les voeux du peuple s<strong>ou</strong>s une forme prescrite, je suis avec soin t<strong>ou</strong>s les rites; je réciteattentivement, je m'applique à n'omettre jamais ni le moindre mot ni la moindre cérémonie: quandj'approche du moment de la consécration, je me recueille p<strong>ou</strong>r la faire avec t<strong>ou</strong>tes les dispositionsqu'exige l'Eglise et la grandeur du sacrement; je tâche d'anéantir ma raison devant la suprêmeintelligence; je me dis: Qui es-tu p<strong>ou</strong>r mesurer la puissance infinie? Je prononce avec respect les motssacramentaux, et je donne à leur effet t<strong>ou</strong>te la foi qui dépend de moi. Quoi qu'il en soit de ce mystèreinconcevable, je ne crains pas qu'au j<strong>ou</strong>r du jugement je sois puni p<strong>ou</strong>r l'avoir jamais profané dans moncoeur.Honoré du ministère sacré, quoique dans le dernier rang, je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui me rendeindigne d'en remplir les sublimes devoirs. Je prêcherai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la vertu aux hommes, je les exhorterait<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à bien faire; et, tant que je p<strong>ou</strong>rrai, je leur en donnerai l'exemple. Il ne tiendra pas à moi de leurrendre la religion aimable; il ne tiendra pas à moi d'affermir leur foi dans les dogmes vraiment utiles et quet<strong>ou</strong>t homme est obligé de croire: mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le dogme cruel del'intolérance; que jamais je les porte à détester leur prochain, à dire à d'autres hommes: V<strong>ou</strong>s serezdamnés. Si j'étais dans un rang plus remarquable, cette réserve p<strong>ou</strong>rrait m'attirer des affaires; mais je suistrop petit p<strong>ou</strong>r avoir beauc<strong>ou</strong>p à craindre, et je ne puis guère tomber plus bas que je ne suis. Quoi qu'ilarrive, je ne blasphémerai point contre la justice divine, et ne mentirai point contre le Saint-Esprit.J'ai longtemps ambitionné l'honneur d'être curé; je l'ambitionne encore, mais je ne l'espère plus. Mon bonami, je ne tr<strong>ou</strong>ve rien de si beau que d'être curé. Un bon curé est un ministre de bonté, comme un bonmagistrat est un ministre de justice. Un curé n'a jamais de mal à faire; s'il ne peut pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs faire le bienpar lui-même, il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à sa place quand il le sollicite, et s<strong>ou</strong>vent il l'obtient quand il sait se fairerespecter. O si jamais dans nos montagnes j'avais quelque cure de bonnes gens à desservir! je seraisheureux, car il me semble que je ferais le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches, maisje partagerais leur pauvreté; j'en ôterais la flétrissure et le mépris, plus insupportable que l'indigence. Jeleur ferais aimer la concorde et l'égalité, qui chassent s<strong>ou</strong>vent la misère, et la font t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs supporter.Quand ils verraient que je ne serais en rien mieux qu'eux, et que p<strong>ou</strong>rtant je vivrais content, ilsapprendraient à se consoler de leur sort et à vivre contents comme moi. Dans mes instructions jem'attacherais moins à l'esprit de l'Eglise qu'à l'esprit de l'Evangile, où le dogme est simple et la moralesublime, où l'on voit peu de pratiques religieuses et beauc<strong>ou</strong>p d'oeuvres de charité. Avant de leurenseigner ce qu'il faut faire, je m'efforcerais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de le pratiquer afin qu'ils vissent bien t<strong>ou</strong>t ce que jeleur dis, je le pense. Si j'avais des protestants dans mon voisinage <strong>ou</strong> dans ma paroisse, je ne lesdistinguerais point de mes vrais paroissiens en t<strong>ou</strong>t ce qui tient à la charité chrétienne; je les porteraist<strong>ou</strong>s également à s'entr'aimer, à se regarder comme frères, à respecter t<strong>ou</strong>tes les religions, et à vivre enpaix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter quelqu'un de quitter celle où il est né, c'est le solliciterde mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En attendant de plus grandes lumières, gardonsl'ordre public; dans t<strong>ou</strong>t pays respectons les lois, ne tr<strong>ou</strong>blons point le culte qu'elles prescrivent; neportons point les citoyens à la désobéissance; car n<strong>ou</strong>s ne savons point certainement si c'est un bien p<strong>ou</strong>r


184eux de quitter leurs opinions p<strong>ou</strong>r d'autres, et n<strong>ou</strong>s savons très certainement que c'est un mal de désobéiraux lois.Je viens, mon jeune ami, de v<strong>ou</strong>s réciter de b<strong>ou</strong>che ma profession de foi telle que Dieu la lit dans moncoeur: v<strong>ou</strong>s êtes le premier à qui je l'aie faite; v<strong>ou</strong>s êtes le seul peut-être à qui je la ferai jamais. Tant qu'ilreste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point tr<strong>ou</strong>bler les âmes paisibles, ni alarmer lafoi des simples par des difficultés qu'ils ne peuvent rés<strong>ou</strong>dre et qui les inquiètent sans les éclairer. Maisquand une fois t<strong>ou</strong>t est ébranlé, on doit conserver le tronc aux dépens des branches. Les consciencesagitées, incertaines, presque éteintes, et dans l'état où j'ai vu la vôtre, ont besoin d'être affermies etréveillées; et, p<strong>ou</strong>r les établir sur la base des vérités éternelles, il faut achever d'arracher les piliersflottants auxquels elles pensent tenir encore.V<strong>ou</strong>s êtes dans l'âge critique où l'esprit s'<strong>ou</strong>vre à la certitude, où le coeur reçoit sa forme et son caractère,et où l'on se détermine p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie, et lesn<strong>ou</strong>velles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans votre âme, encore flexible, lecachet de la vérité. Si j'étais plus sûr de moi-même, j'aurais pris avec v<strong>ou</strong>s un ton dogmatique et décisif:mais je suis homme, ignorant, sujet à l'erreur; que p<strong>ou</strong>vais-je faire? Je v<strong>ou</strong>s ai <strong>ou</strong>vert mon coeur sansréserve; ce que je tiens p<strong>ou</strong>r sûr, je v<strong>ou</strong>s l'ai donné p<strong>ou</strong>r tel; je v<strong>ou</strong>s ai donné mes d<strong>ou</strong>tes p<strong>ou</strong>r desd<strong>ou</strong>tes, mes opinions p<strong>ou</strong>r des opinions; je v<strong>ou</strong>s ai dit mes raisons de d<strong>ou</strong>ter et de croire. Maintenant,c'est à v<strong>ou</strong>s de juger: v<strong>ou</strong>s avez pris du temps; cette précaution est sage et me fait bien penser de v<strong>ou</strong>s.Commencez par mettre votre conscience en état de v<strong>ou</strong>loir être éclairée. Soyez sincère avec v<strong>ou</strong>s-même.Appropriez-v<strong>ou</strong>s de mes sentiments ce qui v<strong>ou</strong>s aura persuadé, rejetez le reste. V<strong>ou</strong>s n'êtes pas encoreassez dépravé par le vice p<strong>ou</strong>r risquer de mal choisir. Je v<strong>ou</strong>s proposerais d'en conférer entre n<strong>ou</strong>s; maissitôt qu'on dispute on s'échauffe; la vanité, l'obstination s'en mêlent, la bonne foi n'y est plus. Mon ami, nedisputez jamais, car on n'éclaire par la dispute ni soi ni les autres. P<strong>ou</strong>r moi, ce n'est qu'après bien desannées de méditation que j'ai pris mon parti: je m'y tiens; ma conscience est tranquille, mon coeur estcontent. Si je v<strong>ou</strong>lais recommencer un n<strong>ou</strong>vel examen de mes sentiments, je n'y porterais pas un plus puram<strong>ou</strong>r de la vérité; et mon esprit, déjà moins actif, serait moins en état de la connaître. Je resterai commeje suis, de peur qu'insensiblement le goût de la contemplation, devenant une passion oiseuse, nem'attiédît sur l'exercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier pyrrhonisme, sansretr<strong>ou</strong>ver la force d'en sortir. Plus de la moitié de ma vie est éc<strong>ou</strong>lée; je n'ai plus que le temps qu'il me fautp<strong>ou</strong>r en mettre à profit le reste, et p<strong>ou</strong>r effacer mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe, c'est malgrémoi. Celui qui lit au fond de mon coeur sait bien que je n'aime pas mon aveuglement. Dans l'impuissancede m'en tirer par mes propres lumières, le seul moyen qui me reste p<strong>ou</strong>r en sortir est une bonne vie; et sides pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham, t<strong>ou</strong>t homme a droit d'espérer d'être éclairélorsqu'il s'en rend digne.Si mes réflexions v<strong>ou</strong>s amènent à penser comme je pense, que mes sentiments soient les vôtres, et quen<strong>ou</strong>s ayons la même profession de foi, voici le conseil que je v<strong>ou</strong>s donne: N'exposez plus votre vie auxtentations de la misère et du désespoir; ne la traînez plus avec ignominie à la merci des étrangers, etcessez de manger le vil pain de l'aumône. Ret<strong>ou</strong>rnez dans votre patrie, reprenez la religion de vos pères,suivez-la dans la sincérité de votre coeur, et ne la quittez plus: elle est très simple et très sainte; je la croisde t<strong>ou</strong>tes les religions qui sont sur la terre celle dont la morale est la plus pure et dont la raison secontente le mieux. Quant aux frais du voyage, n'en soyez point en peine, on y p<strong>ou</strong>rvoira. Ne craignez pasnon plus la mauvaise honte d'un ret<strong>ou</strong>r humiliant; il faut r<strong>ou</strong>gir de faire une faute, et non de la réparer.V<strong>ou</strong>s êtes encore dans l'âge où t<strong>ou</strong>t se pardonne, mais où l'on ne pèche plus impunément. Quand v<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>drez éc<strong>ou</strong>ter votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa voix. V<strong>ou</strong>s sentirez que, dansl'incertitude où n<strong>ou</strong>s sommes, c'est une inexcusable présomption de professer une autre religion que celleoù l'on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer sincèrement celle qu'on professe. Si l'on s'égare, ons'ôte une grande excuse au tribunal du s<strong>ou</strong>verain juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l'erreur où l'on futn<strong>ou</strong>rri, que celle qu'on osa choisir soi-même?Mon fils, tenez votre âme en état de désirer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs qu'il y ait un Dieu, et v<strong>ou</strong>s n'en d<strong>ou</strong>terez jamais. Ausurplus, quelque parti que v<strong>ou</strong>s puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la religion sontindépendants des institutions des hommes; qu'un coeur juste est le vrai temple de la Divinité; qu'en t<strong>ou</strong>t


185pays et dans t<strong>ou</strong>te secte, aimer Dieu par-dessus t<strong>ou</strong>t et son prochain comme soi-même, est le sommairede la loi; qu'il n'y a point de religion qui dispense des devoirs de la morale; qu'il n'y a de vraimentessentiels que ceux-là; que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans la foi nullevéritable vertu n'existe.Fuyez ceux qui, s<strong>ou</strong>s prétexte d'expliquer la nature, sèment dans les coeurs des hommes de désolantesdoctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidéde leurs adversaires. S<strong>ou</strong>s le hautain prétexte qu'eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils n<strong>ou</strong>ss<strong>ou</strong>mettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent n<strong>ou</strong>s donner p<strong>ou</strong>r les vraisprincipes des choses les inintelligibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste,renversant, détruisant, f<strong>ou</strong>lant aux pieds t<strong>ou</strong>t ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés ladernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ilsarrachent du fond des coeurs le remords du crime, l'espoir de la vertu, et se vantent encore d'être lesbienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n'est nuisible aux hommes. Je le crois commeeux, et, c'est, à mon avis, une grande preuve que ce qu'ils enseignent n'est pas la vérité.Bon jeune homme, soyez sincère et vrai sans orgueil; sachez être ignorant: v<strong>ou</strong>s ne tromperez ni v<strong>ou</strong>s niles autres. Si jamais vos talents cultivés v<strong>ou</strong>s mettent en état de parler aux hommes, ne leur parlez jamaisque selon votre conscience, sans v<strong>ou</strong>s embarrasser s'ils v<strong>ou</strong>s applaudiront. L'abus du savoir produitl'incrédulité. T<strong>ou</strong>t savant dédaigne le sentiment vulgaire; chacun en veut avoir un à soi. L'orgueilleusephilosophie mène au fanatisme. Evitez ces extrémités; restez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ferme dans la voie de la vérité, <strong>ou</strong>de ce qui v<strong>ou</strong>s paraîtra l'être dans la simplicité de votre coeur, sans jamais v<strong>ou</strong>s en dét<strong>ou</strong>rner par vaniténi par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes; osez prêcher l'humanité aux intolérants. V<strong>ou</strong>sserez seul de votre parti peut-être; mais v<strong>ou</strong>s porterez en v<strong>ou</strong>s-même un témoignage qui v<strong>ou</strong>s dispenserade ceux des hommes. Qu'ils v<strong>ou</strong>s aiment <strong>ou</strong> v<strong>ou</strong>s haïssent, qu'ils lisent <strong>ou</strong> méprisent vos écrits, iln'importe. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe à l'homme est de remplir ses devoirssur la terre; et c'est en s'<strong>ou</strong>bliant qu'on travaille p<strong>ou</strong>r soi. Mon enfant, l'intérêt particulier n<strong>ou</strong>s trompe; il n'ya que l'espoir du juste qui ne trompe point.J'ai transcrit cet écrit, non comme une règle des sentiments qu'on doit suivre en matière de religion, maiscomme un exemple de la manière dont on peut raisonner avec son élève, p<strong>ou</strong>r ne point s'écarter de laméthode que j'ai tâché d'établir. Tant qu'on ne donne rien à l'autorité des hommes, ni aux préjugés dupays où l'on est né, les seules lumières de la raison ne peuvent, dans l'institution de la nature, n<strong>ou</strong>smener plus loin que la religion naturelle; c'est à quoi je me borne avec mon <strong>Emile</strong>. S'il en doit avoir uneautre, je n'ai plus en cela le droit d'être son guide; c'est à lui seul de la choisir.N<strong>ou</strong>s travaillons de concert avec la nature, et tandis qu'elle forme l'homme physique, n<strong>ou</strong>s tâchons deformer l'homme moral; mais nos progrès ne sont pas les mêmes. Le corps est déjà robuste et fort, quel'âme est encore languissante et faible; et quoi que l'art humain puisse faire, le tempérament précèdet<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la raison. C'est à retenir l'un et à exciter l'autre que n<strong>ou</strong>s avons jusqu'ici donné t<strong>ou</strong>s nos soins,afin que l'homme fût t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un, le plus qu'il était possible. En développant le naturel, n<strong>ou</strong>s avons donnéle change à sa sensibilité naissante; n<strong>ou</strong>s l'avons réglé en cultivant la raison. Les objets intellectuelsmodéraient l'impression des objets sensibles. En remontant au principe des choses, n<strong>ou</strong>s l'avons s<strong>ou</strong>straità l'empire des sens; il était simple de s'élever de l'étude de la nature à la recherche de son auteur.Quand n<strong>ou</strong>s en sommes venus là, quelles n<strong>ou</strong>velles prises n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes données sur notre élève!que de n<strong>ou</strong>veaux moyens n<strong>ou</strong>s avons de parler à son coeur! C'est alors seulement qu'il tr<strong>ou</strong>ve sonvéritable intérêt à être bon, à faire le bien loin des regards des hommes, et sans y être forcé par les lois, àêtre juste entre Dieu et lui, à remplir son devoir, même aux dépens de sa vie, et à porter dans son coeurla vertu, non seulement p<strong>ou</strong>r l'am<strong>ou</strong>r de l'ordre, auquel chacun préfère t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'am<strong>ou</strong>r de soi, mais p<strong>ou</strong>rl'am<strong>ou</strong>r de l'auteur de son être, am<strong>ou</strong>r qui se confond avec ce même am<strong>ou</strong>r de soi, p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>ir enfin dubonheur durable que le repos d'une bonne conscience et la contemplation de cet Etre suprême luipromettent dans l'autre vie, après avoir bien usé de celle-ci. Sortez de là, je ne vois plus qu'injustice,hypocrisie et mensonge parmi les hommes. L'intérêt particulier, qui, dans la concurrence, l'emportenécessairement sur t<strong>ou</strong>tes choses, apprend à chacun d'eux à parer le vice du masque de la vertu. Que


186t<strong>ou</strong>s les autres hommes fassent mon bien aux dépens du leur; que t<strong>ou</strong>t se rapporte à moi seul; que t<strong>ou</strong>t legenre humain meure, s'il le faut, dans la peine et dans la misère p<strong>ou</strong>r m'épargner un moment de d<strong>ou</strong>leur<strong>ou</strong> de faim: tel est le langage intérieur de t<strong>ou</strong>t incrédule qui raisonne. Oui, je le s<strong>ou</strong>tiendrai t<strong>ou</strong>te ma vie,quiconque a dit dans son coeur: il n'y a point de Dieu, et parle autrement, n'est qu'un menteur <strong>ou</strong> uninsensé.Lecteur, j'aurai beau faire, je sens bien que v<strong>ou</strong>s et moi ne verrons jamais mon <strong>Emile</strong> s<strong>ou</strong>s les mêmestraits; v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s le figurez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs semblable à vos jeunes gens, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ét<strong>ou</strong>rdi, pétulant, volage, errantde fête en fête, d'amusement en amusement, sans jamais p<strong>ou</strong>voir se fixer à rien. V<strong>ou</strong>s rirez de me voirfaire un contemplatif, un philosophe, un vrai théologien, d'un jeune homme ardent, vif, emporté, f<strong>ou</strong>gueux,dans l'âge le plus b<strong>ou</strong>illant de la vie. V<strong>ou</strong>s direz: Ce rêveur p<strong>ou</strong>rsuit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sa chimère; en n<strong>ou</strong>s donnantun élève de sa façon, il ne le forme pas seulement, il le crée, il le tire de son cerveau; et, croyant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rssuivre la nature, il s'en écarte à chaque instant. Moi, comparant mon élève aux vôtres, je tr<strong>ou</strong>ve à peinece qu'ils peuvent avoir de commun. N<strong>ou</strong>rri si différemment, c'est presque un miracle s'il leur ressemble enquelque chose. Comme il a passé son enfance dans t<strong>ou</strong>te la liberté qu'ils prennent dans leur jeunesse, ilcommence à prendre dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a s<strong>ou</strong>mis enfants: cette règle devientleur fléau, ils la prennent en horreur, ils n'y voient que la longue tyrannie des maîtres, ils croient ne sortirde l'enfance qu'en sec<strong>ou</strong>ant t<strong>ou</strong>te espèce de j<strong>ou</strong>g, ils se dédommagent alors de la longue contrainte oùon les a tenus, comme un prisonnier, délivré des fers, étend, agite et fléchit ses membres.<strong>Emile</strong>, au contraire, s'honore de se faire homme, et de s'assujettir au j<strong>ou</strong>g de la raison naissante; soncorps, déjà formé, n'a plus besoin des mêmes m<strong>ou</strong>vements, et commence à s'arrêter de lui-même, tandisque son esprit, à moitié développé, cherche à son t<strong>ou</strong>r à prendre l'essor. Ainsi l'âge de raison n'est p<strong>ou</strong>rles uns que l'âge de la licence; p<strong>ou</strong>r l'autre, il devient l'âge du raisonnement.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s savoir lesquels d'eux <strong>ou</strong> de lui sont mieux en cela dans l'ordre de la nature? considérez lesdifférences dans ceux qui en sont plus <strong>ou</strong> moins éloignés: observez les jeunes gens chez les villageois, etvoyez s'ils sont aussi pétulants que les vôtres. "Durant l'enfance des sauvages, dit le sieur Le Beau, onles voit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs actifs, et s'occupant sans cesse à différents jeux qui leur agitent le corps; mais à peineont-ils atteint l'âge de l'adolescence, qu'ils deviennent tranquilles, rêveurs; ils ne s'appliquent plus guèrequ'à des jeux sérieux <strong>ou</strong> de hasard." <strong>Emile</strong>, ayant été élevé dans t<strong>ou</strong>te la liberté des jeunes paysans etdes jeunes sauvages, doit changer et s'arrêter comme eux en grandissant. T<strong>ou</strong>te la différence est qu'aulieu d'agir uniquement p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>er <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r se n<strong>ou</strong>rrir, il a, dans ses travaux et dans ses jeux, appris àpenser. Parvenu donc à ce terme par cette r<strong>ou</strong>te, il se tr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>t disposé p<strong>ou</strong>r celle où je l'introduis: lessujets de réflexion que je lui présente irritent sa curiosité, parce qu'ils sont beaux par eux-mêmes, qu'ilssont t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>veaux p<strong>ou</strong>r lui, et qu'il est en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés de vosfades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchismes, comment vos jeunes gens ne serefuseraient-ils pas à l'application d'esprit qu'on leur a rendue triste, aux l<strong>ou</strong>rds préceptes dont on n'acessé de les accabler, aux méditations sur l'auteur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs plaisirs?Ils n'ont conçu p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t cela qu'aversion, dégoût, ennui; la contrainte les en a rebutés: le moyendésormais qu'ils s'y livrent quand ils commencent à disposer d'eux? Il leur faut du n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r leurplaire, il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux enfants. C'est la même chose p<strong>ou</strong>r mon élève; quand ildevient homme, je lui parle comme à un homme, et ne lui dis que des choses n<strong>ou</strong>velles; c'estprécisément parce qu'elles ennuient les autres qu'il doit les tr<strong>ou</strong>ver de son goût.Voilà comme je lui fais d<strong>ou</strong>blement gagner du temps, en retardant au profit de la raison le progrès de lanature. Mais ai-je en effet retardé ce progrès? Non; je n'ai fait qu'empêcher l'imagination de l'accélérer; j'aibalancé par des leçons d'une autre espèce des leçons précoces que le jeune homme reçoit d'ailleurs.Tandis que le torrent de nos institutions l'entraîne, l'attirer en sens contraire par d'autres institutions, cen'est pas l'ôter de sa place, c'est l'y maintenir.Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut qu'il arrive. Puisqu'il faut que l'homme meure, il faut qu'il sereproduise, afin que l'espèce dure et que l'ordre du monde soit conservé. Quand, par les signes dont j'aiparlé, v<strong>ou</strong>s pressentirez le moment critique, à l'instant quittez avec lui p<strong>ou</strong>r jamais votre ancien ton. C'est


187votre disciple encore, mais ce n'est plus votre élève. C'est votre ami, c'est un homme, traitez-le désormaiscomme tel.Quoi! faut-il abdiquer mon autorité lorsqu'elle m'est le plus nécessaire? Faut-il abandonner l'adulte à luimêmeau moment qu'il sait le moins se conduire, et qu'il fait les plus grands écarts? Faut-il renoncer àmes droits quand il lui importe le plus que j'en use? Vos droits! Qui v<strong>ou</strong>s dit d'y renoncer? ce n'est qu'àprésent qu'ils commencent p<strong>ou</strong>r lui. Jusqu'ici v<strong>ou</strong>s n'en obteniez rien que par force <strong>ou</strong> par ruse; l'autorité,la loi du devoir lui étaient inconnues; il fallait le contraindre <strong>ou</strong> le tromper p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s faire obéir. Mais v<strong>ou</strong>svoyez de combien de n<strong>ou</strong>velles chaînes v<strong>ou</strong>s avez environné son coeur. La raison, l'amitié, lareconnaissance, mille affections, lui parlent d'un ton qu'il ne peut méconnaître. Le vice ne l'a point encorerendu s<strong>ou</strong>rd à leur voix. Il n'est sensible encore qu'aux passions de la nature. La première de t<strong>ou</strong>tes, quiest l'am<strong>ou</strong>r de soi, le livre à v<strong>ou</strong>s; l'habitude v<strong>ou</strong>s le livre encore. Si le transport d'un moment v<strong>ou</strong>sl'arrache, le regret v<strong>ou</strong>s le ramène à l'instant; le sentiment qui l'attache à v<strong>ou</strong>s est le seul permanent; t<strong>ou</strong>sles autres passent et s'effacent mutuellement. Ne le laissez point corrompre, il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs docile, il necommence d'être rebelle que quand il est déjà perverti.J'av<strong>ou</strong>e bien que si, heurtant de front ses désirs naissants, v<strong>ou</strong>s alliez sottement traiter de crimes lesn<strong>ou</strong>veaux besoins qui se font sentir à lui, v<strong>ou</strong>s ne seriez pas longtemps éc<strong>ou</strong>té; mais sitôt que v<strong>ou</strong>squitterez ma méthode, je ne v<strong>ou</strong>s réponds plus de rien. Songez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que v<strong>ou</strong>s êtes le ministre de lanature; v<strong>ou</strong>s n'en serez jamais l'ennemi.Mais quel parti prendre? On ne s'attend ici qu'à l'alternative de favoriser ses penchants <strong>ou</strong> de lescombattre, d'être son tyran <strong>ou</strong> son complaisant; et t<strong>ou</strong>s deux ont de si dangereuses conséquences, qu'iln'y a que trop à balancer sur le choix.Le premier moyen qui s'offre p<strong>ou</strong>r rés<strong>ou</strong>dre cette difficulté est de le marier bien vite; c'estincontestablement l'expédient le plus sûr et le plus naturel. Je d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>rtant que ce soit le meilleur, ni leplus utile. Je dirai ci-après mes raisons; en attendant, je conviens qu'il faut marier les jeunes gens à l'âgenubile. Mais cet âge vient p<strong>ou</strong>r eux avant le temps; c'est n<strong>ou</strong>s qui l'avons rendu précoce; on doit leprolonger jusqu'à la maturité.S'il ne fallait qu'éc<strong>ou</strong>ter les penchants et suivre les indications, cela serait bientôt fait: mais il y a tant decontradictions entre les droits de la nature et nos lois sociales, que p<strong>ou</strong>r les concilier il faut gauchir ettergiverser sans cesse: il faut employer beauc<strong>ou</strong>p d'art p<strong>ou</strong>r empêcher l'homme social d'être t<strong>ou</strong>t à faitartificiel.Sur les raisons ci-devant exposées, j'estime que, par les moyens que j'ai donnés, et d'autres semblables,on peut au moins étendre jusqu'à vingt ans l'ignorance des désirs et la pureté des sens: cela est si vrai,que, chez les Germains, un jeune homme qui perdait sa virginité avant cet âge en restait diffamé: et lesauteurs attribuent, avec raison, à la continence de ces peuples durant leur jeunesse la vigueur de leurconstitution et la multitude de leurs enfants.On peut même beauc<strong>ou</strong>p prolonger cette époque, et il y a peu de siècles que rien n'était plus commundans la France même. Entre autres exemples connus, le père de Montaigne, homme non moinsscrupuleux et vrai que fort et bien constitué, jurait s'être marié vierge à trente-trois ans, après avoir servilongtemps dans les guerres d'Italie; et l'on peut voir dans les écrits du fils quelle vigueur et quelle gaîtéconservait le père à plus de soixante ans. Certainement l'opinion contraire tient plus à nos moeurs et ànos préjugés, qu'à la connaissance de l'espèce en général.Je puis donc laisser à part l'exemple de notre jeunesse: il ne pr<strong>ou</strong>ve rien p<strong>ou</strong>r qui n'a pas été élevécomme elle. Considérant que la nature n'a point là-dessus de terme fixe qu'on ne puisse avancer <strong>ou</strong>retarder, je crois p<strong>ou</strong>voir, sans sortir de sa loi, supposer <strong>Emile</strong> resté jusque-là par mes soins dans saprimitive innocence, et je vois cette heureuse époque prête à finir. Ent<strong>ou</strong>ré de périls t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs croissants, ilva m'échapper, quoi que je fasse, à la première occasion, et cette occasion ne tardera pas à naître; il va


188suivre l'aveugle instinct des sens; il y a mille à parier contre un qu'il va se perdre. J'ai trop réfléchi sur lesmoeurs des hommes p<strong>ou</strong>r ne pas voir l'influence invincible de ce premier moment sur le reste de sa vie.Si je dissimule et feins de ne rien voir, il se prévaut de ma faiblesse; croyant me tromper, il me méprise, etje suis le complice de sa perte. Si j'essaye de le ramener, il n'est plus temps, il ne m'éc<strong>ou</strong>te plus; je luideviens incommode, odieux, insupportable; il ne tardera guère à se débarrasser de moi. Je n'ai donc plusqu'un parti raisonnable à prendre; c'est de le rendre comptable de ses actions à lui-même, de le garantirau moins des surprises de l'erreur, et de lui montrer à déc<strong>ou</strong>vert les périls dont il est environné. Jusqu'icije l'arrêtais par son ignorance; c'est maintenant par des lumières qu'il faut l'arrêter.Ces n<strong>ou</strong>velles instructions sont importantes, et il convient de reprendre les choses de plus haut. Voicil'instant de lui rendre, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, mes comptes; de lui montrer l'emploi de son temps et du mien; de luidéclarer ce qu'il est et ce que je suis; ce que j'ai fait, ce qu'il a fait; ce que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s devons l'un à l'autre;t<strong>ou</strong>tes ses relations morales, t<strong>ou</strong>s les engagements qu'il a contractés, t<strong>ou</strong>s ceux qu'on a contractés aveclui, à quel point il est parvenu dans le progrès de ses facultés, quel chemin lui reste à faire, les difficultésqu'il y tr<strong>ou</strong>vera, les moyens de franchir ces difficultés; en quoi je lui puis aider encore, en quoi lui seul peutdésormais s'aider, enfin le point critique où il se tr<strong>ou</strong>ve, les n<strong>ou</strong>veaux périls qui l'environnent, et t<strong>ou</strong>tes lessolides raisons qui doivent l'engager à veiller attentivement sur lui-même avant d'éc<strong>ou</strong>ter ses désirsnaissants.Songez que, p<strong>ou</strong>r conduire un adulte, il faut prendre le contrepied de t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s avez fait p<strong>ou</strong>rconduire un enfant. Ne balancez point à l'instruire de ces dangereux mystères que v<strong>ou</strong>s lui avez cachés silongtemps avec tant de soin. Puisqu'il faut enfin qu'il les sache, il importe qu'il ne les apprenne ni d'unautre, ni de lui-même, mais de v<strong>ou</strong>s seul: puisque le voilà désormais forcé de combattre, il faut, de peurde surprise, qu'il connaisse son ennemi.Jamais les jeunes gens qu'on tr<strong>ou</strong>ve savants sur ces matières, sans savoir comment ils le sont devenus,ne le sont devenus impunément. Cette indiscrète instruction, ne p<strong>ou</strong>vant avoir un objet honnête, s<strong>ou</strong>ille aumoins l'imagination de ce qui la reçoivent, et les dispose aux vices de ceux qui la donnent. Ce n'est past<strong>ou</strong>t; des domestiques s'insinuent ainsi dans l'esprit d'un enfant, gagnent sa confiance, lui font envisagerson g<strong>ou</strong>verneur comme un personnage triste et fâcheux; et l'un des sujets favoris de leurs secretscolloques est de médire de lui. Quand l'élève en est là, le maître peut se retirer, il n'a plus rien de bon àfaire.Mais p<strong>ou</strong>rquoi l'enfant se choisit-il des confidents particuliers? T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs par la tyrannie de ceux qui leg<strong>ou</strong>vernent. P<strong>ou</strong>rquoi se cacherait-il d'eux, s'il n'était forcé de s'en cacher? P<strong>ou</strong>rquoi s'en plaindrait-il, s'iln'avait nul sujet de s'en plaindre? Naturellement ils sont ses premiers confidents; on voit, àl'empressement avec lequel il vient leur dire ce qu'il pense, qu'il croit ne l'avoir pensé qu'à moitié jusqu'àce qu'il le leur ait dit. Comptez que si l'enfant ne craint de votre part ni sermon ni réprimande, il v<strong>ou</strong>s dirat<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>t, et qu'on n'osera lui rien confier qu'il v<strong>ou</strong>s doive taire, quand on sera bien sûr qu'il ne v<strong>ou</strong>staira rien.Ce qui me fait le plus compter sur ma méthode, c'est qu'en suivant ses effets le plus exactement qu'ilm'est possible, je ne vois pas une situation dans la vie de mon élève qui ne me laisse de lui quelqueimage agréable. Au moment même où les fureurs du tempérament l'entraînent, et où, révolté contre lamain qui l'arrête, il se débat et commence à m'échapper, dans ses agitations, dans ses emportements, jeretr<strong>ou</strong>ve encore sa première simplicité; son coeur, aussi pur que son corps, ne connaît pas plus ledéguisement que le vice; les reproches ni le mépris ne l'ont point rendu lâche; jamais la vile crainte ne luiapprit à se déguiser. Il a t<strong>ou</strong>te l'indiscrétion de l'innocence; il est naïf sans scrupule; il ne sait encore àquoi sert de tromper. Il ne se passe pas un m<strong>ou</strong>vement dans son âme que sa b<strong>ou</strong>che <strong>ou</strong> ses yeux ne ledisent; et s<strong>ou</strong>vent les sentiments qu'il épr<strong>ou</strong>ve me sont connus plus tôt qu'à lui.Tant qu'il continue de m'<strong>ou</strong>vrir ainsi librement son âme, et de me dire avec plaisir ce qu'il sent, je n'ai rienà craindre, le péril n'est pas encore proche; mais s'il devient plus timide, plus réservé, que j'aperçoivedans ses entretiens le premier embarras de la honte, déjà l'instinct se développe, déjà la notion du mal


189commence à s'y joindre, il n'y a plus un moment à perdre; et, si je ne me hâte de l'instruire, il sera bientôtinstruit malgré moi.Plus d'un lecteur, même en adoptant mes idées, pensera qu'il ne s'agit ici que d'une conversation prise auhasard avec le jeune homme, et que t<strong>ou</strong>t est fait. Oh! que ce n'est pas ainsi que le coeur humain seg<strong>ou</strong>verne! Ce qu'on dit ne signifie rien si l'on n'a préparé le moment de le dire. Avant de semer, il fautlab<strong>ou</strong>rer la terre: la semence de la vertu lève difficilement; il faut de longs apprêts p<strong>ou</strong>r lui faire prendreracine. Une des choses qui rendent les prédications le plus inutiles est qu'on les fait indifféremment à t<strong>ou</strong>tle monde sans discernement et sans choix. Comment peut-on penser que le même sermon convienne àtant d'auditeurs si diversement disposés, si différents d'esprit, d'humeurs, d'âges, de sexes, d'états etd'opinions? Il n'y en a peut-être pas deux auxquels ce qu'on dit à t<strong>ou</strong>s puisse être convenable; et t<strong>ou</strong>tesnos affections ont si peu de constance, qu'il n'y a peut-être pas deux moments dans la vie de chaquehomme où le même disc<strong>ou</strong>rs fît sur lui la même impression. Jugez si, quand les sens enflammés aliènentl'entendement et tyrannisent la volonté, c'est le temps d'éc<strong>ou</strong>ter les graves leçons de la sagesse. Neparlez donc jamais raison aux jeunes gens, même en âge de raison, que v<strong>ou</strong>s ne les ayez premièrementmis en état de l'entendre. La plupart des disc<strong>ou</strong>rs perdus le sont bien plus par la faute des maîtres quepar celle des disciples. Le pédant et l'instituteur disent à peu près les mêmes choses: mais le premier lesdit à t<strong>ou</strong>t propos; le second ne les dit que quand il est sûr de leur effet.Comme un somnambule, errant durant son sommeil, marche en dormant sur les bords d'un précipice,dans lequel il tomberait s'il était éveillé t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p; ainsi mon <strong>Emile</strong>, dans le sommeil de l'ignorance,échappe à des périls qu'il n'aperçoit point: si je l'éveille en sursaut, il est perdu. Tâchons premièrement del'éloigner du précipice, et puis n<strong>ou</strong>s l'éveillerons p<strong>ou</strong>r le lui montrer de plus loin.La lecture, la solitude, l'oisiveté, la vie molle et sédentaire, le commerce des femmes et des jeunes gens:voilà les sentiers dangereux à frayer à son âge, et qui le tiennent sans cesse à côté du péril. C'est pard'autres objets sensibles que je donne le change à ses sens, c'est en traçant un autre c<strong>ou</strong>rs aux espritsque je les dét<strong>ou</strong>rne de celui qu'ils commençaient à prendre; c'est en exerçant son corps à des travauxpénibles que j'arrête l'activité de l'imagination qui l'entraîne. Quand les bras travaillent beauc<strong>ou</strong>p,l'imagination se repose; quand le corps est bien las, le coeur ne s'échauffe point. La précaution la plusprompte et la plus facile est de l'arracher au danger local. Je l'emmène d'abord hors des villes, loin desobjets capables de le tenter. Mais ce n'est pas assez; dans quel désert, dans quel sauvage asileéchappera-t-il aux images qui le p<strong>ou</strong>rsuivent? Ce n'est rien d'éloigner les objets dangereux, si je n'enéloigne aussi le s<strong>ou</strong>venir; si je ne tr<strong>ou</strong>ve l'art de le détacher de t<strong>ou</strong>t, si je ne le distrais de lui-même, autantvalait le laisser où il était.<strong>Emile</strong> sait un métier, mais ce métier n'est pas ici notre ress<strong>ou</strong>rce; il aime et entend l'agriculture, maisl'agriculture ne n<strong>ou</strong>s suffit pas: les occupations qu'il connaît deviennent une r<strong>ou</strong>tine; en s'y livrant, il estcomme ne faisant rien; il pense à t<strong>ou</strong>te autre chose; la tête et les bras agissent séparément. Il lui faut uneoccupation n<strong>ou</strong>velle qui l'intéresse par sa n<strong>ou</strong>veauté, qui le tienne en haleine, qui lui plaise, qui l'applique,qui l'exerce, une occupation dont il se passionne, et à laquelle il soit t<strong>ou</strong>t entier. Or, la seule qui me paraîtréunir t<strong>ou</strong>tes ces conditions est la chasse. Si la chasse est jamais un plaisir innocent, si jamais elle estconvenable à l'homme, c'est à présent qu'il y faut avoir rec<strong>ou</strong>rs. <strong>Emile</strong> a t<strong>ou</strong>t ce qu'il faut p<strong>ou</strong>r y réussir; ilest robuste, adroit, patient, infatigable. Infailliblement il prendra du goût p<strong>ou</strong>r cet exercice; il y mettra t<strong>ou</strong>tel'ardeur de son âge; il y perdra, du moins p<strong>ou</strong>r un temps, les dangereux penchants qui naissent de lamollesse. La chasse endurcit le coeur aussi bien que le corps; elle acc<strong>ou</strong>tume au sang, à la cruauté. On afait Diane ennemie de l'am<strong>ou</strong>r; et l'allégorie est très juste: les langueurs de l'am<strong>ou</strong>r ne naissent que dansun d<strong>ou</strong>x repos; un violent exercice ét<strong>ou</strong>ffe les sentiments tendres. Dans les bois, dans les lieuxchampêtres, l'amant, le chasseur sont si diversement affectés, que sur les mêmes objets ils portent desimages t<strong>ou</strong>tes différentes. Les ombrages frais, les bocages, les d<strong>ou</strong>x asiles du premier, ne sont p<strong>ou</strong>rl'autre que des viandis, des forts, des remises; où l'un n'entend que chalumeaux, que rossignols, queramages, l'autre se figure les cors et les cris des chiens; l'un n'imagine que dryades et nymphes, l'autreque piqueurs, meutes et chevaux. Promenez-v<strong>ou</strong>s en campagne avec ces deux sortes d'hommes; à ladifférence de leur langage, v<strong>ou</strong>s connaîtrez bientôt que la terre n'a pas p<strong>ou</strong>r eux un aspect semblable, etque le t<strong>ou</strong>r de leurs idées et aussi divers que le choix de leurs plaisirs.


190Je comprends comment ces goûts se réunissent et comment on tr<strong>ou</strong>ve enfin du temps p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t. Mais lespassions de la jeunesse ne se partagent pas ainsi: donnez-lui une seule occupation qu'elle aime, et t<strong>ou</strong>t lereste sera bientôt <strong>ou</strong>blié. La variété des désirs vient de celle des connaissances, et les premiers plaisirsqu'on connaît sont longtemps les seuls qu'on recherche. Je ne veux pas que t<strong>ou</strong>te la jeunesse d'<strong>Emile</strong> sepasse à tuer des bêtes, et je ne prétends pas même justifier en t<strong>ou</strong>t cette féroce passion; il me suffitqu'elle serve assez à suspendre une passion plus dangereuse p<strong>ou</strong>r me faire éc<strong>ou</strong>ter de sang-froid parlantd'elle, et me donner le temps de la peindre sans l'exciter.Il est des époques dans la vie humaine qui sont faites p<strong>ou</strong>r n'être jamais <strong>ou</strong>bliées. Telle est, p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong>,celle de l'instruction dont je parle; elle doit influer sur le reste de ses j<strong>ou</strong>rs. Tâchons donc de la graverdans sa mémoire en sorte qu'elle ne s'en efface point. Une des erreurs de notre âge est d'employer laraison trop nue, comme si les hommes n'étaient qu'esprit. En négligeant la langue des signes qui parlentà l'imagination, l'on a perdu le plus énergique des langages. L'impression de la parole est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs faible,et l'on parle au coeur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En v<strong>ou</strong>lant t<strong>ou</strong>t donner auraisonnement, n<strong>ou</strong>s avons réduit en mots nos préceptes; n<strong>ou</strong>s n'avons rien mis dans les actions. La seuleraison n'est point active; elle retient quelquefois, rarement elle excite, et jamais elle n'a rien fait de grand.T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs raisonner est la manie des petits esprits. Les âmes fortes ont bien un autre langage; c'est par celangage qu'on persuade et qu'on fait agir.J'observe que, dans les siècles modernes, les hommes n'ont plus de prise les uns sur les autres que parla force et par l'intérêt, au lieu que les anciens agissaient beauc<strong>ou</strong>p plus par la persuasion, par lesaffections de l'âme, parce qu'ils ne négligeaient pas la langue des signes. T<strong>ou</strong>tes les conventions sepassaient avec solennité p<strong>ou</strong>r les rendre plus inviolables: avant que la force fût établie, les dieux étaientles magistrats du genre humain; c'est par-devant eux que les particuliers faisaient leurs traités, leursalliances, prononçaient leurs promesses; la face de la terre était le livre où s'en conservaient les archives.<strong>De</strong>s rochers, des arbres, des monceaux de pierres consacrés par ces actes, et rendus respectables auxhommes barbares étaient les feuillets de ce livre, <strong>ou</strong>vert sans cesse à t<strong>ou</strong>s les yeux. Le puits du serment,le puits du vivant et du voyant, le vieux chêne de Mambré, le monceau du témoin; voilà quels étaient lesmonuments grossiers, mais augustes, de la sainteté des contrats; nul n'eût osé d'une main sacrilègeattenter à ces monuments; et la foi des hommes était plus assurée par la garantie de ces témoins muets,qu'elle ne l'est auj<strong>ou</strong>rd'hui par t<strong>ou</strong>te la vaine rigueur des lois.Dans le g<strong>ou</strong>vernement, l'auguste appareil de la puissance royale en imposait aux peuples. <strong>De</strong>s marquesde dignité, un trône, un sceptre, une robe de p<strong>ou</strong>rpre, une c<strong>ou</strong>ronne, un bandeau, étaient p<strong>ou</strong>r eux deschoses sacrées. Ces signes respectés leur rendaient vénérable l'homme qu'ils en voyaient orné: sanssoldats, sans menaces, sitôt qu'il parlait il était obéi. Maintenant qu'on affecte d'abolir ces signes,qu'arrive-t-il de ce mépris? Que la majesté royale s'efface de t<strong>ou</strong>s les coeurs, que les rois ne se font plusobéir qu'à force de tr<strong>ou</strong>pes, et que le respect des sujets n'est que dans la crainte du châtiment. Les roisn'ont plus la peine de porter leur diadème, ni les grands les marques de leurs dignités; mais il faut avoircent mille bras t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêts p<strong>ou</strong>r faire exécuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau peutêtre,il est aisé de voir qu'à la longue cet échange ne leur t<strong>ou</strong>rnera pas à profit.Ce que les anciens ont fait avec l'éloquence est prodigieux: mais cette éloquence ne consistait passeulement en beaux disc<strong>ou</strong>rs bien arrangés; et jamais elle n'eut plus d'effet que quand l'orateur parlait lemoins. Ce qu'on disait le plus vivement ne s'exprimait pas par des mots, mais par des signes; on ne ledisait pas, on le montrait. L'objet qu'on expose aux yeux ébranle l'imagination, excite la curiosité, tientl'esprit dans l'attente de ce qu'on va dire: et s<strong>ou</strong>vent cet objet seul a t<strong>ou</strong>t dit. Thrasybule et Tarquinc<strong>ou</strong>pant des têtes de pavots, Alexandre appliquant son sceau sur la b<strong>ou</strong>che de son favori, Diogènemarchant devant Zénon, ne parlaient-ils pas mieux que s'ils avaient fait de longs disc<strong>ou</strong>rs? Quel circuit deparoles eût aussi bien rendu les mêmes idées? Darius, engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit dela part du roi des Scythes un oiseau, une gren<strong>ou</strong>ille, une s<strong>ou</strong>ris et cinq flèches. L'ambassadeur remet sonprésent, et s'en ret<strong>ou</strong>rne sans rien dire. <strong>De</strong> nos j<strong>ou</strong>rs cet homme eût passé p<strong>ou</strong>r f<strong>ou</strong>. Cette terribleharangue fut entendue, et Darius n'eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put.Substituez une lettre à ces signes; plus elle sera menaçante, et moins elle effrayera; ce ne sera qu'unefanfaronnade dont Darius n'eût fait que rire.


191Que d'attention chez les Romains à la langue des signes! <strong>De</strong>s vêtements divers selon les âges, selon lesconditions; des toges, des saies, des prétextes, des bulles, des laticlaves, des chaires, des licteurs, desfaisceaux, des haches, des c<strong>ou</strong>ronnes d'or, d'herbes, de feuilles, des ovations, des triomphes: t<strong>ou</strong>t chezeux était appareil, représentation, cérémonie, et t<strong>ou</strong>t faisait impression sur les coeurs des citoyens. Ilimportait à l'Etat que le peuple s'assemblât en tel lieu plutôt qu'en tel autre; qu'il vît <strong>ou</strong> ne vît pas leCapitole; qu'il fût <strong>ou</strong> ne fût pas t<strong>ou</strong>rné du côté du sénat; qu'il délibérât tel <strong>ou</strong> tel j<strong>ou</strong>r par préférence. Lesaccusés changeaient d'habit, les candidats en changeaient; les guerriers ne vantaient pas leurs exploits,ils montraient leurs blessures. A la mort de César, j'imagine un de nos orateurs, v<strong>ou</strong>lant ém<strong>ou</strong>voir lepeuple, épuiser t<strong>ou</strong>s les lieux communs de l'art p<strong>ou</strong>r faire une pathétique description de ses plaies, de sonsang, de son cadavre: Antoine, quoique éloquent, ne dit point t<strong>ou</strong>t cela; il fait apporter le corps. Quellerhétorique!Mais cette digression m'entraîne insensiblement loin de mon sujet, ainsi que font beauc<strong>ou</strong>p d'autres, etmes écarts sont trop fréquents p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir être longs et tolérables: je reviens donc.Ne raisonnez jamais sèchement avec la jeunesse. Revêtez la raison d'un corps si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez la luirendre sensible. Faites passer par le coeur le langage de l'esprit, afin qu'il se fasse entendre. Je le répète,les arguments froids peuvent déterminer nos opinions, non nos actions; ils n<strong>ou</strong>s font croire et non pasagir; on démontre ce qu'il faut penser, et non ce qu'il faut faire. Si cela est vrai p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s les hommes, àplus forte raison l'est-il p<strong>ou</strong>r les jeunes gens encore enveloppés dans leurs sens, et qui ne pensentqu'autant qu'ils imaginent.Je me garderai donc bien, même après les préparations dont j'ai parlé, d'aller t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p dans lachambre d'<strong>Emile</strong> lui faire l<strong>ou</strong>rdement un long disc<strong>ou</strong>rs sur le sujet dont je veux l'instruire. Je commenceraipar ém<strong>ou</strong>voir son imagination; je choisirai le temps, le lieu, les objets les plus favorables à l'impressionque je veux faire; j'appellerai, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, t<strong>ou</strong>te la nature à témoin de nos entretiens; j'attesterai l'Etreéternel, dont elle est l'<strong>ou</strong>vrage, de la vérité de mes disc<strong>ou</strong>rs; je le prendrai p<strong>ou</strong>r juge entre <strong>Emile</strong> et moi; jemarquerai la place où n<strong>ou</strong>s sommes, les rochers, les bois, les montagnes qui n<strong>ou</strong>s ent<strong>ou</strong>rent p<strong>ou</strong>rmonuments de ses engagements et des miens; je mettrai dans mes yeux, dans mon accent, dans mongeste, l'enth<strong>ou</strong>siasme et l'ardeur que je lui veux inspirer. Alors je lui parlerai et il m'éc<strong>ou</strong>tera, jem'attendrirai et il sera ému. En me pénétrant de la sainteté de mes devoirs je lui rendrai les siens plusrespectables; j'animerai la force du raisonnement d'images et de figures; je ne serai point long et diffus enfroides maximes, mais abondant en sentiments qui débordent; ma raison sera grave et sentencieuse,mais mon coeur n'aura jamais assez dit. C'est alors qu'en lui montrant t<strong>ou</strong>t ce que j'ai fait p<strong>ou</strong>r lui, je le luimontrerai comme fait p<strong>ou</strong>r moi-même, il verra dans ma tendre affection la raison de t<strong>ou</strong>s mes soins.Quelle surprise, quelle agitation je vais lui donner en changeant t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p de langage! au lieu de luirétrécir l'âme en lui parlant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de son intérêt, c'est du mien seul que je lui parlerai désormais, et je let<strong>ou</strong>cherai davantage; j'enflammerai son jeune coeur de t<strong>ou</strong>s les sentiments d'amitié, de générosité, dereconnaissance, que j'ai fait naître, et qui sont si d<strong>ou</strong>x à n<strong>ou</strong>rrir. Je le presserai contre mon sein enversant sur lui des larmes d'attendrissement; je lui dirai: Tu es mon bien, mon enfant, mon <strong>ou</strong>vrage; c'estde ton bonheur que j'attends le mien: si tu frustres mes espérances, tu me voles vingt ans de ma vie, et tufais le malheur de mes vieux j<strong>ou</strong>rs. C'est ainsi qu'on se fait éc<strong>ou</strong>ter d'un jeune homme, et qu'on grave aufond de son coeur le s<strong>ou</strong>venir de ce qu'on lui dit.Jusqu'ici j'ai tâché de donner des exemples dans la manière dont un g<strong>ou</strong>verneur doit instruire son discipledans les occasions difficiles. J'ai tenté d'en faire autant dans celle-ci; mais, après bien des essais, j'yrenonce, convaincu que la langue française est trop précieuse p<strong>ou</strong>r supporter jamais dans un livre lanaïveté des premières instructions sur certains sujets.La langue française est, dit-on, la plus chaste des langues; je la crois, moi, la plus obscène: car il mesemble que la chasteté d'une langue ne consiste pas à éviter avec soin les t<strong>ou</strong>rs déshonnêtes, mais à neles pas avoir. En effet, p<strong>ou</strong>r les éviter, il faut qu'on y pense; et il n'y a point de langue où il soit plus difficilede parler purement en t<strong>ou</strong>t sens que la française. Le lecteur, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus habile à tr<strong>ou</strong>ver des sensobscènes que l'auteur à les écarter, se scandalise et s'effar<strong>ou</strong>che de t<strong>ou</strong>t. Comment ce qui passe par desoreilles impures ne contracterait-il pas leur s<strong>ou</strong>illure? Au contraire, un peuple de bonnes moeurs a des


192termes propres p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes choses; et ces termes sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs honnêtes, parce qu'ils sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsemployés honnêtement. Il est impossible d'imaginer un langage plus modeste que celui de la Bible,précisément parce que t<strong>ou</strong>t y est dit avec naïveté. P<strong>ou</strong>r rendre immodestes les mêmes choses, il suffit deles traduire en français. Ce que je dois dire à mon <strong>Emile</strong> n'aura rien que d'honnête et de chaste à sonoreille; mais, p<strong>ou</strong>r le tr<strong>ou</strong>ver tel à la lecture, il faudrait avoir un coeur aussi pur que le sien.Je penserais même que des réflexions sur la véritable pureté du disc<strong>ou</strong>rs et sur la fausse délicatesse duvice p<strong>ou</strong>rraient tenir une place utile dans les entretiens de morale où ce sujet n<strong>ou</strong>s conduit; car, enapprenant le langage de l'honnêteté, il doit apprendre aussi celui de la décence, et il faut bien qu'il sachep<strong>ou</strong>rquoi ces deux langages sont si différents. Quoi qu'il en soit, je s<strong>ou</strong>tiens qu'au lieu des vainspréceptes, dont on rebat avant le temps les oreilles de la jeunesse, et dont elle se moque à l'âge où ilsseraient de raison; si l'on attend, si l'on prépare le moment de se faire entendre; qu'alors on lui expose leslois de la nature dans t<strong>ou</strong>te leur vérité; qu'on lui montre la sanction de ces mêmes lois dans les mauxphysiques et moraux qu'attire leur infractions sur les c<strong>ou</strong>pables; qu'en lui parlant de cet inconcevablemystère de la génération, l'on joigne à l'idée de l'attrait que l'auteur de la nature donne à cet acte celle del'attachement exclusif qui le rend délicieux, celle des devoirs de fidélité, de pudeur, qui l'environnent, etqui red<strong>ou</strong>blent son charme en remplissant son objet; qu'en lui peignant le mariage, non seulement commela plus d<strong>ou</strong>ce des sociétés, mais comme le plus inviolable et le plus saint de t<strong>ou</strong>s les contrats, on lui diseavec force t<strong>ou</strong>tes les raisons qui rendent un noeud si sacré respectable à t<strong>ou</strong>s les hommes, et quic<strong>ou</strong>vrent de haine et de malédictions quiconque ose en s<strong>ou</strong>iller la pureté; qu'on lui fasse un tableaufrappant et vrai des horreurs de la débauche, de son stupide abrutissement, de la pente insensible parlaquelle un premier désordre conduit à t<strong>ou</strong>s, et traîne enfin celui qui s'y livre à sa perte; si, dis-je, on luimontre avec évidence comment au goût de la chasteté tiennent la santé, la force, le c<strong>ou</strong>rage, les vertus,l'am<strong>ou</strong>r même, et t<strong>ou</strong>s les vrais biens de l'homme; je s<strong>ou</strong>tiens qu'alors on lui rendra cette même chastetédésirable et chère, et qu'on tr<strong>ou</strong>vera son esprit docile aux moyens qu'on lui donnera p<strong>ou</strong>r la conserver: cartant qu'on la conserve, on la respecte; on ne la méprise qu'après l'avoir perdue.Il n'est point vrai que le penchant au mal soit indomptable, et qu'on ne soit pas maître de le vaincre avantd'avoir pris l'habitude d'y succomber. Aurélius Victor dit que plusieurs hommes transportés d'am<strong>ou</strong>rachetèrent volontairement de leur vie une nuit de Cléopâtre, et ce sacrifice n'est pas impossible à l'ivressede la passion. Mais supposons que l'homme le plus furieux, et qui commande le moins à ses sens, vîtl'appareil du supplice, sûr d'y périr dans les t<strong>ou</strong>rments un quart d'heure après; non seulement cet homme,dès cet instant, deviendrait supérieur aux tentations, il lui en coûterait même peu de leur résister: bientôtl'image affreuse dont elles seraient accompagnées le distrairait d'elles; et, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rebutées, elles selasseraient de revenir. C'est la seule tiédeur de notre volonté qui fait t<strong>ou</strong>te notre faiblesse, et l'on estt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs fort p<strong>ou</strong>r faire ce qu'on veut fortement; volenti nihil difficile. Oh! si n<strong>ou</strong>s détestions le vice autantque n<strong>ou</strong>s aimons la vie, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s abstiendrions aussi aisément d'un crime agréable que d'un poisonmortel dans un mets délicieux.Comment ne voit-on pas que, si t<strong>ou</strong>tes les leçons qu'on donne sur ce point à un jeune homme sont sanssuccès, c'est qu'elles sont sans raison p<strong>ou</strong>r son âge, et qu'il importe à t<strong>ou</strong>t âge de revêtir la raison desformes qui la fassent aimer? Parlez-lui gravement quand il le faut; mais que ce que v<strong>ou</strong>s lui dites aitt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un attrait qui le force à v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>ter. Ne combattez pas ses désirs avec sécheresse; n'ét<strong>ou</strong>ffezpas son imagination, guidez-la de peur qu'elle n'engendre des monstres. Parlez-lui de l'am<strong>ou</strong>r, desfemmes, des plaisirs; faites qu'il tr<strong>ou</strong>ve dans vos conversations un charme qui flatte son jeune coeur;n'épargnez rien p<strong>ou</strong>r devenir son confident: ce n'est qu'à ce titre que v<strong>ou</strong>s serez vraiment son maître.Alors ne craignez plus que vos entretiens l'ennuient; il v<strong>ou</strong>s fera parler plus que v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>drez.Je ne d<strong>ou</strong>te pas un instant que, si sur ces maximes j'ai su prendre t<strong>ou</strong>tes les précautions nécessaires, ettenir à mon <strong>Emile</strong> les disc<strong>ou</strong>rs convenables à la conjoncture où le progrès des ans l'a fait arriver, il nevienne de lui-même au point où je veux le conduire, qu'il ne se mette avec empressement s<strong>ou</strong>s masauvegarde, et qu'il ne me dise avec t<strong>ou</strong>te la chaleur de son âge, frappé des dangers dont il se voitenvironné: O mon ami, mon protecteur, mon maître, reprenez l'autorité que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez déposer aumoment qu'il m'importe le plus qu'elle v<strong>ou</strong>s reste; v<strong>ou</strong>s ne l'aviez jusqu'ici que par ma faiblesse, v<strong>ou</strong>sl'aurez maintenant par ma volonté, et elle m'en sera plus sacrée. Défendez-moi de t<strong>ou</strong>s les ennemis qui


193m'assiègent, et surt<strong>ou</strong>t de ceux que je porte avec moi, et qui me trahissent; veillez sur votre <strong>ou</strong>vrage, afinqu'il demeure digne de v<strong>ou</strong>s. Je veux obéir à vos lois, je le veux t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, c'est ma volonté constante; sijamais je v<strong>ou</strong>s désobéis, ce sera malgré moi: rendez-moi libre en me protégeant contre mes passions quime font violence; empêchez-moi d'être leur esclave, et forcez-moi d'être mon propre maître enn'obéissant point à mes sens, mais à ma raison.Quand v<strong>ou</strong>s aurez amené votre élève à ce point (et s'il n'y vient pas, ce sera votre faute), gardez-v<strong>ou</strong>s dele prendre trop vite au mot, de peur que, si jamais votre empire lui paraît trop rude, il ne se croie en droitde s'y s<strong>ou</strong>straire en v<strong>ou</strong>s accusant de l'avoir surpris. C'est en ce moment que la réserve et la gravité sontà leur place; et ce ton lui en imposera d'autant plus, que ce sera la première fois qu'il v<strong>ou</strong>s l'aura vuprendre.V<strong>ou</strong>s lui direz donc: "Jeune homme, v<strong>ou</strong>s prenez légèrement des engagements pénibles; il faudrait lesconnaître p<strong>ou</strong>r être en droit de les former: v<strong>ou</strong>s ne savez pas avec quelle fureur les sens entraînent vospareils dans le g<strong>ou</strong>ffre des vices, s<strong>ou</strong>s l'attrait du plaisir. V<strong>ou</strong>s n'avez point une âme abjecte, je le saisbien; v<strong>ou</strong>s ne violerez jamais votre foi; mais combien de fois peut-être v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s repentirez de l'avoirdonnée! combien de fois v<strong>ou</strong>s maudirez celui qui v<strong>ou</strong>s aime, quand, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s dérober aux maux quiv<strong>ou</strong>s menacent, il se verra forcé de v<strong>ou</strong>s déchirer le coeur! Tel qu'Ulysse, ému du chant des Sirènes,criait à ses conducteurs de le déchaîner, séduit par l'attrait des plaisirs, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez briser les liens quiv<strong>ou</strong>s gênent; v<strong>ou</strong>s m'importunerez de vos plaintes; v<strong>ou</strong>s me reprocherez ma tyrannie quand je serai leplus tendrement occupé de v<strong>ou</strong>s; en ne songeant qu'à v<strong>ou</strong>s rendre heureux, je m'attirerai votre haine. Omon <strong>Emile</strong>, je ne supporterai jamais la d<strong>ou</strong>leur de t'être odieux; ton bonheur même est trop cher à ce prix.Bon jeune homme, ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas qu'en v<strong>ou</strong>s obligeant à m'obéir, v<strong>ou</strong>s m'obligez à v<strong>ou</strong>s conduire, àm'<strong>ou</strong>blier p<strong>ou</strong>r me dév<strong>ou</strong>er à v<strong>ou</strong>s, à n'éc<strong>ou</strong>ter ni vos plaintes, ni vos murmures, à combattreincessamment vos désirs et les miens. V<strong>ou</strong>s m'imposez un j<strong>ou</strong>g plus dur que le vôtre. Avant de n<strong>ou</strong>s encharger t<strong>ou</strong>s deux, consultons nos forces; prenez du temps, donnez-m'en p<strong>ou</strong>r y penser, et sachez que leplus lent à promettre est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le plus fidèle à tenir."Sachez aussi v<strong>ou</strong>s-même que plus v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s rendez difficile sur l'engagement, et plus v<strong>ou</strong>s en facilitezl'exécution. Il importe que le jeune homme sente qu'il promet beauc<strong>ou</strong>p, et que v<strong>ou</strong>s promettez encoreplus. Quand le moment sera venu, et qu'il aura, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, signé le contrat, changez alors delangage, mettez autant de d<strong>ou</strong>ceur dans votre empire que v<strong>ou</strong>s avez annoncé de sévérité. V<strong>ou</strong>s lui direz:Mon jeune ami, l'expérience v<strong>ou</strong>s manque, mais j'ai fait en sorte que la raison ne v<strong>ou</strong>s manquât pas. V<strong>ou</strong>sêtes en état de voir part<strong>ou</strong>t les motifs de ma conduite; il ne faut p<strong>ou</strong>r cela qu'attendre que v<strong>ou</strong>s soyez desang-froid. Commencez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs par obéir, et puis demandez-moi compte de mes ordres; je serai prêt, àv<strong>ou</strong>s en rendre raison sitôt que v<strong>ou</strong>s serez en état de m'entendre, et je ne craindrai jamais de v<strong>ou</strong>sprendre p<strong>ou</strong>r juge entre v<strong>ou</strong>s et moi. V<strong>ou</strong>s promettez d'être docile, et moi je promets de n'user de cettedocilité que p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s rendre le plus heureux des hommes. J'ai p<strong>ou</strong>r garant de ma promesse le sort dontv<strong>ou</strong>s avez j<strong>ou</strong>i jusqu'ici. Tr<strong>ou</strong>vez quelqu'un de votre âge qui ait passé une vie aussi d<strong>ou</strong>ce que la vôtre, etje ne v<strong>ou</strong>s promets plus rien.Après l'établissement de mon autorité, mon premier soin sera d'écarter la nécessité d'en faire usage. Jen'épargnerai rien p<strong>ou</strong>r m'établir de plus en plus dans sa confiance, p<strong>ou</strong>r me rendre de plus en plus leconfident de son coeur et l'arbitre de ses plaisirs. Loin de combattre les penchants de son âge, je lesconsulterai p<strong>ou</strong>r en être le maître; j'entrerai dans ses vues p<strong>ou</strong>r les diriger, je ne lui chercherai point auxdépens du présent un bonheur éloigné. Je ne veux point qu'il soit heureux une fois, mais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, s'il estpossible.Ceux qui veulent conduire sagement la jeunesse p<strong>ou</strong>r la garantir des pièges des sens lui font horreur del'am<strong>ou</strong>r, et lui feraient volontiers un crime d'y songer à son âge, comme si l'am<strong>ou</strong>r était fait p<strong>ou</strong>r lesvieillards. T<strong>ou</strong>tes ces leçons trompeuses que le coeur dément ne persuadent point. Le jeune homme,conduit par un instinct plus sûr, rit en secret des tristes maximes auxquelles il feint d'acquiescer, etn'attend que le moment de les rendre vaines. T<strong>ou</strong>t cela est contre la nature. En suivant une r<strong>ou</strong>teopposée, j'arriverai plus sûrement au même but. Je ne craindrai point de flatter en lui le d<strong>ou</strong>x sentimentdont il est avide; je le lui peindrai comme le suprême bonheur de la vie, parce qu'il l'est en effet; en le lui


194peignant, je veux qu'il s'y livre; en lui faisant sentir quel charme aj<strong>ou</strong>te à l'attrait des sens l'union descoeurs, je le dégoûterai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant am<strong>ou</strong>reux.Qu'il faut être borné p<strong>ou</strong>r ne voir dans les désirs naissants d'un jeune homme qu'un obstacle aux leçonsde la raison! Moi, j'y vois le vrai moyen de le rendre docile à ces mêmes leçons. On n'a de prise sur lespassions que par les passions; c'est par leur empire qu'il faut combattre leur tyrannie, et c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dela nature elle-même qu'il faut tirer les instruments propres à la régler.<strong>Emile</strong> n'est pas fait p<strong>ou</strong>r rester t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs solitaire; membre de la société, il en doit remplir les devoirs. Faitp<strong>ou</strong>r vivre avec les hommes, il doit les connaître. Il connaît l'homme en général; il lui reste à connaître lesindividus. Il sait ce qu'on fait dans le monde: il lui reste à voir comment on y vit. Il est temps de lui montrerl'extérieur de cette grande scène dont il connaît déjà t<strong>ou</strong>s les jeux cachés. Il n'y portera plus l'admirationstupide d'un jeune ét<strong>ou</strong>rdi, mais le discernement d'un esprit droit et juste. Ses passions p<strong>ou</strong>rront l'abuser,sans d<strong>ou</strong>te; quand est-ce qu'elles n'abusent pas ceux qui s'y livrent? mais au moins il ne sera pointtrompé par celles des autres. S'il les voit, il les verra de l'oeil du sage, sans être entraîné par leursexemples ni séduit par leurs préjugés.Comme il y a un âge propre à l'étude des sciences, il y en a un p<strong>ou</strong>r bien saisir l'usage du monde.Quiconque apprend cet usage trop jeune le suit t<strong>ou</strong>te sa vie, sans choix, sans réflexion, et, quoique avecsuffisance, sans jamais bien savoir ce qu'il fait. Mais celui qui l'apprend et qui en voit les raisons, le suitavec plus de discernement, et par conséquent avec plus de justesse et de grâce. Donnez-moi un enfantde d<strong>ou</strong>ze ans qui ne sache rien du t<strong>ou</strong>t, à quinze ans je dois v<strong>ou</strong>s le rendre aussi savant que celui quev<strong>ou</strong>s avez instruit dès le premier âge, avec la différence que le savoir du vôtre ne sera que dans samémoire, et que celui du mien sera dans son jugement. <strong>De</strong> même, introduisez un jeune homme de vingtans dans le monde; bien conduit, il sera dans un an plus aimable et plus judicieusement poli que celuiqu'on y aura n<strong>ou</strong>rri dès son enfance: car le premier, étant capable de sentir les raisons de t<strong>ou</strong>s lesprocédés relatifs à l'âge, à l'état, au sexe, qui constituent cet usage, les peut réduire en principes, et lesétendre aux cas non prévus; au lieu que l'autre, n'ayant que sa r<strong>ou</strong>tine p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te règle, est embarrassésitôt qu'on l'en sort.Les jeunes demoiselles françaises sont t<strong>ou</strong>tes élevées dans des c<strong>ou</strong>vents jusqu'à ce qu'on les marie.S'aperçoit-on qu'elles aient peine alors à prendre ces manières qui leur sont si n<strong>ou</strong>velles? et accusera-tonles femmes de Paris d'avoir l'air gauche, embarrassé, et d'ignorer l'usage du monde p<strong>ou</strong>r n'y avoir pasété mises dès leur enfance? Ce préjugé vient des gens du monde eux-mêmes, qui, ne connaissant riende plus important que cette petite science, s'imaginent faussement qu'on ne peut s'y prendre de tropbonne heure p<strong>ou</strong>r l'acquérir.Il est vrai qu'il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a passé t<strong>ou</strong>te sa jeunesse loin du grandmonde y porte le reste de sa vie un air embarrassé, contraint, un propos t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs hors de propos, desmanières l<strong>ou</strong>rdes et maladroites, dont l'habitude d'y vivre ne le défait plus, et qui n'acquièrent qu'unn<strong>ou</strong>veau ridicule par l'effort de s'en délivrer. Chaque sorte d'instruction a son temps propre qu'il fautconnaître, et ses dangers qu'il faut éviter. C'est surt<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r celle-ci qu'ils se réunissent; mais je n'yexpose pas non plus mon élève sans précaution p<strong>ou</strong>r l'en garantir.Quand ma méthode remplit d'un même objet t<strong>ou</strong>tes les vues, et quand, parant un inconvénient, elle enprévient un autre, je juge alors qu'elle est bonne, et que je suis dans le vrai. C'est ce que je crois voir dansl'expédient qu'elle me suggère ici. Si je veux être austère et sec avec mon disciple, je perdrai saconfiance, et bientôt il se cachera de moi. Si je veux être complaisant, facile, <strong>ou</strong> fermer les yeux, de quoilui sert d'être s<strong>ou</strong>s ma garde? Je ne fais qu'autoriser son désordre, et s<strong>ou</strong>lager sa conscience aux dépensde la mienne. Si je l'introduis dans le monde avec le seul projet de l'instruire, il s'instruira plus que je neveux. Si je l'en tiens éloigné jusqu'à la fin, qu'aura-t-il appris de moi? T<strong>ou</strong>t, peut-être, hors l'art le plusnécessaire à l'homme et au citoyen, qui est de savoir vivre avec ses semblables. Si je donne à ces soinsune utilité trop éloignée, elle sera p<strong>ou</strong>r lui comme nulle, il ne fait cas que du présent. Si je me contente delui f<strong>ou</strong>rnir des amusements, quel bien lui fais-je? il s'amollit et ne s'instruit point.


195Rien de t<strong>ou</strong>t cela. Mon expédient seul p<strong>ou</strong>rvoit à t<strong>ou</strong>t. Ton coeur, dis-je au jeune homme, a besoin d'unecompagne; allons chercher celle qui te convient: n<strong>ou</strong>s ne la tr<strong>ou</strong>verons pas aisément peut-être, le vraimérite est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rare; mais ne n<strong>ou</strong>s pressons ni ne n<strong>ou</strong>s rebutons point. Sans d<strong>ou</strong>te il en est une etn<strong>ou</strong>s la tr<strong>ou</strong>verons à la fin, <strong>ou</strong> du moins celle qui en approche le plus. Avec un projet si flatteur p<strong>ou</strong>r lui jel'introduis dans le monde. Qu'ai-je besoin d'en dire davantage? Ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas que j'ai t<strong>ou</strong>t fait?En lui peignant la maîtresse que je lui destine, imaginez si je saurai m'en faire éc<strong>ou</strong>ter, si je saurai luirendre agréables et chères les qualités qu'il doit aimer, si je saurai disposer t<strong>ou</strong>s ses sentiments à ce qu'ildoit rechercher <strong>ou</strong> fuir. Il faut que je sois le plus maladroit des hommes, si je ne le rends d'avancepassionné sans savoir de qui. Il n'importe que l'objet que je lui peindrai soit imaginaire, il suffit qu'il ledégoûte de ceux qui p<strong>ou</strong>rraient le tenter, il suffit qu'il tr<strong>ou</strong>ve part<strong>ou</strong>t des comparaisons qui lui fassentpréférer sa chimère aux objets réels qui le frapperont: et qu'est-ce que le véritable am<strong>ou</strong>r lui-même, si cen'est chimère, mensonge, illusion? On aime bien plus l'image qu'on se fait que l'objet auquel on l'applique.Si l'on voyait ce qu'on aime exactement tel qu'il est, il n'y aurait plus d'am<strong>ou</strong>r sur la terre. Quand on cessed'aimer, la personne qu'on aimait reste la même qu'auparavant, mais on ne la voit plus la même; le voiledu prestige tombe, et l'am<strong>ou</strong>r s'évan<strong>ou</strong>it. Or, en f<strong>ou</strong>rnissant l'objet imaginaire, je suis maître descomparaisons, et j'empêche aisément l'illusion des objets réels.Je ne veux pas p<strong>ou</strong>r cela qu'on trompe un jeune homme en peignant un modèle de perfection qui nepuisse exister; mais je choisirai tellement les défauts de sa maîtresse, qu'ils lui conviennent, qu'ils luiplaisent, et qu'ils servent à corriger les siens. Je ne veux pas non plus qu'on lui mente, en affirmantfaussement que l'objet qu'on lui peint existe; mais s'il se complaît à l'image, il lui s<strong>ou</strong>haitera bientôt unoriginal. Du s<strong>ou</strong>hait à la supposition, le trajet est facile; c'est l'affaire de quelques descriptions adroites qui,s<strong>ou</strong>s des traits plus sensibles, donneront à cet objet imaginaire un plus grand air de vérité. Je v<strong>ou</strong>draisaller jusqu'à le nommer; je dirais en riant: Appelons Sophie votre future maîtresse: Sophie est un nom debon augure: si celle que v<strong>ou</strong>s choisirez ne le porte pas, elle sera digne au moins de le porter; n<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>vons lui en faire honneur d'avance. Après t<strong>ou</strong>s ces détails, si, sans affirmer, sans nier, on s'échappepar des défaites, ses s<strong>ou</strong>pçons se changeront en certitude; il croira qu'on lui fait mystère de l'ép<strong>ou</strong>sequ'on lui destine, et qu'il la verra quand il sera temps. S'il en est une fois là, et qu'on ait bien choisi lestraits qu'il faut lui montrer, t<strong>ou</strong>t le reste est facile; on peut l'exposer dans le monde presque sans risque:défendez-le seulement de ses sens, son coeur est en sûreté.Mais, soit qu'il personnifie <strong>ou</strong> non le modèle que j'aurai su lui rendre aimable, ce modèle, s'il est bien fait,ne l'attachera pas moins à t<strong>ou</strong>t ce qui lui ressemble, et ne lui donnera pas moins d'éloignement p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tce qui ne lui ressemble pas, que s'il avait un objet réel. Quel avantage p<strong>ou</strong>r préserver son coeur desdangers auxquels sa personne doit être exposée, p<strong>ou</strong>r réprimer ses sens par son imagination, p<strong>ou</strong>rl'arracher surt<strong>ou</strong>t à ces donneuses d'éducation qui la font payer si cher, et ne forment un jeune homme àla politesse qu'en lui ôtant t<strong>ou</strong>te honnêteté! Sophie est si modeste! de quel oeil verra-t-il leurs avances?Sophie a tant de simplicité! comment aimera-t-il leurs airs? il y a trop loin de ses idées à ses observations,p<strong>ou</strong>r que celles-ci lui soient jamais dangereuses.T<strong>ou</strong>s ceux qui parlent du g<strong>ou</strong>vernement des enfants suivent les mêmes préjugés et les mêmes maximes,parce qu'ils observent mal et réfléchissent plus mal encore. Ce n'est ni par le tempérament ni par le sensque commence l'égarement de la jeunesse, c'est par l'opinion. S'il était ici question des garçons qu'onélève dans les collèges, et des filles qu'on élève dans les c<strong>ou</strong>vents, je ferais voir que cela est vrai, mêmeà leur égard; car les premières leçons que prennent les uns et les autres, les seules qui fructifient sontcelles du vice; et ce n'est pas la nature qui les corrompt, c'est l'exemple. Mais abandonnons lespensionnaires des collèges et des c<strong>ou</strong>vents à leurs mauvaises moeurs; elles seront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sansremède. Je ne parle que de l'éducation domestique. Prenez un jeune homme élevé sagement dans lamaison de son père en province, et l'examinez au moment qu'il arrive à Paris, <strong>ou</strong> qu'il entre dans lemonde; v<strong>ou</strong>s le tr<strong>ou</strong>verez pensant bien sur les choses honnêtes, et ayant la volonté même aussi saineque la raison; v<strong>ou</strong>s lui tr<strong>ou</strong>verez du mépris p<strong>ou</strong>r le vice et de l'horreur p<strong>ou</strong>r la débauche; au nom seuld'une prostituée, v<strong>ou</strong>s verrez dans ses yeux le scandale de l'innocence. Je s<strong>ou</strong>tiens qu'il n'y en a pas unqui pût se rés<strong>ou</strong>dre à entrer seul dans les tristes demeures de ces malheureuses, quand même il ensaurait l'usage, et qu'il en sentirait le besoin.


