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Voyage au centre de la terre - Aldus

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Jules Verne<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>BeQ


Jules Verne1828-1905Les voyages extraordinaires<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>romanLa Bibliothèque électronique du QuébecCollection À tous les ventsVolume 14 : version 1.01


ILe 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, leprofesseur Li<strong>de</strong>nbrock, revint précipitamment vers sapetite maison située <strong>au</strong> numéro 19 <strong>de</strong> Königstrasse,l’une <strong>de</strong>s plus anciennes rues du vieux quartier <strong>de</strong>Hambourg.La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car ledîner commençait à peine à chanter sur le fourne<strong>au</strong> <strong>de</strong><strong>la</strong> cuisine.« Bon, me dis-je, s’il a faim, mon oncle, qui est leplus impatient <strong>de</strong>s hommes, va pousser <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong>détresse.– Déjà M. Li<strong>de</strong>nbrock ! s’écria <strong>la</strong> bonne Marthestupéfaite, en entrebâil<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle à manger.– Oui, Marthe ; mais le dîner a le droit <strong>de</strong> ne pointêtre cuit, car il n’est pas <strong>de</strong>ux heures. La <strong>de</strong>mie vient àpeine <strong>de</strong> sonner à Saint-Michel.– Alors pourquoi M. Li<strong>de</strong>nbrock rentre-t-il ?– Il nous le dira vraisemb<strong>la</strong>blement.– Le voilà ! je me s<strong>au</strong>ve, monsieur Axel, vous lui


ferez entendre raison. »Et <strong>la</strong> bonne Marthe regagna son <strong>la</strong>boratoireculinaire.Je restai seul. Mais <strong>de</strong> faire entendre raison <strong>au</strong> plusirascible <strong>de</strong>s professeurs, c’est ce que mon caractère unpeu indécis ne me permettait pas. Aussi je me préparaisà regagner pru<strong>de</strong>mment ma petite chambre du h<strong>au</strong>t,quand <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue cria sur ses gonds ; <strong>de</strong> grandspieds firent craquer l’escalier <strong>de</strong> bois, et le maître <strong>de</strong> <strong>la</strong>maison, traversant <strong>la</strong> salle à manger, se précipita<strong>au</strong>ssitôt dans son cabinet <strong>de</strong> travail.Mais, pendant ce rapi<strong>de</strong> passage, il avait jeté dansun coin sa canne à tête <strong>de</strong> casse-noisettes, sur <strong>la</strong> tableson <strong>la</strong>rge chape<strong>au</strong> à poils rebroussés, et à son neveu cesparoles retentissantes :« Axel, suis-moi ! »Je n’avais pas eu le temps <strong>de</strong> bouger que leprofesseur me criait déjà avec un vif accentd’impatience :« Eh bien ! tu n’es pas encore ici ? »Je m’é<strong>la</strong>nçai dans le cabinet <strong>de</strong> mon redoutablemaître.Otto Li<strong>de</strong>nbrock n’était pas un méchant homme,j’en conviens volontiers ; mais, à moins <strong>de</strong>


changements improbables, il mourra dans <strong>la</strong> pe<strong>au</strong> d’unterrible original.Il était professeur <strong>au</strong> Johannaeum, et faisait un cours<strong>de</strong> minéralogie pendant lequel il se mettaitrégulièrement en colère une fois ou <strong>de</strong>ux. Non pointqu’il se préoccupât d’avoir <strong>de</strong>s élèves assidus à sesleçons, ni du <strong>de</strong>gré d’attention qu’ils lui accordaient, nidu succès qu’ils pouvaient obtenir par <strong>la</strong> suite ; cesdétails ne l’inquiétaient guère. Il professait« subjectivement », suivant une expression <strong>de</strong> <strong>la</strong>philosophie alleman<strong>de</strong>, pour lui et non pour les <strong>au</strong>tres.C’était un savant égoïste, un puits <strong>de</strong> science dont <strong>la</strong>poulie grinçait quand on en vou<strong>la</strong>it tirer quelque chose :en un mot, un avare.Il y a quelques professeurs <strong>de</strong> ce genre enAllemagne.Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d’uneextrême facilité <strong>de</strong> prononciation, sinon dans l’intimité,<strong>au</strong> moins quand il par<strong>la</strong>it en public, et c’est un déf<strong>au</strong>tregrettable chez un orateur. En effet, dans sesdémonstrations <strong>au</strong> Johannaeum, souvent le professeurs’arrêtait court ; il luttait contre un mot récalcitrant quine vou<strong>la</strong>it pas glisser entre ses lèvres, un <strong>de</strong> ces motsqui résistent, se gonflent et finissent par sortir sous <strong>la</strong>forme peu scientifique d’un juron. De là, gran<strong>de</strong> colère.Or, il y a en minéralogie bien <strong>de</strong>s dénominations


calomnie : il n’attirait que le tabac, mais en gran<strong>de</strong>abondance, pour ne point mentir.Quand j’<strong>au</strong>rai ajouté que mon oncle faisait <strong>de</strong>senjambées mathématiques d’une <strong>de</strong>mi-toise, et si je disqu’en marchant il tenait ses poings soli<strong>de</strong>ment fermés,signe d’un tempérament impétueux, on le connaîtraassez pour ne pas se montrer friand <strong>de</strong> sa compagnie.Il <strong>de</strong>meurait dans sa petite maison <strong>de</strong> Königstrasse,une habitation moitié bois, moitié brique, à pignon<strong>de</strong>ntelé ; elle donnait sur l’un <strong>de</strong> ces can<strong>au</strong>x sinueux quise croisent <strong>au</strong> milieu du plus ancien quartier <strong>de</strong>Hambourg que l’incendie <strong>de</strong> 1842 a heureusementrespecté.La vieille maison penchait un peu, il est vrai, ettendait le ventre <strong>au</strong>x passants ; elle portait son toitincliné sur l’oreille, comme <strong>la</strong> casquette d’un étudiant<strong>de</strong> <strong>la</strong> Tugendbund ; l’aplomb <strong>de</strong> ses lignes <strong>la</strong>issait àdésirer ; mais, en somme, elle se tenait bien, grâce à unvieil orme vigoureusement encastré dans <strong>la</strong> faça<strong>de</strong>, quipoussait <strong>au</strong> printemps ses bourgeons en fleurs à traversles vitr<strong>au</strong>x <strong>de</strong>s fenêtres.Mon oncle ne <strong>la</strong>issait pas d’être riche pour unprofesseur allemand. La maison lui appartenait en toutepropriété, contenant et contenu. Le contenu, c’était safilleule Graüben, jeune Vir<strong>la</strong>ndaise <strong>de</strong> dix-sept ans, <strong>la</strong>bonne Marthe et moi. En ma double qualité <strong>de</strong> neveu et