196A six mois de là, considérez de n<strong>ou</strong>veau le même jeune homme, v<strong>ou</strong>s ne le reconnaîtrez plus; des proposlibres, des maximes du haut ton, des airs dégagés le feraient prendre p<strong>ou</strong>r un autre homme, si sesplaisanteries sur sa première simplicité, sa honte quand on la lui rappelle, ne montraient qu'il est le mêmeet qu'il en r<strong>ou</strong>git. O combien il s'est formé dans peu de temps! D'où vient un changement si grand et sibrusque? Du progrès du tempérament? Son tempérament n'eût-il pas fait le même progrès dans lamaison paternelle? et sûrement il n'y eût pris ni ce ton ni ces maximes. <strong>De</strong>s premiers plaisirs des sens?T<strong>ou</strong>t au contraire: quand on commence à s'y livrer, on est craintif, inquiet, on fuit le grand j<strong>ou</strong>r et le bruit.Les premières voluptés sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs mystérieuses, la pudeur les assaisonne et les cache: la premièremaîtresse ne rend pas effronté, mais timide. T<strong>ou</strong>t absorbé dans un état si n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r lui, le jeunehomme se recueille p<strong>ou</strong>r le goûter, et tremble t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de le perdre. S'il est bruyant, il n'est ni voluptueuxni tendre; tant qu'il se vante, il n'a pas j<strong>ou</strong>i.D'autres manières de penser ont produit seules ces différences. Son coeur est encore le même, mais sesopinions ont changé. Ses sentiments, plus lents à s'altérer, s'altéreront enfin par elles; et c'est alorsseulement qu'il sera véritablement corrompu. A peine est-il entré dans le monde qu'il y prend une secondeéducation t<strong>ou</strong>t opposée à la première, par laquelle il apprend à mépriser ce qu'il estimait et à estimer cequ'il méprisait: on lui fait regarder les leçons de ses parents et de ses maîtres comme un jargonpédantesque, et les devoirs qu'ils lui ont prêchés comme une morale puérile qu'on doit dédaigner étantgrand. Il se croit obligé par honneur à changer de conduite; il devient entreprenant sans désirs et fat parmauvaise honte. Il raille les bonnes moeurs avant d'avoir pris du goût p<strong>ou</strong>r les mauvaises, et se pique dedébauche sans savoir être débauché. Je n'<strong>ou</strong>blierai jamais l'aveu d'un jeune officier aux gardes suisses,qui s'ennuyait beauc<strong>ou</strong>p des plaisirs bruyants de ses camarades, et n'osait s'y refuser de peur d'êtremoqué d'eux: "Je m'exerce à cela, disait-il, comme à prendre du tabac malgré ma répugnance: le goûtviendra par l'habitude; il ne faut pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs être enfant."Ainsi donc, c'est bien moins de la sensualité que de la vanité qu'il faut préserver un jeune homme entrantdans le monde: il cède plus aux penchants d'autrui qu'aux siens, et l'am<strong>ou</strong>r-propre fait plus de libertinsque l'am<strong>ou</strong>r.Cela posé, je demande s'il en est un sur la terre entière mieux armé que le mien contre t<strong>ou</strong>t ce qui peutattaquer ses moeurs, ses sentiments, ses principes; s'il en est un plus en état de résister au torrent. Carcontre quelle séduction n'est-il pas en défense? Si ses désirs l'entraînent vers le sexe, il n'y tr<strong>ou</strong>ve pointce qu'il cherche, et son coeur préoccupé le retient. Si ses sens l'agitent et le pressent, où tr<strong>ou</strong>vera-t-il àles contenter? L'horreur de l'adultère et de la débauche l'éloigne également des filles publiques et desfemmes mariées, et c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs par l'un de ces deux états que commencent les désordres de lajeunesse. Une fille à marier peut être coquette; mais elle ne sera pas effrontée, elle n'ira pas se jeter à latête d'une jeune homme qui peut l'ép<strong>ou</strong>ser s'il la croit sage; d'ailleurs elle aura quelqu'un p<strong>ou</strong>r la surveiller.<strong>Emile</strong>, de son côté, ne sera pas t<strong>ou</strong>t à fait livré à lui-même; t<strong>ou</strong>s deux auront au moins p<strong>ou</strong>r gardes lacrainte et la honte, inséparables des premiers désirs; ils ne passeront point t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p aux dernièresfamiliarités, et n'auront pas le temps d'y venir par degrés sans obstacles. P<strong>ou</strong>r s'y prendre autrement, ilfaut qu'il ait déjà pris leçon de ses camarades, qu'il ait appris d'eux à se moquer de sa retenue, à devenirinsolent à leur imitation. Mais quel homme au monde est moins imitateur qu'<strong>Emile</strong>? Quel homme se mènemoins par le ton plaisant que celui qui n'a point de préjugés et ne sait rien donner à ceux des autres? J'aitravaillé vingt ans à l'armer contre les moqueurs: il leur faudra plus d'un j<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r en faire leur dupe; car leridicule n'est à ses yeux que la raison des sots, et rien ne rend plus insensible à la raillerie que d'être audessusde l'opinion. Au lieu de plaisanteries, il lui faut des raisons; et, tant qu'il en sera là, je n'ai pas peurque de jeunes f<strong>ou</strong>s me l'enlèvent; j'ai p<strong>ou</strong>r moi la conscience et la vérité. S'il faut que le préjugé s'y mêle,un attachement de vingt ans est aussi quelque chose: on ne lui fera jamais croire que je l'aie ennuyé devaines leçons; et dans un coeur droit et sensible, la voix d'un ami fidèle et vrai saura bien effacer les crisde vingt séducteurs. Comme il n'est alors question que de lui montrer qu'ils le trompent, et qu'en feignantde le traiter en homme ils le traitent réellement en enfant, j'affecterai d'être t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs simple, mais grave etclair dans mes raisonnements, afin qu'il sente que c'est moi qui le traite en homme. Je lui dirai: V<strong>ou</strong>svoyez que votre seul intérêt, qui est le mien, dicte mes disc<strong>ou</strong>rs, je n'en peux avoir aucun autre. Maisp<strong>ou</strong>rquoi ces jeunes gens veulent-ils v<strong>ou</strong>s persuader? C'est qu'ils veulent v<strong>ou</strong>s séduire: ils ne v<strong>ou</strong>s aimentpoint, ils ne prennent aucun intérêt à v<strong>ou</strong>s; ils ont p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t motif un dépit secret de voir que v<strong>ou</strong>s valez


197mieux qu'eux; ils veulent v<strong>ou</strong>s rabaisser à leur petite mesure, et ne v<strong>ou</strong>s reprochent de v<strong>ou</strong>s laisserg<strong>ou</strong>verner qu'afin de v<strong>ou</strong>s g<strong>ou</strong>verner eux-mêmes. P<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s croire qu'il y eût à gagner p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s dansce changement? Leur sagesse est-elle donc si supérieure, et leur attachement d'un j<strong>ou</strong>r est-il plus fort quele mien? P<strong>ou</strong>r donner quelque poids à leur raillerie, il faudrait en p<strong>ou</strong>voir donner à leur autorité; et quelleexpérience ont-ils p<strong>ou</strong>r élever leurs maximes au-dessus des nôtres? Ils n'ont fait qu'imiter d'autresét<strong>ou</strong>rdis, comme ils veulent être imités à leur t<strong>ou</strong>r. P<strong>ou</strong>r se mettre au-dessus des prétendus préjugés deleurs pères, ils s'asservissent à ceux de leurs camarades. Je ne vois point ce qu'ils gagnent à cela: maisje vois qu'ils y perdent sûrement deux grands avantages, celui de l'affection paternelle, dont les conseilssont tendres et sincères, et celui de l'expérience, qui fait juger de ce qu'on connaît; car les pères ont étéenfants, et les enfants n'ont pas été pères."Mais les croyez-v<strong>ou</strong>s sincères au moins dans leurs folles maximes? Pas même cela, cher <strong>Emile</strong>; ils setrompent p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s tromper; ils ne sont point d'accord avec eux-mêmes: leur coeur les dément sanscesse, et s<strong>ou</strong>vent leur b<strong>ou</strong>che les contredit. Tel d'entre eux t<strong>ou</strong>rne en dérision t<strong>ou</strong>t ce qui est honnête, quiserait au désespoir que sa femme pensât comme lui. Tel autre p<strong>ou</strong>ssera cette indifférence de moeursjusqu'à celles de la femme qu'il n'a point encore, <strong>ou</strong>, p<strong>ou</strong>r comble d'infamie, à celles de la femme qu'il adéjà. Mais allez plus loin, parlez-lui de sa mère, et voyez s'il passera volontiers p<strong>ou</strong>r être un enfantd'adultère et le fils d'une femme de mauvaise vie, p<strong>ou</strong>r prendre à faux le nom d'une famille, p<strong>ou</strong>r en volerle patrimoine à l'héritier naturel; enfin s'il se laissera patiemment traiter de bâtard. Qui d'entre eux v<strong>ou</strong>draqu'on rende à sa fille le déshonneur dont il c<strong>ou</strong>vre celle d'autrui? Il n'y en a pas un qui n'attentât même àvotre vie, si v<strong>ou</strong>s adoptiez avec lui, dans la pratique, t<strong>ou</strong>s les principes qu'il s'efforce de v<strong>ou</strong>s donner.C'est ainsi qu'ils décèlent enfin leur inconséquence, et qu'on sent qu'aucun d'eux ne croit ce qu'il dit. Voilàdes raisons, cher <strong>Emile</strong>: pesez les leurs, s'ils en ont, et comparez. Si je v<strong>ou</strong>lais user comme eux demépris et de raillerie, v<strong>ou</strong>s les verriez prêter le flanc au ridicule autant peut-être et plus que moi. Mais jen'ai pas peur d'un examen sérieux. Le triomphe des moqueurs est de c<strong>ou</strong>rte durée; la vérité demeure, etleur rire insensé s'évan<strong>ou</strong>it."V<strong>ou</strong>s n'imaginez pas comment, à vingt ans, <strong>Emile</strong> peut être docile. Que n<strong>ou</strong>s pensons différemment! Moi,je ne conçois pas comment il a pu l'être à dix; car quelle prise avais-je sur lui à cet âge? Il m'a fallu quinzeans de soins p<strong>ou</strong>r me ménager cette prise. Je ne l'élevais pas alors, je le préparais p<strong>ou</strong>r être élevé. Il l'estmaintenant assez p<strong>ou</strong>r être docile; il reconnaît la voix de l'amitié, et il sait obéir à la raison. Je lui laisse, ilest vrai, l'apparence de l'indépendance, mais jamais il ne me fut mieux assujetti, car il l'est parce qu'il veutl'être. Tant que je n'ai pu me rendre maître de sa volonté, je le suis demeuré de sa personne; je ne lequittais pas d'un pas. Maintenant je le laisse quelquefois à lui-même, parce que je le g<strong>ou</strong>verne t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.En le quittant je l'embrasse, et je lui dis d'un air assuré: <strong>Emile</strong>, je te confie à mon ami; je te livre à soncoeur honnête; c'est lui qui me répondra de toi.Ce n'est pas l'affaire d'un moment de corrompre des affections saines qui n'ont reçu nulle altérationprécédente, et d'effacer des principes dérivés immédiatement des premières lumières de la raison. Siquelque changement s'y fait durant mon absence, elle ne sera jamais assez longue, il ne saura jamaisassez bien se cacher de moi p<strong>ou</strong>r que je n'aperçoive pas le danger avant le mal, et que je ne sois pas àtemps d'y porter remède. Comme on ne se déprave pas t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p, on n'apprend pas t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p àdissimuler; et si jamais homme est maladroit en cet art, c'est <strong>Emile</strong>, qui n'eut de sa vie une seule occasiond'en user.Par ces soins et d'autres semblables je le crois si bien garanti des objets étrangers et des maximesvulgaires, que j'aimerais mieux le voir au milieu de la plus mauvaise société de Paris, que seul dans sachambre <strong>ou</strong> dans un parc, livré à t<strong>ou</strong>te l'inquiétude de son âge. On a beau faire, de t<strong>ou</strong>s les ennemis quipeuvent attaquer un jeune homme, le plus dangereux et le seul qu'on ne peut écarter, c'est lui-même: cetennemi p<strong>ou</strong>rtant n'est dangereux que par notre faute; car, comme je l'ai dit mille fois, c'est par la seuleimagination que s'éveillent les sens. Leur besoin proprement n'est point un besoin physique: il n'est pasvrai que ce soit un vrai besoin. Si jamais objet lascif n'eût frappé nos yeux, si jamais idée déshonnête nefût entrée dans notre esprit, jamais peut-être ce prétendu besoin ne fût fait sentir à n<strong>ou</strong>s; et n<strong>ou</strong>s serionsdemeurés chastes, sans tentations, sans efforts et sans mérite. On ne sait pas quelles fermentationss<strong>ou</strong>rdes certaines situations et certains spectacles excitent dans le sang de la jeunesse, sans qu'elle


198sache démêler elle-même la cause de cette première inquiétude, qui n'est pas facile à calmer, et qui netarde pas à renaître. P<strong>ou</strong>r moi, plus je réfléchis à cette importante crise et à ses causes prochaines <strong>ou</strong>éloignées, plus je me persuade qu'un solitaire élevé dans un désert, sans livres, sans instruction et sansfemmes, y m<strong>ou</strong>rrait vierge à quelque âge qu'il fût parvenu.Mais il n'est pas ici question d'un sauvage de cette espèce. En élevant un homme parmi ses semblableset p<strong>ou</strong>r la société, il est impossible, il n'est même pas à propos de le n<strong>ou</strong>rrir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans cette salutaireignorance; et ce qu'il y a de pis p<strong>ou</strong>r la sagesse est d'être savant à demi. Le s<strong>ou</strong>venir des objets qui n<strong>ou</strong>sont frappés, les idées que n<strong>ou</strong>s avons acquises, n<strong>ou</strong>s suivent dans la retraite, la peuplent, malgré n<strong>ou</strong>s,d'images plus séduisantes que les objets mêmes, et rendent la solitude aussi funeste à celui qui les yporte, qu'elle est utile à celui qui s'y maintient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs seul.Veillez donc avec soin sur le jeune homme, il p<strong>ou</strong>rra se garantir de t<strong>ou</strong>t le reste; mais c'est à v<strong>ou</strong>s de legarantir de lui. Ne le laissez seul ni j<strong>ou</strong>r ni nuit, c<strong>ou</strong>chez t<strong>ou</strong>t au moins dans sa chambre: qu'il ne se metteau lit qu'accablé de sommeil et qu'il en sorte à l'instant qu'il s'éveille. Défiez-v<strong>ou</strong>s de l'instinct sitôt quev<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s y bornez plus: il est bon tant qu'il agit seul; il est suspect dès qu'il se mêle aux institutionsdes hommes: il ne faut pas le détruire, il faut le régler; et cela peut-être est plus difficile que de l'anéantir.Il serait très dangereux qu'il apprît à votre élève à donner le change à ses sens et à suppléer auxoccasions de les satisfaire: s'il connaît une fois ce dangereux supplément, il est perdu. Dès lors il aurat<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le corps et le coeur énervés; il portera jusqu'au tombeau les tristes effets de cette habitude, laplus funeste à laquelle un jeune homme puisse être assujetti. Sans d<strong>ou</strong>te il vaudrait mieux encore... Si lesfureurs d'un tempérament ardent deviennent invincibles, mon cher <strong>Emile</strong>, je te plains; mais je nebalancerai pas un moment, je ne s<strong>ou</strong>ffrirai point que la fin de la nature soit éludée. S'il faut qu'un tyran tesubjugue, je te livre par préférence à celui dont je peux te délivrer: quoi qu'il arrive, je t'arracherai plusaisément aux femmes qu'à toi.Jusqu'à vingt ans le corps croît, il a besoin de t<strong>ou</strong>te sa substance: la continence est alors dans l'ordre dela nature, et l'on n'y manque guère qu'aux dépens de sa constitution. <strong>De</strong>puis vingt ans la continence estun devoir de morale; elle importe p<strong>ou</strong>r apprendre à régner sur soi-même, à rester le maître de sesappétits. Mais les devoirs moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs règles. Quand lafaiblesse humaine rend une alternative inévitable, de deux maux préférons le moindre; en t<strong>ou</strong>t état decause il vaut mieux commettre une faute que de contracter un vice.S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s que ce n'est plus de mon élève que je parle ici, c'est du vôtre. Ses passions, que v<strong>ou</strong>savez laissées fermenter, v<strong>ou</strong>s subjuguent: cédez-leur donc <strong>ou</strong>vertement, et sans lui déguiser sa victoire.Si v<strong>ou</strong>s savez la lui montrer dans son vrai, il en sera moins fier que honteux, et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s ménagerez ledroit de le guider durant son égarement, p<strong>ou</strong>r lui faire au moins éviter les précipices. Il importe que ledisciple ne fasse rien que le maître ne le sache et ne le veuille, pas même ce qui est mal; et il vaut centfois mieux que le g<strong>ou</strong>verneur appr<strong>ou</strong>ve une faute et se trompe, que s'il était trompé par son élève, et quela faute se fît sans qu'il en sût rien. Qui croit devoir fermer les yeux sur quelque chose se voit bientôt forcéde les fermer sur t<strong>ou</strong>t: le premier abus toléré en amène un autre; et cette chaîne ne finit plus qu'aurenversement de t<strong>ou</strong>t ordre et au mépris de t<strong>ou</strong>te loi.Une autre erreur que j'ai déjà combattue, mais qui ne sortira jamais des petits esprits, c'est d'affectert<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la dignité magistrale, et de v<strong>ou</strong>loir passer p<strong>ou</strong>r un homme parfait dans l'esprit de son disciple.Cette méthode est à contresens. Comment ne voient-ils pas qu'en v<strong>ou</strong>lant affermir leur autorité ils ladétruisent; que p<strong>ou</strong>r faire éc<strong>ou</strong>ter ce qu'on dit il faut se mettre à la place de ceux à qui l'on s'adresse, etqu'il faut être homme p<strong>ou</strong>r savoir parler au coeur humain? T<strong>ou</strong>s ces gens parfaits ne t<strong>ou</strong>chent ni nepersuadent: on se dit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs qu'il leur est bien aisé de combattre des passions qu'ils ne sentent pas.Montrez vos faiblesses à votre élève, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez le guérir des siennes: qu'il voie en v<strong>ou</strong>s les mêmescombats qu'il épr<strong>ou</strong>ve, qu'il apprenne à se vaincre à votre exemple, et qu'il ne dise pas comme les autres:Ces vieillards, dépités de n'être plus jeunes, veulent traiter les jeunes gens en vieillards: et parce que t<strong>ou</strong>sleurs désirs sont éteints, ils n<strong>ou</strong>s font un crime des nôtres.


199Montaigne dit qu'il demandait un j<strong>ou</strong>r au seigneur de Langey combien de fois, dans ses négociationsd'Allemagne, il s'était enivré p<strong>ou</strong>r le service du roi. Je demanderais volontiers au g<strong>ou</strong>verneur de certainjeune homme combien de fois il est entré dans un mauvais lieu p<strong>ou</strong>r le service de son élève. Combien defois? Je me trompe. Si la première n'ôte à jamais au libertin le désir d'y rentrer, s'il n'en rapporte lerepentir et la honte, s'il ne verse dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le à l'instant; il n'est qu'unmonstre, <strong>ou</strong> v<strong>ou</strong>s n'êtes qu'un imbécile; v<strong>ou</strong>s ne lui servirez jamais à rien. Mais laissons ces expédientsextrêmes, aussi tristes que dangereux, et qui n'ont aucun rapport à notre éducation.Que de précautions à prendre avec un jeune homme bien né avant de l'exposer au scandale des moeursdu siècle! Ces précautions sont pénibles, mais elles sont indispensables; c'est la négligence en ce pointqui perd t<strong>ou</strong>te la jeunesse; c'est par le désordre du premier âge que les hommes dégénèrent, et qu'on lesvoit devenir ce qu'ils sont auj<strong>ou</strong>rd'hui. Vils et lâches dans leurs vices mêmes, ils n'ont que de petitesâmes, parce que leurs corps usés ont été corrompus de bonne heure; à peine leur reste-t-il assez de viep<strong>ou</strong>r se m<strong>ou</strong>voir. Leurs subtiles pensées marquent des esprits sans étoffe; ils ne savent rien sentir degrand et de noble; ils n'ont ni simplicité ni vigueur; abjects en t<strong>ou</strong>te chose, et bassement méchants, ils nesont que vains, fripons, faux; ils n'ont pas même assez de c<strong>ou</strong>rage p<strong>ou</strong>r être d'illustres scélérats. Telssont les méprisables hommes que forme la crapule de la jeunesse: s'il s'en tr<strong>ou</strong>vait un seul qui sût êtretempérant et sobre, qui sût, au milieu d'eux, préserver son coeur, son sang, ses moeurs, de la contagionde l'exemple, à trente ans il écraserait t<strong>ou</strong>s ces insectes, et deviendrait leur maître avec moins de peinequ'il n'en eut à rester le sien.P<strong>ou</strong>r peu que la naissance <strong>ou</strong> la fortune eût fait p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong>, il serait cet homme s'il v<strong>ou</strong>lait l'être: mais il lesmépriserait trop p<strong>ou</strong>r daigner les asservir. Voyons-le maintenant au milieu d'eux, entrant dans le monde,non p<strong>ou</strong>r y primer, mais p<strong>ou</strong>r le connaître et p<strong>ou</strong>r y tr<strong>ou</strong>ver une compagne digne de lui.Dans quelque rang qu'il puisse être né, dans quelque société qu'il commence à s'introduire, son débutsera simple et sans éclat: à Dieu ne plaise qu'il soit assez malheureux p<strong>ou</strong>r y briller! Les qualités quifrappent au premier c<strong>ou</strong>p d'oeil ne sont pas les siennes; il ne les a ni ne les veut avoir. Il met trop peu deprix aux jugements des hommes p<strong>ou</strong>r en mettre à leurs préjugés, et ne se s<strong>ou</strong>cie point qu'on l'estimeavant que de le connaître. Sa manière de se présenter n'est ni modeste ni vaine, elle est naturelle etvraie; il ne connaît ni gêne ni déguisement, et il est au milieu d'un cercle ce qu'il est seul et sans témoin.Sera-t-il p<strong>ou</strong>r cela grossier, dédaigneux, sans attention p<strong>ou</strong>r personne? T<strong>ou</strong>t au contraire; si seul il necompte pas p<strong>ou</strong>r rien les autres hommes, p<strong>ou</strong>rquoi les compterait-il p<strong>ou</strong>r rien, vivant avec eux? Il ne lespréfère point à lui dans ses manières, parce qu'il ne les préfère pas à lui dans son coeur; mais il ne leurmontre pas non plus une indifférence qu'il est bien éloigné d'avoir; s'il n'a pas les formules de la politesse,il a les soins de l'humanité. Il n'aime à voir s<strong>ou</strong>ffrir personne; il n'offrira pas sa place à un autre parsimagrée, mais il la lui cédera volontiers par bonté, si, le voyant <strong>ou</strong>blié, il juge que cet <strong>ou</strong>bli le mortifie; caril en coûtera moins à mon jeune homme de rester deb<strong>ou</strong>t volontairement, que de voir l'autre y rester parforce.Quoique en général <strong>Emile</strong> n'estime pas les hommes, il ne leur montrera point de mépris, parce qu'il lesplaint et s'attendrit sur eux. Ne p<strong>ou</strong>vant leur donner le goût des biens réels, il leur laisse les biens del'opinion dont ils se contentent, de peur que, les leur ôtant à pure perte, il ne les rendît plus malheureuxqu'auparavant. Il n'est donc point disputeur ni contredisant; il n'est pas non plus complaisant et flatteur; ildit son avis sans combattre celui de personne, parce qu'il aime la liberté par-dessus t<strong>ou</strong>te chose, et que lafranchise en est un des plus beaux droits.Il parle peu, parce qu'il ne se s<strong>ou</strong>cie guère qu'on s'occupe de lui, par la même raison il ne dit que deschoses utiles: autrement, qu'est-ce qui l'engagerait à parler? <strong>Emile</strong> est trop instruit p<strong>ou</strong>r être jamaisbabillard. Le grand caquet vient nécessairement, <strong>ou</strong> de la prétention à l'esprit, dont je parlerai ci-après, <strong>ou</strong>du prix qu'on donne à des bagatelles; dont on croit sottement que les autres font autant de cas que n<strong>ou</strong>s.Celui qui connaît assez de choses p<strong>ou</strong>r donner à t<strong>ou</strong>tes leur véritable prix, ne parle jamais trop; car il saitapprécier aussi l'attention qu'on lui donne et l'intérêt qu'on peut prendre à ses disc<strong>ou</strong>rs. Généralement lesgens qui savent peu parlent beauc<strong>ou</strong>p, et les gens qui savent beauc<strong>ou</strong>p parlent peu. Il est simple qu'un


200ignorant tr<strong>ou</strong>ve important t<strong>ou</strong>t ce qu'il sait, et le dise à t<strong>ou</strong>t le monde. Mais un homme instruit n'<strong>ou</strong>vre pasaisément son répertoire; il aurait trop à dire, et il voit encore plus à dire après lui; il se tait.Loin de choquer les manières des autres, <strong>Emile</strong> s'y conforme assez volontiers, non p<strong>ou</strong>r paraître instruitdes usages, ni p<strong>ou</strong>r affecter les airs d'un homme poli, mais au contraire de peur qu'on ne le distingue,p<strong>ou</strong>r éviter d'être aperçu; et jamais il n'est plus à son aise que quand on ne prend pas garde à lui.Quoique entrant dans le monde, il en ignore absolument les manières; il n'est pas p<strong>ou</strong>r cela timide etcraintif; s'il se dérobe, ce n'est point par embarras, c'est que p<strong>ou</strong>r bien voir, il faut n'être pas vu; car cequ'on pense de lui ne l'inquiète guère, et le ridicule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait qu'étantt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tranquille et de sang-froid, il ne se tr<strong>ou</strong>ble point par la mauvaise honte. Soit qu'on le regarde <strong>ou</strong>non, il fait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de son mieux ce qu'il fait; et, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>t à lui p<strong>ou</strong>r bien observer les autres, il saisitleurs manières avec une aisance que ne peuvent avoir les esclaves de l'opinion. On peut dire qu'il prendplutôt l'usage du monde, précisément parce qu'il en fait peu de cas.Ne v<strong>ou</strong>s trompez pas cependant sur sa contenance, et n'allez pas la comparer à celle de vos jeunesagréables. Il est ferme et non suffisant; ses manières sont libres et non dédaigneuses: l'air insolentn'appartient qu'aux esclaves, l'indépendance n'a rien d'affecté. Je n'ai jamais vu d'homme ayant de lafierté dans l'âme en montrer dans son maintien: cette affectation est bien plus propre aux âmes viles etvaines, qui ne peuvent en imposer que par là. Je lis dans un livre qu'un étranger se présentant un j<strong>ou</strong>rdans la salle du fameux Marcel, celui-ci lui demanda de quel pays il était: "Je suis Anglais, répondl'étranger. - V<strong>ou</strong>s, Anglais! réplique le danseur; v<strong>ou</strong>s seriez de cette île où les citoyens ont part àl'administration publique, et sont une portion de la puissance s<strong>ou</strong>veraine! Non, monsieur; ce front baissé,ce regard timide, cette démarche incertaine, ne m'annoncent que l'esclave titré d'un électeur."Je ne sais si ce jugement montre une grande connaissance du vrai rapport qui est entre le caractère d'unhomme et son extérieur. P<strong>ou</strong>r moi, qui n'ai pas l'honneur d'être maître à danser, j'aurais pensé t<strong>ou</strong>t lecontraire. J'aurais dit: "Cet Anglais n'est pas c<strong>ou</strong>rtisan, je n'ai jamais <strong>ou</strong>ï dire que les c<strong>ou</strong>rtisans eussent lefront baissé et la démarche incertaine: un homme timide chez un danseur p<strong>ou</strong>rrait bien ne l'être pas dansla chambre des Communes." Assurément, ce M. Marcel-là doit prendre ses compatriotes p<strong>ou</strong>r autant deRomains.Quand on aime, on veut être aimé. <strong>Emile</strong> aime les hommes, il veut donc leur plaire. A plus forte raison ilveut plaire aux femmes; son âge, ses moeurs, son projet, t<strong>ou</strong>t conc<strong>ou</strong>rt à n<strong>ou</strong>rrir en lui ce désir. Je dis sesmoeurs, car elles y font beauc<strong>ou</strong>p; les hommes qui en ont sont les vrais adorateurs des femmes. Ils n'ontpas comme les autres je ne sais quel jargon moqueur de galanterie; mais ils ont un empressement plusvrai, plus tendre, et qui part du coeur. Je connaîtrais près d'une jeune femme un homme qui a des moeurset qui commande à la nature, entre cent mille débauchés. Jugez de ce que doit être <strong>Emile</strong> avec untempérament t<strong>ou</strong>t neuf, et tant de raisons d'y résister! P<strong>ou</strong>r auprès d'elles, je crois qu'il sera quelquefoistimide et embarrassé; mais sûrement cet embarras ne leur déplaira pas, et les moins friponnes n'aurontencore que trop s<strong>ou</strong>vent l'art d'en j<strong>ou</strong>ir et de l'augmenter. Au reste, son empressement changerasensiblement de forme selon les états. Il sera plus modeste et plus respectueux p<strong>ou</strong>r les femmes, plus vifet plus tendre auprès des filles à marier. Il ne perd point de vue l'objet de ses recherches, et c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsà ce qui les lui rappelle qu'il marque le plus d'attention.Personne ne sera plus exact à t<strong>ou</strong>s les égards fondés sur l'ordre de la nature, et même sur le bon ordrede la société; mais les premiers seront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs préférés aux autres; et il respectera davantage unparticulier plus vieux que lui, qu'un magistrat de son âge. Etant donc p<strong>ou</strong>r l'ordinaire un des plus jeunesdes sociétés où il se tr<strong>ou</strong>vera, il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un des plus modestes, non par la vanité de paraître humble,mais par un sentiment naturel et fondé sur la raison. Il n'aura point l'impertinent savoir-vivre d'un jeune fat,qui, p<strong>ou</strong>r amuser la compagnie, parle plus haut que les sages et c<strong>ou</strong>pe la parole aux anciens: iln'autorisera point, p<strong>ou</strong>r sa part, la réponse d'un vieux gentilhomme à L<strong>ou</strong>is XV, qui lui demandait lequel ilpréférait de son siècle <strong>ou</strong> de celui-ci: "Sire, j'ai passé ma jeunesse à respecter les vieillards, et il faut queje passe ma vieillesse à respecter les enfants."


201Ayant une âme tendre et sensible, mais n'appréciant rien sur le taux de l'opinion, quoiqu'il aime à plaireaux autres, il se s<strong>ou</strong>ciera peu d'en être considéré. D'où il suit qu'il sera plus affectueux que poli, qu'iln'aura jamais d'airs ni de faste, et qu'il sera plus t<strong>ou</strong>ché d'une caresse que de mille éloges. Par lesmêmes raisons il ne négligera ni ses manières ni son maintien; il p<strong>ou</strong>rra même avoir quelque recherchedans sa parure, non p<strong>ou</strong>r paraître un homme de goût, mais p<strong>ou</strong>r rendre sa figure agréable; il n'aura pointrec<strong>ou</strong>rs au cadre doré, et jamais l'enseigne de la richesse ne s<strong>ou</strong>illera son ajustement.On voit que t<strong>ou</strong>t cela n'exige point de ma part un étalage de préceptes, et n'est qu'un effet de sa premièreéducation. On n<strong>ou</strong>s fait un grand mystère de l'usage du monde; comme si, dans l'âge où l'on prend cetusage, on ne le prenait pas naturellement, et comme si ce n'était pas dans un coeur honnête qu'il fautchercher ses premières lois! La véritable politesse consiste à marquer de la bienveillance aux hommes;elle se montre sans peine quand on en a; c'est p<strong>ou</strong>r celui qui n'en a pas qu'on est forcé de réduire en artses apparences."Le plus malheureux effet de la politesse d'usage est d'enseigner l'art de se passer des vertus qu'elleimite. Qu'on n<strong>ou</strong>s inspire dans l'éducation l'humanité et la bienfaisance, n<strong>ou</strong>s aurons la politesse, <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>sn'en aurons plus besoin.Si n<strong>ou</strong>s n'avons pas celle qui s'annonce par les grâces, n<strong>ou</strong>s aurons celle qui annonce l'honnête hommeet le citoyen; n<strong>ou</strong>s n'aurons pas besoin de rec<strong>ou</strong>rir à la fausseté.Au lieu d'être artificieux p<strong>ou</strong>r plaire, il suffira d'être bon; au lieu d'être faux p<strong>ou</strong>r flatter les faiblesses desautres, il suffira d'être indulgent.Ceux avec qui l'on aura de tels procédés n'en seront ni enorgueillis ni corrompus; ils n'en seront quereconnaissants, et en deviendront meilleurs."Il me semble que si quelque éducation doit produire l'espèce de politesse qu'exige ici M. Duclos, c'estcelle dont j'ai tracé le plan jusqu'ici.Je conviens p<strong>ou</strong>rtant qu'avec des maximes si différentes, <strong>Emile</strong> ne sera point comme t<strong>ou</strong>t le monde, etDieu le préserve de l'être jamais! Mais, en ce qu'il sera différent des autres, il ne sera ni fâcheux, niridicule: la différence sera sensible sans être incommode. <strong>Emile</strong> sera, si l'on veut, un aimable étranger.D'abord on lui pardonnera ses singularités en disant: Il se formera. Dans la suite on sera t<strong>ou</strong>t acc<strong>ou</strong>tuméà ses manières; et voyant qu'il n'en change pas, on les lui pardonnera encore en disant: Il est fait ainsi.Il ne sera point fêté comme un homme aimable, mais on l'aimera sans savoir p<strong>ou</strong>rquoi; personne nevantera son esprit, mais on le prendra volontiers p<strong>ou</strong>r juge entre les gens d'esprit: le sien sera net etborné, il aura le sens droit et le jugement sain. Ne c<strong>ou</strong>rant jamais après les idées neuves, il ne saurait sepiquer d'esprit. Je lui ai fait sentir que t<strong>ou</strong>tes les idées salutaires et vraiment utiles aux hommes ont été lespremières connues, qu'elles font de t<strong>ou</strong>t temps les seuls vrais liens de la société, et qu'il ne reste auxesprits transcendants qu'à se distinguer par des idées pernicieuses et funestes au genre humain. Cettemanière de se faire admirer ne le t<strong>ou</strong>che guère: il sait où il doit tr<strong>ou</strong>ver le bonheur de sa vie, et en quoi ilpeut contribuer au bonheur d'autrui. La sphère de ses connaissances ne s'étend pas plus loin que ce quiest profitable. Sa r<strong>ou</strong>te est étroite et bien marquée; n'étant point tenté d'en sortir, il reste confondu avecceux qui la suivent; il ne veut ni s'égarer ni briller. <strong>Emile</strong> est un homme de bon sens, et ne veut pas êtreautre chose: on aura beau v<strong>ou</strong>loir l'injurier par ce titre, il s'en tiendra t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs honoré.Quoique le désir de plaire ne le laisse plus absolument indifférent sur l'opinion d'autrui, il ne prendra decette opinion que ce qui se rapporte immédiatement à sa personne, sans se s<strong>ou</strong>cier des appréciationsarbitraires qui n'ont de loi que la mode <strong>ou</strong> les préjugés. Il aura l'orgueil de v<strong>ou</strong>loir bien faire t<strong>ou</strong>t ce qu'ilfait, même de le v<strong>ou</strong>loir faire mieux qu'un autre: à la c<strong>ou</strong>rse il v<strong>ou</strong>dra être le plus léger; à la lutte, le plusfort; au travail, le plus habile; aux jeux d'adresse, le plus adroit; mais il cherchera peu les avantages quine sont pas clairs par eux-mêmes, et qui ont besoin d'être constatés par le jugement d'autrui, comme


202d'avoir plus d'esprit qu'un autre, de parler mieux, d'être plus savant, etc.; encore moins ceux qui netiennent point du t<strong>ou</strong>t à la personne, comme d'être d'une plus grande naissance, d'être estimé plus riche,plus en crédit, plus considéré, d'en imposer par un plus grand faste.Aimant les hommes parce qu'ils sont ses semblables, il aimera surt<strong>ou</strong>t ceux qui lui ressemblent le plus,parce qu'il se sentira bon; et, jugeant de cette ressemblance par la conformité des goûts dans les chosesmorales, en t<strong>ou</strong>t ce qui tient au bon caractère, il sera fort aise d'être appr<strong>ou</strong>vé. Il ne se dira pasprécisément: Je me réj<strong>ou</strong>is parce qu'on m'appr<strong>ou</strong>ve; mais, je me réj<strong>ou</strong>is parce qu'on appr<strong>ou</strong>ve ce que j'aifait de bien; je me réj<strong>ou</strong>is de ce que les gens qui m'honorent se font honneur: tant qu'ils jugeront aussisainement, il sera beau d'obtenir leur estime.Etudiant les hommes par leurs moeurs dans le monde, comme il les étudiait ci-devant par leurs passionsdans l'histoire, il aura s<strong>ou</strong>vent lieu de réfléchir sur ce qui flatte <strong>ou</strong> choque le coeur humain. Le voilàphilosophant sur les principes du goût; et voilà l'étude qui lui convient durant cette époque.Plus on va chercher loin les définitions du goût, et plus on s'égare: le goût n'est que la faculté de juger cequi plaît <strong>ou</strong> déplaît au plus grand nombre. Sortez de là, v<strong>ou</strong>s ne savez plus ce que c'est que le goût. Il nes'ensuit pas qu'il y ait plus de gens de goût que d'autres; car, bien que la pluralité juge sainement dechaque objet, il y a peu d'hommes qui jugent comme elle sur t<strong>ou</strong>s; et, bien que le conc<strong>ou</strong>rs des goûts lesplus généraux fasse le bon goût, il y a peu de gens de goût, de même qu'il y a peu de belles personnes,quoique l'assemblage des traits les plus communs fasse la beauté.Il faut remarquer qu'il ne s'agit pas ici de ce qu'on aime parce qu'il n<strong>ou</strong>s est utile, ni de ce qu'on hait parcequ'il n<strong>ou</strong>s nuit. Le goût ne s'exerce que sur les choses indifférentes <strong>ou</strong> d'un intérêt d'amusement t<strong>ou</strong>t auplus, et non sur celles qui tiennent à nos besoins: p<strong>ou</strong>r juger de celles-ci, le goût n'est pas nécessaire, leseul appétit suffit. Voilà ce qui rend si difficiles, et, ce semble, si arbitraires les pures décisions du goût;car, hors l'instinct qui le détermine, on ne voit plus la raison de ses décisions. On doit distinguer encoreses lois dans les choses morales et ses lois dans les choses physiques. Dans celles-ci, les principes dugoût semblent absolument inexplicables. Mais il importe d'observer qu'il entre du moral dans t<strong>ou</strong>t ce quitient à l'imitation: ainsi l'on explique des beautés qui paraissent physiques et qui ne le sont réellementpoint. J'aj<strong>ou</strong>terai que le goût a des règles locales qui le rendent en mille choses dépendant des climats,des moeurs, du g<strong>ou</strong>vernement, des choses d'institution; qu'il en a d'autres qui tiennent à l'âge, au sexe,au caractère, et que c'est en ce sens qu'il ne faut pas disputer des goûts.Le goût est naturel à t<strong>ou</strong>s les hommes, mais ils ne l'ont pas t<strong>ou</strong>s en même mesure, il ne se développe pasdans t<strong>ou</strong>s au même degré, et, dans t<strong>ou</strong>s, il est sujet à s'altérer par diverses causes. La mesure du goûtqu'on peut avoir dépend de la sensibilité qu'on a reçue; sa culture et sa forme dépendent des sociétés oùl'on a vécu. Premièrement il faut vivre dans des sociétés nombreuses p<strong>ou</strong>r faire beauc<strong>ou</strong>p decomparaisons. Secondement il faut des sociétés d'amusement et d'oisiveté; car, dans celles d'affaires, ona p<strong>ou</strong>r règle, non le plaisir, mais l'intérêt. En troisième lieu il faut des sociétés où l'inégalité ne soit pas tropgrande, où la tyrannie de l'opinion soit modérée, et où règne la volupté plus que la vanité; car, dans le cascontraire, la mode ét<strong>ou</strong>ffe le goût; et l'on ne cherche plus ce qui plaît, mais ce qui distingue.Dans ce dernier cas, il n'est plus vrai que le bon goût est celui du plus grand nombre. P<strong>ou</strong>rquoi cela?Parce que l'objet change. Alors la multitude n'a plus de jugement à elle, elle ne juge plus que d'après ceuxqu'elle croit plus éclairés qu'elle; elle appr<strong>ou</strong>ve, non ce qui est bien, mais ce qu'ils ont appr<strong>ou</strong>vé. Danst<strong>ou</strong>s les temps, faites que chaque homme ait son propre sentiment; et ce qui est le plus agréable en soiaura t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la pluralité des suffrages.Les hommes, dans leurs travaux, ne font rien de beau que par imitation. T<strong>ou</strong>s les vrais modèles du goûtsont dans la nature. Plus n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s éloignons du maître, plus nos tableaux sont défigurés. C'est alors desobjets que n<strong>ou</strong>s aimons que n<strong>ou</strong>s tirons nos modèles; et le beau de fantaisie, sujet au caprice et àl'autorité, n'est plus rien que ce qui plaît à ceux qui n<strong>ou</strong>s guident.


203Ceux qui n<strong>ou</strong>s guident sont les artistes, les grands, les riches; et ce qui les guide eux-mêmes est leurintérêt <strong>ou</strong> leur vanité. Ceux-ci, p<strong>ou</strong>r étaler leurs richesses, et les autres p<strong>ou</strong>r en profiter, cherchent à l'envide n<strong>ou</strong>veaux moyens de dépense. Par là le grand luxe établit son empire, et fait aimer ce qui est difficileet coûteux: alors le prétendu beau, loin d'imiter la nature, n'est tel qu'à force de la contrarier. Voilàcomment le luxe et le mauvais goût sont inséparables. Part<strong>ou</strong>t où le goût est dispendieux, il est faux.C'est surt<strong>ou</strong>t dans le commerce des deux sexes que le goût, bon <strong>ou</strong> mauvais, prend sa forme; sa cultureest un effet nécessaire de l'objet de cette société. Mais, quand la facilité de j<strong>ou</strong>ir attiédit le désir de plaire,le goût doit dégénérer; et c'est là, ce me semble, une autre raison des plus sensibles, p<strong>ou</strong>rquoi le bongoût tient aux bonnes moeurs.Consultez le goût des femmes dans les choses physiques et qui tiennent au jugement des sens; celui deshommes dans les choses morales et qui dépendent plus de l'entendement. Quand les femmes seront cequ'elles doivent être, elles se borneront aux choses de leur compétence, et jugeront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bien; maisdepuis qu'elles se sont établies les arbitres de la littérature, depuis qu'elles se sont mises à juger les livreset à en faire à t<strong>ou</strong>te force, elles ne connaissent plus rien. Les auteurs qui consultent les savantes sur leurs<strong>ou</strong>vrages sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sûrs d'être mal conseillés: les galants qui les consultent sur leur parure sontt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ridiculement mis. J'aurai bientôt occasion de parler des vrais talents de ce sexe, de la manière deles cultiver, et des choses sur lesquelles ses décisions doivent alors être éc<strong>ou</strong>tées.Voilà les considérations élémentaires que je poserai p<strong>ou</strong>r principes en raisonnant avec mon <strong>Emile</strong> sur unematière qui ne lui est rien moins qu'indifférente dans la circonstance où il se tr<strong>ou</strong>ve, et dans la recherchedont il est occupé. Et à qui doit-elle être indifférente? La connaissance de ce qui peut être agréable <strong>ou</strong>désagréable aux hommes n'est pas seulement nécessaire à celui qui a besoin d'eux, mais encore à celuiqui veut leur être utile: il importe même de leur plaire p<strong>ou</strong>r les servir; et l'art d'écrire n'est rien moinsqu'une étude oiseuse quand on l'emploie à faire éc<strong>ou</strong>ter la vérité.Si, p<strong>ou</strong>r cultiver le goût de mon disciple, j'avais à choisir entre des pays où cette culture est encore ànaître et d'autres où elle aurait déjà dégénéré, je suivrais l'ordre rétrograde; je commencerais sa t<strong>ou</strong>rnéepar ces derniers, et je finirais par les premiers. La raison de ce choix est que le goût se corrompt par unedélicatesse excessive qui rend sensible à des choses que le gros des hommes n'aperçoit pas; cettedélicatesse mène à l'esprit de discussion; car plus on subtilise les objets, plus ils se multiplient: cettesubtilité rend le tact plus délicat et moins uniforme. Il se forme alors autant de goûts qu'il y a de têtes.Dans les disputes sur la préférence, la philosophie et les lumières s'étendent; et c'est ainsi qu'on apprendà penser. Les observations fines ne peuvent guère être faites que par des gens très répandus, attenduqu'elles frappent après t<strong>ou</strong>tes les autres, et que les gens peu acc<strong>ou</strong>tumés aux sociétés nombreuses yépuisent leur attention sur les grands traits. Il n'y a pas peut-être à présent un lieu policé sur la terre où legoût général soit plus mauvais qu'à Paris. Cependant c'est dans cette capitale que le bon goût se cultive;et il paraît peu de livres estimés dans l'Europe dont l'auteur n'ait été se former à Paris. Ceux qui pensentqu'il suffit de lire les livres qui s'y font se trompent: on apprend beauc<strong>ou</strong>p plus dans la conversation desauteurs que dans leurs livres; et les auteurs eux-mêmes ne sont pas ceux avec qui l'on apprend le plus.C'est l'esprit des sociétés qui développe une tête pensante, et qui porte la vue aussi loin qu'elle peut aller.Si v<strong>ou</strong>s avez une étincelle de génie, allez passer une année à Paris: bientôt v<strong>ou</strong>s serez t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>vez être, <strong>ou</strong> v<strong>ou</strong>s ne serez jamais rien.On peut apprendre à penser dans les lieux où le mauvais goût règne; mais il ne faut pas penser commeceux qui ont ce mauvais goût, et il est bien difficile que cela n'arrive quand on reste avec eux troplongtemps. Il faut perfectionner par leurs soins l'instrument qui juge, en évitant de l'employer comme eux.Je me garderai de polir le jugement d'<strong>Emile</strong> jusqu'à l'altérer; et, quand il aura le tact assez fin p<strong>ou</strong>r sentiret comparer les divers goûts des hommes, c'est sur des objets plus simples que je le ramènerai fixer lesien.Je m'y prendrai de plus loin encore p<strong>ou</strong>r lui conserver un goût pur et sain. Dans le tumulte de ladissipation je saurai me ménager avec lui des entretiens utiles; et, les dirigeant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur des objets quilui plaisent, j'aurai soin de les lui rendre aussi amusants qu'instructifs. Voici le temps de la lecture et des


204livres agréables; voici le temps de lui apprendre à faire l'analyse du disc<strong>ou</strong>rs, de le rendre sensible àt<strong>ou</strong>tes les beautés de l'éloquence et de la diction. C'est peu de chose d'apprendre les langues p<strong>ou</strong>r ellesmêmes;leur usage n'est pas si important qu'on croit; mais l'étude des langues mène à celle de lagrammaire générale. Il faut apprendre le latin p<strong>ou</strong>r bien savoir le français; il faut étudier et comparer l'un etl'autre p<strong>ou</strong>r entendre les règles de l'art de parler.Il y a d'ailleurs une certaine simplicité de goût qui va au coeur, et qui ne se tr<strong>ou</strong>ve que dans les écrits desanciens. Dans l'éloquence, dans la poésie, dans t<strong>ou</strong>te espèce de littérature, il les retr<strong>ou</strong>vera, comme dansl'histoire, abondants en choses, et sobres à juger. Nos auteurs, au contraire, disent peu et prononcentbeauc<strong>ou</strong>p. N<strong>ou</strong>s donner sans cesse leur jugement p<strong>ou</strong>r loi n'est pas le moyen de former le nôtre. Ladifférence des deux goûts se fait sentir dans t<strong>ou</strong>s les monuments et jusque sur les tombeaux. Les nôtressont c<strong>ou</strong>verts d'éloges; sur ceux des anciens on lisait des faits.Sta, viator; beroem calcas.Quand j'aurais tr<strong>ou</strong>vé cette épitaphe sur un monument antique, j'aurais d'abord deviné qu'elle étaitmoderne; car rien n'est si commun que des héros parmi n<strong>ou</strong>s; mais chez les anciens ils étaient rares. Aulieu de dire qu'un homme était un héros, ils auraient dit ce qu'il avait fait p<strong>ou</strong>r l'être. A l'épitaphe de cehéros comparez celle de l'efféminé Sardanapale:J'ai bâti Tarse et Anchiale en un j<strong>ou</strong>r, et maintenant je suis mort.Laquelle dit plus, à votre avis? Notre style lapidaire, avec son enflure, n'est bon qu'à s<strong>ou</strong>ffler des nains.Les anciens montraient les hommes au naturel, et l'on voyait que c'étaient des hommes. Xénophonhonorant la mémoire de quelques guerriers tués en trahison dans la retraite des dix mille: Ils m<strong>ou</strong>rurent,dit-il, irréprochables dans la guerre et dans l'amitié. Voilà t<strong>ou</strong>t: mais considérez, dans cet éloge si c<strong>ou</strong>rt etsi simple, de quoi l'auteur devait avoir le coeur plein. Malheur à qui ne tr<strong>ou</strong>ve pas cela ravissant!On lisait ces mots gravés sur un marbre aux Thermopyles:Passant, va dire à Sparte que n<strong>ou</strong>s sommes morts ici p<strong>ou</strong>r obéir à ses saintes lois.On voit bien que ce n'est pas l'Académie des inscriptions qui a composé celle-là.Je suis trompé si mon élève, qui donne si peu de prix aux paroles, ne porte sa première attention sur cesdifférences, et si elles n'influent sur le choix de ses lectures. Entraîné par la mâle éloquence deDémosthène, il dira: C'est un orateur; mais en lisant Cicéron, il dira: C'est un avocat.En général, <strong>Emile</strong> prendra plus de goût p<strong>ou</strong>r les livres des anciens que p<strong>ou</strong>r les nôtres; par cela seulqu'étant les premiers, les anciens sont les plus près de la nature, et que leur génie est plus à eux. Quoiqu'en aient pu dire La Motte et l'abbé Terrasson, il n'y a point de vrai progrès de raison dans l'espècehumaine, parce que t<strong>ou</strong>t ce qu'on gagne d'un côté on le perd de l'autre; que t<strong>ou</strong>s les esprits partentt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs du même point, et que le temps qu'on emploie à savoir ce que d'autres ont pensé étant perdup<strong>ou</strong>r apprendre à penser soi-même, on a plus de lumières acquises et moins de vigueur d'esprit. Nosesprits sont comme nos bras, exercés à t<strong>ou</strong>t faire avec des <strong>ou</strong>tils, et rien par eux-mêmes. Fontenelledisait que t<strong>ou</strong>te cette dispute sur les anciens et les modernes se réduisait à savoir si les arbres d'autrefoisétaient plus grands que ceux d'auj<strong>ou</strong>rd'hui. Si l'agriculture avait changé, cette question ne serait pasimpertinente à faire.Après l'avoir ainsi fait remonter aux s<strong>ou</strong>rces de la pure littérature, je lui en montre aussi les ég<strong>ou</strong>ts dansles réservoirs des modernes compilateurs: j<strong>ou</strong>rnaux, traductions, dictionnaires; il jette un c<strong>ou</strong>p d'oeil surt<strong>ou</strong>t cela, puis le laisse p<strong>ou</strong>r n'y jamais revenir. Je lui fais entendre, p<strong>ou</strong>r le réj<strong>ou</strong>ir, le bavardage desacadémies; je lui fais remarquer que chacun de ceux qui les composent vaut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs mieux seul qu'avecle corps: là-dessus il tirera de lui-même la conséquence de l'utilité de t<strong>ou</strong>s ces beaux établissements.


205Je le mène aux spectacles; p<strong>ou</strong>r étudier, non les moeurs, mais le goût; car c'est là surt<strong>ou</strong>t qu'il se montreà ceux qui savent réfléchir. Laissez les préceptes et la morale, lui dirais-je; ce n'est pas ici qu'il faut lesapprendre. Le théâtre n'est pas fait p<strong>ou</strong>r la vérité; il est fait p<strong>ou</strong>r flatter, p<strong>ou</strong>r amuser les hommes; il n'y apoint d'école où l'on apprenne si bien l'art de leur plaire et d'intéresser le coeur humain. L'étude du théâtremène à celle de la poésie; elles ont exactement le même objet. Qu'il ait une étincelle de goût p<strong>ou</strong>r elle,avec quel plaisir il cultivera les langues des poètes, le grec, le latin, l'italien! Ces études seront p<strong>ou</strong>r luides amusements sans contrainte, et n'en profiteront que mieux; elles lui seront délicieuses dans un âge etdes circonstances où le coeur s'intéresse avec tant de charme à t<strong>ou</strong>s les genres de beauté faits p<strong>ou</strong>r let<strong>ou</strong>cher. Figurez-v<strong>ou</strong>s d'un côté mon <strong>Emile</strong>, et de l'autre un polisson de collège, lisant le quatrième livrede l'Enéide, <strong>ou</strong> Tibulle, <strong>ou</strong> le Banquet de Platon: quelle différence! Combien le coeur de l'un est remué dece qui n'affecte pas même l'autre! O bon jeune homme! arrête, suspends ta lecture, je te vois trop ému; jeveux bien que le langage de l'am<strong>ou</strong>r te plaise, mais non pas qu'il t'égare; sois homme sensible, mais soishomme sage. Si tu n'es que l'un des deux, tu n'es rien. Au reste, qu'il réussisse <strong>ou</strong> non dans les languesmortes, dans les belles-lettres, dans la poésie, peu m'importe. Il n'en vaudra pas moins s'il ne sait rien det<strong>ou</strong>t cela, et ce n'est pas de t<strong>ou</strong>s ces badinages qu'il s'agit dans son éducation.Mon principal objet, en lui apprenant à sentir et aimer le beau dans t<strong>ou</strong>s les genres, est d'y fixer sesaffections et ses goûts, d'empêcher que ses appétits naturels ne s'altèrent, et qu'il ne cherche un j<strong>ou</strong>rdans sa richesse les moyens d'être heureux, qu'il doit tr<strong>ou</strong>ver plus près de lui. J'ai dit ailleurs que le goûtn'était que l'art de se connaître en petites choses et cela est très vrai; mais puisque c'est d'un tissu depetites choses que dépend l'agrément de la vie, de tels soins ne sont rien moins qu'indifférents; c'est pareux que n<strong>ou</strong>s apprenons à la remplir des biens mis à notre portée, dans t<strong>ou</strong>te la vérité qu'ils peuvent avoirp<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s. Je n'entends point ici les biens moraux qui tiennent à la bonne disposition de l'âme, maisseulement ce qui est de sensualité, de volupté réelle, mis à part les préjugés et l'opinion.Qu'on me permette, p<strong>ou</strong>r mieux développer mon idée, de laisser un moment <strong>Emile</strong>, dont le coeur pur etsain ne peut plus servir de règle à personne, et de chercher en moi-même un exemple plus sensible etplus rapproché des moeurs du lecteur.Il y a des états qui semblent changer la nature, et refondre, soit en mieux, soit en pis, les hommes qui lesremplissent. Un poltron devient brave en entrant dans le régiment de Navarre. Ce n'est pas seulementdans le militaire que l'on prend l'esprit de corps, et ce n'est pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en bien que ses effets se fontsentir. J'ai pensé cent fois avec effroi que si j'avais le malheur de remplir auj<strong>ou</strong>rd'hui tel emploi que jepense en certains pays, demain je serais presque inévitablement tyran, concussionnaire, destructeur dupeuple, nuisible au prince, ennemi par état de t<strong>ou</strong>te humanité, de t<strong>ou</strong>te équité, de t<strong>ou</strong>te espèce de vertu.<strong>De</strong> même, si j'étais riche, j'aurais fait t<strong>ou</strong>t ce qu'il faut p<strong>ou</strong>r le devenir; je serais donc insolent et bas,sensible et délicat p<strong>ou</strong>r moi seul, impitoyable et dur p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t le monde, spectateur dédaigneux desmisères de la canaille, car je ne donnerais plus d'autre nom aux indigents, p<strong>ou</strong>r faire <strong>ou</strong>blier qu'autrefois jefus de leur classe. Enfin je ferais de ma fortune l'instrument de mes plaisirs, dont je serais uniquementoccupé; et jusque-là je serais comme t<strong>ou</strong>s les autres.Mais en quoi je crois que j'en différerais beauc<strong>ou</strong>p, c'est que je serais sensuel et voluptueux plutôtqu'orgueilleux et vain, et que je me livrerais au luxe de mollesse bien plus qu'au luxe d'ostentation.J'aurais même quelque honte d'étaler trop ma richesse, et je croirais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs voir l'envieux quej'écraserais de mon faste dire à ses voisins à l'oreille: Voilà un fripon qui a grand'peur de n'être pas connup<strong>ou</strong>r tel.<strong>De</strong> cette immense profusion de biens qui c<strong>ou</strong>vrent la terre, je chercherais ce qui m'est le plus agréable etque je puis le mieux m'approprier. P<strong>ou</strong>r cela, le premier usage de ma richesse serait d'en acheter du loisiret la liberté, à quoi j'aj<strong>ou</strong>terais la santé, si elle était à prix; mais comme elle ne s'achète qu'avec latempérance, et qu'il n'y a point sans la santé de vrai plaisir dans la vie, je serais tempérant par sensualité.Je resterais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aussi près de la nature qu'il serait possible p<strong>ou</strong>r flatter les sens que j'ai reçus d'elle,bien sûr que plus elle mettrait du sien dans mes j<strong>ou</strong>issances, plus j'y tr<strong>ou</strong>verais de réalité. Dans le choix


206des objets d'imitation je la prendrais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r modèle; dans mes appétits je lui donnerais lapréférence; dans mes goûts je la consulterais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs; dans les mets je v<strong>ou</strong>drais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ceux dont ellefait le meilleur apprêt et qui passent par le moins de mains p<strong>ou</strong>r parvenir sur nos tables. Je préviendraisles falsifications de la fraude, j'irais au-devant du plaisir. Ma sotte et grossière g<strong>ou</strong>rmandise n'enrichiraitpoint un maître d'hôtel; il ne me vendrait point au poids de l'or du poison p<strong>ou</strong>r du poisson; ma table neserait point c<strong>ou</strong>verte avec appareil de magnifiques ordures et charognes lointaines; je prodiguerais mapropre peine p<strong>ou</strong>r satisfaire ma sensualité, puisque alors cette peine est un plaisir elle-même, et qu'elleaj<strong>ou</strong>te à celui qu'on en attend. Si je v<strong>ou</strong>lais goûter un mets du b<strong>ou</strong>t du monde, j'irais, comme Apicius,plutôt l'y chercher, que de l'en faire venir, car les mets les plus exquis manquent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'unassaisonnement qu'on n'apporte pas avec eux et qu'aucun cuisinier ne leur donne, l'air du climat qui les aproduits.Par la même raison, je n'imiterais pas ceux qui, ne se tr<strong>ou</strong>vant bien qu'où ils ne sont point, mettentt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les saisons en contradiction avec elles-mêmes, et les climats en contradiction avec les saisons;qui, cherchant l'été en hiver, et l'hiver en été, vont avoir froid en Italie et chaud dans le nord, sans songerqu'en croyant fuir la rigueur des saisons, ils la tr<strong>ou</strong>vent dans les lieux où l'on n'a point appris à s'engarantir. Moi, je resterais en place, <strong>ou</strong> je prendrais t<strong>ou</strong>t le contre-pied: je v<strong>ou</strong>drais tirer d'une saison t<strong>ou</strong>tce qu'elle a d'agréable, et d'un climat t<strong>ou</strong>t ce qu'il a de particulier. J'aurais une diversité de plaisirs etd'habitudes qui ne se ressembleraient point, et qui seraient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans la nature, j'irais passer l'été àNaples, et l'hiver à Pétersb<strong>ou</strong>rg; tantôt respirant un d<strong>ou</strong>x zéphyr, à demi c<strong>ou</strong>ché dans les fraîches grottesde Tarente; tantôt dans l'illumination d'un palais de glace, hors d'haleine, et fatigué des plaisirs du bal.Je v<strong>ou</strong>drais dans le service de ma table, dans la parure de mon logement, imiter par des ornements trèssimples la variété des saisons, et tirer de chacune t<strong>ou</strong>tes ses délices, sans anticiper sur celles qui lasuivront. Il y a de la peine et non du goût à tr<strong>ou</strong>bler ainsi l'ordre de la nature, à lui arracher desproductions involontaires qu'elle donne à regret dans sa malédiction, et qui, n'ayant ni qualité ni saveur,ne peuvent ni n<strong>ou</strong>rrir l'estomac, ni flatter le palais. Rien n'est plus insipide que les primeurs; ce n'est qu'àgrands frais que tel riche de Paris, avec ses f<strong>ou</strong>rneaux et ses serres chaudes, vient à b<strong>ou</strong>t de n'avoir sursa table t<strong>ou</strong>te l'année que de mauvais légumes et de mauvais fruits. Si j'avais des cerises quand il gèle, etdes melons ambrés au coeur de l'hiver, avec quel plaisir les goûterais-je, quand mon palais n'a besoind'être humecté ni rafraîchi? Dans les ardeurs de la canicule, le l<strong>ou</strong>rd marron me serait-il fort agréable? Lepréférerais-je sortant de la poêle, à la groseille, à la fraise et aux fruits désaltérants qui me sont offerts surla terre sans tant de soins? C<strong>ou</strong>vrir sa cheminée au mois de janvier de végétations forcées, de fleurspâles et sans odeur, c'est moins parer l'hiver que déparer le printemps: c'est s'ôter le plaisir d'aller dansles bois chercher la première violette, épier le premier b<strong>ou</strong>rgeon, et s'écrier dans un saisissement de joie:Mortels, v<strong>ou</strong>s n'êtes pas abandonnées, la nature vit encore.P<strong>ou</strong>r être bien servi, j'aurais peu de domestiques: cela a déjà été dit, et cela est bon à redire encore. Unb<strong>ou</strong>rgeois tire plus de vrai service de son seul laquais qu'un duc des dix messieurs qui l'ent<strong>ou</strong>rent. J'aipensé cent fois qu'ayant à table mon verre à côté de moi, je bois à l'instant qu'il me plaît, au lieu que, sij'avais un grand c<strong>ou</strong>vert, il faudrait que vingt voix répétassent: à boire, avant que je pusse étancher masoif. T<strong>ou</strong>t ce qu'on fait par autrui se fait mal, comme qu'on s'y prenne. Je n'enverrais pas chez lesmarchands, j'irais moi-même; j'irais p<strong>ou</strong>r que mes gens ne traitassent pas avec eux avant moi, p<strong>ou</strong>rchoisir plus sûrement, et payer moins chèrement; j'irais p<strong>ou</strong>r faire un exercice agréable, p<strong>ou</strong>r voir un peuce qui se fait hors de chez moi; cela récrée, et quelquefois cela instruit; enfin j'irais p<strong>ou</strong>r aller, c'estt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quelque chose. L'ennui commence par la vie trop sédentaire; quand on va beauc<strong>ou</strong>p, on s'ennuiepeu. Ce sont de mauvais interprètes qu'un portier et des laquais; je ne v<strong>ou</strong>drais point avoir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs cesgens-là entre moi et le reste du monde, ni marcher t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec le fracas d'un carrosse, comme si j'avaispeur d'être abordé. Les chevaux d'un homme qui se sert de ses jambes sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêts; s'ils sontfatigués <strong>ou</strong> malades, il le sait avant t<strong>ou</strong>t autre; et il n'a pas peur d'être obligé de garder le logis s<strong>ou</strong>s ceprétexte, quand son cocher veut se donner du bon temps; en chemin mille embarras ne le font pointsécher d'impatience, ni rester en place au moment qu'il v<strong>ou</strong>drait voler. Enfin, si nul ne n<strong>ou</strong>s sert jamais sibien que n<strong>ou</strong>s-mêmes, fût-on plus puissant qu'Alexandre et plus riche que Crésus, on ne doit recevoir desautres que les services qu'on ne peut tirer de soi.


207Je ne v<strong>ou</strong>drais point avoir un palais p<strong>ou</strong>r demeure; car dans ce palais je n'habiterais qu'une chambre;t<strong>ou</strong>te pièce commune n'est à personne, et la chambre de chacun de mes gens me serait aussi étrangèreque celle de mon voisin. Les Orientaux, bien que très voluptueux, sont t<strong>ou</strong>s logés et meublés simplement.Ils regardent la vie comme un voyage, et leur maison comme un cabaret. Cette raison prend peu sur n<strong>ou</strong>sautres riches, qui n<strong>ou</strong>s arrangeons p<strong>ou</strong>r vivre t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs: mais j'en aurais une différente qui produirait lemême effet. Il me semblerait que m'établir avec tant d'appareil dans un lieu serait me bannir de t<strong>ou</strong>s lesautres, et m'emprisonner p<strong>ou</strong>r ainsi dire dans mon palais. C'est un assez beau palais que le monde; t<strong>ou</strong>tn'est-il pas au riche quand il veut j<strong>ou</strong>ir? Ubi bene, ibi patria; c'est là sa devise; ses lares sont les lieux oùl'argent peut t<strong>ou</strong>t, son pays est part<strong>ou</strong>t où peut passer son coffre-fort, comme Philippe tenait à lui t<strong>ou</strong>teplace forte où p<strong>ou</strong>vait entrer un mulet chargé d'argent. P<strong>ou</strong>rquoi donc s'aller circonscrire par des murs etpar des portes p<strong>ou</strong>r n'en sortir jamais? Une épidémie, une guerre, une révolte me chasse-t-elle d'un lieu,je vais dans un autre, et j'y tr<strong>ou</strong>ve mon hôtel arrivé avant moi. P<strong>ou</strong>rquoi prendre le soin de m'en faire unmoi-même, tandis qu'on en bâtit p<strong>ou</strong>r moi par t<strong>ou</strong>t l'univers? P<strong>ou</strong>rquoi, si pressé de vivre, m'apprêter de siloin des j<strong>ou</strong>issances que je puis tr<strong>ou</strong>ver dès auj<strong>ou</strong>rd'hui? L'on ne saurait se faire un sort agréable en semettant sans cesse en contradiction avec soi. C'est ainsi qu'Empédocle reprochait aux Agrigentinsd'entasser les plaisirs comme s'ils n'avaient qu'un j<strong>ou</strong>r à vivre et de bâtir comme s'ils ne devaient jamaism<strong>ou</strong>rir.D'ailleurs, que me sert un logement si vaste, ayant si peu de quoi le peupler, et moins de quoi le remplir?Mes meubles seraient simples comme mes goûts; je n'aurais ni galerie ni bibliothèque, surt<strong>ou</strong>t si j'aimaisla lecture et que je me connusse en tableaux. Je saurais alors que de telles collections ne sont jamaiscomplètes, et que le défaut de ce qui leur manque donne plus de chagrin que de n'avoir rien. En cecil'abondance fait la misère: il n'y a pas un faiseur de collections qui ne l'ait épr<strong>ou</strong>vé. Quand on s'y connaît,on n'en doit point faire; on n'a guère un cabinet à montrer aux autres quand on sait s'en servir p<strong>ou</strong>r soi.Le jeu n'est point un amusement d'homme riche, il est la ress<strong>ou</strong>rce d'un désoeuvré; et mes plaisirs medonneraient trop d'affaires p<strong>ou</strong>r me laisser bien du temps à si mal remplir. Je ne j<strong>ou</strong>e point du t<strong>ou</strong>t, étantsolitaire et pauvre, si ce n'est quelquefois aux échecs, et cela de trop. Si j'étais riche, je j<strong>ou</strong>erais moinsencore, et seulement un très petit jeu, p<strong>ou</strong>r ne voir point de mécontent, ni l'être. L'intérêt du jeu, manquantde motif dans l'opulence, ne peut jamais se changer en fureur que dans un esprit mal fait. Les profitsqu'un homme riche peut faire au jeu lui sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs moins sensibles que les pertes; et comme la formedes jeux modérés, qui en use le bénéfice à la longue, fait qu'en général ils vont plus en pertes qu'engains, on ne peut, en raisonnant bien, s'affectionner beauc<strong>ou</strong>p à un amusement où les risques de t<strong>ou</strong>teespèce sont contre soi. Celui qui n<strong>ou</strong>rrit sa vanité des préférences de la fortune les peut chercher dansdes objets beauc<strong>ou</strong>p plus piquants, et ces préférences ne se marquent pas moins dans le plus petit jeuque dans le plus grand. Le goût du jeu, fruit de l'avarice et de l'ennui, ne prend que dans un esprit et dansun coeur vides; et il me semble que j'aurais assez de sentiment et de connaissances p<strong>ou</strong>r me passer d'untel supplément. On voit rarement les penseurs se plaire beauc<strong>ou</strong>p au jeu, qui suspend cette habitude, <strong>ou</strong>la t<strong>ou</strong>rne sur d'arides combinaisons; aussi l'un des biens, et peut-être le seul qu'ait produit le goût dessciences, est d'amortir un peu cette passion sordide; on aimera mieux s'exercer à pr<strong>ou</strong>ver l'utilité du jeuque de s'y livrer. Moi, je le combattrais parmi les j<strong>ou</strong>eurs, et j'aurais plus de plaisir à me moquer d'eux enles voyant perdre, qu'à leur gagner leur argent.Je serais le même dans ma vie privée et dans le commerce du monde. Je v<strong>ou</strong>drais que ma fortune mîtpart<strong>ou</strong>t de l'aisance, et ne fît jamais sentir d'inégalité. Le clinquant de la parure est incommode à milleégards. P<strong>ou</strong>r garder parmi les hommes t<strong>ou</strong>te la liberté possible, je v<strong>ou</strong>drais être mis de manière que danst<strong>ou</strong>s les rangs je parusse à ma place, et qu'on ne me distinguât dans aucun; que, sans affectation, sanschangement sur ma personne, je fusse peuple à la guinguette et bonne compagnie au Palais-Royal. Parlà plus maître de ma conduite, je mettrais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à ma portée les plaisirs de t<strong>ou</strong>s les états. Il y a, dit-on,des femmes qui ferment leur porte aux manchettes brodées, et ne reçoivent personne qu'en dentelle;j'irais donc passer ma j<strong>ou</strong>rnée ailleurs; mais si ces femmes étaient jeunes et jolies, je p<strong>ou</strong>rrais quelquefoisprendre de la dentelle p<strong>ou</strong>r y passer la nuit t<strong>ou</strong>t au plus.Le seul lien de mes sociétés serait l'attachement mutuel, la conformité des goûts, la convenance descaractères; je m'y livrerais comme homme et non comme riche; je ne s<strong>ou</strong>ffrirais jamais que leur charme


208fût empoisonné par l'intérêt. Si mon opulence m'avait laissé quelque humanité, j'étendrais au loin messervices et mes bienfaits; mais je v<strong>ou</strong>drais avoir aut<strong>ou</strong>r de moi une société et non une c<strong>ou</strong>r, des amis etnon des protégés; je ne serais point le patron de mes convives, je serais leur hôte. L'indépendance etl'égalité laisseraient à mes liaisons t<strong>ou</strong>te la candeur de la bienveillance; et où le devoir ni l'intérêtn'entreraient p<strong>ou</strong>r rien, le plaisir et l'amitié feraient seuls la loi.On n'achète ni son ami ni sa maîtresse. Il est aisé d'avoir des femmes avec de l'argent; mais c'est lemoyen de n'être jamais l'amant d'aucune. Loin que l'am<strong>ou</strong>r soit à vendre, l'argent le tue infailliblement.Quiconque paye, fût-il le plus aimable des hommes, par cela seul qu'il paye, ne peut être longtemps aimé.Bientôt il payera p<strong>ou</strong>r un autre, <strong>ou</strong> plutôt cet autre sera payé de son argent; et, dans ce d<strong>ou</strong>ble lien, formépar l'intérêt, par la débauche, sans am<strong>ou</strong>r, sans honneur, sans vrai plaisir, la femme avide, infidèle etmisérable, traitée par le vil qui reçoit comme elle traite le sot qui donne, reste ainsi quitte envers t<strong>ou</strong>s lesdeux. Il serait d<strong>ou</strong>x d'être libéral envers ce qu'on aime, si cela ne faisait un marché. Je ne connais qu'unmoyen de satisfaire ce penchant avec sa maîtresse, sans empoisonner l'am<strong>ou</strong>r: c'est de lui t<strong>ou</strong>t donner etd'être ensuite n<strong>ou</strong>rri par elle. Reste à savoir où est la femme avec qui ce procédé ne fût pas extravagant.Celui qui disait: Je possède Laïs sans qu'elle me possède, disait un mot sans esprit. La possession quin'est pas réciproque n'est rien: c'est t<strong>ou</strong>t au plus la possession du sexe, mais non pas de l'individu. Or, oùle moral de l'am<strong>ou</strong>r n'est pas, p<strong>ou</strong>rquoi faire une si grande affaire du reste? Rien n'est si facile à tr<strong>ou</strong>ver.Un muletier est là-dessus plus près du bonheur qu'un millionnaire.Oh! si l'on p<strong>ou</strong>vait développer assez les inconséquences du vice, combien, lorsqu'il obtient ce qu'il av<strong>ou</strong>lu, on le tr<strong>ou</strong>verait loin de son compte! P<strong>ou</strong>rquoi cette barbare avidité de corrompre l'innocence, de sefaire une victime d'un jeune objet qu'on eût dû protéger, et que de ce premier pas on traîne inévitablementdans un g<strong>ou</strong>ffre de misère dont il ne sortira qu'à la mort? Brutalité, vanité, sottise, erreur, et riendavantage. Ce plaisir même n'est pas de la nature; il est de l'opinion, et de l'opinion la plus vile,puisqu'elle tient au mépris de soi. Celui qui se sent le dernier des hommes craint la comparaison de t<strong>ou</strong>tautre, et veut passer le premier p<strong>ou</strong>r être moins odieux. Voyez si les plus avides de ce ragoût imaginairesont jamais de jeunes gens aimables, dignes de plaire, et qui seraient plus excusables d'être difficiles.Non: avec de la figure, du mérite et des sentiments, on craint peu l'expérience de sa maîtresse; dans unejuste confiance, on lui dit: Tu connais les plaisirs, n'importe; mon coeur t'en promet que tu n'as jamaisconnus.Mais un vieux satyre usé de débauche, sans agrément, sans ménagement, sans égard, sans aucuneespèce d'honnêteté, incapable, indigne de plaire à t<strong>ou</strong>te femme qui se connaît en gens aimables, croitsuppléer à t<strong>ou</strong>t cela chez une jeune innocente, en gagnant de vitesse sur l'expérience, et lui donnant lapremière émotion des sens. Son dernier espoir est de plaire à la faveur de la n<strong>ou</strong>veauté; c'estincontestablement là le motif secret de cette fantaisie; mais il se trompe, l'horreur qu'il fait n'est pas moinsde la nature que n'en sont les désirs qu'il v<strong>ou</strong>drait exciter. Il se trompe aussi dans sa folle attente: cettemême nature a soin de revendiquer ses droits: t<strong>ou</strong>te fille qui se vend s'est déjà donnée; et s'étant donnéeà son choix, elle a fait la comparaison qu'il craint. Il achète donc un plaisir imaginaire, et n'en est pasmoins abhorré.P<strong>ou</strong>r moi, j'aurais beau changer étant riche, il est un point où je ne changerai jamais. S'il ne me reste nimoeurs ni vertu, il me restera du moins quelque goût, quelque sens, quelque délicatesse; et cela megarantira d'user ma fortune en dupe à c<strong>ou</strong>rir après des chimères, d'épuiser ma b<strong>ou</strong>rse et ma vie à mefaire trahir et moquer par des enfants. Si j'étais jeune, je chercherais les plaisirs de la jeunesse; et, lesv<strong>ou</strong>lant dans t<strong>ou</strong>te leur volupté, je ne les chercherais pas en homme riche. Si je restais tel que je suis, ceserait autre chose; je me bornerais prudemment aux plaisirs de mon âge; je prendrais les goûts dont jepeux j<strong>ou</strong>ir, et j'ét<strong>ou</strong>fferais ceux qui ne feraient plus que mon supplice. Je n'irais point offrir ma barbe griseaux dédains railleurs des jeunes filles; je ne supporterais point de voir mes dégoûtantes caresses leurfaire s<strong>ou</strong>lever le coeur, de leur préparer à mes dépens les récits les plus ridicules, de les imaginerdécrivant les vilains plaisirs du vieux singe, de manière à se venger de les avoir endurés. Que si deshabitudes mal combattues avaient t<strong>ou</strong>rné mes anciens désirs en besoins, j'y satisferais peut-être, maisavec honte, mais en r<strong>ou</strong>gissant de moi. J'ôterais la passion du besoin, je m'assortirais le mieux qu'il me


209serait possible, et m'en tiendrais là: je ne me ferais plus une occupation de ma faiblesse, et je v<strong>ou</strong>draissurt<strong>ou</strong>t n'en avoir qu'un seul témoin. La vie humaine a d'autres plaisirs, quand ceux-là lui manquent; enc<strong>ou</strong>rant vainement après ceux qui fuient, on s'ôte encore ceux qui n<strong>ou</strong>s sont laissés. Changeons de goûtsavec les années, ne déplaçons pas plus les âges que les saisons: il faut être soi dans t<strong>ou</strong>s les temps, etne point lutter contre la nature: ces vains efforts usent la vie et n<strong>ou</strong>s empêchent d'en user.Le peuple ne s'ennuie guère, sa vie est active; si ses amusements ne sont pas variés, ils sont rares;beauc<strong>ou</strong>p de j<strong>ou</strong>rs de fatigue lui font goûter avec délices quelques j<strong>ou</strong>rs de fêtes. Une alternative de longstravaux et de c<strong>ou</strong>rts loisirs tient lieu d'assaisonnement aux plaisirs de son état. P<strong>ou</strong>r les riches, leur grandfléau, c'est l'ennui; au sein de tant d'amusements rassemblés à grands frais, au milieu de tant de gensconc<strong>ou</strong>rant à leur plaire, l'ennui; les consume et les tue, ils passent leur vie à le fuir et à en être atteints:ils sont accablés de son poids insupportable: les femmes surt<strong>ou</strong>t, qui ne savent plus ni s'occuper nis'amuser, en sont dévorées s<strong>ou</strong>s le nom de vapeurs; il se transforme p<strong>ou</strong>r elles en un mal horrible, quileur ôte quelquefois la raison, et enfin la vie. P<strong>ou</strong>r moi, je ne connais point de sort plus affreux que celuid'une jolie femme de Paris, après celui du petit agréable qui s'attache à elle, qui, changé de même enfemme oisive, s'éloigne ainsi d<strong>ou</strong>blement de son état, et à qui la vanité d'être homme à bonnes fortunesfait supporter la langueur des plus tristes j<strong>ou</strong>rs qu'ait jamais passés créature humaine.Les bienséances, les modes, les usages qui dérivent du luxe et du bon air, renferment le c<strong>ou</strong>rs de la viedans la plus maussade uniformité. Le plaisir qu'on veut avoir aux yeux des autres est perdu p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t lemonde: on ne l'a ni p<strong>ou</strong>r eux ni p<strong>ou</strong>r soi. Le ridicule, que l'opinion red<strong>ou</strong>te sur t<strong>ou</strong>te chose, est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs àcôté d'elle p<strong>ou</strong>r la tyranniser et p<strong>ou</strong>r la punir. On n'est jamais ridicule que par des formes déterminées:celui qui sait varier ses situations et ses plaisirs efface auj<strong>ou</strong>rd'hui l'impression d'hier: il est comme nuldans l'esprit des hommes; mais il j<strong>ou</strong>it, car il est t<strong>ou</strong>t entier à chaque heure et à chaque chose. Ma seuleforme constante serait celle-là; dans chaque situation je ne m'occuperais d'aucune autre, et je prendraischaque j<strong>ou</strong>r en lui-même, comme indépendant de la veille et du lendemain. Comme je serais peuple avecle peuple, je serais campagnard aux champs; et quand je parlerais d'agriculture, le paysan ne semoquerait pas de moi. Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province lesTuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'auraisune petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoique une c<strong>ou</strong>verture dechaume soit en t<strong>ou</strong>te saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile,parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne c<strong>ou</strong>vre pas autrement les maisonsdans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rune basse-c<strong>ou</strong>r, et p<strong>ou</strong>r écurie une étable avec des vaches, p<strong>ou</strong>r avoir du laitage que j'aime beauc<strong>ou</strong>p.J'aurais un potager p<strong>ou</strong>r jardin, et p<strong>ou</strong>r parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après.Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier; et monavare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât t<strong>ou</strong>cher.Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque provinceéloignée où l'on voit peu d'argent et beauc<strong>ou</strong>p de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.Là, je rassemblerais une société, plus choisie que nombreuse, d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant,de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, aulieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses, et le panier des vendangeurs.Là, t<strong>ou</strong>s les airs de la ville seraient <strong>ou</strong>bliés, et, devenus villageois au village, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verions livrésà des f<strong>ou</strong>les d'amusements divers qui ne n<strong>ou</strong>s donneraient chaque soir que l'embarras du choix p<strong>ou</strong>r lelendemain. L'exercice et la vie active n<strong>ou</strong>s feraient un n<strong>ou</strong>vel estomac et de n<strong>ou</strong>veaux goûts. T<strong>ou</strong>s nosrepas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques,les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gensen haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à mangerserait part<strong>ou</strong>t, dans le jardin, dans un bateau, s<strong>ou</strong>s un arbre; quelquefois au loin, près d'une s<strong>ou</strong>rce vive,sur l'herbe verdoyante et fraîche, s<strong>ou</strong>s des t<strong>ou</strong>ffes d'aunes et de c<strong>ou</strong>driers; une longue procession de gaisconvives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon p<strong>ou</strong>r table et p<strong>ou</strong>r chaise; le bords dela fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre,l'appétit dispenserait des façons; chacun se préférant <strong>ou</strong>vertement à t<strong>ou</strong>t autre, tr<strong>ou</strong>verait bon que t<strong>ou</strong>tautre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait, sans grossièreté, sans


210fausseté, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait p<strong>ou</strong>r lier lescoeurs. Point d'importun laquais épiant nos disc<strong>ou</strong>rs, critiquant t<strong>ou</strong>t bas nos maintiens, comptant nosmorceaux d'un oeil avide, s'amusant à n<strong>ou</strong>s faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner.N<strong>ou</strong>s serions nos valets p<strong>ou</strong>r être nos maîtres, chacun serait servi par t<strong>ou</strong>s; le temps passerait sans lecompter; le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du j<strong>ou</strong>r. S'il passait près de n<strong>ou</strong>s quelquepaysan ret<strong>ou</strong>rnant au travail, ses <strong>ou</strong>tils sur l'épaule, je lui réj<strong>ou</strong>irais le coeur par quelque bons propos, parquelques c<strong>ou</strong>ps de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi j'auras aussi le plaisir deme sentir ém<strong>ou</strong>voir un peu les entrailles, et de me dire en secret: Je suis encore homme.Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avec ma tr<strong>ou</strong>pe; siquelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait quej'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, quicontribueraient à la fête; et j'y tr<strong>ou</strong>verais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peuconnus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je s<strong>ou</strong>perais gaiement au b<strong>ou</strong>t de leur longue table;j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleurcoeur qu'au bal de l'Opéra.Jusqu'ici t<strong>ou</strong>t est à merveille, me dira-t-on; mais la chasse? est-ce être en campagne que de n'y paschasser? J'entends: je ne v<strong>ou</strong>lais qu'une métairie, et j'avais tort. Je me suppose riche, il me faut donc desplaisirs exclusifs, des plaisirs destructifs: voici de t<strong>ou</strong>t autres affaires. Il me faut des terres, des bois, desgardes, des redevances, des honneurs seigneuriaux, surt<strong>ou</strong>t de l'encens et de l'eau bénite.Fort bien. Mais cette terre aura des voisins jal<strong>ou</strong>x de leurs droits et désireux d'usurper ceux des autres;nos gardes se chamailleront, et peut-être les maîtres: voilà des altercations, des querelles, des haines,des procès t<strong>ou</strong>t au moins: cela n'est déjà pas fort agréable. Mes vassaux ne verront point avec plaisirlab<strong>ou</strong>rer leurs blés par mes lièvres, et leurs fèves par mes sangliers; chacun, n'osant tuer l'ennemi quidétruit son travail, v<strong>ou</strong>dra du moins le chasser de son champ; après avoir passé le j<strong>ou</strong>r à cultiver leursterres, il faudra qu'ils passent la nuit à les garder, ils auront des mâtins, des tamb<strong>ou</strong>rs, des cornets, dessonnettes: avec t<strong>ou</strong>t ce tintamarre ils tr<strong>ou</strong>bleront mon sommeil. Je songerai malgré moi à la misère de cespauvres gens, et ne p<strong>ou</strong>rrai m'empêcher de me la reprocher. Si j'avais l'honneur d'être prince, t<strong>ou</strong>t cela neme t<strong>ou</strong>cherait guère; mais moi, n<strong>ou</strong>veau parvenu, n<strong>ou</strong>veau riche, j'aurais le coeur encore un peu roturier.Ce n'est pas t<strong>ou</strong>t; l'abondance du gibier tentera les chasseurs; j'aurai bientôt des braconniers à punir; ilme faudra des prisons, des geôliers, des archers, des galères: t<strong>ou</strong>t cela me paraît assez cruel. Lesfemmes de ces malheureux viendront assiéger ma porte et m'importuner de leurs cris, <strong>ou</strong> bien il faudraqu'on les chasse, qu'on les maltraite. Les pauvres gens qui n'auront point braconné, et dont mon gibieraura f<strong>ou</strong>rragé la récolte, viendront se plaindre de leur côté: les uns seront punis p<strong>ou</strong>r avoir tué le gibier,les autres ruinés p<strong>ou</strong>r l'avoir épargné: quelle triste alternative! Je ne verrai de t<strong>ou</strong>s côtés qu'objets demisère, je n'entendrai que gémissements: cela doit tr<strong>ou</strong>bler beauc<strong>ou</strong>p, ce me semble, le plaisir demassacrer à son aise des f<strong>ou</strong>les de perdrix et de lièvres presque s<strong>ou</strong>s ses pieds.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s dégager les plaisirs de leurs peines, ôtez en l'exclusion: plus v<strong>ou</strong>s les laisserez communsaux hommes, plus v<strong>ou</strong>s les goûterez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs purs. Je ne ferai donc point t<strong>ou</strong>t ce que je viens de dire;mais, sans changer de goûts, je suivrai celui que je me suppose à moindres frais. J'établirai mon séj<strong>ou</strong>rchampêtre dans un pays où la chasse soit libre à t<strong>ou</strong>t le monde, et où j'en puisse avoir l'amusement sansembarras. Le gibier sera plus rare; mais il y aura plus d'adresse à le chercher et de plaisir à l'atteindre. Jeme s<strong>ou</strong>viendrai des battements de coeur qu'épr<strong>ou</strong>vait mon père au vol de la première perdrix, et destransports de joie avec lesquels il tr<strong>ou</strong>vait le lièvre qu'il avait cherché t<strong>ou</strong>t le j<strong>ou</strong>r. Oui, je s<strong>ou</strong>tiens que, seulavec son chien, chargé de son fusil, de son carnier, de son f<strong>ou</strong>rniment, de sa petite proie, il revenait lesoir, rendu de fatigue et déchiré des ronces, plus content de sa j<strong>ou</strong>rnée que t<strong>ou</strong>s vos chasseurs de ruelle,qui, sur un bon cheval, suivis de vingt fusils chargés, ne font qu'en changer, tirer, et tuer aut<strong>ou</strong>r d'eux,sans art, sans gloire, et presque sans exercice. Le plaisir n'est donc pas moindre, et l'inconvénient est ôtéquand on n'a ni terre à garder, ni braconnier à punir, ni misérable à t<strong>ou</strong>rmenter: voilà donc une solideraison de préférence. Quoi qu'on fasse, on ne t<strong>ou</strong>rmente point sans fin les hommes qu'on n'en reçoiveaussi quelque malaise; et les longues malédictions du peuple rendent tôt <strong>ou</strong> tard le gibier amer.


211Encore un c<strong>ou</strong>p, les plaisirs exclusifs sont la mort du plaisir. Les vrais amusements sont ceux qu'onpartage avec le peuple; ceux qu'on veut avoir à soi seul, on ne les a plus. Si les murs que j'élève aut<strong>ou</strong>rde mon parc m'en font une triste clôture, je n'ai fait à grands frais que m'ôter le plaisir de la promenade:me voilà forcé de l'aller chercher au loin. Le démon de la propriété infecte t<strong>ou</strong>t ce qu'il t<strong>ou</strong>che. Un richeveut être part<strong>ou</strong>t le maître et ne se tr<strong>ou</strong>ve bien qu'où il ne l'est pas: il est forcé de se fuir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. P<strong>ou</strong>rmoi, je ferai là-dessus dans ma richesse, ce que j'ai fait dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du biendes autres que je ne serai jamais du mien, je m'empare de t<strong>ou</strong>t ce qui me convient dans mon voisinage: iln'y a pas de conquérant plus déterminé que moi; j'usurpe sur les princes mêmes; je m'accommode sansdistinction de t<strong>ou</strong>s les terrains <strong>ou</strong>verts qui me plaisent; je leur donne des noms; je fais de l'un mon parc,de l'autre ma terrasse, et m'en voilà le maître; dès lors, je m'y promène impunément; j'y reviens s<strong>ou</strong>ventp<strong>ou</strong>r maintenir la possession; j'use autant que je veux le sol à force d'y marcher; et l'on ne me persuaderajamais que le titulaire du fonds que je m'approprie tire plus d'usage de l'argent qu'il lui produit que j'en tirede son terrain. Que si l'on vient à me vexer par des fossés, par des haies, peu m'importe; je prends monparc sur mes épaules, et je vais le poser ailleurs; les emplacements ne manquent pas aux environs, etj'aurai longtemps à piller mes voisins avant de manquer d'asile.Voilà quelque essai du vrai goût dans le choix des loisirs agréables: voilà dans quel esprit on j<strong>ou</strong>it; t<strong>ou</strong>t lereste n'est qu'illusion, chimère, sotte vanité. Quiconque s'écartera de ces règles, quelque riche qu'il puisseêtre, mangera son or en fumier, et ne connaîtra jamais le prix de la vie.On m'objectera sans d<strong>ou</strong>te que de tels amusements sont à la portée de t<strong>ou</strong>s les hommes, et qu'on n'apas besoin d'être riche p<strong>ou</strong>r les goûter. C'est précisément à quoi j'en v<strong>ou</strong>lais venir. On a du plaisir quandon en veut avoir: c'est l'opinion seule qui rend t<strong>ou</strong>t difficile, qui chasse le bonheur devant n<strong>ou</strong>s; et il estcent fois plus aisé d'être heureux que de le paraître. L'homme de goût et vraiment voluptueux n'a quefaire de richesse; il lui suffit d'être libre et maître de lui. Quiconque j<strong>ou</strong>it de la santé et ne manque pas dunécessaire, s'il arrache de son coeur les biens de l'opinion, est assez riche; c'est l'aurea mediocritasd'Horace. Gens à coffres-forts, cherchez donc quelque autre emploi de votre opulence, car p<strong>ou</strong>r le plaisirelle n'est bonne à rien. <strong>Emile</strong> ne saura pas t<strong>ou</strong>t cela mieux que moi; mais, ayant le coeur plus pur et plussain, il le sentira mieux encore, et t<strong>ou</strong>tes ses observations dans le monde ne feront que le lui confirmer.En passant ainsi le temps, n<strong>ou</strong>s cherchons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs Sophie, et n<strong>ou</strong>s ne la tr<strong>ou</strong>vons point. Il importaitqu'elle ne se tr<strong>ou</strong>vât pas si vite, et n<strong>ou</strong>s l'avons cherchée où j'étais bien sûr qu'elle n'était pas.Enfin le moment presse; il est temps de la chercher t<strong>ou</strong>t de bon, de peur qu'il ne s'en fasse une qu'ilprenne p<strong>ou</strong>r elle, et qu'il ne connaisse trop tard son erreur. Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit,de fumée et de b<strong>ou</strong>e, où les femmes ne croient plus à l'honneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris:n<strong>ou</strong>s cherchons l'am<strong>ou</strong>r, le bonheur, l'innocence; n<strong>ou</strong>s ne serons jamais assez loin de toi.Livre cinquièmeN<strong>ou</strong>s voici parvenus au dernier acte de la jeunesse, mais n<strong>ou</strong>s ne sommes pas encore au dén<strong>ou</strong>ement.Il n'est pas bon que l'homme soit seul, <strong>Emile</strong> est homme; n<strong>ou</strong>s lui avons promis une compagne, il faut lalui donner. Cette compagne est Sophie. En quels lieux est son asile? où la tr<strong>ou</strong>verons-n<strong>ou</strong>s? P<strong>ou</strong>r latr<strong>ou</strong>ver, il la faut connaître. Sachons premièrement ce qu'elle est, n<strong>ou</strong>s jugerons mieux des lieux qu'ellehabite; et quand n<strong>ou</strong>s l'aurons tr<strong>ou</strong>vée, encore t<strong>ou</strong>t ne sera-t-il pas fait. Puisque notre jeune gentilhomme,dit Locke, est prêt à se marier, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Et là-dessus il finit son<strong>ou</strong>vrage. P<strong>ou</strong>r moi, qui n'ai pas l'honneur d'élever un gentilhomme, je me garderai d'imiter Locke en cela.Sophie <strong>ou</strong> la femme


212Sophie doit être femme comme <strong>Emile</strong> est homme, c'est-à-dire avoir t<strong>ou</strong>t ce qui convient à la constitutionde son espèce et de son sexe p<strong>ou</strong>r remplir sa place dans l'ordre physique et moral. Commençons doncpar examiner les conformités et les différences de son sexe et du nôtre.En t<strong>ou</strong>t ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme: elle a les mêmes organes, les mêmes besoins,les mêmes facultés; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeude l'une est celui de l'autre, la figure est semblable; et, s<strong>ou</strong>s quelque rapport qu'on les considère, ils nediffèrent entre eux que du plus au moins.En t<strong>ou</strong>t ce qui tient au sexe, la femme et l'homme ont part<strong>ou</strong>t des rapports et part<strong>ou</strong>t des différences: ladifficulté de les comparer vient de celle de déterminer dans la constitution de l'un et de l'autre ce qui estdu sexe et ce qui n'en est pas. Par l'anatomie comparée, et même à la seule inspection, l'on tr<strong>ou</strong>ve entreeux des différences générales qui paraissent ne point tenir au sexe; elles y tiennent p<strong>ou</strong>rtant, mais pardes liaisons que n<strong>ou</strong>s sommes hors d'état d'apercevoir: n<strong>ou</strong>s ne savons jusqu'où ces liaisons peuvents'étendre; la seule chose que n<strong>ou</strong>s savons avec certitude est que t<strong>ou</strong>t ce qu'ils ont de commun est del'espèce, et que t<strong>ou</strong>t ce qu'ils ont de différent est du sexe. S<strong>ou</strong>s ce d<strong>ou</strong>ble point de vue, n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vonsentre eux tant de rapports et tant d'oppositions, que c'est peut-être une des merveilles de la nature d'avoirpu faire deux êtres si semblables en les constituant si différemment.Ces rapports et ces différences doivent influer sur le moral; cette conséquence est sensible, conforme àl'expérience, et montre la vanité des disputes sur la préférence <strong>ou</strong> l'égalité des sexes: comme si chacundes deux, allant aux fins de la nature selon sa destination particulière, n'était pas plus parfait en cela ques'il ressemblait davantage à l'autre! En ce qu'ils ont de commun ils sont égaux; en ce qu'ils ont de différentils ne sont pas comparables. Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressemblerd'esprit que de visage, et la perfection n'est pas susceptible de plus et de moins.Dans l'union des sexes chacun conc<strong>ou</strong>rt également à l'objet commun, mais non pas de la même manière.<strong>De</strong> cette diversité naît la première différence assignable entre les rapports moraux de l'un et de l'autre.L'un doit être actif et fort, l'autre passif et faible: il faut nécessairement que l'un veuille et puisse, il suffitque l'autre résiste peu.Ce principe établi, il s'ensuit que la femme est faite spécialement p<strong>ou</strong>r plaire à l'homme. Si l'homme doitlui plaire à son t<strong>ou</strong>r, c'est d'une nécessité moins directe: son mérite est dans sa puissance; il plaît par celaseul qu'il est fort. Ce n'est pas ici la loi de l'am<strong>ou</strong>r, j'en conviens; mais c'est celle de la nature, antérieure àl'am<strong>ou</strong>r même,Si la femme est faite p<strong>ou</strong>r plaire et p<strong>ou</strong>r être subjuguée, elle doit se rendre agréable à l'homme au lieu dele provoquer; sa violence à elle est dans ses charmes; c'est par eux qu'elle doit le contraindre à tr<strong>ou</strong>ver saforce et à en user. L'art le plus sûr d'animer cette force est de la rendre nécessaire par la résistance. Alorsl'am<strong>ou</strong>r-propre se joint au désir, et l'un triomphe de la victoire que l'autre lui fait remporter. <strong>De</strong> là naissentl'attaque et la défense, l'audace d'un sexe et la timidité de l'autre, enfin la modestie et la honte dont lanature arma le faible p<strong>ou</strong>r asservir le fort.Qui est-ce qui peut penser qu'elle ait prescrit indifféremment les mêmes avances aux uns et aux autres, etque le premier à former des désirs doive être aussi le premier à les témoigner? Quelle étrangedépravation de jugement! L'entreprise ayant des conséquences si différentes p<strong>ou</strong>r les deux sexes, est-ilnaturel qu'ils aient la même audace à s'y livrer? Comment ne voit-on pas qu'avec une si grande inégalitédans la mise commune, si la réserve n'imposait à l'un la modération que la nature impose à l'autre, il enrésulterait bientôt la ruine de t<strong>ou</strong>s deux, et que le genre humain périrait par les moyens établis p<strong>ou</strong>r leconserver? Avec la facilité qu'ont les femmes d'ém<strong>ou</strong>voir les sens des hommes, et d'aller réveiller au fondde leurs coeurs les restes d'un tempérament presque éteint, s'il était quelque malheureux climat sur laterre où la philosophie eût introduit cet usage, surt<strong>ou</strong>t dans les pays chauds, où il naît plus de femmesque d'hommes, tyrannisés par elles, ils seraient enfin leurs victimes, et se verraient t<strong>ou</strong>s traîner à la mortsans qu'ils pussent jamais s'en défendre.


213Si les femelles des animaux n'ont pas la même honte, que s'ensuit-il? Ont-elles, comme les femmes, lesdésirs illimités auxquels cette honte sert de frein? Le désir ne vient p<strong>ou</strong>r elles qu'avec le besoin; le besoinsatisfait, le désir cesse; elles ne rep<strong>ou</strong>ssent plus le mâle par feinte, mais t<strong>ou</strong>t de bon: elles font t<strong>ou</strong>t lecontraire de ce que faisait la fille d'Auguste; elles ne reçoivent plus de passagers quand le navire a sacargaison. Même quand elles sont libres, leurs temps de bonne volonté sont c<strong>ou</strong>rts et bientôt passés;l'instinct les p<strong>ou</strong>sse et l'instinct les arrête. Où sera le supplément de cet instinct négatif dans les femmes,quand v<strong>ou</strong>s leur aurez ôté la pudeur? Attendre qu'elles ne se s<strong>ou</strong>cient plus des hommes, c'est attendrequ'ils ne soient plus bons à rien.L'Etre suprême a v<strong>ou</strong>lu faire en t<strong>ou</strong>t honneur à l'espèce humaine: en donnant à l'homme des penchantssans mesure, il lui donne en même temps la loi qui les règle, afin qu'il soit libre et se commande à luimême;en le livrant à des passions immodérées, il joint à ces passions la raison p<strong>ou</strong>r les g<strong>ou</strong>verner; enlivrant la femme à des désirs illimités, il joint à ces désirs la pudeur p<strong>ou</strong>r les contenir. P<strong>ou</strong>r surcroît, ilaj<strong>ou</strong>te encore une récompense actuelle au bon usage de ses facultés, savoir le goût qu'on prend auxchoses honnêtes lorsqu'on en fait la règle de ses actions. T<strong>ou</strong>t cela vaut bien, ce me semble, l'instinct desbêtes.Soit donc que la femelle de l'homme partage <strong>ou</strong> non ses désirs et veuille <strong>ou</strong> non les satisfaire, elle lerep<strong>ou</strong>sse et se défend t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, mais non pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec la même force, ni par conséquent avec lemême succès. P<strong>ou</strong>r que l'attaquant soit victorieux, il faut que l'attaqué le permette <strong>ou</strong> l'ordonne; car quede moyens adroits n'a-t-il pas p<strong>ou</strong>r forcer l'agresseur d'user de force! Le plus libre et le plus d<strong>ou</strong>x de t<strong>ou</strong>sles actes n'admet point de violence réelle, la nature et la raison s'y opposent: la nature, en ce qu'elle ap<strong>ou</strong>rvu le plus faible d'autant de force qu'il en faut p<strong>ou</strong>r résister quand il lui plaît; la raison, en ce qu'uneviolence réelle est non seulement le plus brutal de t<strong>ou</strong>s les actes, mais le plus contraire à sa fin, soit parceque l'homme déclare ainsi la guerre à sa compagne, et l'autorise à défendre sa personne et sa liberté auxdépens même de la vie de l'agresseur, soit parce que la femme seule est juge de l'état où elle se tr<strong>ou</strong>ve,et qu'un enfant n'aurait point de père si t<strong>ou</strong>t homme en p<strong>ou</strong>vait usurper les droits.Voici donc une troisième conséquence de la constitution des sexes, c'est que le plus fort soit le maître enapparence, et dépende en effet du plus faible; et cela non par un frivole usage de galanterie, ni par uneorgueilleuse générosité de protecteur, mais par une invariable loi de la nature, qui, donnant à la femmeplus de facilité d'exciter les désirs qu'à l'homme de les satisfaire, fait dépendre celui-ci, malgré qu'il en ait,du bon plaisir de l'autre, et le contraint de chercher à son t<strong>ou</strong>r à lui plaire p<strong>ou</strong>r obtenir qu'elle consente à lelaisser être le plus fort. Alors ce qu'il y a de plus d<strong>ou</strong>x p<strong>ou</strong>r l'homme dans sa victoire est de d<strong>ou</strong>ter si c'estla faiblesse qui cède à la force, <strong>ou</strong> si c'est la volonté qui se rend; et la ruse ordinaire de la femme est delaisser t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce d<strong>ou</strong>te entre elle et lui. L'esprit des femmes répond en ceci parfaitement à leurconstitution: loin de r<strong>ou</strong>gir de leur faiblesse, elles en font gloire: leurs tendres muscles sont sansrésistance: elles affectent de ne p<strong>ou</strong>voir s<strong>ou</strong>lever les plus légers fardeaux; elles auraient honte d'êtrefortes. P<strong>ou</strong>rquoi cela? Ce n'est pas seulement p<strong>ou</strong>r paraître délicates, c'est par une précaution plusadroite; elles se ménagent de loin des excuses et le droit d'être faibles au besoin.Le progrès des lumières acquises par nos vices a beauc<strong>ou</strong>p changé sur ce point les anciennes opinionsparmi n<strong>ou</strong>s, et l'on ne parle plus guère de violences depuis qu'elles sont si peu nécessaires et que leshommes n'y croient plus; au lieu qu'elles sont très communes dans les hautes antiquités grecques etjuives, parce que ces mêmes opinions sont dans la simplicité de la nature, et que la seule expérience dulibertinage a pu les déraciner. Si l'on cite de nos j<strong>ou</strong>rs moins d'actes de violence, ce n'est sûrement pasque les hommes soient plus tempérants, mais c'est qu'ils ont moins de crédulité, et que telle plainte, quijadis eût persuadé des peuples simples, ne ferait de nos j<strong>ou</strong>rs qu'attirer les ris des moqueurs; on gagnedavantage à se taire. Il y a dans le <strong>De</strong>utéronome une loi par laquelle une fille abusée était punie avec leséducteur, si le délit avait été commis dans la ville; mais s'il avait été commis à la campagne <strong>ou</strong> dans deslieux écartés, l'homme seul était puni; Car, dit la loi, la fille a crié et n'a point été entendue. Cette bénigneinterprétation apprenait aux filles à ne pas se laisser surprendre en des lieux fréquentés.


214L'effet de ces diversités d'opinions sur les moeurs est sensible. La galanterie moderne en est l'<strong>ou</strong>vrage.Les hommes, tr<strong>ou</strong>vant que leurs plaisirs dépendaient plus de la volonté du beau sexe qu'ils n'avaient cru,ont captivé cette volonté par des complaisances dont il les a bien dédommagés.Voyez comment le physique n<strong>ou</strong>s amène insensiblement au moral, et comment de la grossière union dessexes naissent peu à peu les plus d<strong>ou</strong>ces lois de l'am<strong>ou</strong>r. L'empire des femmes n'est point à elles parceque les hommes l'ont v<strong>ou</strong>lu, mais parce que ainsi le veut la nature: il était à elles avant qu'elles parussentl'avoir. Ce même Hercule, qui crut faire violence aux cinquante filles de Thespius, fut p<strong>ou</strong>rtant contraint defiler près d'Omphale; et le fort Samson n'était pas si fort que Dalila. Cet empire est aux femmes, et nepeut leur être ôté, même quand elles en abusent: si jamais elles p<strong>ou</strong>vaient le perdre, il y a longtempsqu'elles l'auraient perdu.Il n'y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n'est mâle qu'encertains instants, la femelle est femelle t<strong>ou</strong>te sa vie, <strong>ou</strong> du moins t<strong>ou</strong>te sa jeunesse; t<strong>ou</strong>t la rappelle sanscesse à son sexe, et, p<strong>ou</strong>r en bien remplir les fonctions, il lui faut une constitution qui s'y rapporte. Il luifaut du ménagement durant sa grossesse; il lui faut du repos dans ses c<strong>ou</strong>ches; il lui faut une vie molle etsédentaire p<strong>ou</strong>r allaiter ses enfants; il lui faut, p<strong>ou</strong>r les élever, de la patience et de la d<strong>ou</strong>ceur, un zèle,une affection que rien ne rebute; elle sert de liaison entre eux et leur père, elle seule les lui fait aimer et luidonne la confiance de les appeler siens. Que de tendresse et de soin ne lui faut-il point p<strong>ou</strong>r maintenirdans l'union t<strong>ou</strong>te la famille! Et enfin t<strong>ou</strong>t cela ne doit pas être des vertus, mais des goûts, sans quoil'espèce humaine serait bientôt éteinte.La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n'est ni ne peut être la même. Quand la femme se plaint làdessusde l'injuste inégalité qu'y met l'homme, elle a tort; cette inégalité n'est point une institutionhumaine, <strong>ou</strong> du moins elle n'est point l'<strong>ou</strong>vrage du préjugé, mais de la raison: c'est à celui des deux que lanature a chargé du dépôt des enfants d'en répondre à l'autre. Sans d<strong>ou</strong>te il n'est permis à personne devioler sa foi, et t<strong>ou</strong>t mari infidèle qui prive sa femme du seul prix des austères devoirs de son sexe est unhomme injuste et barbare; mais la femme infidèle fait plus, elle diss<strong>ou</strong>t la famille et brise t<strong>ou</strong>s les liens dela nature; en donnant à l'homme des enfants qui ne sont pas à lui, elle trahit les uns et les autres, elle jointla perfidie à l'infidélité. J'ai peine à voir quel désordre et quel crime ne tient pas à celui-là. S'il est un étataffreux au monde, c'est celui d'un malheureux père qui, sans confiance en sa femme, n'ose se livrer auxplus d<strong>ou</strong>x sentiments de son coeur, qui d<strong>ou</strong>te, en embrassant son enfant, s'il n'embrasse point l'enfantd'un autre, le gage de son déshonneur, le ravisseur du bien de ses propres enfants. Qu'est-ce alors que lafamille, si ce n'est une société d'ennemis secrets qu'une femme c<strong>ou</strong>pable arme l'un contre l'autre, en lesforçant de feindre de s'entr'aimer?Il n'importe donc pas seulement que la femme soit fidèle, mais qu'elle soit jugée telle par son mari, parses proches, par t<strong>ou</strong>t le monde; il importe qu'elle soit modeste, attentive, réservée, et qu'elle porte auxyeux d'autrui, comme en sa propre conscience, le témoignage de sa vertu. Enfin s'il importe qu'un pèreaime ses enfants, il importe qu'il estime leur mère. Telles sont les raisons qui mettent l'apparence mêmeau nombre des devoirs des femmes, et leur rendent l'honneur et la réputation non moins indispensablesque la chasteté. <strong>De</strong> ces principes dérive, avec la différence morale des sexes, un motif n<strong>ou</strong>veau de devoiret de convenance, qui prescrit spécialement aux femmes l'attention la plus scrupuleuse sur leur conduite,sur leurs manières, sur leur maintien. S<strong>ou</strong>tenir vaguement que les deux sexes sont égaux, et que leursdevoir sont les mêmes, c'est se perdre en déclamations vaines, c'est ne rien dire tant qu'on ne répondrapas à cela.N'est-ce pas une manière de raisonner bien solide, de donner des exceptions p<strong>ou</strong>r réponse à des loisgénérales aussi bien fondées? Les femmes, dites-v<strong>ou</strong>s, ne font pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des enfants! Non, mais leurdestination propre est d'en faire. Quoi! parce qu'il y a dans l'univers une centaine de grandes villes où lesfemmes, vivant dans la licence, font peu d'enfants, v<strong>ou</strong>s prétendez que l'état des femmes est d'en fairepeu! Et que deviendraient vos villes, si les campagnes éloignées, <strong>ou</strong> les femmes vivent plus simplementet plus chastement, ne réparaient la stérilité des dames? Dans combien de provinces les femmes quin'ont fait que quatre <strong>ou</strong> cinq enfants passent p<strong>ou</strong>r peu fécondes! Enfin, que telle <strong>ou</strong> telle femme fasse peu


215d'enfants, qu'importe? L'état de la femme est-il moins d'être mère? et n'est-ce pas par des lois généralesque la nature et les moeurs doivent p<strong>ou</strong>rvoir à cet état?Quand il y aurait entre les grossesses d'aussi longs intervalles qu'on le suppose, une femme changera-telleainsi brusquement et alternativement de manière de vivre sans péril et sans risque? Sera-t-elleauj<strong>ou</strong>rd'hui n<strong>ou</strong>rrice et demain guerrière? Changera-t-elle de tempérament et de goûts comme uncaméléon de c<strong>ou</strong>leurs? Passera-t-elle t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p de l'ombre de la clôture et des soins domestiques auxinjures de l'air, aux travaux, aux fatigues, aux périls de la guerre? Sera-t-elle tantôt craintive et tantôtbrave, tantôt délicate et tantôt robuste? Si les jeunes gens élevés dans Paris ont peine à supporter lemétier des armes, des femmes qui n'ont jamais affronté le soleil, et qui savent à peine marcher, lesupporteront-elles après cinquante ans de mollesse? Prendront-elles ce dur métier à l'âge où les hommesle quittent?Il y a des pays où les femmes acc<strong>ou</strong>chent presque sans peine et n<strong>ou</strong>rrissent leurs enfants presque sanssoin; j'en conviens: mais dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nus en t<strong>ou</strong>t temps, terrassent lesbêtes féroces, portent un canot comme un havresac, font des chasses de sept <strong>ou</strong> huit cent lieues,dorment à l'air à plate terre, supportent des fatigues incroyables, et passent plusieurs j<strong>ou</strong>rs sans manger.Quand les femmes deviennent robustes, les hommes le deviennent encore plus; quand les hommess'amollissent, les femmes s'amollissent davantage; quand les deux termes changent également, ladifférence reste la même.Platon, dans sa République, donne aux femmes les mêmes exercices qu'aux hommes; je le crois bien.Ayant ôté de son g<strong>ou</strong>vernement les familles particulières, et ne sachant plus que faire des femmes, il sevit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avait t<strong>ou</strong>t combiné, t<strong>ou</strong>t prévu: il allait au-devant d'uneobjection que personne peut-être n'eût songé à lui faire; mais il a mal résolu celle qu'on lui fait. Je ne parlepoint de cette prétendue communauté de femmes, dont le reproche tant répété pr<strong>ou</strong>ve que ceux qui le luifont ne l'ont jamais lu; je parle de cette promiscuité civile qui confond part<strong>ou</strong>t les deux sexes dans lesmêmes emplois, dans les mêmes travaux, et ne peut manquer d'engendrer les plus intolérables abus; jeparle de cette subversion des plus d<strong>ou</strong>x sentiments de la nature, immolés à un sentiment artificiel qui nepeut subsister que par eux: comme s'il ne fallait pas une prise naturelle p<strong>ou</strong>r former des liens deconvention! comme si l'am<strong>ou</strong>r qu'on a p<strong>ou</strong>r ses proches n'était pas le principe de celui qu'on doit à l'Etat!comme si ce n'était pas par la petite patrie, qui est la famille, que le coeur s'attache à la grande! comme sice n'était pas le bon fils, le bon mari, le bon père, qui font le bon citoyen!Dès qu'une fois il est démontré que l'homme et la femme ne sont ni ne doivent être constitués de même,de caractère ni de tempérament, il s'ensuit qu'ils ne doivent pas avoir la même éducation. En suivant lesdirections de la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes choses; la findes travaux est commune, mais les travaux sont différents, et par conséquent les goûts qui les dirigent.Après avoir tâché de former l'homme naturel, p<strong>ou</strong>r ne pas laisser imparfait notre <strong>ou</strong>vrage, voyonscomment doit se former aussi la femme qui convient à cet homme.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs être bien guidé, suivez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les indications de la nature. T<strong>ou</strong>t ce qui caractérisele sexe doit être respecté comme établi par elle. V<strong>ou</strong>s dites sans cesse: les femmes ont tel et tel défautque n<strong>ou</strong>s n'avons pas. Votre orgueil v<strong>ou</strong>s trompe; ce seraient des défauts p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, ce sont des qualitésp<strong>ou</strong>r elles; t<strong>ou</strong>t irait moins bien si elles ne les avaient pas. Empêchez ces prétendus défauts dedégénérer, mais gardez-v<strong>ou</strong>s de les détruire.Les femmes, de leur côté, ne cessent de crier que n<strong>ou</strong>s les élevons p<strong>ou</strong>r être vaines et coquettes, quen<strong>ou</strong>s les amusons sans cesse à des puérilités p<strong>ou</strong>r rester plus facilement les maîtres; elles s'en prennentà n<strong>ou</strong>s des défauts que n<strong>ou</strong>s leur reprochons. Quelle folie! Et depuis quand sont-ce les hommes qui semêlent de l'éducation des filles? Qui est-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plaît? Ellesn'ont point de collèges: grand malheur! Eh! plût à Dieu qu'il n'y en eût point p<strong>ou</strong>r les garçons! ils seraientplus sensément et plus honnêtement élevés. Force-t-on vos filles à perdre leur temps en niaiseries? Leurfait-on malgré elles passer la moitié de leur vie à leur toilette, à votre exemple? V<strong>ou</strong>s empêche-t-on de lesinstruire et faire instruire à votre gré? Est-ce notre faute si elles n<strong>ou</strong>s plaisent quand elles sont belles, si


216leurs minauderies n<strong>ou</strong>s séduisent, si l'art qu'elles apprennent de v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s attire et n<strong>ou</strong>s flatte, si n<strong>ou</strong>saimons à les voir mises avec goût, si n<strong>ou</strong>s leur laissons affiler à loisir les armes dont elles n<strong>ou</strong>ssubjuguent? Eh! prenez le parti de les élever comme des hommes; ils y consentiront de bon coeur. Pluselles v<strong>ou</strong>dront leur ressembler, moins elles les g<strong>ou</strong>verneront, et c'est alors qu'ils seront vraiment lesmaîtres.T<strong>ou</strong>tes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées; mais prises en t<strong>ou</strong>t,elles se compensent. La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme; part<strong>ou</strong>t où elle faitvaloir ses droits, elle a l'avantage; part<strong>ou</strong>t où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dess<strong>ou</strong>s de n<strong>ou</strong>s.On ne peut répondre à cette vérité générale que par des exceptions; constante manière d'argumenter desgalants partisans du beau sexe.Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme, et négliger celles qui leur sont propres, c'est doncvisiblement travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien p<strong>ou</strong>r en être les dupes; en tâchantd'usurper nos avantages, elles n'abandonnent pas les leurs; mais il arrive de là que, ne p<strong>ou</strong>vant bienménager les uns et les autres parce qu'ils sont incompatibles, elles restent au-dess<strong>ou</strong>s de leur portéesans se mettre à la nôtre, et perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère judicieuse, ne faites point devotre fille un honnête homme, comme p<strong>ou</strong>r donner un démenti à la nature; faites-en une honnête femme,et soyez sûre qu'elle en vaudra mieux p<strong>ou</strong>r elle et p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s.S'ensuit-il qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de t<strong>ou</strong>te chose, et bornée aux seules fonctions duménage? L'homme fera-t-il sa servante de sa compagne? Se privera-t-il auprès d'elle du plus grandcharme de la société? P<strong>ou</strong>r mieux l'asservir l'empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître? En fera-t-ilun véritable automate? Non, sans d<strong>ou</strong>te; ainsi ne l'a pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit siagréable et si délié; au contraire, elle veut qu'elles pensent, qu'elles jugent, qu'elles aiment, qu'ellesconnaissent, qu'elles cultivent leur esprit comme leur figure; ce sont les armes qu'elle leur donne p<strong>ou</strong>rsuppléer à la force qui leur manque et p<strong>ou</strong>r diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beauc<strong>ou</strong>p de choses,mais seulement celles qu'il leur convient de savoir.Soit que je considère la destination particulière du sexe, soit que j'observe ses penchants, soit que jecompte ses devoirs, t<strong>ou</strong>t conc<strong>ou</strong>rt également à m'indiquer la forme d'éducation qui lui convient. La femmeet l'homme sont faits l'un p<strong>ou</strong>r l'autre, mais leur mutuelle dépendance n'est pas égale: les hommesdépendent des femmes par leurs désirs; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et parleurs besoins; n<strong>ou</strong>s subsisterions plutôt sans elles qu'elles sans n<strong>ou</strong>s. P<strong>ou</strong>r qu'elles aient le nécessaire,p<strong>ou</strong>r qu'elles soient dans leur état, il faut que n<strong>ou</strong>s le leur donnions, que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lions le leur donner, quen<strong>ou</strong>s les en estimions dignes; elles dépendent de nos sentiments, du prix que n<strong>ou</strong>s mettons à leur mérite,du cas que n<strong>ou</strong>s faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes,tant p<strong>ou</strong>r elles que p<strong>ou</strong>r leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes: il ne suffit pas qu'ellessoient estimables, il faut qu'elles soient estimées; il ne leur suffit pas d'être belles, il faut qu'elles plaisent;il ne leur suffit pas d'être sages, il faut qu'elles soient reconnues p<strong>ou</strong>r telles; leur honneur n'est passeulement dans leur conduite, mais dans leur réputation, et il n'est pas possible que celle qui consent àpasser p<strong>ou</strong>r infâme puisse jamais être honnête. L'homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, etpeut braver le jugement public; mais la femme en bien faisant, n'a fait que la moitié de sa tâche, et ce quel'on pense d'elle ne lui importe pas moins que ce qu'elle est en effet. Il suit de là que le système de sonéducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre: l'opinion est le tombeau de la vertu parmi leshommes, et son trône parmi les femmes.<strong>De</strong> la bonne constitution des mères dépend d'abord celle des enfants; du soin des femmes dépend lapremière éducation des hommes; des femmes dépendent encore leurs moeurs, leurs passions, leursgoûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi t<strong>ou</strong>te l'éducation des femmes doit être relative auxhommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soignergrands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et d<strong>ou</strong>ce: voilà les devoirs des femmesdans t<strong>ou</strong>s les temps, et ce qu'on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu'on ne remontera pas à ceprincipe, on s'écartera du but, et t<strong>ou</strong>s les préceptes qu'on leur donnera ne serviront de rien p<strong>ou</strong>r leurbonheur ni p<strong>ou</strong>r le nôtre.


217Mais, quoique t<strong>ou</strong>te femme veuille plaire aux hommes et doive le v<strong>ou</strong>loir, il y a bien de la différence entrev<strong>ou</strong>loir plaire à l'homme de mérite, à l'homme vraiment aimable, et v<strong>ou</strong>loir plaire à ces petits agréables quidéshonorent leur sexe et celui qu'ils imitent. Ni la nature ni la raison ne peuvent porter la femme à aimerdans les hommes ce qui lui ressemble, et ce n'est pas non plus en prenant leurs manières qu'elle doitchercher à s'en faire aimer.Lors donc que, quittant le ton modeste et posé de leur sexe, elles prennent les airs de ces ét<strong>ou</strong>rdis, loinde suivre leur vocation, elles y renoncent; elles s'ôtent à elles-mêmes les droits qu'elles pensent usurper.Si n<strong>ou</strong>s étions autrement, disent-elles, n<strong>ou</strong>s ne plairions point aux hommes. Elles mentent. Il faut être follep<strong>ou</strong>r aimer les f<strong>ou</strong>s; le désir d'attirer ces gens-là montre le goût de celle qui s'y livre. S'il n'y avait pointd'hommes frivoles, elles se presserait d'en faire; et leurs frivolités sont bien plus son <strong>ou</strong>vrage que lessiennes ne sont le leur. La femme qui aime les vrais hommes, et qui veut leur plaire, prend des moyensassortis à son dessein. La femme est coquette par état; mais sa coquetterie change de forme et d'objetselon ses vues; réglons ces vues sur celles de la nature, la femme aura l'éducation qui lui convient.Les petites filles, presque en naissant, aiment la parure: non contentes d'être jolies, elles veulent qu'on lestr<strong>ou</strong>ve telles: on voit dans leurs petits airs que ce soin les occupe déjà; et à peine sont-elles en étatd'entendre ce qu'on leur dit, qu'on les g<strong>ou</strong>verne en leur parlant de ce qu'on pensera d'elles. Il s'en fautbien que le même motif très indiscrètement proposé aux petits garçons n'ait sur eux le même empire.P<strong>ou</strong>rvu qu'ils soient indépendants et qu'ils aient du plaisir, ils se s<strong>ou</strong>cient fort peu de ce qu'on p<strong>ou</strong>rrapenser d'eux. Ce n'est qu'à force de temps et de peine qu'on les assujettit à la même loi.<strong>De</strong> quelque part que vienne aux filles cette première leçon, elle est très bonne. Puisque le corps naît p<strong>ou</strong>rainsi dire avant l'âme, la première culture doit être celle du corps: cet ordre est commun aux deux sexes.Mais l'objet de cette culture est différent; dans l'un cet objet est le développement des forces, dans l'autreil est celui des agréments: non que ces qualités doivent être exclusives dans chaque sexe, l'ordreseulement est renversé; il faut assez de force aux femmes p<strong>ou</strong>r faire t<strong>ou</strong>t ce qu'elles font avec grâce; ilfaut assez d'adresse aux hommes p<strong>ou</strong>r faire t<strong>ou</strong>t ce qu'ils font avec facilité.Par l'extrême mollesse des femmes commence celle des hommes. Les femmes ne doivent pas êtrerobustes comme eux, mais p<strong>ou</strong>r eux, p<strong>ou</strong>r que les hommes qui naîtront d'elles le soient aussi. En ceci, lesc<strong>ou</strong>vents, où les pensionnaires ont une n<strong>ou</strong>rriture grossière, mais beauc<strong>ou</strong>p d'ébats, de c<strong>ou</strong>rses, de jeuxen plein air et dans des jardins, sont à préférer à la maison paternelle, où une fille, délicatement n<strong>ou</strong>rrie,t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs flattée <strong>ou</strong> tancée, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs assise s<strong>ou</strong>s les yeux de sa mère dans une chambre bien close, n'osese lever, ni marcher, ni parler, ni s<strong>ou</strong>ffler, et n'a pas un moment de liberté p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>er, sauter, c<strong>ou</strong>rir, crier,se livrer à la pétulance naturelle à son âge: t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong> relâchement dangereux <strong>ou</strong> sévérité mal entendue;jamais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps et le coeur de la jeunesse.Les filles de Sparte s'exerçaient, comme les garçons, aux jeux militaires, non p<strong>ou</strong>r aller à la guerre, maisp<strong>ou</strong>r porter un j<strong>ou</strong>r des enfants capables d'en s<strong>ou</strong>tenir les fatigues. Ce n'est pas là ce que j'appr<strong>ou</strong>ve: iln'est pas nécessaire p<strong>ou</strong>r donner des soldats à l'Etat que les mères aient porté le m<strong>ou</strong>squet et faitl'exercice à la prussienne; mais je tr<strong>ou</strong>ve qu'en général l'éducation grecque était très bien entendue encette partie. Les jeunes filles paraissaient s<strong>ou</strong>vent en public, non pas mêlées avec les garçons, maisrassemblées entre elles. Il n'y avait presque pas une fête, pas un sacrifice, pas une cérémonie, où l'on nevît des bandes de filles des premiers citoyens c<strong>ou</strong>ronnées de fleurs, chantant des hymnes, formant deschoeurs de danses, portant des corbeilles, des vases, des offrandes, et présentant aux sens dépravésdes Grecs un spectacle charmant et propre à balancer le mauvais effet de leur indécente gymnastique.Quelque impression que fît cet usage sur les coeurs des hommes, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs était-il excellent p<strong>ou</strong>r donnerau sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires, etp<strong>ou</strong>r aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire, sans jamais exposer ses moeurs.Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées, on ne les voyait plus en public; renfermées dans leursmaisons, elles bornaient t<strong>ou</strong>s leurs soins à leur ménage et à leur famille. Telle est la manière de vivre quela nature et la raison prescrivent au sexe. Aussi de ces mères-là naissaient les hommes les plus sains, lesplus robustes, les mieux faits de la terre; et malgré le mauvais renom de quelques îles, il est constant que


218de t<strong>ou</strong>s les peuples du monde, sans en excepter même les Romains, on n'en cite aucun où les femmesaient été à la fois plus sages et plus aimables, et aient mieux réuni les moeurs à la beauté, que l'ancienneGrèce.On sait que l'aisance des vêtements qui ne gênaient point le corps contribuait beauc<strong>ou</strong>p à lui laisser dansles deux sexes ces belles proportions qu'on voit dans leurs statues, et qui servent encore de modèle àl'art quand la nature défigurée a cessé de lui en f<strong>ou</strong>rnir parmi n<strong>ou</strong>s. <strong>De</strong> t<strong>ou</strong>tes ces entraves gothiques, deces multitudes de ligatures qui tiennent de t<strong>ou</strong>tes parts nos membres en presse, ils n'en avaient pas uneseule. Leurs femmes ignoraient l'usage de ces corps de baleine par lesquels les nôtres contrefont leurtaille plutôt qu'elles ne la marquent. Je ne puis concevoir que cet abus, p<strong>ou</strong>ssé en Angleterre à un pointinconcevable, n'y fasse pas à la fin dégénérer l'espèce, et je s<strong>ou</strong>tiens même que l'objet d'agrément qu'onse propose en cela est de mauvais goût. Il n'est point agréable de voir une femme c<strong>ou</strong>pée en deuxcomme une guêpe; cela choque la vue et fait s<strong>ou</strong>ffrir l'imagination. La finesse de la taille a, comme t<strong>ou</strong>t lereste, ses proportions, sa mesure, passé laquelle elle est certainement un défaut: ce défaut serait mêmefrappant à l'oeil sur le nu: p<strong>ou</strong>rquoi serait-il une beauté s<strong>ou</strong>s le vêtement!Je n'ose presser les raisons sur lesquelles les femmes s'obstinent à s'encuirasser ainsi: un sein quitombe, un ventre qui grossit, etc., cela déplaît fort, j'en conviens, dans une personne de vingt ans, maiscela ne choque plus à trente; et comme il faut en dépit de n<strong>ou</strong>s être en t<strong>ou</strong>t temps ce qu'il plaît à la nature,et que l'oeil de l'homme ne s'y trompe point, ces défauts sont moins déplaisants à t<strong>ou</strong>t âge que la sotteaffectation d'une petite fille de quarante ans.T<strong>ou</strong>t ce qui gêne et contraint la nature est de mauvais goût; cela est vrai des parures du corps commedes ornements de l'esprit. La vie, la santé, la raison, le bien-être doivent aller avant t<strong>ou</strong>t; la grâce ne vapoint sans l'aisance; la délicatesse n'est pas la langueur, et il ne faut pas être malsaine p<strong>ou</strong>r plaire. Onexcite la pitié quand on s<strong>ou</strong>ffre; mais le plaisir et le désir cherchent la fraîcheur de la santé.Les enfants des deux sexes ont beauc<strong>ou</strong>p d'amusements communs, et cela doit être; n'en ont-ils pas demême étant grands? Ils ont aussi des goûts propres qui les distinguent. Les garçons cherchent lem<strong>ou</strong>vement et le bruit; des tamb<strong>ou</strong>rs, des sabots, de petits carrosses: les filles aiment mieux ce qui donnedans la vue et sert à l'ornement; des miroirs, des bij<strong>ou</strong>x, des chiffons, surt<strong>ou</strong>t des p<strong>ou</strong>pées: la p<strong>ou</strong>pée estl'amusement spécial de ce sexe; voilà très évidemment son goût déterminé sur sa destination. Lephysique de l'art de plaire est dans la parure: c'est t<strong>ou</strong>t ce que des enfants peuvent cultiver de cet art.Voyez une petite fille passer la j<strong>ou</strong>rnée aut<strong>ou</strong>r de sa p<strong>ou</strong>pée, lui changer sans cesse d'ajustement,l'habiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher continuellement de n<strong>ou</strong>velles combinaisonsd'ornements bien <strong>ou</strong> mal assortis, il n'importe; les doigts manquent d'adresse, le goût n'est pas formé,mais déjà le penchant se montre; dans cette éternelle occupation le temps c<strong>ou</strong>le sans qu'elle y songe; lesheures passent, elle n'en sait rien; elle <strong>ou</strong>blie les repas mêmes, elle a plus faim de parure que d'aliment.Mais, direz-v<strong>ou</strong>s, elle pare sa p<strong>ou</strong>pée et non sa personne. Sans d<strong>ou</strong>te; elle voit sa p<strong>ou</strong>pée et ne se voitpas, elle ne peut rien faire p<strong>ou</strong>r elle-même, elle n'est pas formée, elle n'a ni talent ni force, elle n'est rienencore, elle est t<strong>ou</strong>te dans sa p<strong>ou</strong>pée, elle y met t<strong>ou</strong>te sa coquetterie. Elle ne l'y laissera pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, elleattend le moment d'être sa p<strong>ou</strong>pée elle-même.Voilà donc un premier goût bien décidé: v<strong>ou</strong>s n'avez qu'à le suivre et le régler. Il est sûr que la petitev<strong>ou</strong>drait de t<strong>ou</strong>t son coeur savoir orner sa p<strong>ou</strong>pée, faire ses noeuds de manche, son fichu, son falbala, sadentelle; en t<strong>ou</strong>t cela on la fait dépendre si durement du bon plaisir d'autrui, qu'il lui serait bien pluscommode de t<strong>ou</strong>t devoir à son industrie. Ainsi vient la raison des premières leçons qu'on lui donne: ce nesont pas des tâches qu'on lui prescrit, ce sont des bontés qu'on a p<strong>ou</strong>r elle. Et en effet, presque t<strong>ou</strong>tes lespetites filles apprennent avec répugnance à lire et à écrire; mais, quant à tenir l'aiguille, c'est ce qu'ellesapprennent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs volontiers. Elles s'imaginent d'avance être grandes, et songent avec plaisir que cestalents p<strong>ou</strong>rront un j<strong>ou</strong>r leur servir à se parer.Cette première r<strong>ou</strong>te <strong>ou</strong>verte est facile à suivre: la c<strong>ou</strong>ture, la broderie, la dentelle viennent d'ellesmêmes.La tapisserie n'est plus si fort à leur gré: les meubles sont trop loin d'elles, ils ne tiennent point à


219la personne, ils tiennent à d'autres opinions. La tapisserie est l'amusement des femmes; de jeunes fillesn'y prendront jamais un fort grand plaisir.Ces progrès volontaires s'étendront aisément jusqu'au dessin, car cet art n'est pas indifférent à celui dese mettre avec goût: mais je ne v<strong>ou</strong>drais point qu'on les appliquât au paysage, encore moins à la figure.<strong>De</strong>s feuillages, des fruits, des fleurs, des draperies, t<strong>ou</strong>t ce qui peut servir à donner un cont<strong>ou</strong>r élégantaux ajustements, et à faire soi-même un patron de broderie quand on n'en tr<strong>ou</strong>ve pas à son gré, cela leursuffit. En général, s'il importe aux hommes de borner leurs études à des connaissances d'usage, celaimporte encore plus aux femmes, parce que la vie de celles-ci, bien que moins laborieuse, étant <strong>ou</strong>devant être plus assidue à leurs soins, et plus entrec<strong>ou</strong>pée de soins divers, ne leur permet de se livrer parchoix à aucun talent au préjudice de leurs devoirs.Quoi qu'en disent les plaisants, le bon sens est également des deux sexes. Les filles en général sont plusdociles que les garçons, et l'on doit même user sur elles de plus d'autorité, comme je le dirai t<strong>ou</strong>t àl'heure; mais il ne s'ensuit pas que l'on doive exiger d'elles rien dont elles ne puissent voir l'utilité; l'art desmères est de la leur montrer dans t<strong>ou</strong>t ce qu'elles leur prescrivent, et cela est d'autant plus aisé, quel'intelligence dans les filles est plus précoce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur sexe, ainsique du nôtre, non seulement t<strong>ou</strong>tes les études oisives qui n'ab<strong>ou</strong>tissent à rien de bon et ne rendent pasmême plus agréables aux autres ceux qui les ont faites, mais même t<strong>ou</strong>tes celles dont l'utilité n'est pas del'âge, et où l'enfant ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si je ne veux pas qu'on presse un garçond'apprendre à lire, à plus forte raison je ne veux pas qu'on y force de jeunes filles avant de leur faire biensentir à quoi sert la lecture; et, dans la manière dont on leur montre ordinairement cette utilité, on suit bienplus sa propre idée que la leur. Après t<strong>ou</strong>t, où est la nécessité qu'une fille sache lire et écrire de si bonneheure? Aura-t-elle si tôt un ménage à g<strong>ou</strong>verner? Il y en a bien peu qui ne fassent plus d'abus qued'usage de cette fatale science; et t<strong>ou</strong>tes sont un peu trop curieuses p<strong>ou</strong>r ne pas l'apprendre sans qu'onles y force, quand elles en auront le loisir et l'occasion. Peut-être devraient-elles apprendre à chiffreravant t<strong>ou</strong>t; car rien n'offre une utilité plus sensible en t<strong>ou</strong>t temps, ne demande un plus long usage, et nelaisse tant de prise à l'erreur que les comptes. Si la petite n'avait les cerises de son goûter que par uneopération d'arithmétique, je v<strong>ou</strong>s réponds qu'elle saurait bientôt calculer.Je connais une jeune personne qui apprit à écrire plus tôt qu'à lire, et qui commença d'écrire avecl'aiguille avant que d'écrire avec la plume. <strong>De</strong> t<strong>ou</strong>te l'écriture elle ne v<strong>ou</strong>lut d'abord faire des O. Elle faisaitincessamment des O grands et petits, des O de t<strong>ou</strong>tes les tailles, des O les uns dans les autres, ett<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tracés à reb<strong>ou</strong>rs. Malheureusement un j<strong>ou</strong>r qu'elle était occupée à cet utile exercice, elle se vitdans un miroir; et, tr<strong>ou</strong>vant que cette attitude contrainte lui donnait mauvaise grâce, comme une autreMinerve, elle jeta la plume, et ne v<strong>ou</strong>lut plus faire des O. Son frère n'aimait pas plus à écrire qu'elle; maisce qui le fâchait était la gêne, et non pas l'air qu'elle lui donnait. On prit un autre t<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r la ramener àl'écriture; la petite fille était délicate et vaine, elle n'entendait point que son linge servît à ses soeurs; on lemarquait, on ne v<strong>ou</strong>lut plus le marquer; il fallut le marquer elle-même: on conçoit le reste du progrès.Justifiez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs les soins que v<strong>ou</strong>s imposez aux jeunes filles, mais imposez-leur-en t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. L'oisivetéet l'indocilité sont les deux défauts les plus dangereux p<strong>ou</strong>r elles, et dont on guérit le moins quand on lesa contractés. Les filles doivent être vigilantes et laborieuses; ce n'est pas t<strong>ou</strong>t: elles doivent être gênéesde bonne heure. Ce malheur, si c'en est un p<strong>ou</strong>r elles, est inséparable de leur sexe; et jamais elles nes'en délivrent que p<strong>ou</strong>r en s<strong>ou</strong>ffrir de bien plus cruels. Elles seront t<strong>ou</strong>te leur vie asservies à la gêne laplus continuelle et la plus sévère, qui est celle des bienséances. Il faut les exercer d'abord à la contrainte,afin qu'elle ne leur coûte jamais rien; à dompter t<strong>ou</strong>tes leurs fantaisies, p<strong>ou</strong>r les s<strong>ou</strong>mettre aux volontésd'autrui. Si elles v<strong>ou</strong>laient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs travailler, on devrait quelquefois les forcer à ne rien faire. Ladissipation, la frivolité, l'inconstance, sont des défauts qui naissent aisément de leurs premiers goûtscorrompus et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs suivis. P<strong>ou</strong>r prévenir cet abus, apprenez-leur surt<strong>ou</strong>t à se vaincre. Dans nosinsensés établissements, la vie de l'honnête femme est un combat perpétuel contre elle-même; il est justeque ce sexe partage la peine des maux qu'il n<strong>ou</strong>s a causés.Empêchez que les filles ne s'ennuient dans leurs occupations et ne se passionnent dans leursamusements, comme il arrive t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans les éducations vulgaires, où l'on met, comme dit Fénelon, t<strong>ou</strong>t


220l'ennui d'un côté et t<strong>ou</strong>t le plaisir de l'autre. Le premier de ces deux inconvénients n'aura lieu, si on suit lesrègles précédentes, que quand les personnes qui seront avec elles leur déplairont. Une petite fille quiaimera sa mère <strong>ou</strong> sa mie travaillera t<strong>ou</strong>t le j<strong>ou</strong>r à ses côtés sans ennui; le babil seul la dédommagera det<strong>ou</strong>te sa gêne. Mais, si celle qui la g<strong>ou</strong>verne lui est insupportable, elle prendra dans le même dégoût t<strong>ou</strong>tce qu'elle fera s<strong>ou</strong>s ses yeux. Il est très difficile que celles qui ne se plaisent pas avec leurs mères plusqu'avec personne au monde puissent un j<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>rner à bien; mais, p<strong>ou</strong>r juger de leurs vrais sentiments, ilfaut les étudier, et non pas se fier à ce qu'elles disent; car elles sont flatteuses, dissimulées, et savent debonne heure se déguiser. On ne doit pas non plus leur prescrire d'aimer leur mère; l'affection ne vientpoint par devoir, et ce n'est pas ici que sert la contrainte. L'attachement, les soins, la seule habitude,feront aimer la mère de la fille, si elle ne fait rien p<strong>ou</strong>r s'attirer sa haine. La gêne même où elle la tient,bien dirigée, loin d'affaiblir cet attachement, ne fera que l'augmenter, parce que la dépendance étant unétat naturel aux femmes, les filles se sentent faites p<strong>ou</strong>r obéir.Par la même raison qu'elles ont <strong>ou</strong> doivent avoir peu de liberté, elles portent à l'excès celle qu'on leurlaisse; extrêmes en t<strong>ou</strong>t, elles se livrent à leurs jeux avec plus d'emportement encore que les garçons:c'est le second des inconvénients dont je viens de parler. Cet emportement doit être modéré; car il est lacause de plusieurs vices particuliers aux femmes, comme, entre autres, le caprice de l'eng<strong>ou</strong>ement, parlequel une femme se transporte auj<strong>ou</strong>rd'hui p<strong>ou</strong>r tel objet qu'elle ne regardera pas demain. L'inconstancedes goûts leur est aussi funeste que leur excès, et l'un et l'autre leur vient de la même s<strong>ou</strong>rce. Ne leurôtez pas la gaieté, les ris, le bruit, les folâtres jeux; mais empêchez qu'elles ne se rassasient de l'un p<strong>ou</strong>rc<strong>ou</strong>rir à l'autre; ne s<strong>ou</strong>ffrez pas qu'un seul instant dans leur vie elles ne connaissent plus de frein.Acc<strong>ou</strong>tumez-les à se voir interrompre au milieu de leurs jeux, et ramener à d'autres soins sans murmurer.La seule habitude suffit encore en ceci, parce qu'elle ne fait que seconder la nature.Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin t<strong>ou</strong>te leur vie, puisqu'ellesne cessent jamais d'être assujetties <strong>ou</strong> à un homme, <strong>ou</strong> aux jugements des hommes, et qu'il ne leur estjamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. La première et la plus importante qualité d'unefemme est la d<strong>ou</strong>ceur: faite p<strong>ou</strong>r obéir à un être aussi imparfait que l'homme, s<strong>ou</strong>vent si plein de vices, ett<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs si plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à s<strong>ou</strong>ffrir même l'injustice et à supporterles torts d'un mari sans se plaindre; ce n'est pas p<strong>ou</strong>r lui, c'est p<strong>ou</strong>r elle qu'elle doit être d<strong>ou</strong>ce. L'aigreuret l'opiniâtreté des femmes ne font jamais qu'augmenter leurs maux et les mauvais procédés des maris;ils sentent que ce n'est pas avec ces armes-là qu'elles doivent les vaincre. Le ciel ne les fit pointinsinuantes et persuasives p<strong>ou</strong>r devenir acariâtres; il ne les fit point faibles p<strong>ou</strong>r être impérieuses; il neleur donna point une voix si d<strong>ou</strong>ce p<strong>ou</strong>r dire des injures; il ne leur fit point des traits si délicats p<strong>ou</strong>r lesdéfigurer par la colère. Quand elles se fâchent, elle s'<strong>ou</strong>blient: elles ont s<strong>ou</strong>vent raison de se plaindre,mais elles ont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tort de gronder. Chacun doit garder le ton de son sexe; un mari trop d<strong>ou</strong>x peutrendre une femme impertinente; mais, à moins qu'un homme ne soit un monstre, la d<strong>ou</strong>ceur d'une femmele ramène, et triomphe de lui tôt <strong>ou</strong> tard.Que les filles soient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>mises, mais que les mères ne soient pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs inexorables. P<strong>ou</strong>rrendre docile une jeune personne, il ne faut pas la rendre malheureuse; p<strong>ou</strong>r la rendre modeste, il ne fautpas l'abrutir; au contraire, je ne serais pas fâché qu'on lui laissât mettre quelquefois un peu d'adresse, nonpas à éluder la punition dans sa désobéissance, mais à se faire exempter d'obéir. Il n'est pas question delui rendre sa dépendance pénible, il suffit de la lui faire sentir. La ruse est un talent naturel au sexe; et,persuadé que t<strong>ou</strong>s les penchants naturels sont bons et droits par eux-mêmes, je suis d'avis qu'on cultivecelui-là comme les autres: il ne s'agit que d'en prévenir l'abus.Je m'en rapporte sur la vérité de cette remarque à t<strong>ou</strong>t observateur de bonne foi. Je ne veux point qu'onexamine là-dessus les femmes mêmes: nos gênantes institutions peuvent les forcer d'aiguiser leur esprit.Je veux qu'on examine les filles, les petites filles, qui ne font p<strong>ou</strong>r ainsi dire que de naître: qu'on lescompare avec les petits garçons de même âge; et, si ceux-ci ne paraissent l<strong>ou</strong>rds, ét<strong>ou</strong>rdis, bêtes, auprèsd'elles, j'aurai tort incontestablement. Qu'on me permette un seul exemple pris dans t<strong>ou</strong>te la naïvetépuérile.


221Il est très commun de défendre aux enfants de rien demander à table; car on ne croit jamais mieux réussirdans leur éducation qu'en la surchargeant de préceptes inutiles, comme si un morceau de ceci <strong>ou</strong> de celan'était pas bientôt accordé <strong>ou</strong> refusé, sans faire m<strong>ou</strong>rir sans cesse un pauvre enfant d'une convoitiseaiguisée par l'espérance. T<strong>ou</strong>t le monde sait l'adresse d'un jeune garçon s<strong>ou</strong>mis à cette loi, lequel, ayantété <strong>ou</strong>blié à table, s'avisa de demander du sel, etc. Je ne dirai pas qu'on p<strong>ou</strong>vait le chicaner p<strong>ou</strong>r avoirdemandé directement du sel et indirectement de la viande; l'omission était si cruelle, que, quand il eûtenfreint <strong>ou</strong>vertement la loi et dit sans dét<strong>ou</strong>r qu'il avait faim, je ne puis croire qu'on l'en eût puni. Mais voicicomment s'y prit, en ma présence, une petite fille de six ans dans un cas beauc<strong>ou</strong>p plus difficile; car,<strong>ou</strong>tre qu'il lui était rig<strong>ou</strong>reusement défendu de demander jamais rien ni directement ni indirectement, ladésobéissance n'eût pas été graciable, puisqu'elle avait mangé de t<strong>ou</strong>s les plats, hormis un seul, dont onavait <strong>ou</strong>blié de lui donner, et qu'elle convoitait beauc<strong>ou</strong>p.Or, p<strong>ou</strong>r obtenir qu'on réparât cet <strong>ou</strong>bli sans qu'on pût l'accuser de désobéissance, elle fit en avançantson doigt la revue de t<strong>ou</strong>s les plats, disant t<strong>ou</strong>t haut, à mesure qu'elle les montrait: J'ai mangé de ça, j'aimangé de ça; mais elle affecta si visiblement de passer sans rien dire celui dont elle n'avait point mangé,que quelqu'un s'en apercevant lui dit: Et de cela, en avez-v<strong>ou</strong>s mangé? Oh! non, reprit d<strong>ou</strong>cement lapetite g<strong>ou</strong>rmande en baissant les yeux. Je n'aj<strong>ou</strong>terai rien; comparez: ce t<strong>ou</strong>r-ci est une ruse de fille,l'autre est une ruse de garçon.Ce qui est bien, et aucune loi générale n'est mauvaise. Cette adresse particulière donnée au sexe est undédommagement très équitable de la force qu'il a de moins; sans quoi la femme ne serait pas lacompagne de l'homme, elle serait son esclave: c'est par cette supériorité de talent qu'elle se maintient sonégale, et qu'elle le g<strong>ou</strong>verne en lui obéissant. La femme a t<strong>ou</strong>t contre elle, nos défauts, sa timidité, safaiblesse; elle n'a p<strong>ou</strong>r elle que son art et sa beauté. N'est-il pas juste qu'elle cultive l'un et l'autre? Mais labeauté n'est pas générale; elle périt par mille accidents, elle passe avec les années; l'habitude en détruitl'effet. L'esprit seul est la véritable ress<strong>ou</strong>rce du sexe: non ce sot esprit auquel on donne tant de prix dansle monde, et qui ne sert à rien p<strong>ou</strong>r rendre la vie heureuse, mais l'esprit de son état, l'art de tirer parti dunôtre, et de se prévaloir de nos propres avantages. On ne sait pas combien cette adresse des femmesn<strong>ou</strong>s est utile à n<strong>ou</strong>s-mêmes, combien elle aj<strong>ou</strong>te de charme à la société des deux sexes, combien ellesert à réprimer la pétulance des enfants, combien elle contient de maris brutaux, combien elle maintientde bons ménages, que la discorde tr<strong>ou</strong>blerait sans cela. Les femmes artificieuses et méchantes enabusent, je le sais bien; mais de quoi le vice n'abuse-t-il pas? Ne détruisons point les instruments dubonheur parce que les méchants s'en servent quelquefois à nuire.On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par la personne. Nos ajustements ne sont point n<strong>ou</strong>s;s<strong>ou</strong>vent ils déparent à force d'être recherchés, et s<strong>ou</strong>vent ceux qui font le plus remarquer celle qui lesporte sont ceux qu'on remarque le moins. L'éducation des jeunes filles est en ce point t<strong>ou</strong>t à fait àcontresens. On leur promet des ornements p<strong>ou</strong>r récompense, on leur fait aimer les at<strong>ou</strong>rs recherchés:Qu'elle est belle! leur dit-on quand elles sont fort parées. Et t<strong>ou</strong>t au contraire on devrait leur faire entendreque tant d'ajustement n'est fait que p<strong>ou</strong>r cacher des défauts, et que le vrai triomphe de la beauté est debriller par elle-même. L'am<strong>ou</strong>r des modes est de mauvais goût, parce que les visages ne changent pasavec elles, et que la figure restant la même, ce qui lui sied une fois lui sied t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.Quand je verrais la jeune fille se pavaner dans ses at<strong>ou</strong>rs, je paraîtrais inquiet de sa figure ainsi déguiséeet de ce qu'on en p<strong>ou</strong>rra penser; je dirais: T<strong>ou</strong>s ces ornements la parent trop, c'est dommage: croyezv<strong>ou</strong>squ'elle en pût supporter de plus simples? est-elle assez belle p<strong>ou</strong>r se passer de ceci <strong>ou</strong> de cela?Peut-être sera-t-elle alors la première à prier qu'on lui ôte cet ornement, et qu'on juge: c'est le cas del'applaudir, s'il y a lieu. Je ne la l<strong>ou</strong>erais jamais tant que quand elle serait le plus simplement mise. Quandelle ne regardera la parure que comme un supplément aux grâces de la personne et comme un aveutacite qu'elle a besoin de sec<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r plaire, elle ne sera point fière de son ajustement, elle en serahumble; et si, plus parée que de c<strong>ou</strong>tume, elle s'entend dire: Qu'elle est belle! elle en r<strong>ou</strong>gira de dépit.Au reste, il y a des figures qui ont besoin de parure, mais il n'y en a point qui exigent de riches at<strong>ou</strong>rs. Lesparures ruineuses sont la vanité du rang et non de la personne, elles tiennent uniquement au préjugé. Lavéritable coquetterie est quelquefois recherchée, mais elle n'est jamais fastueuse; et Junon se mettait


222plus superbement que Vénus. Ne p<strong>ou</strong>vant la faire belle, tu la fais riche, disait Apelle à un mauvais peintrequi peignait Hélène fort chargée d'at<strong>ou</strong>rs. J'ai aussi remarqué que les plus pompeuses paruresannonçaient le plus s<strong>ou</strong>vent de laides femmes; on ne saurait avoir une vanité plus maladroite. Donnez àune jeune fille qui ait du goût, et qui méprise la mode, des rubans, de la gaze, de la m<strong>ou</strong>sseline et desfleurs; sans diamants, sans pompons, sans dentelles, elle va se faire un ajustement qui la rendra cent foisplus charmante que n'eussent fait t<strong>ou</strong>s les brillants chiffons de la Duchapt.Comme ce qui est bien est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bien, et qu'il faut être t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le mieux qu'il est possible, les femmesqui se connaissent en ajustements choisissent les bons, s'y tiennent; et, n'en changeant pas t<strong>ou</strong>s lesj<strong>ou</strong>rs, elles en sont moins occupées que celles qui ne savent à quoi se fixer. Le vrai soin de la paruredemande peu de toilette. Les jeunes demoiselles ont rarement des toilettes d'appareil; le travail, lesleçons, remplissent leur j<strong>ou</strong>rnée; cependant, en général, elles sont mises, au r<strong>ou</strong>ge près, avec autant desoin que les dames, et s<strong>ou</strong>vent de meilleur goût. L'abus de la toilette n'est pas ce qu'on pense, il vientbien plus d'ennui que de vanité. Une femme qui passe six heures à sa toilette n'ignore point qu'elle n'ensort pas mieux mise que celle qui n'y passe qu'une demi-heure; mais c'est autant de pris surl'assommante longueur du temps, et il vaut mieux s'amuser de soi que de s'ennuyer de t<strong>ou</strong>t. Sans latoilette, que ferait-on de la vie depuis midi jusqu'à neuf heures? En rassemblant des femmes aut<strong>ou</strong>r desoi, on s'amuse à les impatienter, c'est déjà quelque chose; on évite les tête-à-tête avec un mari qu'on nevoit qu'à cette heure-là, c'est beauc<strong>ou</strong>p plus; et puis viennent les marchandes, les brocanteurs, les petitsmessieurs, les petits auteurs, les vers, les chansons, les brochures: sans la toilette on ne réunirait jamaissi bien t<strong>ou</strong>t cela. Le seul profit réel qui tienne à la chose est le prétexte de s'étaler un peu plus que quandon est vêtue; mais ce profit n'est peut-être pas si grand qu'on pense, et les femmes à toilette n'y gagnentpas tant qu'elles diraient bien. Donnez sans scrupule une éducation de femme aux femmes, faites qu'ellesaiment les soins de leur sexe, qu'elles aient de la modestie, qu'elles sachent veiller à leur ménage ets'occuper dans leur maison; la grande toilette tombera d'elle-même, et elles n'en seront mises que demeilleur goût.La première chose que remarquent en grandissant les jeunes personnes, c'est que t<strong>ou</strong>s ces agrémentsétrangers ne leur suffisent pas, si elles n'en ont qui soient à elle. On ne peut jamais se donner la beauté,et l'on n'est pas si tôt en état d'acquérir la coquetterie; mais on peut déjà chercher à donner un t<strong>ou</strong>ragréable à ses gestes, un accent flatteur à sa voix, à composer son maintien, à marcher avec légèreté, àprendre des attitudes gracieuses, et à choisir part<strong>ou</strong>t ses avantages. La voix s'étend, s'affermit, et prenddu timbre; les bras se développent, la démarche s'assure, et l'on s'aperçoit que, de quelque manièrequ'on soit mise, il y a un art de se faire regarder. Dès lors il ne s'agit plus seulement d'aiguille etd'industrie; de n<strong>ou</strong>veaux talents se présentent, et font déjà sentir leur utilité.Je sais que les sévères instituteurs veulent qu'on n'apprenne aux jeunes filles ni chant, ni danse, ni aucundes arts agréables. Cela me paraît plaisant; et à qui veulent-ils donc qu'on les apprenne? Aux garçons? Aqui des hommes <strong>ou</strong> des femmes appartient-il d'avoir ces talents par préférence? A personne, répondrontils;les chansons profanes sont autant de crimes; la danse est une invention du démon, une jeune fille nedoit avoir d'amusement que son travail et la prière. Voilà d'étranges amusements p<strong>ou</strong>r un enfant de dixans! P<strong>ou</strong>r moi, j'ai grand'peur que t<strong>ou</strong>tes ces petites saintes qu'on force de passer leur enfance à prierDieu ne passent leur jeunesse à t<strong>ou</strong>t autre chose, et ne réparent de leur mieux, étant mariées, le tempsqu'elles pensent avoir perdu filles. J'estime qu'il faut avoir égard à ce qui convient à l'âge aussi bien qu'ausexe; qu'une jeune fille ne doit pas vivre comme sa grand'mère; qu'elle doit être vive, enj<strong>ou</strong>ée, folâtre,chanter, danser autant qu'il lui plaît, et goûter t<strong>ou</strong>s les innocents plaisirs de son âge; le temps ne viendraque trop tôt d'être posée et de prendre un maintien plus sérieux.Mais la nécessité de ce changement même est-elle bien réelle? n'est-elle point peut-être encore un fruitde nos préjugés? En n'asservissant les honnêtes femmes qu'à de tristes devoirs, on a banni du mariaget<strong>ou</strong>t ce qui p<strong>ou</strong>vait le rendre agréable aux hommes. Faut-il s'étonner si la taciturnité qu'ils voient régnerchez eux les en chasse, <strong>ou</strong> s'ils sont peu tentés d'embrasser un état si déplaisant? A force d'<strong>ou</strong>trer t<strong>ou</strong>sles devoirs, le christianisme les rend impraticables et vains; à force d'interdire aux femmes le chant, ladanse, et t<strong>ou</strong>s les amusements du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leursmaisons. Il n'y a point de religion où le mariage soit s<strong>ou</strong>mis à des devoirs si sévères, et point où un


223engagement si saint soit si méprisé. On a tant fait p<strong>ou</strong>r empêcher les femmes d'être aimables, qu'on arendu les maris indifférents. Cela ne devrait pas être; j'entends fort bien: mais moi je dis que cela devaitêtre, puisque enfin les chrétiens sont hommes. P<strong>ou</strong>r moi, je v<strong>ou</strong>drais qu'une jeune Anglaise cultivât avecautant de soin les talents agréables p<strong>ou</strong>r plaire au mari qu'elle aura, qu'une jeune Albanaise les cultivep<strong>ou</strong>r le harem d'Ispahan. Les maris, dira-t-on, ne se s<strong>ou</strong>cient point trop de t<strong>ou</strong>s ces talents. Vraiment je lecrois, quand ces talents, loin d'être employés à leur plaire, ne servent que d'amorce p<strong>ou</strong>r attirer chez euxde jeunes impudents qui les déshonorent. Mais pensez-v<strong>ou</strong>s qu'une femme aimable et sage, ornée depareils talents, et qui les consacrerait à l'amusement de son mari, n'aj<strong>ou</strong>terait pas au bonheur de sa vie, etne l'empêcherait pas, sortant de son cabinet la tête épuisée, d'aller chercher des récréations hors de chezlui? Personne n'a-t-il vu d'heureuses familles ainsi réunies, où chacun sait f<strong>ou</strong>rnir du sien auxamusements communs? Qu'il dise si la confiance et la familiarité qui s'y joint, si l'innocence et la d<strong>ou</strong>ceurdes plaisirs qu'on y goûte, ne rachètent pas bien ce que les plaisirs publics ont de plus bruyant?On a trop réduit en arts les talents agréables; on les a trop généralisés; on a t<strong>ou</strong>t fait maxime et précepte,et l'on a rendu fort ennuyeux aux jeunes personnes ce qui ne doit être p<strong>ou</strong>r elles qu'amusement et folâtresjeux. Je n'imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maître à danser <strong>ou</strong> à chanter aborder d'un airrefrogné de jeunes personnes qui ne cherchent qu'à rire, et prendre p<strong>ou</strong>r leur enseigner sa frivole scienceun ton plus pédantesque et plus magistral que s'il s'agissait de leur catéchisme. Est-ce, par exemple, quel'art de chanter tient à la musique écrite? ne saurait-on rendre sa voix flexible et juste, apprendre àchanter avec goût, même à s'accompagner, sans connaître une seule note? Le même genre de chant vat-ilà t<strong>ou</strong>tes les voix? la même méthode va-t-elle à t<strong>ou</strong>s les esprits? On ne me fera jamais croire que lesmêmes attitudes, les mêmes pas, les mêmes m<strong>ou</strong>vements, les mêmes gestes, les mêmes dansesconviennent à une petite brune vive et piquante, et à une grande belle blonde aux yeux languissants.Quand donc je vois un maître donner exactement à t<strong>ou</strong>tes deux les mêmes leçons, je dis: Cet homme suitsa r<strong>ou</strong>tine, mais il n'entend rien à son art.On demande s'il faut aux filles des maîtres <strong>ou</strong> des maîtresses. Je ne sais: je v<strong>ou</strong>drais bien qu'ellesn'eussent besoin ni des uns ni des autres, qu'elles apprissent librement ce qu'elles ont tant de penchant àv<strong>ou</strong>loir apprendre, et qu'on ne vît pas sans cesse errer dans nos villes tant de baladins chamarrés. J'aiquelque peine à croire que le commerce de ces gens-là ne soit pas plus nuisible à de jeunes filles queleurs leçons ne leur sont utiles, et que leur jargon, leur ton, leurs airs, ne donnent pas à leurs écolières lepremier goût des frivolités, p<strong>ou</strong>r eux si importantes, dont elles ne tarderont guère, à leur exemple, de faireleur unique occupation.Dans les arts qui n'ont que l'agrément p<strong>ou</strong>r objet t<strong>ou</strong>t peut servir de maître aux jeunes personnes: leurpère, leur mère, leur frère, leur soeur, leurs amies, leurs g<strong>ou</strong>vernantes, leur miroir, et surt<strong>ou</strong>t leur propregoût. On ne doit point offrir de leur donner leçon, il faut que ce soient elles qui la demandent; on ne doitpoint faire une tâche d'une récompense; et c'est surt<strong>ou</strong>t dans ces sortes d'études que le premier succèsest de v<strong>ou</strong>loir réussir. Au reste, s'il faut absolument des leçons en règle, je ne déciderai point du sexe deceux qui les doivent donner. Je ne sais s'il faut qu'un maître à danser prenne une jeune écolière par samain délicate et blanche, qu'il lui fasse acc<strong>ou</strong>rcir la jupe, lever les yeux, déployer les bras, avancer unsein palpitant; mais je sais bien que p<strong>ou</strong>r rien au monde je ne v<strong>ou</strong>drais être ce maître-là.Par l'industrie et les talents le goût se forme; par le goût l'esprit s'<strong>ou</strong>vre insensiblement aux idées du beaudans t<strong>ou</strong>s les genres, et enfin aux notions morales qui s'y rapportent. C'est peut-être une des raisonsp<strong>ou</strong>rquoi le sentiment de la décence et de l'honnêteté s'insinue plus tôt chez les filles que chez lesgarçons; car, p<strong>ou</strong>r croire que ce sentiment précoce soit l'<strong>ou</strong>vrage des g<strong>ou</strong>vernantes, il faudrait être fortmal instruit de la t<strong>ou</strong>rnure de leurs leçons et de la marche de l'esprit humain. Le talent de parler tient lepremier rang dans l'art de plaire; c'est par lui seul qu'on peut aj<strong>ou</strong>ter de n<strong>ou</strong>veaux charmes à ceuxauxquels l'habitude acc<strong>ou</strong>tume les sens. C'est l'esprit qui non seulement vivifie le corps, mais qui leren<strong>ou</strong>velle en quelque sorte, c'est par la succession des sentiments et des idées qu'il anime et varie laphysionomie; et c'est par les disc<strong>ou</strong>rs qu'il inspire que l'attention, tenue en haleine, s<strong>ou</strong>tient longtemps lemême intérêt sur le même objet. C'est, je crois, par t<strong>ou</strong>tes ces raisons que les jeunes filles acquièrent sivite un petit babil agréable, qu'elles mettent de l'accent dans leurs propos, même avant que de les sentir,


224et que les hommes s'amusent si tôt à les éc<strong>ou</strong>ter, même avant qu'elles puissent les entendre; ils épient lepremier moment de cette intelligence p<strong>ou</strong>r pénétrer ainsi celui du sentiment.Les femmes ont la langue flexible; elles parlent plus tôt, plus aisément et plus agréablement que leshommes. On les accuse aussi de parler davantage: cela doit être, et je changerais volontiers ce reprocheen éloge; la b<strong>ou</strong>che et les yeux ont chez elles la même activité, et par la même raison. L'homme dit cequ'il sait, la femme dit ce qui plaît; l'un p<strong>ou</strong>r parler a besoin de connaissance, et l'autre de goût; l'un doitavoir p<strong>ou</strong>r objet principal les choses utiles, l'autre les agréables. Leurs disc<strong>ou</strong>rs ne doivent avoir deformes communes que celles de la vérité.On ne doit donc pas contenir le babil des filles, comme celui des garçons, par cette interrogation dure: Aquoi cela est-il bon? mais par cette autre, à laquelle il n'est pas plus aisé de répondre: Quel effet celafera-t-il? Dans ce premier âge, où, ne p<strong>ou</strong>vant discerner encore le bien et le mal, elles ne sont les jugesde personne, elles doivent s'imposer p<strong>ou</strong>r loi de ne jamais rien dire que d'agréable à ceux à qui ellesparlent; et ce qui rend la pratique de cette règle plus difficile est qu'elle reste t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs subordonnée à lapremière, qui est de ne jamais mentir.J'y vois bien d'autres difficultés encore, mais elles sont d'un âge plus avancé. Quant à présent, il n'en peutcoûter aux jeunes filles p<strong>ou</strong>r être vraies que de l'être sans grossièreté; et comme naturellement cettegrossièreté leur répugne, l'éducation leur apprend aisément à l'éviter. Je remarque en général, dans lecommerce du monde, que la politesse des hommes est plus officieuse, et celle des femmes pluscaressante. Cette différence n'est point d'institution, elle est naturelle. L'homme paraît chercher davantageà v<strong>ou</strong>s servir, et la femme à v<strong>ou</strong>s agréer. Il suit de là que, quoi qu'il en soit du caractère des femmes, leurpolitesse est moins fausse que la nôtre; elle ne fait qu'étendre leur premier instinct; mais quand unhomme feint de préférer mon intérêt au sien propre, de quelque démonstration qu'il colore ce mensonge,je suis très sûr qu'il en fait un. Il n'en coûte donc guère aux femmes d'être polies, ni par conséquent auxfilles d'apprendre à le devenir. La première leçon vient de la nature, l'art ne fait plus que la suivre, etdéterminer suivant nos usages s<strong>ou</strong>s quelle forme elle doit se montrer. A l'égard de leur politesse entreelles, c'est t<strong>ou</strong>t autre chose; elles y mettent un air si contraint et des attentions si froides, qu'en se gênantmutuellement elles n'ont pas grand soin de cacher leur gêne, et semblent sincères dans leur mensongeon ne cherchant guère à le déguiser. Cependant les jeunes personnes se font quelquefois t<strong>ou</strong>t de bon desamitiés plus franches. A leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel; et contentes d'elles, elles le sont det<strong>ou</strong>t le monde. Il est constant aussi qu'elles se baisent de meilleur coeur et se caressent avec plus degrâce devant les hommes, fières d'aiguiser impunément leur convoitise par l'image des faveurs qu'ellessavent leur faire envier.Si l'on ne doit pas permettre aux jeunes garçons des questions indiscrètes, à plus forte raison doit-on lesinterdire à de jeunes filles dont la curiosité satisfaite <strong>ou</strong> mal éludée est bien d'une autre conséquence, vuleur pénétration à pressentir les mystères qu'on leur cache et leur adresse à les déc<strong>ou</strong>vrir. Mais sanss<strong>ou</strong>ffrir leurs interrogations, je v<strong>ou</strong>drais qu'on les interrogeât beauc<strong>ou</strong>p elles-mêmes, qu'on eût soin de lesfaire causer, qu'on les agaçât p<strong>ou</strong>r les exercer à parler aisément, p<strong>ou</strong>r les rendre vives à la riposte, p<strong>ou</strong>rleur délier l'esprit et la langue, tandis qu'on le peut sans danger. Ces conversations t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>rnées engaieté, mais ménagées avec art et bien dirigées, feraient un amusement charmant p<strong>ou</strong>r cet âge, etp<strong>ou</strong>rraient porter dans les coeurs innocents de ces jeunes personnes les premières et peut-être les plusutiles leçons de morale qu'elles prendront de leur vie, en leur apprenant, s<strong>ou</strong>s l'attrait du plaisir et de lavanité, à quelles qualités les hommes accordent véritablement leur estime, et en quoi consiste la gloire etle bonheur d'une honnête femme.On comprend bien que si les enfants mâles sont hors d'état de se former aucune véritable idée dereligion, à plus forte raison la même idée est-elle au-dessus de la conception des filles: c'est p<strong>ou</strong>r celamême que je v<strong>ou</strong>drais en parler à celles-ci de meilleure heure; car s'il fallait attendre qu'elles fussent enétat de discuter méthodiquement ces questions profondes, on c<strong>ou</strong>rrait risque de ne leur en parler jamais.La raison des femmes est une raison pratique qui leur fait tr<strong>ou</strong>ver très habilement les moyens d'arriver àune fin connue, mais qui ne leur fait pas tr<strong>ou</strong>ver cette fin. La relation sociale des sexes est admirable. <strong>De</strong>cette société résulte une personne morale dont la femme est l'oeil et l'homme le bras, mais avec une telle


225dépendance l'une de l'autre, que c'est l'homme que la femme apprend ce qu'il faut voir, et de la femmeque l'homme apprend ce qu'il faut faire. Si la femme p<strong>ou</strong>vait remonter aussi bien que l'homme auxprincipes, et que l'homme eût aussi bien qu'elle l'esprit des détails, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs indépendants l'un de l'autre,ils vivraient dans une discorde éternelle, et leur société ne p<strong>ou</strong>rrait subsister. Mais dans l'harmonie quirègne entre eux, t<strong>ou</strong>t tend à la fin commune; on ne sait lequel met le plus du sien; chacun suit l'impulsionde l'autre; chacun obéit, et t<strong>ou</strong>s deux sont les maîtres.Par cela même que la conduite de la femme est asservie à l'opinion publique, sa croyance est asservie àl'autorité. T<strong>ou</strong>te fille doit avoir la religion de sa mère, et t<strong>ou</strong>te femme celle de son mari. Quand cettereligion serait fausse, la docilité qui s<strong>ou</strong>met la mère et la famille à l'ordre de la nature efface auprès deDieu le péché de l'erreur. Hors d'état d'être juges elles-mêmes, elles doivent recevoir la décision despères et des maris comme celle de l'Eglise.Ne p<strong>ou</strong>vant tirer d'elles seules la règle de leur foi, les femmes ne peuvent lui donner p<strong>ou</strong>r bornes celles del'évidence et de la raison; mais, se laissant entraîner par mille impulsions étrangères, elles sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsen deçà <strong>ou</strong> au delà du vrai. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs extrêmes, elles sont t<strong>ou</strong>tes libertines <strong>ou</strong> dévotes; on n'en voit pointsavoir réunir la sagesse à la piété. La s<strong>ou</strong>rce du mal n'est pas seulement dans le caractère <strong>ou</strong>tré de leursexe, mais aussi dans l'autorité mal réglée du nôtre: le libertinage des moeurs la fait mépriser, l'effroi durepentir la rend tyrannique, et voilà comment on en fait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs trop <strong>ou</strong> trop peu.Puisque l'autorité doit régler la religion des femmes, il ne s'agit pas tant de leur expliquer les raisons qu'ona de croire, que de leur exposer nettement ce qu'on croit: car la foi qu'on donne à des idées obscures estla première s<strong>ou</strong>rce du fanatisme, et celle qu'on exige p<strong>ou</strong>r des choses absurdes mène à la folie <strong>ou</strong> àl'incrédulité. Je ne sais à quoi nos catéchismes portent le plus, d'être impie <strong>ou</strong> fanatique; mais je sais bienqu'ils font nécessairement l'un <strong>ou</strong> l'autre.Premièrement, p<strong>ou</strong>r enseigner la religion à de jeunes filles, n'en faites jamais p<strong>ou</strong>r elles un objet detristesse et de gêne, jamais une tâche ni un devoir; par conséquent ne leur faites jamais rien apprendrepar coeur qui s'y rapporte, pas même les prières. Contentez-v<strong>ou</strong>s de faire régulièrement les vôtres devantelles, sans les forcer p<strong>ou</strong>rtant d'y assister. Faites-les c<strong>ou</strong>rtes, selon l'instruction de Jésus-Christ. Faiteslest<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec le recueillement et le respect convenables; songez qu'en demandant à l'Etre suprêmede l'attention p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>ter, cela vaut bien qu'on en mette à ce qu'on va lui dire.Il importe moins que de jeunes filles sachent sitôt leur religion, qu'il n'importe qu'elles la sachent bien, etsurt<strong>ou</strong>t qu'elles l'aiment. Quand v<strong>ou</strong>s la leur rendez onéreuse, quand v<strong>ou</strong>s leur peignez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs Dieufâché contre elles, quand v<strong>ou</strong>s leur imposez en son nom mille devoirs pénibles qu'elles ne v<strong>ou</strong>s voientjamais remplir, que peuvent-elles penser, sinon que savoir son catéchisme et prier Dieu sont les devoirsdes petites filles, et désirer d'être grandes p<strong>ou</strong>r s'exempter comme v<strong>ou</strong>s de t<strong>ou</strong>t cet assujettissement?L'exemple! l'exemple! sans cela jamais on ne réussit à rien auprès des enfants.Quand v<strong>ou</strong>s leur expliquez des articles de foi, que ce soit en forme d'instruction directe, et non pardemandes et par réponses. Elles ne doivent jamais répondre que ce qu'elles pensent, et non ce qu'on leura dicté. T<strong>ou</strong>tes les réponses du catéchisme sont à contresens, c'est l'écolier qui instruit le maître; ellessont même des mensonges dans la b<strong>ou</strong>che des enfants, puisqu'ils expliquent ce qu'ils n'entendent point,et qu'ils affirment ce qu'ils sont hors d'état de croire. Parmi les hommes les plus intelligents, qu'on memontre ceux qui ne mentent pas en disant leur catéchisme.La première question que je vois dans le nôtre est celle-ci: Qui v<strong>ou</strong>s a créée et mise au monde? A quoi lapetite fille, croyant bien que c'est sa mère, dit p<strong>ou</strong>rtant sans hésiter que c'est Dieu. La seule chose qu'ellevoit là, c'est qu'à une demande qu'elle n'entend guère elle fait une réponse qu'elle n'entend point du t<strong>ou</strong>t.Je v<strong>ou</strong>drais qu'un homme qui connaîtrait bien la marche de l'esprit des enfants v<strong>ou</strong>lût faire p<strong>ou</strong>r eux uncatéchisme. Ce serait peut-être le livre le plus utile qu'on eût jamais écrit, et ce ne serait pas, à mon avis,


226celui qui ferait le moins d'honneur à son auteur. Ce qu'il y a de bien sûr, c'est que, si ce livre était bon, ilne ressemblerait guère aux nôtres.Un tel catéchisme ne sera bon que quand, sur les seules demandes, l'enfant fera de lui-même lesréponses sans les apprendre; bien entendu qu'il sera quelquefois dans le cas d'interroger à son t<strong>ou</strong>r. P<strong>ou</strong>rfaire entendre ce que je veux dire, il faudrait une espèce de modèle, et je sens bien ce qui me manquep<strong>ou</strong>r le tracer. J'essayerai du moins d'en donner quelque légère idée.Je m'imagine donc que, p<strong>ou</strong>r venir à la première question de notre catéchisme, il faudrait que celui-làcommençât à peu près ainsi:La bonneV<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s du temps que votre mère était fille?La petiteNon, ma bonne.La bonneP<strong>ou</strong>rquoi non, v<strong>ou</strong>s qui avez si bonne mémoire?La petiteC'est que je n'étais pas au monde.La bonneV<strong>ou</strong>s n'avez donc pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vécu?La petiteNon.La bonneVivrez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs?La petiteOui.La bonneEtes-v<strong>ou</strong>s jeune <strong>ou</strong> vieille?La petiteJe suis jeune.