d’orphelin, je <strong>de</strong>vins son ai<strong>de</strong>-préparateur dans sesexpériences.J’avouerai que je mordis avec appétit <strong>au</strong>x sciencesgéologiques ; j’avais du sang <strong>de</strong> minéralogiste dans lesveines, et je ne m’ennuyais jamais en compagnie <strong>de</strong>mes précieux cailloux.En somme, on pouvait vivre heureux dans cettemaisonnette <strong>de</strong> Königstrasse, malgré les impatiences <strong>de</strong>son propriétaire, car, tout en s’y prenant d’une façon unpeu brutale, celui-ci ne m’en aimait pas moins. Mais cethomme-là ne savait pas attendre, et il était plus presséque nature.Quand, en avril, il avait p<strong>la</strong>nté dans les pots <strong>de</strong>faïence <strong>de</strong> son salon <strong>de</strong>s pieds <strong>de</strong> réséda ou <strong>de</strong> volubilis,chaque matin il al<strong>la</strong>it régulièrement les tirer par lesfeuilles afin <strong>de</strong> hâter leur croissance.Avec un pareil original, il n’y avait qu’à obéir. Jeme précipitai donc dans son cabinet.


IICe cabinet était un véritable musée. Tous leséchantillons du règne minéral s’y trouvaient étiquetésavec l’ordre le plus parfait, suivant les trois gran<strong>de</strong>sdivisions <strong>de</strong>s minér<strong>au</strong>x inf<strong>la</strong>mmables, métalliques etlithoï<strong>de</strong>s.Comme je les connaissais, ces bibelots <strong>de</strong> <strong>la</strong> scienceminéralogique ! Que <strong>de</strong> fois, <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> muser avec <strong>de</strong>sgarçons <strong>de</strong> mon âge, je m’étais plu à épousseter cesgraphites, ces anthracites, ces houilles, ces lignites, cestourbes ! Et les bitumes, les résines, les sels organiquesqu’il fal<strong>la</strong>it préserver du moindre atome <strong>de</strong> poussière !Et ces mét<strong>au</strong>x, <strong>de</strong>puis le fer jusqu’à l’or, dont <strong>la</strong> valeurre<strong>la</strong>tive disparaissait <strong>de</strong>vant l’égalité absolue <strong>de</strong>sspécimens scientifiques ! Et toutes ces pierres quieussent suffi à reconstruire <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Königstrasse,même avec une belle chambre <strong>de</strong> plus, dont je me seraissi bien arrangé !Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeaisguère à ces merveilles. Mon oncle seul occupait mapensée. Il était enfoui dans son <strong>la</strong>rge f<strong>au</strong>teuil garni <strong>de</strong>velours d’Utrecht, et tenait entre les mains un livre qu’il


forment un tout bien uni, sans se séparer ni bâiller en<strong>au</strong>cun endroit. Et ce dos qui n’offre pas une seulebrisure après sept cents ans d’existence ! Ah ! voilà unereliure dont Bozerian, Closs ou Purgold eussent étéfiers ! »En par<strong>la</strong>nt ainsi, mon oncle ouvrait et fermaitsuccessivement le vieux bouquin, Je ne pouvais fairemoins que <strong>de</strong> l’interroger sur son contenu, bien que ce<strong>la</strong>ne m’intéressât <strong>au</strong>cunement.« Et quel est donc le titre <strong>de</strong> ce merveilleuxvolume ? <strong>de</strong>mandai-je avec un empressement tropenthousiaste pour n’être pas feint.– Cet ouvrage ! répondit mon oncle en s’animant,c’est l’Heims-Kring<strong>la</strong> <strong>de</strong> Snorre Turleson, le fameux<strong>au</strong>teur is<strong>la</strong>ndais du XII e siècle ! C’est <strong>la</strong> Chronique <strong>de</strong>sprinces norvégiens qui régnèrent en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> !– Vraiment ! m’écriai-je <strong>de</strong> mon mieux, et, sansdoute, c’est une traduction en <strong>la</strong>ngue alleman<strong>de</strong> ?– Bon ! riposta vivement le professeur, unetraduction ! Et qu’en ferais-je <strong>de</strong> ta traduction ! Qui sesoucie <strong>de</strong> ta traduction ? Ceci est l’ouvrage original en<strong>la</strong>ngue is<strong>la</strong>ndaise, ce magnifique idiome, riche et simpleà <strong>la</strong> fois, qui <strong>au</strong>torise les combinaisons grammaticalesles plus variées et <strong>de</strong> nombreuses modifications <strong>de</strong>mots !


– Comme l’allemand, insinuai-je avec assez <strong>de</strong>bonheur.– Oui, répondit mon oncle en h<strong>au</strong>ssant les ép<strong>au</strong>les,sans compter que <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue is<strong>la</strong>ndaise admet les troisgenres comme le grec et décline les noms proprescomme le <strong>la</strong>tin !– Ah ! fis-je un peu ébranlé dans mon indifférence,et les caractères <strong>de</strong> ce livre sont-ils be<strong>au</strong>x ?– Des caractères ! Qui te parle <strong>de</strong> caractères,malheureux Axel ! Il s’agit bien <strong>de</strong> caractères ! Ah ! tuprends ce<strong>la</strong> pour un imprimé ! Mais, ignorant, c’est unmanuscrit, et un manuscrit runique !...– Runique ?– Oui ! Vas-tu me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r maintenant <strong>de</strong>t’expliquer ce mot ?– Je m’en gar<strong>de</strong>rai bien », répliquai-je avec l’accentd’un homme blessé dans son amour-propre.Mais mon oncle continua <strong>de</strong> plus belle etm’instruisit, malgré moi, <strong>de</strong> choses que je ne tenaisguère à savoir.« Les runes, reprit-il, étaient <strong>de</strong>s caractèresd’écriture usités <strong>au</strong>trefois en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, et, suivant <strong>la</strong>tradition, ils furent inventés par Odin lui-même ! Mais