227La bonneEt votre grand'maman, est-elle jeune <strong>ou</strong> vieille?La petiteElle est vieille.La bonneA-t-elle été jeune?La petiteOui.La bonneP<strong>ou</strong>rquoi ne l'est-elle plus?La petiteC'est qu'elle a vieilli.La bonneVieillirez-v<strong>ou</strong>s comme elle?La petiteJe ne sais.La bonneOù sont vos robes de l'année passée?La petiteOn les a défaites.La bonneEt p<strong>ou</strong>rquoi les a-t-on défaites?La petiteParce qu'elles m'étaient trop petites.La bonneEt p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s étaient-elles trop petites?


228La petiteParce que j'ai grandi.La bonneGrandirez-v<strong>ou</strong>s encore?La petiteOh! <strong>ou</strong>i.La bonneEt que deviennent les grandes filles?La petiteElles deviennent femmes.La bonneEt que deviennent les femmes?La petiteElles deviennent mères.La bonneEt les mères, que deviennent-elles?La petiteElles deviennent vieilles.La bonneV<strong>ou</strong>s deviendrez donc vieille?La petiteQuand je serai mère.La bonneEt que deviennent les vieilles gens?La petiteJe ne sais.


229La bonneQu'est devenu votre grand-papa?La petiteIl est mort.La bonneEt p<strong>ou</strong>rquoi est-il mort?La petiteParce qu'il était vieux.La bonneQue deviennent donc les vieilles gens?La petiteIls meurent.La bonneEt, v<strong>ou</strong>s, quand v<strong>ou</strong>s serez vieille, que...La petite, l'interrompant.Oh! ma bonne, je ne veux pas m<strong>ou</strong>rir.La bonneMon enfant, personne ne veut m<strong>ou</strong>rir, et t<strong>ou</strong>t le monde meurt.La petiteComment! est-ce que maman m<strong>ou</strong>rra aussi!La bonneComme t<strong>ou</strong>t le monde. Les femmes vieillissent ainsi que les hommes, et la vieillesse mène à la mort.La petiteQue faut-il faire p<strong>ou</strong>r vieillir bien tard?La bonneVivre sagement tandis qu'on est jeune!


230La petiteMa bonne, je serai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sage.La bonneTant mieux p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s. Mais, enfin, croyez-v<strong>ou</strong>s de vivre t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs?La petiteQuand je serai bien vieille, bien vieille...La bonneEh bien?La petiteEnfin, quand on est si vieille, v<strong>ou</strong>s dites qu'il faut bien m<strong>ou</strong>rir.La bonneV<strong>ou</strong>s m<strong>ou</strong>rrez donc une fois?La petiteHélas! <strong>ou</strong>i.La bonneQui est-ce qui vivait avant v<strong>ou</strong>s?La petiteMon père et ma mère.La bonneQui est-ce qui vivait avant eux?La petiteLeur père et leur mère.La bonneQui est-ce qui vivra après v<strong>ou</strong>s?La petiteMes enfants.


231La bonneQui est-ce qui vivra après eux?La petiteLeurs enfants, etc.En suivant cette r<strong>ou</strong>te, on tr<strong>ou</strong>ve à la race humaine, par des inductions sensibles, un commencement etune fin, comme à t<strong>ou</strong>tes choses, c'est-à-dire un père et une mère qui n'ont eu ni père ni mère, et desenfants qui n'auront point d'enfants.Ce n'est qu'après une longue suite de questions pareilles que la première demande du catéchisme estsuffisamment préparée. Mais de là jusqu'à la deuxième réponse, qui est p<strong>ou</strong>r ainsi dire la définition del'essence divine, quel saut immense! Quand cet intervalle sera-t-il rempli? Dieu est un esprit! Et qu'est-cequ'un esprit? Irai-je embarquer celui d'un enfant dans cette obscure métaphysique dont les hommes onttant de peine à se tirer? Ce n'est pas à une petite fille à rés<strong>ou</strong>dre ces questions, c'est t<strong>ou</strong>t au plus à elle àles faire. Alors je lui répondrais simplement: V<strong>ou</strong>s me demandez ce que c'est que Dieu; cela n'est pasfacile à dire: on ne peut entendre, ni voir, ni t<strong>ou</strong>cher Dieu; on ne le connaît que par ses oeuvres. P<strong>ou</strong>rjuger ce qu'il est, attendez de savoir ce qu'il a fait.Si nos dogmes sont t<strong>ou</strong>s de la même vérité, t<strong>ou</strong>s ne sont pas p<strong>ou</strong>r cela de la même importance. Il est fortindifférent à la gloire de Dieu qu'elle n<strong>ou</strong>s soit connue en t<strong>ou</strong>tes choses; mais il importe à la sociétéhumaine et à chacun de ses membres que t<strong>ou</strong>t homme connaisse et remplisse les devoirs que lui imposela loi de Dieu envers son prochain et envers soi-même. Voilà ce que n<strong>ou</strong>s devons incessamment n<strong>ou</strong>senseigner les uns aux autres, et voilà surt<strong>ou</strong>t de quoi les pères et les mères sont tenus d'instruire leursenfants. Qu'une vierge soit la mère de son créateur, qu'elle ait enfanté Dieu, <strong>ou</strong> seulement un hommeauquel Dieu s'est joint; que la substance du père et du fils soit la même, <strong>ou</strong> ne soit que semblable; quel'esprit procède de l'un des deux qui sont le même, <strong>ou</strong> de t<strong>ou</strong>s deux conjointement, je ne vois pas que ladécision de ces questions, en apparence essentielles, importe plus à l'espèce humaine que de savoir quelj<strong>ou</strong>r de la lune on doit célébrer la pâque, s'il faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre, parler latin <strong>ou</strong>français à l'église, orner les murs d'images, dire <strong>ou</strong> entendre la messe, et n'avoir point de femme enpropre. Que chacun pense là-dessus comme il lui plaira: j'ignore en quoi cela peut intéresser les autres;quant à moi, cela ne m'intéresse point du t<strong>ou</strong>t. Mais ce qui m'intéresse, moi et t<strong>ou</strong>s mes semblables, c'estque chacun sache qu'il existe un arbitre du sort des humains, duquel n<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>s les enfants, quin<strong>ou</strong>s prescrit à t<strong>ou</strong>s d'être justes, de n<strong>ou</strong>s aimer les uns les autres, d'être bienfaisants et miséricordieux,de tenir nos engagements envers t<strong>ou</strong>t le monde, même envers nos ennemis et les siens; que l'apparentbonheur de cette vie n'est rien; qu'il en est une autre après elle, dans laquelle cet Etre suprême sera lerémunérateur des bons et le juge des méchants. Ces dogmes et les dogmes semblables sont ceux qu'ilimporte d'enseigner à la jeunesse, et de persuader à t<strong>ou</strong>s les citoyens. Quiconque les combat méritechâtiment, sans d<strong>ou</strong>te; il est le perturbateur de l'ordre et l'ennemi de la société. Quiconque les passe, etveut n<strong>ou</strong>s asservir à ses opinions particulières, vient au même point par une r<strong>ou</strong>te opposée; p<strong>ou</strong>r établirl'ordre à sa manière, il tr<strong>ou</strong>ble la paix; dans son téméraire orgueil, il se rend l'interprète de la Divinité, ilexige en son nom les hommages et les respects des hommes, il se fait Dieu tant qu'il peut à sa place: ondevrait le punir comme sacrilège, quand on ne le punirait pas comme intolérant.Négligez donc t<strong>ou</strong>s ces dogmes mystérieux qui ne sont p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s que des mots sans idées, t<strong>ou</strong>tes cesdoctrines bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui s'y livrent, et sert plutôt à les rendref<strong>ou</strong>s que bons. Maintenez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vos enfants dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale.Persuadez-leur bien qu'il n'y a rien p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s d'utile à savoir que ce qui n<strong>ou</strong>s apprend à bien faire. Nefaites point de vos filles des théologiennes et des raisonneuses; ne leur apprenez des choses du ciel quece qui sert à la sagesse humaine; acc<strong>ou</strong>tumez-les à se sentir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>s les yeux de Dieu, à l'avoirp<strong>ou</strong>r témoin de leurs actions, de leurs pensées, de leur vertu, de leurs plaisirs, à faire le bien sansostentation, parce qu'il l'aime; à s<strong>ou</strong>ffrir le mal sans murmure, parce qu'il les en dédommagera; à êtreenfin t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs de leur vie ce qu'elles seront bien aises d'avoir été lorsqu'elles comparaîtront devant


232lui. Voilà la véritable religion, voilà la seule qui n'est susceptible ni d'abus, ni d'impiété, ni de fanatisme.Qu'on en prêche tant qu'on v<strong>ou</strong>dra de plus sublimes; p<strong>ou</strong>r moi, je n'en reconnais point d'autre que celle-là.Au reste, il est bon d'observer que, jusqu'à l'âge où la raison s'éclaire et où le sentiment naissant faitparler la conscience, ce qui est bien <strong>ou</strong> mal p<strong>ou</strong>r les jeunes personnes est ce que les gens qui lesent<strong>ou</strong>rent ont décidé tel. Ce qu'on leur commande est bien, ce qu'on leur défend est mal, elles n'endoivent pas savoir davantage: par où l'on voit de quelle importance est, encore plus p<strong>ou</strong>r elles que p<strong>ou</strong>rles garçons, le choix des personnes qui doivent les approcher et avoir quelque autorité sur elles. Enfin lemoment vient où elles commencent à juger des choses par elles-mêmes, et alors il est temps de changerle plan de leur éducation.J'en ai trop dit jusqu'ici peut-être. A quoi réduirons-n<strong>ou</strong>s les femmes, si n<strong>ou</strong>s ne leur donnons p<strong>ou</strong>r loi queles préjugés publics? N'abaissons pas à ce point le sexe qui n<strong>ou</strong>s g<strong>ou</strong>verne, et qui n<strong>ou</strong>s honore quandn<strong>ou</strong>s ne l'avons pas avili. Il existe p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te l'espèce humaine une règle antérieure à l'opinion. C'est àl'inflexible direction de cette règle que se doivent rapporter t<strong>ou</strong>tes les autres: elle juge le préjugé même: etce n'est qu'autant que l'estime des hommes s'accorde avec elle, que cette estime doit faire autorité p<strong>ou</strong>rn<strong>ou</strong>s.Cette règle est le sentiment intérieur. Je ne répéterai point ce qui en a été dit ci-devant; il me suffit deremarquer que si ces deux règles ne conc<strong>ou</strong>rent à l'éducation des femmes, elle sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsdéfectueuse. Le sentiment sans l'opinion ne leur donnera point cette délicatesse d'âme qui par les bonnesmoeurs de l'honneur du monde; et l'opinion sans le sentiment n'en fera jamais que des femmes fausses etdéshonnêtes, qui mettent l'apparence à la place de la vertu.Il leur importe donc de cultiver une faculté qui serve d'arbitre entre les deux guides, qui ne laisse pointégarer la conscience, et qui redresse les erreurs du préjugé. Cette faculté est la raison. Mais à ce mot quede questions s'élèvent! Les femmes sont-elles capables d'un solide raisonnement? importe-t-il qu'elles lecultivent? le cultiveront-elles avec succès? Cette culture est-elle utile aux fonctions qui leur sontimposées? Est-elle compatible avec la simplicité qui leur convient?Les diverses manières d'envisager et de rés<strong>ou</strong>dre ces questions font que, donnant dans les excèscontraires, les uns bornent la femme à c<strong>ou</strong>dre et filer dans son ménage avec ses servantes, et n'en fontainsi que la première servante du maître; les autres, non contents d'assurer ses droits, lui font encoreusurper les nôtres; car la laisser au-dessus de n<strong>ou</strong>s dans les qualités propres à son sexe, et la rendrenotre égale dans t<strong>ou</strong>t le reste, qu'est-ce autre chose que transporter à la femme la primauté que la naturedonne au mari?La raison qui mène l'homme à la connaissance de ses devoirs n'est pas fort composée; la raison quimène la femme à la connaissance des siens est plus simple encore. L'obéissance et la fidélité qu'elle doità son mari, la tendresse et les soins qu'elle doit à ses enfants, sont des conséquences si naturelles et sisensibles de sa condition, qu'elle ne peut, sans mauvaise foi, refuser son consentement au sentimentintérieur qui la guide, ni méconnaître le devoir dans le penchant qui n'est point encore altéré.Je ne blâmerais pas sans distinction qu'une femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe, et qu'on lalaissât dans une profonde ignorance sur t<strong>ou</strong>t le reste; mais il faudrait p<strong>ou</strong>r cela des moeurs publiques trèssimples, très saines <strong>ou</strong> une manière de vivre très retirée. Dans de grandes villes, et parmi des hommescorrompus, cette femme serait trop facile à séduire; s<strong>ou</strong>vent sa vertu ne tiendrait qu'aux occasions. Dansce siècle philosophe, il lui en faut une à l'épreuve; il faut qu'elle sache d'avance et ce qu'on lui peut dire etce qu'elle en doit penser.D'ailleurs, s<strong>ou</strong>mise au jugement des hommes, elle doit mériter leur estime; elle doit surt<strong>ou</strong>t obtenir cellede son ép<strong>ou</strong>x; elle ne doit pas seulement lui faire aimer sa personne, mais lui faire appr<strong>ou</strong>ver sa conduite;elle doit justifier devant le public le choix qu'il a fait, et faire honorer le mari de l'honneur qu'on rend à lafemme. Or, comment s'y prendra-t-elle p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t cela, si elle ignore nos institutions, si elle ne sait rien de


233nos usages, de nos bienséances, si elle ne connaît ni la s<strong>ou</strong>rce des jugements humains, ni les passionsqui les déterminent? Dès là qu'elle dépend à la fois de sa propre conscience et des opinions des autres, ilfaut qu'elle apprenne à comparer ces deux règles, à les concilier, et à ne préférer la première que quandelles sont en opposition. Elle devient le juge de ses juges, elle décide quand elle doit s'y s<strong>ou</strong>mettre etquand elle doit les récuser. Avant de rejeter <strong>ou</strong> d'admettre leurs préjugés, elle les pèse; elle apprend àremonter à leur s<strong>ou</strong>rce, à les prévenir, à se les rendre favorables; elle a soin de ne jamais s'attirer leblâme quand son devoir lui permet de l'éviter. Rien de t<strong>ou</strong>t cela ne peut bien se faire sans cultiver sonesprit et sa raison.Je reviens t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au principe, et il me f<strong>ou</strong>rnit la solution de t<strong>ou</strong>tes mes difficultés. J'étudie ce qui est, j'enrecherche la cause, et je tr<strong>ou</strong>ve enfin que ce qui est est bien. J'entre dans des maisons <strong>ou</strong>vertes dont lemaître et la maîtresse font conjointement les honneurs. T<strong>ou</strong>s deux ont eu la même éducation, t<strong>ou</strong>s deuxsont d'une égale politesse, t<strong>ou</strong>s deux également p<strong>ou</strong>rvus de goût et d'esprit, t<strong>ou</strong>s deux animés du mêmedésir de bien recevoir leur monde, et de renvoyer chacun content d'eux. Le mari n'omet aucun soin p<strong>ou</strong>rêtre attentif à t<strong>ou</strong>t: il va, vient, fait la ronde et se donne mille peines; il v<strong>ou</strong>drait être t<strong>ou</strong>t attention. Lafemme reste à sa place; un petit cercle se rassemble aut<strong>ou</strong>r d'elle, et semble lui cacher le reste del'assemblée; cependant il ne s'y passe rien qu'elle n'aperçoive, il n'en sort personne à qui elle n'ait parlé;elle n'a rien omis de ce qui p<strong>ou</strong>vait intéresser t<strong>ou</strong>t le monde; elle n'a rien dit à chacun qui ne lui fûtagréable; et sans rien tr<strong>ou</strong>bler à l'ordre, le moindre de la compagnie n'est pas plus <strong>ou</strong>blié que le premier.On est servi, l'on se met à table: l'homme, instruit des gens qui se conviennent, les placera selon ce qu'ilsait; la femme, sans rien savoir, ne s'y trompera pas; elle aura déjà lu dans les yeux, dans le maintien,t<strong>ou</strong>tes les convenances, et chacun se tr<strong>ou</strong>vera placé comme il veut l'être. Je ne dis point qu'au servicepersonne n'est <strong>ou</strong>blié. Le maître de la maison, en faisant la ronde, aura pu n'<strong>ou</strong>blier personne; mais lafemme devine ce qu'on regarde avec plaisir et v<strong>ou</strong>s en offre; en parlant à son voisin elle a l'oeil au b<strong>ou</strong>t dela table; elle discerne celui qui ne mange point parce qu'il n'a pas faim, et celui qui n'ose se servir <strong>ou</strong>demander parce qu'il est maladroit <strong>ou</strong> timide. En sortant de table, chacun croit qu'elle n'a songé qu'à lui;t<strong>ou</strong>s ne pensent pas qu'elle ait eu le temps de manger un seul morceau; mais la vérité est qu'elle a mangéplus que personne.Quand t<strong>ou</strong>t le monde est parti, l'on parle de ce qui s'est passé. L'homme rapporte ce qu'on lui a dit, cequ'on dit et fait ceux avec lesquels il s'est entretenu. Si ce n'est pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs là-dessus que la femme estplus exacte, en revanche elle a vu ce qui s'est dit t<strong>ou</strong>t bas à l'autre b<strong>ou</strong>t de la salle; elle sait ce qu'un tel apensé, à quoi tenait tel propos <strong>ou</strong> tel geste; il s'est fait à peine un m<strong>ou</strong>vement expressif dont elle n'aitl'interprétation t<strong>ou</strong>te prête, et presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs conforme à la vérité.Le même t<strong>ou</strong>r d'esprit qui fait exceller une femme du monde dans l'art de tenir maison, fait exceller unecoquette dans l'art d'amuser plusieurs s<strong>ou</strong>pirants. Le manège de la coquetterie exige un discernementencore plus fin que celui de la politesse: car, p<strong>ou</strong>rvu qu'une femme polie le soit envers t<strong>ou</strong>t le monde, ellea t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs assez bien fait; mais la coquette perdrait bientôt son empire par cette uniformité maladroite; àforce de v<strong>ou</strong>loir obliger t<strong>ou</strong>s ses amants, elle les rebuterait t<strong>ou</strong>s. Dans la société, les manières qu'onprend avec t<strong>ou</strong>s les hommes ne laissent pas de plaire à chacun; p<strong>ou</strong>rvu qu'on soit bien traité, l'on yregarde pas de si près sur les préférences; mais en am<strong>ou</strong>r, une faveur qui n'est pas exclusive est uneinjure. Un homme sensible aimerait cent fois mieux être seul maltraité que caressé avec t<strong>ou</strong>s les autres,et ce qui lui peut arriver de pis est de n'être point distingué. Il faut donc qu'une femme qui veut conserverplusieurs amants persuade à chacun d'eux qu'elle le préfère, et qu'elle le lui persuade s<strong>ou</strong>s les yeux det<strong>ou</strong>s les autres, à qui elle en persuade autant s<strong>ou</strong>s les siens.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s voir un personnage embarrassé, placez un homme entre deux femmes avec chacunedesquelles il aura des liaisons secrètes, puis observez quelle sotte figure il y fera. Placez en même casune femme entre deux hommes, et sûrement l'exemple ne sera pas plus rare; v<strong>ou</strong>s serez émerveillé del'adresse avec laquelle elle donnera le change à t<strong>ou</strong>s deux, et fera que chacun se rira de l'autre. Or, sicette femme leur témoignait la même confiance et prenait avec eux la même familiarité, commentseraient-ils un instant ses dupes? En les traitant également, ne montrerait-elle pas qu'ils ont les mêmesdroits sur elle? Oh! qu'elle s'y prend bien mieux que cela! Loin de les traiter de la même manière, elleaffecte de mettre entre eux de l'inégalité; elle fait si bien que celui qu'elle flatte croit que c'est par


234tendresse, et que celui qu'elle maltraite croit que c'est par dépit. Ainsi chacun, content de son partage, lavoit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s'occuper de lui, tandis qu'elle ne s'occupe en effet que d'elle seule.Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère de semblables moyens: les caprices ne feraientque rebuter, s'ils n'étaient sagement ménagés; et c'est en les dispensant avec art qu'elle en fait les plusfortes chaînes de ses esclaves.Usa ogn'arte la donna, onde sia colteNella sua rete alcun novello amante;Nè con tutti, nè sempre un stesso voltoSerba; ma cangia a tempo atto e sembiante.A quoi tient t<strong>ou</strong>t ce art, si ce n'est à des observations fines et continuelles qui lui font voir à chaque instantce qui se passe dans les coeurs des hommes, et qui la disposent à porter à chaque m<strong>ou</strong>vement secretqu'elle aperçoit la force qu'il faut p<strong>ou</strong>r le suspendre <strong>ou</strong> l'accélérer? Or, cet art s'apprend-il? Non; il naîtavec les femmes; elles l'ont t<strong>ou</strong>tes, et jamais les hommes ne l'ont eu au même degré. Tel est un descaractères distinctifs du sexe. La présence d'esprit, la pénétration, les observations fines sont la sciencedes femmes; l'habileté de s'en prévaloir est leur talent.Voilà ce qui est, et l'on a vu p<strong>ou</strong>rquoi cela doit être. Les femmes sont fausses, n<strong>ou</strong>s dit-on. Elles ledeviennent. Le don qui leur est propre est l'adresse et non pas la fausseté: dans les vrais penchants deleur sexe, même en mentant, elles ne sont point fausses. P<strong>ou</strong>rquoi consultez-v<strong>ou</strong>s leur b<strong>ou</strong>che, quand cen'est pas elle qui doit parler? Consultez leurs yeux, leur teint, leur respiration, leur air craintif, leur mollerésistance: voilà le langage que la nature leur donne p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s répondre. La b<strong>ou</strong>che dit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs non, etdoit le dire; mais l'accent qu'elle y joint n'est pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même, et cet accent ne sait point mentir. Lafemme n'a-t-elle pas les mêmes besoins que l'homme, sans avoir le même droit de les témoigner? Sonsort serait trop cruel, si, même dans les désirs légitimes, elle n'avait un langage équivalent à celui qu'ellen'ose tenir. Faut-il que sa pudeur la rende malheureuse? Ne lui faut-il pas un art de communiquer sespenchants sans les déc<strong>ou</strong>vrir? <strong>De</strong> quelle adresse n'a-t-elle pas besoin p<strong>ou</strong>r faire qu'on lui dérobe cequ'elle brûle d'accorder! Combien ne lui importe-t-il point d'apprendre à t<strong>ou</strong>cher le coeur de l'homme, sansparaître songer à lui! Quel disc<strong>ou</strong>rs charmant n'est-ce pas que la pomme de Galatée et sa fuitemaladroite! Que faudra-t-il qu'elle aj<strong>ou</strong>te à cela? Ira-t-elle dire au berger qui la suit entre les saules qu'ellen'y fuit qu'à dessein de l'attirer? Elle mentirait, p<strong>ou</strong>r ainsi dire; car alors elle ne l'attirerait plus. Plus unefemme a de réserve, plus elle doit avoir d'art, même avec son mari. Oui, je s<strong>ou</strong>tiens qu'en tenant lacoquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie, on en fait une loi d'honnêteté.La vertu est une, disait très bien un de mes adversaires; on ne la décompose pas p<strong>ou</strong>r admettre unepartie et rejeter l'autre. Quand on l'aime, on l'aime dans t<strong>ou</strong>te son intégrité; et l'on refuse son coeur quandon peut, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sa b<strong>ou</strong>che aux sentiments qu'on ne doit point avoir. La vérité morale n'est pas ce quiest, mais ce qui est bien; ce qui est mal ne devrait point être, et ne doit point être av<strong>ou</strong>é, surt<strong>ou</strong>t quand cetaveu lui donne un effet qu'il n'aurait pas eu sans cela. Si j'étais tenté de voler, et qu'en le disant jetentasse un autre d'être mon complice, lui déclarer ma tentation ne serait-ce pas y succomber? P<strong>ou</strong>rquoidites-v<strong>ou</strong>s que la pudeur rend les femmes fausses? Celles qui la perdent le plus sont-elles au reste plusvraies que les autres? Tant s'en faut; elles sont plus fausses mille fois. On n'arrive à ce point dedépravation qu'à force de vices, qu'on garde t<strong>ou</strong>s, et qui ne règnent qu'à la faveur de l'intrigue et dumensonge. Au contraire, celles qui ont encore de la honte, qui ne s'enorgueillissent point de leurs fautes,qui savent cacher leurs désirs à ceux mêmes qui les inspirent, celles dont ils en arrachent les aveux avecle plus de peine, sont d'ailleurs les plus vraies, les plus sincères, les plus constantes dans t<strong>ou</strong>s leursengagements, et celles sur la foi desquelles on peut généralement le plus compter.


235Je ne sache que la seule mademoiselle de l'Enclos qu'on ait pu citer p<strong>ou</strong>r exception connue à cesremarques. Aussi mademoiselle de l'Enclos a-t-elle passé p<strong>ou</strong>r un prodige. Dans le mépris des vertus deson sexe, elle avait, dit-on, conservé celles du nôtre: on vante sa franchise, sa droiture, la sûreté de soncommerce, sa fidélité dans l'amitié; enfin, p<strong>ou</strong>r achever le tableau de sa gloire, on dit qu'elle s'était faitehomme. A la bonne heure. Mais, avec t<strong>ou</strong>te sa haute réputation, je n'aurais pas plus v<strong>ou</strong>lu de cet hommelàp<strong>ou</strong>r mon ami que p<strong>ou</strong>r ma maîtresse.T<strong>ou</strong>t ceci n'est pas si hors de propos qu'il paraît être. Je vois où tendent les maximes de la philosophiemoderne en t<strong>ou</strong>rnant en dérision la pudeur du sexe et sa fausseté prétendue; et je vois que l'effet le plusassuré de cette philosophie sera d'ôter aux femmes de notre siècle le peu d'honneur qui leur est resté.Sur ces considérations, je crois qu'on peut déterminer en général quelle espèce de culture convient àl'esprit des femmes, et sur quels objets on doit t<strong>ou</strong>rner leurs réflexions dès leur jeunesse.Je l'ai déjà dit, les devoirs de leur sexe sont plus aisés à voir qu'à remplir. La première chose qu'ellesdoivent apprendre est à les aimer par la considération de leurs avantages; c'est le seul moyen de les leurrendre faciles. Chaque état et chaque âge a ses devoirs. On connaît bientôt les siens p<strong>ou</strong>rvu qu'on lesaime. Honorez votre état de femme, et dans quelque rang que le ciel v<strong>ou</strong>s place, v<strong>ou</strong>s serez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs unefemme de bien. L'essentiel est d'être ce que n<strong>ou</strong>s fit la nature; on n'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que trop ce que leshommes veulent que l'on soit.La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, t<strong>ou</strong>t cequi tend à généraliser les idées n'est point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapportert<strong>ou</strong>tes à la pratique; c'est à elles à faire l'application des principes que l'homme a tr<strong>ou</strong>vés, et c'est à ellesde faire les observations qui mènent l'homme à l'établissement des principes. T<strong>ou</strong>tes les réflexions desfemmes en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à l'étude des hommes <strong>ou</strong>aux connaissances agréables qui n'ont que le goût p<strong>ou</strong>r objet; car, quant aux <strong>ou</strong>vrages de génie, ilspassent leur portée; elles n'ont pas non plus assez de justesse et d'attention p<strong>ou</strong>r réussir aux sciencesexactes, et, quant aux connaissances physiques, c'est à celui des deux qui est le plus agissant, le plusallant, qui voit le plus d'objets; c'est à celui qui a le plus de force et qui l'exerce davantage, à juger desrapports des êtres sensibles et des lois de la nature. La femme, qui est faible et qui ne voit rien au dehors,apprécie et juge les mobiles qu'elle peut mettre en oeuvre p<strong>ou</strong>r suppléer à sa faiblesse, et ces mobilessont les passions de l'homme. Sa mécanique à elle est plus forte que la nôtre, t<strong>ou</strong>s ses leviers vontébranler le coeur humain. T<strong>ou</strong>t ce que son sexe ne peut faire par lui-même, et qui lui est nécessaire <strong>ou</strong>agréable, il faut qu'elle ait l'art de n<strong>ou</strong>s le faire v<strong>ou</strong>loir; il faut donc qu'elle étudie à fond l'esprit de l'homme,non par abstraction l'esprit de l'homme en général, mais l'esprit des hommes qui l'ent<strong>ou</strong>rent, l'esprit deshommes auxquels elle est assujettie, soit par la loi, soit par l'opinion. Il faut qu'elle apprenne à pénétrerleurs sentiments par leurs disc<strong>ou</strong>rs, par leurs actions, par leurs regards, par leurs gestes. Il faut que, parses disc<strong>ou</strong>rs, par ses actions, par ses regards, par ses gestes, elle sache leur donner les sentiments qu'illui plaît, sans même paraître y songer. Ils philosopheront mieux qu'elle sur le coeur humain; mais elle liramieux qu'eux dans le coeur des hommes. C'est aux femmes à tr<strong>ou</strong>ver p<strong>ou</strong>r ainsi dire la moraleexpérimentale, à n<strong>ou</strong>s à la réduire en système. La femme a plus d'esprit, et l'homme plus de génie; lafemme observe, et l'homme raisonne: de ce conc<strong>ou</strong>rs résultent la lumière la plus claire et la science laplus complète que puisse acquérir de lui-même l'esprit humain, la plus sûre connaissance, en un mot, desoi et des autres qui soit à la portée de notre espèce. Et voilà comment l'art peut tendre incessamment àperfectionner l'instrument donné par la nature.Le monde est le livre des femmes: quand elles y lisent mal, c'est leur faute; <strong>ou</strong> quelque passion lesaveugle. Cependant la véritable mère de famille, loin d'être une femme du monde, n'est guère moinsrecluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître. Il faudrait donc faire, p<strong>ou</strong>r les jeunes personnesqu'on marie, comme on fait <strong>ou</strong> comme on doit faire p<strong>ou</strong>r celles qu'on met dans des c<strong>ou</strong>vents: leur montrerles plaisirs qu'elles quittent avant de les y laisser renoncer, de peur que la fausse image de ces plaisirsqui leur sont inconnus ne vienne un j<strong>ou</strong>r égarer leurs coeurs et tr<strong>ou</strong>bler le bonheur de leur retraite. EnFrance les filles vivent dans des c<strong>ou</strong>vents, et les femmes c<strong>ou</strong>rent le monde. Chez les anciens, c'était t<strong>ou</strong>tle contraire; les filles avaient, comme je l'ai dit, beauc<strong>ou</strong>p de jeux et de fêtes publiques; les femmes


236vivaient retirées. Cet usage était plus raisonnable et maintenait mieux les moeurs. Une sorte decoquetterie est permise aux filles à marier; s'amuser est leur grande affaire. Les femmes ont d'autressoins chez elles, et n'ont plus de maris à chercher; mais elles ne tr<strong>ou</strong>veraient pas leur compte à cetteréforme, et malheureusement elles donnent le ton. Mères, faites du moins vos compagnes de vos filles.Donnez-leur un sens droit et une âme honnête, puis ne leur cachez rien de ce qu'un oeil chaste peutregarder. Le bal, les festins, les jeux, même le théâtre, t<strong>ou</strong>t ce qui, mal vu, fait le charme d'une imprudentejeunesse, peut être offert sans risque à des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyants plaisirs, plus tôtelles en seront dégoûtées.J'entends la clameur qui s'élève contre moi. Quelle fille résiste à ce dangereux exemple? A peine ont-ellesvu le monde que la tête leur t<strong>ou</strong>rne à t<strong>ou</strong>tes; pas une d'elles ne veut le quitter. Cela peut être: mais, avantde leur offrir ce tableau trompeur, les avez-v<strong>ou</strong>s bien préparées à le voir sans émotion? Leur avez-v<strong>ou</strong>sbien annoncé les objets qu'il représente? Les leur avez-v<strong>ou</strong>s bien peints tels qu'ils sont? Les avez-v<strong>ou</strong>sbien armées contre les illusions de la vanité? Avez-v<strong>ou</strong>s porté dans leur jeune coeur le goût des vraisplaisirs qu'on ne tr<strong>ou</strong>ve point dans ce tumulte? Quelles précautions, quelles mesures avez-v<strong>ou</strong>s prisesp<strong>ou</strong>r les préserver du faux goût qui les égare? Loin de rien opposer dans leur esprit à l'empire despréjugés publics, v<strong>ou</strong>s les avez n<strong>ou</strong>rris; v<strong>ou</strong>s leur avez fait aimer d'avance t<strong>ou</strong>s les frivoles amusementsqu'elles tr<strong>ou</strong>vent. V<strong>ou</strong>s les leur faites aimer encore en s'y livrant. <strong>De</strong> jeunes personnes entrant dans lemonde n'ont d'autre g<strong>ou</strong>vernante que leur mère, s<strong>ou</strong>vent plus folle qu'elles, et qui ne peut leur montrer lesobjets autrement qu'elle ne les voit. Son exemple, plus fort que la raison même, les justifie à leurs propresyeux, et l'autorité de la mère est p<strong>ou</strong>r la fille une excuse sans réplique. Quand je veux qu'une mèreintroduise sa fille dans le monde, c'est en supposant qu'elle le lui fera voir tel qu'il est.Le mal commence plus tôt encore. Les c<strong>ou</strong>vents sont de véritables écoles de coquetterie, non de cettecoquetterie honnête dont j'ai parlé, mais de celle qui produit t<strong>ou</strong>s les travers des femmes et fait les plusextravagantes petites maîtresses. En sortant de là p<strong>ou</strong>r entrer t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p dans des sociétésbruyantes, de jeunes femmes s'y sentent d'abord à leur place. Elles ont été élevées p<strong>ou</strong>r y vivre; faut-ils'étonner qu'elles s'y tr<strong>ou</strong>vent bien? Je n'avancerai point ce que je vais dire sans crainte de prendre unpréjugé p<strong>ou</strong>r une observation; mais il me semble qu'en général, dans les pays protestants, il y a plusd'attachement de famille, de plus dignes ép<strong>ou</strong>ses et de plus tendres mères que dans les payscatholiques; et, si cela est, on ne peut d<strong>ou</strong>ter que cette différence ne soit due en partie à l'éducation desc<strong>ou</strong>vents.P<strong>ou</strong>r aimer la vie paisible et domestique il faut la connaître; il faut en avoir senti les d<strong>ou</strong>ceurs dèsl'enfance. Ce n'est que dans la maison paternelle qu'on prend du goût p<strong>ou</strong>r sa propre maison, et t<strong>ou</strong>tefemme que sa mère n'a point élevée n'aimera point élever ses enfants. Malheureusement il n'y a plusd'éducation privée dans les grandes villes. La société y est si générale et si mêlée, qu'il ne reste plusd'asile p<strong>ou</strong>r la retraite, et qu'on est en public jusque chez soi. A force de vivre avec t<strong>ou</strong>t le monde, on n'aplus de famille; à peine connaît-on ses parents: on les voit en étrangers; et la simplicité des moeursdomestiques s'éteint avec la d<strong>ou</strong>ce familiarité qui en faisait le charme. C'est ainsi qu'on suce avec le lait legoût des plaisirs du siècle et des maximes qu'on y voit régner.On oppose aux filles une gêne apparente p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>ver des dupes qui les ép<strong>ou</strong>sent sur leur maintien. Maisétudiez un moment ces jeunes personnes; s<strong>ou</strong>s un air contraint elles déguisent mal la convoitise qui lesdévore, et déjà on lit dans leurs yeux l'ardent désir d'imiter leurs mères. Ce qu'elles convoitent n'est pasun mari, mais la licence du mariage. Qu'a-t-on besoin d'un mari, avec tant de ress<strong>ou</strong>rces p<strong>ou</strong>r s'enpasser? Mais on a besoin d'un mari p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>vrir ces ress<strong>ou</strong>rces. La modestie est sur leur visage, et lelibertinage est au fond de leur coeur: cette feinte modestie elle-même en est un signe; elles ne l'affectentque p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir s'en débarrasser plus tôt. Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-le-moi, je v<strong>ou</strong>ssupplie. Nul séj<strong>ou</strong>r n'exclut les miracles; mais p<strong>ou</strong>r moi je n'en connais point; et si une seule d'entre v<strong>ou</strong>sa l'âme vraiment honnête, je n'entends rien à vos institutions.T<strong>ou</strong>tes ces éducations diverses livrent également de jeunes personnes au goût des plaisirs du monde, etaux passions qui naissent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dépravation commence avec lavie, et dans les petites elle commence avec la raison. <strong>De</strong> jeunes provinciales, instruites à mépriser


237l'heureuse simplicité de leurs moeurs, s'empressent à venir à Paris partager la corruption des nôtres; lesvices, ornés du beau nom de talents, sont l'unique objet de leur voyage; et, honteuses en arrivant de setr<strong>ou</strong>ver si loin de la noble licence des femmes du pays, elles ne tardent pas à mériter d'être aussi de lacapitale. Où commence le mal, à votre avis? dans les lieux où on le projette, <strong>ou</strong> dans ceux où onl'accomplit?Je ne veux pas que de la province une mère sensée amène sa fille à Paris p<strong>ou</strong>r lui montrer ces tableauxsi pernicieux p<strong>ou</strong>r d'autres; mais je dis que quand cela serait, <strong>ou</strong> cette fille est mal élevée, <strong>ou</strong> ces tableauxseront peu dangereux p<strong>ou</strong>r elle. Avec du goût, du sens et l'am<strong>ou</strong>r des choses honnêtes, on ne les tr<strong>ou</strong>vepas si attrayants qu'ils le sont p<strong>ou</strong>r ceux qui s'en laissent charmer. On remarque à Paris les jeunesécervelées qui viennent se hâter de prendre le ton du pays, et se mettre à la mode six mois durant p<strong>ou</strong>rse faire siffler le reste de leur vie; mais qui est-ce qui remarque celles, qui, rebutées de t<strong>ou</strong>t ce fracas,s'en ret<strong>ou</strong>rnent dans leur province, contentes de leur sort, après l'avoir comparé à celui qu'envient lesautres? Combien j'ai vu de jeunes femmes, amenées dans la capitale par des maris, complaisants etmaîtres de s'y fixer, les en dét<strong>ou</strong>rner elles-mêmes, repartir plus volontiers qu'elles n'étaient venues, et direavec attendrissement la veille de leur départ: Ah! ret<strong>ou</strong>rnons dans notre chaumière, on y vit plus heureuxque dans les palais d'ici! On ne sait pas combien il reste encore de bonnes gens qui n'ont point fléchi legen<strong>ou</strong> devant l'idole, et qui méprisent son culte insensé. Il n'y a de bruyantes que les folles; les femmessages ne font point de sensation.Que si, malgré la corruption générale, malgré les préjugés universels, malgré la mauvaise éducation desfilles, plusieurs gardent encore un jugement à l'épreuve, que sera-ce quand ce jugement aura été n<strong>ou</strong>rripar des instructions convenables, <strong>ou</strong>, p<strong>ou</strong>r mieux dire, qu'on ne l'aura point altéré par des instructionsvicieuses? car t<strong>ou</strong>t consiste t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à conserver <strong>ou</strong> rétablir les sentiments naturels. Il ne s'agit point p<strong>ou</strong>rcela d'ennuyer de jeunes filles de vos longs prônes, ni de leur débiter vos sèches moralités. Les moralitésp<strong>ou</strong>r les deux sexes sont la mort de t<strong>ou</strong>te bonne éducation. <strong>De</strong> tristes leçons ne sont bonnes qu'à faireprendre en haine et ceux qui les donnent et t<strong>ou</strong>t ce qu'ils disent. Il ne s'agit point, en parlant à de jeunespersonnes, de leur faire peur de leurs devoirs, ni d'aggraver le j<strong>ou</strong>g qui leur est imposé par la nature. Enleur exposant ces devoirs, soyez précise et facile; ne leur laissez pas croire qu'on est chagrine quand onles remplit; point d'air fâché, point de morgue. T<strong>ou</strong>t ce qui doit passer au coeur doit en sortir; leurcatéchisme de morale doit être aussi c<strong>ou</strong>rt et aussi clair que leur catéchisme de religion, mais il ne doitpas être aussi grave. Montrez-leur dans les mêmes devoirs la s<strong>ou</strong>rce de leurs plaisirs et le fondement deleurs droits. Est-il si pénible d'aimer p<strong>ou</strong>r être aimée, de se rendre aimable p<strong>ou</strong>r être heureuse, de serendre estimable p<strong>ou</strong>r être obéie, de s'honorer p<strong>ou</strong>r se faire honorer? Que ces droits sont beaux! qu'ilssont respectables! qu'ils sont chers au coeur de l'homme quand la femme sait les faire valoir! Il ne fautpoint attendre les ans ni la vieillesse p<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>ir. Son empire commence avec ses vertus; à peine sesattraits se développent, qu'elle règne déjà par la d<strong>ou</strong>ceur de son caractère et rend sa modestieimposante. Quel homme insensible et barbare n'ad<strong>ou</strong>cit pas sa fierté et ne prend pas des manières plusattentives près d'une fille de seize ans, aimable et sage, qui parle peu, qui éc<strong>ou</strong>te, qui met de la décencedans son maintien et de l'honnêteté dans ses propos, à qui sa beauté ne fait <strong>ou</strong>blier ni son sexe ni sajeunesse, qui sait intéresser par sa timidité même, et s'attirer le respect qu'elle porte à t<strong>ou</strong>t le monde?Ces témoignages, bien qu'extérieurs, ne sont point frivoles; ils ne sont point fondés seulement sur l'attraitdes sens; ils partent de ce sentiment intime que n<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>s, que les femmes sont les juges naturelsdu mérite des hommes. Qui est-ce qui veut être méprisé des femmes? personne au monde, non pasmême celui qui ne veut plus les aimer. Et moi, qui leur dis des vérités si dures, croyez-v<strong>ou</strong>s que leursjugements me soient indifférents? Non; leurs suffrages me sont plus chers que les vôtres, lecteurs,s<strong>ou</strong>vent plus femmes qu'elles. En méprisant leurs moeurs, je veux encore honorer leur justice: peum'importe qu'elles me haïssent, si je les force à m'estimer.Que de grandes choses on ferait avec ce ressort, si l'on savait le mettre en oeuvre? Malheur au siècle oùles femmes perdent leur ascendant et où leurs jugements ne font plus rien aux hommes! c'est le dernierdegré de la dépravation. T<strong>ou</strong>s les peuples qui ont eu des moeurs ont respecté les femmes. Voyez Sparte,voyez les Germains, voyez Rome, Rome le siège de la gloire et de la vertu, si jamais elles en eurent unsur la terre. C'est là que les femmes honoraient les exploits des grands généraux, qu'elles pleuraient


238publiquement les pères de la patrie, que leurs voeux <strong>ou</strong> leurs deuils étaient consacrés comme le plussolennel jugement de la république. T<strong>ou</strong>tes les grandes révolutions y vinrent des femmes: par une femmeRome acquit la liberté, par une femme les plébéiens obtinrent le consultat, par une femme finit la tyranniedes décemvirs, par les femmes Rome assiégée fut sauvée des mains d'un proscrit. Galants Français,qu'eussiez-v<strong>ou</strong>s dit en voyant passer cette procession si ridicule à vos yeux moqueurs? V<strong>ou</strong>s l'eussiezaccompagnée de vos huées. Que n<strong>ou</strong>s voyons d'un oeil différent les mêmes objets! et peut-être avonsn<strong>ou</strong>st<strong>ou</strong>s raison. Formez ce cortège de belles dames françaises, je n'en connais point de plus indécent:mais composez-le de Romaines, v<strong>ou</strong>s aurez t<strong>ou</strong>s les yeux des Volsques et le coeur de Coriolan.Je dirai davantage, et je s<strong>ou</strong>tiens que la vertu n'est pas moins favorable à l'am<strong>ou</strong>r qu'aux autres droits dela nature, et que l'autorité des maîtresses n'y gagne pas moins que celle des femmes et des mères. Il n'ya point de véritable am<strong>ou</strong>r sans enth<strong>ou</strong>siasme, et point d'enth<strong>ou</strong>siasme sans un objet de perfection réel<strong>ou</strong> chimérique, mais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs existant dans l'imagination. <strong>De</strong> quoi s'enflammeront des amants p<strong>ou</strong>r quicette perfection n'est plus rien, et qui ne voient dans ce qu'ils aiment que l'objet du plaisir des sens? Non,ce n'est pas ainsi que l'âme s'échauffe et se livre à ces transports sublimes qui font le délire des amantset le charme de leur passion. T<strong>ou</strong>t n'est qu'illusion dans l'am<strong>ou</strong>r, je l'av<strong>ou</strong>e; mais ce qui est réel, ce sontles sentiments dont il n<strong>ou</strong>s anime p<strong>ou</strong>r le vrai beau qu'il n<strong>ou</strong>s fait aimer. Ce beau n'est point dans l'objetqu'on aime, il est l'<strong>ou</strong>vrage de nos erreurs. Eh! qu'importe? En sacrifie-t-on moins t<strong>ou</strong>s ses sentiments basà ce modèle imaginaire? En pénètre-t-on moins son coeur des vertus qu'on prête à ce qu'il chérit? S'endétache-t-on moins de la bassesse du moi humain? Où est le véritable amant qui n'est pas prêt à immolersa vie à sa maîtresse? et où est la passion sensuelle et grossière dans un homme qui veut m<strong>ou</strong>rir? N<strong>ou</strong>sn<strong>ou</strong>s moquons des paladins? c'est qu'ils connaissaient l'am<strong>ou</strong>r, et que n<strong>ou</strong>s ne connaissons plus que ladébauche. Quand ces maximes romanesques commencèrent à devenir ridicules, ce changement futmoins l'<strong>ou</strong>vrage de la raison que celui des mauvaises moeurs.Dans quelque siècle que ce soit, les relations naturelles ne changent point, la convenance <strong>ou</strong>disconvenance qui en résulte reste la même, les préjugés s<strong>ou</strong>s le vain nom de raison n'en changent quel'apparence. Il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs grand et beau de régner sur soi, fût-ce p<strong>ou</strong>r obéir à des opinions fantastiques;et les vrais motifs d'honneur parleront t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au coeur de t<strong>ou</strong>te femme de jugement qui saura chercherdans son état le bonheur de la vie. La chasteté doit être surt<strong>ou</strong>t une vertu délicieuse p<strong>ou</strong>r une bellefemme qui a quelque élévation dans l'âme. Tandis qu'elle voit t<strong>ou</strong>te la terre à ses pieds, elle triomphe det<strong>ou</strong>t et d'elle-même: elle s'élève dans son propre coeur un trône auquel t<strong>ou</strong>t vient rendre hommage; lessentiments, tendres <strong>ou</strong> jal<strong>ou</strong>x, mais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs respectueux des deux sexes, l'estime universelle et la siennepropre, lui payent sans cesse en tribut de gloire les combats de quelques instants. Les privations sontpassagères, mais le prix en est permanent. Quelle j<strong>ou</strong>issance p<strong>ou</strong>r une âme noble, que l'orgueil de lavertu jointe à la beauté! Réalisez une héroïne de roman, elle goûtera des voluptés plus exquises que lesLaïs et les Cléopâtre; et quand sa beauté ne sera plus, sa gloire et ses plaisirs resteront encore; elle seulesaura j<strong>ou</strong>ir du passé.Plus les devoirs sont grands et pénibles, plus les raisons sur lesquelles on les fonde doivent êtresensibles et fortes. Il y a un certain langage dévot dont, sur les sujets les plus graves, on rebat les oreillesdes jeunes personnes sans produire la persuasion. <strong>De</strong> ce langage trop disproportionné à leurs idées, etdu peu de cas qu'elles en font en secret, naît la facilité de céder à leur penchants, faute de raisons d'yrésister tirées des choses mêmes. Une fille élevée sagement et pieusement a sans d<strong>ou</strong>te de fortes armescontre les tentations; mais celle dont on n<strong>ou</strong>rrit uniquement le coeur <strong>ou</strong> plutôt les oreilles du jargon de ladévotion devient infailliblement la proie du premier séducteur adroit qui l'entreprend. Jamais une jeune etbelle personne ne méprisera son corps, jamais elle ne s'affligera de bonne foi des grands péchés que sabeauté fait commettre; jamais elle ne pleurera sincèrement et devant Dieu d'être un objet de convoitise,jamais elle ne p<strong>ou</strong>rra croire en elle-même que le plus d<strong>ou</strong>x sentiment du coeur soit une invention deSatan. Donnez-lui d'autres raisons en dedans et p<strong>ou</strong>r elle-même, car celles-là ne pénétreront pas. Cesera pis encore si l'on met, comme on n'y manque guère, de la contradiction dans ses idées, et qu'aprèsl'avoir humiliée en avilissant son corps et ses charmes comme la s<strong>ou</strong>illure du péché, on lui fasse ensuiterespecter comme le temple de Jésus-Christ ce même corps qu'on lui a rendu si méprisable. Les idéestrop sublimes et trop basses sont également insuffisantes et ne peuvent s'associer: il faut une raison à la


239portée du sexe et de l'âge. La considération du devoir n'a de force qu'autant qu'on y joint des motifs quin<strong>ou</strong>s portent à le remplir.Quoe quia non liceat non facit, illa facit.On ne se d<strong>ou</strong>terait pas que c'est Ovide qui porte un jugement si sévère.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s donc inspirer l'am<strong>ou</strong>r des bonnes moeurs aux jeunes personnes; sans leur direincessamment: Soyez sages, donnez-leur un grand intérêt à l'être; faites-leur sentir t<strong>ou</strong>t le prix de lasagesse, et v<strong>ou</strong>s la leur ferez aimer. Il ne suffit pas de prendre cet intérêt au loin dans l'avenir, montrez-leleurdans le moment même, dans les relations de leur âge, dans le caractère de leurs amants. Dépeignezleurl'homme de bien, l'homme de mérite; apprenez-leur à le reconnaître, à l'aimer, et à l'aimer p<strong>ou</strong>r elles;pr<strong>ou</strong>vez-leur qu'amies, femmes, <strong>ou</strong> maîtresses, cet homme seul peut les rendre heureuses. Amenez lavertu par la raison; faites-leur sentir que l'empire de leur sexe et t<strong>ou</strong>s ses avantages ne tiennent passeulement à sa bonne conduite, à ses moeurs, mais encore à celles des hommes; quelles ont peu deprise sur des âmes viles et basses, et qu'on ne sait servir sa maîtresse que comme on sait servir la vertu.Soyez sûr qu'alors, en leur dépeignant les moeurs de nos j<strong>ou</strong>rs, v<strong>ou</strong>s leur en inspirerez un dégoûtsincère; en leur montrant les gens à la mode, v<strong>ou</strong>s les leur ferez mépriser; v<strong>ou</strong>s ne leur donnerezqu'éloignement p<strong>ou</strong>r leurs maximes, aversion p<strong>ou</strong>r leurs sentiments, dédain p<strong>ou</strong>r leurs vaines galanteries;v<strong>ou</strong>s leur ferez naître une ambition plus noble, celle de régner sur des âmes grandes et fortes, celle desfemmes de Sparte, qui était de commander à des hommes. Une femme hardie, effrontée, intrigante, quine sait attirer ses amants que par la coquetterie, ni les conserver que par les faveurs, les fait obéir commedes valets dans les choses serviles et communes: dans les choses importantes et graves elle est sansautorité sur eux. Mais la femme à la fois honnête, aimable et sage, celle qui force les siens à la respecter,celle qui a de la réserve et de la modestie, celle en un mot qui s<strong>ou</strong>tient l'am<strong>ou</strong>r par l'estime, les envoied'un signe au b<strong>ou</strong>t du monde, au combat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît. Cet empire est beau, ce mesemble, et vaut bien la peine d'être acheté.Voilà dans quel esprit Sophie a été élevée, avec plus de soin que de peine, et plutôt en suivant son goûtqu'en le gênant. Disons maintenant un mot de sa personne, selon le portrait que j'en ai fait à <strong>Emile</strong>, etselon qu'il imagine lui-même l'ép<strong>ou</strong>se qui peut le rendre heureux.Je ne redirai jamais trop que je laisse à part les prodiges. <strong>Emile</strong> n'en est pas un, Sophie n'en est pas unnon plus. <strong>Emile</strong> est homme, et Sophie est femme; voilà t<strong>ou</strong>te leur gloire. Dans la confusion des sexes quirègne entre n<strong>ou</strong>s, c'est presque un prodige d'être du sien.Sophie est bien née, elle est d'un bon naturel; elle a le coeur très sensible, et cette extrême sensibilité luidonne quelquefois une activité d'imagination difficile à modérer. Elle a l'esprit moins juste que pénétrant,l'humeur facile et p<strong>ou</strong>rtant inégale, la figure commune, mais agréable, une physionomie qui promet uneâme et qui ne ment pas; on peut l'aborder avec indifférence, mais non pas la quitter sans émotion.D'autres ont de bonnes qualités qui lui manquent; d'autres ont à plus grande mesure celles qu'elle a; maisnulle n'a des qualités mieux assorties p<strong>ou</strong>r faire un heureux caractère. Elle sait tirer parti de ses défautsmêmes; et si elle était plus parfaite, elle plairait beauc<strong>ou</strong>p moins.Sophie n'est pas belle; mais auprès d'elle les hommes <strong>ou</strong>blient les belles femmes, et les belles femmessont mécontentes d'elles-mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect; mais plus on la voit et plus elles'embellit; elle gagne où tant d'autres perdent; et ce qu'elle gagne, elle ne le perd plus. On peut avoir deplus beaux yeux, une plus belle b<strong>ou</strong>che, une figure plus imposante; mais on ne saurait avoir une taillemieux prise, un plus beau teint, une main plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus d<strong>ou</strong>x, unephysionomie plus t<strong>ou</strong>chante. Sans ébl<strong>ou</strong>ir elle intéresse; elle charme, et l'on ne saurait dire p<strong>ou</strong>rquoi.Sophie aime la parure et s'y connaît; sa mère n'a point d'autre femme de chambre qu'elle; elle abeauc<strong>ou</strong>p de goût p<strong>ou</strong>r se mettre avec avantage; mais elle hait les riches habillements; on voit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsdans le sien la simplicité jointe à l'élégance; elle n'aime point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore


240quelles sont les c<strong>ou</strong>leurs à la mode, mais elle sait à merveille celles qui lui sont favorables. Il n'y a pasune jeune personne qui paraisse mise avec moins de recherche et dont l'ajustement soit plus recherché;pas une pièce du sien n'est prise au hasard, et l'art ne paraît dans aucune. Sa parure est très modeste enapparence, très coquette en effet; elle n'étale point ses charmes; elle les c<strong>ou</strong>vre, mais en les c<strong>ou</strong>vrant ellesait les faire imaginer. En la voyant on dit: Voilà une fille modeste et sage; mais tant qu'on reste auprèsd'elle, les yeux et le coeur errent sur t<strong>ou</strong>te sa personne sans qu'on puisse les en détacher, et l'on diraitque t<strong>ou</strong>t cet ajustement si simple n'est mis à sa place que p<strong>ou</strong>r en être ôté pièce à pièce par l'imagination.Sophie a des talents naturels; elle les sent, et ne les a pas négligés: mais n'ayant pas été à portée demettre beauc<strong>ou</strong>p d'art à leur culture, elle s'est contentée d'exercer sa jolie voix à chanter juste et avecgoût, ses petits pieds à marcher légèrement, facilement, avec grâce, à faire la révérence en t<strong>ou</strong>tes sortesde situations sans gène et sans maladresse. Du reste, elle n'a eu de maître à chanter que son père, demaîtresse à danser que sa mère; et un organiste du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques leçonsd'accompagnement qu'elle a depuis cultivé seule. D'abord elle ne songeait qu'à faire paraître sa mainavec avantage sur ces t<strong>ou</strong>ches noires, ensuite elle tr<strong>ou</strong>va que le son aigre et sec du clavecin rendait plusd<strong>ou</strong>x le son de la voix; peu à peu elle devint sensible à l'harmonie; enfin, en grandissant, elle a commencéde sentir les charmes de l'expression, et d'aimer la musique p<strong>ou</strong>r elle-même. Mais c'est un goût plutôtqu'un talent; elle ne sait point déchiffrer un air sur la note.Ce que Sophie sait le mieux, et qu'on lui a fait apprendre avec le plus de soin, ce sont les travaux de sonsexe, même ceux dont on ne s'avise point, comme de tailler et c<strong>ou</strong>dre ses robes. Il n'y a pas un <strong>ou</strong>vrage àl'aiguille qu'elle ne sache faire, et qu'elle ne fasse avec plaisir; mais le travail qu'elle préfère à t<strong>ou</strong>t autreest la dentelle, parce qu'il n'y en a pas un qui donne une attitude plus agréable, et où les doigts s'exercentavec plus de grâce et de légèreté. Elle s'est appliquée aussi à t<strong>ou</strong>s les détails du ménage. Elle entend lacuisine et l'office; elle sait le prix des denrées; elle en connaît les qualités; elle sait fort bien tenir lescomptes; elle sert de maître d'hôtel à sa mère. Faite p<strong>ou</strong>r être un j<strong>ou</strong>r mère de famille elle-même, eng<strong>ou</strong>vernant la maison paternelle, elle apprend à g<strong>ou</strong>verner la sienne; elle peut suppléer aux fonctions desdomestiques, et le fait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs volontiers. On ne sait jamais bien commander que ce qu'on sait exécutersoi-même: c'est la raison de sa mère p<strong>ou</strong>r l'occuper ainsi. P<strong>ou</strong>r Sophie, elle ne va pas si loin; son premierdevoir est celui de fille, et c'est maintenant le seul qu'elle songe à remplir. Son unique vue est de servir samère, et de la s<strong>ou</strong>lager d'une partie de ses soins. Il est p<strong>ou</strong>rtant vrai qu'elle ne les remplit pas t<strong>ou</strong>s avecun plaisir égal. Par exemple, quoiqu'elle soit g<strong>ou</strong>rmande, elle n'aime pas la cuisine; le détail en a quelquechose qui la dégoûte; elle n'y tr<strong>ou</strong>ve jamais assez de propreté. Elle est là-dessus d'une délicatesseextrême, et cette délicatesse p<strong>ou</strong>ssée à l'excès est devenue un de ses défauts: elle laisserait plutôt allert<strong>ou</strong>t le dîner par le feu, que de tacher sa manchette. Elle n'a jamais v<strong>ou</strong>lu de l'inspection du jardin par lamême raison. La terre lui paraît malpropre; sitôt qu'elle voit du fumier, elle croit en sentir l'odeur.Elle doit ce défaut aux leçons de sa mère. Selon elle, entre les devoirs de la femme, un des premiers estla propreté; devoir spécial, indispensable, imposé par la nature. Il n'y a pas au monde un objet plusdégoûtant qu'une femme malpropre, et le mari qui s'en dégoûte n'a jamais tort. Elle a tant prêché cedevoir à sa fille dès son enfance, elle en a tant exigé de propreté sur sa personne, tant p<strong>ou</strong>r ses hardes,p<strong>ou</strong>r son appartement, p<strong>ou</strong>r son travail, p<strong>ou</strong>r sa toilette, que t<strong>ou</strong>tes ces attentions, t<strong>ou</strong>rnées en habitudeprennent une assez grande partie de son temps et président encore à l'autre: en sorte que bien faire cequ'elle fait n'est que le second de ses soins; le premier est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de le faire proprement.Cependant t<strong>ou</strong>t cela n'a point dégénéré en vaine affectation ni en mollesse; les raffinements du luxe n'ysont p<strong>ou</strong>r rien. Jamais il n'entra dans son appartement que de l'eau simple; elle ne connaît d'autre parfumque celui des fleurs, et jamais son mari n'en respirera de plus d<strong>ou</strong>x que son haleine. Enfin l'attentionqu'elle donne à l'extérieur ne lui fait pas <strong>ou</strong>blier qu'elle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles;elle ignore <strong>ou</strong> dédaigne cette excessive propreté du corps qui s<strong>ou</strong>ille l'âme; Sophie est bien plus quepropre, elle est pure.J'ai dit que Sophie était g<strong>ou</strong>rmande. Elle l'était naturellement; mais elle est devenue sobre par habitude, etmaintenant elle l'est par vertu. Il n'en est pas des filles comme des garçons, qu'on peut jusqu'à certainpoint g<strong>ou</strong>verner par la g<strong>ou</strong>rmandise. Ce penchant n'est point sans conséquence p<strong>ou</strong>r le sexe; il est trop


241dangereux de le lui laisser. La petite Sophie, dans son enfance, entrant seule dans le cabinet de sa mère,n'en revenait pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à vide, et n'était pas d'une fidélité à t<strong>ou</strong>te épreuve sur les dragées et sur lesbonbons. Sa mère la surprit, la reprit, la punit, la fit jeûner. Elle vint enfin à b<strong>ou</strong>t de lui persuader que lesbonbons gâtaient les dents, et que de trop manger grossissait la taille. Ainsi Sophie se corrigea: engrandissant elle a pris d'autres goûts qui l'ont dét<strong>ou</strong>rnée de cette sensualité basse. Dans les femmescomme dans les hommes, sitôt que le coeur s'anime, la g<strong>ou</strong>rmandise n'est plus un vice dominant. Sophiea conservé le goût propre de son sexe; elle aime le laitage et les sucreries; elle aime la pâtisserie et lesentremets, mais fort peu la viande; elle n'a jamais goûté ni vin ni liqueurs fortes: au surplus, elle mange det<strong>ou</strong>t très modérément; son sexe, moins laborieux que le nôtre, a moins besoin de réparation. En t<strong>ou</strong>techose, elle aime ce qui est bon et le sait goûter; elle sait aussi s'accommoder de ce qui ne l'est pas, sansque cette privation lui coûte.Sophie a l'esprit agréable sans être brillant, et solide sans être profond; un esprit dont on ne dit rien, parcequ'on ne lui en tr<strong>ou</strong>ve jamais ni plus ni moins qu'à soi. Elle a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs celui qui plaît aux gens qui luiparlent, quoiqu'il ne soit pas fort orné, selon l'idée que n<strong>ou</strong>s avons de la culture de l'esprit des femmes;car le sien ne s'est point formé par la lecture, mais seulement par les conversations de son père et de samère, par ses propres réflexions, et par les observations qu'elle a faites dans le peu de monde qu'elle avu. Sophie a naturellement de la gaieté, elle était même folâtre dans son enfance; mais peu à peu samère a pris soin de réprimer ses airs évaporés, de peur que bientôt un changement trop subit n'instruisîtdu moment qui l'avait rendu nécessaire. Elle est donc devenue modeste et réservée même avant le tempsde l'être; et maintenant que ce temps est venu, il lui est plus aisé de garder le ton qu'elle a pris, qu'il ne luiserait de le prendre sans indiquer la raison de ce changement. C'est une chose plaisante de la voir selivrer quelquefois par un reste d'habitude à des vivacités de l'enfance, puis t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p rentrer en ellemême,se taire, baisser les yeux et r<strong>ou</strong>gir: il faut bien que le terme intermédiaire entre les deux âgesparticipe un peu de chacun des deux.Sophie est d'une sensibilité trop grande p<strong>ou</strong>r conserver une parfaite égalité d'humeur, mais elle a trop ded<strong>ou</strong>ceur p<strong>ou</strong>r que cette sensibilité soit fort importune aux autres; c'est à elle seule qu'elle fait du mal.Qu'on dise un seul mot qui la blesse, elle ne b<strong>ou</strong>de pas, mais son coeur se gonfle; elle tâche des'échapper p<strong>ou</strong>r aller pleurer. Qu'au milieu de ses pleurs son père <strong>ou</strong> sa mère la rappelle, et dise un seulmot, elle vient à l'instant j<strong>ou</strong>er et rire en s'essuyant adroitement les yeux et tâchant d'ét<strong>ou</strong>ffer sessanglots.Elle n'est pas non plus t<strong>ou</strong>t à fait exempte de caprice: son humeur un peu trop p<strong>ou</strong>ssée dégénère enmutinerie, et alors elle est sujette à s'<strong>ou</strong>blier. Mais laissez-lui le temps de revenir à elle, et sa manièred'effacer son tort lui en fera presque un mérite. Si on la punit, elle est docile et s<strong>ou</strong>mise, et l'on voit que sahonte ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit rien, jamais elle ne manque de laréparer d'elle-même, mais si franchement et de si bonne grâce, qu'il n'est pas possible d'en garder larancune. Elle baiserait la terre devant le dernier domestique, sans que cet abaissement lui fît la moindrepeine; et sitôt qu'elle est pardonnée, sa joie et ses caresses montrent de quel poids son bon coeur ests<strong>ou</strong>lagé. En un mot, elle s<strong>ou</strong>ffre avec patience les torts des autres, et répare avec plaisir les siens. Tel estl'aimable naturel de son sexe avant que n<strong>ou</strong>s l'ayons gâté. La femme est faite p<strong>ou</strong>r céder à l'homme etp<strong>ou</strong>r supporter même son injustice. V<strong>ou</strong>s ne réduirez jamais les jeunes garçons au même point; lesentiment intérieur s'élève et se révolte en eux contre l'injustice; la nature ne les fit pas p<strong>ou</strong>r la tolérer.GravemPelidae stomachum cedere nescu.Sophie a de la religion, mais une religion raisonnable et simple, peu de dogmes et moins de pratiques dedévotion; <strong>ou</strong> plutôt ne connaissant de pratique essentielle que la morale, elle dév<strong>ou</strong>e sa vie entière àservir Dieu en faisant le bien. Dans t<strong>ou</strong>tes les instructions que ses parents lui ont données sur ce sujet, ilsl'ont acc<strong>ou</strong>tumée à une s<strong>ou</strong>mission respectueuse, en lui disant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs: "Ma fille, ces connaissances nesont pas de votre âge; votre mari v<strong>ou</strong>s en instruira quand il sera temps." Du reste, au lieu de longs


242disc<strong>ou</strong>rs de piété, ils se contentent de la lui prêcher par leur exemple, et cet exemple est gravé dans soncoeur.Sophie aime la vertu; cet am<strong>ou</strong>r est devenu sa passion dominante. Elle l'aime, parce qu'il n'y a rien de sibeau que la vertu; elle l'aime, parce que la vertu fait la gloire de la femme, et qu'une femme vertueuse luiparaît presque égale aux anges; elle l'aime comme la seule r<strong>ou</strong>te du vrai bonheur, et parce qu'elle ne voitque misère, abandon, malheur, opprobre, ignominie, dans la vie d'une femme déshonnête; elle l'aimeenfin comme chère à son respectable père, à sa tendre et digne mère: non contents d'être heureux deleur propre vertu, ils veulent l'être aussi de la sienne, et son premier bonheur à elle-même est l'espoir defaire le leur. T<strong>ou</strong>s ces sentiments lui inspirent un enth<strong>ou</strong>siasme qui lui élève l'âme et tient t<strong>ou</strong>s ses petitspenchants asservis à une passion si noble. Sophie sera chaste et honnête jusqu'à son dernier s<strong>ou</strong>pir; ellel'a juré dans le fond de son âme, et elle l'a juré dans un temps où elle sentait déjà t<strong>ou</strong>t ce qu'un telserment coûte à tenir; elle l'a juré quand elle en aurait dû révoquer l'engagement, si ses sens étaient faitsp<strong>ou</strong>r régner sur elle.Sophie n'a pas le bonheur d'être une aimable Française, froide par tempérament et coquette par vanité,v<strong>ou</strong>lant plutôt briller que plaire, cherchant l'amusement et non le plaisir. Le seul besoin d'aimer la dévore,il vient la distraire et tr<strong>ou</strong>bler son coeur dans les fêtes; elle a perdu son ancienne gaieté; les folâtres jeuxne sont plus faits p<strong>ou</strong>r elle; loin de craindre l'ennui de la solitude, elle la cherche; elle y pense à celui quidoit la lui rendre d<strong>ou</strong>ce: t<strong>ou</strong>s les indifférents l'importunent; il ne lui faut pas une c<strong>ou</strong>r, mais un amant; elleaime mieux plaire à un seul honnête homme, et lui plaire t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, que d'élever en sa faveur le cri de lamode, qui dure un j<strong>ou</strong>r, et le lendemain se change en huée.Les femmes ont le jugement plus tôt formé que les hommes: étant sur la défensive presque dès leurenfance, et chargées d'un dépôt difficile à garder, le bien et le mal leur sont nécessairement plus tôtconnus. Sophie, précoce en t<strong>ou</strong>t, parce que son tempérament la porte à l'être, a aussi le jugement plus tôtformé que d'autres filles de son âge. Il n'y a rien à cela de fort extraordinaire; la maturité n'est pas part<strong>ou</strong>tla même en même temps.Sophie est instruite des devoirs et des droits de son sexe et du nôtre. Elle connaît les défauts deshommes et les vices des femmes; elle connaît aussi les qualités, les vertus contraires, et les a t<strong>ou</strong>tesempreintes au fond de son coeur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de l'honnête femme que cellequ'elle en a conçue, et cette idée ne l'ép<strong>ou</strong>vante point; mais elle pense avec plus de complaisance àl'honnête homme, à l'homme de mérite; elle sent qu'elle est faite p<strong>ou</strong>r cet homme-là, qu'elle en est digne,qu'elle peut lui rendre le bonheur qu'elle recevra de lui; elle sent qu'elle saura bien le reconnaître; il nes'agit que de le tr<strong>ou</strong>ver.Les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes, comme ils le sont du mérite des femmes: celaest de leur droit réciproque; et ni les uns ni les autres ne l'ignorent. Sophie connaît ce droit et en use, maisavec la modestie qui convient à sa jeunesse, à son inexpérience, à son état; elle ne juge que des chosesqui sont à sa portée, et elle n'en juge que quand cela sert à développer quelque maxime utile. Elle neparle des absents qu'avec la plus grande circonspection, surt<strong>ou</strong>t si ce sont des femmes. Elle pense quece qui les rend médisantes et satiriques est de parler de leur sexe: tant qu'elles se bornent à parler dunôtre elles ne sont qu'équitables. Sophie s'y borne donc. Quant aux femmes, elle n'en parle jamais quep<strong>ou</strong>r en dire le bien qu'elle sait: c'est un honneur qu'elle croit devoir à son sexe; et p<strong>ou</strong>r celles dont elle nesait aucun bien à dire, elle n'en dit rien du t<strong>ou</strong>t, et cela s'entend.Sophie a peu d'usage du monde; mais elle est obligeante, attentive, et met de la grâce à t<strong>ou</strong>t ce qu'ellefait. Un heureux naturel la sert mieux que beauc<strong>ou</strong>p d'art. Elle a une certaine politesse à elle qui ne tientpoint aux formules, qui n'est point asservie aux modes, qui ne change point avec elles, qui ne fait rien parusage, mais qui vient d'un vrai désir de plaire, et qui plaît. Elle ne sait point les compliments triviaux, etn'en invente point de plus recherchés; elle ne dit pas qu'elle est très obligée, qu'on lui fait beauc<strong>ou</strong>pd'honneur, qu'on ne prenne pas la peine, etc. Elle s'avise encore moins de t<strong>ou</strong>rner des phrases. P<strong>ou</strong>r uneattention, p<strong>ou</strong>r une politesse établie, elle répond par une révérence, <strong>ou</strong> par un simple Je v<strong>ou</strong>s remercie;mais ce mot, dit de sa b<strong>ou</strong>che, en vaut bien un autre. P<strong>ou</strong>r un vrai service, elle laisse parler son coeur, et


243ce n'est pas un compliment qu'il tr<strong>ou</strong>ve. Elle n'a jamais s<strong>ou</strong>ffert que l'usage français l'asservît au j<strong>ou</strong>g dessimagrées, comme d'étendre sa main, en passant d'une chambre à l'autre, sur un bras sexagénairequ'elle aurait grande envie de s<strong>ou</strong>tenir. Quand un galant musqué lui offre cet impertinent service, ellelaisse l'officieux bras sur l'escalier, et s'élance en deux sauts dans la chambre en disant qu'elle n'est pasboiteuse. En effet, quoiqu'elle ne soit pas grande, elle n'a jamais v<strong>ou</strong>lu de talons hauts; elle a les piedsassez petits p<strong>ou</strong>r s'en passer.Non seulement elle se tient dans le silence et dans le respect avec les femmes, mais même avec leshommes mariés, <strong>ou</strong> beauc<strong>ou</strong>p plus âgés qu'elle; elle n'acceptera jamais de place au-dessus d'eux quepar obéissance, et reprendra la sienne au-dess<strong>ou</strong>s sitôt qu'elle le p<strong>ou</strong>rra; car elle sait que les droits del'âge vont avant ceux du sexe, comme ayant p<strong>ou</strong>r eux le préjugé de la sagesse, qui doit être honoréeavant t<strong>ou</strong>t.Avec les jeunes gens de son âge, c'est autre chose; elle a besoin d'un ton différent p<strong>ou</strong>r leur en imposer,et elle sait le prendre sans quitter l'air modeste qui lui convient. S'ils sont modestes et réservés euxmêmes,elle gardera volontiers avec eux l'aimable familiarité de la jeunesse; leurs entretiens pleinsd'innocence seront badins, mais décents; s'ils deviennent sérieux, elle veut qu'ils soient utiles; s'ilsdégénèrent en fadeurs, elle les fera bientôt cesser, car elle méprise surt<strong>ou</strong>t le petit jargon de la galanterie,comme très offensant p<strong>ou</strong>r son sexe. Elle sait bien que l'homme qu'elle cherche n'a pas ce jargon-là, etjamais elle ne s<strong>ou</strong>ffre volontiers d'un autre ce qui ne convient pas à celui dont elle a le caractère empreintau fond du coeur. La haute opinion qu'elle a des droits de son sexe, la fierté d'âme que lui donne la puretéde ses sentiments, cette énergie de la vertu qu'elle sent en elle-même et qui la rend respectable à sespropres yeux, lui font éc<strong>ou</strong>ter avec indignation les propos d<strong>ou</strong>cereux dont on prétend l'amuser. Elle ne lesreçoit point avec une colère apparente, mais avec un ironique applaudissement qui déconcerte, <strong>ou</strong> d'unton froid auquel on ne s'attend point. Qu'un beau Phébus lui débite ses gentillesses, la l<strong>ou</strong>e avec espritsur le sien, sur sa beauté, sur ses grâces, sur le prix du bonheur de lui plaire, elle est fille à l'interrompre,en lui disant poliment: "Monsieur, j'ai grand'peur de savoir ces choses-là mieux que v<strong>ou</strong>s; si n<strong>ou</strong>s n'avonsrien de plus curieux à n<strong>ou</strong>s dire, je crois que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons finir ici l'entretien." Accompagner ces motsd'une grande révérence, et puis se tr<strong>ou</strong>ver à vingt pas de lui n'est p<strong>ou</strong>r elle que l'affaire d'un instant.<strong>De</strong>mandez à vos agréables s'il est aisé d'étaler longtemps son caquet avec un esprit aussi reb<strong>ou</strong>rs quecelui-là.Ce n'est pas p<strong>ou</strong>rtant qu'elle n'aime fort à être l<strong>ou</strong>ée, p<strong>ou</strong>rvu que ce soit t<strong>ou</strong>t de bon, et qu'elle puissecroire qu'on pense en effet le bien qu'on lui dit d'elle. P<strong>ou</strong>r paraître t<strong>ou</strong>ché de son mérite, il fautcommencer par en montrer. Un hommage fondé sur l'estime peut flatter son coeur altier, mais t<strong>ou</strong>t galantpersiflage est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rebuté; Sophie n'est pas faite p<strong>ou</strong>r exercer les petits talents d'un baladin.Avec une si grande maturité de jugement, et formée à t<strong>ou</strong>s égards comme une fille de vingt ans, Sophie,à quinze, ne sera point traitée en enfant par ses parents. A peine apercevront-ils en elle la premièreinquiétude de la jeunesse, qu'avant le progrès ils se hâteront d'y p<strong>ou</strong>rvoir; ils lui tiendront des disc<strong>ou</strong>rstendres et sensés. Les disc<strong>ou</strong>rs tendres et sensés sont de son âge et de son caractère. Si ce caractèreest tel que je l'imagine, p<strong>ou</strong>rquoi son père ne lui parlerait-il pas à peu près ainsi:"Sophie, v<strong>ou</strong>s voilà grande fille, et ce n'est pas p<strong>ou</strong>r l'être t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs qu'on le devient. N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons quev<strong>ou</strong>s soyez heureuse: c'est p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s que n<strong>ou</strong>s le v<strong>ou</strong>lons, parce que notre bonheur dépend du vôtre. Lebonheur d'une honnête fille est de faire celui d'un honnête homme: il faut donc penser à v<strong>ou</strong>s marier; il yfaut penser de bonne heure, car du mariage dépend le sort de la vie, et l'on n'a jamais trop de temps p<strong>ou</strong>ry penser.Rien n'est plus difficile que le choix d'un bon mari, si ce n'est peut-être celui d'une bonne femme. Sophie,v<strong>ou</strong>s serez cette femme rare, v<strong>ou</strong>s serez la gloire de notre vie et le bonheur de nos vieux j<strong>ou</strong>rs; mais, dequelque mérite que v<strong>ou</strong>s soyez p<strong>ou</strong>rvue, la terre ne manque pas d'hommes qui en ont encore plus quev<strong>ou</strong>s. Il n'y en a pas un qui ne dût s'honorer de v<strong>ou</strong>s obtenir, il y en a beauc<strong>ou</strong>p qui v<strong>ou</strong>s honoreraientdavantage. Dans ce nombre il s'agit d'en tr<strong>ou</strong>ver un qui v<strong>ou</strong>s convienne, de le connaître, et de v<strong>ou</strong>s faireconnaître à lui.


244Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de convenances, que c'est une folie de les v<strong>ou</strong>loirt<strong>ou</strong>tes rassembler. Il faut d'abord s'assurer des plus importantes: quand les autres s'y tr<strong>ou</strong>vent, on s'enprévaut; quand elles manquent, on s'en passe. Le bonheur parfait n'est pas sur la terre, mais le plusgrand des malheurs, et celui qu'on peut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs éviter, est d'être malheureux par sa faute."Il y a des convenances naturelles, il y en a d'institution, il y en a qui ne tiennent qu'à l'opinion seule. Lesparents sont juges des deux dernières espèces, les enfants seuls le sont de la première. Dans lesmariages qui se font par l'autorité des pères, on se règle uniquement sur les convenances d'institution etd'opinion: ce ne sont pas les personnes qu'on marie, ce sont les conditions et les biens; mais t<strong>ou</strong>t celapeut changer; les personnes seules restent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, elles se portent part<strong>ou</strong>t avec elles; en dépit de lafortune, ce n'est que par les rapports personnels qu'un mariage peut être heureux <strong>ou</strong> malheureux.Votre mère était de condition, j'étais riche; voilà les seules considérations qui portèrent nos parents àn<strong>ou</strong>s unir. J'ai perdu mes biens, elle a perdu son nom: <strong>ou</strong>bliée de sa famille, que lui sert auj<strong>ou</strong>rd'hui d'êtrenée demoiselle? Dans nos désastres, l'union de nos coeurs n<strong>ou</strong>s a consolés de t<strong>ou</strong>t; la conformité de nosgoûts n<strong>ou</strong>s a fait choisir cette retraite; n<strong>ou</strong>s y vivons heureux dans la pauvreté, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tenons lieu det<strong>ou</strong>t l'un à l'autre. Sophie est notre trésor commun; n<strong>ou</strong>s bénissons le ciel de n<strong>ou</strong>s avoir donné celui-là etde n<strong>ou</strong>s avoir ôté t<strong>ou</strong>t le reste. Voyez, mon enfant, où n<strong>ou</strong>s a conduits la Providence: les convenances quin<strong>ou</strong>s firent marier sont évan<strong>ou</strong>ies; n<strong>ou</strong>s ne sommes heureux que par celles que l'on compta p<strong>ou</strong>r rien.C'est aux ép<strong>ou</strong>x à s'assortir. Le penchant mutuel doit être leur premier lien; leurs yeux, leurs coeursdoivent être leurs premiers guides; car, comme leur premier devoir, étant unis, est de s'aimer, et qu'aimer<strong>ou</strong> n'aimer pas ne dépend point de n<strong>ou</strong>s-mêmes, ce devoir en emporte nécessairement un autre, qui estde commencer par s'aimer avant de s'unir. C'est là le droit de la nature, que rien ne peut abroger: ceuxqui l'ont gênée par tant de lois civiles ont eu plus d'égard à l'ordre apparent qu'au bonheur du mariage etaux moeurs des citoyens. V<strong>ou</strong>s voyez, ma Sophie, que n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s prêchons pas une morale difficile.Elle ne tend qu'à v<strong>ou</strong>s rendre maîtresse de v<strong>ou</strong>s-même, et à n<strong>ou</strong>s en rapporter à v<strong>ou</strong>s sur le choix devotre ép<strong>ou</strong>x.Après v<strong>ou</strong>s avoir dit nos raisons p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s laisser une entière liberté, il est juste de v<strong>ou</strong>s parler aussi desvôtres p<strong>ou</strong>r en user avec sagesse. Ma fille, v<strong>ou</strong>s êtes bonne et raisonnable, v<strong>ou</strong>s avez de la droiture et dela piété, v<strong>ou</strong>s avez les talents qui conviennent à d'honnêtes femmes, et v<strong>ou</strong>s n'êtes pas dép<strong>ou</strong>rvued'agréments; mais v<strong>ou</strong>s êtes pauvre; v<strong>ou</strong>s avez les biens les plus estimables, et v<strong>ou</strong>s manquez de ceuxqu'on estime le plus. N'aspirez donc qu'à ce que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez obtenir, et réglez votre ambition, non survos jugements ni sur les nôtres, mais sur l'opinion des hommes. S'il n'était question que d'une égalité demérite, j'ignore à quoi je devrais borner vos espérances; mais ne les élevez point au-dessus de votrefortune, et n'<strong>ou</strong>bliez pas qu'elle est au plus bas rang. Bien qu'un homme digne de v<strong>ou</strong>s ne compte pascette inégalité p<strong>ou</strong>r un obstacle, v<strong>ou</strong>s devez faire alors ce qu'il ne fera pas: Sophie doit imiter sa mère, etn'entrer que dans une famille qui s'honore d'elle. V<strong>ou</strong>s n'avez point vu notre opulence, v<strong>ou</strong>s êtes néedurant notre pauvreté; v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s la rendez d<strong>ou</strong>ce et v<strong>ou</strong>s la partagez sans peine. Croyez-moi, Sophie, necherchez point des biens dont n<strong>ou</strong>s bénissons le ciel de n<strong>ou</strong>s avoir délivrés; n<strong>ou</strong>s n'avons goûté lebonheur qu'après avoir perdu la richesse.V<strong>ou</strong>s êtes trop aimable p<strong>ou</strong>r ne plaire à personne, et votre misère n'est pas telle qu'un honnête homme setr<strong>ou</strong>ve embarrassé de v<strong>ou</strong>s. V<strong>ou</strong>s serez recherchée, et v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez l'être de gens qui ne n<strong>ou</strong>s vaudrontpas. S'ils se montraient à v<strong>ou</strong>s tels qu'ils sont, v<strong>ou</strong>s les estimeriez ce qu'ils valent; t<strong>ou</strong>t leur faste ne v<strong>ou</strong>sen imposerait pas longtemps; mais, quoique v<strong>ou</strong>s ayez le jugement bon et que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s connaissiez enmérite, v<strong>ou</strong>s manquez d'expérience et v<strong>ou</strong>s ignorez jusqu'où les hommes peuvent se contrefaire. Unf<strong>ou</strong>rbe adroit peut étudier vos goûts p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s séduire, et feindre auprès de v<strong>ou</strong>s des vertus qu'il n'aurapoint. Il v<strong>ou</strong>s perdrait Sophie, avant que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s en fussiez aperçue, et v<strong>ou</strong>s ne connaîtriez votre erreurque p<strong>ou</strong>r la pleurer. Le plus dangereux de t<strong>ou</strong>s les pièges, et le seul que la raison ne peut éviter, est celuides sens; si jamais v<strong>ou</strong>s avez le malheur d'y tomber, v<strong>ou</strong>s ne verrez plus qu'illusions et chimères; vosyeux se fascineront, votre jugement se tr<strong>ou</strong>blera, votre volonté sera corrompue, votre erreur même v<strong>ou</strong>ssera chère; et quand v<strong>ou</strong>s seriez en état de la connaître, v<strong>ou</strong>s n'en v<strong>ou</strong>driez pas revenir. Ma fille, c'est à la


245raison de Sophie que je v<strong>ou</strong>s livre; je ne v<strong>ou</strong>s livre point au penchant de son coeur. Tant que v<strong>ou</strong>s serezde sang-froid, restez votre propre juge; mais sitôt que v<strong>ou</strong>s aimerez, rendez à votre mère le soin de v<strong>ou</strong>s.Je v<strong>ou</strong>s propose un accord qui v<strong>ou</strong>s marque notre estime et rétablisse entre n<strong>ou</strong>s l'ordre naturel. Lesparents choisissent l'ép<strong>ou</strong>x de leur fille, et ne la consultent que p<strong>ou</strong>r la forme: tel est l'usage. N<strong>ou</strong>s feronsentre n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>t le contraire: v<strong>ou</strong>s choisirez, et n<strong>ou</strong>s serons consultés. Usez de votre droit, Sophie; usezenlibrement et sagement. L'ép<strong>ou</strong>x qui v<strong>ou</strong>s convient doit être de votre choix et non pas du nôtre. Maisc'est à n<strong>ou</strong>s de juger si v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s trompez pas sur les convenances, et si, sans le savoir, v<strong>ou</strong>s nefaites point autre chose que ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez. La naissance, les biens, le rang, l'opinion, n'entrerontp<strong>ou</strong>r rien dans nos raisons. Prenez un honnête homme dont la personne v<strong>ou</strong>s plaise et dont le caractèrev<strong>ou</strong>s convienne: quel qu'il soit d'ailleurs, n<strong>ou</strong>s l'acceptons p<strong>ou</strong>r notre gendre. Son bien sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsassez grand, s'il a des bras, des moeurs, et qu'il aime sa famille. Son rang sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs assez illustre, s'ill'ennoblit par la vertu. Quand t<strong>ou</strong>te la terre n<strong>ou</strong>s blâmerait, qu'importe? N<strong>ou</strong>s ne cherchons pasl'approbation publique, il n<strong>ou</strong>s suffit de votre bonheur."Lecteurs, j'ignore quel effet ferait un pareil disc<strong>ou</strong>rs sur les filles élevées à votre manière. Quant à Sophie,elle p<strong>ou</strong>rra n'y pas répondre par des paroles; la honte et l'attendrissement ne la laisseraient pas aiséments'exprimer; mais je suis bien sûr qu'il restera gravé dans son coeur le reste de sa vie, et que si l'on peutcompter sur quelque résolution humaine, c'est sur celle qu'il lui fera faire d'être digne de l'estime de sesparents.Mettons la chose au pis, et donnons-lui un tempérament ardent qui lui rende pénible une longue attente;je dis que son jugement, ses connaissances, son goût, sa délicatesse, et surt<strong>ou</strong>t les sentiments dont soncoeur a été n<strong>ou</strong>rri dans son enfance, opposeront à l'impétuosité de ses sens un contre-poids qui lui suffirap<strong>ou</strong>r les vaincre, <strong>ou</strong> du moins p<strong>ou</strong>r leur résister longtemps. Elle m<strong>ou</strong>rrait plutôt martyre de son état qued'affliger ses parents, d'ép<strong>ou</strong>ser un homme sans mérite, et de s'exposer au malheur d'un mariage malassorti. La liberté même qu'elle a reçue ne fait que lui donner une n<strong>ou</strong>velle élévation d'âme, et la rendreplus difficile sur le choix de son maître. Avec le tempérament d'une Italienne et la sensibilité d'uneAnglaise, elle a, p<strong>ou</strong>r contenir son coeur et ses sens, la fierté d'une Espagnole, qui, même en cherchantun amant, ne tr<strong>ou</strong>ve pas aisément celui qu'elle estime digne d'elle.Il n'appartient pas à t<strong>ou</strong>t le monde de sentir quel ressort l'am<strong>ou</strong>r des choses honnêtes peut donner àl'âme, et quelle force on peut tr<strong>ou</strong>ver en soi quand on veut être sincèrement vertueux. Il y a des gens àqui t<strong>ou</strong>t ce qui est grand paraît chimérique, et qui, dans leur basse et vile raison, ne connaîtront jamais ceque peut sur les passions humaines la folie même de la vertu. Il ne faut parler à ces gens-là que par desexemples: tant pis p<strong>ou</strong>r eux s'ils s'obstinent à les nier. Si je leur disais que Sophie n'est point un êtreimaginaire, que son nom seul est de mon invention, que son éducation, ses moeurs, son caractère, safigure même ont réellement existé, et que sa mémoire coûte encore des larmes à t<strong>ou</strong>te une honnêtefamille, sans d<strong>ou</strong>te ils n'en croiraient rien; mais enfin, que risquerai-je d'achever sans dét<strong>ou</strong>r l'histoired'une fille si semblable à Sophie, que cette histoire p<strong>ou</strong>rrait être la sienne sans qu'on dût en être surpris?Qu'on la croie véritable <strong>ou</strong> non, peu importe; j'aurai, si l'on veut, raconté des fictions, mais j'aurai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsexpliqué ma méthode, et j'irai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à mes fins.La jeune personne, avec le tempérament dont je viens de charger Sophie, avait d'ailleurs avec elle t<strong>ou</strong>tesles conformités qui p<strong>ou</strong>vaient lui en faire mériter le nom, et je le lui laisse. Après l'entretien que j'airapporté, son père et sa mère, jugeant que les partis ne viendraient pas s'offrir dans le hameau qu'ilshabitaient, l'envoyèrent passer un hiver à la ville, chez une tante qu'on instruisit en secret du sujet de cevoyage; car la fière Sophie portait au fond de son coeur le noble orgueil de savoir triompher d'elle; et,quelque besoin qu'elle eût d'un mari, elle fût morte fille plutôt que de se rés<strong>ou</strong>dre à l'aller chercher.P<strong>ou</strong>r répondre aux vues de ses parents, sa tante la présenta dans les maisons, la mena dans lessociétés, dans les fêtes, lui fit voir le monde, <strong>ou</strong> plutôt l'y fit voir, car Sophie se s<strong>ou</strong>ciait peu de t<strong>ou</strong>t cefracas. On remarqua p<strong>ou</strong>rtant qu'elle ne fuyait pas les jeunes gens d'une figure agréable qui paraissaientdécents et modestes. Elle avait dans sa réserve même un certain art de les attirer, qui ressemblait assezà de la coquetterie; mais après s'être entretenue avec eux deux <strong>ou</strong> trois fois, elle s'en rebutait. Bientôt, à


246cet air d'autorité qui semblait accepter les hommages, elle substituait un maintien plus humble et unepolitesse plus rep<strong>ou</strong>ssante. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs attentive sur elle-même, elle ne leur laissait plus l'occasion de luirendre le moindre service: c'était dire qu'elle ne v<strong>ou</strong>lait pas être leur maîtresse.Jamais les coeurs sensibles n'aimèrent les plaisirs bruyants, vain et stérile bonheur des gens qui nesentent rien, et qui croient qu'ét<strong>ou</strong>rdir sa vie c'est en j<strong>ou</strong>ir. Sophie, ne tr<strong>ou</strong>vant point ce qu'elle cherchait,et désespérant de le tr<strong>ou</strong>ver ainsi, s'ennuya de la ville. Elle aimait tendrement ses parents, rien ne ladédommageait d'eux, rien n'était propre à les lui faire <strong>ou</strong>blier; elle ret<strong>ou</strong>rna les joindre longtemps avant leterme fixé p<strong>ou</strong>r son ret<strong>ou</strong>r.A peine eut-elle repris ses fonctions dans la maison paternelle, qu'on vit qu'en gardant la même conduiteelle avait changé d'humeur. Elle avait des distractions, de l'impatience, elle était triste et rêveuse, elle secachait p<strong>ou</strong>r pleurer. On crut d'abord qu'elle aimait et qu'elle en avait honte: on lui en parla, elle s'endéfendit. Elle protesta n'avoir vu personne qui pût t<strong>ou</strong>cher son coeur, et Sophie ne mentait point.Cependant, sa langueur augmentait sans cesse, et sa santé commençait à s'altérer. Sa mère, inquiète dece changement, résolut enfin d'en savoir la cause. Elle la prit en particulier, et mit en oeuvre auprès d'ellece langage insinuant et ces caresses invincibles que la seule tendresse maternelle sait employer. Ma fille,toi que j'ai portée dans mes entrailles et que je porte incessamment dans mon coeur, verse les secrets dutien dans le sein de ta mère. Quels sont donc ces secrets qu'une mère ne peut savoir? Qui est-ce quiplaint tes peines, qui est-ce qui les partage, qui est-ce qui veut les s<strong>ou</strong>lager, si ce n'est ton père et moi Ah!mon enfant, veux-tu que je meure de ta d<strong>ou</strong>leur sans la connaître?Loin de cacher ses chagrins à sa mère, la jeune fille ne demandait pas mieux que de l'avoir p<strong>ou</strong>rconsolatrice et p<strong>ou</strong>r confidente; mais la honte l'empêchait de parler, et sa modestie ne tr<strong>ou</strong>vait point delangage p<strong>ou</strong>r décrire un état si peu digne d'elle que l'émotion qui tr<strong>ou</strong>blait ses sens malgré qu'elle en eût.Enfin, sa honte même servant d'indice à sa mère, elle lui arracha ces humiliants aveux. Loin de l'affligerpar d'injustes réprimandes, elle la consola, la plaignit, pleura sur elle; elle était trop sage p<strong>ou</strong>r lui faire uncrime d'un mal que sa vertu seule rendait si cruel. Mais p<strong>ou</strong>rquoi supporter sans nécessité un mal dont leremède était si facile et si légitime? Que n'usait-elle de la liberté qu'on lui avait donnée? Que n'acceptaitelleun mari? que ne le choisissait-elle? Ne savait-elle pas que son sort dépendait d'elle seule, et que,quel que fût son choix, il serait confirmé, puisqu'elle n'en p<strong>ou</strong>vait faire un qui ne fût honnête? On l'avaitenvoyée à la ville, elle n'y avait point v<strong>ou</strong>lu rester; plusieurs partis s'étaient présentés, elle les avait t<strong>ou</strong>srebutés. Qu'attendait-elle donc? que v<strong>ou</strong>lait-elle? Quelle inexplicable contradiction!La réponse était simple. S'il ne s'agissait que d'un sec<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r la jeunesse, le choix serait bientôt fait;mais un maître p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te la vie n'est pas si facile à choisir; et, puisqu'on ne peut séparer ces deux choix,il faut bien attendre, et s<strong>ou</strong>vent perdre sa jeunesse, avant de tr<strong>ou</strong>ver l'homme avec qui l'on veut passerses j<strong>ou</strong>rs. Tel était le cas de Sophie: elle avait besoin d'un amant, mais cet amant devait être son mari; et,p<strong>ou</strong>r le coeur qu'il fallait au sien, l'un était presque aussi difficile à tr<strong>ou</strong>ver que l'autre. T<strong>ou</strong>s ces jeunesgens si brillants n'avaient avec elle que la convenance de l'âge, les autres leur manquaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs; leuresprit superficiel, leur vanité, leur jargon, leurs moeurs sans règle, leurs frivoles imitations, la dégoûtaientd'eux. Elle cherchait un homme et ne tr<strong>ou</strong>vait que des singes; elle cherchait une âme et n'en tr<strong>ou</strong>vaitpoint.Que je suis malheureuse! disait-elle à sa mère; j'ai besoin d'aimer, et je ne vois rien qui me plaise. Moncoeur rep<strong>ou</strong>sse t<strong>ou</strong>s ceux qu'attirent mes sens. Je n'en vois pas un qui n'excite mes désirs, et pas un quine les réprime; un goût sans estime ne peut durer. Ah! ce n'est pas là l'homme qu'il faut à votre Sophie!son charmant modèle est empreint trop avant dans son âme. Elle ne peut aimer que lui, elle ne peutrendre heureux que lui, elle ne peut être heureuse qu'avec lui seul. Elle aime mieux se consumer etcombattre sans cesse, elle aime mieux m<strong>ou</strong>rir malheureuse et libre, que désespérée auprès d'un hommequ'elle n'aimerait pas et qu'elle rendrait malheureux lui-même; il vaut mieux n'être plus, que de n'être quep<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>ffrir.


247Frappée de ces singularités, sa mère les tr<strong>ou</strong>va trop bizarres p<strong>ou</strong>r n'y pas s<strong>ou</strong>pçonner quelque mystère.Sophie n'était ni précieuse, ni ridicule. Comment cette délicatesse <strong>ou</strong>trée avait-elle pu lui convenir, à elle àqui l'on n'avait rien tant appris dès son enfance, qu'à s'accommoder des gens avec qui elle avait à vivre,et à faire de nécessité vertu? Ce modèle de l'homme aimable duquel elle était si enchantée, et quirevenait si s<strong>ou</strong>vent dans t<strong>ou</strong>s ses entretiens, fit conjecturer à sa mère que ce caprice avait quelque autrefondement qu'elle ignorait encore et que Sophie n'avait pas t<strong>ou</strong>t dit. L'infortunée, surchargée de sa peinesecrète, ne cherchait qu'à s'épancher. Sa mère la presse, elle hésite; elle se rend enfin, et sortant sansrien dire, elle entre un moment après, un livre à la main: Plaignez votre malheureuse fille, sa tristesse estsans remède, ses pleurs ne peuvent tarir. V<strong>ou</strong>s en v<strong>ou</strong>lez savoir la cause: eh bien! la voilà, dit-elle enjetant le livre sur la table. La mère prend le livre et l'<strong>ou</strong>vre: c'étaient les Aventures de Télémaque. Elle necomprend rien d'abord à cette énigme; à force de questions et de réponses obscures, elle voit enfin, avecune surprise facile à concevoir, que sa fille est la rivale d'Eucharis.Sophie aimait Télémaque, et l'aimait avec une passion dont rien ne put la guérir. Sitôt que son père et samère connurent sa manie, ils en rirent, et crurent la ramener par la raison. Ils se trompèrent: la raisonn'était pas t<strong>ou</strong>te de leur côté; Sophie avait aussi la sienne et savait la faire valoir. Combien de fois elle lesréduisit au silence en se servant contre eux de leurs propres raisonnements, en leur montrant qu'ilsavaient fait t<strong>ou</strong>t le mal eux-mêmes, qu'ils ne l'avaient point formée p<strong>ou</strong>r un homme de son siècle; qu'ilfaudrait nécessairement qu'elle adoptât les manières de penser de son mari, <strong>ou</strong> qu'elle lui donnât lessiennes; qu'ils lui avaient rendu le premier moyen impossible par la manière dont ils l'avaient élevée, etque l'autre était précisément ce qu'elle cherchait. Donnez-moi, disait-elle, un homme imbu de mesmaximes, <strong>ou</strong> que j'y puisse amener, et je l'ép<strong>ou</strong>se; mais jusque-là p<strong>ou</strong>rquoi me grondez-v<strong>ou</strong>s? Plaignezmoi.Je suis malheureuse et non pas folle. Le coeur dépend-il de la volonté? Mon père ne l'a-t-il pas ditlui-même? Est-ce ma faute si j'aime ce qui n'est pas? Je ne suis point visionnaire; je ne veux point unprince, je ne cherche point Télémaque, je sais qu'il n'est qu'une fiction: je cherche quelqu'un qui luiressemble. Et p<strong>ou</strong>rquoi ce quelqu'un ne peut-il exister, puisque j'existe, moi qui me sens un coeur sisemblable au sien? Non, ne déshonorons pas ainsi l'humanité; ne pensons pas qu'un homme aimable etvertueux ne soit qu'une chimère. Il existe, il vit, il me cherche peut-être; il cherche une âme qui le sacheaimer. Mais quel est-il? où est-il? Je l'ignore: il n'est aucun de ceux que j'ai vus; sans d<strong>ou</strong>te il n'est aucunde ceux que je verrai. O ma mère! p<strong>ou</strong>rquoi m'avez-v<strong>ou</strong>s rendu la vertu trop aimable? Si je ne puis aimerqu'elle, le tort en est moins à moi qu'à v<strong>ou</strong>s.Amènerai-je ce triste récit jusqu'à sa catastrophe? Dirai-je les longs débats qui la précédèrent?Représenterai-je une mère impatientée changeant en rigueur ses premières caresses? Montrerai-je unpère irrité <strong>ou</strong>bliant ses premiers engagements, et traitant comme une folle la plus vertueuse des filles?Peindrai-je enfin l'infortunée, encore plus attachée à sa chimère par la persécution qu'elle lui fait s<strong>ou</strong>ffrir,marchant à pas lents vers la mort, et descendant dans la tombe au moment qu'on croit l'entraîner àl'autel? Non, j'écarte ces objets funestes. Je n'ai pas besoin d'aller si loin p<strong>ou</strong>r montrer par un exempleassez frappant, ce me semble, que, malgré les préjugés qui naissent des moeurs du siècle,l'enth<strong>ou</strong>siasme de l'honnête et du beau n'est pas plus étranger aux femmes qu'aux hommes, et qu'il n'y arien que, s<strong>ou</strong>s la direction de la nature, on ne puisse obtenir d'elles comme de n<strong>ou</strong>s.On m'arrête ici p<strong>ou</strong>r me demander si c'est la nature qui n<strong>ou</strong>s prescrit de prendre tant de peine p<strong>ou</strong>rréprimer des désirs immodérés. Je réponds que non, mais qu'aussi ce n'est point la nature qui n<strong>ou</strong>sdonne tant de désirs immodérés. Or, t<strong>ou</strong>t ce qui n'est pas elle est contre elle: j'ai pr<strong>ou</strong>vé cela mille fois.Rendons à notre <strong>Emile</strong> sa Sophie: ressuscitons cette aimable fille p<strong>ou</strong>r lui donner une imagination moinsvive et un destin plus heureux. Je v<strong>ou</strong>lais peindre une femme ordinaire; et à force de lui élever l'âme j'aitr<strong>ou</strong>blé sa raison; je me suis égaré moi-même. Revenons sur nos pas. Sophie n'a qu'un bon naturel dansune âme commune: t<strong>ou</strong>t ce qu'elle a de plus que les autres femmes est l'effet de son éducation.Je me suis proposé dans ce livre de dire t<strong>ou</strong>t ce qui se p<strong>ou</strong>vait faire, laissant à chacun le choix de ce quiest à sa portée dans ce que je puis avoir dit de bien. J'avais pensé dès le commencement à former de loinla compagne d'<strong>Emile</strong>, et à les élever l'un p<strong>ou</strong>r l'autre et l'un avec l'autre. Mais, en y réfléchissant, j'aitr<strong>ou</strong>vé que t<strong>ou</strong>s ces arrangements trop prématurés étaient mal entendus, et qu'il était absurde de destiner


248deux enfants à s'unir avant de p<strong>ou</strong>voir connaître si cette union était dans l'ordre de la nature, et s'ilsauraient entre eux les rapports convenables p<strong>ou</strong>r la former. Il ne faut pas confondre ce qui est naturel àl'état sauvage, et ce qui est naturel à l'état civil. Dans le premier état, t<strong>ou</strong>tes les femmes conviennent àt<strong>ou</strong>s les hommes, parce que les uns et les autres n'ont encore que la forme primitive et commune; dans lesecond, chaque caractère étant développé par les institutions sociales, et chaque esprit ayant reçu saforme propre et déterminée, non de l'éducation seule, mais du conc<strong>ou</strong>rs bien <strong>ou</strong> mal ordonné du naturelet de l'éducation, on ne peut plus les assortir qu'en les présentant l'un à l'autre p<strong>ou</strong>r voir s'ils seconviennent à t<strong>ou</strong>s égards, <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r préférer au moins le choix qui donne le plus de ces convenances.Le mal est qu'en développant les caractères l'état social distingue les rangs, et que l'un de ces deuxordres n'étant point semblable à l'autre, plus on distingue les conditions, plus on confond les caractères.<strong>De</strong> là les mariages mal assortis et t<strong>ou</strong>s les désordres qui en dérivent; d'où l'on voit, par une conséquenceévidente, que, plus on s'éloigne de l'égalité, plus les sentiments naturels s'altèrent; plus l'intervalle desgrands aux petits s'accroît, plus le lien conjugal se relâche; plus il y a de riches et de pauvres, moins il y ade pères et de maris. Le maître ni l'esclave n'ont plus de famille, chacun des deux ne voit que son état.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s prévenir les abus et faire d'heureux mariages, ét<strong>ou</strong>ffez les préjugés, <strong>ou</strong>bliez les institutionshumaines, et consultez la nature. N'unissez pas des gens qui ne se conviennent que dans une conditiondonnée, et qui ne se conviendront plus, cette condition venant à changer, mais des gens qui seconviendront dans quelque situation qu'ils se tr<strong>ou</strong>vent, dans quelque pays qu'ils habitent, dans quelquerang qu'ils puissent tomber. Je ne dis pas que les rapports conventionnels soient indifférents dans lemariage, mais je dis que l'influence des rapports naturels l'emporte tellement sur la leur, que c'est elleseule qui décide du sort de la vie, et qu'il y a telle convenance de goûts, d'humeurs, de sentiments, decaractères, qui devrait engager un père sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner sans balancer à sonfils la fille avec laquelle il aurait t<strong>ou</strong>tes ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête, fût-ellela fille du b<strong>ou</strong>rreau. Oui, je s<strong>ou</strong>tiens que, t<strong>ou</strong>s les malheurs imaginables dussent-ils tomber sur deuxép<strong>ou</strong>x bien unis, ils j<strong>ou</strong>iront d'un plus vrai bonheur à pleurer ensemble, qu'ils n'en auraient dans t<strong>ou</strong>tes lesfortunes de la terre, empoisonnées par la désunion des coeurs.Au lieu donc de destiner dès l'enfance une ép<strong>ou</strong>se à mon <strong>Emile</strong>, j'ai attendu de connaître celle qui luiconvient. Ce n'est point moi qui fais cette destination, c'est la nature; mon affaire est de tr<strong>ou</strong>ver le choixqu'elle a fait. Mon affaire, je dis la mienne et non celle du père; car en me confiant son fils, il me cède saplace, il substitue mon droit au sien; c'est moi qui suis le vrai père d'<strong>Emile</strong>, c'est moi qui l'ai fait homme.J'aurais refusé de l'élever si je n'avais pas été le maître de le marier à son choix, c'est-à-dire au mien. Iln'y a que le plaisir de faire un heureux qui puisse payer ce qu'il en coûte p<strong>ou</strong>r mettre un homme en état dele devenir.Mais ne croyez pas non plus que j'ai attendu, p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>ver l'ép<strong>ou</strong>se d'<strong>Emile</strong>, que je le misse en devoir dela chercher. Cette feinte recherche n'est qu'un prétexte p<strong>ou</strong>r lui faire connaître les femmes, afin qu'il sentele prix de celle qui lui convient. Dès longtemps Sophie est tr<strong>ou</strong>vée; peut-être <strong>Emile</strong> l'a-t-il déjà vue; mais ilne la reconnaîtra que quand il en sera temps.Quoique l'égalité des conditions ne soit pas nécessaire au mariage, quand cette égalité se joint aux autresconvenances, elle leur donne un n<strong>ou</strong>veau prix; elle n'entre en balance avec aucune, mais la fait pencherquand t<strong>ou</strong>t est égal.Un homme, à moins qu'il ne soit monarque, ne peut pas chercher une femme dans t<strong>ou</strong>s les états; car lespréjugés qu'il n'aura pas, il les tr<strong>ou</strong>vera dans les autres; et telle fille lui conviendrait peut-être, qu'il nel'obtiendrait pas p<strong>ou</strong>r cela. Il y a donc des maximes de prudence qui doivent borner les recherches d'unpère judicieux. Il ne doit point v<strong>ou</strong>loir donner à son élève un établissement au-dessus de son rang, carcela ne dépend pas de lui. Quand il le p<strong>ou</strong>rrait, il ne devrait pas le v<strong>ou</strong>loir encore; car qu'importe le rangau jeune homme, du moins au mien? Et cependant, en montant, il s'expose à mille maux réels qu'il sentirat<strong>ou</strong>te sa vie. Je dis même qu'il ne doit pas v<strong>ou</strong>loir compenser des biens de différentes natures, comme lanoblesse et l'argent, parce que chacun des deux aj<strong>ou</strong>te moins de prix à l'autre qu'il n'en reçoit d'altération;


249que de plus on ne s'accorde jamais sur l'estimation commune; qu'enfin la préférence que chacun donne àsa mise prépare la discorde entre deux familles, et s<strong>ou</strong>vent entre deux ép<strong>ou</strong>x.Il est encore fort différent p<strong>ou</strong>r l'ordre du mariage que l'homme s'allie au-dessus <strong>ou</strong> au-dess<strong>ou</strong>s de lui. Lepremier cas est t<strong>ou</strong>t à fait contraire à la raison; le second y est plus conforme. Comme la famille ne tient àla société que par son chef, c'est l'état de ce chef qui règle celui de la famille entière. Quand il s'allie dansun rang plus bas, il ne descend point, il élève son ép<strong>ou</strong>se; au contraire, en prenant une femme au-dessusde lui, il l'abaisse sans s'élever. Ainsi, dans le premier cas, il y a du bien sans mal, et dans le second, dumal sans bien. <strong>De</strong> plus, il est dans l'ordre de la nature que la femme obéisse à l'homme. Quand donc il laprend dans un rang inférieur, l'ordre naturel et l'ordre civil s'accordent, et t<strong>ou</strong>t va bien. C'est le contrairequand, s'alliant au-dessus de lui, l'homme se met dans l'alternative de blesser son droit <strong>ou</strong> sareconnaissance, et d'être ingrat <strong>ou</strong> méprisé. Alors la femme, prétendant à l'autorité, se rend le tyran deson chef; et le maître, devenu l'esclave, se tr<strong>ou</strong>ve la plus ridicule et la plus misérable des créatures. Telssont ces malheureux favoris que les rois de l'Asie honorent et t<strong>ou</strong>rmentent de leur alliance, et qui, dit-on,p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>cher avec leurs femmes, n'osent entrer dans le lit que par le pied.Je m'attends que beauc<strong>ou</strong>p de lecteurs, se s<strong>ou</strong>venant que je donne à la femme un talent naturel p<strong>ou</strong>rg<strong>ou</strong>verner l'homme, m'accuseront ici de contradiction: ils se tromperont p<strong>ou</strong>rtant. Il y a bien de ladifférence entre s'arroger le droit de commander, et g<strong>ou</strong>verner celui qui commande. L'empire de la femmeest un empire de d<strong>ou</strong>ceur, d'adresse et de complaisance; ses ordres sont des caresses, ses menacessont des pleurs. Elle doit régner dans la maison comme un ministre dans l'Etat, en se faisant commanderce qu'elle veut faire. En ce sens il est constant que les meilleurs ménages sont ceux où la femme a le plusd'autorité: mais quand elle méconnaît la voix du chef, qu'elle veut usurper ses droits et commander ellemême,il ne résulte jamais de ce désordre que misère, scandale et déshonneur.Reste le choix entre ses égales et ses inférieures; et je crois qu'il y a encore quelque restriction à fairep<strong>ou</strong>r ces dernières; car il est difficile de tr<strong>ou</strong>ver dans la lie du peuple une ép<strong>ou</strong>se capable de faire lebonheur d'un honnête homme: non qu'on soit plus vicieux dans les derniers rangs que dans les premiers,mais parce qu'on y a peu d'idée de ce qui est beau et honnête, et que l'injustice des autres états fait voir àcelui-ci la justice dans ses vices mêmes.Naturellement l'homme ne pense guère. Penser est un art qu'il apprend comme t<strong>ou</strong>s les autres, et mêmeplus difficilement. Je ne connais p<strong>ou</strong>r les deux sexes que deux classes réellement distinguées: l'une desgens qui pensent, l'autre des gens qui ne pensent point; et cette différence vient presque uniquement del'éducation. Un homme de la première de ces deux classes ne doit point s'allier dans l'autre; car le plusgrand charme de la société manque à la sienne lorsque, ayant une femme, il est réduit à penser seul. Lesgens qui passent exactement la vie entière à travailler p<strong>ou</strong>r vivre n'ont d'autre idée que celle de leur travail<strong>ou</strong> de leur intérêt, et t<strong>ou</strong>t leur esprit semble être au b<strong>ou</strong>t de leurs bras. Cette ignorance ne nuit ni à laprobité ni aux moeurs; s<strong>ou</strong>vent même elle y sert; s<strong>ou</strong>vent on compose avec ses devoirs à force d'yréfléchir, et l'on finit par mettre un jargon à la place des choses. La conscience est le plus éclairé desphilosophes: on n'a pas besoin de savoir les Offices de Cicéron p<strong>ou</strong>r être homme de bien; et la femme dumonde la plus honnête sait peut-être le moins ce que c'est qu'honnêteté. Mais il n'en est pas moins vraiqu'un esprit cultivé rend seul le commerce agréable; et c'est une triste chose p<strong>ou</strong>r un père de famille quise plaît dans sa maison, d'être forcé de s'y renfermer en lui-même, et de ne p<strong>ou</strong>voir s'y faire entendre àpersonne.D'ailleurs, comment une femme qui n'a nulle habitude de réfléchir élèvera-t-elle ses enfants? Commentdiscernera-t-elle ce qui leur convient? Comment les disposera-t-elle aux vertus qu'elle ne connaît pas, aumérite dont elle n'a nulle idée? Elle ne saura que les flatter <strong>ou</strong> les menacer, les rendre insolents <strong>ou</strong>craintifs; elle en fera des singes maniérés <strong>ou</strong> d'ét<strong>ou</strong>rdis polissons, jamais de bons esprits ni des enfantsaimables.Il ne convient donc pas à un homme qui a de l'éducation de prendre une femme qui n'en ait point, ni parconséquent dans un rang où l'on ne saurait en avoir. Mais j'aimerais encore cent fois mieux une fillesimple et grossièrement élevée, qu'une fille savante et bel esprit, qui viendrait établir dans ma maison un


250tribunal de littérature dont elle se ferait la présidente. Une femme bel esprit est le fléau de son mari, deses enfants, de ses amis, de ses valets, de t<strong>ou</strong>t le monde. <strong>De</strong> la sublime élévation de son beau génie, elledédaigne t<strong>ou</strong>s ses devoirs de femme, et commence t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs par se faire homme à la manière demademoiselle de l'Enclos. Au dehors, elle est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ridicule et très justement critiquée, parce qu'on nepeut manquer de l'être aussitôt qu'on sort de son état et qu'on n'est point fait p<strong>ou</strong>r celui qu'on veutprendre. T<strong>ou</strong>tes ces femmes à grands talents n'en imposent jamais qu'aux sots. On sait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quel estl'artiste <strong>ou</strong> l'ami qui tient la plume <strong>ou</strong> le pinceau quand elles travaillent; on sait quel est le discret hommede lettres qui leur dicte en secret leurs oracles. T<strong>ou</strong>te cette charlatanerie est indigne d'une honnêtefemme. Quand elle aurait de vrais talents, sa prétention les avilirait. Sa dignité est d'être ignorée; sa gloireest dans l'estime de son mari: ses plaisirs sont dans le bonheur de sa famille. Lecteurs, je m'en rapporte àv<strong>ou</strong>s-mêmes, soyez de bonne foi: lequel v<strong>ou</strong>s donne meilleure opinion d'une femme en entrant dans sachambre, lequel v<strong>ou</strong>s la fait aborder avec plus de respect, de la voir occupée des travaux de son sexe,des soins de son ménage, environnée des hardes de ses enfants, <strong>ou</strong> de la tr<strong>ou</strong>ver écrivant des vers sursa toilette, ent<strong>ou</strong>rée de brochures de t<strong>ou</strong>tes les sortes et de petits billets peints de t<strong>ou</strong>tes les c<strong>ou</strong>leurs?T<strong>ou</strong>te fille lettrée restera fille t<strong>ou</strong>te sa vie, quand il n'y aura que des hommes sensés sur la terre.Quaeris cur nolim te ducere, Galla? diserta es.Après ces considérations vient celle de la figure; c'est la première qui frappe et la dernière qu'on doit faire,mais encore ne la faut-il pas compter p<strong>ou</strong>r rien. La grande beauté me paraît plutôt à fuir qu'à rechercherdans le mariage. La beauté s'use promptement par la possession; au b<strong>ou</strong>t de six semaines, elle n'est plusrien p<strong>ou</strong>r le possesseur, mais ses dangers durent autant qu'elle. A moins qu'une belle femme ne soit unange, son mari est le plus malheureux des hommes; et quand elle serait un ange, comment empêchera-tellequ'il ne soit sans cesse ent<strong>ou</strong>ré d'ennemis? Si l'extrême laideur n'était pas dégoûtante, je lapréférerais à l'extrême beauté; car en peu de temps l'une et l'autre étant nulle p<strong>ou</strong>r le mari, la beautédevient un inconvénient et la laideur un avantage. Mais la laideur qui produit le dégoût est le plus granddes malheurs; ce sentiment, loin de s'effacer, augmente sans cesse et se t<strong>ou</strong>rne en haine. C'est un enferqu'un pareil mariage; il vaudrait mieux être morts qu'unis ainsi.Désirez en t<strong>ou</strong>t la médiocrité, sans en excepter la beauté même. Une figure agréable et prévenante, quin'inspire pas l'am<strong>ou</strong>r, mais la bienveillance, est ce qu'on doit préférer; elle est sans préjudice p<strong>ou</strong>r le mari,et l'avantage en t<strong>ou</strong>rne au profit commun: les grâces ne s'usent pas comme la beauté; elles ont de la vie,elles se ren<strong>ou</strong>vellent sans cesse, et au b<strong>ou</strong>t de trente ans de mariage, une honnête femme avec desgrâces plaît à son mari comme le premier j<strong>ou</strong>r.Telles sont les réflexions qui m'ont déterminé dans le choix de Sophie. Elève de la nature ainsi qu'<strong>Emile</strong>,elle est faite p<strong>ou</strong>r lui plus qu'aucune autre; elle sera la femme de l'homme. Elle est son égale par lanaissance et par le mérite, son inférieure par la fortune. Elle n'enchante pas au premier c<strong>ou</strong>p d'oeil, maiselle plaît chaque j<strong>ou</strong>r davantage. Son plus grand charme n'agit que par degrés; il ne se déploie que dansl'intimité du commerce; et son mari le sentira plus que personne au monde. Son éducation n'est nibrillante ni négligée; elle a du goût sans étude, des talents sans art, du jugement sans connaissances.Son esprit ne sait pas, mais il est cultivé p<strong>ou</strong>r apprendre; c'est une terre bien préparée qui n'attend que legrain p<strong>ou</strong>r rapporter. Elle n'a jamais lu de livre que Barrême et Télémaque, qui lui tomba par hasard dansles mains; mais une fille capable de se passionner p<strong>ou</strong>r Télémaque a-t-elle un coeur sans sentiment et unesprit sans délicatesse? O l'aimable ignorance! Heureux celui qu'on destine à l'instruire! Elle ne sera pointle professeur de son mari, mais son disciple; loin de v<strong>ou</strong>loir l'assujettir à ses goûts, elle prendra les siens.Elle vaudra mieux p<strong>ou</strong>r lui que si elle était savante; il aura le plaisir de lui t<strong>ou</strong>t enseigner. Il est temps enfinqu'ils se voient; travaillons à les rapprocher.N<strong>ou</strong>s partons de Paris tristes et rêveurs. Ce lieu de babil n'est pas notre centre. <strong>Emile</strong> t<strong>ou</strong>rne un oeil dedédain vers cette grande ville, et dit avec dépit: Que de j<strong>ou</strong>rs perdus en vaines recherches! Ah! ce n'estpas là qu'est l'ép<strong>ou</strong>se de mon coeur. Mon ami, v<strong>ou</strong>s le saviez bien, mais mon temps ne v<strong>ou</strong>s coûte guère,et mes maux v<strong>ou</strong>s font peu s<strong>ou</strong>ffrir. Je le regarde fixement, et je lui dis sans m'ém<strong>ou</strong>voir: <strong>Emile</strong>, croyezv<strong>ou</strong>sce que v<strong>ou</strong>s dites? A l'instant, il me saute au c<strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t confus, et me serre dans ses bras sansrépondre. C'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sa réponse quand il a tort.


251N<strong>ou</strong>s voici par les champs en vrais chevaliers errants; non pas comme ceux cherchant les aventures,n<strong>ou</strong>s les fuyons au contraire en quittant Paris; mais imitant assez leur allure errante, inégale, tantôtpiquant des deux, et tantôt marchant à petits pas. A force de suivre ma pratique, on en aura pris enfinl'esprit; et je n'imagine aucun lecteur encore assez prévenu par les usages p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s supposer t<strong>ou</strong>s deuxendormis dans une bonne chaise de poste bien fermée, marchant sans rien voir, sans rien observer,rendant nul p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s l'intervalle du départ à l'arrivée, et, dans la vitesse de notre marche, perdant letemps p<strong>ou</strong>r le ménager.Les hommes disent que la vie est c<strong>ou</strong>rte, et je vois qu'ils s'efforcent de la rendre telle. Ne sachant pasl'employer, ils se plaignent de la rapidité du temps, et je vois qu'il c<strong>ou</strong>le trop lentement à leur gré. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rspleins de l'objet auquel ils tendent, ils voient à regret l'intervalle qui les en sépare: l'un v<strong>ou</strong>drait être àdemain, l'autre au mois prochain, l'autre à dix ans de là; nul ne veut vivre auj<strong>ou</strong>rd'hui; nul n'est content del'heure présente, t<strong>ou</strong>s la tr<strong>ou</strong>vent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps c<strong>ou</strong>le trop vite,ils mentent; ils payeraient volontiers le p<strong>ou</strong>voir de l'accélérer; ils emploieraient volontiers leur fortune àconsumer leur vie entière; et il n'y en a peut-être pas un qui n'eût réduit ses ans à très peu d'heures s'ileût été le maître d'en ôter au gré de son ennui celles qui lui étaient à charge, et au gré de son impatiencecelles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles,de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et d'un quartier à l'autre, quiserait fort embarrassé de ses heures s'il n'avait le secret de les perdre ainsi, et qui s'éloigne exprès deses affaires p<strong>ou</strong>r s'occuper à les aller chercher: il croit gagner le temps qu'il y met de plus, et dontautrement il ne saurait que faire; <strong>ou</strong> bien, au contraire, il c<strong>ou</strong>rt p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rir, et vient en poste sans autreobjet que de ret<strong>ou</strong>rner de même. Mortels, ne cesserez-v<strong>ou</strong>s jamais de calomnier la nature? P<strong>ou</strong>rquoiv<strong>ou</strong>s plaindre que la vie est c<strong>ou</strong>rte puisqu'elle ne l'est pas encore assez à votre gré? S'il est un seuld'entre v<strong>ou</strong>s qui sache mettre assez de tempérance à ses désirs p<strong>ou</strong>r ne jamais s<strong>ou</strong>haiter que le tempss'éc<strong>ou</strong>le, celui-là ne l'estimera point trop c<strong>ou</strong>rte; vivre et j<strong>ou</strong>ir seront p<strong>ou</strong>r lui la même chose; et, dût-ilm<strong>ou</strong>rir jeune, il ne m<strong>ou</strong>rra que rassasié de j<strong>ou</strong>rs.Quand je n'aurais que cet avantage dans ma méthode, par cela seul il la faudrait préférer à t<strong>ou</strong>te autre. Jen'ai point élevé mon <strong>Emile</strong> p<strong>ou</strong>r désirer ni p<strong>ou</strong>r attendre mais p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>ir; et quand il porte ses désirs audelà du présent, ce n'est point avec une ardeur assez impétueuse p<strong>ou</strong>r être importuné de la lenteur dutemps. Il ne j<strong>ou</strong>ira pas seulement du plaisir de désirer, mais de celui d'aller à l'objet qu'il désire; et sespassions sont tellement modérées qu'il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus où il est qu'où il sera.N<strong>ou</strong>s ne voyageons donc point en c<strong>ou</strong>rriers, mais en voyageurs. N<strong>ou</strong>s ne songeons pas seulement auxdeux termes, mais à l'intervalle qui les sépare. Le voyage même est un plaisir p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s. N<strong>ou</strong>s ne lefaisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. N<strong>ou</strong>s nevoyageons point dans la mollesse et dans le repos des femmes. N<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s ôtons ni le grand air, ni lavue des objets qui n<strong>ou</strong>s environnent, ni la commodité de les contempler à notre gré quand il n<strong>ou</strong>s plaît.<strong>Emile</strong> n'entra jamais dans une chaise de poste, et ne c<strong>ou</strong>rt guère en poste s'il n'est pressé. Mais de quoijamais <strong>Emile</strong> peut-il être pressé? D'une seule chose, de j<strong>ou</strong>ir de la vie. Aj<strong>ou</strong>terai-je et de faire du bienquand il le peut? Non, car cela même est j<strong>ou</strong>ir de la vie.Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval; c'est d'aller à pied. On part àson moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. On observe t<strong>ou</strong>t le pays;on se dét<strong>ou</strong>rne à droite, à gauche; on examine t<strong>ou</strong>t ce qui n<strong>ou</strong>s flatte; on s'arrête à t<strong>ou</strong>s les points de vue.Aperçois-je une rivière, je la côtoie; un bois t<strong>ou</strong>ffu, je vais s<strong>ou</strong>s son ombre; une grotte, je la visite; unecarrière, j'examine les minéraux. Part<strong>ou</strong>t où je me plais, j'y reste. A l'instant que je m'ennuie, je m'en vais.Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins t<strong>ou</strong>t faits, desr<strong>ou</strong>tes commodes; je passe part<strong>ou</strong>t où un homme peut passer; je vois t<strong>ou</strong>t ce qu'un homme peut voir; et,ne dépendant que de moi-même, je j<strong>ou</strong>is de t<strong>ou</strong>te la liberté dont un homme peut j<strong>ou</strong>ir. Si le mauvaistemps m'arrête et que l'ennui me gagne, alors je prends des chevaux. Si je suis las... Mais <strong>Emile</strong> ne selasse guère; il est robuste; et p<strong>ou</strong>rquoi se lasserait-il? Il n'est point pressé. S'il s'arrête, comment peut-ils'ennuyer? Il porte part<strong>ou</strong>t de quoi s'amuser. Il entre chez un maître, il travaille; il exerce ses bras p<strong>ou</strong>rreposer ses pieds.


252Voyager à pied, c'est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J'ai peine à comprendre comment unphilosophe peut se rés<strong>ou</strong>dre à voyager autrement, et s'arracher à l'examen des richesses qu'il f<strong>ou</strong>le auxpieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l'agriculture; ne veut pas connaîtreles productions particulières au climat des lieux qu'il traverse, et la manière de les cultiver? Qui est-ce qui,ayant un peu de goût p<strong>ou</strong>r l'histoire naturelle, peut se rés<strong>ou</strong>dre à passer un terrain sans l'examiner, unrocher sans l'écorner, des montagnes sans herboriser, des caill<strong>ou</strong>x sans chercher des fossiles? Vosphilosophes de ruelles étudient l'histoire naturelle dans des cabinets; ils ont des colifichets; ils savent desnoms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet d'<strong>Emile</strong> est plus riche que ceux des rois; cecabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place: le naturaliste qui en prend soin a rangé le t<strong>ou</strong>tdans un fort bel ordre: Daubenton ne ferait pas mieux.Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager! sans compter lasanté qui s'affermit, l'humeur qui s'égaye. J'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voituresbien d<strong>ou</strong>ces, rêveurs, tristes, grondants <strong>ou</strong> s<strong>ou</strong>ffrants; et les piétons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs gais, légers et contents det<strong>ou</strong>t. Combien le coeur rit quand on approche du gîte! Combien un repas grossier paraît sav<strong>ou</strong>reux! Avecquel plaisir on se repose à table! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit! Quand on ne veutqu'arriver, on peut c<strong>ou</strong>rir en chaise de poste; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.Si, avant que n<strong>ou</strong>s ayons fait cinquante lieues de la manière que j'imagine, Sophie n'est pas <strong>ou</strong>bliée, ilfaut que je ne sois guère adroit, <strong>ou</strong> qu'<strong>Emile</strong> soit bien peu curieux; car, avec tant de connaissancesélémentaires, il est difficile qu'il ne soit pas tenté d'en acquérir davantage. On n'est curieux qu'à proportionqu'on est instruit; il sait précisément assez p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>loir apprendre.Cependant, un objet en attire un autre, et n<strong>ou</strong>s avançons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. J'ai mis à notre première c<strong>ou</strong>rse unterme éloigné: le prétexte en est facile; en sortant de Paris, il faut aller chercher une femme au loin.Quelque j<strong>ou</strong>r, après n<strong>ou</strong>s être égarés plus qu'à l'ordinaire dans des vallons, dans des montagnes où l'onn'aperçoit aucun chemin, n<strong>ou</strong>s ne savons plus retr<strong>ou</strong>ver le nôtre. Peu n<strong>ou</strong>s importe, t<strong>ou</strong>s chemins sontbons, p<strong>ou</strong>rvu qu'on arrive: mais encore faut-il arriver quelque part quand on a faim. Heureusement n<strong>ou</strong>str<strong>ou</strong>vons un paysan qui n<strong>ou</strong>s mène dans sa chaumière; n<strong>ou</strong>s mangeons de grand appétit son maigredîner. En n<strong>ou</strong>s voyant si fatigués, si affamés, il n<strong>ou</strong>s dit: Si le bon Dieu v<strong>ou</strong>s eût conduits de l'autre côtéde la colline, v<strong>ou</strong>s eussiez été mieux reçus... v<strong>ou</strong>s auriez tr<strong>ou</strong>vé une maison de paix... des gens sicharitables... de si bonnes gens!... Ils n'ont pas meilleur coeur que moi, mais ils sont plus riches,quoiqu'on dise qu'ils l'étaient bien plus autrefois... Ils ne pâtissent pas, Dieu merci; et t<strong>ou</strong>t le pays se sentde ce qui leur reste.A ce mot de bonnes gens, le coeur du bon <strong>Emile</strong> s'épan<strong>ou</strong>it. Mon ami, dit-il en me regardant, allons àcette maison dont les maîtres sont bénis dans le voisinage: je serais bien aise de les voir; peut-êtreseront-ils bien aises de n<strong>ou</strong>s voir aussi. Je suis sûr qu'ils n<strong>ou</strong>s recevront bien: s'ils sont des nôtres, n<strong>ou</strong>sserons des leurs.La maison bien indiquée, on part, on erre dans les bois, une grande pluie n<strong>ou</strong>s surprend en chemin; ellen<strong>ou</strong>s retarde sans n<strong>ou</strong>s arrêter. Enfin l'on se retr<strong>ou</strong>ve, et le soir n<strong>ou</strong>s arrivons à la maison désignée. Dansle hameau qui l'ent<strong>ou</strong>re, cette seule maison, quoique simple, a quelque apparence. N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>sprésentons, n<strong>ou</strong>s demandons l'hospitalité. L'on n<strong>ou</strong>s fait parler au maître; il n<strong>ou</strong>s questionne, maispoliment: sans dire le sujet de notre voyage, n<strong>ou</strong>s disons celui de notre dét<strong>ou</strong>r. Il a gardé de son ancienneopulence la facilité de connaître l'état des gens dans leurs manières; quiconque a vécu dans le grandmonde se trompe rarement là-dessus: sur ce passeport n<strong>ou</strong>s sommes admis.On n<strong>ou</strong>s montre un appartement fort petit, mais propre et commode; on y fait du feu, n<strong>ou</strong>s y tr<strong>ou</strong>vons dulinge, des nippes, t<strong>ou</strong>t ce qu'il n<strong>ou</strong>s faut. Quoi! dit <strong>Emile</strong> t<strong>ou</strong>t surpris, on dirait que n<strong>ou</strong>s étions attendus! Oque le paysan avait bien raison! quelle attention! quelle bonté! quelle prévoyance! et p<strong>ou</strong>r des inconnus!Je crois être au temps d'Homère. Soyez sensible à t<strong>ou</strong>t cela, lui dis-je, mais ne v<strong>ou</strong>s en étonnez pas;part<strong>ou</strong>t où les étrangers sont rares, ils sont bien venus: rien ne rend plus hospitalier que de n'avoir pass<strong>ou</strong>vent besoin de l'être: c'est l'affluence des hôtes qui détruit l'hospitalité. Du temps d'Homère on ne


253voyageait guère, et les voyageurs étaient bien reçus part<strong>ou</strong>t N<strong>ou</strong>s sommes peut-être les seuls passagersqu'on ait vus ici de t<strong>ou</strong>te l'année. N'importe, reprend-il, cela même est un éloge de savoir se passerd'hôtes, et de les recevoir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bien.Séchés et rajustés, n<strong>ou</strong>s allons rejoindre le maître de la maison; il n<strong>ou</strong>s présente à sa femme; elle n<strong>ou</strong>sreçoit, non pas seulement avec politesse, mais avec bonté. L'honneur de ses c<strong>ou</strong>ps d'oeil est p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong>.Une mère, dans le cas où elle est, voit rarement sans inquiétude, <strong>ou</strong> du moins sans curiosité, entrer chezelle un homme de cet âge.On fait hâter le s<strong>ou</strong>per p<strong>ou</strong>r l'am<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s. En entrant dans la salle à manger, n<strong>ou</strong>s voyons cinqc<strong>ou</strong>verts: n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s plaçons, il en reste un vide. Une jeune personne entre, fait une grande révérence, ets'assied modestement sans parler. <strong>Emile</strong>, occupé de sa faim <strong>ou</strong> de ses réponses, la salue, parle, etmange. Le principal objet de son voyage est aussi loin de sa pensée qu'il se croit lui-même encore loin duterme. L'entretien r<strong>ou</strong>le sur l'égarement des voyageurs. Monsieur, lui dit le maître de la maison, v<strong>ou</strong>s meparaissez un jeune homme aimable et sage; et cela me fait songer que v<strong>ou</strong>s êtes arrivés ici, votreg<strong>ou</strong>verneur et v<strong>ou</strong>s, las et m<strong>ou</strong>illés, comme Télémaque et Mentor dans l'île de Calypso. Il est vrai, répond<strong>Emile</strong>, que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons ici l'hospitalité de Calypso. Son Mentor aj<strong>ou</strong>te: Et les charmes d'Eucharis. Mais<strong>Emile</strong> connaît l'Odyssée et n'a point lu Télémaque; il ne sait ce que c'est qu'Eucharis. P<strong>ou</strong>r la jeunepersonne, je la vois r<strong>ou</strong>gir jusqu'aux yeux, les baisser sur son assiette, et n'oser s<strong>ou</strong>ffler. La mère, quiremarque son embarras, fait signe au père, et celui-ci change de conversation. En parlant de sa solitude,il s'engage insensiblement dans le récit des événements qui l'y ont confiné; les malheurs de sa vie, laconstance de son ép<strong>ou</strong>se, les consolations qu'ils ont tr<strong>ou</strong>vées dans leur union, la vie d<strong>ou</strong>ce et paisiblequ'ils mènent dans leur retraite, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sans dire un mot de la jeune personne; t<strong>ou</strong>t cela forme un récitagréable et t<strong>ou</strong>chant qu'on ne peut entendre sans intérêt. <strong>Emile</strong>, ému, attendri, cesse de manger p<strong>ou</strong>réc<strong>ou</strong>ter. Enfin, à l'endroit où le plus honnête des hommes s'étend avec plus de plaisir sur l'attachement dela plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari, qu'il a saisie, et del'autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l'arrosant de pleurs.La naïve vivacité du jeune homme t<strong>ou</strong>che t<strong>ou</strong>t le monde; mais la fille, plus sensible que personne à cettemarque de son bon coeur, croit voir Télémaque affecté des malheurs de Philoctète. Elle porte à ladérobée les yeux sur lui p<strong>ou</strong>r mieux examiner sa figure; elle n'y tr<strong>ou</strong>ve rien qui démente la comparaison.Son air aisé a de la liberté sans arrogance; ses manières sont vives sans ét<strong>ou</strong>rderie; sa sensibilité rendson regard plus d<strong>ou</strong>x, sa physionomie plus t<strong>ou</strong>chante: la jeune personne le voyant pleurer est près demêler ses larmes aux siennes. Dans un si beau prétexte, une honte secrète la retient: elle se reprochedéjà les pleurs prêts à s'échapper de ses yeux, comme s'il était mal d'en verser p<strong>ou</strong>r sa famille.La mère, qui dès le commencement du s<strong>ou</strong>per n'a cessé de veiller sur elle, voit sa contrainte, et l'endélivre en l'envoyant faire une commission. Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise,que son désordre est visible à t<strong>ou</strong>s les yeux. La mère lui dit avec d<strong>ou</strong>ceur: Sophie, remettez-v<strong>ou</strong>s; necesserez-v<strong>ou</strong>s point de pleurer les malheurs de vos parents. V<strong>ou</strong>s qui les en consolez, n'y soyez pas plussensible qu'eux-mêmes.A ce nom de Sophie, v<strong>ou</strong>s eussiez vu tressaillir <strong>Emile</strong>. Frappé d'un nom si cher, il se réveille en sursaut,et jette un regard avide sur celle qui l'ose porter. Sophie, ô Sophie! est-ce v<strong>ou</strong>s que mon coeur cherche?est-ce v<strong>ou</strong>s que mon coeur aime? Il l'observe, il la contemple avec une sorte de crainte et de défiance. Ilne voit pas exactement la figure qu'il s'était peinte; il ne sait si celle qu'il voit vaut mieux <strong>ou</strong> moins. Il étudiechaque trait, il épie chaque m<strong>ou</strong>vement, chaque geste; il tr<strong>ou</strong>ve à t<strong>ou</strong>t mille interprétations confuses; ildonnerait la moitié de sa vie p<strong>ou</strong>r qu'elle v<strong>ou</strong>lût dire un seul mot. Il me regarde, inquiet et tr<strong>ou</strong>blé; sesyeux me font à la fois cent questions, cent reproches. Il semble me dire à chaque regard: Guidez-moitandis qu'il est temps; si mon coeur se livre et se trompe, je n'en reviendrai de mes j<strong>ou</strong>rs.<strong>Emile</strong> est l'homme du monde qui sait le moins se déguiser. Comment se déguiserait-il dans le plus grandtr<strong>ou</strong>ble de sa vie, entre quatre spectateurs qui l'examinent, et dont le plus distrait en apparence est eneffet le plus attentif? Son désordre n'échappe point aux yeux pénétrants de Sophie; les siens l'instruisentde reste qu'elle en est l'objet: elle voit que cette inquiétude n'est pas de l'am<strong>ou</strong>r encore; mais qu'importe?il s'occupe d'elle, et cela suffit: elle sera bien malheureuse s'il s'en occupe impunément.


254Les mères ont des yeux comme leurs filles, et l'expérience de plus. La mère de Sophie s<strong>ou</strong>rit du succèsde nos projets. Elle lit dans les coeurs des deux jeunes gens; elle voit qu'il est temps de fixer celui dun<strong>ou</strong>veau Télémaque; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa d<strong>ou</strong>ceur naturelle, répond d'un ton timide quine fait que mieux son effet. Au premier son de cette voix, <strong>Emile</strong> est rendu; c'est Sophie, il n'en d<strong>ou</strong>te plus.Ce ne la serait pas, qu'il serait trop tard p<strong>ou</strong>r s'en dédire.C'est alors que les charmes de cette fille enchanteresse vont par torrents à son coeur, et qu'il commenced'avaler à long traits le poison dont elle l'enivre. Il ne parle plus, il ne répond plus; il ne voit que Sophie; iln'entend que Sophie: si elle dit un mot, il <strong>ou</strong>vre la b<strong>ou</strong>che; si elle baisse les yeux, il les baisse; s'il la voits<strong>ou</strong>pirer, il s<strong>ou</strong>pire: c'est l'âme de Sophie qui paraît l'animer. Que la sienne a changé dans peu d'instants!Ce n'est plus le t<strong>ou</strong>r de Sophie de trembler, c'est celui d'<strong>Emile</strong>. Adieu la liberté, la naïveté, la franchise.Confus, embarrassé, craintif, il n'ose plus regarder aut<strong>ou</strong>r de lui, de peur de voir qu'on le regarde.Honteux de se laisser pénétrer, il v<strong>ou</strong>drait se rendre invisible à t<strong>ou</strong>t le monde p<strong>ou</strong>r se rassasier de lacontempler sans être observé. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte d'<strong>Emile</strong>; elle voit sontriomphe, elle en j<strong>ou</strong>it.No'l mostra già, ben che in suo cor ne rida.Elle n'a pas changé de contenance; mais, malgré cet air modeste et ces yeux baissés, son tendre coeurpalpite de joie, et lui dit que Télémaque est tr<strong>ou</strong>vé.Si j'entre ici dans l'histoire trop naïve et trop simple peut-être de leurs innocentes am<strong>ou</strong>rs, on regarderaces détails comme un jeu frivole, et l'on aura tort. On ne considère pas assez l'influence que doit avoir lapremière liaison d'un homme avec une femme dans le c<strong>ou</strong>rs de la vie de l'un et de l'autre. On ne voit pasqu'une première impression, aussi vive que celle de l'am<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> du penchant qui tient sa place, a de longseffets dont on n'aperçoit point la chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne cessent d'agir jusqu'à lamort. On n<strong>ou</strong>s donne, dans les traités d'éducation, de grands verbiages inutiles et pédantesques sur leschimériques devoirs des enfants; et l'on ne n<strong>ou</strong>s dit pas un mot de la partie la plus importante et la plusdifficile de t<strong>ou</strong>te l'éducation, savoir, la crise qui sert de passage de l'enfance à l'état d'homme. Si j'ai purendre ces essais utiles par quelque endroit, ce sera surt<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r m'y être étendu fort au long sur cettepartie essentielle, omise par t<strong>ou</strong>s les autres, et p<strong>ou</strong>r ne m'être point laissé rebuter dans cette entreprisepar de fausses délicatesses, ni effrayer par des difficultés de langue. Si j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ceque j'ai dû dire: il m'importe fort peu d'avoir écrit un roman. C'est un assez beau roman que celui de lanature humaine. S'il ne se tr<strong>ou</strong>ve que dans cet écrit, est-ce ma faute? Ce devrait être l'histoire de monespèce? V<strong>ou</strong>s qui la dépravez, c'est v<strong>ou</strong>s qui faites un roman de mon livre.Une autre considération qui renforce la première, est qu'il ne s'agit pas ici d'un jeune homme livré dèsl'enfance à la crainte, à la convoitise, à l'envie, à l'orgueil, et à t<strong>ou</strong>tes les passions qui serventd'instruments aux éducations communes; qu'il s'agit d'un jeune homme dont c'est ici, non seulement lepremier am<strong>ou</strong>r, mais la première passion de t<strong>ou</strong>te espèce; que de cette passion, l'unique peut-être qu'ilsentira vivement dans t<strong>ou</strong>te sa vie, dépend la dernière forme que doit prendre son caractère. Sesmanières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont acquérir uneconsistance qui ne leur permettra plus de s'altérer.On conçoit qu'entre <strong>Emile</strong> et moi la nuit qui suit une pareille soirée ne se passe pas t<strong>ou</strong>te à dormir. Quoidonc! la seule conformité d'un nom doit-elle avoir tant de p<strong>ou</strong>voir sur un homme sage? N'y a-t-il qu'uneSophie au monde? Se ressemblent-elles t<strong>ou</strong>tes d'âmes comme de nom? T<strong>ou</strong>tes celles qu'il verra sontellesla sienne? Est-il f<strong>ou</strong> de se passionner ainsi p<strong>ou</strong>r une inconnue à laquelle il n'a jamais parlé?Attendez, jeune homme, examinez, observez. V<strong>ou</strong>s ne savez pas même encore chez qui v<strong>ou</strong>s êtes; et, àv<strong>ou</strong>s entendre, on v<strong>ou</strong>s croirait déjà dans votre maison.Ce n'est pas le temps des leçons, et celles-ci ne sont pas faites p<strong>ou</strong>r être éc<strong>ou</strong>tées. Elles ne font quedonner au jeune homme un n<strong>ou</strong>vel intérêt p<strong>ou</strong>r Sophie par le désir de justifier son penchant. Ce rapportdes noms, cette rencontre qu'il croit fortuite, ma réserve même, ne font qu'irriter sa vivacité: déjà Sophielui paraît trop estimable p<strong>ou</strong>r qu'il ne soit pas sûr de me la faire aimer.


255Le matin, je me d<strong>ou</strong>te bien que, dans son mauvais habit de voyage, <strong>Emile</strong> tâchera de se mettre avec plusde soin. Il n'y manque pas; mais je ris de son empressement à s'accommoder du linge de la maison. Jepénètre sa pensée; je lis avec plaisir qu'il cherche, en se préparant des restitutions, des échanges, às'établir une espèce de correspondance qui le mette en droit d'y renvoyer et d'y revenir.Je m'étais attendu de tr<strong>ou</strong>ver Sophie un peu plus ajustée aussi de son côté: je me suis trompé. Cettevulgaire coquetterie est bonne p<strong>ou</strong>r ceux à qui l'on ne veut que plaire. Celle du véritable am<strong>ou</strong>r est plusraffinée; elle a bien d'autres prétentions. Sophie est mise encore plus simplement que la veille, et mêmeplus négligemment, quoique avec une propreté t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs scrupuleuse. Je ne vois de la coquetterie danscette négligence que parce que j'y vois de l'affectation. Sophie sait bien qu'une parure plus recherchée estune déclaration; mais elle ne sait pas qu'une parure plus négligée en est une autre; elle montre qu'on nese contente pas de plaire par l'ajustement, qu'on veut plaire aussi par la personne. Eh! qu'importe àl'amant comment on soit mise, p<strong>ou</strong>rvu qu'il voie qu'on s'occupe de lui? Déjà sûre de son empire, Sophiene se borne pas à frapper par ses charmes les yeux d'<strong>Emile</strong>, si son coeur ne va les chercher; il ne luisuffit plus qu'il les voie, elle veut qu'il les suppose. N'en a-t-il pas assez vu p<strong>ou</strong>r être obligé de deviner lereste?Il est à croire que, durant nos entretiens de cette nuit, Sophie et sa mère n'ont pas non plus resté muettes;il y a eu des aveux arrachés, des instructions données. Le lendemain on se rassemble bien préparés. Iln'y a pas d<strong>ou</strong>ze heures que nos jeunes gens se sont vus; ils ne se sont pas dit encore un seul mot, etdéjà l'on voit qu'ils s'entendent. Leur abord n'est pas familier; il est embarrassé, timide; ils ne se parlentpoint; leurs yeux baissés semblent s'éviter, et cela même est un signe d'intelligence; ils s'évitent, mais deconcert; ils sentent déjà le besoin du mystère avant de s'être rien dit. En partant n<strong>ou</strong>s demandons lapermission de venir n<strong>ou</strong>s-mêmes rapporter ce que n<strong>ou</strong>s emportons. La b<strong>ou</strong>che d'<strong>Emile</strong> demande cettepermission au père, à la mère, tandis que ses yeux inquiets, t<strong>ou</strong>rnés sur la fille, la lui demandentbeauc<strong>ou</strong>p plus instamment. Sophie ne dit rien, ne fait aucun signe, ne paraît rien voir, rien entendre; maiselle r<strong>ou</strong>git; et cette r<strong>ou</strong>geur est une réponse encore plus claire que celle de ses parents.On n<strong>ou</strong>s permet de revenir sans n<strong>ou</strong>s inviter à rester. Cette conduite est convenable; on donne le c<strong>ou</strong>vertà des passants embarrassés de leur gîte, mais il n'est pas décent qu'un amant c<strong>ou</strong>che dans la maison desa maîtresse.A peine sommes-n<strong>ou</strong>s hors de cette maison chérie, qu'<strong>Emile</strong> songe à n<strong>ou</strong>s établir aux environs: lachaumière la plus voisine lui semble déjà trop éloignée; il v<strong>ou</strong>drait c<strong>ou</strong>cher dans les fossés du château.Jeune ét<strong>ou</strong>rdi! lui dis-je d'un ton de pitié, quoi! déjà la passion v<strong>ou</strong>s aveugle! V<strong>ou</strong>s ne voyez déjà plus niles bienséances ni la raison! Malheureux! v<strong>ou</strong>s croyez aimer, et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez déshonorer votre maîtresse!Que dira-t-on d'elle quand on saura qu'une jeune homme qui sort de sa maison c<strong>ou</strong>che aux environs?V<strong>ou</strong>s l'aimez, dites-v<strong>ou</strong>s! Est-ce donc à v<strong>ou</strong>s de la perdre de réputation? Est-ce là le prix de l'hospitalitéque ses parents v<strong>ou</strong>s ont accordée! Ferez-v<strong>ou</strong>s l'opprobre de celle dont v<strong>ou</strong>s attendez votre bonheur?Eh! qu'importent, répond-il avec vivacité, les vains disc<strong>ou</strong>rs des hommes et leurs injustes s<strong>ou</strong>pçons? Nem'avez-v<strong>ou</strong>s pas appris v<strong>ou</strong>s-même à n'en faire aucun cas? Qui sait mieux que moi combien j'honoreSophie, combien je la veux respecter? Mon attachement ne fera point sa honte, il fera sa gloire, il seradigne d'elle. Quand mon coeur et mes soins lui rendront part<strong>ou</strong>t l'hommage qu'elle mérite, en quoi puis-jel'<strong>ou</strong>trager? Cher <strong>Emile</strong>, reprends-je en l'embrassant, v<strong>ou</strong>s raisonnez p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s: apprenez à raisonnerp<strong>ou</strong>r elle. Ne comparez point l'honneur d'un sexe à celui de l'autre: ils ont des principes t<strong>ou</strong>t différents.Ces principes sont également solides et raisonnables, parce qu'ils dérivent également de la nature, et quela même vertu qui v<strong>ou</strong>s fait mépriser p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s les disc<strong>ou</strong>rs des hommes v<strong>ou</strong>s oblige à les respecter p<strong>ou</strong>rvotre maîtresse. Votre honneur est en v<strong>ou</strong>s seul, et le sien dépend d'autrui. Le négliger serait blesser levôtre même, et v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s rendez point ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s devez, si v<strong>ou</strong>s êtes cause qu'on ne lui rendepas ce qui lui est dû.Alors, lui expliquant les raisons de ces différences, je lui fais sentir quelle injustice il y aurait à v<strong>ou</strong>loir lescompter p<strong>ou</strong>r rien. Qui est-ce qui lui a dit qu'il sera l'ép<strong>ou</strong>x de Sophie, elle dont il ignore les sentiments,elle dont le coeur <strong>ou</strong> les parents ont peut-être des engagements antérieurs, elle qu'il ne connaît point, etqui n'a peut-être avec lui pas une des convenances qui peuvent rendre un mariage heureux? Ignore-t-il


256que t<strong>ou</strong>t scandale est p<strong>ou</strong>r une fille une tache indélébile, que n'efface pas même son mariage avec celuiqui l'a causé? Eh! quel est l'homme sensible qui veut perdre celle qu'il aime? Quel est l'honnête hommequi veut faire pleurer à jamais à une infortunée le malheur de lui avoir plu?Le jeune homme, effrayé des conséquences que je lui fais envisager, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs extrême dans ses idées,croit déjà n'être jamais assez loin du séj<strong>ou</strong>r de Sophie: il d<strong>ou</strong>ble le pas p<strong>ou</strong>r fuir plus promptement; ilregarde aut<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s si n<strong>ou</strong>s ne sommes point éc<strong>ou</strong>tés; il sacrifierait mille fois son bonheur à l'honneurde celle qu'il aime; il aimerait mieux ne la revoir de sa vie que de lui causer un seul déplaisir. C'est lepremier fruit des soins que j'ai pris dès sa jeunesse de lui former un coeur qui sache aimer.Il s'agit donc de tr<strong>ou</strong>ver un asile éloigné, mais à portée. N<strong>ou</strong>s cherchons, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s informons: n<strong>ou</strong>sapprenons qu'à deux grandes lieues est une ville; n<strong>ou</strong>s allons chercher à n<strong>ou</strong>s y loger, plutôt que dans lesvillages plus proches, où notre séj<strong>ou</strong>r deviendrait suspect. C'est là qu'arrive enfin le n<strong>ou</strong>vel amant, pleind'am<strong>ou</strong>r, d'espoir, de joie et surt<strong>ou</strong>t de bons sentiments; et voilà comment, dirigeant peu à peu sa passionnaissante vers ce qui est bon et honnête, je dispose insensiblement t<strong>ou</strong>s ses penchants à prendre lemême pli.J'approche du terme de ma carrière; je l'aperçois déjà de loin. T<strong>ou</strong>tes les grandes difficultés sontvaincues, t<strong>ou</strong>s les grands obstacles sont surmontés; il ne me reste plus rien de pénible à faire que de nepas gâter mon <strong>ou</strong>vrage en me hâtant de le consommer. Dans l'incertitude de la vie humaine, évitonssurt<strong>ou</strong>t la fausse prudence d'immoler le présent à l'avenir; c'est s<strong>ou</strong>vent immoler ce qui est à ce qui nesera point. Rendons l'homme heureux dans t<strong>ou</strong>s les âges, de peur qu'après bien des soins il ne meureavant de l'avoir été. Or, s'il est un temps p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>ir de la vie, c'est assurément la fin de l'adolescence, oùles facultés du corps et de l'âme ont acquis leur plus grande vigueur, et où l'homme, au milieu de sac<strong>ou</strong>rse, voit de plus loin les deux termes qui lui en font sentir la brièveté. Si l'imprudente jeunesse setrompe, ce n'est pas en ce qu'elle veut j<strong>ou</strong>ir, c'est en ce qu'elle cherche la j<strong>ou</strong>issance où elle n'est point, etqu'en s'apprêtant un avenir misérable, elle ne sait pas même user du moment présent.Considérez mon <strong>Emile</strong>, à vingt ans passés, bien formé, bien constitué d'esprit et de corps, fort, sain,dispos, adroit, robuste, plein de sens, de raison, de bonté, d'humanité, ayant des moeurs, du goût, aimantle beau, faisant le bien, libre de l'empire des passions cruelles, exempt du j<strong>ou</strong>g de l'opinion, mais s<strong>ou</strong>misà la loi de la sagesse, et docile à la voix de l'amitié; possédant t<strong>ou</strong>s les talents utiles et plusieurs talentsagréables, se s<strong>ou</strong>ciant peu des richesses, portant sa ress<strong>ou</strong>rce au b<strong>ou</strong>t de ses bras, et n'ayant pas peurde manquer de pain, quoi qu'il arrive. Le voilà maintenant enivré d'une passion naissante, son coeurs'<strong>ou</strong>vre aux premiers feux de l'am<strong>ou</strong>r: ses d<strong>ou</strong>ces illusions lui font un n<strong>ou</strong>vel univers de délices et dej<strong>ou</strong>issance; il aime un objet aimable, et plus aimable encore par son caractère que par sa personne; ilespère, il attend un ret<strong>ou</strong>r qu'il sent lui être dû.C'est du rapport des coeurs, c'est du conc<strong>ou</strong>rs des sentiments honnêtes, que s'est formé leur premierpenchant: ce penchant doit être durable. Il se livre avec confiance, avec raison même, au plus charmantdélire, sans crainte, sans regret, sans remords, sans autre inquiétude que celle dont le sentiment dubonheur est inséparable. Que peut-il manquer au sien? Voyez, cherchez, imaginez ce qu'il lui faut encore,et qu'on puisse accorder avec ce qu'il a. Il réunit t<strong>ou</strong>s les biens qu'on peut obtenir à la fois; on n'y en peutaj<strong>ou</strong>ter aucun qu'aux dépens d'un autre; il est heureux autant qu'un homme peut l'être. Irai-je en cemoment abréger un destin si d<strong>ou</strong>x? Irai-je tr<strong>ou</strong>bler une volupté si pure? Ah! t<strong>ou</strong>t le prix de la vie est dansla félicité qu'il goûte. Que p<strong>ou</strong>rrais-je lui rendre qui valût ce que je lui aurais ôté? Même en mettant lecomble à son bonheur, j'en détruirais le plus grand charme. Ce bonheur suprême est cent fois plus d<strong>ou</strong>x àespérer qu'à obtenir; on en j<strong>ou</strong>it mieux quand on l'attend que quand on le goûte. O bon <strong>Emile</strong>, aime etsois aimé! j<strong>ou</strong>is longtemps avant que de posséder; j<strong>ou</strong>is à la fois de l'am<strong>ou</strong>r et de l'innocence; fais tonparadis sur la terre en attendant l'autre: je n'abrégerai point cet heureux temps de ta vie; j'en filerai p<strong>ou</strong>rtoi l'enchantement; je le prolongerai le plus qu'il sera possible. Hélas! il faut qu'il finisse et qu'il finisse enpeu de temps; mais je ferai du moins qu'il dure t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans ta mémoire, et que tu ne te repentes jamaisde l'avoir goûté.


257<strong>Emile</strong> n'<strong>ou</strong>blie pas que n<strong>ou</strong>s avons des restitutions à faire. Sitôt qu'elles sont prêtes, n<strong>ou</strong>s prenons deschevaux, n<strong>ou</strong>s allons grand train; p<strong>ou</strong>r cette fois, en partant il v<strong>ou</strong>drait être arrivé. Quand le coeur s'<strong>ou</strong>vreaux passions, il s'<strong>ou</strong>vre à l'ennui de la vie. Si je n'ai pas perdu mon temps, la sienne entière ne se passerapas ainsi.Malheureusement la r<strong>ou</strong>te est fort c<strong>ou</strong>pée et le pays difficile. N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s égarons; il s'en aperçoit lepremier, et, sans s'impatienter, sans se plaindre, il met t<strong>ou</strong>te son attention à retr<strong>ou</strong>ver son chemin; il errelongtemps avant de se reconnaître, et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec le même sang-froid. Ceci n'est rien p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, maisc'est beauc<strong>ou</strong>p p<strong>ou</strong>r moi qui connais son naturel emporté: je vois le fruit des soins que j'ai mis dès sonenfance à l'endurcir aux c<strong>ou</strong>ps de la nécessité.N<strong>ou</strong>s arrivons enfin. La réception qu'on n<strong>ou</strong>s fait est bien plus simple et plus obligeante que la premièrefois; n<strong>ou</strong>s sommes déjà d'anciennes connaissances. <strong>Emile</strong> et Sophie se saluent avec un peu d'embarras,et ne se parlent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs point: que se diraient-ils en notre présence? L'entretien qu'il leur faut n'a pasbesoin de témoins. L'on se promène dans le jardin: ce jardin a p<strong>ou</strong>r parterre un potager très bien entendu;p<strong>ou</strong>r parc, un verger c<strong>ou</strong>vert de grands et beaux arbres fruitiers de t<strong>ou</strong>te espèce, c<strong>ou</strong>pé en divers sens dejolis ruisseaux, et de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu! s'écrie <strong>Emile</strong> plein de son Homère ett<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans l'enth<strong>ou</strong>siasme; je crois voir le jardin d'Alcinoüs. La fille v<strong>ou</strong>drait savoir ce que c'estqu'Alcinoüs, et la mère le demande. Alcinoüs, leur dis-je, était un roi de Corcyre, dont le jardin, décrit parHomère, est critiqué par les gens de goût, comme trop simple et trop peu paré. Cet Alcinoüs avait une filleaimable, qui, la veille qu'un étranger reçut l'hospitalité chez son père, songea qu'elle aurait bientôt unmari. Sophie, interdite, r<strong>ou</strong>git, baisse les yeux, se mord la langue; on ne peut imaginer une pareilleconfusion. Le père, qui se plaît à l'augmenter, prend la parole, et dit que la jeune princesse allait ellemêmelaver le linge à la rivière. Croyez-v<strong>ou</strong>s, p<strong>ou</strong>rsuit-il, qu'elle eût dédaigné de t<strong>ou</strong>cher aux serviettessales, en disant qu'elles sentaient le graillon? Sophie, sur qui le c<strong>ou</strong>p porte, <strong>ou</strong>bliant sa timidité naturelle,s'excuse avec vivacité. Son papa sait bien que t<strong>ou</strong>t le menu linge n'eût point eu d'autre blanchisseusequ'elle, si on l'avait laissée faire, et qu'elle en eût fait davantage avec plaisir, si on le lui eût ordonné.Durant ces mots, elle me regarde à la dérobée avec une inquiétude dont je ne puis m'empêcher de rire enlisant dans son coeur ingénu les alarmes qui la font parler. Son père a la cruauté de relever cetteét<strong>ou</strong>rderie en lui demandant d'un ton railleur à quel propos elle parle ici p<strong>ou</strong>r elle, et ce qu'elle a decommun avec la fille d'Alcinoüs. Honteuse et tremblante, elle n'ose plus s<strong>ou</strong>ffler, ni regarder personne.Fille charmante! Il n'est plus temps de feindre: v<strong>ou</strong>s voilà déclarée en dépit de v<strong>ou</strong>s.Bientôt cette petite scène est <strong>ou</strong>bliée <strong>ou</strong> paraît l'être; très heureusement p<strong>ou</strong>r Sophie, <strong>Emile</strong> est le seul quin'y a rien compris. La promenade se continue, et nos jeunes gens, qui d'abord étaient à nos côtés, ontpeine à se régler sur la lenteur de notre marche; insensiblement ils n<strong>ou</strong>s précèdent, ils s'approchent, ilss'accostent à la fin; et n<strong>ou</strong>s les voyons assez loin devant n<strong>ou</strong>s. Sophie semble attentive et posée; <strong>Emile</strong>parle et gesticule avec feu: il ne paraît pas que l'entretien les ennuie. Au b<strong>ou</strong>t d'une grande heure onret<strong>ou</strong>rne, on les rappelle, ils reviennent, mais lentement à leur t<strong>ou</strong>r, et l'on voit qu'ils mettent le temps àprofit. Enfin, t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, leur entretien cesse avant qu'on soit à portée de les entendre, et ils d<strong>ou</strong>blent lepas p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s rejoindre. <strong>Emile</strong> n<strong>ou</strong>s aborde avec un air <strong>ou</strong>vert et caressant; ses yeux pétillent de joie; illes t<strong>ou</strong>rne p<strong>ou</strong>rtant avec un peu d'inquiétude vers la mère de Sophie p<strong>ou</strong>r voir la réception qu'elle lui fera.Sophie n'a pas, à beauc<strong>ou</strong>p près, un maintien si dégagé; en approchant, elle semble t<strong>ou</strong>te confuse de sevoir tête à tête avec un jeune homme, elle qui s'y est si s<strong>ou</strong>vent tr<strong>ou</strong>vée avec d'autres sans êtreembarrassée, et sans qu'on l'ait jamais tr<strong>ou</strong>vé mauvais. Elle se hâte d'acc<strong>ou</strong>rir à sa mère, un peuess<strong>ou</strong>fflée, en disant quelques mots qui ne signifient pas grand'chose, comme p<strong>ou</strong>r avoir l'air d'être làdepuis longtemps.A la sérénité qui se peint sur le visage de ces aimables enfants, on voit que cet entretien a s<strong>ou</strong>lagé leursjeunes coeurs d'un grand poids. Ils ne sont pas moins réservés l'un avec l'autre, mais leur réserve estmoins embarrassée; elle ne vient plus que du respect d'<strong>Emile</strong>, de la modestie de Sophie, et de l'honnêtetéde t<strong>ou</strong>s deux. <strong>Emile</strong> ose lui adresser quelques mots, quelquefois elle ose répondre, mais jamais ellen'<strong>ou</strong>vre la b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r cela sans jeter les yeux sur ceux de sa mère. Le changement qui paraît le plussensible en elle est envers moi. Elle me témoigne une considération plus empressée, elle me regardeavec intérêt, elle me parle affectueusement, elle est attentive à ce qui peut me plaire; je vois qu'elle


258m'honore de son estime, et qu'il ne lui est pas indifférent d'obtenir la mienne. Je comprends qu'<strong>Emile</strong> lui aparlé de moi; on dirait qu'ils ont déjà comploté de me gagner: il n'en est rien p<strong>ou</strong>rtant, et Sophie ellemêmene se gagne pas si vite. Il aura peut-être plus besoin de ma faveur auprès d'elle, que de la sienneauprès de moi. C<strong>ou</strong>ple charmant!... En songeant que le coeur sensible de mon jeune ami m'a fait entrerp<strong>ou</strong>r beauc<strong>ou</strong>p dans son premier entretien avec sa maîtresse, je j<strong>ou</strong>is du prix de ma peine; son amitié m'at<strong>ou</strong>t payé.Les visites se réitèrent. Les conversations entre nos jeunes gens deviennent plus fréquentes. <strong>Emile</strong>,enivré d'am<strong>ou</strong>r, croit déjà t<strong>ou</strong>cher à son bonheur. Cependant, il n'obtient point d'aveu formel de Sophie:elle l'éc<strong>ou</strong>te et ne lui dit rien. <strong>Emile</strong> connaît t<strong>ou</strong>te sa modestie; tant de retenue l'étonne peu; il sent qu'iln'est pas mal auprès d'elle; il sait que ce sont les pères qui marient les enfants; il suppose que Sophieattend un ordre de ses parents, il lui demande la permission de le solliciter; elle ne s'y oppose pas. Il m'enparle; j'en parle en son nom, même en sa présence. Quelle surprise p<strong>ou</strong>r lui d'apprendre que Sophiedépend d'elle seule, et que p<strong>ou</strong>r le rendre heureux elle n'a qu'à le v<strong>ou</strong>loir! Il commence à ne plus riencomprendre à sa conduite. Sa confiance diminue. Il s'alarme, il se voit moins avancé qu'il ne pensait l'être,et c'est alors que l'am<strong>ou</strong>r le plus tendre emploie son langage le plus t<strong>ou</strong>chant p<strong>ou</strong>r la fléchir.<strong>Emile</strong> n'est pas fait p<strong>ou</strong>r deviner ce qui lui nuit: si on ne le lui dit, il ne le saura de ses j<strong>ou</strong>rs, et Sophie esttrop fière p<strong>ou</strong>r le lui dire. Les difficultés qui l'arrêtent feraient l'empressement d'une autre. Elle n'a pas<strong>ou</strong>blié les leçons de ses parents. Elle est pauvre, <strong>Emile</strong> est riche, elle le sait. Combien il a besoin de sefaire estimer d'elle! Quel mérite ne lui faut-il point p<strong>ou</strong>r effacer cette inégalité! Mais comment songerait-il àces obstacles? <strong>Emile</strong> sait-il s'il est riche? Daigne-t-il même s'en informer? Grâce au ciel, il n'a nul besoinde l'être, il sait être bienfaisant sans cela. Il tire le bien qu'il fait de son coeur, et non de sa b<strong>ou</strong>rse. Ildonne aux malheureux son temps, ses soins, ses affections, sa personne; et, dans l'estimation de sesbienfaits, à peine ose-t-il compter p<strong>ou</strong>r quelque chose l'argent qu'il répand sur les indigents.Ne sachant à quoi s'en prendre de sa disgrâce, il l'attribue à sa propre faute: car qui oserait accuser decaprice l'objet de ses adorations? L'humiliation de l'am<strong>ou</strong>r-propre augmente les regrets de l'am<strong>ou</strong>réconduit. Il n'approche plus de Sophie avec cette aimable confiance d'un coeur qui se sent digne du sien;il est craintif et tremblant devant elle. Il n'espère plus la t<strong>ou</strong>cher par la tendresse, il cherche à la fléchir parla pitié. Quelquefois sa patience se lasse, le dépit est prêt à lui succéder. Sophie semble pressentir sesemportements, et le regarde. Ce seul regard le désarme et l'intimide: il est plus s<strong>ou</strong>mis qu'auparavant.Tr<strong>ou</strong>blé de cette résistance obstinée et de ce silence invincible, il épanche son coeur dans celui de sonami. Il y dépose les d<strong>ou</strong>leurs de ce coeur navré de tristesse; il implore son assistance et ses conseils.Quel impénétrable mystère! Elle s'intéresse à mon sort, je n'en puis d<strong>ou</strong>ter: loin de m'éviter, elle se plaîtavec moi; quand j'arrive, elle marque de la joie, et du regret quand je pars; elle reçoit mes soins avecbonté; mes services paraissent lui plaire; elle daigne me donner des avis, quelquefois même des ordres.Cependant, elle rejette mes sollicitations, mes prières. Quand j'ose parler d'union, elle m'imposeimpérieusement silence; et, si j'aj<strong>ou</strong>te un mot, elle me quitte à l'instant. Par quelle étrange raison veut-ellebien que je sois à elle sans v<strong>ou</strong>loir entendre parler d'être à moi? V<strong>ou</strong>s qu'elle honore, v<strong>ou</strong>s qu'elle aime etqu'elle n'osera faire taire, parlez, faites-la parler; servez votre ami, c<strong>ou</strong>ronnez votre <strong>ou</strong>vrage; ne rendezpas vos soins funestes à votre élève: ah! ce qu'il tient de v<strong>ou</strong>s fera sa misère, si v<strong>ou</strong>s n'achevez sonbonheur.Je parle à Sophie, et j'en arrache avec peu de peine un secret que je savais avant qu'elle me l'eût dit.J'obtiens plus difficilement la permission d'en instruire <strong>Emile</strong>: je l'obtiens enfin, et j'en use. Cetteexplication le jette dans un étonnement dont il ne peut revenir. Il n'entend rien à cette délicatesse; iln'imagine pas ce que des écus de plus <strong>ou</strong> de moins font au caractère et au mérite. Quand je lui faisentendre ce qu'ils font au préjugés, il se met à rire, et, transporté de joie, il veut partir à l'instant, aller t<strong>ou</strong>tdéchirer t<strong>ou</strong>t jeter, renoncer à t<strong>ou</strong>t, p<strong>ou</strong>r avoir l'honneur d'être aussi pauvre que Sophie, et revenir digned'être son ép<strong>ou</strong>x.Hé quoi! dis-je en l'arrêtant, et riant à mon t<strong>ou</strong>r de son impétuosité, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point?et, après avoir philosophé t<strong>ou</strong>te votre vie, n'apprendrez-v<strong>ou</strong>s jamais à raisonner? Comment ne voyez-


259v<strong>ou</strong>s pas qu'en suivant votre insensé projet, v<strong>ou</strong>s allez empirer votre situation et rendre Sophie plusintraitable? C'est un petit avantage d'avoir quelques biens de plus qu'elle, c'en serait un très grand de leslui avoir t<strong>ou</strong>s sacrifiés; et si sa fierté ne peut se rés<strong>ou</strong>dre à v<strong>ou</strong>s avoir la première obligation, comment serés<strong>ou</strong>drait-elle à v<strong>ou</strong>s avoir l'autre? Si elle ne peut s<strong>ou</strong>ffrir qu'un mari puisse lui reprocher de l'avoirenrichie, s<strong>ou</strong>ffrira-t-elle qu'il puisse lui reprocher de s'être appauvri p<strong>ou</strong>r elle? Eh malheureux! tremblezqu'elle ne v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>pçonne d'avoir eu ce projet. <strong>De</strong>venez au contraire économe et soigneux p<strong>ou</strong>r l'am<strong>ou</strong>rd'elle, de peur qu'elle ne v<strong>ou</strong>s accuse de v<strong>ou</strong>loir la gagner par adresse, et de lui sacrifier volontairementce que v<strong>ou</strong>s perdrez par négligence.Croyez-v<strong>ou</strong>s au fond que de grands biens lui fassent peur, et que ses oppositions viennent précisémentdes richesses? Non, cher <strong>Emile</strong>; elles ont une cause plus solide et plus grave dans l'effet que produisentces richesses dans l'âme du possesseur. Elle sait que les biens de la fortune sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs préférés à t<strong>ou</strong>tpar ceux qui les ont. T<strong>ou</strong>s les riches comptent l'or avant le mérite. Dans la mise commune de l'argent etdes services, ils tr<strong>ou</strong>vent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que ceux-ci n'acquittent jamais l'autre, et pensent qu'on leur en doit dereste quand on a passé sa vie à les servir en mangeant leur pain. Qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc à faire, ô <strong>Emile</strong>!p<strong>ou</strong>r la rassurer sur ses craintes? Faites-v<strong>ou</strong>s bien connaître à elle; ce n'est pas l'affaire d'un j<strong>ou</strong>r.Montrez-lui dans les trésors de votre âme noble de quoi racheter ceux dont v<strong>ou</strong>s avez le malheur d'êtrepartagé. A force de constance et de temps, surmontez sa résistance; à force de sentiments grands etgénéreux, forcez-la d'<strong>ou</strong>blier vos richesses. Aimez-la, servez-la, servez ses respectables parents.Pr<strong>ou</strong>vez-lui que ces soins ne sont pas l'effet d'une passion folle et passagère, mais des principesineffaçables gravés au fond de votre coeur. Honorez dignement le mérite <strong>ou</strong>tragé par la fortune: c'est leseul moyen de le réconcilier avec le mérite qu'elle a favorisé.On conçoit quels transports de joie ce disc<strong>ou</strong>rs donne au jeune homme, combien il lui rend de confianceet d'espoir, combien son honnête coeur se félicite d'avoir à faire, p<strong>ou</strong>r plaire à Sophie, t<strong>ou</strong>t ce qu'il feraitde lui-même quand Sophie n'existerait pas, <strong>ou</strong> qu'il ne serait pas am<strong>ou</strong>reux d'elle. P<strong>ou</strong>r peu qu'on aitcompris son caractère, qui est-ce qui n'imaginera pas sa conduite en cette occasion?Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens et le médiateur de leurs am<strong>ou</strong>rs! Bel emploi p<strong>ou</strong>r ung<strong>ou</strong>verneur! Si beau que je ne fis de ma vie rien qui m'élevât tant à mes propres yeux, et qui me rendît sicontent de moi-même. Au reste, cet emploi ne laisse pas d'avoir ses agréments: je ne suis pas mal venudans la maison; l'on s'y fie à moi du soin d'y tenir les deux amants dans l'ordre: <strong>Emile</strong>, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tremblantde déplaire, ne fut jamais si docile. La petite personne m'accable d'amitiés dont je ne suis pas la dupe, etdont je ne prends p<strong>ou</strong>r moi que ce qui m'en revient. C'est ainsi qu'elle se dédommage indirectement durespect dans lequel elle tient <strong>Emile</strong>. Elle lui fait en moi mille tendres caresses, qu'elle aimerait mieuxm<strong>ou</strong>rir que de lui faire à lui-même; et lui qui sait que je ne veux pas nuire à ses intérêts, est charmé de mabonne intelligence avec elle. Il se console quand elle refuse son bras à la promenade et que c'est p<strong>ou</strong>r luipréférer le mien. Il s'éloigne sans murmure en me serrant la main, et me disant t<strong>ou</strong>t bas de la voix et del'oeil: Ami, parlez p<strong>ou</strong>r moi. Il n<strong>ou</strong>s suit des yeux avec intérêt; il tâche de lire nos sentiments sur nosvisages, et d'interpréter nos disc<strong>ou</strong>rs par nos gestes; il sait que rien de ce qui se dit entre n<strong>ou</strong>s ne lui estindifférent. Bonne Sophie, combien votre coeur sincère est à son aise, quand, sans être entendue deTélémaque, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez v<strong>ou</strong>s entretenir avec son Mentor! Avec quelle aimable franchise v<strong>ou</strong>s lui laissezlire dans ce tendre coeur t<strong>ou</strong>t ce qui s'y passe! Avec quel plaisir v<strong>ou</strong>s lui montrez t<strong>ou</strong>te votre estime p<strong>ou</strong>rson élève! Avec quelle ingénuité t<strong>ou</strong>chante v<strong>ou</strong>s lui laissez pénétrer des sentiments plus d<strong>ou</strong>x! Avecquelle feinte colère v<strong>ou</strong>s renvoyez l'importun quand l'impatience le force à v<strong>ou</strong>s interrompre! Avec quelcharmant dépit v<strong>ou</strong>s lui reprochez son indiscrétion quand il vient v<strong>ou</strong>s empêcher de dire du bien de lui,d'en entendre, et de tirer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de mes réponses quelque n<strong>ou</strong>velle raison de l'aimer!Ainsi parvenu à se faire s<strong>ou</strong>ffrir comme amant déclaré, <strong>Emile</strong> en fait valoir t<strong>ou</strong>s les droits; il parle, ilpresse, il sollicite, il importune. Qu'on lui parle durement, qu'on le maltraite, peu lui importe, p<strong>ou</strong>rvu qu'il sefasse éc<strong>ou</strong>ter. Enfin il obtient, non sans peine, que Sophie de son côté veuille bien prendre <strong>ou</strong>vertementsur lui l'autorité d'une maîtresse, qu'elle lui prescrive ce qu'il doit faire, qu'elle commande au lieu de prier,qu'elle accepte au lieu de remercier, qu'elle règle le nombre et le temps des visites, qu'elle lui défende devenir jusqu'à tel j<strong>ou</strong>r et de rester passé telle heure. T<strong>ou</strong>t cela ne se fait point par jeu, mais trèssérieusement, et si elle accepta ces droits avec peine, elle en use avec une rigueur qui réduit s<strong>ou</strong>vent le


260pauvre <strong>Emile</strong> au regret de les lui avoir donnés. Mais, quoi qu'elle ordonne, il ne réplique point; et s<strong>ou</strong>vent,en partant p<strong>ou</strong>r obéir, il me regarde avec des yeux pleins de joie qui me disent: V<strong>ou</strong>s voyez qu'elle a prispossession de moi. Cependant, l'orgueilleuse l'observe en dess<strong>ou</strong>s, et s<strong>ou</strong>rit en secret de la fierté de sonesclave.Albane et Raphaël, prêtez-moi le pinceau de la volupté! Divin Milton, apprends à ma plume grossière àdécrire les plaisirs de l'am<strong>ou</strong>r et de l'innocence! Mais non, cachez vos arts mensongers devant la saintevérité de la nature. Ayez seulement des coeurs sensibles, des âmes honnêtes; puis laisser errer votreimagination sans contrainte sur les transports de deux jeunes amants qui, s<strong>ou</strong>s les yeux de leurs parentset de leurs guides, se livrent sans tr<strong>ou</strong>ble à la d<strong>ou</strong>ce illusion qui les flatte, et, dans l'ivresse des désirs,s'avançant lentement vers le terme, entrelacent de fleurs et de guirlandes l'heureux lien qui doit les unirjusqu'au tombeau. Tant d'images charmantes m'enivrent moi-même; je les rassemble sans ordre et sanssuite; le délire qu'elles me causent m'empêche de les lier. Oh! qui est-ce qui a un coeur, et qui ne saurapas faire en lui-même le tableau délicieux des situations diverses du père, de la mère, de la fille, dug<strong>ou</strong>verneur, de l'élève, et du conc<strong>ou</strong>rs des uns et des autres à l'union du plus charmant c<strong>ou</strong>ple dontl'am<strong>ou</strong>r et la vertu puissent faire le bonheur?C'est à présent que, devenu véritablement empressé de plaire, <strong>Emile</strong> commence à sentir le prix destalents agréables qu'il s'est donnés. Sophie aime à chanter, il chante avec elle; il fait plus, il lui apprend lamusique. Elle est vive et légère, elle aime à sauter, il danse avec elle; il change ses sauts en pas, il laperfectionne. Ces leçons sont charmantes, la gaieté folâtre les anime, elle ad<strong>ou</strong>cit le timide respect del'am<strong>ou</strong>r: il est permis à un amant de donner ces leçons avec volupté; il est permis d'être le maître de samaîtresse.On a un vieux clavecin t<strong>ou</strong>t dérangé; <strong>Emile</strong> l'accommode et l'accorde; il est facteur, il est luthier aussi bienque menuisier; il eut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r maxime d'apprendre à se passer du sec<strong>ou</strong>rs d'autrui dans t<strong>ou</strong>t ce qu'ilp<strong>ou</strong>vait faire lui-même. La maison est dans une situation pittoresque, il en tire différentes vues auxquellesSophie a quelquefois mis la main, et dont elle orne le cabinet de son père. Les cadres n'en sont pointdorés et n'ont pas besoin de l'être. En voyant dessiner <strong>Emile</strong>, en l'imitant, elle se perfectionne à sonexemple; elle cultive t<strong>ou</strong>s les talents, et son charme les embellit t<strong>ou</strong>s. Son père et sa mère se rappellentleur ancienne opulence en revoyant briller aut<strong>ou</strong>r d'eux les beaux-arts, qui seuls la leur rendaient chère;l'am<strong>ou</strong>r a paré t<strong>ou</strong>te leur maison; lui seul y fait régner sans frais et sans peine les mêmes plaisirs qu'ils n'yrassemblaient autrefois qu'à force d'argent et d'ennui.Comme l'idolâtre enrichit des trésors qu'il estime l'objet de son culte, et pare sur l'autel le dieu qu'il adore,l'amant a beau voir sa maîtresse parfaite, il lui veut sans cesse aj<strong>ou</strong>ter de n<strong>ou</strong>veaux ornements. Elle n'ena pas besoin p<strong>ou</strong>r lui plaire; mais il a besoin, lui, de la parer: c'est un n<strong>ou</strong>vel hommage qu'il croit luirendre, c'est un n<strong>ou</strong>vel intérêt qu'il donne au plaisir de la contempler. Il lui semble que rien de beau n'est àsa place quand il n'orne pas la suprême beauté. C'est un spectacle à la fois t<strong>ou</strong>chant et risible, de voir<strong>Emile</strong> empressé d'apprendre à Sophie t<strong>ou</strong>t ce qu'il sait, sans consulter si ce qu'il lui veut apprendre est deson goût <strong>ou</strong> lui convient. Il lui parle de t<strong>ou</strong>t, il lui explique t<strong>ou</strong>t avec un empressement puéril; il croit qu'iln'a qu'à dire et qu'à l'instant elle l'entendra; il se figure d'avance le plaisir qu'il aura de raisonner, dephilosopher avec elle; il regarde comme inutile t<strong>ou</strong>t l'acquis qu'il ne peut point étaler à ses yeux; il r<strong>ou</strong>gitpresque de savoir quelque chose qu'elle ne sait pas.Le voilà donc lui donnant une leçon de philosophie, de physique, de mathématiques, d'histoire, de t<strong>ou</strong>t enun mot. Sophie se prête avec plaisir à son zèle, et tâche d'en profiter. Quand il peut obtenir de donner sesleçons à gen<strong>ou</strong>x devant elle, qu'<strong>Emile</strong> est content! Il croit voir les cieux <strong>ou</strong>verts. Cependant, cettesituation, plus gênante p<strong>ou</strong>r l'écolière que p<strong>ou</strong>r le maître, n'est pas la plus favorable à l'instruction. L'on nesait pas trop alors que faire de ses yeux p<strong>ou</strong>r éviter ceux qui les p<strong>ou</strong>rsuivent, et quand ils se rencontrentla leçon n'en va pas mieux.L'art de penser n'est pas étranger aux femmes, mais elles ne doivent faire qu'effleurer les sciences deraisonnement. Sophie conçoit t<strong>ou</strong>t et ne retient pas grand'chose. Ses plus grands progrès sont dans lamorale et les choses du goût; p<strong>ou</strong>r la physique, elle n'en retient que quelque idée des lois générales et du


261système du monde. Quelquefois, dans leurs promenades, en contemplant les merveilles de la nature,leurs coeurs innocents et purs osent s'élever jusqu'à son auteur: ils ne craignent pas sa présence, ilss'épanchent conjointement devant lui.Quoi! deux amants dans la fleur de l'âge emploient leur tête-à-tête à parler de religion! Ils passent leurtemps à dire leur catéchisme! Que sert d'avilir ce qui est sublime? Oui, sans d<strong>ou</strong>te, ils le disent dansl'illusion qui les charme: ils se voient parfaits, ils s'aiment, ils s'entretiennent avec enth<strong>ou</strong>siasme de ce quidonne un prix à la vertu. Les sacrifices qu'ils lui font la leur rendent chère. Dans des transports qu'il fautvaincre, ils versent quelquefois ensemble des larmes plus pures que la rosée du ciel, et ces d<strong>ou</strong>ceslarmes font l'enchantement de leur vie: ils sont dans le plus charmant délire qu'aient jamais épr<strong>ou</strong>vé desâmes humaines. Les privations mêmes aj<strong>ou</strong>tent à leur bonheur et les honorent à leurs propres yeux deleurs sacrifices. Hommes sensuels, corps sans âme, ils connaîtront un j<strong>ou</strong>r vos plaisirs, et regretterontt<strong>ou</strong>te leur vie l'heureux temps où ils se les sont refusés!Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas d'y avoir quelquefois des dissensions, même desquerelles; la maîtresse n'est pas sans caprice, ni l'amant sans emportement; mais ces petits oragespassent rapidement et ne font que raffermir l'union; l'expérience même apprend à <strong>Emile</strong> à ne les plus tantcraindre; les raccommodements lui sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus avantageux que les br<strong>ou</strong>illeries ne lui sont nuisibles.Le fruit de la première lui en a fait espérer autant des autres; il s'est trompé: mais enfin, s'il n'en rapportepas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un profit aussi sensible, il y gagne t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de voir confirmé par Sophie l'intérêt sincèrequ'elle prend à son coeur. On veut savoir quel est donc ce profit. J'y consens d'autant plus volontiers quecet exemple me donnera lieu d'exposer une maxime très utile et d'en combattre une très funeste.<strong>Emile</strong> aime, il n'est donc pas téméraire; et l'on conçoit encore mieux que l'impérieuse Sophie n'est pas filleà lui passer des familiarités. Comme la sagesse a son terme en t<strong>ou</strong>te chose, on la taxerait bien plutôt detrop de dureté que de trop d'indulgence; et son père lui-même craint quelquefois que son extrême fierténe dégénère en hauteur. Dans les tête-à-tête les plus secrets, <strong>Emile</strong> n'oserait solliciter la moindre faveur,pas même y paraître aspirer; et quand elle veut bien passer son bras s<strong>ou</strong>s le sien à la promenade, grâcequ'elle ne laisse pas changer en droit, à peine ose-t-il quelquefois, en s<strong>ou</strong>pirant, presser ce bras contre sapoitrine. Cependant, après une longue contrainte, il se hasarde à baiser furtivement sa robe; et plusieursfois il est assez heureux p<strong>ou</strong>r qu'elle veuille bien ne pas s'en apercevoir. Un j<strong>ou</strong>r qu'il veut prendre un peuplus <strong>ou</strong>vertement la même liberté, elle s'avise de le tr<strong>ou</strong>ver très mauvais. Il s'obstine, elle s'irrite, le dépitlui dicte quelques mots piquants; <strong>Emile</strong> ne les endure pas sans réplique: le reste du j<strong>ou</strong>r se passe enb<strong>ou</strong>derie, et l'on se sépare très mécontents.Sophie est mal à son aise. Sa mère est sa confidente; comment lui cacherait-elle son chagrin? C'est sapremière br<strong>ou</strong>illerie; et une br<strong>ou</strong>illerie d'une heure est une si grande affaire! Elle se repent de sa faute: samère lui permet de la réparer, son père le lui ordonne.Le lendemain, <strong>Emile</strong>, inquiet, revient plus tôt qu'à l'ordinaire. Sophie est à la toilette de sa mère, le pèreest aussi dans la même chambre: <strong>Emile</strong> entre avec respect, mais d'un air triste. A peine le père et la mèrel'ont-ils salué, que Sophie se ret<strong>ou</strong>rne, et, lui présentant la main, lui demande, d'un ton caressant,comment il se porte. Il est clair que cette jolie main ne s'avance ainsi que p<strong>ou</strong>r être baisée: il la reçoit etne la baise pas. Sophie, un peu honteuse, la retire d'aussi bonne grâce qu'il lui est possible. <strong>Emile</strong>, quin'est pas fait aux manières des femmes, et qui ne sait à quoi le caprice est bon, ne l'<strong>ou</strong>blie pas aisémentet ne s'apaise pas si vite. Le père de Sophie, la voyant embarrassée, achève de la déconcerter par desrailleries. La pauvre fille, confuse, humiliée, ne sait plus ce qu'elle fait, et donnerait t<strong>ou</strong>t au monde p<strong>ou</strong>roser pleurer. Plus elle se contraint, plus son coeur se gonfle; une larme s'échappe enfin malgré qu'elle enait. <strong>Emile</strong> voit cette larme, se précipite à ses gen<strong>ou</strong>x, lui prend la main, la baise plusieurs fois avecsaisissement. Ma foi, v<strong>ou</strong>s êtes trop bon, dit le père en éclatant de rire; j'aurais moins d'indulgence p<strong>ou</strong>rt<strong>ou</strong>tes ces folles, et je punirais la b<strong>ou</strong>che qui m'aurait offensé. <strong>Emile</strong>, enhardi par ce disc<strong>ou</strong>rs, t<strong>ou</strong>rne unoeil suppliant vers la mère, et, croyant voir un signe de consentement, s'approche en tremblant du visagede Sophie, qui dét<strong>ou</strong>rne la tête, et, p<strong>ou</strong>r sauver la b<strong>ou</strong>che, expose une j<strong>ou</strong>e de roses. L'indiscret ne s'encontente pas; on résiste faiblement. Quel baiser, s'il n'était pas pris s<strong>ou</strong>s les yeux d'une mère! Sévère


262Sophie, prenez garde à v<strong>ou</strong>s; on v<strong>ou</strong>s demandera s<strong>ou</strong>vent votre robe à baiser, à condition que v<strong>ou</strong>s larefuserez quelquefois.Après cette exemplaire punition, le père sort p<strong>ou</strong>r quelque affaire; la mère envoie Sophie s<strong>ou</strong>s quelqueprétexte, puis elle adresse la parole à <strong>Emile</strong> et lui dit d'un ton sérieux:"Monsieur, je crois qu'un jeune homme aussi bien né, aussi bien élevé que v<strong>ou</strong>s, qui a des sentiments etdes moeurs, ne v<strong>ou</strong>drait pas payer du déshonneur d'une famille l'amitié qu'elle lui témoigne. Je ne suis nifar<strong>ou</strong>che ni prude; je sais ce qu'il faut passer à la jeunesse folâtre; et ce que j'ai s<strong>ou</strong>ffert s<strong>ou</strong>s mes yeuxv<strong>ou</strong>s le pr<strong>ou</strong>ve assez. Consultez votre ami sur vos devoirs; il v<strong>ou</strong>s dira quelle différence il y a entre lesjeux que la présence d'un père et d'une mère autorise et les libertés qu'on prend loin d'eux en abusant deleur confiance, et t<strong>ou</strong>rnant en pièges les mêmes faveurs qui, s<strong>ou</strong>s leurs yeux, ne sont qu'innocentes. Ilv<strong>ou</strong>s dira, Monsieur, que ma fille n'a eu d'autre tort avec v<strong>ou</strong>s que celui de ne pas voir, dès la premièrefois, ce qu'elle ne devait jamais s<strong>ou</strong>ffrir; il v<strong>ou</strong>s dira que t<strong>ou</strong>t ce qu'on prend p<strong>ou</strong>r faveur en devient une, etqu'il est indigne d'un homme d'honneur d'abuser de la simplicité d'une jeune fille p<strong>ou</strong>r usurper en secretles mêmes libertés qu'elle peut s<strong>ou</strong>ffrir devant t<strong>ou</strong>t le monde. Car on sait ce que la bienséance peuttolérer en public; mais on ignore où s'arrête, dans l'ombre du mystère, celui qui se fait seul juge de sesfantaisies."Après cette juste réprimande, bien plus adressée à moi qu'à mon élève, cette sage mère n<strong>ou</strong>s quitte, etme laisse dans l'admiration de sa rare prudence, qui compte p<strong>ou</strong>r peu qu'on baise devant elle la b<strong>ou</strong>chede sa fille, et qui s'effraye qu'on ose baiser sa robe en particulier. En réfléchissant à la folie de nosmaximes, qui sacrifient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à la décence la véritable honnêteté, je comprends p<strong>ou</strong>rquoi le langage estd'autant plus chaste que les coeurs sont plus corrompus, et p<strong>ou</strong>rquoi les procédés sont d'autant plusexacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.En pénétrant, à cette occasion, le coeur d'<strong>Emile</strong> des devoirs que j'aurais dû plutôt lui dicter, il me vient uneréflexion n<strong>ou</strong>velle, qui fait peut-être le plus d'honneur à Sophie, et que je me garde p<strong>ou</strong>rtant bien decommuniquer à son amant; c'est qu'il est clair que cette prétendue fierté qu'on lui reproche n'est qu'uneprécaution très sage p<strong>ou</strong>r se garantir d'elle-même. Ayant le malheur de se sentir un tempéramentcombustible, elle red<strong>ou</strong>te la première étincelle et l'éloigne de t<strong>ou</strong>t son p<strong>ou</strong>voir. Ce n'est pas par fiertéqu'elle est sévère, c'est par humilité. Elle prend sur <strong>Emile</strong> l'empire qu'elle craint de n'avoir pas sur Sophie;elle se sert de l'un p<strong>ou</strong>r combattre l'autre. Si elle était plus confiante, elle serait bien moins fière. Otez ceseul point, quelle fille au monde est plus facile et plus d<strong>ou</strong>ce? qui est-ce qui supporte plus patiemmentune offense? qui est-ce qui craint plus d'en faire à autrui? qui est-ce qui a moins de prétentions en t<strong>ou</strong>tgenre, hors la vertu? Encore n'est-ce pas de sa vertu qu'elle est fière, elle ne l'est que p<strong>ou</strong>r la conserver;et quand elle peut se livrer sans risque au penchant de son coeur, elle caresse jusqu'à son amant. Maissa discrète mère ne fait pas t<strong>ou</strong>s ces détails à son père même: les hommes ne doivent pas t<strong>ou</strong>t savoir.Loin même qu'elle semble s'enorgueillir de sa conquête, Sophie en est devenue encore plus affable etmoins exigeante avec t<strong>ou</strong>t le monde, hors peut-être le seul qui produit ce changement. Le sentiment del'indépendance n'enfle plus son noble coeur. Elle triomphe avec modestie d'une victoire qui lui coûte saliberté. Elle a le maintien moins libre et le parler plus timide depuis qu'elle n'entend plus le mot d'amantsans r<strong>ou</strong>gir; mais le contentement perce à travers son embarras, et cette honte elle-même n'est pas unsentiment fâcheux. C'est surt<strong>ou</strong>t avec les jeunes survenants que la différence de sa conduite est le plussensible. <strong>De</strong>puis qu'elle ne les craint plus, l'extrême réserve qu'elle avait avec eux s'est beauc<strong>ou</strong>prelâchée. Décidée dans son choix, elle se montre sans scrupule gracieuse aux indifférents; moins difficilesur leur mérite depuis qu'elle n'y prend plus d'intérêt, elle les tr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs assez aimables p<strong>ou</strong>r desgens qui ne lui seront jamais rien.Si le véritable am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>vait user de coquetterie, j'en croirais même voir quelques traces dans la manièredont Sophie se comporte avec eux en présence de son amant. On dirait que non contente de l'ardentepassion dont elle l'embrase par un mélange exquis de réserve et de caresse, elle n'est pas fâchée encored'irriter cette même passion par un peu d'inquiétude; on dirait qu'égayant à dessein ses jeunes hôtes, elledestine au t<strong>ou</strong>rment d'<strong>Emile</strong> les grâces d'un enj<strong>ou</strong>ement qu'elle n'ose avoir avec lui: mais Sophie est trop


263attentive, trop bonne, trop judicieuse, p<strong>ou</strong>r le t<strong>ou</strong>rmenter en effet. P<strong>ou</strong>r tempérer ce dangereux stimulant,l'am<strong>ou</strong>r et l'honnêteté lui tiennent lieu de prudence: elle sait l'alarmer et le rassurer précisément quand ilfaut; et si quelquefois elle l'inquiète, elle ne l'attriste jamais. Pardonnons le s<strong>ou</strong>ci qu'elle donne à ce qu'elleaime à la peur qu'elle a qu'il ne soit jamais assez enlacé.Mais quel effet ce petit manège fera-t-il sur <strong>Emile</strong>? Sera-t-il jal<strong>ou</strong>x? ne le sera-t-il pas? C'est ce qu'il fautexaminer: car de telles digressions entrent aussi dans l'objet de mon livre et m'éloignent peu de monsujet.J'ai fait voir précédemment comment, dans les choses qui ne tiennent qu'à l'opinion, cette passions'introduit dans le coeur de l'homme. Mais en am<strong>ou</strong>r c'est autre chose; la jal<strong>ou</strong>sie paraît alors tenir de siprès à la nature, qu'on a bien de la peine à croire qu'elle n'en vienne pas; et l'exemple même desanimaux, dont plusieurs sont jal<strong>ou</strong>x jusqu'à la fureur, semble établir le sentiment opposé sans réplique.Est-ce l'opinion des hommes qui apprend aux coqs à se mettre en pièces, et aux taureaux à se battrejusqu'à la mort?L'aversion contre t<strong>ou</strong>t ce qui tr<strong>ou</strong>ble et combat nos plaisirs est un m<strong>ou</strong>vement naturel, cela estincontestable. Jusqu'à certain point le désir de posséder exclusivement ce qui n<strong>ou</strong>s plaît est encore dansle même cas. Mais quand ce désir, devenu passion, se transforme en fureur <strong>ou</strong> en une fantaisieombrageuse et chagrine appelée jal<strong>ou</strong>sie, alors c'est autre chose; cette passion peut être naturelle, <strong>ou</strong> nel'être pas: il faut distinguer.L'exemple tiré des animaux a été ci-devant examiné dans le Disc<strong>ou</strong>rs sur l'Inégalité; et maintenant que j'yréfléchis de n<strong>ou</strong>veau, cet examen me paraît assez solide p<strong>ou</strong>r oser y renvoyer les lecteurs. J'aj<strong>ou</strong>teraiseulement aux distinctions que j'ai faites dans cet écrit que la jal<strong>ou</strong>sie qui vient de la nature tientbeauc<strong>ou</strong>p à la puissance du sexe, et que, quand cette puissance est <strong>ou</strong> paraît être illimitée, cette jal<strong>ou</strong>sieest à son comble; car le mâle alors, mesurant ses droits sur ses besoins, ne peut jamais voir un autremâle que comme un importun concurrent. Dans ces mêmes espèces, les femelles, obéissant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aupremier venu, n'appartiennent aux mâles que par le droit de conquête, et causent entre eux des combatséternels.Au contraire, dans les espèces où un s'unit avec une, où l'acc<strong>ou</strong>plement produit une sorte de lien moral,une sorte de mariage, la femelle, appartenant par son choix au mâle qu'elle s'est donné, se refusecommunément à t<strong>ou</strong>t autre; et le mâle ayant p<strong>ou</strong>r garant de sa fidélité cette affection de préférence,s'inquiète aussi moins de la vue des autres mâles, et vit plus paisiblement avec eux. Dans ces espèces, lemâle partage le soin des petits; et par une de ces lois de la nature qu'on n'observe point sansattendrissement, il semble que la femelle rende au père l'attachement qu'il a p<strong>ou</strong>r ses enfants.Or, à considérer l'espèce humaine dans sa simplicité primitive, il est aisé de voir, par la puissance bornéedu mâle et par la tempérance de ses désirs, qu'il est destiné par la nature à se contenter d'une seulefemelle; ce qui se confirme par l'égalité numérique des individus des deux sexes, au moins dans nosclimats; égalité qui n'a pas lieu, à beauc<strong>ou</strong>p près, dans les espèces où la plus grande force des mâlesréunit plusieurs femelles à un seul. Et bien que l'homme ne c<strong>ou</strong>ve pas comme le pigeon, et que n'ayantpas non plus des mamelles p<strong>ou</strong>r allaiter, il soit à cet égard dans la classe des quadrupèdes, les enfantssont si longtemps rampants et faibles, que la mère et eux se passeraient difficilement de l'attachement dupère, et des soins qui en sont l'effet.T<strong>ou</strong>tes les observations conc<strong>ou</strong>rent donc à pr<strong>ou</strong>ver que la fureur jal<strong>ou</strong>se des mâles, dans quelquesespèces d'animaux, ne conclut point du t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r l'homme; et l'exception même des climats méridionaux,où la polygamie est établie, ne fait que mieux confirmer le principe, puisque c'est de la pluralité desfemmes que vient la tyrannique précaution des maris, et que le sentiment de sa propre faiblesse portel'homme à rec<strong>ou</strong>rir à la contrainte p<strong>ou</strong>r éluder les lois de la nature.


264Parmi n<strong>ou</strong>s, où ces mêmes lois, en cela moins éludées, le sont dans un sens contraire et plus odieux, lajal<strong>ou</strong>sie a son motif dans les passions sociales plus que dans l'instinct primitif. Dans la plupart des liaisonsde galanterie, l'amant hait bien plus ses rivaux qu'il n'aime sa maîtresse; s'il craint de n'être pas seuléc<strong>ou</strong>té, c'est l'effet de cet am<strong>ou</strong>r-propre dont j'ai montré l'origine, et la vanité pâtit en lui bien plus quel'am<strong>ou</strong>r. D'ailleurs nos maladroites institutions ont rendu les femmes si dissimulées, et ont si fort alluméleurs appétits, qu'on peut à peine compter sur leur attachement le mieux pr<strong>ou</strong>vé, et qu'elles ne peuventplus marquer de préférences qui rassurent sur la crainte des concurrents.P<strong>ou</strong>r l'am<strong>ou</strong>r véritable, c'est autre chose. J'ai fait voir, dans l'écrit déjà cité, que ce sentiment n'est pasaussi naturel que l'on pense; et il y a bien de la différence entre la d<strong>ou</strong>ce habitude qui affectionne l'hommeà sa compagne, et cette ardeur effrénée qui l'enivre des chimériques attraits d'un objet qu'il ne voit plus telqu'il est. Cette passion, qui ne respire qu'exclusions et préférences, ne diffère en ceci de la vanité, qu'ence que la vanité, exigeant t<strong>ou</strong>t et n'accordant rien, est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs inique; au lieu que l'am<strong>ou</strong>r, donnant autantqu'il exige, est par lui-même un sentiment rempli d'équité. D'ailleurs plus il est exigeant, plus il est crédule:la même illusion qui le cause le rend facile à persuader. Si l'am<strong>ou</strong>r est inquiet, l'estime est confiante; etjamais l'am<strong>ou</strong>r sans estime n'exista dans un coeur honnête, parce que nul n'aime dans ce qu'il aime queles qualités dont il fait cas.T<strong>ou</strong>t ceci bien éclairci, l'on peut dire, à c<strong>ou</strong>p sûr, de quelle sorte de jal<strong>ou</strong>sie <strong>Emile</strong> sera capable; car,puisqu'à peine cette passion a-t-elle un germe dans le coeur humain, sa forme est déterminéeuniquement par l'éducation. <strong>Emile</strong> am<strong>ou</strong>reux et jal<strong>ou</strong>x ne sera point colère, ombrageux, méfiant, maisdélicat, sensible et craintif; il sera plus alarmé qu'irrité; il s'attachera bien plus à gagner sa maîtresse qu'àmenacer son rival; il l'écartera, s'il peut, comme un obstacle, sans le haïr comme un ennemi; s'il le hait, cene sera pas p<strong>ou</strong>r l'audace de lui disputer un coeur auquel il prétend, mais p<strong>ou</strong>r le danger réel qu'il lui faitc<strong>ou</strong>rir de le perdre; son injuste orgueil ne s'offensera point sottement qu'on ose entrer en concurrenceavec lui; comprenant que le droit de préférence est uniquement fondé sur le mérite, et que l'honneur estdans le succès, il red<strong>ou</strong>blera de soins p<strong>ou</strong>r se rendre aimable, et probablement il réussira. La généreuseSophie, en irritant son am<strong>ou</strong>r par quelques alarmes, saura bien les régler, l'en dédommager; et lesconcurrents, qui n'étaient s<strong>ou</strong>fferts que p<strong>ou</strong>r le mettre à l'épreuve, ne tarderont pas d'être écartés.Mais où me sens-je insensiblement entraîné? O <strong>Emile</strong>, qu'es-tu devenu? Puis-je reconnaître en toi monélève? Combien je te vois déchu! Où est ce jeune homme formé si durement, qui bravait les rigueurs dessaisons, qui livrait son corps aux plus rudes travaux et son âme aux seules lois de la sagesse;inaccessible aux préjugés, aux passions; qui n'aimait que la vérité, qui ne cédait qu'à la raison, et netenait à rien de ce qui n'était pas lui? Maintenant, amolli dans une vie oisive, il se laisse g<strong>ou</strong>verner par desfemmes; leurs amusements sont ses occupations, leurs volontés sont ses lois; une jeune fille est l'arbitrede sa destinée; il rampe et fléchit devant elle; le grave <strong>Emile</strong> est le j<strong>ou</strong>et d'un enfant!Tel est le changement des scènes de la vie: chaque âge a ses ressorts qui le font m<strong>ou</strong>voir; mais l'hommeest t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le même. A dix ans, il est mené par des gâteaux, à vingt par une maîtresse, à trente par lesplaisirs, à quarante par l'ambition, à cinquante par l'avarice: quand ne c<strong>ou</strong>rt-il qu'après la sagesse?Heureux celui qu'on y conduit malgré lui! Qu'importe de quel guide on se serve, p<strong>ou</strong>rvu qu'il le mène aubut? Les héros, les sages eux-mêmes, ont payé ce tribut à la faiblesse humaine; et tel dont les doigts ontcassé des fuseaux n'en fut pas p<strong>ou</strong>r cela moins grand homme.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s étendre sur la vie entière l'effet d'une heureuse éducation, prolongez durant la jeunesse lesbonnes habitudes de l'enfance; et, quand votre élève est ce qu'il doit être, faites qu'il soit le même danst<strong>ou</strong>s les temps. Voilà la dernière perfection qu'il v<strong>ou</strong>s reste à donner à votre <strong>ou</strong>vrage. C'est p<strong>ou</strong>r celasurt<strong>ou</strong>t qu'il importe de laisser un g<strong>ou</strong>verneur aux jeunes hommes; car d'ailleurs il est peu à craindre qu'ilsne sachent pas faire l'am<strong>ou</strong>r sans lui. Ce qui trompe les instituteurs, et surt<strong>ou</strong>t les pères, c'est qu'ilscroient qu'une manière de vivre en exclut une autre, et qu'aussitôt qu'on est grand on doit renoncer à t<strong>ou</strong>tce qu'on faisait étant petit. Si cela était, à quoi servirait de soigner l'enfance, puisque le bon <strong>ou</strong> le mauvaisusage qu'on en ferait s'évan<strong>ou</strong>irait avec elle, et qu'en prenant des manières de vivre absolumentdifférentes, on prendrait nécessairement d'autres façons de penser.


265Comme il n'y a que de grandes maladies qui fassent solution de continuité dans la mémoire, il n'y a guèreque de grandes passions qui la fassent dans les moeurs. Bien que nos goûts et nos inclinaisonschangent, ce changement, quelquefois assez brusque, est ad<strong>ou</strong>ci par les habitudes. Dans la successionde nos penchants, comme dans une bonne dégradation de c<strong>ou</strong>leurs, l'habile artiste doit rendre lespassages imperceptibles, confondre et mêler les teintes, et, p<strong>ou</strong>r qu'aucune ne tranche, en étendreplusieurs sur t<strong>ou</strong>t son travail. Cette règle est confirmée par l'expérience; les gens immodérés changentt<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs d'affections, de goûts, de sentiments, et n'ont p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te constance que l'habitude duchangement; mais l'homme réglé revient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à ses anciennes pratiques, et ne perd pas même danssa vieillesse le goût des plaisirs qu'il aimait enfant.Si v<strong>ou</strong>s faites qu'en passant dans un n<strong>ou</strong>vel âge les jeunes gens ne prennent point en mépris celui qui l'aprécédé, qu'en contractant de n<strong>ou</strong>velles habitudes ils n'abandonnent point les anciennes, et qu'ils aimentt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à faire ce qui est bien, sans égard au temps où ils ont commencé, alors seulement v<strong>ou</strong>s aurezsauvé votre <strong>ou</strong>vrage, et v<strong>ou</strong>s serez sûrs d'eux jusqu'à la fin de leurs j<strong>ou</strong>rs; car la révolution la plus àcraindre est celle de l'âge sur lequel v<strong>ou</strong>s veillez maintenant. Comme on le regrette t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, on perddifficilement dans la suite les goûts qu'on y a conservés; au lieu que, quand ils sont interrompus, on ne lesreprend de la vie.La plupart des habitudes que v<strong>ou</strong>s croyez faire contracter aux enfants et aux jeunes gens ne sont point devéritables habitudes, parce qu'ils ne les ont prises que par force, et que, les suivant malgré eux, ilsn'attendent que l'occasion de s'en délivrer. On ne prend point le goût d'être en prison à force d'ydemeurer; l'habitude alors, loin de diminuer l'aversion, l'augmente. Il n'en est pas ainsi d'<strong>Emile</strong>, qui,n'ayant rien fait dans son enfance que volontairement et avec plaisir, ne fait, en continuant d'agir demême étant homme, qu'aj<strong>ou</strong>ter l'empire de l'habitude aux d<strong>ou</strong>ceurs de la liberté. La vie active, le travaildes bras, l'exercice, le m<strong>ou</strong>vement, lui sont tellement devenus nécessaires, qu'il n'y p<strong>ou</strong>rrait renoncersans s<strong>ou</strong>ffrir. Le réduire t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p à une vie molle et sédentaire serait l'emprisonner, l'enchaîner, le tenirdans un état violent et contraint; je ne d<strong>ou</strong>te pas que son humeur et sa santé n'en fussent égalementaltérées. A peine peut-il respirer à son aise dans une chambre bien fermée; il lui faut le grand air, lem<strong>ou</strong>vement, la fatigue. Aux gen<strong>ou</strong>x même de Sophie, il ne peut s'empêcher de regarder quelquefois lacampagne du coin de l'oeil, et de désirer de la parc<strong>ou</strong>rir avec elle. Il reste p<strong>ou</strong>rtant quand il faut rester;mais il est inquiet, agité; il semble se débattre; il reste parce qu'il est dans les fers. Voilà donc, allez-v<strong>ou</strong>sdire, des besoins auxquels je l'ai s<strong>ou</strong>mis, des assujettissements que je lui ai donnés: et t<strong>ou</strong>t cela est vrai;je l'ai assujetti à l'état d'homme.<strong>Emile</strong> aime Sophie; mais quels sont les premiers charmes qui l'ont attaché? La sensibilité, la vertu,l'am<strong>ou</strong>r des choses honnêtes. En aimant cet am<strong>ou</strong>r dans sa maîtresse, l'aurait-il perdu p<strong>ou</strong>r lui-même? Aquel prix à son t<strong>ou</strong>r Sophie s'est-elle mise? A celui de t<strong>ou</strong>s les sentiments qui sont naturels au coeur deson amant: l'estime des vrais biens, la frugalité, la simplicité, le généreux désintéressement, le mépris dufaste et des richesses. <strong>Emile</strong> avait ces vertus avant que l'am<strong>ou</strong>r les eût imposées. En quoi donc <strong>Emile</strong>est-il véritablement changé? Il a de n<strong>ou</strong>velles raisons d'être lui-même; c'est le seul point où il soit différentde ce qu'il était.Je n'imagine pas qu'en lisant ce livre avec quelque attention, personne puisse croire que t<strong>ou</strong>tes lescirconstances de la situation où il se tr<strong>ou</strong>ve se soient ainsi rassemblées aut<strong>ou</strong>r de lui par hasard. Est-cepar hasard que, les villes f<strong>ou</strong>rnissant tant de filles aimables, celle qui lui plaît ne se tr<strong>ou</strong>ve qu'au fondd'une retraite éloignée? Est-ce par hasard qu'il la rencontre? Est-ce par hasard qu'ils se conviennent?Est-ce par hasard qu'ils ne peuvent loger dans le même lieu? Est-ce par hasard qu'il ne tr<strong>ou</strong>ve un asileque si loin d'elle? Est-ce par hasard qu'il la voit si rarement, et qu'il est forcé d'acheter par tant de fatiguesle plaisir de la voir quelquefois? Il s'effémine, dites-v<strong>ou</strong>s. Il s'endurcit, au contraire; il faut qu'il soit aussirobuste que je l'ai fait p<strong>ou</strong>r résister aux fatigues que Sophie lui fait supporter.Il loge à deux grandes lieues d'elle. Cette distance est le s<strong>ou</strong>fflet de la forge; c'est par elle que je trempeles traits de l'am<strong>ou</strong>r. S'ils logeaient porte à porte, <strong>ou</strong> qu'il pût l'aller voir mollement assis dans un boncarrosse, il l'aimerait à son aise, il l'aimerait en Parisien. Léandre eût-il v<strong>ou</strong>lu m<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>r Héro, si la mer


266ne l'eût séparé d'elle? Lecteur, épargnez-moi des paroles; si v<strong>ou</strong>s êtes fait p<strong>ou</strong>r m'entendre, v<strong>ou</strong>s suivrezassez mes règles dans mes détails.Les premières fois que n<strong>ou</strong>s sommes allés voir Sophie, n<strong>ou</strong>s avons pris des chevaux p<strong>ou</strong>r aller plus vite.N<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons cet expédient commode, et à la cinquième fois n<strong>ou</strong>s continuons de prendre des chevaux.N<strong>ou</strong>s étions attendus; à plus d'une demi-lieue de la maison, n<strong>ou</strong>s apercevons du monde sur le chemin.<strong>Emile</strong> observe, le coeur lui bat; il approche, il reconnaît Sophie, il se précipite à bas de son cheval, il part,il vole, il est aux pieds de l'aimable famille. <strong>Emile</strong> aime les beaux chevaux; le sien est vif, il se sent libre, ils'échappe à travers champs: je le suis, je l'atteins avec peine, je le ramène. Malheureusement Sophie apeur des chevaux, je n'ose approcher d'elle. <strong>Emile</strong> ne voit rien; mais Sophie l'avertit à l'oreille de la peinequ'il a laissé prendre à son ami. <strong>Emile</strong> acc<strong>ou</strong>rt t<strong>ou</strong>t honteux, prend les chevaux, reste en arrière: il estjuste que chacun ait son t<strong>ou</strong>r. Il part le premier p<strong>ou</strong>r se débarrasser de nos montures. En laissant ainsiSophie derrière lui, il ne tr<strong>ou</strong>ve plus le cheval une voiture aussi commode. Il revient ess<strong>ou</strong>fflé, et n<strong>ou</strong>srencontre à moitié chemin.Au voyage suivant <strong>Emile</strong> ne veut plus de chevaux.P<strong>ou</strong>rquoi? lui dis-je; n<strong>ou</strong>s n'avons qu'à prendre un laquais p<strong>ou</strong>r en avoir soin. Ah! dit-il, surchargeronsn<strong>ou</strong>sainsi la respectable famille? V<strong>ou</strong>s voyez bien qu'elle veut t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>rrir, hommes et chevaux. Il estvrai, reprends-je, qu'ils ont la noble hospitalité de l'indigence. Les riches, avares dans leur faste, ne logentque leurs amis; mais les pauvres logent aussi les chevaux de leurs amis. Allons à pied, dit-il; n'en avezv<strong>ou</strong>spas le c<strong>ou</strong>rage, v<strong>ou</strong>s qui partagez de si bon coeur les fatigants plaisirs de votre enfant? Trèsvolontiers, reprends-je à l'instant: aussi bien l'am<strong>ou</strong>r, à ce qu'il me semble, ne veut pas être fait avec tantde bruit.En approchant, n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons la mère et la fille plus loin encore que la première fois. N<strong>ou</strong>s sommesvenus comme un trait. <strong>Emile</strong> est t<strong>ou</strong>t en nage: une main chérie daigne lui passer un m<strong>ou</strong>choir sur lesj<strong>ou</strong>es. Il y aurait bien des chevaux au monde, avant que n<strong>ou</strong>s fussions désormais tentés de n<strong>ou</strong>s enservir.Cependant, il est assez cruel de ne p<strong>ou</strong>voir jamais passer la soirée ensemble. L'été s'avance, les j<strong>ou</strong>rscommencent à diminuer. Quoi que n<strong>ou</strong>s puissions dire, on ne n<strong>ou</strong>s permet jamais de n<strong>ou</strong>s en ret<strong>ou</strong>rnerde nuit; et, quand n<strong>ou</strong>s ne venons pas dès le matin, il faut presque repartir aussitôt qu'on est arrivé. Aforce de n<strong>ou</strong>s plaindre et de s'inquiéter de n<strong>ou</strong>s, la mère pense enfin qu'à la vérité l'on ne peut n<strong>ou</strong>s logerdécemment dans la maison, mais qu'on peut n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver un gîte au village p<strong>ou</strong>r y c<strong>ou</strong>cher quelquefois. Aces mots <strong>Emile</strong> frappe des mains, tressaillit de joie; et Sophie, sans y songer, baise un peu plus s<strong>ou</strong>ventsa mère le j<strong>ou</strong>r qu'elle a tr<strong>ou</strong>vé cet expédient.Peu à peu la d<strong>ou</strong>ceur de l'amitié, la familiarité de l'innocence s'établissent et s'affermissent entre n<strong>ou</strong>s.Les j<strong>ou</strong>rs prescrits par Sophie <strong>ou</strong> par sa mère, je viens ordinairement avec mon ami, quelquefois aussi jele laisse aller seul. La confiance élève l'âme, et l'on ne doit plus traiter un homme en enfant; et qu'auraisjeavancé jusque-là, si mon élève ne méritait pas mon estime? Il m'arrive aussi d'aller sans lui; alors il esttriste et ne murmure point: que serviraient ses murmures? Et puis il sait bien que je ne vais pas nuire àses intérêts. Au reste, que n<strong>ou</strong>s allions ensemble <strong>ou</strong> séparément, on conçoit qu'aucun temps ne n<strong>ou</strong>sarrête, t<strong>ou</strong>t fiers d'arriver dans un état à p<strong>ou</strong>voir être plaints. Malheureusement, Sophie n<strong>ou</strong>s interdit cethonneur, et défend qu'on vienne par le mauvais temps. C'est la seule fois que je la tr<strong>ou</strong>ve rebelle auxrègles que je lui dicte en secret.Un j<strong>ou</strong>r qu'il est allé seul, et que je ne l'attends que le lendemain, je le vois arriver le soir même, et je luidis en l'embrassant: Quoi! cher <strong>Emile</strong>, tu reviens à ton ami! Mais, au lieu de répondre à mes caresses, ilme dit avec un peu d'humeur: Ne croyez pas que je revienne si tôt de mon gré, je viens malgré moi. Elle av<strong>ou</strong>lu que je vinsse; je viens p<strong>ou</strong>r elle et non pas p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s. T<strong>ou</strong>ché de cette naïveté, je l'embrassederechef, en lui disant: Ame franche, ami sincère, ne me dérobe pas ce qui m'appartient. Si tu viens p<strong>ou</strong>relle, c'est p<strong>ou</strong>r moi que tu le dis: ton ret<strong>ou</strong>r est son <strong>ou</strong>vrage, mais ta franchise est le mien. Garde à jamais


267cette noble candeur des belles âmes. On peut laisser penser aux indifférents ce qu'ils veulent; mais c'estun crime de s<strong>ou</strong>ffrir qu'un ami n<strong>ou</strong>s fasse un mérite de ce que n<strong>ou</strong>s n'avons pas fait p<strong>ou</strong>r lui.Je me garde bien d'avilir à ses yeux le prix de cet aveu, en y tr<strong>ou</strong>vant plus d'am<strong>ou</strong>r que de générosité, eten lui disant qu'il veut moins s'ôter le mérite de ce ret<strong>ou</strong>r que le donner à Sophie. Mais voici comment ilme dévoile le fond de son coeur sans y songer: s'il est venu à son aise, à petits pas, et rêvant à sesam<strong>ou</strong>rs, <strong>Emile</strong> n'est que l'amant de Sophie; s'il arrive à grands pas, échauffé, quoique un peu grondeur,<strong>Emile</strong> est l'ami de son Mentor.On voit par ces arrangements que mon jeune homme est bien éloigné de passer sa vie auprès de Sophieet de la voir autant qu'il v<strong>ou</strong>drait. Un voyage <strong>ou</strong> deux par semaine bornent les permissions qu'il reçoit; etses visites, s<strong>ou</strong>vent d'une seule demi-j<strong>ou</strong>rnée, s'étendent rarement au lendemain. Il emploie bien plus detemps à espérer de la voir, <strong>ou</strong> à se féliciter de l'avoir vue, qu'à la voir en effet. Dans celui même qu'ildonne à ses voyages, il en passe moins auprès d'elle qu'à s'en approcher <strong>ou</strong> s'en éloigner. Ses plaisirsvrais, purs, délicieux, mais moins réels qu'imaginaires, irritent son am<strong>ou</strong>r sans efféminer son coeur.Les j<strong>ou</strong>rs qu'il ne la voit point, il n'est pas oisif et sédentaire. Ces j<strong>ou</strong>rs-là c'est <strong>Emile</strong> encore: il n'est pointdu t<strong>ou</strong>t transformé. Le plus s<strong>ou</strong>vent, il c<strong>ou</strong>rt les campagnes des environs, il suit son histoire naturelle; ilobserve, il examine les terres, leurs productions, leur culture; il compare les travaux qu'il voit à ceux qu'ilconnaît; il cherche les raisons des différences: quand il juge d'autres méthodes préférables à celles dulieu, il les donne aux cultivateurs; s'il propose une meilleure forme de charrue, il en fait faire sur sesdessins: s'il tr<strong>ou</strong>ve une carrière de marne, il leur en apprend l'usage inconnu dans le pays; s<strong>ou</strong>vent il metlui-même la main à l'oeuvre; ils sont t<strong>ou</strong>t étonnés de lui voir manier leurs <strong>ou</strong>tils plus aisément qu'ils ne fonteux-mêmes, tracer des sillons plus profonds et plus droits que les leurs, semer avec plus d'égalité, dirigerdes ados avec plus d'intelligence. Ils ne se moquent pas de lui comme d'un beau diseur d'agriculture: ilsvoient qu'il la sait en effet. En un mot, il étend son zèle et ses soins à t<strong>ou</strong>t ce qui est d'utilité première etgénérale; même il ne s'y borne pas: il visite les maisons des paysans, s'informe de leur état, de leursfamilles, du nombre de leurs enfants, de la quantité de leurs terres, de la nature du produit, de leursdéb<strong>ou</strong>chés, de leurs facultés, de leurs charges, de leurs dettes, etc. Il donne peu d'argent, sachant que,p<strong>ou</strong>r l'ordinaire, il est mal employé, mais il en dirige l'emploi lui-même, et le leur rend utile malgré qu'ils enaient. Il leur f<strong>ou</strong>rnit des <strong>ou</strong>vriers, et s<strong>ou</strong>vent leur paye leurs propres j<strong>ou</strong>rnées p<strong>ou</strong>r les travaux dont ils ontbesoin. A l'un il fait relever <strong>ou</strong> c<strong>ou</strong>vrir sa chaumière à demi tombée; à l'autre il fait défricher sa terreabandonnée faute de moyens; à l'autre il f<strong>ou</strong>rnit une vache, un cheval, du bétail de t<strong>ou</strong>te espèce à laplace de celui qu'il a perdu; deux voisins sont près d'entrer en procès, il les gagne, il les accommode; unpaysan tombe malade, il le fait soigner, il le soigne lui-même; un autre est vexé par un voisin puissant, il leprotège et le recommande; de pauvres jeunes gens se recherchent, il aide à les marier; une bonne femmea perdu son enfant chéri, il va la voir, il la console, il ne sort point aussitôt qu'il est entré; il ne dédaignepoint les indigents, il n'est point pressé de quitter les malheureux, il prend s<strong>ou</strong>vent son repas chez lespaysans qu'il assiste, il l'accepte aussi chez ceux qui n'ont pas besoin de lui; en devenant le bienfaiteurdes uns et l'ami des autres, il ne cesse point d'être leur égal. Enfin, il fait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de sa personne autantde bien que de son argent.Quelquefois, il dirige ses t<strong>ou</strong>rnées du côté de l'heureux séj<strong>ou</strong>r: il p<strong>ou</strong>rrait espérer d'apercevoir Sophie à ladérobée, de la voir à la promenade sans en être vu; mais <strong>Emile</strong> est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sans dét<strong>ou</strong>r dans saconduite, il ne sait et ne veut rien éluder. Il a cette aimable délicatesse qui flatte et n<strong>ou</strong>rrit l'am<strong>ou</strong>r-propredu bon témoignage de soi. Il garde à la rigueur son ban, et n'approche jamais assez p<strong>ou</strong>r tenir du hasardce qu'il ne veut devoir qu'à Sophie. En revanche, il erre avec plaisir dans les environs, recherchant lestraces des pas de sa maîtresse, s'attendrissant sur les peines qu'elle a prises et sur les c<strong>ou</strong>rses qu'elle abien v<strong>ou</strong>lu faire par complaisance p<strong>ou</strong>r lui. La veille des j<strong>ou</strong>rs qu'il doit la voir, il ira dans quelque fermevoisine ordonner une collation p<strong>ou</strong>r le lendemain. La promenade se dirige de ce côté sans qu'il y paraisse;on entre comme par hasard; on tr<strong>ou</strong>ve des fruits, des gâteaux, de la crème. La friande Sophie n'est pasinsensible à ces attentions, et fait volontiers honneur à notre prévoyance; car j'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ma part aucompliment, n'en eussé-je eu aucune au soin qui l'attire: c'est un dét<strong>ou</strong>r de petite fille p<strong>ou</strong>r être moinsembarrassée en remerciant. Le père et moi mangeons des gâteaux et buvons du vin: mais <strong>Emile</strong> est de


268l'écot des femmes, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au guet p<strong>ou</strong>r voler quelque assiette de crème où la cuillère de Sophie aittrempé.A propos de gâteaux, je parle à <strong>Emile</strong> de ses anciennes c<strong>ou</strong>rses. On veut savoir ce que c'est que cesc<strong>ou</strong>rses; je l'explique, on en rit; on lui demande s'il sait c<strong>ou</strong>rir encore. Mieux que jamais, répond-il; jeserais bien fâché de l'avoir <strong>ou</strong>blié. Quelqu'un de la compagnie aurait grande envie de le voir, et n'ose ledire; quelque autre se charge de la proposition; il accepte: on fait rassembler deux <strong>ou</strong> trois jeunes gensdes environs; on décerne un prix, et, p<strong>ou</strong>r mieux imiter les anciens jeux, on met un gâteau sur le but.Chacun se tient prêt, le papa donne le signal en frappant des mains. L'agile <strong>Emile</strong> fend l'air, et se tr<strong>ou</strong>veau b<strong>ou</strong>t de la carrière qu'à peine mes trois l<strong>ou</strong>rdauds sont partis. <strong>Emile</strong> reçoit le prix des mains de Sophie,et, non moins généreux qu'Enée, fait des présents à t<strong>ou</strong>s les vaincus.Au milieu de l'éclat du triomphe, Sophie ose défier le vainqueur, et se vante de c<strong>ou</strong>rir aussi bien que lui. Ilne refuse point d'entrer en lice avec elle; et, tandis qu'elle s'apprête à l'entrée de la carrière, qu'elleretr<strong>ou</strong>sse sa robe des deux côtés, et que, plus curieuse d'étaler une jambe fine aux yeux d'<strong>Emile</strong> que dele vaincre à ce combat, elle regarde si ses jupes sont assez c<strong>ou</strong>rtes, il dit un mot à l'oreille de la mère; elles<strong>ou</strong>rit et fait un signe d'approbation. Il vient alors se placer à côté de sa concurrente; et le signal n'est pasplus tôt donné, qu'on la voit partir comme un oiseau.Les femmes ne sont pas faites p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rir; quand elles fuient, c'est p<strong>ou</strong>r être atteintes. La c<strong>ou</strong>rse n'estpas la seule chose qu'elles fassent maladroitement, mais c'est la seule qu'elles fassent de mauvaisegrâce: leurs c<strong>ou</strong>des en arrière et collés contre leur corps leur donnent une attitude risible, et les hautstalons sur lesquels elles sont juchées les font paraître autant de sauterelles qui v<strong>ou</strong>draient c<strong>ou</strong>rir sanssauter.<strong>Emile</strong>, n'imaginant point que Sophie c<strong>ou</strong>re mieux qu'une autre femme, ne daigne pas sortir de sa place, etla voit partir avec un s<strong>ou</strong>rire moqueur. Mais Sophie est légère et porte des talons bas; elle n'a pas besoind'artifice p<strong>ou</strong>r paraître avoir le pied petit; elle prend les devants d'une telle rapidité, que, p<strong>ou</strong>r atteindrecette n<strong>ou</strong>velle Atalante, il n'a que le temps qu'il lui faut quand il l'aperçoit si loin devant lui. Il part donc àson t<strong>ou</strong>r, semblable à l'aigle qui fond sur sa proie; il la p<strong>ou</strong>rsuit, la talonne, l'atteint enfin t<strong>ou</strong>t ess<strong>ou</strong>fflée,passe d<strong>ou</strong>cement son bras gauche aut<strong>ou</strong>r d'elle, l'enlève comme une plume, et, pressant sur son coeurcette d<strong>ou</strong>ce charge, il achève ainsi la c<strong>ou</strong>rse, lui fait t<strong>ou</strong>cher le but la première, puis, criant Victoire àSophie! met devant elle un gen<strong>ou</strong> en terre, et se reconnaît le vaincu.A ces occupations diverses se joint celle du métier que n<strong>ou</strong>s avons appris. Au moins un j<strong>ou</strong>r par semaine,et t<strong>ou</strong>s ceux où le mauvais temps ne n<strong>ou</strong>s permet pas de tenir la campagne, n<strong>ou</strong>s allons, <strong>Emile</strong> et moi,travailler chez un maître. N<strong>ou</strong>s n'y travaillons pas p<strong>ou</strong>r la forme, en gens au-dessus de cet état, mais t<strong>ou</strong>tde bon et en vrais <strong>ou</strong>vriers. Le père de Sophie n<strong>ou</strong>s venant voir n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>t de bon à l'<strong>ou</strong>vrage, et nemanque pas de rapporter avec admiration à sa femme et à sa fille ce qu'il a vu. Allez voir, dit-il, ce jeunehomme à l'atelier, et v<strong>ou</strong>s verrez s'il méprise la condition du pauvre! On peut imaginer si Sophie entend cedisc<strong>ou</strong>rs avec plaisir! On en reparle, on v<strong>ou</strong>drait le surprendre à l'<strong>ou</strong>vrage. On me questionne sans fairesemblant de rien; et, après s'être assurées d'un de nos j<strong>ou</strong>rs, la mère et la fille prennent une calèche, etviennent à la ville le même j<strong>ou</strong>r.En entrant dans l'atelier, Sophie aperçoit à l'autre b<strong>ou</strong>t un jeune homme en veste, les cheveuxnégligemment rattachés, et si occupé de ce qu'il fait qu'il ne la voit point: elle s'arrête et fait signe à samère. <strong>Emile</strong>, un ciseau d'une main et le maillet de l'autre, achève une mortaise; puis il scie une planche eten met une pièce s<strong>ou</strong>s le valet p<strong>ou</strong>r la polir. Ce spectacle ne fait point rire Sophie; il la t<strong>ou</strong>che, il estrespectable. Femme, honore ton chef; c'est lui qui travaille p<strong>ou</strong>r toi, qui te gagne ton pain, qui te n<strong>ou</strong>rrit:voilà l'homme.Tandis qu'elles sont attentives à l'observer, je les aperçois, je tire <strong>Emile</strong> par la manche; il se ret<strong>ou</strong>rne, lesvoit, jette ses <strong>ou</strong>tils, et s'élance avec un cri de joie. Après s'être livré à ses premiers transports, il les faitasseoir et reprend son travail. Mais Sophie ne peut rester assise; elle se lève avec vivacité, parc<strong>ou</strong>rtl'atelier, examine les <strong>ou</strong>tils, t<strong>ou</strong>che le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, regarde à nos


269mains, et puis dit qu'elle aime ce métier, parce qu'il est propre. La folâtre essaye même d'imiter <strong>Emile</strong>. <strong>De</strong>sa blanche et débile main, elle p<strong>ou</strong>sse un rabot sur la planche; le rabot glisse et ne mord point. Je croisvoir l'Am<strong>ou</strong>r dans les airs rire et battre des ailes; je crois l'entendre p<strong>ou</strong>sser des cris d'allégresse, et dire:Hercule est vengé.Cependant, la mères questionne le maître. Monsieur, combien payez-v<strong>ou</strong>s ces garçons-là? Madame, jeleur donne à chacun vingt s<strong>ou</strong>s par j<strong>ou</strong>r, et je les n<strong>ou</strong>rris; mais si ce jeune homme v<strong>ou</strong>lait, il gagnerait biendavantage, car c'est le meilleur <strong>ou</strong>vrier du pays. Vingt s<strong>ou</strong>s par j<strong>ou</strong>r, et v<strong>ou</strong>s les n<strong>ou</strong>rrissez! dit la mère enn<strong>ou</strong>s regardant avec attendrissement. Madame, il en est ainsi, reprend le maître. A ces mots, elle c<strong>ou</strong>rt à<strong>Emile</strong>, l'embrasse, le presse contre son sein en versant sur lui des larmes, et sans p<strong>ou</strong>voir dire autrechose que de répéter plusieurs fois: Mon fils! ô mon fils!Après avoir passé quelque temps à causer avec n<strong>ou</strong>s, mais sans n<strong>ou</strong>s dét<strong>ou</strong>rner: Allons-n<strong>ou</strong>s-en, dit lamère à sa fille; il se fait tard, il ne faut pas n<strong>ou</strong>s faire attendre. Puis, s'approchant d'<strong>Emile</strong>, elle lui donneun petit c<strong>ou</strong>p sur la j<strong>ou</strong>e en lui disant: Eh bien! bon <strong>ou</strong>vrier, ne v<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s pas venir avec n<strong>ou</strong>s? Il luirépond d'un ton fort triste: Je suis engagé, demandez au maître. On demande au maître s'il veut bien sepasser de n<strong>ou</strong>s. Il répond qu'il ne peut. J'ai, dit-il, de l'<strong>ou</strong>vrage qui presse et qu'il faut rendre aprèsdemain.Comptant sur ces messieurs, j'ai refusé des <strong>ou</strong>vriers qui se sont présentés; si ceux-ci memanquent, je ne sais plus où en prendre d'autres, et je ne p<strong>ou</strong>rrai rendre l'<strong>ou</strong>vrage au j<strong>ou</strong>r promis. Lamère ne réplique rien; elle attend qu'<strong>Emile</strong> parle. <strong>Emile</strong> baisse la tête est se tait. Monsieur, lui dit-elle unpeu surprise de ce silence, n'avez-v<strong>ou</strong>s rien à dire à cela? <strong>Emile</strong> regarde tendrement la fille et ne répondque ces mots: V<strong>ou</strong>s voyez bien qu'il faut que je reste. Là-dessus les dames partent et n<strong>ou</strong>s laissent. <strong>Emile</strong>les accompagne jusqu'à la porte, les suit des yeux autant qu'il peut, s<strong>ou</strong>pire, et revient se mettre au travailsans parler.En chemin, la mère, piquée, parle à sa fille de la bizarrerie de ce procédé! Quoi! dit-elle, était-il si difficilede contenter le maître sans être obligé de rester? Et ce jeune homme si prodigue, qui verse l'argent sansnécessité, n'en sait-il plus tr<strong>ou</strong>ver dans les occasions convenables? O maman! répond Sophie, à Dieu neplaise qu'<strong>Emile</strong> donne tant de force à l'argent, qu'il s'en serve p<strong>ou</strong>r rompre un engagement personnel,p<strong>ou</strong>r violer impunément sa parole, et faire violer celle d'autrui! Je sais qu'il dédommagerait aisémentl'<strong>ou</strong>vrier du léger préjudice que lui causerait son absence; mais cependant il asservirait son âme auxrichesses, il s'acc<strong>ou</strong>tumerait à les mettre à la place de ses devoirs, et à croire qu'on est dispensé de t<strong>ou</strong>t,p<strong>ou</strong>rvu qu'on paye. <strong>Emile</strong> a d'autres manières de penser, et j'espère n'être pas cause qu'il en change.Croyez-v<strong>ou</strong>s qu'il ne lui en ait rien coûté de rester? Maman, ne v<strong>ou</strong>s y trompez pas, c'est p<strong>ou</strong>r moi qu'ilreste; je l'ai bien vu dans ses yeux.Ce n'est pas que Sophie soit indulgente sur les vrais soins de l'am<strong>ou</strong>r; au contraire, elle est impérieuse,exigeante; elle aimerait mieux n'être point aimée que de l'être modérément. Elle a le noble orgueil dumérite qui se sent, qui s'estime et qui veut être honoré comme il s'honore. Elle dédaignerait un coeur quine sentirait pas t<strong>ou</strong>t le prix du sien, qui ne l'aimerait pas p<strong>ou</strong>r ses vertus autant et plus que p<strong>ou</strong>r sescharmes; un coeur qui ne lui préférerait pas son propre devoir, et qui ne la préférerait pas à t<strong>ou</strong>te autrechose. Elle n'a point v<strong>ou</strong>lu d'amant qui ne connût de loi que la sienne; elle veut régner sur un hommequ'elle n'ait point défiguré. C'est ainsi qu'ayant avili les compagnons d'Ulysse, Circé les dédaigne, et sedonne à lui seul, qu'elle n'a pu changer.Mais ce droit inviolable et sacré mis à part, jal<strong>ou</strong>se à l'excès de t<strong>ou</strong>s les siens, Sophie épie avec quelscrupule <strong>Emile</strong> les respecte, avec quel zèle il accomplit ses volontés, avec quelle adresse il les devine,avec quelle vigilance il arrive au moment prescrit; elle ne veut ni qu'il retarde ni qu'il anticipe; elle veut qu'ilsoit exact. Anticiper, c'est se préférer à elle; retarder, c'est la négliger. Négliger Sophie! cela n'arriveraitpas deux fois. L'injuste s<strong>ou</strong>pçon d'une a failli t<strong>ou</strong>t perdre; mais Sophie est équitable et sait bien réparerses torts.Un soir n<strong>ou</strong>s sommes attendus; <strong>Emile</strong> a reçu l'ordre. On vient au-devant de n<strong>ou</strong>s; n<strong>ou</strong>s n'arrivons point.Que sont-ils devenus? Quel malheur leur est arrivé? Personne de leur part? La soirée s'éc<strong>ou</strong>le à n<strong>ou</strong>sattendre. La pauvre Sophie n<strong>ou</strong>s croit morts; elle se désole, elle se t<strong>ou</strong>rmente; elle passe la nuit à pleurer.