egar<strong>de</strong> donc, admire donc, impie, ces types qui sontsortis <strong>de</strong> l’imagination d’un dieu ! »Ma foi, f<strong>au</strong>te <strong>de</strong> réplique, j’al<strong>la</strong>is me prosterner,genre <strong>de</strong> réponse qui doit p<strong>la</strong>ire <strong>au</strong>x dieux comme <strong>au</strong>xrois, car elle a l’avantage <strong>de</strong> ne jamais les embarrasser,quand un inci<strong>de</strong>nt vint détourner le cours <strong>de</strong> <strong>la</strong>conversation.Ce fut l’apparition d’un parchemin crasseux quiglissa du bouquin et tomba à <strong>terre</strong>.Mon oncle se précipita sur ce brimborion avec uneavidité facile à comprendra. Un vieux document,enfermé <strong>de</strong>puis un temps immémorial dans un vieuxlivre, ne pouvait manquer d’avoir un h<strong>au</strong>t prix à sesyeux.« Qu’est-ce que ce<strong>la</strong> ? » s’écria-t-il.Et, en même temps, il déployait soigneusement sursa table un morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> parchemin long <strong>de</strong> cinq pouces,<strong>la</strong>rge <strong>de</strong> trois, et sur lequel s’allongeaient, en lignestransversales, <strong>de</strong>s caractères <strong>de</strong> grimoire.En voici le fac-similé exact. Je tiens à faireconnaître ces signes bizarres, car ils amenèrent leprofesseur Li<strong>de</strong>nbrock et son neveu à entreprendre <strong>la</strong>plus étrange expédition du dix-neuvième siècle :


Le professeur considéra pendant quelques instantscette série <strong>de</strong> caractères ; puis il dit en relevant seslunettes :« C’est du runique ; ces types sont absolumenti<strong>de</strong>ntiques à ceux du manuscrit <strong>de</strong> Snorre Turleson !Mais... qu’est-ce que ce<strong>la</strong> peut signifier ? »Comme le runique me paraissait être une invention<strong>de</strong> savants pour mystifier le p<strong>au</strong>vre mon<strong>de</strong>, je ne fus pasfâché <strong>de</strong> voir que mon oncle n’y comprenait rien. Dumoins, ce<strong>la</strong> me semb<strong>la</strong> ainsi <strong>au</strong> mouvement <strong>de</strong> sesdoigts qui commençaient à s’agiter terriblement.« C’est pourtant du vieil is<strong>la</strong>ndais ! » murmurait-ilentre ses <strong>de</strong>nts.Et le professeur Li<strong>de</strong>nbrock <strong>de</strong>vait bien s’yconnaître, car il passait pour être un véritablepolyglotte. Non pas qu’il parlât couramment les <strong>de</strong>uxmille <strong>la</strong>ngues et les quatre mille idiomes employés à <strong>la</strong>surface du globe, mais enfin il en savait sa bonne part.


Il al<strong>la</strong>it donc, en présence <strong>de</strong> cette difficulté, selivrer à toute l’impétuosité <strong>de</strong> son caractère, et jeprévoyais une scène violente, quand <strong>de</strong>ux heuressonnèrent <strong>au</strong> petit cartel <strong>de</strong> <strong>la</strong> cheminée.Aussitôt <strong>la</strong> bonne Marthe ouvrit <strong>la</strong> porte du cabineten disant :« La soupe est servie.– Au diable <strong>la</strong> soupe, s’écria mon oncle, et celle quil’a faite, et ceux qui <strong>la</strong> mangeront ! »Marthe s’enfuit. Je vo<strong>la</strong>i sur ses pas, et, sans savoircomment, je me trouvai assis à ma p<strong>la</strong>ce habituelle dans<strong>la</strong> salle à manger.J’attendis quelques instants. Le professeur ne vintpas. C’était <strong>la</strong> première fois, à ma connaissance, qu’ilmanquait à <strong>la</strong> solennité du dîner. Et quel dîner,cependant ! Une soupe <strong>au</strong> persil, une omelette <strong>au</strong>jambon relevée d’oseille à <strong>la</strong> musca<strong>de</strong>, une longe <strong>de</strong>ve<strong>au</strong> à <strong>la</strong> compote <strong>de</strong> prunes, et, pour <strong>de</strong>ssert, <strong>de</strong>screvettes <strong>au</strong> sucre, le tout arrosé d’un joli vin <strong>de</strong> <strong>la</strong>Moselle.Voilà ce qu’un vieux papier al<strong>la</strong>it coûter à mononcle. Ma foi, en qualité <strong>de</strong> neveu dévoué, je me crûsobligé <strong>de</strong> manger pour lui, en même temps que pourmoi. Ce que je fis en conscience.« Je n’ai jamais vu chose pareille ! disait <strong>la</strong> bonne


Marthe. M. Li<strong>de</strong>nbrock qui n’est pas à table !– C’est à ne pas le croire.– Ce<strong>la</strong> présage quelque événement grave ! »reprenait <strong>la</strong> vieille servante en hochant <strong>la</strong> tête.Dans mon opinion, ce<strong>la</strong> ne présageait rien, sinonune scène épouvantable quand mon oncle trouverait sondîner dévoré.J’en étais à ma <strong>de</strong>rnière crevette, lorsqu’une voixretentissante m’arracha <strong>au</strong>x voluptés du <strong>de</strong>ssert. Je nefis qu’un bond <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle dans le cabinet.