270Dès le soir on a expédié un messager p<strong>ou</strong>r s'informer de n<strong>ou</strong>s et rapporter de nos n<strong>ou</strong>velles le lendemainmatin. Le messager revient accompagné d'un autre de notre part, qui fait nos excuses de b<strong>ou</strong>che et ditque n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s portons bien. Un moment après, n<strong>ou</strong>s paraissons n<strong>ou</strong>s-mêmes. Alors la scène change;Sophie essuie ses pleurs, <strong>ou</strong>, si elle en verse, ils sont de rage. Son coeur altier n'a pas gagné à serassurer sur notre vie: <strong>Emile</strong> vit, et s'est fait attendre inutilement.A notre arrivée, elle veut s'enfermer. On veut qu'elle reste; il faut rester: mais, prenant à l'instant son parti,elle affecte un air tranquille et content qui en imposerait à d'autres. Le père vient au-devant de n<strong>ou</strong>s etn<strong>ou</strong>s dit: V<strong>ou</strong>s avez tenu vos amis en peine; il y a ici des gens qui ne v<strong>ou</strong>s le pardonneront pas aisément.Qui donc, mon papa? dit Sophie avec une manière de s<strong>ou</strong>rire le plus gracieux qu'elle puisse affecter. Quev<strong>ou</strong>s importe, répond le père, p<strong>ou</strong>rvu que ce ne soit pas v<strong>ou</strong>s? Sophie ne réplique point, et baisse lesyeux sur son <strong>ou</strong>vrage. La mère n<strong>ou</strong>s reçoit d'un air froid et composé. <strong>Emile</strong> embarrassé n'ose aborderSophie. Elle lui parle la première, lui demande comment il se porte, l'invite à s'asseoir, et se contrefait sibien que le pauvre jeune homme, qui n'entend rien encore au langage des passions violentes, est la dupede ce sang-froid, et presque sur le point d'en être piqué lui-même.P<strong>ou</strong>r le désabuser je vais prendre la main de Sophie, j'y veux porter mes lèvres comme je faisquelquefois: elle la retire brusquement, avec un mot de Monsieur si singulièrement prononcé, que cem<strong>ou</strong>vement involontaire la décèle à l'instant aux yeux d'<strong>Emile</strong>.Sophie elle-même, voyant qu'elle s'est trahie, se contraint moins. Son sang-froid apparent se change enun mépris ironique. Elle répond à t<strong>ou</strong>t ce qu'on lui dit par des monosyllabes prononcés d'une voix lente etmal assurée, comme craignant d'y laisser trop percer l'accent de l'indignation. <strong>Emile</strong>, demi-mort d'effroi, laregarde avec d<strong>ou</strong>leur, et tâche de l'engager à jeter les yeux sur les siens p<strong>ou</strong>r y mieux lire ses vraissentiments. Sophie, plus irritée de sa confiance, lui lance un regard qui lui ôte l'envie d'en solliciter unsecond. <strong>Emile</strong>, interdit et tremblant, n'ose plus, très heureusement p<strong>ou</strong>r lui, ni lui parler ni la regarder, car,n'eût-il pas été c<strong>ou</strong>pable, s'il eût pu supporter sa colère, elle ne lui eût jamais pardonné.Voyant alors que c'est mon t<strong>ou</strong>r, et qu'il est temps de s'expliquer, je reviens à Sophie. Je reprends samain, qu'elle ne retire plus, car elle est prête à se tr<strong>ou</strong>ver mal. Je lui dis avec d<strong>ou</strong>ceur: Chère Sophie,n<strong>ou</strong>s sommes malheureux; mais v<strong>ou</strong>s êtes raisonnable et juste, v<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s jugerez pas sans n<strong>ou</strong>sentendre: éc<strong>ou</strong>tez-n<strong>ou</strong>s. Elle ne répond rien, et je parle ainsi:"N<strong>ou</strong>s sommes partis hier à quatre heures; il n<strong>ou</strong>s était prescrit d'arriver à sept, et n<strong>ou</strong>s prenons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsplus de temps qu'il ne n<strong>ou</strong>s est nécessaire afin de n<strong>ou</strong>s reposer en approchant d'ici. N<strong>ou</strong>s avions déjà faitles trois quarts du chemin, quand des lamentations d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuses n<strong>ou</strong>s frappent l'oreille; elles partaientd'une gorge de la colline à quelque distance de n<strong>ou</strong>s. N<strong>ou</strong>s acc<strong>ou</strong>rons aux cris: n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons unmalheureux paysan qui, revenant de la ville un peu pris de vin sur son cheval, en était tombé sil<strong>ou</strong>rdement qu'il s'était cassé la jambe. N<strong>ou</strong>s crions, n<strong>ou</strong>s appelons du sec<strong>ou</strong>rs; personne ne répond;n<strong>ou</strong>s essayons de remettre le blessé sur son cheval, n<strong>ou</strong>s n'en p<strong>ou</strong>vons venir à b<strong>ou</strong>t: au moindrem<strong>ou</strong>vement le malheureux s<strong>ou</strong>ffre des d<strong>ou</strong>leurs horribles. N<strong>ou</strong>s prenons le parti d'attacher le cheval dansle bois à l'écart; puis, faisant un brancard de nos bras, n<strong>ou</strong>s y posons le blessé, et le portons le plusd<strong>ou</strong>cement qu'il est possible, en suivant ses indications sur la r<strong>ou</strong>te qu'il fallait tenir p<strong>ou</strong>r aller chez lui. Letrajet était long; il fallut n<strong>ou</strong>s reposer plusieurs fois. N<strong>ou</strong>s arrivons enfin, rendus de fatigue; n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vonsavec une surprise amère que n<strong>ou</strong>s connaissions déjà la maison, et que ce misérable que n<strong>ou</strong>srapportions avec tant de peine était le même qui n<strong>ou</strong>s avait si cordialement reçus le j<strong>ou</strong>r de notrepremière arrivée ici. Dans le tr<strong>ou</strong>ble où n<strong>ou</strong>s étions t<strong>ou</strong>s, n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s étions point reconnus jusqu'à cemoment.Il n'avait que deux petits enfants. Prête à lui en donner un troisième, sa femme fut si saisie en le voyantarriver, qu'elle sentit des d<strong>ou</strong>leurs aiguës et acc<strong>ou</strong>cha peu d'heures après. Que faire en cet état dans unechaumière écartée où l'on ne p<strong>ou</strong>vait espérer aucun sec<strong>ou</strong>rs? <strong>Emile</strong> prit le parti d'aller prendre le chevalque n<strong>ou</strong>s avions laissé dans le bois, de le monter, de c<strong>ou</strong>rir à t<strong>ou</strong>te bride chercher un chirurgien à la ville.Il donna le cheval au chirurgien; et, n'ayant pu tr<strong>ou</strong>ver assez tôt une garde, il revint à pied avec undomestique, après v<strong>ou</strong>s avoir expédié un exprès, tandis qu'embarrassé, comme v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez croire, entre


271un homme ayant une jambe cassée et une femme en travail, je préparais dans la maison t<strong>ou</strong>t ce que jep<strong>ou</strong>vais prévoir être nécessaire p<strong>ou</strong>r le sec<strong>ou</strong>rs de t<strong>ou</strong>s les deux."Je ne v<strong>ou</strong>s ferai point le détail du reste; ce n'est pas de cela qu'il est question. Il était deux heures aprèsminuit avant que n<strong>ou</strong>s ayons eu ni l'un ni l'autre un moment de relâche. Enfin n<strong>ou</strong>s sommes revenusavant le j<strong>ou</strong>r dans notre asile ici proche, où n<strong>ou</strong>s avons attendu l'heure de votre réveil p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s rendrecompte de notre accident."Je me tais sans rien aj<strong>ou</strong>ter. Mais, avant que personne parle, <strong>Emile</strong> s'approche de sa maîtresse, élève lavoix et lui dit avec plus de fermeté que je ne m'y serais attendu: Sophie, v<strong>ou</strong>s êtes l'arbitre de mon sort,v<strong>ou</strong>s le savez bien. V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez me faire m<strong>ou</strong>rir de d<strong>ou</strong>leur; mais n'espérez pas me faire <strong>ou</strong>blier lesdroits de l'humanité: ils me sont plus sacrés que les vôtres, je n'y renoncerai jamais p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.Sophie, à ces mots, au lieu de répondre, se lève, lui passe un bras aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong>, lui donne un baiser surla j<strong>ou</strong>e; puis, lui tendant la main avec une grâce inimitable, elle lui dit: <strong>Emile</strong>, prends cette main: elle est àtoi. Sois, quand tu v<strong>ou</strong>dras, mon ép<strong>ou</strong>x et mon maître; je tâcherai de mériter cet honneur.A peine l'a-t-elle embrassé, que le père, enchanté, frappe des mains, en criant bis, bis, et Sophie, sans sefaire presser, lui donne aussitôt deux baisers sur l'autre j<strong>ou</strong>e; mais, presque au même instant, effrayée det<strong>ou</strong>t ce qu'elle vient de faire, elle se sauve dans les bras de sa mère et cache dans ce sein maternel sonvisage enflammé de honte.Je ne décrirai point la commune joie; t<strong>ou</strong>t le monde la doit sentir. Après le dîner, Sophie demande s'il yaurait trop loin p<strong>ou</strong>r aller voir ces pauvres malades. Sophie le désire et c'est une bonne oeuvre. On y va:on les tr<strong>ou</strong>ve dans deux lits séparés; <strong>Emile</strong> en avait fait apporter un: on tr<strong>ou</strong>ve aut<strong>ou</strong>r d'eux du mondep<strong>ou</strong>r les s<strong>ou</strong>lager: <strong>Emile</strong> y avait p<strong>ou</strong>rvu. Mais au surplus t<strong>ou</strong>s deux sont si mal en ordre, qu'ils s<strong>ou</strong>ffrentautant du malaise que de leur état. Sophie se fait donner un tablier de la bonne femme, et va la rangerdans son lit; elle en fait ensuite autant à l'homme; sa main d<strong>ou</strong>ce et légère sait aller chercher t<strong>ou</strong>t ce quiles blesse, et faire poser plus mollement leurs membres endoloris. Ils se sentent déjà s<strong>ou</strong>lagés à sonapproche; on dirait qu'elle devine t<strong>ou</strong>t ce qui fait leur mal. Cette fille si délicate ne se rebute ni de lamalpropreté ni de la mauvaise odeur, et sait faire disparaître l'une et l'autre sans mettre personne enoeuvre, et sans que les malades soient t<strong>ou</strong>rmentés. Elle qu'on voit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs si modeste et quelquefois sidédaigneuse, elle qui, p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t au monde, n'aurait pas t<strong>ou</strong>ché du b<strong>ou</strong>t du doigt le lit d'un homme,ret<strong>ou</strong>rne et change le blessé sans aucun scrupule, et le met dans une situation plus commode p<strong>ou</strong>r yp<strong>ou</strong>voir rester longtemps. Le zèle de la charité vaut bien la modestie; ce qu'elle fait, elle le fait silégèrement et avec tant d'adresse, qu'il se sent s<strong>ou</strong>lagé sans presque s'être aperçu qu'on l'ait t<strong>ou</strong>ché. Lafemme et le mari bénissent de concert l'aimable fille qui les sert, qui les plaint, qui les console. C'est unange du ciel que Dieu leur envoie, elle en a la figure et la bonne grâce, elle en a la d<strong>ou</strong>ceur et la bonté.<strong>Emile</strong> attendri la contemple en silence. Homme, aime ta compagne. Dieu te la donne p<strong>ou</strong>r te consolerdans tes peines, p<strong>ou</strong>r te s<strong>ou</strong>lager dans tes maux: voilà la femme.On fait baptiser le n<strong>ou</strong>veau-né. Les deux amants le présentent, brûlant au fond de leurs coeurs d'endonner bientôt autant à faire à d'autres. Ils aspirent au moment désiré; ils croient y t<strong>ou</strong>cher: t<strong>ou</strong>s lesscrupules de Sophie sont levés, mais les miens viennent. Ils n'en sont pas encore où ils pensent: il fautque chacun ait son t<strong>ou</strong>r.Un matin qu'ils ne se sont vus depuis deux j<strong>ou</strong>rs, j'entre dans la chambre d'<strong>Emile</strong> une lettre à la main, etje lui dis en le regardant fixement: Que feriez-v<strong>ou</strong>s si l'on v<strong>ou</strong>s apprenait que Sophie est morte? Il faitgrand cri, se lève en frappant des mains, et, sans dire un seul mot, me regarde d'un oeil égaré. Répondezdonc, p<strong>ou</strong>rsuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-froid, il s'approche, les yeuxenflammés de colère; et, s'arrêtant dans une attitude presque menaçante: Ce que je ferais?... je n'en saisrien; mais ce que je sais, c'est que je ne reverrais de ma vie celui qui me l'aurait appris. Rassurez v<strong>ou</strong>s,répondis-je en s<strong>ou</strong>riant: elle vit, elle se porte bien, elle pense à v<strong>ou</strong>s, et n<strong>ou</strong>s sommes attendus ce soir.Mais allons faire un t<strong>ou</strong>r de promenade, et n<strong>ou</strong>s causerons.


272La passion dont il est préoccupé ne lui permet plus de se livrer, comme auparavant, à des entretienspurement raisonnés: il faut l'intéresser par cette passion même à se rendre attentif à mes leçons. C'est ceque j'ai fait par ce terrible préambule; je suis bien sûr maintenant qu'il m'éc<strong>ou</strong>tera.Il faut être heureux, cher <strong>Emile</strong>: c'est la fin de t<strong>ou</strong>t être sensible; c'est le premier désir que n<strong>ou</strong>s imprima lanature, et le seul qui ne n<strong>ou</strong>s quitte jamais. Mais où est le bonheur? qui le sait? Chacun le cherche, et nulne le tr<strong>ou</strong>ve. On use la vie à le p<strong>ou</strong>rsuivre et l'on meurt sans l'avoir atteint. Mon jeune ami, quand à tanaissance je te pris dans mes bras, et qu'attestant l'Etre suprême de l'engagement que j'osai contracter,je v<strong>ou</strong>ai mes j<strong>ou</strong>rs au bonheur des tiens, savais-je moi-même à quoi je m'engageais? Non: je savaisseulement qu'en te rendant heureux j'étais sûr de l'être. En faisant p<strong>ou</strong>r toi cette utile recherche, je larendais commune à t<strong>ou</strong>s deux.Tant que n<strong>ou</strong>s ignorons ce que n<strong>ou</strong>s devons faire, la sagesse consiste à rester dans l'inaction. C'est det<strong>ou</strong>tes les maximes celle dont l'homme a le plus grand besoin, et celle qu'il sait le moins suivre. Chercherle bonheur sans savoir où il est, c'est s'exposer à le fuir, c'est c<strong>ou</strong>rir autant de risques contraires qu'il y ade r<strong>ou</strong>tes p<strong>ou</strong>r s'égarer. Mais il n'appartient pas à t<strong>ou</strong>t le monde de savoir ne point agir. Dans l'inquiétudeoù n<strong>ou</strong>s tient l'ardeur du bien-être, n<strong>ou</strong>s aimons mieux n<strong>ou</strong>s tromper à le p<strong>ou</strong>rsuivre, que de ne rien fairep<strong>ou</strong>r le chercher: et, sortis une foi de la place où n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons le connaître, n<strong>ou</strong>s n'y savons plus revenir.Avec la même ignorance j'essayai d'éviter la même faute. En prenant soin de toi, je résolus de ne pasfaire un pas inutile et de t'empêcher d'en faire. Je me tins dans la r<strong>ou</strong>te de la nature, en attendant qu'elleme montrât celle du bonheur. Il s'est tr<strong>ou</strong>vé qu'elle était la même, et qu'en n'y pensant pas je l'avaissuivie.Sois mon témoin, sois mon juge; je ne te récuserai jamais. Tes premiers ans n'ont pas été sacrifiés à ceuxqui les doivent suivre; tu as j<strong>ou</strong>i de t<strong>ou</strong>s les biens que la nature t'avait donnés. <strong>De</strong>s maux auxquels ellet'assujettit, et dont j'ai pu te garantir, tu n'as senti que ceux qui p<strong>ou</strong>vaient t'endurcir aux autres. Tu n'en asjamais s<strong>ou</strong>ffert aucun que p<strong>ou</strong>r en éviter un plus grand. Tu n'as connu ni la haine, ni l'esclavage. Libre etcontent, tu es resté juste et bon; car la peine et le vice son inséparables, et jamais l'homme ne devientméchant que lorsqu'il est malheureux. Puisse le s<strong>ou</strong>venir de ton enfance se prolonger jusqu'à tes vieuxj<strong>ou</strong>rs! Je ne crains pas que jamais ton bon coeur se la rappelle sans donner quelques bénédictions à lamain qui la g<strong>ou</strong>verna.Quand tu es entré dans l'âge de raison, je t'ai garanti de l'opinion des hommes; quand ton coeur estdevenu sensible, je t'ai préservé de l'empire des passions. Si j'avais pu prolonger ce calme intérieurjusqu'à la fin de ta vie, j'aurais mis mon <strong>ou</strong>vrage en sûreté, et tu serais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs heureux autant qu'unhomme peut l'être; mais, cher <strong>Emile</strong>, j'ai eu beau tremper ton âme dans le Styx, je n'ai pu la rendrepart<strong>ou</strong>t invulnérable; il s'élève un n<strong>ou</strong>vel ennemi que tu n'as pas encore appris à vaincre, et dont je n'ai pute sauver. Cet ennemi, c'est toi-même. La nature et la fortune t'avaient laissé libre. Tu p<strong>ou</strong>vais endurer lamisère; tu p<strong>ou</strong>vais supporter les d<strong>ou</strong>leurs du corps, celles de l'âme t'étaient inconnues; tu ne tenais à rienqu'à la condition humaine, et maintenant tu tiens à t<strong>ou</strong>s les attachements que tu t'es donnés; enapprenant à désirer, tu t'es rendu l'esclave de tes désirs. Sans que rien change en toi, sans que rient'offense, sans que rien t<strong>ou</strong>che à ton être, que de d<strong>ou</strong>leurs peuvent attaquer ton âme! que de maux tupeux sentir sans être malade! que de morts tu peux s<strong>ou</strong>ffrir sans m<strong>ou</strong>rir! Un mensonge, une erreur, und<strong>ou</strong>te peut te mettre au désespoir.Tu voyais au théâtre les héros, livrés à des d<strong>ou</strong>leurs extrêmes, faire retentir la scène de leurs crisinsensés, s'affliger comme des femmes, pleurer comme des enfants, et mériter ainsi lesapplaudissements publics. S<strong>ou</strong>viens-toi du scandale que te causaient ces lamentations, ces cris, cesplaintes, dans des hommes dont on ne devait attendre que des actes de constance et de fermeté. Quoi!disais-tu, t<strong>ou</strong>t indigné, ce sont là les exemples qu'on n<strong>ou</strong>s donne à suivre, les modèles qu'on n<strong>ou</strong>s offre àimiter! A-t-on peur que l'homme ne soit pas assez petit, assez malheureux, assez faible, si l'on ne vientencore encenser sa faiblesse s<strong>ou</strong>s la fausse image de la vertu? Mon jeune ami, sois plus indulgentdésormais p<strong>ou</strong>r la scène: te voilà devenu l'un de ses héros.


273Tu sais s<strong>ou</strong>ffrir et m<strong>ou</strong>rir: tu sais endurer la loi de la nécessité dans les maux physiques; mais tu n'aspoint encore imposé de lois aux appétits de ton coeur; et c'est de nos affections, bien plus que de nosbesoins, que naît le tr<strong>ou</strong>ble de notre vie. Nos désirs sont étendus, notre force est presque nulle. L'hommetient par ses voeux à mille choses, et par lui-même il ne tient à rien, pas même à sa propre vie; plus ilaugmente ses attachements, plus il multiplie ses peines. T<strong>ou</strong>t ne fait que passer sur la terre: t<strong>ou</strong>t ce quen<strong>ou</strong>s aimons n<strong>ou</strong>s échappera tôt <strong>ou</strong> tard, et n<strong>ou</strong>s y tenons comme s'il devait durer éternellement. Queleffroi sur le seul s<strong>ou</strong>pçon de la mort de Sophie! As-tu donc compté qu'elle vivrait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs? Ne meurt-ilpersonne à son âge? Elle doit m<strong>ou</strong>rir, mon enfant, et peut-être avant toi. Qui sait si elle est vivante àprésent même? La nature ne t'avait asservi qu'à une seule mort, tu t'asservis à une seconde; te voilà dansle cas de m<strong>ou</strong>rir deux fois.Ainsi s<strong>ou</strong>mis à tes passions déréglées, que tu vas rester à plaindre! T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des privations, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs despertes, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des alarmes; tu ne j<strong>ou</strong>iras pas même de ce qui te sera laissé. La crainte de t<strong>ou</strong>t perdret'empêchera de rien posséder; p<strong>ou</strong>r n'avoir v<strong>ou</strong>lu suivre que tes passions, jamais tu ne les p<strong>ou</strong>rrassatisfaire. Tu chercheras t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le repos, il fuira t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs devant toi, tu seras misérable, et tu deviendrasméchant. Et comment p<strong>ou</strong>rrais-tu ne pas l'être, n'ayant de loi que tes désirs effrénés! Si tu ne peuxsupporter des privations involontaires, comment t'en imposeras-tu volontairement? comment sauras-tusacrifier le penchant au devoir et résister à ton coeur p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter ta raison? Toi qui ne veux déjà plusvoir celui qui t'apprendra la mort de ta maîtresse, comment verrais-tu celui qui v<strong>ou</strong>drait te l'ôter vivante,celui qui t'oserait dire: Elle est morte p<strong>ou</strong>r toi, la vertu te sépare d'elle? S'il faut vivre avec elle quoi qu'ilarrive, que Sophie soit mariée <strong>ou</strong> non, que tu sois libre <strong>ou</strong> ne le sois pas, qu'elle t'aime <strong>ou</strong> te haïsse, qu'onte l'accorde <strong>ou</strong> qu'on te la refuse, n'importe, tu la veux, il la faut posséder à quelque prix que ce soit.Apprends-moi donc à quel crime s'arrête celui qui n'a de lois que les voeux de son coeur, et ne saitrésister à rien de ce qu'il désire."Mon enfant, il n'y a point de bonheur sans c<strong>ou</strong>rage, ni de vertu sans combat. Le mot de vertu vient deforce; la force est la base de t<strong>ou</strong>te vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature, et fort parsa volonté; c'est en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste; et quoique n<strong>ou</strong>s appelions Dieubon, n<strong>ou</strong>s ne l'appelons pas vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'efforts p<strong>ou</strong>r bien faire. P<strong>ou</strong>r t'expliquerce mot si profané, j'ai attendu que tu fusses en état de m'entendre. Tant que la vertu ne coûte rien àpratiquer, on a peu besoin de la connaître. Ce besoin vient quand les passions s'éveillent: il est déjà venup<strong>ou</strong>r toi.En t'élevant dans t<strong>ou</strong>te la simplicité de la nature, au lieu de te prêcher de pénibles devoirs, je t'ai garantides vices qui rendent ces devoirs pénibles; je t'ai moins rendu le mensonge odieux qu'inutile; je t'ai moinsappris à rendre à chacun ce qui lui appartient, qu'à ne te s<strong>ou</strong>cier que de ce qui est à toi; je t'ai fait plutôtbon que vertueux. Mais celui qui n'est que bon ne demeure tel qu'autant qu'il a du plaisir à l'être: la bontése brise et périt s<strong>ou</strong>s le choc des passions humaines; l'homme qui n'est que bon n'est bon que p<strong>ou</strong>r lui.Qu'est-ce donc que l'homme vertueux? C'est celui qui sait vaincre ses affections; car alors il suit saraison, sa conscience; il fait son devoir; il se tient dans l'ordre, et rien ne l'en peut écarter. Jusqu'ici tun'étais libre qu'en apparence; tu n'avais que la liberté précaire d'un esclave à qui l'on n'a rien commandé.Maintenant sois libre en effet; apprends à devenir ton propre maître; commande à ton coeur, ô <strong>Emile</strong>, et tuseras vertueux.Voilà donc un autre apprentissage à faire, et cet apprentissage est plus pénible que le premier: car lanature n<strong>ou</strong>s délivre des maux qu'elle n<strong>ou</strong>s impose, <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s apprend à les supporter; mais elle ne n<strong>ou</strong>s ditrien p<strong>ou</strong>r ceux qui n<strong>ou</strong>s viennent de n<strong>ou</strong>s; elle n<strong>ou</strong>s abandonne à n<strong>ou</strong>s-mêmes; elle n<strong>ou</strong>s laisse, victimesde nos passions, succomber à nos vaines d<strong>ou</strong>leurs, et n<strong>ou</strong>s glorifier encore des pleurs dont n<strong>ou</strong>s aurionsdû r<strong>ou</strong>gir.C'est ici la première passion. C'est la seule peut-être qui soit digne de toi. Si tu la sais régir en homme,elle sera la dernière; tu subjugueras t<strong>ou</strong>tes les autres, et tu n'obéiras qu'à celle de la vertu.


274Cette passion n'est pas criminelle, je le sais bien; elle est aussi pure que les âmes qui la ressentent.L'honnêteté la forma, l'innocence l'a n<strong>ou</strong>rrie. Heureux amants! les charmes de la vertu ne font qu'aj<strong>ou</strong>terp<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s à ceux de l'am<strong>ou</strong>r; et le d<strong>ou</strong>x lien qui v<strong>ou</strong>s attend n'est pas moins le prix de votre sagesse quecelui de votre attachement. Mais dis-moi, homme sincère, cette passion si pure t'en a-t-elle moinssubjugué? t'en es-tu moins rendu l'esclave? et si demain elle cessait d'être innocente, l'ét<strong>ou</strong>fferais-tu dèsdemain? C'est à présent le moment d'essayer tes forces; il n'est plus temps quand il les faut employer.Ces dangereux essais doivent se faire loin du péril. On ne s'exerce point au combat devant l'ennemi, ons'y prépare avant la guerre; on s'y présente déjà t<strong>ou</strong>t préparé.C'est une erreur de distinguer les passions en permises et défendues, p<strong>ou</strong>r se livrer aux premières et serefuser aux autres. T<strong>ou</strong>tes sont bonnes quand on en reste le maître; t<strong>ou</strong>tes sont mauvaises quand on s'ylaisse assujettir. Ce qui n<strong>ou</strong>s est défendu par la nature, c'est d'étendre nos attachements plus loin quenos forces: ce qui n<strong>ou</strong>s est défendu par la raison, c'est de v<strong>ou</strong>loir ce que n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons obtenir; ce quin<strong>ou</strong>s est défendu par la conscience n'est pas d'être tentés, mais de n<strong>ou</strong>s laisser vaincre aux tentations. Ilne dépend pas de n<strong>ou</strong>s d'avoir <strong>ou</strong> de n'avoir pas des passions, mais il dépend de n<strong>ou</strong>s de régner surelles. T<strong>ou</strong>s les sentiments que n<strong>ou</strong>s dominons sont légitimes; t<strong>ou</strong>s ceux qui n<strong>ou</strong>s dominent sont criminels.Un homme n'est pas c<strong>ou</strong>pable d'aimer la femme d'autrui, s'il tient cette passion malheureuse asservie à laloi du devoir; il est c<strong>ou</strong>pable d'aimer sa propre femme au point d'immoler t<strong>ou</strong>t à son am<strong>ou</strong>r.N'attends pas de moi de longs préceptes de morale; je n'en ai qu'un seul à te donner, et celui-làcomprend t<strong>ou</strong>s les autres. Sois homme; retire ton coeur dans les bornes de ta condition. Etudie et connaisces bornes; quelque étroites qu'elles soient, on n'est point malheureux tant qu'on s'y renferme; on ne l'estque quand on veut les passer; on l'est quand dans ses désirs insensés, on met au rang des possibles cequi ne l'est pas; on l'est quand on <strong>ou</strong>blie son état d'homme p<strong>ou</strong>r s'en forger d'imaginaires, desquels onretombe t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans le sien. Les seuls biens dont la privation coûte sont ceux auxquels on croit avoirdroit. L'évidente impossibilité de les obtenir en détache; les s<strong>ou</strong>haits sans espoir ne t<strong>ou</strong>rmentent point. Ungueux n'est point t<strong>ou</strong>rmenté du désir d'être roi; un roi ne veut être dieu que quand il croit n'être plushomme.Les illusions de l'orgueil sont la s<strong>ou</strong>rce de nos plus grands maux; mais la contemplation de la misèrehumaine rend le sage t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs modéré. Il se tient à sa place, il ne s'agite point p<strong>ou</strong>r en sortir; il n'use pointinutilement ses forces p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>ir de ce qu'il ne peut conserver; et, les employant t<strong>ou</strong>tes à bien posséder cequ'il a, il est en effet plus puissant et plus riche de t<strong>ou</strong>t ce qu'il désire de moins que n<strong>ou</strong>s. Etre mortel etpérissable, irai-je me former des noeuds éternels sur cette terre, où t<strong>ou</strong>t change, où t<strong>ou</strong>t passe, et dont jedisparaîtrai demain? O <strong>Emile</strong>, ô mon fils! en te perdant, que me resterait-il de moi? Et p<strong>ou</strong>rtant il faut quej'apprenne à te perdre: car qui sait quand tu me seras ôté?Veux-tu donc vivre heureux et sage, n'attache ton coeur qu'à la beauté qui ne périt point: que ta conditionborne tes désirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants: étends la loi de la nécessité aux chosesmorales; apprends à perdre ce qui peut t'être enlevé; apprends à t<strong>ou</strong>t quitter quand la vertu l'ordonne, à temettre au-dessus des événements, à détacher ton coeur sans qu'ils le déchirent, à être c<strong>ou</strong>rageux dansl'adversité, afin de n'être jamais misérable, à être ferme dans ton devoir, afin de n'être jamais criminel.Alors tu seras heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions. Alors tu tr<strong>ou</strong>veras dans lapossession même des biens fragiles une volupté que rien ne p<strong>ou</strong>rra tr<strong>ou</strong>bler; tu les posséderas sans qu'ilste possèdent, et tu sentiras que l'homme, à qui t<strong>ou</strong>t échappe, ne j<strong>ou</strong>it que de ce qu'il sait perdre. Tun'auras point, il est vrai, l'illusion des plaisirs imaginaires; tu n'auras point aussi les d<strong>ou</strong>leurs qui en sont lefruit. Tu gagneras beauc<strong>ou</strong>p à cet échange; car ces d<strong>ou</strong>leurs sont fréquentes et réelles, et ces plaisirssont rares et vains. Vainqueur de tant d'opinions trompeuses, tu le seras encore de celle qui donne un sigrand prix à la vie. Tu passeras la tienne sans tr<strong>ou</strong>ble et la termineras sans effroi; tu t'en détacheras,comme de t<strong>ou</strong>tes choses. Que d'autres, saisis d'horreur, pensent en la quittant cesser d'être; instruit deson néant, tu croiras commencer. La mort est la fin de la vie du méchant, et le commencement de celle dujuste."<strong>Emile</strong> m'éc<strong>ou</strong>te avec une attention mêlée d'inquiétude. Il craint à ce préambule quelque conclusionsinistre. Il pressent qu'en lui montrant la nécessité d'exercer la force de l'âme, je veux le s<strong>ou</strong>mettre à ce


275dur exercice; et, comme un blessé qui frémit en voyant approcher le chirurgien, il croit déjà sentir sur saplaie la main d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse, mais salutaire, qui l'empêche de tomber en corruption.Incertain, tr<strong>ou</strong>blé, pressé de savoir où j'en veux venir, au lieu de répondre, il m'interroge, mais aveccrainte. Que faut-il faire? me dit-il presque en tremblant et sans oser lever les yeux. Ce qu'il faut faire,réponds-je d'un ton ferme, il faut quitter Sophie. Que dites-v<strong>ou</strong>s? s'écrie-t-il avec emportement: quitterSophie! la quitter, la tromper, être un traître, un f<strong>ou</strong>rbe, un parjure!... Quoi! reprends-je en l'interrompant,c'est de moi qu'<strong>Emile</strong> craint d'apprendre à mériter de pareils noms? Non, continue-t-il avec la mêmeimpétuosité, ni de v<strong>ou</strong>s ni d'un autre; je saurai, malgré v<strong>ou</strong>s, conserver votre <strong>ou</strong>vrage; je saurai ne les pasmériter.Je me suis attendu à cette première furie; je la laisse passer sans m'ém<strong>ou</strong>voir. Si je n'avais pas lamodération que je lui prêche, j'aurais bonne grâce à la lui prêcher! <strong>Emile</strong> me connaît trop p<strong>ou</strong>r me croirecapable d'exiger de lui rien qui soit mal, et il sait bien qu'il ferait mal de quitter Sophie, dans le sens qu'ildonne à ce mot. Il attend donc enfin que je m'explique. Alors je reprends mon disc<strong>ou</strong>rs."Croyez-v<strong>ou</strong>s, cher <strong>Emile</strong>, qu'un homme, en quelque situation qu'il se tr<strong>ou</strong>ve, puisse être plus heureuxque v<strong>ou</strong>s l'êtes depuis trois mois? Si v<strong>ou</strong>s le croyez, détrompez-v<strong>ou</strong>s. Avant de goûter les plaisirs de lavie, v<strong>ou</strong>s en avez épuisé le bonheur. Il n'y a rien au delà de ce que v<strong>ou</strong>s avez senti. La félicité des sensest passagère; l'état habituel du coeur y perd t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. V<strong>ou</strong>s avez plus j<strong>ou</strong>i par l'espérance que v<strong>ou</strong>s nej<strong>ou</strong>irez jamais en réalité. L'imagination qui pare ce qu'on désire l'abandonne dans la possession. Hors leseul être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. Si cet état eût pu durer t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs,v<strong>ou</strong>s auriez tr<strong>ou</strong>vé le bonheur suprême. Mais t<strong>ou</strong>t ce qui tient à l'homme se sent de sa caducité; t<strong>ou</strong>t estfini, t<strong>ou</strong>t est passager dans la vie humaine: et quand l'état qui n<strong>ou</strong>s rend heureux durerait sans cesse,l'habitude d'en j<strong>ou</strong>ir n<strong>ou</strong>s en ôterait le goût. Si rien ne change au dehors, le coeur change; le bonheurn<strong>ou</strong>s quitte, <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s le quittons.Le temps que v<strong>ou</strong>s ne mesuriez pas s'éc<strong>ou</strong>lait durant votre délire. L'été finit, l'hiver s'approche. Quandn<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions continuer nos c<strong>ou</strong>rses dans une saison si rude, on ne le s<strong>ou</strong>ffrirait jamais. Il faut bien,malgré n<strong>ou</strong>s, changer de manière de vivre; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux impatientsque cette difficulté ne v<strong>ou</strong>s embarrasse guère: l'aveu de Sophie et vos propres désirs v<strong>ou</strong>s suggèrent unmoyen facile d'éviter la neige et de n'avoir plus de voyage à faire p<strong>ou</strong>r l'aller voir. L'expédient estcommode sans d<strong>ou</strong>te: mais le printemps venu, la neige fond et le mariage reste; il y faut penser p<strong>ou</strong>rt<strong>ou</strong>tes les saisons.V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez ép<strong>ou</strong>ser Sophie, et il n'y a pas cinq mois que v<strong>ou</strong>s la connaissez! V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez l'ép<strong>ou</strong>ser, nonparce qu'elle v<strong>ou</strong>s convient, mais parce qu'elle v<strong>ou</strong>s plaît; comme si l'am<strong>ou</strong>r ne se trompait jamais sur lesconvenances, et que ceux qui commencent par s'aimer ne finissent jamais par se haïr! Elle est vertueuse,je le sais; mais en est-ce assez? suffit-il d'être honnêtes gens p<strong>ou</strong>r se convenir? ce n'est pas sa vertu queje mets en d<strong>ou</strong>te, c'est son caractère. Celui d'une femme se montre-t-il en un j<strong>ou</strong>r? Savez-v<strong>ou</strong>s encombien de situations il faut l'avoir vue p<strong>ou</strong>r connaître à fond son humeur? Quatre mois d'attachementv<strong>ou</strong>s répondent-ils de t<strong>ou</strong>te la vie? Peut-être deux mois d'absence v<strong>ou</strong>s feront-ils <strong>ou</strong>blier d'elle; peut-êtreun autre n'attend-il que votre éloignement p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s effacer de son coeur; peut-être, à votre ret<strong>ou</strong>r, latr<strong>ou</strong>verez-v<strong>ou</strong>s aussi indifférente que v<strong>ou</strong>s l'avez tr<strong>ou</strong>vée sensible jusqu'à présent. Les sentiments nedépendent pas des principes; elle peut rester fort honnête et cesser de v<strong>ou</strong>s aimer. Elle sera constante etfidèle, je penche à le croire; mais qui v<strong>ou</strong>s répond d'elle et qui lui répond de v<strong>ou</strong>s, tant que v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>sêtes point mis à l'épreuve? Attendrez-v<strong>ou</strong>s, p<strong>ou</strong>r cette épreuve, qu'elle v<strong>ou</strong>s devienne inutile? Attendrezv<strong>ou</strong>s,p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s connaître, que v<strong>ou</strong>s ne puissiez plus v<strong>ou</strong>s séparer?Sophie n'a pas dix-huit ans; à peine en passez-v<strong>ou</strong>s vingt-deux; cet âge est celui de l'am<strong>ou</strong>r, mais noncelui du mariage. Quel père et quelle mère de famille! Eh! p<strong>ou</strong>r savoir élever des enfants, attendez aumoins de cesser de l'être. Savez-v<strong>ou</strong>s à combien de jeunes personnes les fatigues de la grossessesupportées avant l'âge ont affaibli la constitution, ruiné la santé, abrégé la vie? Savez-v<strong>ou</strong>s combiend'enfants sont restés languissants et faibles, faute d'avoir été n<strong>ou</strong>rris dans un corps assez formé? Quandla mère et l'enfant croissent à la fois, et que la substance nécessaire à l'accroissement de chacun des


276deux se partage, ni l'un ni l'autre n'a ce que lui destinait la nature: comment se peut-il que t<strong>ou</strong>s deux n'ens<strong>ou</strong>ffrent pas? Ou je connais fort mal <strong>Emile</strong>, <strong>ou</strong> il aimera mieux avoir plus tard une femme et des enfantsrobustes, que de contenter son impatience aux dépens de leur vie et de leur santé.Parlons de v<strong>ou</strong>s. En aspirant à l'état d'ép<strong>ou</strong>x et de père, en avez-v<strong>ou</strong>s bien médité les devoirs? Endevenant chef de famille, v<strong>ou</strong>s allez devenir membre de l'Etat. Et qu'est-ce qu'être membre de l'Etat? lesavez-v<strong>ou</strong>s? V<strong>ou</strong>s avez étudié vos devoirs d'homme, mais ceux de citoyen, les connaissez-v<strong>ou</strong>s? savezv<strong>ou</strong>sce que c'est que g<strong>ou</strong>vernement, lois, patrie? Savez-v<strong>ou</strong>s à quel prix il v<strong>ou</strong>s est permis de vivre, etp<strong>ou</strong>r qui v<strong>ou</strong>s devez m<strong>ou</strong>rir? V<strong>ou</strong>s croyez avoir t<strong>ou</strong>t appris, et v<strong>ou</strong>s ne savez rien encore. Avant deprendre une place dans l'ordre civil, apprenez à le connaître et à savoir quel rang v<strong>ou</strong>s y convient.<strong>Emile</strong>, il faut quitter Sophie: je ne dis pas l'abandonner; si v<strong>ou</strong>s en étiez capable, elle serait trop heureusede ne v<strong>ou</strong>s avoir point ép<strong>ou</strong>sé: il la faut quitter p<strong>ou</strong>r revenir digne d'elle. Ne soyez pas assez vain p<strong>ou</strong>rcroire déjà la mériter. O combien il v<strong>ou</strong>s reste à faire! Venez remplir cette noble tâche; venez apprendre àsupporter l'absence; venez gagner le prix de la fidélité, afin qu'à votre ret<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s puissiez v<strong>ou</strong>s honorerde quelque chose auprès d'elle, et demander sa main, non comme une grâce, mais comme unrécompense."Non encore exercé à lutter contre lui-même, non encore acc<strong>ou</strong>tumé à désirer une chose et à en v<strong>ou</strong>loirune autre, le jeune homme ne se rend pas; il résiste, il dispute. P<strong>ou</strong>rquoi se refuserait-il au bonheur quil'attend? Ne serait-ce pas dédaigner la main qui lui est offerte que de tarder à l'accepter? Qu'est-il besoinde s'éloigner d'elle p<strong>ou</strong>r s'instruire de ce qu'il doit savoir? Et quand cela serait nécessaire, p<strong>ou</strong>rquoi ne luilaisserait-il pas, dans des noeuds indissolubles, le gage assuré de son ret<strong>ou</strong>r? Qu'il soit son ép<strong>ou</strong>x, et ilest prêt à me suivre; qu'ils soient unis, et il la quitte sans crainte... V<strong>ou</strong>s unir p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s quitter, cher <strong>Emile</strong>,quelle contradiction! Il est beau qu'un amant puisse vivre sans sa maîtresse; mais un mari ne doit jamaisquitter sa femme sans nécessité. P<strong>ou</strong>r guérir vos scrupules, je vois que vos délais doivent êtreinvolontaires: il faut que v<strong>ou</strong>s puissiez dire à Sophie que v<strong>ou</strong>s la quittez malgré v<strong>ou</strong>s. Eh bien! soyezcontent, et, puisque v<strong>ou</strong>s n'obéissez pas à la raison, reconnaissez un autre maître. V<strong>ou</strong>s n'avez pas<strong>ou</strong>blié l'engagement que v<strong>ou</strong>s avez pris avec moi. <strong>Emile</strong>, il faut quitter Sophie; je le veux.A ce mot il baisse la tête, se tait, rêve un moment, et puis, me regardant avec assurance, il me dit: Quandpartons-n<strong>ou</strong>s? Dans huit j<strong>ou</strong>rs, lui dis-je; il faut préparer Sophie à ce départ. Les femmes sont plus faibles,on leur doit des ménagements; et cette absence n'étant pas un devoir p<strong>ou</strong>r elle comme p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, il luiest permis de la supporter avec moins de c<strong>ou</strong>rage.Je ne suis que trop tenté de prolonger jusqu'à la séparation de mes jeunes gens le j<strong>ou</strong>rnal de leursam<strong>ou</strong>rs; mais j'abuse depuis longtemps de l'indulgence des lecteurs; abrégeons p<strong>ou</strong>r finir une fois. <strong>Emile</strong>osera-t-il porter aux pieds de sa maîtresse la même assurance qu'il vient de montrer à son ami? P<strong>ou</strong>r moi,je le crois; c'est de la vérité même de son am<strong>ou</strong>r qu'il doit tirer cette assurance. Il serait plus confusdevant elle s'il lui en coûtait moins de la quitter; il la quitterait en c<strong>ou</strong>pable, et ce rôle est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsembarrassant p<strong>ou</strong>r un coeur honnête: mais plus le sacrifice lui coûte, plus il s'en honore aux yeux de cellequi le lui rend pénible. Il n'a pas peur qu'elle prenne le change sur le motif qui le détermine. Il semble luidire à chaque regard: O Sophie! lis dans mon coeur, et sois fidèle; tu n'as pas un amant sans vertu.La fière Sophie, de son côté, tâche de supporter avec dignité le c<strong>ou</strong>p imprévu qui la frappe. Elle s'efforced'y paraître insensible; mais, comme elle n'a pas, ainsi qu'Émile, l'honneur du combat et de la victoire, safermeté se s<strong>ou</strong>tient moins. Elle pleure, elle gémit en dépit d'elle, et la frayeur d'être <strong>ou</strong>bliée aigrit lad<strong>ou</strong>leur de la séparation. Ce n'est pas devant son amant qu'elle pleure, ce n'est pas à lui qu'elle montreses frayeurs; elle ét<strong>ou</strong>fferait plutôt que de laisser échapper un s<strong>ou</strong>pir en sa présence: c'est moi qui reçoisses plaintes, qui vois ses larmes, qu'elle affecte de prendre p<strong>ou</strong>r confident. Les femmes sont adroites etsavent se déguiser: plus elle murmure en secret contre ma tyrannie, plus elle est attentive à me flatter;elle sent que son sort est dans mes mains.Je la console, je la rassure, je lui réponds de son amant, <strong>ou</strong> plutôt de son ép<strong>ou</strong>x: qu'elle lui garde la mêmefidélité qu'il aura p<strong>ou</strong>r elle, et dans deux ans il le sera, je le jure. Elle m'estime assez p<strong>ou</strong>r croire que je ne


277veux pas la tromper. Je suis garant de chacun des deux envers l'autre. Leurs coeurs, leur vertu, maprobité, la confiance de leurs parents, t<strong>ou</strong>t les rassure. Mais que sert la raison contre la faiblesse? Ils seséparent comme s'ils ne devaient plus se voir.C'est alors que Sophie se rappelle les regrets d'Eucharis et se croit réellement à sa place. Ne laissonspoint durant l'absence réveiller ces fantasques am<strong>ou</strong>rs. Sophie, lui dis-je un j<strong>ou</strong>r, faites avec <strong>Emile</strong> unéchange de livres. Donnez-lui votre Télémaque, afin qu'il apprenne à lui ressembler; et qu'il v<strong>ou</strong>s donne leSpectateur, dont v<strong>ou</strong>s aimez la lecture. Etudiez-y les devoirs des honnêtes femmes, et songez que dansdeux ans ces devoirs seront les vôtres. Cet échange plaît à t<strong>ou</strong>s deux, et leur donne de la confiance.Enfin vient le triste j<strong>ou</strong>r, il faut se séparer.Le digne père de Sophie, avec lequel j'ai t<strong>ou</strong>t concerté, m'embrasse en recevant mes adieux; puis, meprenant à part, il me dit ces mots d'un ton grave et d'un accent un peu appuyé: "J'ai t<strong>ou</strong>t fait p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>scomplaire; je savais que je traitais avec un homme d'honneur. Il ne me reste qu'un mot à v<strong>ou</strong>s dire:S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s que votre élève a signé son contrat de mariage sur la b<strong>ou</strong>che de ma fille."Quelle différence dans la contenance des deux amants! <strong>Emile</strong>, impétueux, ardent, agité, hors de lui,p<strong>ou</strong>sse des cris, verse des torrents de pleurs sur les mains du père, de la mère, de la fille, embrasse ensanglotant t<strong>ou</strong>s les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes choses avec un désordre qui feraitrire en t<strong>ou</strong>te autre occasion. Sophie, morne, pâle, l'oeil éteint, le regard sombre, reste en repos, ne ditrien, ne pleure point, ne voit personne, pas même <strong>Emile</strong>. Il a beau lui prendre les mains, la presser dansses bras; elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à t<strong>ou</strong>t ce qu'il fait; il est déjà partip<strong>ou</strong>r elle. Combien cet objet est plus t<strong>ou</strong>chant que la plainte importune et les regrets bruyants de sonamant! Il le voit, il le sent, il en est navré: je l'entraîne avec peine; si je le laisse encore un moment, il nev<strong>ou</strong>dra plus partir. Je suis charmé qu'il emporte avec lui cette triste image. Si jamais il est tenté d'<strong>ou</strong>blierce qu'il doit à Sophie, en la lui rappelant telle qu'il la vit au moment de son départ, il faudra qu'il ait lecoeur bien aliéné si je ne le ramène pas à elle.<strong>De</strong>s voyagesOn demande s'il est bon que les jeunes gens voyagent, et l'on dispute beauc<strong>ou</strong>p là-dessus. Si l'onproposait autrement la question, et qu'on demandât s'il est bon que les hommes aient voyagé, peut-êtrene disputerait-on pas tant.L'abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu'on a lu, on se croit dispensé de l'apprendre. Trop delecture ne sert qu'à faire de présomptueux ignorants. <strong>De</strong> t<strong>ou</strong>s les siècles de littérature, il n'y en a point oùl'on lût tant que dans celui-ci, et point où l'on fût moins savant; de t<strong>ou</strong>s les pays de l'Europe, il n'y en apoint où l'on imprime tant d'histoires, de relations de voyages qu'en France, et point où l'on connaissemoins le génie et les moeurs des autres nations. Tant de livres n<strong>ou</strong>s font négliger le livre du monde; <strong>ou</strong>, sin<strong>ou</strong>s y lisons encore, chacun s'en tient à son feuillet. Quand le mot Peut-on être Persan? me seraitinconnu, je devinerais, à l'entendre dire, qu'il vient du pays où les préjugés nationaux sont le plus enrègne, et du sexe qui les propage le plus.Un Parisien croit connaître les hommes, et ne connaît que les Français; dans sa ville, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pleined'étrangers, il regarde chaque étranger comme un phénomène extraordinaire qui n'a rien d'égal dans lereste de l'univers. Il faut avoir vu de près les b<strong>ou</strong>rgeois de cette grande ville, il faut avoir vécu chez eux,p<strong>ou</strong>r croire qu'avec tant d'esprit on puisse être aussi stupide. Ce qu'il y a de bizarre est que chacun d'euxa lu dix fois peut-être la description du pays dont un habitant va si fort l'émerveiller.C'est trop d'avoir à percer à la fois les préjugés des auteurs et les nôtres p<strong>ou</strong>r arriver à la vérité. J'ai passéma vie à lire des relations de voyages, et je n'en ai jamais tr<strong>ou</strong>vé deux qui m'aient donné la même idée dumême peuple. En comparant le peu que je p<strong>ou</strong>vais observer avec ce que j'avais lu, j'ai fini par laisser làles voyageurs, et regretter le temps que j'avais donné p<strong>ou</strong>r m'instruire à leur lecture, bien convaincu qu'enfait d'observations de t<strong>ou</strong>te espèce il ne faut pas lire, il faut voir. Cela serait vrai dans cette occasion,


278quand t<strong>ou</strong>s les voyageurs seraient sincères, qu'ils ne diraient que ce qu'ils ont vu <strong>ou</strong> ce qu'ils croient, etqu'ils ne déguiseraient la vérité que par les fausses c<strong>ou</strong>leurs qu'elle prend à leurs yeux. Que doit-ce êtrequand il la faut démêler encore à travers leurs mensonges et leur mauvaise foi!Laissons donc la ress<strong>ou</strong>rce des livres qu'on v<strong>ou</strong>s vante à ceux qui sont faits p<strong>ou</strong>r se contenter. Elle estbonne, ainsi que l'art de Raymond Lulle, p<strong>ou</strong>r apprendre à babiller de ce qu'on ne sait point. Elle estbonne p<strong>ou</strong>r dresser des Platons de quinze ans à philosopher dans des cercles, et à instruire unecompagnie des usages de l'Egypte et des Indes, sur la foi de Paul Lucas <strong>ou</strong> de Tavernier.Je tiens p<strong>ou</strong>r maxime incontestable que quiconque n'a vu qu'un peuple, au lieu de connaître les hommes,ne connaît que les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore une autre manière de poser la mêmequestion des voyages: Suffit-il qu'un homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes, <strong>ou</strong> s'il luiimporte de connaître les hommes en général? Il ne reste plus ici ni dispute ni d<strong>ou</strong>te. Voyez combien lasolution d'une question difficile dépend quelquefois de la manière de la poser.Mais, p<strong>ou</strong>r étudier les hommes, faut-il parc<strong>ou</strong>rir la terre entière? Faut-il aller au Japon observer lesEuropéens? P<strong>ou</strong>r connaître l'espèce, faut-il connaître t<strong>ou</strong>s les individus? Non; il y a des hommes qui seressemblent si fort, que ce n'est pas la peine de les étudier séparément. Qui a vu dix Français les a vust<strong>ou</strong>s. Quoiqu'on n'en puisse pas dire autant des Anglais et de quelques autres peuples, il est p<strong>ou</strong>rtantcertain que chaque nation a son caractère propre et spécifique, qui se tire par induction, non del'observation d'un seul de ses membres, mais de plusieurs. Celui qui a comparé dix peuples connaît leshommes, comme celui qui a vu dix Français connaît les Français.Il ne suffit pas p<strong>ou</strong>r s'instruire de c<strong>ou</strong>rir les pays; il faut savoir voyager. P<strong>ou</strong>r observer il faut avoir desyeux, et les t<strong>ou</strong>rner vers l'objet qu'on veut connaître. Il y a beauc<strong>ou</strong>p de gens que les voyages instruisentencore moins que les livres, parce qu'ils ignorent l'art de penser, que, dans la lecture, leur esprit est aumoins guidé par l'auteur, et que, dans leurs voyages, ils ne savent rien voir d'eux-mêmes. D'autres nes'instruisent point, parce qu'ils ne veulent pas s'instruire. Leur objet est si différent que celui-là ne lesfrappe guère; c'est grand hasard si l'on voit exactement ce que l'on ne se s<strong>ou</strong>cie point de regarder. <strong>De</strong>t<strong>ou</strong>s les peuples du monde, le Français est celui qui voyage le plus; mais, plein de ses usages, il confondt<strong>ou</strong>t ce qui n'y ressemble pas. Il y a des Français dans t<strong>ou</strong>s les coins du monde. Il n'y a point de pays oùl'on tr<strong>ou</strong>ve plus de gens qui aient voyagé qu'on n'en tr<strong>ou</strong>ve en France. Avec cela p<strong>ou</strong>rtant, de t<strong>ou</strong>s lespeuples de l'Europe, celui qui en voit le plus les connaît le moins.L'Anglais voyage aussi; mais d'une autre manière; il faut que ces deux peuples soient contraires en t<strong>ou</strong>t.La noblesse anglaise voyage, la noblesse française ne voyage point; le peuple français voyage, le peupleanglais ne voyage point. Cette différence me paraît honorable au dernier. Les Français ont presquet<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quelque vue d'intérêt dans leur voyage; mais les Anglais ne vont point chercher fortune chez lesautres nations, si ce n'est par le commerce et les mains pleines; quand ils voyagent, c'est p<strong>ou</strong>r y verserleur argent, non p<strong>ou</strong>r vivre d'industrie; ils sont trop fiers p<strong>ou</strong>r aller ramper hors de chez eux. Cela fait aussiqu'ils s'instruisent mieux chez l'étranger que ne font les Français, qui ont un t<strong>ou</strong>t autre objet en tête. LesAnglais ont p<strong>ou</strong>rtant aussi leurs préjugés nationaux, ils en ont même plus que personne; mais cespréjugés tiennent moins à l'ignorance qu'à la passion. L'Anglais a les préjugés de l'orgueil, et le Françaisceux de la vanité.Comme les peuples les moins cultivés sont généralement les plus sages, ceux qui voyagent le moinsvoyagent le mieux; parce qu'étant moins avancés que n<strong>ou</strong>s dans nos recherches frivoles, et moinsoccupés des objets de notre vaine curiosité, ils donnent t<strong>ou</strong>te leur attention à ce qui est véritablementutile. Je ne connais guère que les Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis qu'un Français c<strong>ou</strong>rtchez les artistes d'un pays, qu'un Anglais en fait dessiner quelque antique, et qu'un Allemand porte sonalbum chez t<strong>ou</strong>s les savants, l'Espagnol étudie en silence le g<strong>ou</strong>vernement, les moeurs, la police, et il estle seul des quatre qui, de ret<strong>ou</strong>r chez lui, rapporte de ce qu'il a vu quelque remarque utile à son pays.Les anciens voyageaient peu, lisaient peu, faisaient peu de livres; et p<strong>ou</strong>rtant on voit, dans ceux qui n<strong>ou</strong>srestent d'eux, qu'ils s'observaient mieux les uns les autres que n<strong>ou</strong>s n'observons nos contemporains.


279Sans remonter aux écrits d'Homère, le seul poète qui n<strong>ou</strong>s transporte dans les pays qu'il décrit, on nepeut refuser à Hérodote l'honneur d'avoir peint les moeurs dans son histoire, quoiqu'elle soit plus ennarrations qu'en réflexions, mieux que ne font t<strong>ou</strong>s nos historiens en chargeant leurs livres de portraits etde caractères. Tacite a mieux décrit les Germains de son temps qu'aucun écrivain n'a décrit lesAllemands d'auj<strong>ou</strong>rd'hui. Incontestablement ceux qui sont versés dans l'histoire ancienne connaissentmieux les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Gaulois, les Perses, qu'aucun peuple de nos j<strong>ou</strong>rs neconnaît ses voisins.Il faut av<strong>ou</strong>er aussi que les caractères originaux des peuples, s'effaçant de j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r, deviennent enmême raison plus difficiles à saisir. A mesure que les races se mêlent, et que les peuples se confondent,on voit peu à peu disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis au premier c<strong>ou</strong>p d'oeil.Autrefois chaque nation restait plus renfermée en elle-même; il y avait moins de communications, moinsde voyages, moins d'intérêts communs <strong>ou</strong> contraires, moins de liaisons politiques et civiles de peuple àpeuple, point tant de ces tracasseries royales appelées négociations, point d'ambassadeurs ordinaires <strong>ou</strong>résidant continuellement; les grandes navigations étaient rares; il y avait peu de commerce éloigné; et lepeu qu'il y en avait était fait <strong>ou</strong> par le prince même, qui s'y servait d'étrangers, <strong>ou</strong> par des gens méprisés,qui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient point les nations. Il y a cent fois plus de liaisonsmaintenant entre l'Europe et l'Asie qu'il n'y en avait jadis entre la Gaule et l'Espagne: l'Europe seule étaitplus éparse que la terre entière ne l'est auj<strong>ou</strong>rd'hui.Aj<strong>ou</strong>tez à cela que les anciens peuples, se regardant la plupart comme autochtones <strong>ou</strong> originaires de leurpropre pays, l'occupaient depuis assez longtemps p<strong>ou</strong>r avoir perdu la mémoire des siècles reculés oùleurs ancêtres s'y étaient établis, et p<strong>ou</strong>r avoir laissé le temps au climat de faire sur eux des impressionsdurables: au lieu que, parmi n<strong>ou</strong>s, après les invasions des Romains, les récentes émigrations desbarbares ont t<strong>ou</strong>t mêlé, t<strong>ou</strong>t confondu. Les Français d'auj<strong>ou</strong>rd'hui ne sont plus ces grands corps blonds etblancs d'autrefois; les Grecs ne sont plus ces beaux hommes faits p<strong>ou</strong>r servir de modèles à l'art; la figuredes Romains eux-mêmes a changé de caractère, ainsi que leur naturel; les Persans, originaires deTartarie, perdent chaque j<strong>ou</strong>r de leur laideur primitive par le mélange du sang circassien; les Européensne sont plus Gaulois, Germains, Ibériens, Allobroges; ils ne sont t<strong>ou</strong>s que des Scythes diversementdégénérés quant à la figure, et encore plus quant aux moeurs.Voilà p<strong>ou</strong>rquoi les antiques distinctions des races, les qualités de l'air et du terroir marquaient plusfortement de peuple à peuple les tempéraments, les figures, les moeurs, les caractères, que t<strong>ou</strong>t cela nepeut se marquer de nos j<strong>ou</strong>rs, où l'inconstance européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps defaire ses impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément,quoique plus mal cultivée, ne laisse plus, même au physique, la même différence de terre à terre et depays à pays.Peut-être, avec de semblables réflexions, se presserait-on moins de t<strong>ou</strong>rner en ridicule Hérodote, Ctésias,Pline, p<strong>ou</strong>r avoir représenté les habitants de divers pays avec des traits originaux et des différencesmarquées que n<strong>ou</strong>s ne leur voyons plus. Il faudrait retr<strong>ou</strong>ver les mêmes hommes p<strong>ou</strong>r reconnaître en euxles mêmes figures; il faudrait que rien ne les eût changés p<strong>ou</strong>r qu'ils fussent restés les mêmes. Si n<strong>ou</strong>sp<strong>ou</strong>vions considérer à la fois t<strong>ou</strong>s les hommes qui ont été, peut-on d<strong>ou</strong>ter que n<strong>ou</strong>s ne les tr<strong>ou</strong>vassionsplus variés de siècle à siècle, qu'on ne les tr<strong>ou</strong>ve auj<strong>ou</strong>rd'hui de nation à nation?En même temps que les observations deviennent plus difficiles, elles se font plus négligemment et plusmal; c'est une autre raison du peu de succès de nos recherches dans l'histoire naturelle du genre humain.L'instruction qu'on retire des voyages se rapporte à l'objet qui les fait entreprendre. Quand cet objet est unsystème de philosophie, le voyageur ne voit jamais que ce qu'il veut voir; quand cet objet est l'intérêt, ilabsorbe t<strong>ou</strong>te l'attention de ceux qui s'y livrent. Le commerce et les arts, qui mêlent et confondent lespeuples, les empêchent aussi de s'étudier. Quand ils savent le profit qu'ils peuvent faire l'un avec l'autre,qu'ont-ils de plus à savoir?Il est utile à l'homme de connaître t<strong>ou</strong>s les lieux où l'on peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l'on peutvivre le plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importerait de connaître que


280l'étendue du pays qui peut le n<strong>ou</strong>rrir. Le sauvage, qui n'a besoin de personne et ne convoite rien aumonde, ne connaît et ne cherche à connaître d'autres pays que le sien. S'il est forcé de s'étendre p<strong>ou</strong>rsubsister, il fuit les lieux habités par les hommes; il n'en veut qu'aux bêtes, et n'a besoin que d'elles p<strong>ou</strong>rse n<strong>ou</strong>rrir. Mais p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne p<strong>ou</strong>vons plus n<strong>ou</strong>s passer demanger des hommes, l'intérêt de chacun de n<strong>ou</strong>s est de fréquenter les pays où l'on en tr<strong>ou</strong>ve le plus àdévorer. Voilà p<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>t afflue à Rome, à Paris, à Londres. C'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans les capitales que lesang humain se vend à meilleur marché. Ainsi l'on ne connaît que les grands peuples, et les grandspeuples se ressemblent t<strong>ou</strong>s.N<strong>ou</strong>s avons, dit-on, des savants qui voyagent p<strong>ou</strong>r s'instruire; c'est une erreur; les savants voyagent parintérêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore ne se tr<strong>ou</strong>vent plus, <strong>ou</strong>, s'il y en a, c'est bien loin den<strong>ou</strong>s. Nos savants ne voyagent que par ordre de la c<strong>ou</strong>r; on les dépêche, on les défraye, on les paye p<strong>ou</strong>rvoir tel <strong>ou</strong> tel objet, qui très sûrement n'est pas un objet moral. Ils doivent t<strong>ou</strong>t leur temps à cet objetunique; ils sont trop honnêtes gens p<strong>ou</strong>r voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse être, descurieux voyagent à leurs dépens, ce n'est jamais p<strong>ou</strong>r étudier les hommes, c'est p<strong>ou</strong>r les instruire. Cen'est pas de science qu'ils ont besoin, mais d'ostentation. Comment apprendraient-ils dans leurs voyagesà sec<strong>ou</strong>er le j<strong>ou</strong>g de l'opinion? ils ne les font que p<strong>ou</strong>r elle.Il y a bien de la différence entre voyager p<strong>ou</strong>r voir du pays <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r voir des peuples. Le premier objet estt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs celui des curieux, l'autre n'est p<strong>ou</strong>r eux qu'accessoire. Ce doit être t<strong>ou</strong>t le contraire p<strong>ou</strong>r celui quiveut philosopher. L'enfant observe les choses en attendant qu'il puisse observer les hommes. L'hommedoit commencer par observer ses semblables, et puis il observe les choses s'il en a le temps.C'est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que n<strong>ou</strong>s voyageons mal.Mais, l'utilité des voyages reconnue, s'ensuivra-t-il qu'ils conviennent à t<strong>ou</strong>t le monde? Tant s'en faut; ilsne conviennent au contraire qu'à très peu de gens; ils ne conviennent qu'aux hommes assez fermes sureux-mêmes p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter les leçons de l'erreur sans se laisser séduire, et p<strong>ou</strong>r voir l'exemple du vice sansse laisser entraîner. Les voyages p<strong>ou</strong>ssent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre l'homme bon<strong>ou</strong> mauvais. Quiconque revient de c<strong>ou</strong>rir le monde est à son ret<strong>ou</strong>r ce qu'il sera t<strong>ou</strong>te sa vie: il en revientplus de méchants que de bons, parce qu'il en part plus d'enclins au mal qu'au bien. Les jeunes gens malélevés et mal conduits contractent dans leurs voyages t<strong>ou</strong>s les vices des peuples qu'ils fréquentent, etpas une des vertus dont ces vices sont mêlés; mais ceux qui sont heureusement nés, ceux dont on a biencultivé le bon naturel et qui voyagent dans le vrai dessein de s'instruire, reviennent t<strong>ou</strong>s meilleurs et plussages qu'ils n'étaient partis. Ainsi voyagera mon <strong>Emile</strong>: ainsi avait voyagé ce jeune homme, digne d'unmeilleur siècle, dont l'Europe étonnée admira le mérite, qui m<strong>ou</strong>rut p<strong>ou</strong>r son pays à la fleur de ses ans,mais qui méritait de vivre, et dont la tombe, ornée de ses seules vertus, attendait p<strong>ou</strong>r être honoréequ'une main étrangère y semât des fleurs.T<strong>ou</strong>t ce qui se fait par raison doit avoir ses règles. Les voyages, pris comme une partie de l'éducation,doivent avoir les leurs. Voyager p<strong>ou</strong>r voyager, c'est errer, être vagabond; voyager p<strong>ou</strong>r s'instruire estencore un objet trop vague: l'instruction qui n'a pas un but déterminé n'est rien. Je v<strong>ou</strong>drais donner aujeune homme un intérêt sensible à s'instruire, et cet intérêt bien choisi fixerait encore la nature del'instruction. C'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la suite de la méthode que j'ai tâché de pratiquer.Or, après s'être considéré par ses rapports physiques avec les autres êtres, par ses rapports morauxavec les autres hommes, il lui reste à se considérer par ses rapports civils avec ses concitoyens. Il fautp<strong>ou</strong>r cela qu'il commence par étudier la nature du g<strong>ou</strong>vernement en général, les diverses formes deg<strong>ou</strong>vernement, et enfin le g<strong>ou</strong>vernement particulier s<strong>ou</strong>s lequel il est né, p<strong>ou</strong>r savoir s'il lui convient d'yvivre; car, par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme, en devenant majeur et maître de luimême,devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel il tient à la communauté, en quittant le paysdans lequel elle est établie. Ce n'est que par le séj<strong>ou</strong>r qu'il y fait après l'âge de raison qu'il est censéconfirmer tacitement l'engagement qu'ont pris ses ancêtres. Il acquiert le droit de renoncer à sa patriecomme à la succession de son père; encore le lieu de la naissance étant un don de la nature, cède-t-ondu sien en y renonçant. Par le droit rig<strong>ou</strong>reux, chaque homme reste libre à ses risques en quelque lieuqu'il naisse, à moins qu'il ne se s<strong>ou</strong>mette volontairement aux lois p<strong>ou</strong>r acquérir le droit d'en être protégé.


281Je lui dirais donc par exemple: Jusqu'ici v<strong>ou</strong>s avez vécu s<strong>ou</strong>s ma direction, v<strong>ou</strong>s étiez hors d'état de v<strong>ou</strong>sg<strong>ou</strong>verner v<strong>ou</strong>s-même. Mais v<strong>ou</strong>s approchez de l'âge où les lois, v<strong>ou</strong>s laissant la disposition de votrebien, v<strong>ou</strong>s rendent maître de votre personne. V<strong>ou</strong>s allez v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver seul dans la société, dépendant det<strong>ou</strong>t, même de votre patrimoine. V<strong>ou</strong>s avez en vue un établissement; cette vue est l<strong>ou</strong>able, elle est un desdevoirs de l'homme; mais, avant de v<strong>ou</strong>s marier, il faut savoir quel homme v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez être, à quoi v<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>lez passer votre vie, quelles mesures v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lez prendre p<strong>ou</strong>r assurer du pain à v<strong>ou</strong>s et à votrefamille; car, bien qu'il ne faille pas faire d'un tel soin sa principale affaire, il y faut p<strong>ou</strong>rtant songer une fois.V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s engager dans la dépendance des hommes que v<strong>ou</strong>s méprisez? V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s établirvotre fortune et fixer votre état par des relations civiles qui v<strong>ou</strong>s mettront sans cesse à la discrétiond'autrui, et v<strong>ou</strong>s forceront, p<strong>ou</strong>r échapper aux fripons, de devenir fripon v<strong>ou</strong>s-même?Là-dessus je lui décrirai t<strong>ou</strong>s les moyens possibles de faire valoir son bien, soit dans le commerce, soitdans les charges, soit dans la finance; et je lui montrerai qu'il n'y en a pas un qui ne lui laisse des risquesà c<strong>ou</strong>rir, qui ne le mette dans un état précaire et dépendant, et ne le force de régler ses moeurs, sessentiments, sa conduite, sur l'exemple et les préjugés d'autrui.Il y a, lui dirai-je, un autre moyen d'employer son temps et sa personne, c'est de se mettre au service,c'est-à-dire de se l<strong>ou</strong>er à très bon compte p<strong>ou</strong>r aller tuer des gens qui ne n<strong>ou</strong>s ont point fait de mal. Cemétier est en grande estime parmi les hommes, et ils font un cas extraordinaire de ceux qui ne sont bonsqu'à cela. Au surplus, loin de v<strong>ou</strong>s dispenser des autres ress<strong>ou</strong>rces, il ne v<strong>ou</strong>s les rend que plusnécessaires; car il entre aussi dans l'honneur de cet état de ruiner ceux qui s'y dév<strong>ou</strong>ent. Il est vrai qu'ilsne s'y ruinent pas t<strong>ou</strong>s; la mode vient même insensiblement de s'y enrichir comme dans les autres; maisje d<strong>ou</strong>te qu'en v<strong>ou</strong>s expliquant comment s'y prennent p<strong>ou</strong>r cela ceux qui réussissent, je v<strong>ou</strong>s rendecurieux de les imiter.V<strong>ou</strong>s saurez encore que, dans ce métier même, il ne s'agit plus de c<strong>ou</strong>rage ni de valeur, si ce n'est peutêtreauprès des femmes; qu'au contraire le plus rampant, le plus bas, le plus servile, est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le plushonoré: que si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s avisez de v<strong>ou</strong>loir faire t<strong>ou</strong>t de bon votre métier, v<strong>ou</strong>s serez méprisé, haï, chassépeut-être, t<strong>ou</strong>t au moins accablé de passe-droits et supplanté par t<strong>ou</strong>s vos camarades, p<strong>ou</strong>r avoir faitvotre service à la tranchée, tandis qu'ils faisaient le leur à la toilette.On se d<strong>ou</strong>te bien que t<strong>ou</strong>s ces emplois ne seront pas fort du goût d'<strong>Emile</strong>. Eh quoi! me dira-t-il, ai-je<strong>ou</strong>blié les jeux de mon enfance? ai-je perdu mes bras? ma force est-elle épuisée? ne sais-je plustravailler? Que m'importe t<strong>ou</strong>s vos beaux emplois et t<strong>ou</strong>tes les sottes opinions des hommes? Je neconnais point d'autre gloire que d'être bienfaisant et juste; je ne connais point d'autre bonheur que devivre indépendant avec ce qu'on aime, en gagnant t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs de l'appétit et de la santé par son travail.T<strong>ou</strong>s ces embarras dont v<strong>ou</strong>s me parlez ne me t<strong>ou</strong>chent guère. Je ne veux p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t bien qu'une petitemétairie dans quelque coin du monde. Je mettrai t<strong>ou</strong>te mon avarice à la faire valoir, et je vivrai sansinquiétude. Sophie et mon champ, et je serai riche.Oui, mon ami, c'est assez p<strong>ou</strong>r le bonheur du sage d'une femme et d'un champ qui soient à lui; mais cestrésors, bien que modestes, ne sont pas si communs que v<strong>ou</strong>s pensez. Le plus rare est tr<strong>ou</strong>vé par v<strong>ou</strong>s;parlons de l'autre.Un champ qui soit à v<strong>ou</strong>s, cher <strong>Emile</strong>! et dans quel lieu le choisirez-v<strong>ou</strong>s? En quel coin de la terrep<strong>ou</strong>rrez-v<strong>ou</strong>s dire: Je suis ici mon maître et celui du terrain qui m'appartient? On sait en quels lieux il estaisé de se faire riche, mais qui sait où l'on peut se passer de l'être? Qui sait où l'on peut vivre indépendantet libre sans avoir besoin de faire du mal à personne et sans crainte d'en recevoir? Croyez-v<strong>ou</strong>s que lepays où il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs permis d'être honnête homme soit si facile à tr<strong>ou</strong>ver? S'il est quelque moyenlégitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, c'est, j'en conviens, de vivre dutravail de ses mains, en cultivant sa propre terre: mais où est l'Etat où l'on peut se dire: La terre que jef<strong>ou</strong>le est à moi? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-v<strong>ou</strong>s bien d'y tr<strong>ou</strong>ver la paix que v<strong>ou</strong>scherchez; gardez qu'un g<strong>ou</strong>vernement violent, qu'une religion persécutante, que des moeurs perversesne v<strong>ou</strong>s y viennent tr<strong>ou</strong>bler. Mettez-v<strong>ou</strong>s à l'abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vospeines, des procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte qu'en vivant justement v<strong>ou</strong>s


282n'ayez point à faire votre c<strong>ou</strong>r à des intendants, à leurs substituts, à des juges, à des prêtres, à depuissants voisins, à des fripons de t<strong>ou</strong>te espèce, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêts à v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rmenter si v<strong>ou</strong>s les négligez.Mettez-v<strong>ou</strong>s surt<strong>ou</strong>t à l'abri des vexations des grands et des riches; songez que part<strong>ou</strong>t leurs terrespeuvent confiner à la vigne de Naboth. Si votre malheur veut qu'un homme en place achète <strong>ou</strong> bâtisseune maison près de votre chaumière, répondez-v<strong>ou</strong>s qu'il ne tr<strong>ou</strong>vera pas le moyen, s<strong>ou</strong>s quelqueprétexte, d'envahir votre héritage p<strong>ou</strong>r s'arrondir, <strong>ou</strong> que v<strong>ou</strong>s ne verrez pas, dès demain peut-être,absorber t<strong>ou</strong>tes vos ress<strong>ou</strong>rces dans un large grand chemin? Que si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s conservez du crédit p<strong>ou</strong>rparer à t<strong>ou</strong>s ces inconvénients, autant vaut conserver aussi vos richesses, car elles ne v<strong>ou</strong>s coûterontpas plus à garder. La richesse et le crédit s'étayent mutuellement; l'un se s<strong>ou</strong>tient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs mal sansl'autre.J'ai plus d'expérience que v<strong>ou</strong>s, cher <strong>Emile</strong>; je vois mieux la difficulté de votre projet. Il est beau p<strong>ou</strong>rtant,il est honnête, il v<strong>ou</strong>s rendrait heureux en effet: efforçons-n<strong>ou</strong>s de l'exécuter. J'ai une proposition à v<strong>ou</strong>sfaire: consacrons les deux ans que n<strong>ou</strong>s avons pris jusqu'à votre ret<strong>ou</strong>r à choisir un asile en Europe oùv<strong>ou</strong>s puissiez vivre heureux avec votre famille, à l'abri de t<strong>ou</strong>s les dangers dont je viens de v<strong>ou</strong>s parler. Sin<strong>ou</strong>s réussissons, v<strong>ou</strong>s aurez tr<strong>ou</strong>vé le vrai bonheur vainement cherché par tant d'autres, et v<strong>ou</strong>s n'aurezpas regret à votre temps. Si n<strong>ou</strong>s ne réussissons pas, v<strong>ou</strong>s serez guéri d'une chimère; v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>sconsolerez d'un malheur inévitable, et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>mettrez à la loi de la nécessité.Je ne sais si t<strong>ou</strong>s mes lecteurs apercevront jusqu'où va n<strong>ou</strong>s mener cette recherche ainsi proposée; maisje sais bien que si, au ret<strong>ou</strong>r de ses voyages, commencés et continués dans cette vue, <strong>Emile</strong> n'en revientpas versé dans t<strong>ou</strong>tes les matières de g<strong>ou</strong>vernement, de moeurs publiques, et de maximes d'Etat det<strong>ou</strong>te espèce, il faut que lui <strong>ou</strong> moi soyons bien dép<strong>ou</strong>rvus, l'un d'intelligence, et l'autre de jugement.Le droit politique est encore à naître, et il est à présumer qu'il ne naîtra jamais. Grotius, le maître de t<strong>ou</strong>snos savants en cette partie, n'est qu'un enfant, et, qui pis est, un enfant de mauvaise foi. Quand j'entendsélever Grotius jusqu'aux nues et c<strong>ou</strong>vrir Hobbes d'exécration, je vois combien d'hommes sensés lisent <strong>ou</strong>comprennent ces deux auteurs. La vérité est que leurs principes sont exactement semblables; ils nediffèrent que par les expressions. Ils diffèrent aussi par la méthode. Hobbes s'appuie sur des sophismes,et Grotius sur des poètes; t<strong>ou</strong>t le reste leur est commun.Le seul moderne en état de créer cette grande et inutile science eût été l'illustre Montesquieu. Mais il n'eutgarde de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des g<strong>ou</strong>vernementsétablis; et rien au monde n'est plus différent que ces deux études.Celui p<strong>ou</strong>rtant qui veut juger sainement des g<strong>ou</strong>vernements tels qu'ils existent est obligé de les réunirt<strong>ou</strong>tes deux: il faut savoir ce qui doit être p<strong>ou</strong>r bien juger de ce qui est. La plus grande difficulté p<strong>ou</strong>réclaircir ces importantes matières est d'intéresser un particulier à les discuter, de répondre à ces deuxquestions: Que m'importe? et: Qu'y puis-je faire? N<strong>ou</strong>s avons mis notre <strong>Emile</strong> en état de répondre àt<strong>ou</strong>tes deux.La deuxième difficulté vient des préjugés de l'enfance, des maximes dans lesquelles on a été n<strong>ou</strong>rri,surt<strong>ou</strong>t de la partialité des auteurs, qui, parlant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de la vérité dont ils ne se s<strong>ou</strong>cient guère, nesongent qu'à leur intérêt dont ils ne parlent point. Or le peuple ne donne ni chaires, ni pensions, ni placesd'académies: qu'on juge comment ses droits doivent être établis par ces gens-là! J'ai fait en sorte quecette difficulté fût encore nulle p<strong>ou</strong>r <strong>Emile</strong>. A peine sait-il ce que c'est que g<strong>ou</strong>vernement; la seule chosequi lui importe est de tr<strong>ou</strong>ver le meilleur. Son objet n'est point de faire des livres; et si jamais il en fait, cene sera point p<strong>ou</strong>r faire sa c<strong>ou</strong>r aux puissances, mais p<strong>ou</strong>r établir les droits de l'humanité.Il reste une troisième difficulté, plus spécieuse que solide, et que je ne veux ni rés<strong>ou</strong>dre ni proposer: il mesuffit qu'elle n'effraye point mon zèle; bien sûr qu'en des recherches de cette espèce, de grands talentssont moins nécessaires qu'un sincère am<strong>ou</strong>r de la justice et un vrai respect p<strong>ou</strong>r la vérité. Si donc lesmatières de g<strong>ou</strong>vernement peuvent être équitablement traitées, en voici, selon moi, le cas <strong>ou</strong> jamais.


283Avant d'observer, il faut se faire des règles p<strong>ou</strong>r ses observations: il faut se faire une échelle p<strong>ou</strong>r yrapporter les mesures qu'on prend. Nos principes de droit politique sont cette échelle. Nos mesures sontles lois politiques de chaque pays.Nos éléments seront clairs, simples, pris immédiatement dans la nature des choses. Ils se formeront desquestions discutées entre n<strong>ou</strong>s, et que n<strong>ou</strong>s ne convertirons en principes que quand elles serontsuffisamment résolues.Par exemple, remontant d'abord à l'état de nature, n<strong>ou</strong>s examinerons si les hommes naissent esclaves <strong>ou</strong>libres, associés <strong>ou</strong> indépendants; s'ils se réunissent volontairement <strong>ou</strong> par force; si jamais la force qui lesréunit peut former un droit permanent, par lequel cette force antérieure oblige, même quand elle estsurmontée par une autre, en sorte que, depuis la force du roi Nembrod, qui, dit-on, lui s<strong>ou</strong>mit les premierspeuples, t<strong>ou</strong>tes les autres forces qui ont détruit celle-là soient devenues iniques et usurpatoires, et qu'il n'yait plus de légitimes rois que les descendants de Nembrod <strong>ou</strong> ses ayants cause; <strong>ou</strong> bien si cette premièreforce venant à cesser, la force qui lui succède oblige à son t<strong>ou</strong>r, et détruit l'obligation de l'autre, en sortequ'on ne soit obligé d'obéir qu'autant qu'on y est forcé, et qu'on en soit dispensé sitôt qu'on peut fairerésistance: droit qui, ce semble, n'aj<strong>ou</strong>terait pas grand'chose à la force, et ne serait guère qu'un jeu demots.N<strong>ou</strong>s examinerons si l'on ne peut pas dire que t<strong>ou</strong>te maladie vient de Dieu, et s'il s'ensuit p<strong>ou</strong>r cela quece soit un crime d'appeler le médecin.N<strong>ou</strong>s examinerons encore si l'on est obligé en conscience de donner sa b<strong>ou</strong>rse à un bandit qui n<strong>ou</strong>s lademande sur le grand chemin, quand même on p<strong>ou</strong>rrait la lui cacher; car enfin le pistolet qu'il tient estaussi une puissance.Si ce mot de puissance en cette occasion veut dire autre chose qu'une puissance légitime, et parconséquent s<strong>ou</strong>mise aux lois dont elle tient son être.Supposé qu'on rejette ce droit de force, et qu'on admette celui de la nature <strong>ou</strong> l'autorité paternelle commeprincipe des sociétés, n<strong>ou</strong>s rechercherons la mesure de cette autorité, comment elle est fondée dans lanature, si elle a d'autre raison que l'utilité de l'enfant, sa faiblesse et l'am<strong>ou</strong>r naturel que le père a p<strong>ou</strong>r lui;si donc, la faiblesse de l'enfant venant à cesser, et sa raison à mûrir, il ne devient pas seul juge naturel dece qui convient à sa conservation, par conséquent son propre maître, et indépendant de t<strong>ou</strong>t autrehomme, même de son père; car il est encore plus sûr que le fils s'aime lui-même, qu'il n'est sûr que lepère aime le fils.Si, le père mort, les enfants sont tenus d'obéir à leur aîné <strong>ou</strong> à quelque autre qui n'aura pas p<strong>ou</strong>r euxl'attachement naturel d'un père; et si de race en race, il y aura t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un chef unique, auquel t<strong>ou</strong>te lafamille soit tenue d'obéir. Auquel cas on chercherait comment l'autorité p<strong>ou</strong>rrait jamais être partagée, etde quel droit il y aurait sur la terre entière plus d'un chef qui g<strong>ou</strong>vernât le genre humain.Supposé que les peuples se fussent formés par choix, n<strong>ou</strong>s distinguerons alors le droit du fait; et n<strong>ou</strong>sdemanderons si, s'étant ainsi s<strong>ou</strong>mis à leurs frères, oncles <strong>ou</strong> parents, non qu'ils y fussent obligés, maisparce qu'ils l'ont bien v<strong>ou</strong>lu, cette sorte de société ne rentre pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans l'association libre etvolontaire.Passant ensuite au droit d'esclavage, n<strong>ou</strong>s examinerons si un homme peut légitimement s'aliéner à unautre, sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de condition; c'est-à-dire s'il peut renoncer à sapersonne, à sa vie, à sa raison, à son moi, à t<strong>ou</strong>te moralité dans ses actions, et cesser en un mot d'existeravant sa mort, malgré la nature qui le charge immédiatement de sa propre conservation, et malgré saconscience et sa raison qui lui prescrivent ce qu'il doit faire et ce dont il doit s'abstenir.


284Que s'il y a quelque réserve, quelque restriction dans l'acte d'esclavage, n<strong>ou</strong>s discuterons si cet acte nedevient pas alors un vrai contrat, dans lequel chacun des deux contractants, n'ayant point en cette qualitéde supérieur commun, restent leurs propres juges quant aux conditions du contrat, par conséquent libreschacun dans cette partie, et maîtres de le rompre sitôt qu'ils s'estiment lésés.Que si donc un esclave ne peut s'aliéner sans réserve à son maître, comment un peuple peut-il s'aliénersans réserve à son chef? et si l'esclave reste juge de l'observation du contrat par son maître, comment lepeuple ne restera-t-il pas juge de l'observation du contrat par son chef?Forcés de revenir ainsi sur nos pas, et considérant le sens de ce mot collectif de peuple, n<strong>ou</strong>schercherons si, p<strong>ou</strong>r l'établir, il ne faut pas un contrat, au moins tacite, antérieur à celui que n<strong>ou</strong>ssupposons.Puisque avant de s'élire un roi le peuple est un peuple, qu'est-ce qui l'a fait tel sinon le contrat social? Lecontrat social est donc la base de t<strong>ou</strong>te société civile, et c'est dans la nature de cet acte qu'il faut cherchercelle de la société qu'il forme.N<strong>ou</strong>s rechercherons quelle est la teneur de ce contrat, et si l'on ne peut pas à peu près l'énoncer par cetteformule: "Chacun de n<strong>ou</strong>s met en commun ses biens, sa personne, sa vie, et t<strong>ou</strong>te sa puissance, s<strong>ou</strong>s lasuprême direction de la volonté générale, et n<strong>ou</strong>s recevons en corps chaque membre comme partieindivisible du t<strong>ou</strong>t."Ceci supposé, p<strong>ou</strong>r définir les termes dont n<strong>ou</strong>s avons besoin, n<strong>ou</strong>s remarquerons qu'au lieu de lapersonne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif,composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix. Cette personne publique prend en général lenom de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, s<strong>ou</strong>verain quand il estactif, puissance en le comparant à ses semblables. A l'égard des membres eux-mêmes, ils prennent lenom de peuple collectivement, et s'appellent en particulier citoyens, comme membres de la cité <strong>ou</strong>participants à l'autorité s<strong>ou</strong>veraine, et sujets, comme s<strong>ou</strong>mis à la même autorité.N<strong>ou</strong>s remarquons que cet acte d'association renferme un engagement réciproque du public et desparticuliers, et que chaque individu, contractant p<strong>ou</strong>r ainsi dire avec lui-même, se tr<strong>ou</strong>ve engagé s<strong>ou</strong>s und<strong>ou</strong>ble rapport, savoir, comme membre du s<strong>ou</strong>verain envers les particuliers, et comme membre de l'Etatenvers le s<strong>ou</strong>verain.N<strong>ou</strong>s remarquerons encore que nul n'étant tenu aux engagements qu'on n'a pris qu'avec soi, ladélibération publique qui peut obliger t<strong>ou</strong>s les sujets envers le s<strong>ou</strong>verain, à cause des deux différentsrapports s<strong>ou</strong>s lesquels chacun d'eux est envisagé, ne peut obliger l'Etat envers lui-même. Par où l'on voitqu'il n'y a ni ne peut y avoir d'autre loi fondamentale proprement dite que le seul pacte social. Ce qui nesignifie pas que le corps politique ne puisse, à certains égards, s'engager envers autrui; car, par rapport àl'étranger, il devient un être simple, un individu.Les deux parties contractantes, savoir chaque particulier et le public, n'ayant aucun supérieur commun quipuisse juger leurs différends, n<strong>ou</strong>s examinerons si chacun des deux reste le maître de rompre le contratquand il lui plaît, c'est-à-dire d'y renoncer p<strong>ou</strong>r sa part sitôt qu'il se croit lésé.P<strong>ou</strong>r éclaircir cette question, n<strong>ou</strong>s observons que, selon le pacte social, le s<strong>ou</strong>verain ne p<strong>ou</strong>vant agir quepar des volontés communes et générales, ses actes ne doivent de même avoir que des objets générauxet communs; d'où il suit qu'un particulier ne saurait être lésé directement par le s<strong>ou</strong>verain qu'ils ne lesoient t<strong>ou</strong>s, ce qui ne se peut, puisque ce serait v<strong>ou</strong>loir se faire du mal à soi-même. Ainsi le contrat socialn'a jamais besoin d'autre garant que la force publique, parce que la lésion ne peut jamais venir que desparticuliers; et alors ils ne sont pas p<strong>ou</strong>r cela libres de leur engagement, mais punis de l'avoir violé.


285P<strong>ou</strong>r bien décider t<strong>ou</strong>tes les questions semblables, n<strong>ou</strong>s aurons soin de n<strong>ou</strong>s rappeler t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que lepacte social est d'une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu'avec luimême,c'est-à-dire le peuple en corps comme s<strong>ou</strong>verain, avec les particuliers comme sujets: condition quifait t<strong>ou</strong>t l'artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes, raisonnables et sans dangerdes engagements qui sans cela seraient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus.Les particuliers ne s'étant s<strong>ou</strong>mis qu'au s<strong>ou</strong>verain, et l'autorité s<strong>ou</strong>veraine n'étant autre chose que lavolonté générale, n<strong>ou</strong>s verrons comment chaque homme, obéissant au s<strong>ou</strong>verain, n'obéit qu'à lui-même,et comment on est plus libre dans le pacte social que dans l'état de nature.Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle avec la liberté civile quant aux personnes, n<strong>ou</strong>sferons, quant aux biens, celle du droit de propriété avec le droit de s<strong>ou</strong>veraineté, du domaine particulieravec le domaine éminent. Si c'est sur le droit de propriété qu'est fondée l'autorité s<strong>ou</strong>veraine, ce droit estcelui qu'elle doit le plus respecter; il est inviolable et sacré p<strong>ou</strong>r elle tant qu'il demeure un droit particulieret individuel; sitôt qu'il est considéré comme commun à t<strong>ou</strong>s les citoyens, il est s<strong>ou</strong>mis à la volontégénérale, et cette volonté peut l'anéantir. Ainsi le s<strong>ou</strong>verain n'a nul droit de t<strong>ou</strong>cher au bien d'unparticulier, ni de plusieurs; mais il peut légitimement s'emparer du bien de t<strong>ou</strong>s, comme cela se fit àSparte au temps de Lycurgue, au lieu que l'abolition des dettes par Solon fut un acte illégitime.Puisque rien n'oblige les sujets que la volonté générale, n<strong>ou</strong>s rechercherons comment se manifeste cettevolonté, à quels signes on est sûr de la reconnaître, ce que c'est qu'une loi, et quels sont les vraiscaractères de la loi. Ce sujet est t<strong>ou</strong>t neuf: la définition de la loi est encore à faire.A l'instant que le peuple considère en particulier un <strong>ou</strong> plusieurs de ses membres, le peuple se divise. Ilse forme entre le t<strong>ou</strong>t et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l'un, et let<strong>ou</strong>t, moins cette partie, est l'autre. Mais le t<strong>ou</strong>t moins une partie n'est pas le t<strong>ou</strong>t; tant que ce rapportsubsiste, il n'y a donc plus de t<strong>ou</strong>t, mais deux parties inégales.Au contraire, quand t<strong>ou</strong>t le peuple statue sur t<strong>ou</strong>t le peuple, il ne considère que lui-même; et s'il se formeun rapport, c'est de l'objet entier s<strong>ou</strong>s un point de vue à l'objet entier s<strong>ou</strong>s un autre point de vue, sansaucune division du t<strong>ou</strong>t. Alors l'objet sur lequel on statue est général, et la volonté qui statue est aussigénérale. N<strong>ou</strong>s examinerons s'il y a quelque autre espèce d'acte qui puisse porter le nom de loi.Si le s<strong>ou</strong>verain ne peut parler que par des lois, et si la loi ne peut jamais avoir qu'un objet général et relatifégalement à t<strong>ou</strong>s les membres de l'Etat, il s'ensuit que le s<strong>ou</strong>verain n'a jamais le p<strong>ou</strong>voir de rien statuersur un objet particulier; et, comme il importe cependant à la conservation de l'Etat qu'il soit aussi décidédes choses particulières, n<strong>ou</strong>s rechercherons comment cela peut se faire.Les actes du s<strong>ou</strong>verain ne peuvent être que des actes de volonté générale, des lois; il faut ensuite desactes déterminants, des actes de force <strong>ou</strong> de g<strong>ou</strong>vernement, p<strong>ou</strong>r l'exécution de ces mêmes lois; et ceuxci,au contraire, ne peuvent avoir que des objets particuliers. Ainsi l'acte par lequel le s<strong>ou</strong>verain statuequ'on élira un chef est une loi, et l'acte par lequel on élit ce chef en exécution de la loi n'est qu'un acte deg<strong>ou</strong>vernement.Voici donc un troisième rapport s<strong>ou</strong>s lequel le peuple assemblé peut être considéré, savoir, commemagistrat <strong>ou</strong> exécuteur de la loi qu'il a portée comme s<strong>ou</strong>verain.N<strong>ou</strong>s examinerons s'il est possible que le peuple se dép<strong>ou</strong>ille de son droit de s<strong>ou</strong>veraineté p<strong>ou</strong>r en revêtirun homme <strong>ou</strong> plusieurs; car l'acte d'élection n'étant pas une loi, et dans cet acte le peuple n'étant pass<strong>ou</strong>verain lui-même, on ne voit point comment alors il peut transférer un droit qu'il n'a pas.L'essence de la s<strong>ou</strong>veraineté consistant dans la volonté générale, on ne voit point non plus comment onpeut s'assurer qu'une volonté particulière sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'accord avec cette volonté générale. On doit bienplutôt présumer qu'elle y sera s<strong>ou</strong>vent contraire; car l'intérêt privé tend t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aux préférences, et


286l'intérêt public à l'égalité; et, quand cet accord serait possible, il suffirait qu'il ne fût pas nécessaire etindestructible p<strong>ou</strong>r que le droit s<strong>ou</strong>verain n'en pût résulter.N<strong>ou</strong>s rechercherons si, sans violer le pacte social, les chefs du peuple, s<strong>ou</strong>s quelque nom qu'ils soientélus, peuvent jamais être autre chose que les officiers du peuple, auxquels il ordonne de faire exécuter leslois; si ces chefs ne lui doivent pas compte de leur administration, et ne sont pas s<strong>ou</strong>mis eux-mêmes auxlois qu'ils sont chargés de faire observer.Si le peuple ne peut aliéner son droit suprême, peut-il le confier p<strong>ou</strong>r un temps? s'il ne peut se donner unmaître, peut-il se donner des représentants? cette question est importante et mérite discussion.Si le peuple ne peut avoir ni s<strong>ou</strong>verain ni représentants, n<strong>ou</strong>s examinerons comment il peut porter ses loislui-même; s'il doit avoir beauc<strong>ou</strong>p de lois; s'il doit les changer s<strong>ou</strong>vent; s'il est aisé qu'un grand peuple soitson propre législateur;Si le peuple romain n'était pas un grand peuple;S'il est bon qu'il y ait de grands peuples.Il suit des considérations précédentes qu'il y a dans l'Etat un corps intermédiaire entre les sujets et les<strong>ou</strong>verain; et ce corps intermédiaire, formé d'un <strong>ou</strong> de plusieurs membres, est chargé de l'administrationpublique, de l'exécution des lois, et du maintien de la liberté civile et politique.Les membres de ce corps s'appellent magistrats <strong>ou</strong> rois, c'est-à-dire g<strong>ou</strong>verneurs. Le corps entier,considéré par les hommes qui le composent, s'appelle prince, et, considéré par son action, il s'appelleg<strong>ou</strong>vernement.Si n<strong>ou</strong>s considérons l'action du corps entier agissant sur lui-même, c'est-à-dire le rapport du t<strong>ou</strong>t au t<strong>ou</strong>t,<strong>ou</strong> du s<strong>ou</strong>verain à l'Etat, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons comparer ce rapport à celui des extrêmes d'une proportioncontinue, dont le g<strong>ou</strong>vernement donne le moyen terme. Le magistrat reçoit du s<strong>ou</strong>verain les ordres qu'ildonne au peuple; et, t<strong>ou</strong>t compensé, son produit <strong>ou</strong> sa puissance est au même degré que le produit <strong>ou</strong> lapuissance des citoyens, qui sont sujets d'un côté et s<strong>ou</strong>verains de l'autre. On ne saurait altérer aucun destrois termes sans rompre à l'instant la proportion. Si le s<strong>ou</strong>verain veut g<strong>ou</strong>verner, <strong>ou</strong> si le prince veutdonner des lois, <strong>ou</strong> si le sujet refuse d'obéir, le désordre succède à la règle, et l'Etat diss<strong>ou</strong>s tombe dansle despotisme <strong>ou</strong> dans l'anarchie.Supposons que l'Etat soit composé de dix mille citoyens. Le s<strong>ou</strong>verain ne peut être considéré quecollectivement et en corps; mais chaque particulier a, comme sujet, une existence individuelle etindépendante. Ainsi le s<strong>ou</strong>verain est au sujet comme dix mille à un; c'est-à-dire que chaque membre del'Etat n'a p<strong>ou</strong>r sa part que la dix millième partie de l'autorité s<strong>ou</strong>veraine, quoiqu'il lui soit s<strong>ou</strong>mis t<strong>ou</strong>t entier.Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l'état des sujets ne change pas et chacun portet<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs t<strong>ou</strong>t l'empire des lois, tandis que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moinsd'influence dans leur rédaction. Ainsi, le sujet restant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un, le rapport du s<strong>ou</strong>verain augmente enraison du nombre des citoyens. D'où il suit que plus l'Etat s'agrandit, plus la liberté diminue.Or, moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c'est-à-dire les moeurs aux lois,plus la force réprimante doit augmenter. D'un autre côté, la grandeur de l'Etat donnant aux dépositaires del'autorité publique plus de tentations et de moyens d'en abuser, plus le g<strong>ou</strong>vernement a de force p<strong>ou</strong>rcontenir le peuple, plus le s<strong>ou</strong>verain doit en avoir à son t<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r contenir le g<strong>ou</strong>vernement.Il suit de ce d<strong>ou</strong>ble rapport que la proportion continue entre le s<strong>ou</strong>verain, le prince et le peuple n'est pointune idée arbitraire, mais une conséquence de la nature de l'Etat. Il suit encore que l'un des extrêmes,savoir le peuple, étant fixe, t<strong>ou</strong>tes les fois que la raison d<strong>ou</strong>blée augmente <strong>ou</strong> diminue, la raison simpleaugmente <strong>ou</strong> diminue à son t<strong>ou</strong>r; ce qui ne peut se faire sans que le moyen terme change autant de fois.


287D'où n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons tirer cette conséquence, qu'il n'y a pas une constitution de g<strong>ou</strong>vernement unique etabsolue, mais qu'il doit y avoir autant de g<strong>ou</strong>vernements différents en nature qu'il y a d'Etats différents engrandeur.Si plus le peuple est nombreux, moins les moeurs se rapportent aux lois, n<strong>ou</strong>s examinerons si, par uneanalogie assez évidente, on ne peut pas dire aussi que plus les magistrats sont nombreux, plus leg<strong>ou</strong>vernement est faible.P<strong>ou</strong>r éclaircir cette maxime, n<strong>ou</strong>s distinguerons dans la personne de chaque magistrat trois volontésessentiellement différentes: premièrement, la volonté propre de l'individu, qui ne tend qu'à son avantageparticulier; secondement, la volonté commune des magistrats, qui se rapporte uniquement au profit duprince; volonté qu'on peut appeler volonté de corps, laquelle est générale par rapport au g<strong>ou</strong>vernement,et particulière par rapport à l'Etat dont le g<strong>ou</strong>vernement fait partie; en troisième lieu, la volonté du peuple<strong>ou</strong> la volonté s<strong>ou</strong>veraine, laquelle est générale, tant par rapport à l'Etat considéré comme le t<strong>ou</strong>t, que parrapport au g<strong>ou</strong>vernement considéré comme partie du t<strong>ou</strong>t. Dans une législation parfaite, la volontéparticulière et individuelle doit être presque nulle; la volonté de corps propre au g<strong>ou</strong>vernement trèssubordonnée; et par conséquent la volonté générale et s<strong>ou</strong>veraine est la règle de t<strong>ou</strong>tes les autres. Aucontraire, selon l'ordre naturel, ces différentes volontés deviennent plus actives à mesure qu'elles seconcentrent; la volonté générale est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la plus faible, la volonté de corps a le second rang, et lavolonté particulière est préférée à t<strong>ou</strong>t; en sorte que chacun est premièrement soi-même, et puismagistrat, et puis citoyen: gradation directement opposée à celle qu'exige l'ordre social.Cela posé, n<strong>ou</strong>s supposerons le g<strong>ou</strong>vernement entre les mains d'un seul homme. Voilà la volontéparticulière et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci au plus haut degréd'intensité qu'elle puisse avoir. Or, comme c'est de ce degré que dépend l'usage de la force, et que laforce absolue du g<strong>ou</strong>vernement, étant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs celle du peuple, ne varie point, il s'ensuit que le plus actifdes g<strong>ou</strong>vernements est celui d'un seul.Au contraire, unissons le g<strong>ou</strong>vernement à l'autorité suprême, faisons le prince du s<strong>ou</strong>verain, et descitoyens autant de magistrats: alors la volonté de corps, parfaitement confondue avec la volonté générale,n'aura pas plus d'activité qu'elle, et laissera la volonté particulière dans t<strong>ou</strong>te sa force. Ainsi leg<strong>ou</strong>vernement, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec la même force absolue, sera dans son minimum d'activité.Ces règles sont incontestables, et d'autres considérations servent à les confirmer. On voit, par exemple,que les magistrats sont plus actifs dans leur corps que le citoyen n'est dans le sien, et que parconséquent la volonté particulière y a beauc<strong>ou</strong>p plus d'influence. Car chaque magistrat est presquet<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs chargé de quelque fonction particulière du g<strong>ou</strong>vernement; au lieu que chaque citoyen pris à part,n'a aucune fonction de la s<strong>ou</strong>veraineté. D'ailleurs, plus l'Etat s'étend, plus sa force réelle augmente,quoiqu'elle n'augmente pas en raison de son étendue; mais, l'Etat restant le même, les magistrats ontbeau se multiplier, le g<strong>ou</strong>vernement n'en acquiert pas une plus grande force réelle, parce qu'il estdépositaire de celle de l'Etat, que n<strong>ou</strong>s supposons t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs égale. Ainsi, par cette pluralité, l'activité dug<strong>ou</strong>vernement diminue sans que sa force puisse augmenter.Après avoir tr<strong>ou</strong>vé que le g<strong>ou</strong>vernement se relâche à mesure que les magistrats se multiplient, et que,plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante du g<strong>ou</strong>vernement doit augmenter, n<strong>ou</strong>s concluronsque le rapport des magistrats au g<strong>ou</strong>vernement doit être inverse de celui des sujets au s<strong>ou</strong>verain; c'est-àdireque plus l'Etat s'agrandit, plus le g<strong>ou</strong>vernement doit se resserrer, tellement que le nombre des chefsdiminue en raison de l'augmentation du peuple.P<strong>ou</strong>r fixer ensuite cette diversité de formes s<strong>ou</strong>s des dénominations plus précises, n<strong>ou</strong>s remarquerons enpremier lieu que le s<strong>ou</strong>verain peut commettre le dépôt du g<strong>ou</strong>vernement à t<strong>ou</strong>t le peuple <strong>ou</strong> à la plusgrande partie du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simplesparticuliers. On donne le nom de démocratie à cette forme de g<strong>ou</strong>vernement.


288Ou bien il peut resserrer le g<strong>ou</strong>vernement entre les mains d'un moindre nombre, en sorte qu'il y ait plus desimples citoyens que de magistrats; et cette forme porte le nom d'aristocratie.Enfin il peut concentrer t<strong>ou</strong>t le g<strong>ou</strong>vernement entre les mains d'un magistrat unique. Cette troisième formeest la plus commune, et s'appelle monarchie <strong>ou</strong> g<strong>ou</strong>vernement royal.N<strong>ou</strong>s remarquerons que t<strong>ou</strong>tes ces formes, <strong>ou</strong> du moins les deux premières, sont susceptibles de plus etde moins, et ont même une assez grande latitude. Car la démocratie peut embrasser t<strong>ou</strong>t le peuple <strong>ou</strong> seresserrer jusqu'à la moitié. L'aristocratie, à son t<strong>ou</strong>r, peut de la moitié du peuple se resserrerindéterminément jusqu'aux plus petits nombres. La royauté même admet quelquefois un partage, soitentre le père et le fils, soit entre deux frères, soit autrement. Il y avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs deux rois à Sparte, et l'on avu dans l'empire romain jusqu'à huit empereurs à la fois, sans qu'on pût dire que l'empire fût divisé. Il y aun point où chaque forme de g<strong>ou</strong>vernement se confond avec la suivante; et, s<strong>ou</strong>s trois dénominationsspécifiques, le g<strong>ou</strong>vernement est réellement capable d'autant de formes que l'Etat a de citoyens.Il y a plus: chacun de ces g<strong>ou</strong>vernements p<strong>ou</strong>vant à certains égards se subdiviser en diverses parties,l'une administrée d'une manière et l'autre d'une autre, il peut résulter de ces trois formes combinées unemultitude de formes mixtes, dont chacune est multipliable par t<strong>ou</strong>tes les formes simples.On a de t<strong>ou</strong>t temps beauc<strong>ou</strong>p disputé la meilleure forme de g<strong>ou</strong>vernement, sans considérer que chacuneest la meilleure en certains cas, et la pire en d'autres. P<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, si, dans les différents Etats, le nombredes magistrats doit être inverse de celui des citoyens, n<strong>ou</strong>s conclurons qu'en général le g<strong>ou</strong>vernementdémocratique convient aux petits Etats, l'aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands.C'est par le fil de ces recherches que n<strong>ou</strong>s parviendrons à savoir quels sont les devoirs et les droits descitoyens, et si l'on peut séparer les uns des autres; ce que c'est que la patrie, en quoi précisément elleconsiste, et à quoi chacun peut connaître s'il a une patrie <strong>ou</strong> s'il n'en a point.Après avoir ainsi considéré chaque espèce de société civile en elle-même, n<strong>ou</strong>s les comparerons p<strong>ou</strong>r enobserver les divers rapports: les unes grandes, les autres petites; les unes fortes, les autres faibles;s'attaquant, s'offensant, s'entre-détruisant; et, dans cette action et réaction continuelle, faisant plus demisérables et coûtant la vie à plus d'hommes que s'ils avaient t<strong>ou</strong>s gardé leur première liberté. N<strong>ou</strong>sexaminerons si l'on n'en a pas fait trop <strong>ou</strong> trop peu dans l'institution sociale; si les individus s<strong>ou</strong>mis auxlois et aux hommes, tandis que les sociétés gardent entre elles l'indépendance de la nature, ne restentpas exposés aux maux des deux Etats, sans en avoir les avantages, et s'il ne vaudrait pas mieux qu'il n'yeût point de société civile au monde que d'y en avoir plusieurs. N'est-ce pas cet Etat mixte qui participe àt<strong>ou</strong>s les deux et n'assure ni l'un ni l'autre, per quem neutrum licet, nec tanquam in bello paratum esse, nectanquam in pace securum? N'est-ce pas cette association partielle et imparfaite qui produit la tyrannie etla guerre? et la tyrannie et la guerre ne sont-elles pas les plus grands fléaux de l'humanité?N<strong>ou</strong>s examinerons enfin l'espèce de remèdes qu'on a cherchés à ces inconvénients par les ligues etconfédérations, qui, laissant chaque Etat son maître au dedans, l'arment au dehors contre t<strong>ou</strong>t agresseurinjuste. N<strong>ou</strong>s rechercherons comment on peut établir une bonne association fédérative, ce qui peut larendre durable, et jusqu'à quel point on peut étendre le droit de la confédération, sans nuire à celui de las<strong>ou</strong>veraineté.L'abbé de Saint-Pierre avait proposé une association de t<strong>ou</strong>s les Etats de l'Europe p<strong>ou</strong>r maintenir entreeux une paix perpétuelle. Cette association était-elle praticable? et, supposant qu'elle eût été établie,était-il à présumer qu'elle eût duré? Ces recherches n<strong>ou</strong>s mènent directement à t<strong>ou</strong>tes les questions dedroit public qui peuvent achever d'éclaircir celles du droit politique.Enfin n<strong>ou</strong>s poserons les vrais principes du droit de la guerre, et n<strong>ou</strong>s examinerons p<strong>ou</strong>rquoi Grotius et lesautres n'en ont donné que de faux.


289Je ne serais pas étonné qu'au milieu de t<strong>ou</strong>s nos raisonnements, mon jeune homme, qui a du bon sens,me dît en m'interrompant: On dirait que n<strong>ou</strong>s bâtissons notre édifice avec du bois, et non pas avec deshommes, tant n<strong>ou</strong>s alignons exactement chaque pièce à la règle! Il est vrai, mon ami; mais songez que ledroit ne se plie point aux passions des hommes, et qu'il s'agissait entre n<strong>ou</strong>s d'établir les vrais principesdu droit politique. A présent que nos fondements sont posés, venez examiner ce que les hommes ont bâtidessus, et v<strong>ou</strong>s verrez de belles choses!Alors je lui fais lire Télémaque et p<strong>ou</strong>rsuivre sa r<strong>ou</strong>te; n<strong>ou</strong>s cherchons l'heureuse Salente, et le bonIdoménée rendu sage à force de malheurs. Chemin faisant, n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons beauc<strong>ou</strong>p de Protésilas, etpoint de Philoclès. Adraste, roi des Dauniens, n'est pas non plus intr<strong>ou</strong>vable. Mais laissons les lecteursimaginer nos voyages, <strong>ou</strong> les faire à notre place un Télémaque à la main; et ne leur suggérons point desapplications affligeantes que l'auteur même écarte <strong>ou</strong> fait malgré lui.Au reste, <strong>Emile</strong> n'étant pas roi, ni moi dieu, n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rmentons point de ne p<strong>ou</strong>voir imiterTélémaque et Mentor dans le bien qu'ils faisaient aux hommes: personne ne sait mieux que n<strong>ou</strong>s se tenirà sa place, et ne désire moins d'en sortir. N<strong>ou</strong>s savons que la même tâche est donnée à t<strong>ou</strong>s; quequiconque aime le bien de t<strong>ou</strong>t son coeur, et le fait de t<strong>ou</strong>t son p<strong>ou</strong>voir, l'a remplie. N<strong>ou</strong>s savons queTélémaque et Mentor sont des chimères. <strong>Emile</strong> ne voyage pas en homme oisif, et fait plus de bien que s'ilétait prince. Si n<strong>ou</strong>s étions rois, n<strong>ou</strong>s ne serions plus bienfaisants. Si n<strong>ou</strong>s étions rois et bienfaisants,n<strong>ou</strong>s ferions sans le savoir mille maux réels p<strong>ou</strong>r un bien apparent que n<strong>ou</strong>s croirions faire. Si n<strong>ou</strong>s étionsrois et sage, le premier bien que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drions faire à n<strong>ou</strong>s-mêmes et aux autres serait d'abdiquer laroyauté et de redevenir ce que n<strong>ou</strong>s sommes.J'ai dit ce qui rend les voyages infructueux à t<strong>ou</strong>t le monde. Ce qui les rend encore plus infructueux à lajeunesse, c'est la manière dont on les lui fait faire. Les g<strong>ou</strong>verneurs, plus curieux de leur amusement quede son instruction, la mènent de ville en ville, de palais en palais, de cercle en cercle; <strong>ou</strong>, s'ils sontsavants et gens de lettres, ils lui font passer son temps à c<strong>ou</strong>rir des bibliothèques, à visiter desantiquaires, à f<strong>ou</strong>iller de vieux monuments, à transcrire de vieilles inscriptions. Dans chaque pays, ilss'occupent d'un autre siècle; c'est comme s'ils s'occupaient d'un autre pays; en sorte qu'après avoir àgrands frais parc<strong>ou</strong>ru l'Europe, livrés aux frivolités <strong>ou</strong> à l'ennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce quipeut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.T<strong>ou</strong>tes les capitales se ressemblent, t<strong>ou</strong>s les peuples s'y mêlent, t<strong>ou</strong>tes les moeurs s'y confondent; cen'est pas là qu'il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville.Leurs habitants ont quelques préjugés différents, mais il n'en ont pas moins les uns que les autres, ett<strong>ou</strong>tes leurs maximes pratiques sont les mêmes. On sait quelles espèces d'hommes doivent serassembler dans les c<strong>ou</strong>rs. On sait quelles moeurs l'entassement du peuple et l'inégalité des fortunes doitpart<strong>ou</strong>t produire. Sitôt qu'on me parle d'une ville composée de deux cent mille âmes, je sais d'avancecomment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d'aller l'appendre.C'est dans les provinces reculées, où il y a moins de m<strong>ou</strong>vement, de commerce, où les étrangersvoyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d'état, qu'il faut allerétudier le génie et les moeurs d'une nation. Voyez en passant la capitale, mais allez observer au loin lepays. Les Français ne sont pas à Paris, ils sont en T<strong>ou</strong>raine; les Anglais sont plus Anglais en Mercie qu'àLondres et les Espagnols, plus Espagnols en Galice qu'à Madrid. C'est à ces grandes distances qu'unpeuple se caractérise et se montre tel qu'il est sans mélange; c'est là que les bons et les mauvais effetsdu g<strong>ou</strong>vernement se font mieux sentir, comme au b<strong>ou</strong>t d'un plus grand rayon al mesure des arcs est plusexacte.Les rapports nécessaires des moeurs au g<strong>ou</strong>vernement ont été si bien exposés dans le livre de l'Espritdes Lois, qu'on ne peut mieux faire que de rec<strong>ou</strong>rir à cet <strong>ou</strong>vrage p<strong>ou</strong>r étudier ces rapports. Mais, engénéral, il y a deux règles faciles et simples p<strong>ou</strong>r juger de la bonté relative des g<strong>ou</strong>vernements. L'une estla population. Dans t<strong>ou</strong>t pays qui se dépeuple, l'Etat tend à sa ruine; et le pays qui peuple le plus, fût-il leplus pauvre, est infailliblement le mieux g<strong>ou</strong>verné.


290Mais il faut p<strong>ou</strong>r cela que cette population soit un effet naturel du g<strong>ou</strong>vernement et des moeurs; car, si ellese faisait par des colonies, <strong>ou</strong> par d'autres voies accidentelles et passagères, alors elles pr<strong>ou</strong>veraient lemal par le remède. Quand Auguste porta des lois contre le célibat, ces lois montraient déjà le déclin del'empire romain. Il faut que la bonté du g<strong>ou</strong>vernement porte les citoyens à se marier, et non pas que la loiles y contraigne; il ne faut pas examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la constitution s'éludeet devient vaine, mais ce qui se fait par l'influence des moeurs et par la pente naturelle du g<strong>ou</strong>vernement;car ces moyens ont seuls un effet constant. C'était la politique du bon abbé de Saint-Pierre de cherchert<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un petit remède à chaque mal particulier, au lieu de remonter à leur s<strong>ou</strong>rce commune, et de voirqu'on ne les p<strong>ou</strong>vait guérir que t<strong>ou</strong>s à la fois. Il ne s'agit pas de traiter séparément chaque ulcère qui vientsur le corps d'un malade, mais d'épurer la masse du sang qui les produit t<strong>ou</strong>s. On dit qu'il y a des prix enAngleterre p<strong>ou</strong>r l'agriculture; je n'en veux pas davantage: cela me pr<strong>ou</strong>ve qu'elle n'y brillera paslongtemps.La seconde marque de la bonté relative du g<strong>ou</strong>vernement et des lois se tire aussi de la population, maisd'une autre manière, c'est-à-dire de sa distribution, et non pas de sa quantité. <strong>De</strong>ux Etats égaux engrandeur et en nombre d'hommes peuvent être fort inégaux en force; et le plus puissant des deux estt<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs celui dont les habitants sont le plus également répandus sur le territoire; celui qui n'a pas de sigrandes villes, et qui par conséquent brille le moins, battra t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'autre. Ce sont les grandes villes quiépuisent un Etat et font sa faiblesse: la richesse qu'elles produisent est une richesse apparente etillusoire; c'est beauc<strong>ou</strong>p d'argent et peu d'effet. On dit que la ville de Paris vaut une province au roi deFrance; mais je crois qu'elle lui en coûte plusieurs; que c'est à plus d'un égard que Paris est n<strong>ou</strong>rri par lesprovinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans jamais ret<strong>ou</strong>rnerau peuple ni au roi. Il et inconcevable que, dans ce siècle de calculateurs, il n'y en ait pas un qui sachevoir que la France serait beauc<strong>ou</strong>p plus puissante si Paris était anéanti. Non seulement le peuple maldistribué n'est pas avantageux à l'Etat, mais il est plus ruineux que la dépopulation même, en ce que ladépopulation ne donne qu'un produit nul, et que la consommation mal entendue donne un produit négatif.Quand j'entends un Français et un Anglais, t<strong>ou</strong>t fiers de la grandeur de leurs capitales, disputer entre euxlequel de Paris <strong>ou</strong> de Londres contient le plus d'habitants, c'est p<strong>ou</strong>r moi comme s'ils disputaientensemble lequel des deux peuples a l'honneur d'être le plus mal g<strong>ou</strong>verné.Etudiez un peuple hors de ses villes, ce n'est qu'ainsi que v<strong>ou</strong>s le connaîtrez. Ce n'est rien de voir laforme apparente d'un g<strong>ou</strong>vernement, fardée par l'appareil de l'administration et par le jargon desadministrateurs, si l'on n'en étudie aussi la nature par les effets qu'il produit sur le peuple et dans t<strong>ou</strong>s lesdegrés de l'administration. La différence de la forme au fond se tr<strong>ou</strong>vant partagée entre t<strong>ou</strong>s ces degrés,ce n'est qu'en les embrassant t<strong>ou</strong>s qu'on connaît cette différence. Dans tel pays, c'est par les manoeuvresdes subdélégués qu'on commence à sentir l'esprit du ministère; dans tel autre, il faut voir élire lesmembres du parlement p<strong>ou</strong>r juger s'il est vrai que la nation soit libre; dans quelque pays que ce soit, il estimpossible que qui n'a vu que les villes connaisse le g<strong>ou</strong>vernement, attendu que l'esprit n'en est jamais lemême p<strong>ou</strong>r la ville et p<strong>ou</strong>r la campagne. Or, c'est la campagne qui fait le pays, et c'est le peuple de lacampagne qui fait la nation.Cette étude des divers peuples dans leurs provinces reculées, et dans la simplicité de leur génie originel,donne une observation générale bien favorable à mon épigraphe, et bien consolante p<strong>ou</strong>r le coeurhumain; c'est que t<strong>ou</strong>tes les nations, ainsi observées, paraissent en valoir beauc<strong>ou</strong>p mieux; plus elles serapprochent de la nature, plus la bonté domine dans leur caractère; ce n'est qu'en se renfermant dans lesvilles, ce n'est qu'en s'altérant à force de culture, qu'elles se dépravent, et qu'elles changent en vicesagréables et pernicieux quelques défauts plus grossiers que malfaisants.<strong>De</strong> cette observation résulte un n<strong>ou</strong>vel avantage dans la manière de voyager que je propose, en ce queles jeunes gens, séj<strong>ou</strong>rnant peu dans les grandes villes où règne une horrible corruption, sont moinsexposés à la contracter, et conservent parmi des hommes plus simples, et dans des sociétés moinsnombreuses, un jugement plus sûr, un goût plus sain, des moeurs plus honnêtes. Mais, au reste, cettecontagion n'est guère à craindre p<strong>ou</strong>r mon <strong>Emile</strong>; il a t<strong>ou</strong>t ce qu'il faut p<strong>ou</strong>r s'en garantir. Parmi t<strong>ou</strong>tes lesprécautions que j'ai prises p<strong>ou</strong>r cela, je compte p<strong>ou</strong>r beauc<strong>ou</strong>p l'attachement qu'il a dans le coeur.


291On ne sait plus ce que peut le véritable am<strong>ou</strong>r sur les inclinations des jeunes gens, parce que, ne leconnaissant pas mieux qu'eux, ceux qui les g<strong>ou</strong>vernent les en dét<strong>ou</strong>rnent. Il faut p<strong>ou</strong>rtant qu'un jeunehomme aime <strong>ou</strong> qu'il soit débauché. Il est aisé d'en imposer par les apparences. On me citera millejeunes gens qui, dit-on, vivent fort chastement sans am<strong>ou</strong>r; mais qu'on me cite un homme fait, unvéritable homme qui dise avoir ainsi passé sa jeunesse, et qui soit de bonne foi. Dans t<strong>ou</strong>tes les vertus,dans t<strong>ou</strong>s les devoirs, on ne cherche que l'apparence; moi, je cherche la réalité, et je suis trompé s'il y a,p<strong>ou</strong>r y parvenir, d'autres moyens que ceux que je donne.L'idée de rendre <strong>Emile</strong> am<strong>ou</strong>reux avant de le faire voyager n'est pas de mon invention. Voici le trait quime l'a suggérée.J'étais à Venise en visite chez le g<strong>ou</strong>verneur d'un jeune Anglais. C'était en hiver, n<strong>ou</strong>s étions aut<strong>ou</strong>r dufeu. Le g<strong>ou</strong>verneur reçoit ses lettres de la poste. Il les lit, et puis en relit une t<strong>ou</strong>t haut à son élève. Elleétait en Anglais: je n'y compris rien; mais, durant la lecture, je vis le jeune homme déchirer de très bellesmanchettes de point qu'il portait, et les jeter au feu l'une après l'autre, le plus d<strong>ou</strong>cement qu'il put, afinqu'on ne s'en aperçût pas. Surpris de ce caprice je le regarde au visage, et je crois y voir de l'émotion;mais les signes extérieurs des passions, quoique assez semblables chez t<strong>ou</strong>s les hommes, ont desdifférences nationales sur lesquelles il est facile de se tromper. Les peuples ont divers langages sur levisage, aussi bien que dans la b<strong>ou</strong>che. J'attends la fin de la lecture, et puis montrant au g<strong>ou</strong>verneur lespoignets nus de son élève, qu'il cachait p<strong>ou</strong>rtant de son mieux, je lui dis: Peut-on savoir ce que celasignifie?Le g<strong>ou</strong>verneur, voyant ce qui s'était passé, se mit à rire, embrassa son élève d'un air de satisfaction; et,après avoir obtenu son consentement, il me donna l'explication que je s<strong>ou</strong>haitais.Les manchettes, me dit-il, que M. John vient de déchirer sont un présent qu'une dame de cette ville lui afait il n'y a pas longtemps. Or v<strong>ou</strong>s saurez que M. John est promis dans son pays à une jeune demoisellep<strong>ou</strong>r laquelle il a beauc<strong>ou</strong>p d'am<strong>ou</strong>r, et qui en mérite encore davantage. Cette lettre est de la mère de samaîtresse, et je vais v<strong>ou</strong>s en traduire l'endroit qui a causé le dégât dont v<strong>ou</strong>s avez été le témoin."Lucy ne quitte point les manchettes de lord John. Miss Betty Roldham vint hier passer l'après-midi avecelle, et v<strong>ou</strong>lut à t<strong>ou</strong>te force travailler à son <strong>ou</strong>vrage. Sachant que Lucy s'était levée auj<strong>ou</strong>rd'hui plus tôtqu'à l'ordinaire, j'ai v<strong>ou</strong>lu voir ce qu'elle faisait, et je l'ai tr<strong>ou</strong>vée occupée à défaire t<strong>ou</strong>t ce qu'avait fait hiermiss Betty. Elle ne veut pas qu'il y ait dans son présent un seul point d'une autre main que la sienne."M. John sortit un moment après p<strong>ou</strong>r prendre d'autres manchettes, et je dis à son g<strong>ou</strong>verneur: V<strong>ou</strong>s avezun élève d'un excellent naturel; mais parlez-moi vrai, la lettre de la mère de miss Lucy n'est-elle pointarrangée? N'est-ce point un expédient de votre façon contre la dame aux manchettes? Non, me dit-il, lachose est réelle; je n'ai pas mis tant d'art à mes soins; j'y ai mis de la simplicité, du zèle, et Dieu a bénimon travail.Le trait de ce jeune homme n'est point sorti de ma mémoire: il n'était pas propre à ne rien produire dans latête d'un rêveur comme moi.Il est temps de finir. Ramenons lord John à miss Lucy, c'est-à-dire <strong>Emile</strong> à Sophie. Il lui rapporte, avec uncoeur non moins tendre qu'avant son départ, un esprit plus éclairé, et il rapporte dans son pays l'avantaged'avoir connu les g<strong>ou</strong>vernements par t<strong>ou</strong>s leurs vices, et les peuples par t<strong>ou</strong>tes leurs vertus. J'ai mêmepris soin qu'il se liât dans chaque nation avec quelque homme de mérite par un traité d'hospitalité à lamanière des anciens, et je ne serai pas fâché qu'il cultive ces connaissances par un commerce de lettres.Outre qu'il peut être utile et qu'il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs agréable d'avoir des correspondances dans les payséloignés, c'est une excellente précaution contre l'empire des préjugés nationaux, qui, n<strong>ou</strong>s attaquant t<strong>ou</strong>tela vie, ont tôt <strong>ou</strong> tard quelque prise sur n<strong>ou</strong>s. Rien n'est plus propre à leur ôter cette prise que lecommerce désintéressé de gens sensés qu'on estime, lesquels, n'ayant point ces préjugés et lescombattant par les leurs, n<strong>ou</strong>s donnent les moyens d'opposer sans cesse les uns aux autres, et de n<strong>ou</strong>s


292garantir ainsi de t<strong>ou</strong>s. Ce n'est point la même chose de commercer avec les étrangers chez n<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong> chezeux. Dans le premier cas, ils ont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r le pays où ils vivent un ménagement qui leur fait déguiserce qu'ils en pensent, <strong>ou</strong> qui leur en fait penser favorablement tandis qu'ils y sont; de ret<strong>ou</strong>r chez eux, ilsen rabattent, et ne sont que justes. Je serais bien aise que l'étranger que je consulte eût vu mon pays,mais je ne lui en demanderai son avis que dans le sien.Après avoir presque employé deux ans à parc<strong>ou</strong>rir quelques-uns des grands Etats de l'Europe etbeauc<strong>ou</strong>p plus des petits; après en avoir appris les deux <strong>ou</strong> trois principales langues; après y avoir vu cequ'il y a de vraiment curieux, soit en histoire naturelle, soit en g<strong>ou</strong>vernement, soit en arts, soit en hommes,<strong>Emile</strong>, dévoré d'impatience, m'avertit que notre terme approche. Alors je lui dis: Eh bien! mon ami, v<strong>ou</strong>sv<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez du principal objet de nos voyages; v<strong>ou</strong>s avez vu, v<strong>ou</strong>s avez observé: quel est enfin lerésultat de vos observations? A quoi v<strong>ou</strong>s fixez-v<strong>ou</strong>s? Ou je me suis trompé dans ma méthode, <strong>ou</strong> il doitme répondre à peu près ainsi:A quoi je me fixe? à rester tel que v<strong>ou</strong>s m'avez fait être, et à n'aj<strong>ou</strong>ter volontairement aucune autre chaîneà celle dont me chargent la nature et les lois. Plus j'examine l'<strong>ou</strong>vrage des hommes dans leurs institutions,plus je vois qu'à force de v<strong>ou</strong>loir être indépendants, ils se font esclaves, et qu'ils usent leur liberté mêmeen vains efforts p<strong>ou</strong>r l'assurer. P<strong>ou</strong>r ne pas céder au torrent des choses, ils se font mille attachements;puis, sitôt qu'ils veulent faire un pas, ils ne peuvent, et sont étonnés de tenir à t<strong>ou</strong>t. Il me semble que p<strong>ou</strong>rse rendre libre on n'a rien faire; il suffit de ne pas v<strong>ou</strong>loir cesser de l'être. C'est v<strong>ou</strong>s, ô mon maître, quim'avez fait libre en m'apprenant à céder à la nécessité. Qu'elle vienne quand il lui plaît, je m'y laisseentraîner sans contrainte; et comme je ne veux pas la combattre, je ne m'attache à rien p<strong>ou</strong>r me retenir.J'ai cherché dans nos voyages si je tr<strong>ou</strong>verais quelque coin de terre où je pusse être absolument mien;mais en quel lieu parmi les hommes ne dépend-on plus de leurs passions? T<strong>ou</strong>t bien examiné, j'ai tr<strong>ou</strong>véque mon s<strong>ou</strong>hait même était contradictoire; car, dussé-je ne tenir à nulle autre chose, je tiendrais aumoins à la terre où je me serais fixé; ma vie serait attachée à cette terre comme celle des dryades l'était àleurs arbres; j'ai tr<strong>ou</strong>vé qu'empire et liberté étant deux mots incompatibles, je ne p<strong>ou</strong>vais être maître d'unechaumière qu'en cessant de l'être de moi.Hoc erat in votis: modus agri ita magnus."Je me s<strong>ou</strong>viens que mes biens furent la cause de nos recherches. V<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>viez très solidement que jene p<strong>ou</strong>vais garder à la fois ma richesse et ma liberté; mais quand v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez que je fusse à la fois libreet sans besoins, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez deux choses incompatibles, car je ne saurais me tirer de la dépendance deshommes qu'en rentrant s<strong>ou</strong>s celle de la nature. Que ferai-je donc avec la fortune que mes parents m'ontlaissée? Je commencerai par n'en point dépendre; je relâcherai t<strong>ou</strong>s les liens qui m'y attachent. Si on mela laisse, elle me restera; si on me l'ôte, on ne m'entraînera point avec elle. Je ne me t<strong>ou</strong>rmenterai pointp<strong>ou</strong>r la retenir, mais je resterai ferme à ma place. Riche <strong>ou</strong> pauvre, je serai libre. Je ne le serai pointseulement en tel pays, en telle contrée; je le serai par t<strong>ou</strong>te la terre. P<strong>ou</strong>r moi t<strong>ou</strong>tes les chaînes del'opinion sont brisées; je ne connais que celle de la nécessité. J'appris à les porter dès ma naissance, et jeles porterai jusqu'à la mort, car je suis homme; et p<strong>ou</strong>rquoi ne saurais-je pas les porter étant libre, puisqueétant esclave il les faudrait bien porter encore, et celle de l'esclavage p<strong>ou</strong>r surcroît?Que m'importe ma condition sur la terre? que m'importe où que je sois? Part<strong>ou</strong>t où il y a des hommes, jesuis chez mes frères; part<strong>ou</strong>t où il n'y en a pas, je suis chez moi. Tant que je p<strong>ou</strong>rrai rester indépendant etriche, j'ai du bien p<strong>ou</strong>r vivre, et je vivrai. Quand mon bien m'assujettira, je l'abandonnerai sans peine; j'aides bras p<strong>ou</strong>r travailler, et je vivrai. Quand mes bras me manqueront, je vivrai si l'on me n<strong>ou</strong>rrit, je m<strong>ou</strong>rraisi l'on m'abandonne; je m<strong>ou</strong>rrai bien aussi quoiqu'on ne m'abandonne pas; car la mort n'est pas une peinede la pauvreté, mais une loi de la nature. Dans quelque temps que la mort vienne, je la défie, elle ne mesurprendra jamais faisant des préparatifs p<strong>ou</strong>r vivre; elle ne m'empêchera jamais d'avoir vécu.Voilà mon père, à quoi je me fixe. Si j'étais sans passions, je serais, dans mon état d'homme, indépendantcomme Dieu même, puisque, ne v<strong>ou</strong>lant que ce qui est, je n'aurais jamais à lutter contre la destinée. Aumoins je n'ai qu'une chaîne, c'est la seule que je porterai jamais, et je puis m'en glorifier. Venez donc,donnez-moi Sophie, et je suis libre."


293" - Cher <strong>Emile</strong>, je suis bien aise d'entendre sortir de ta b<strong>ou</strong>che des disc<strong>ou</strong>rs d'homme, et d'en voir lessentiments dans ton coeur. Ce désintéressement <strong>ou</strong>tré ne me déplaît pas à ton âge. Il diminuera quand tuauras des enfants, et tu seras alors précisément ce que doit être un bon père de famille et un hommesage. Avant tes voyages je savais quel en serait l'effet; je savais qu'en regardant de près nos institutions,tu serais bien éloigné d'y prendre la confiance qu'elles ne méritent pas. C'est en vain qu'on aspire à laliberté s<strong>ou</strong>s la sauvegarde des lois. <strong>De</strong>s lois! où est-ce qu'il y en a, et où est-ce qu'elles sont respectées?Part<strong>ou</strong>t tu n'as vu régner s<strong>ou</strong>s ce nom que l'intérêt particulier et les passions des hommes. Mais les loiséternelles de la nature et de l'ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage; elles sont écritesau fond de son coeur par la conscience et par la raison; c'est à celles-là qu'il doit s'asservir p<strong>ou</strong>r être libre;et il n'y a d'esclave que celui qui fait mal, car il le fait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs malgré lui. La liberté n'est dans aucuneforme de g<strong>ou</strong>vernement, elle est dans le coeur de l'homme libre; il la porte part<strong>ou</strong>t avec lui. L'homme vilporte part<strong>ou</strong>t la servitude. L'un serait esclave à Genève, et l'autre libre à Paris.Si je te parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m'avoirconfondu. Tu te tromperais p<strong>ou</strong>rtant, cher <strong>Emile</strong>; car qui n'a pas une patrie a du moins un pays. Il y at<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un g<strong>ou</strong>vernement et des simulacres de lois s<strong>ou</strong>s lesquels il a vécu tranquille. Que le contratsocial n'ait point été observé, qu'importe, si l'intérêt particulier l'a protégé comme aurait fait la volontégénérale, si la violence publique l'a garanti des violences particulières, si le mal qu'il a vu faire lui a faitaimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr leurs propres iniquités? O<strong>Emile</strong>! où est l'homme de bien qui ne doit rien à son pays? Quel qu'il soit, il lui doit ce qu'il y a de plusprécieux p<strong>ou</strong>r l'homme, la mortalité de ses actions et l'am<strong>ou</strong>r de la vertu. Né dans le fond d'un bois, il eûtvécu plus heureux et plus libre; mais n'ayant rien à combattre p<strong>ou</strong>r suivre ses penchants, il eût été bonsans mérite, il n'eût point été vertueux, et maintenant il sait l'être malgré ses passions. La seuleapparence de l'ordre le porte à le connaître, à l'aimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte auxautres, est p<strong>ou</strong>r lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt àl'intérêt commun. Il n'est pas vrai qu'il ne tire aucun profit des lois; elles lui donnent le c<strong>ou</strong>rage d'être juste,même parmi les méchants. Il n'est pas vrai qu'elles ne l'ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régnersur lui.Ne dis donc pas: que m'importe où je sois? Il t'importe d'être où tu peux remplir t<strong>ou</strong>s tes devoirs; et l'un deces devoirs est l'attachement p<strong>ou</strong>r le lieu de ta naissance. Tes compatriotes te protégèrent, enfant, tu doisles aimer étant homme. Tu dois vivre au milieu d'eux, <strong>ou</strong> du moins en lieu d'où tu puisses leur être utileautant que tu peux l'être, et où ils sachent où te prendre si jamais ils ont besoin de toi. Il y a tellecirconstance où un homme peut être plus utile à ses concitoyens hors de sa patrie que s'il vivait dans sonsein. Alors il doit n'éc<strong>ou</strong>ter que son zèle et supporter son exil sans murmure; cet exil même est un de sesdevoirs. Mais toi, bon <strong>Emile</strong>, à qui rien n'impose ces d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux sacrifices, toi qui n'as pas pris le tristeemploi de dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu d'eux, cultive leur amitié dans un d<strong>ou</strong>x commerce,sois leur bienfaiteur, leur modèle: ton exemple leur servira plus que t<strong>ou</strong>s nos livres, et le bien qu'ils teverront faire les t<strong>ou</strong>chera plus que t<strong>ou</strong>s nos vains disc<strong>ou</strong>rs."Je ne t'exhorte pas p<strong>ou</strong>r cela d'aller vivre dans les grandes villes; au contraire, un des exemples que lesbons doivent donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre, la première vie de l'homme, laplus paisible, la plus naturelle et la plus d<strong>ou</strong>ce à qui n'a pas le coeur corrompu. Heureux, mon jeune ami,le pays où l'on n'a pas besoin d'aller chercher la paix dans un désert! Mais où est ce pays? Un hommebienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, où il ne tr<strong>ou</strong>ve presque à exercer son zèle quep<strong>ou</strong>r des intrigants <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r des fripons. L'accueil qu'on y fait aux fainéants qui viennent y chercher fortunene fait qu'achever de dévaster le pays, qu'au contraire il faudrait repeupler aux dépens des villes. T<strong>ou</strong>s leshommes qui se retirent de la grande société sont utiles précisément parce qu'ils s'en retirent puisque t<strong>ou</strong>sses vices lui viennent d'être trop nombreuse. Ils sont encore utiles lorsqu'ils peuvent ramener dans leslieux déserts de la vie de la culture et l'am<strong>ou</strong>r de leur premier état. Je m'attendris en songeant combien,de leur simple retraite, <strong>Emile</strong> et Sophie peuvent répandre de bienfaits aut<strong>ou</strong>r d'eux, combien ils peuventvivifier la campagne et ranimer le zèle éteint de l'infortuné villageois. Je crois voir le peuple se multiplier,les champs se fertiliser, la terre prendre une n<strong>ou</strong>velle parure, la multitude et l'abondance transformer lestravaux en fêtes, les cris de joie et les bénédictions s'élever du milieu des jeux rustiques aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong>pleaimable qui les a ranimés. On traite l'âge d'or de chimère, et c'en sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une p<strong>ou</strong>r quiconque a le


294coeur et le goût gâtés. Il n'est pas même vrai qu'on le regrette, puisque ces regrets sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vains.Que faudrait-il donc p<strong>ou</strong>r le faire renaître? une seule chose, mais impossible, ce serait de l'aimer.Il semble déjà renaître aut<strong>ou</strong>r de l'habitation de Sophie; v<strong>ou</strong>s ne ferez qu'achever ensemble ce que sesdignes parents ont commencé. Mais cher <strong>Emile</strong>, qu'une vie si d<strong>ou</strong>ce ne te dégoûte pas des devoirspénibles, si jamais ils te sont imposés: s<strong>ou</strong>viens-toi que les Romains passaient de la charrue au consulat.Si le prince <strong>ou</strong> l'Etat t'appelle au service de la patrie, quitte t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r aller remplir, dans le poste qu'ont'assigne, l'honorable fonction de citoyen. Si cette fonction t'est onéreuse, il est un moyen honnête et sûrde t'en affranchir, c'est de la remplir avec assez d'intégrité p<strong>ou</strong>r qu'elle ne te soit pas longtemps laissée.Au reste, crains peu l'embarras d'une pareille charge; tant qu'il y aura des hommes de ce siècle, ce n'estpas toi qu'on viendra chercher p<strong>ou</strong>r servir l'Etat."Que ne m'est-il permis de peindre le ret<strong>ou</strong>r d'<strong>Emile</strong> auprès de Sophie et la fin de leurs am<strong>ou</strong>rs, <strong>ou</strong> plutôt lecommencement de l'am<strong>ou</strong>r conjugal qui les unit! am<strong>ou</strong>r fondé sur l'estime qui dure autant que la vie, surles vertus qui ne s'effacent point avec la beauté, sur les convenances des caractères qui rendent lecommerce aimable et prolongent dans la vieillesse le charme de la première union. Mais t<strong>ou</strong>s ces détailsp<strong>ou</strong>rraient plaire sans être utiles; et jusqu'ici je me suis permis de détails agréables que ceux dont j'ai cruvoir l'utilité. Quitterais-je cette règle à la fin de ma tâche? Non; je sens aussi bien que ma plume estlassée. Trop faible p<strong>ou</strong>r des travaux de si longue haleine, j'abandonnerais celui-ci s'il était moins avancé;p<strong>ou</strong>r ne pas le laisser imparfait, il est temps que j'achève.Enfin je vois naître le plus charmant des j<strong>ou</strong>rs d'<strong>Emile</strong>, et le plus heureux des miens; je vois c<strong>ou</strong>ronnermes soins, et je commence d'en goûter le fruit. Le digne c<strong>ou</strong>ple s'unit d'une chaîne indissoluble; leurb<strong>ou</strong>che prononce et leur coeur confirme des serments qui ne seront point vains: ils sont ép<strong>ou</strong>x. Enrevenant du temple, ils se laissent conduire; ils ne savent où ils sont, où ils vont, ce qu'on fait aut<strong>ou</strong>rd'eux. Ils n'entendent point, ils ne répondent que des mots confus, leurs yeux tr<strong>ou</strong>blés ne voient plus rien.O délire! ô faiblesse humaine! le sentiment du bonheur écrase l'homme, il n'est pas assez fort p<strong>ou</strong>r lesupporter.Il y a bien peu de gens qui sachent, un j<strong>ou</strong>r de mariage, prendre un ton convenable avec les n<strong>ou</strong>veauxép<strong>ou</strong>x. La morne décence des uns et le propos léger des autres me semblent également déplacés.J'aimerais mieux qu'on laissât ces jeunes coeurs se replier sur eux-mêmes, et se livrer à une agitation quin'est pas sans charme, que de les en distraire si cruellement p<strong>ou</strong>r les attrister par une fausse bienséance,<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r les embarrasser par de mauvaises plaisanteries, qui, dussent-elle leur plaire en t<strong>ou</strong>t autre temps,leur sont très sûrement importunes un pareil j<strong>ou</strong>r.Je vois mes deux jeunes gens, dans la d<strong>ou</strong>ce langueur qui les tr<strong>ou</strong>ble, n'éc<strong>ou</strong>ter aucun des disc<strong>ou</strong>rsqu'on leur tient. Moi, qui veux qu'on j<strong>ou</strong>isse de t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs de la vie, leur en laisserai-je perdre un siprécieux? Non, je veux qu'ils le goûtent, qu'ils le sav<strong>ou</strong>rent, qu'il ait p<strong>ou</strong>r eux ses voluptés. Je les arracheà la f<strong>ou</strong>le indiscrète qui les accable, et, les menant promener à l'écart, je les rappelle à eux-mêmes enleur parlant d'eux. Ce n'est pas seulement à leurs oreilles que je veux parler, c'est à leurs coeurs; et jen'ignore pas quel est le sujet unique dont ils peuvent s'occuper ce j<strong>ou</strong>r-là."Mes enfants, leur dis-je en les prenant t<strong>ou</strong>s deux par la main, il y a trois ans que j'ai vu naître cetteflamme vive et pure qui fait votre bonheur auj<strong>ou</strong>rd'hui. Elle n'a fait qu'augmenter sans cesse; je vois dansvos yeux qu'elle est à son dernier degré de véhémence; elle ne peut plus que s'affaiblir." Lecteurs, nevoyez-v<strong>ou</strong>s pas les transports, les emportements, les serments d'<strong>Emile</strong>, l'air dédaigneux dont Sophiedégage sa main de la mienne, et les tendres protestations que leurs yeux se font mutuellement des'adorer jusqu'au dernier s<strong>ou</strong>pir? Je les laisse faire, et puis je reprends.J'ai s<strong>ou</strong>vent pensé que si l'on p<strong>ou</strong>vait prolonger le bonheur de l'am<strong>ou</strong>r dans le mariage, on aurait leparadis sur la terre. Cela ne s'est jamais vu jusqu'ici. Mais si la chose n'est pas t<strong>ou</strong>t à fait impossible, v<strong>ou</strong>sêtes bien dignes l'un et l'autre de donner un exemple que v<strong>ou</strong>s n'aurez reçu de personne, et que peud'ép<strong>ou</strong>x sauront imiter. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s, mes enfants, que je v<strong>ou</strong>s dise un moyen que j'imagine p<strong>ou</strong>r cela, etque je crois être le seul possible?"


295Ils se regardent en s<strong>ou</strong>riant et se moquent de ma simplicité. <strong>Emile</strong> me remercie nettement de ma recette,en me disant qu'il croit que Sophie en a une meilleure, et que, quant à lui, celle-là lui suffit. Sophieappr<strong>ou</strong>ve, et paraît t<strong>ou</strong>t aussi confiante. Cependant à travers son air de raillerie, je crois démêler un peude curiosité. J'examine <strong>Emile</strong>; ses yeux ardents dévorent les charmes de son ép<strong>ou</strong>se; c'est la seule chosedont il soit curieux, et t<strong>ou</strong>s mes propos ne l'embarrassent guère. Je s<strong>ou</strong>ris à mon t<strong>ou</strong>r en disant en moimême:Je saurai bientôt te rendre attentif.La différence presque imperceptible de ces m<strong>ou</strong>vements secrets en marque une bien caractéristique dansles deux sexes, et bien contraire aux préjugés reçus; c'est que généralement les hommes sont moinsconstants que les femmes, et se rebutent plus tôt qu'elles de l'am<strong>ou</strong>r heureux. La femme pressent de loinl'inconstance de l'homme, et s'en inquiète; c'est ce qui la rend aussi plus jal<strong>ou</strong>se. Quand il commence às'attiédir, forcée à lui rendre p<strong>ou</strong>r le garder t<strong>ou</strong>s les soins qu'il prit autrefois p<strong>ou</strong>r lui plaire, elle pleure, elles'humilie à son t<strong>ou</strong>r, et rarement avec le même succès. L'attachement et les soins gagnent les coeurs,mais ils ne les rec<strong>ou</strong>vrent guère. Je reviens à ma recette contre le refroidissement de l'am<strong>ou</strong>r dans lemariage."Elle est simple et facile, reprends-je; c'est de continuer d'être amants quand on est ép<strong>ou</strong>x. - En effet, dit<strong>Emile</strong> en riant du secret, elle ne n<strong>ou</strong>s sera pas pénible.- Plus pénible à v<strong>ou</strong>s qui parlez que v<strong>ou</strong>s ne pensez peut-être. Laissez-moi, je v<strong>ou</strong>s prie, le temps dem'expliquer.Les noeuds qu'on veut trop serrer rompent. Voilà ce qui arrive à celui du mariage quand on veut luidonner plus de force qu'il n'en doit avoir. La fidélité qu'il impose aux deux ép<strong>ou</strong>x est le plus saint de t<strong>ou</strong>sles droits; mais le p<strong>ou</strong>voir qu'il donne à chacun des deux sur l'autre est de trop. La contrainte et l'am<strong>ou</strong>rvont mal ensemble, et le plaisir ne se commande pas. Ne r<strong>ou</strong>gissez point, ô Sophie! et ne songez pas àfuir. A Dieu ne plaise que je veuille offenser votre modestie! mais il s'agit du destin de vos j<strong>ou</strong>rs. P<strong>ou</strong>r unsi grand objet, s<strong>ou</strong>ffrez, entre un ép<strong>ou</strong>x et un père, des disc<strong>ou</strong>rs que v<strong>ou</strong>s ne supporteriez pas ailleurs.Ce n'est pas tant la possession que l'assujettissement qui rassasie, et l'on garde p<strong>ou</strong>r une fille entretenueun bien plus long attachement que p<strong>ou</strong>r une femme. Comment a-t-on pu faire un devoir des plus tendrescaresses, et un droit des plus d<strong>ou</strong>x témoignages de l'am<strong>ou</strong>r? C'est le désir mutuel qui fait le droit, lanature n'en connaît point d'autre. La loi peut restreindre ce droit, mais elle ne saurait l'étendre. La voluptéest si d<strong>ou</strong>ce par elle-même! doit-elle recevoir de la triste gêne la force qu'elle n'aura pu tirer de sespropres attraits? Non, mes enfants, dans le mariage les coeurs sont liés, mais les corps ne sont pointasservis. V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s devez la fidélité, non la complaisance. Chacun des deux ne peut être qu'à l'autre,mais nul des deux ne doit être à l'autre qu'autant qu'il lui plaît.S'il est donc vrai, cher <strong>Emile</strong>, que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez être l'amant de votre femme, qu'elle soit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs votremaîtresse et la sienne; soyez amant heureux, mais respectueux; obtenez t<strong>ou</strong>t de l'am<strong>ou</strong>r sans rien exigerdu devoir, et que les moindres faveurs ne soient jamais p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s des droits, mais des grâces. Je saisque la pudeur fuit les aveux formels et demande d'être vaincue; mais avec de la délicatesse et duvéritable am<strong>ou</strong>r, l'amant se trompe-t-il sur la volonté secrète? Ignore-t-il quand le coeur et les yeuxaccordent ce que la b<strong>ou</strong>che feint de refuser? Que chacun des deux, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs maître de sa personne et deses caresses, ait droit de ne les dispenser à l'autre qu'à sa propre volonté. S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que,même dans le mariage, le plaisir n'est légitime que quand le désir est partagé. Ne craignez pas, mesenfants, que cette loi v<strong>ou</strong>s tienne éloignés; au contraire, elle v<strong>ou</strong>s rendra t<strong>ou</strong>s deux plus attentifs à v<strong>ou</strong>splaire, et préviendra la satiété. Bornés uniquement l'un à l'autre, la nature et l'am<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s rapprocherontassez."A ces propos et d'autres semblables, <strong>Emile</strong> se fâche, se récrie; Sophie, honteuse, tient son éventail surses yeux, et ne dit rien. Le plus mécontent des deux, peut-être, n'est pas celui qui se plaint le plus.J'insiste impitoyablement: je fais r<strong>ou</strong>gir <strong>Emile</strong> de son peu de délicatesse; je me rends caution p<strong>ou</strong>r Sophiequ'elle accepte p<strong>ou</strong>r sa part le traité. Je la provoque à parler; on se d<strong>ou</strong>te bien qu'elle n'ose me démentir.<strong>Emile</strong>, inquiet, consulte les yeux de sa jeune ép<strong>ou</strong>se; il les voit, à travers leur embarras, pleins d'un


296tr<strong>ou</strong>ble voluptueux qui le rassure contre le risque de la confiance. Il se jette à ses pieds, baise avectransport la main qu'elle lui tend, et jure que, hors la fidélité promise, il renonce à t<strong>ou</strong>t autre droit sur elle.Sois, lui dit-il, chère ép<strong>ou</strong>se, l'arbitre de mes plaisirs comme tu l'es de mes j<strong>ou</strong>rs et de ma destinée. Dût tacruauté me coûter la vie, je te rends mes droits les plus chers. Je ne veux rien devoir à ta complaisance,je veux t<strong>ou</strong>t tenir de ton coeur.Bon <strong>Emile</strong>, rassure-toi: Sophie est trop généreuse elle-même p<strong>ou</strong>r te laisser m<strong>ou</strong>rir victime de tagénérosité.Le soir, prêt à les quitter, je leur dis du ton le plus grave qu'il m'est possible: S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s deuxque v<strong>ou</strong>s êtes libres, et qu'il n'est pas ici question des devoirs d'ép<strong>ou</strong>x; croyez-moi, point de faussedéférence. <strong>Emile</strong>, veux-tu venir? Sophie le permet. <strong>Emile</strong>, en fureur, v<strong>ou</strong>dra me battre. Et v<strong>ou</strong>s Sophie,qu'en dites-v<strong>ou</strong>s? faut-il que je l'emmène? La menteuse, en r<strong>ou</strong>gissant, dira que <strong>ou</strong>i. Charmant et d<strong>ou</strong>xmensonge, qui vaut mieux que la vérité!Le lendemain... L'image de la félicité ne flatte plus les hommes: la corruption du vice n'a pas moinsdépravé leur goût que leurs coeurs. Ils ne savent plus sentir ce qui est t<strong>ou</strong>chant ni voir ce qui est aimable.V<strong>ou</strong>s qui, p<strong>ou</strong>r peindre la volupté, n'imaginez jamais que d'heureux amants nageant dans le sein desdélices, que vos tableaux sont encore imparfaits! v<strong>ou</strong>s n'en avez que la moitié la plus grossière; les plusd<strong>ou</strong>x attraits de la volupté n'y sont point. O qui de v<strong>ou</strong>s n'a jamais vu deux jeunes ép<strong>ou</strong>x, unis s<strong>ou</strong>sd'heureux auspices, sortant du lit nuptial, et portant à la fois dans leurs regards languissants et chastesl'ivresse des d<strong>ou</strong>x plaisirs qu'ils viennent de goûter, l'aimable sécurité de l'innocence, et la certitude alorssi charmante de c<strong>ou</strong>ler ensemble le reste de leurs j<strong>ou</strong>rs? Voilà l'objet le plus ravissant qui puisse êtreoffert au coeur de l'homme; voilà le vrai tableau de la volupté: v<strong>ou</strong>s l'avez vu cent fois sans le reconnaître;vos coeurs endurcis ne sont plus faits p<strong>ou</strong>r l'aimer. Sophie, heureuse et paisible, passe le j<strong>ou</strong>r dans lesbras de sa tendre mère; c'est un repos bien d<strong>ou</strong>x à prendre après avoir passé la nuit dans ceux d'unép<strong>ou</strong>x.Le surlendemain, j'aperçois déjà quelque changement de scène. <strong>Emile</strong> veut paraître un peu mécontent;mais, à travers cette affectation, je remarque un empressement si tendre, et même tant de s<strong>ou</strong>mission,que je n'en augure rien de bien fâcheux. P<strong>ou</strong>r Sophie, elle est gaie que la veille, je vois briller dans sesyeux un air satisfait; elle est charmante avec <strong>Emile</strong>; elle lui fait presque des agaceries dont il n'est plusdépité.Ces changements sont peu sensibles; mais ils ne m'échappent pas: je m'en inquiète, j'interroge <strong>Emile</strong> enparticulier; j'apprends qu'à son grand regret, et malgré t<strong>ou</strong>tes ses instances, il a fallu faire lit à part la nuitprécédente. L'impérieuse s'est hâtée d'user de son droit. On a un éclaircissement: <strong>Emile</strong> se plaintamèrement, Sophie plaisante; mais enfin, le voyant prêt à se fâcher t<strong>ou</strong>t de bon, elle lui jette un regardplein de d<strong>ou</strong>ceur et d'am<strong>ou</strong>r, et, me serrant la main, ne prononce que ce seul mot, mais d'un ton qui vachercher l'âme: L'ingrat! <strong>Emile</strong> est si bête qu'il n'entend rien à cela. Moi je l'entends; j'écarte <strong>Emile</strong>, et jeprends à son t<strong>ou</strong>r Sophie en particulier.Je vois, lui dis-je, la raison de ce caprice. On ne saurait avoir plus de délicatesse ni l'employer plus mal àpropos. Chère Sophie, rassurez-v<strong>ou</strong>s; c'est un homme que je v<strong>ou</strong>s ai donné, ne craignez pas de leprendre p<strong>ou</strong>r tel: v<strong>ou</strong>s avez eu les prémices de sa jeunesse; il ne l'a prodiguée à personne, il laconservera longtemps p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s."Il faut, ma chère enfant, que je v<strong>ou</strong>s explique mes vues dans la conversation que n<strong>ou</strong>s eûmes t<strong>ou</strong>s troisavant-hier. V<strong>ou</strong>s n'y avez peut-être aperçu qu'un art de ménager vos plaisirs p<strong>ou</strong>r les rendre durables. OSophie! elle eut un autre objet plus digne de mes soins. En devenant votre ép<strong>ou</strong>x, <strong>Emile</strong> est devenu votrechef; c'est à v<strong>ou</strong>s d'obéir, ainsi l'a v<strong>ou</strong>lu la nature. Quand la femme ressemble à Sophie, il est p<strong>ou</strong>rtantbon que l'homme soit conduit par elle; c'est encore la loi de la nature; et c'est p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s rendre autantd'autorité sur son coeur que son sexe lui en donne sur votre personne, que je v<strong>ou</strong>s ai faite l'arbitre de sesplaisirs. Il v<strong>ou</strong>s en coûtera des privations pénibles; mais v<strong>ou</strong>s régnerez sur lui si v<strong>ou</strong>s savez régner surv<strong>ou</strong>s; et ce qui s'est déjà passé me montre que cet art si difficile n'est pas au-dessus de votre c<strong>ou</strong>rage.


297V<strong>ou</strong>s régnerez longtemps par l'am<strong>ou</strong>r, si v<strong>ou</strong>s rendez vos faveurs rares et précieuses, si v<strong>ou</strong>s savez lesfaire valoir. V<strong>ou</strong>lez-v<strong>ou</strong>s voir votre mari sans cesse à vos pieds, tenez-le t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à quelque distance devotre personne. Mais, dans votre sévérité, mettez de la modestie, et non du caprice; qu'il v<strong>ou</strong>s voieréservée, et non pas fantasque; gardez qu'en ménageant son am<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s ne le fassiez d<strong>ou</strong>ter du vôtre.Faites-v<strong>ou</strong>s chérir par vos faveurs et respecter par vos refus; qu'il honore la chasteté de sa femme sansavoir à se plaindre de sa froideur."C'est ainsi, mon enfant, qu'il v<strong>ou</strong>s donnera sa confiance, qu'il éc<strong>ou</strong>tera vos avis, qu'il v<strong>ou</strong>s consulteradans ses affaires, et ne rés<strong>ou</strong>dra rien sans en délibérer avec v<strong>ou</strong>s. C'est ainsi que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez lerappeler à la sagesse quand il s'égare, le ramener par une d<strong>ou</strong>ce persuasion, v<strong>ou</strong>s rendre aimable p<strong>ou</strong>rv<strong>ou</strong>s rendre utile, employer la coquetterie aux intérêts de la vertu, et l'am<strong>ou</strong>r au profit de la raison.Ne croyez pas avec t<strong>ou</strong>t cela que cet art même puisse v<strong>ou</strong>s servir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. Quelque précaution qu'onpuisse prendre, la j<strong>ou</strong>issance use les plaisirs, et l'am<strong>ou</strong>r avant t<strong>ou</strong>s les autres. Mais, quand l'am<strong>ou</strong>r a durélongtemps, une d<strong>ou</strong>ce habitude en remplit le vide, et l'attrait de la confiance succède aux transports de lapassion. Les enfants forment entre ceux qui leur ont donné l'être une liaison non moins d<strong>ou</strong>ce et s<strong>ou</strong>ventplus forte que l'am<strong>ou</strong>r même. Quand v<strong>ou</strong>s cesserez d'être la maîtresse d'<strong>Emile</strong>, v<strong>ou</strong>s serez sa femme etson amie; v<strong>ou</strong>s serez la mère de ses enfants. Alors, au lieu de votre première réserve, établissez entrev<strong>ou</strong>s la plus grande intimité; plus de lit à part, plus de refus, plus de caprice. <strong>De</strong>venez tellement sa moitié,qu'il ne puisse plus se passer de v<strong>ou</strong>s, et que, sitôt qu'il v<strong>ou</strong>s quitte, il se sente loin de lui-même. V<strong>ou</strong>s quifîtes si bien régner les charmes de la vie domestique dans la maison paternelle, faites-les régner ainsidans la vôtre. T<strong>ou</strong>t homme qui se plaît dans sa maison aime sa femme. S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s que si votreép<strong>ou</strong>x vit heureux chez lui, v<strong>ou</strong>s serez une femme heureuse.Quant à présent, ne soyez pas si sévère à votre amant; il a mérité plus de complaisance; il s'offenseraitde vos alarmes; ne ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur, et j<strong>ou</strong>issez du vôtre. Il nefaut point attendre le dégoût ni rebuter le désir; il ne faut point refuser p<strong>ou</strong>r refuser, mais p<strong>ou</strong>r faire valoirce qu'on accorde."Ensuite, les réunissant, je dis devant elle à son jeune ép<strong>ou</strong>x: Il faut bien supporter le j<strong>ou</strong>g qu'on s'estimposé. Méritez qu'il v<strong>ou</strong>s soit rendu léger. Surt<strong>ou</strong>t sacrifiez aux grâces, et n'imaginez pas v<strong>ou</strong>s rendreplus aimable en b<strong>ou</strong>dant. La paix n'est pas difficile à faire, et chacun se d<strong>ou</strong>te aisément des conditions. Letraité se signe par un baiser. Après quoi je dis à mon élève: Cher <strong>Emile</strong>, un homme a besoin t<strong>ou</strong>te sa viede conseil et de guide. J'ai fait de mon mieux p<strong>ou</strong>r remplir jusqu'à présent ce devoir envers v<strong>ou</strong>s; ici finitma longue tâche et commence celle d'un autre. J'abdique auj<strong>ou</strong>rd'hui l'autorité que v<strong>ou</strong>s m'avez confiée,et voici désormais votre g<strong>ou</strong>verneur.Peu à peu le premier délire se calme, et leur laisse goûter en paix les charmes de leur n<strong>ou</strong>vel état.Heureux amants! dignes ép<strong>ou</strong>x! p<strong>ou</strong>r honorer leurs vertus, p<strong>ou</strong>r peindre leur félicité, il faudrait fairel'histoire de leur vie. Combien de fois, contemplant en eux mon <strong>ou</strong>vrage, je me sens saisi d'unravissement qui fait palpiter mon coeur! Combien de fois je joins leurs mains dans les miennes enbénissant la Providence et p<strong>ou</strong>ssant d'ardents s<strong>ou</strong>pirs! Que de baisers j'applique sur ces deux mains quise serrent! de combien de larmes de joie ils me les sentent arroser! Ils s'attendrissent à leur t<strong>ou</strong>r enpartageant mes transports. Leurs respectables parents j<strong>ou</strong>issent encore une fois de leur jeunesse danscelle de leurs enfants; ils recommencent p<strong>ou</strong>r ainsi dire de vivre en eux, <strong>ou</strong> plutôt ils connaissent p<strong>ou</strong>r lapremière fois le prix de la vie: ils maudissent leurs anciennes richesses qui les empêchèrent au mêmeâge de goûter un sort si charmant. S'il y a du bonheur sur la terre, c'est dans l'asile où n<strong>ou</strong>s vivons qu'ilfaut le chercher.Au b<strong>ou</strong>t de quelques mois, <strong>Emile</strong> entre un matin dans ma chambre, et me dit en m'embrassant: Monmaître, félicitez votre enfant; il espère avoir bientôt l'honneur d'être père. Oh! quels soins vont êtreimposés à notre zèle, et que n<strong>ou</strong>s allons avoir besoin de v<strong>ou</strong>s! A Dieu ne plaise que je v<strong>ou</strong>s laisse encoreélever le fils après avoir élevé le père. A Dieu ne plaise qu'un devoir si saint et si d<strong>ou</strong>x soit jamais remplipar un autre que moi, dussé-je aussi bien choisir p<strong>ou</strong>r lui qu'on a choisi p<strong>ou</strong>r moi-même! Mais restez lemaître des jeunes maîtres. Conseillez-n<strong>ou</strong>s, g<strong>ou</strong>vernez-n<strong>ou</strong>s, n<strong>ou</strong>s serons dociles: tant que je vivrai,


298j'aurai besoin de v<strong>ou</strong>s. J'en ai plus besoin que jamais, maintenant que mes fonctions d'hommecommencent. V<strong>ou</strong>s avez rempli les vôtres; guidez-moi p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s imiter; et reposez-v<strong>ou</strong>s, il en est temps.Fin.

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