III« C’est évi<strong>de</strong>mment du runique, disait le professeuren fronçant le sourcil. Mais il y a un secret, et je ledécouvrirai, sinon... »Un geste violent acheva sa pensée.« Mets-toi là, ajouta-t-il en m’indiquant <strong>la</strong> table dupoing, et écris. »En un instant je fus prêt.« Maintenant, je vais te dicter chaque lettre <strong>de</strong> notrealphabet qui correspond à l’un <strong>de</strong> ces caractèresis<strong>la</strong>ndais. Nous verrons ce que ce<strong>la</strong> donnera. Mais, parsaint Michel ! gar<strong>de</strong>-toi bien <strong>de</strong> te tromper ! »La dictée commença. Je m’appliquai <strong>de</strong> monmieux ; chaque lettre fut appelée l’une après l’<strong>au</strong>tre, etforma l’incompréhensible succession <strong>de</strong>s motssuivants :mm.rnlls esreuel seecJ<strong>de</strong>sgtssmf unteief niedrkekt,samn atrateS Saodrrn


emtnael nuaect rrilSaAtvaar .nscrc ieaabsccdrmi eeutul frantudt,iac oseibo KediiYQuand ce travail fut terminé, mon oncle pritvivement <strong>la</strong> feuille sur <strong>la</strong>quelle je venais d’écrire, et ill’examina longtemps avec attention.« Qu’est-ce que ce<strong>la</strong> veut dire ? » répétait-ilmachinalement.Sur l’honneur, je n’<strong>au</strong>rais pas pu le lui apprendre.D’ailleurs il ne m’interrogea pas à cet égard, et ilcontinua <strong>de</strong> se parler à lui-même :« C’est ce que nous appelons un cryptogramme,disait-il, dans lequel le sens est caché sous <strong>de</strong>s lettresbrouillées à <strong>de</strong>ssein, et qui, convenablement disposées,formeraient une phrase intelligible ! Quand je pensequ’il y a là peut-être l’explication ou l’indication d’unegran<strong>de</strong> découverte ! »Pour mon compte, je pensais qu’il n’y avaitabsolument rien, mais je gardai pru<strong>de</strong>mment monopinion. Le professeur prit alors le livre et leparchemin, et les compara tous les <strong>de</strong>ux.


« Ces <strong>de</strong>ux écritures ne sont pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> même main,dit-il ; le cryptogramme est postérieur <strong>au</strong> livre, et j’envois tout d’abord une preuve irréfragable. En effet, <strong>la</strong>première lettre est une double M qu’on chercheraitvainement dans le livre <strong>de</strong> Turleson, car elle ne futajoutée à l’alphabet is<strong>la</strong>ndais qu’<strong>au</strong> quatorzième siècle.Ainsi donc, il y a <strong>au</strong> moins <strong>de</strong>ux cents ans entre lemanuscrit et le document. »Ce<strong>la</strong>, j’en conviens, me parut assez logique.« Je suis donc conduit à penser, reprit mon oncle,que l’un <strong>de</strong>s possesseurs <strong>de</strong> ce livre <strong>au</strong>ra tracé cescaractères mystérieux. Mais qui diable était cepossesseur ? N’<strong>au</strong>rait-il point mis son nom à quelqueendroit <strong>de</strong> ce manuscrit ? »Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe,et passa soigneusement en revue les premières pages dulivre. Au verso <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong>, celle du f<strong>au</strong>x titre, ildécouvrit une sorte <strong>de</strong> macule, qui faisait à l’œil l’effetd’une tache d’encre. Cependant, en y regardant <strong>de</strong> près,on distinguait quelques caractères à <strong>de</strong>mi effacés. Mononcle comprit que là était le point intéressant ; ils’acharna donc sur <strong>la</strong> macule et, sa grosse loupe aidant,il finit par reconnaître les signes que voici, caractèresruniques qu’il lut sans hésiter :


« Arne Saknussemm ! s’écria-t-il d’un tontriomphant, mais c’est un nom ce<strong>la</strong>, et un nom is<strong>la</strong>ndaisencore, celui d’un savant du seizième siècle, d’unalchimiste célèbre ! »Je regardai mon oncle avec une certaine admiration.« Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne, Bacon, Lulle,Paracelse, étaient les véritables, les seuls savants <strong>de</strong> leurépoque. Ils ont fait <strong>de</strong>s découvertes dont nous avons ledroit d’être étonnés. Pourquoi, ce Saknussemmn’<strong>au</strong>rait-il pas enfoui sous cet incompréhensiblecryptogramme quelque surprenante invention ? Ce<strong>la</strong>doit être ainsi. Ce<strong>la</strong> est. »L’imagination du professeur s’enf<strong>la</strong>mmait à cettehypothèse.« Sans doute, osai-je répondre, mais quel intérêtpouvait avoir ce savant à cacher ainsi quelquemerveilleuse découverte ?– Pourquoi ? pourquoi ? Eh ! le sais-je ? Galiléen’en a-t-il pas agi ainsi pour Saturne ? D’ailleurs, nousverrons bien ; j’<strong>au</strong>rai le secret <strong>de</strong> ce document, et je ne


prendrai ni nourriture ni sommeil avant <strong>de</strong> l’avoir<strong>de</strong>viné. »« Oh ! » pensai-je.« Ni toi, non plus, Axel », reprit-il.« Diable ! me dis-je, il est heureux que j’aie dînépour <strong>de</strong>ux ! »« Et d’abord, fit mon oncle, il f<strong>au</strong>t trouver <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<strong>de</strong> ce « chiffre. » Ce<strong>la</strong> ne doit pas être difficile. »À ces mots, je relevai vivement <strong>la</strong> tête. Mon onclereprit son soliloque :« Rien n’est plus aisé. Il y a dans ce document centtrente-<strong>de</strong>ux lettres qui donnent soixante-dix-neufconsonnes contre cinquante-trois voyelles. Or, c’est àpeu près suivant cette proportion que sont formés lesmots <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues méridionales, tandis que les idiomesdu nord sont infiniment plus riches en consonnes. Ils’agit donc d’une <strong>la</strong>ngue du midi. »Ces conclusions étaient fort justes.« Mais quelle est cette <strong>la</strong>ngue ? »C’est là que j’attendais mon savant, chez lequelcependant je découvrais un profond analyste.« Ce Saknussemm, reprit-il, était un hommeinstruit ; or, dès qu’il n’écrivait pas dans sa <strong>la</strong>nguematernelle, il <strong>de</strong>vait choisir <strong>de</strong> préférence <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue


courante entre les esprits cultivés du seizième siècle, jeveux dire le <strong>la</strong>tin. Si je me trompe, je pourrai essayer <strong>de</strong>l’espagnol, du français, <strong>de</strong> l’italien, du grec, <strong>de</strong>l’hébreu. Mais les savants du seizième siècle écrivaientgénéralement en <strong>la</strong>tin. J’ai donc le droit <strong>de</strong> dire apriori : ceci est du <strong>la</strong>tin. »Je s<strong>au</strong>tai sur ma chaise. Mes souvenirs <strong>de</strong> <strong>la</strong>tiniste serévoltaient contre <strong>la</strong> prétention que cette suite <strong>de</strong> motsbaroques pût appartenir à <strong>la</strong> douce <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> Virgile.« Oui ! du <strong>la</strong>tin, reprit mon oncle, mais du <strong>la</strong>tinbrouillé. »« À <strong>la</strong> bonne heure ! pensai-je. Si tu le débrouilles,tu seras fin, mon oncle. »« Examinons bien, dit-il, en reprenant <strong>la</strong> feuille sur<strong>la</strong>quelle j’avais écrit. Voilà une série <strong>de</strong> cent trente<strong>de</strong>uxlettres qui se présentent sous un désordreapparent. Il y a <strong>de</strong>s mots où les consonnes serencontrent seules comme le premier « m.rnlls »,d’<strong>au</strong>tres où les voyelles, <strong>au</strong> contraire, abon<strong>de</strong>nt, lecinquième, par exemple, « unteief », ou l’avant-<strong>de</strong>rnier« oseibo. » Or, cette disposition n’a évi<strong>de</strong>mment pas étécombinée ; elle est donnée mathématiquement par <strong>la</strong>raison inconnue qui a présidé à <strong>la</strong> succession <strong>de</strong> ceslettres. Il me paraît certain que <strong>la</strong> phrase primitive a étéécrite régulièrement, puis retournée suivant une loi qu’ilf<strong>au</strong>t découvrir. Celui qui possé<strong>de</strong>rait <strong>la</strong> clef <strong>de</strong> ce


« chiffre » le lirait couramment. Mais quelle est cetteclef ? Axel, as-tu cette clef ? »À cette question je ne répondis rien, et pour c<strong>au</strong>se.Mes regards s’étaient arrêtés sur un charmant portraitsuspendu <strong>au</strong> mur, le portrait <strong>de</strong> Graüben. La pupille <strong>de</strong>mon oncle se trouvait alors à Altona, chez une <strong>de</strong> sesparentes, et son, absence me rendait fort triste, car, jepuis l’avouer maintenant, <strong>la</strong> jolie Vir<strong>la</strong>ndaise et leneveu du professeur s’aimaient avec toute <strong>la</strong> patience ettoute <strong>la</strong> tranquillité alleman<strong>de</strong>s. Nous nous étionsfiancés à l’insu <strong>de</strong> mon oncle, trop géologue pourcomprendre <strong>de</strong> pareils sentiments. Graüben était unecharmante jeune fille blon<strong>de</strong> <strong>au</strong>x yeux bleus, d’uncaractère un peu grave, d’un esprit un peu sérieux ;mais elle ne m’en aimait pas moins ; pour mon compte,je l’adorais, si toutefois ce verbe existe dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>nguetu<strong>de</strong>sque ! L’image <strong>de</strong> ma petite Vir<strong>la</strong>ndaise me rejetadonc, en un instant, du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s réalités dans celui<strong>de</strong>s chimères, dans celui <strong>de</strong>s souvenirs.Je revis <strong>la</strong> fidèle compagne <strong>de</strong> mes trav<strong>au</strong>x et <strong>de</strong>mes p<strong>la</strong>isirs. Elle m’aidait à ranger chaque jour lesprécieuses pierres <strong>de</strong> mon oncle ; elle les étiquetait avecmoi. C’était une très forte minéralogiste quema<strong>de</strong>moiselle Graüben ! Elle aimait à approfondir lesquestions ardues <strong>de</strong> <strong>la</strong> science. Que <strong>de</strong> douces heuresnous avions passées à étudier ensemble, et combien


j’enviai souvent le sort <strong>de</strong> ces pierres insensibles qu’ellemaniait <strong>de</strong> ses charmantes mains !Puis, l’instant <strong>de</strong> <strong>la</strong> récréation venue, nous sortionstous les <strong>de</strong>ux, nous prenions par les allées touffues <strong>de</strong>l’Alster, et nous nous rendions <strong>de</strong> compagnie <strong>au</strong> vieuxmoulin goudronné qui fait si bon effet à l’extrémité du<strong>la</strong>c ; chemin faisant, on c<strong>au</strong>sait en se tenant par <strong>la</strong> main.Je lui racontais <strong>de</strong>s choses dont elle riait <strong>de</strong> son mieux.On arrivait ainsi jusqu’<strong>au</strong> bord <strong>de</strong> l’Elbe, et, après avoirdit bonsoir <strong>au</strong>x cygnes qui nagent parmi les grandsnénuphars b<strong>la</strong>ncs, nous revenions <strong>au</strong> quai par <strong>la</strong> barqueà vapeur.Or, j’en étais là <strong>de</strong> mon rêve, quand mon oncle,frappant <strong>la</strong> table du poing, me ramena violemment à <strong>la</strong>réalité.« Voyons, dit-il, <strong>la</strong> première idée qui doit seprésenter à l’esprit pour brouiller les lettres d’unephrase, c’est, il me semble, d’écrire les motsverticalement <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> les tracer horizontalement.– Tiens ! pensai-je.– Il f<strong>au</strong>t voir ce que ce<strong>la</strong> produit. Axel, jette unephrase quelconque sur ce bout <strong>de</strong> papier ; mais, <strong>au</strong> lieu<strong>de</strong> disposer les lettres à <strong>la</strong> suite les unes <strong>de</strong>s <strong>au</strong>tres,mets-les successivement par colonnes verticales, <strong>de</strong>manière à les grouper en nombre <strong>de</strong> cinq ou six. »


Je compris ce dont il s’agissait, et immédiatementj’écrivis <strong>de</strong> h<strong>au</strong>t en bas :J m n e G ee e , t r nt’ b m i a !a i a t üi e p e b« Bon, dit le professeur, sans avoir lu. Maintenant,dispose ces mots sur une ligne horizontale. »J’obéis, et j’obtins <strong>la</strong> phrase suivante :JmneGe ee,trn t’bmia ! aiatü iepeb« Parfait ! fit mon oncle en m’arrachant le papier<strong>de</strong>s mains, voilà qui a déjà <strong>la</strong> physionomie du vieuxdocument : les voyelles sont groupées ainsi que lesconsonnes dans le même désordre ; il y a même <strong>de</strong>smajuscules <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s mots, ainsi que <strong>de</strong>s virgules,tout comme dans le parchemin <strong>de</strong> Saknussemm ! »Je ne puis m’empêcher <strong>de</strong> trouver ces remarques


fort ingénieuses.« Or, reprit mon oncle en s’adressant directement àmoi, pour lire <strong>la</strong> phrase que tu viens d’écrire, et que jene connais pas, il me suffira <strong>de</strong> prendre successivement<strong>la</strong> première lettre <strong>de</strong> chaque mot, puis <strong>la</strong> secon<strong>de</strong>, puis<strong>la</strong> troisième, ainsi <strong>de</strong> suite. »Et mon oncle, à son grand étonnement, et surtout <strong>au</strong>mien, lut :Je t’aime bien, ma petite Graüben !« Hein ! » fit le professeur.Oui, sans m’en douter, en amoureux ma<strong>la</strong>droit,j’avais tracé cette phrase compromettante !« Ah ! tu aimes Graüben ! reprit mon oncle d’unvéritable ton <strong>de</strong> tuteur !– Oui... Non... balbutiai-je !– Ah ! tu aimes Graüben, reprit-il machinalement.Eh bien, appliquons mon procédé <strong>au</strong> document enquestion ! »Mon oncle, retombé dans son absorbantecontemp<strong>la</strong>tion, oubliait déjà mes impru<strong>de</strong>ntes paroles.Je dis impru<strong>de</strong>ntes, car <strong>la</strong> tête du savant ne pouvait


comprendre les choses du cœur. Mais, heureusement, <strong>la</strong>gran<strong>de</strong> affaire du document l’emporta.Au moment <strong>de</strong> faire son expérience capitale, lesyeux du professeur Li<strong>de</strong>nbrock <strong>la</strong>ncèrent <strong>de</strong>s éc<strong>la</strong>irs àtravers ses lunettes. Ses doigts tremblèrent, lorsqu’ilreprit le vieux parchemin ; il était sérieusement ému.Enfin il toussa fortement, et d’une voix grave, appe<strong>la</strong>ntsuccessivement <strong>la</strong> première lettre, puis <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> <strong>de</strong>chaque mot, il me dicta <strong>la</strong> série suivante :messunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtnecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne<strong>la</strong>cartniiiluJsiratracSarbmutabiledmekmeretarcsilucoYsleffenSnlEn finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné, ceslettres, nommées une à une, ne m’avaient présenté<strong>au</strong>cun sens à l’esprit ; j’attendais donc que le professeur<strong>la</strong>issât se dérouler pompeusement entre ses lèvres unephrase d’une magnifique <strong>la</strong>tinité.Mais, qui <strong>au</strong>rait pu le prévoir ! Un violent coup <strong>de</strong>poing ébran<strong>la</strong> <strong>la</strong> table. L’encre rejaillit, <strong>la</strong> plume mes<strong>au</strong>ta <strong>de</strong>s mains.« Ce n’est pas ce<strong>la</strong> ! s’écria mon oncle, ce<strong>la</strong> n’a pasle sens commun ! »


Puis, traversant le cabinet comme un boulet,<strong>de</strong>scendant l’escalier comme une ava<strong>la</strong>nche, il seprécipita dans Königstrasse, et s’enfuit à toutes jambes.


IV« Il est parti ? s’écria Marthe en accourant <strong>au</strong> bruit<strong>de</strong> <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue qui, violemment refermée, venaitd’ébranler <strong>la</strong> maison tout entière.– Oui ! répondis-je, complètement parti !– Eh bien ! et son dîner ? fit <strong>la</strong> vieille servante.– Il ne dînera pas !– Et son souper ?– Il ne soupera pas !– Comment ? dit Marthe en joignant les mains.– Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, nipersonne dans <strong>la</strong> maison ! Mon oncle Li<strong>de</strong>nbrock nousmet tous à <strong>la</strong> diète jusqu’<strong>au</strong> moment où il <strong>au</strong>ra déchiffréun vieux grimoire qui est absolument indéchiffrable !– Jésus ! nous n’avons donc plus qu’à mourir <strong>de</strong>faim ! »Je n’osai pas avouer qu’avec un homme <strong>au</strong>ssi absoluque mon oncle, c’était un sort inévitable.La vieille servante, sérieusement a<strong>la</strong>rmée, retourna


dans sa cuisine en gémissant.Quand je fus seul, l’idée me vint d’aller tout conter àGraüben. Mais comment quitter <strong>la</strong> maison ? Leprofesseur pouvait rentrer d’un instant à l’<strong>au</strong>tre. Et s’ilm’appe<strong>la</strong>it ? Et s’il vou<strong>la</strong>it recommencer ce travaillogogryphique, qu’on eût vainement proposé <strong>au</strong> vieilOedipe ! Et si je ne répondais pas à son appel,qu’adviendrait-il ?Le plus sage était <strong>de</strong> rester. Justement, unminéralogiste <strong>de</strong> Besançon venait <strong>de</strong> nous adresser unecollection <strong>de</strong> géo<strong>de</strong>s siliceuses qu’il fal<strong>la</strong>it c<strong>la</strong>sser. Jeme mis <strong>au</strong> travail. Je triai, j’étiquetai, je disposai dansleur vitrine toutes ces pierres creuses <strong>au</strong>-<strong>de</strong>dans<strong>de</strong>squelles s’agitaient <strong>de</strong> petits crist<strong>au</strong>x.Mais cette occupation ne m’absorbait pas ; l’affairedu vieux document ne <strong>la</strong>issait point <strong>de</strong> me préoccuperétrangement. Ma tête bouillonnait, et je me sentais prisd’une vague inquiétu<strong>de</strong>. J’avais le pressentiment d’unecatastrophe prochaine.Au bout d’une heure, mes géo<strong>de</strong>s étaient étagéesavec ordre. Je me <strong>la</strong>issai aller alors dans le grandf<strong>au</strong>teuil d’Utrecht, les bras bal<strong>la</strong>nts et <strong>la</strong> tête renversée.J’allumai ma pipe à long tuy<strong>au</strong> courbe, dont le fourne<strong>au</strong>sculpté représentait une naïa<strong>de</strong> noncha<strong>la</strong>mmentétendue ; puis, je m’amusai à suivre les progrès <strong>de</strong> <strong>la</strong>carbonisation, qui <strong>de</strong> ma naïa<strong>de</strong> faisait peu à peu une


négresse accomplie. De temps en temps, j’écoutais siquelque pas retentissait dans l’escalier. Mais non. Oùpouvait être mon oncle en ce moment ? Je me lefigurais courant sous les be<strong>au</strong>x arbres <strong>de</strong> <strong>la</strong> routed’Altona, gesticu<strong>la</strong>nt, tirant <strong>au</strong> mur avec sa canne, d’unbras violent battant les herbes, décapitant les chardonset troub<strong>la</strong>nt dans leur repos les cigognes solitaires.Rentrerait-il triomphant ou découragé ? Qui <strong>au</strong>raitraison l’un <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre, du secret ou <strong>de</strong> lui ? Jem’interrogeais ainsi, et, machinalement, je pris entremes doigts <strong>la</strong> feuille <strong>de</strong> papier sur <strong>la</strong>quelle s’allongeaitl’incompréhensible série <strong>de</strong>s lettres tracées par moi. Jeme répétais :« Qu’est-ce que ce<strong>la</strong> signifie ? »Je cherchai à grouper ces lettres <strong>de</strong> manière à former<strong>de</strong>s mots. Impossible ! Qu’on les réunit par <strong>de</strong>ux, trois,ou cinq, ou six, ce<strong>la</strong> ne donnait absolument riend’intelligible. Il y avait bien les quatorzième, quinzièmeet seizième lettres qui faisaient le mot ang<strong>la</strong>is « ice », et<strong>la</strong> quatre-vingt-quatrième, <strong>la</strong> quatre-vingt-cinquième et<strong>la</strong> quatre-vingt-sixième formaient le mot « sir ». Enfin,dans le corps du document, et à <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième et à <strong>la</strong>troisième ligne, je remarquai <strong>au</strong>ssi les mots <strong>la</strong>tins« rota », « mutabile », « ira », « nec », « atra ».« Diable, pensai-je, ces <strong>de</strong>rniers mots sembleraientdonner raison à mon oncle sur <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue du document !


Et même, à <strong>la</strong> quatrième ligne, j’aperçois encore le mot« luco » qui se traduit par « bois sacré ». Il est vrai qu’à<strong>la</strong> troisième, on lit le mot « tabiled » <strong>de</strong> tournureparfaitement hébraïque, et à <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière, les vocables« mer », « arc », « mère », qui sont purement français. »Il y avait là <strong>de</strong> quoi perdre <strong>la</strong> tête ! Quatre idiomesdifférents dans cette phrase absur<strong>de</strong> ! Quel rapportpouvait-il exister entre les mots « g<strong>la</strong>ce, monsieur,colère, cruel, bois sacré, changeant, mère, arc oumer ? » Le premier et le <strong>de</strong>rnier seuls se rapprochaientfacilement ; rien d’étonnant que, dans un documentécrit en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, il fût question d’une « mer <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce ».Mais <strong>de</strong> là à comprendre le reste du cryptogramme,c’était <strong>au</strong>tre chose.Je me débattais donc contre une insoluble difficulté ;mon cerve<strong>au</strong> s’éch<strong>au</strong>ffait, mes yeux clignaient sur <strong>la</strong>feuille <strong>de</strong> papier ; les cent trente-<strong>de</strong>ux lettres semb<strong>la</strong>ientvoltiger <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> moi, comme ces <strong>la</strong>rmes d’argent quiglissent dans l’air <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> notre tête, lorsque le sangs’y est violemment porté.J’étais en proie à une sorte d’hallucination ;j’étouffais ; il me fal<strong>la</strong>it <strong>de</strong> l’air. Machinalement, jem’éventai avec <strong>la</strong> feuille <strong>de</strong> papier, dont le verso et lerecto se présentèrent successivement à mes regards.Quelle fut ma surprise, quand, dans l’une <strong>de</strong> cesvoltes rapi<strong>de</strong>s, <strong>au</strong> moment où le verso se tournait vers


moi, je crus voir apparaître <strong>de</strong>s mots parfaitementlisibles, <strong>de</strong>s mots <strong>la</strong>tins, entre <strong>au</strong>tres « craterem » et« <strong>terre</strong>stre » !Soudain une lueur se fit dans mon esprit ; ces seulsindices me firent entrevoir <strong>la</strong> vérité ; j’avais découvert<strong>la</strong> loi du chiffre. Pour lire ce document, il n’était pasmême nécessaire <strong>de</strong> le lire à travers <strong>la</strong> feuilleretournée ! Non. Tel il était, tel il m’avait été dicté, tel ilpouvait être épelé couramment. Toutes les ingénieusescombinaisons du professeur se réalisaient ; il avait euraison pour <strong>la</strong> disposition <strong>de</strong>s lettres, raison pour <strong>la</strong><strong>la</strong>ngue du document ! Il s’en était fallu <strong>de</strong> « rien » qu’ilpût lire d’un bout à l’<strong>au</strong>tre cette phrase <strong>la</strong>tine, et ce« rien », le hasard venait <strong>de</strong> me le donner !On comprend si je fus ému ! Mes yeux setroublèrent. Je ne pouvais m’en servir. J’avais étalé <strong>la</strong>feuille <strong>de</strong> papier sur <strong>la</strong> table. Il me suffisait d’y jeter unregard pour <strong>de</strong>venir possesseur du secret.Enfin je parvins à calmer mon agitation. Jem’imposai <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>ux fois le tour <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambrepour apaiser mes nerfs, et je revins m’engouffrer dansle vaste f<strong>au</strong>teuil.« Lisons », m’écriai-je, après avoir refait dans mespoumons une ample provision d’air.Je me penchai sur <strong>la</strong> table ; je posai mon doigt


successivement sur chaque lettre, et, sans m’arrêter,sans hésiter, un instant, je prononçai à h<strong>au</strong>te voix <strong>la</strong>phrase tout entière.Mais quelle stupéfaction, quelle <strong>terre</strong>ur m’envahit !Je restai d’abord comme frappé d’un coup subit. Quoi !ce que je venais d’apprendre s’était accompli ! Unhomme avait eu assez d’<strong>au</strong>dace pour pénétrer !...« Ah ! m’écriai-je en bondissant, mais non ! maisnon ! mon oncle ne le s<strong>au</strong>ra pas ! Il ne manquerait plusqu’il vint à connaître un semb<strong>la</strong>ble voyage ! Il voudraiten goûter <strong>au</strong>ssi ! Rien ne pourrait l’arrêter ! Ungéologue si déterminé ! Il partirait quand même, malgrétout, en dépit <strong>de</strong> tout ! Et il m’emmènerait avec lui, etnous n’en reviendrions pas ! Jamais ! jamais ! »J’étais dans une surexcitation difficile à peindre.« Non ! non ! ce ne sera pas, dis-je avec énergie, et,puisque je peux empêcher qu’une pareille idée vienne àl’esprit <strong>de</strong> mon tyran, je le ferai. À tourner et àretourner ce document, il pourrait par hasard endécouvrir <strong>la</strong> clef ! Détruisons-le. »Il y avait un reste <strong>de</strong> feu dans <strong>la</strong> cheminée. Je saisisnon seulement <strong>la</strong> feuille <strong>de</strong> papier, mais le parchemin<strong>de</strong> Saknussem ; d’une main fébrile j’al<strong>la</strong>is précipiter letout sur les charbons et anéantir ce dangereux secret,quand <strong>la</strong> porte du cabinet s’ouvrit. Mon oncle parut.


VJe n’eus que le temps <strong>de</strong> rep<strong>la</strong>cer sur <strong>la</strong> table lemalencontreux document.Le professeur Li<strong>de</strong>nbrock paraissait profondémentabsorbé. Sa pensée dominante ne lui <strong>la</strong>issait pas uninstant <strong>de</strong> répit ; il avait évi<strong>de</strong>mment scruté, analysél’affaire, mis en œuvre toutes les ressources <strong>de</strong> sonimagination pendant sa promena<strong>de</strong>, et il revenaitappliquer quelque combinaison nouvelle.En effet, il s’assit dans son f<strong>au</strong>teuil, et, <strong>la</strong> plume à <strong>la</strong>main, il commença à établir <strong>de</strong>s formules quiressemb<strong>la</strong>ient à un calcul algébrique.Je suivais du regard sa main frémissante ; je neperdais pas un seul <strong>de</strong> ses mouvements. Quelquerésultat inespéré al<strong>la</strong>it-il donc inopinément seproduire ? Je tremb<strong>la</strong>is, et sans raison, puisque <strong>la</strong> vraiecombinaison, <strong>la</strong> « seule », étant déjà trouvée, toute <strong>au</strong>trerecherche <strong>de</strong>venait forcément vaine.Pendant trois longues heures, mon oncle travail<strong>la</strong>sans parler, sans lever <strong>la</strong> tête, effaçant, reprenant,raturant, recommençant mille fois.


Je savais bien que, s’il parvenait à arranger <strong>de</strong>slettres suivant toutes les positions re<strong>la</strong>tives qu’ellespouvaient occuper, <strong>la</strong> phrase se trouverait faite. Mais jesavais <strong>au</strong>ssi que vingt lettres seulement peuvent former<strong>de</strong>ux quintillions, quatre cent trente-<strong>de</strong>ux quatrillions,neuf cent <strong>de</strong>ux trillions, huit milliards, cent soixanteseizemillions, six cent quarante mille combinaisons.Or, il y avait cent trente-<strong>de</strong>ux lettres dans <strong>la</strong> phrase, etces cent trente-<strong>de</strong>ux lettres donnaient un nombre <strong>de</strong>phrases différentes composé <strong>de</strong> cent trente-trois chiffres<strong>au</strong> moins, nombre presque impossible à énumérer et quiéchappe à toute appréciation.J’étais rassuré sur ce moyen héroïque <strong>de</strong> résoudre leproblème.Cependant le temps s’écou<strong>la</strong>it ; <strong>la</strong> nuit se fit ; lesbruits <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue s’apaisèrent ; mon oncle, toujourscourbé sur sa tâche, ne vit rien, pas même <strong>la</strong> bonneMarthe qui entrouvrit <strong>la</strong> porte ; il n’entendit rien, pasmême <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> cette digne servante, disant :« Monsieur soupera-t-il ce soir ? »Aussi Marthe dut-elle s’en aller sans réponse. Pourmoi, après avoir résisté pendant quelque temps, je fuspris d’un invincible sommeil, et je m’endormis sur unbout du canapé, tandis que mon oncle Li<strong>de</strong>nbrockcalcu<strong>la</strong>it et raturait toujours.


Quand je me réveil<strong>la</strong>i, le len<strong>de</strong>main, l’infatigablepiocheur était encore <strong>au</strong> travail. Ses yeux rouges, sonteint b<strong>la</strong>fard, ses cheveux entremêlés sous sa mainfiévreuse, ses pommettes empourprées indiquaientassez sa lutte terrible avec l’impossible, et, dans quellesfatigues <strong>de</strong> l’esprit, dans quelle contention du cerve<strong>au</strong>,les heures durent s’écouler pour lui.Vraiment, il me fit pitié. Malgré les reproches que jecroyais être en droit <strong>de</strong> lui faire, une certaine émotionme gagnait. Le p<strong>au</strong>vre homme était tellement possédé<strong>de</strong> son idée, qu’il oubliait <strong>de</strong> se mettre en colère ; toutesses forces vives se concentraient sur un seul point, et,comme elles ne s’échappaient pas par leur exutoireordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne le fîtéc<strong>la</strong>ter d’un instant à l’<strong>au</strong>tre.Je pouvais d’un geste <strong>de</strong>sserrer cet ét<strong>au</strong> <strong>de</strong> fer quilui serrait le crâne, d’un mot seulement ! Et je n’en fisrien.Cependant j’avais bon cœur. Pourquoi restai-je mueten pareille circonstance ? Dans l’intérêt même <strong>de</strong> mononcle.« Non, non, répétai-je, non, je ne parlerai pas ! Ilvoudrait y aller, je le connais ; rien ne s<strong>au</strong>rait l’arrêter.C’est une imagination volcanique, et, pour faire ce qued’<strong>au</strong>tres géologues n’ont point fait, il risquerait sa vie.Je me tairai ; je gar<strong>de</strong>rai ce secret dont le hasard m’a


endu maître ! Le découvrir, ce serait tuer le professeurLi<strong>de</strong>nbrock ! Qu’il le <strong>de</strong>vine, s’il le peut. Je ne veux pasme reprocher un jour <strong>de</strong> l’avoir conduit à sa perte ! »Ceci bien résolu, je me croisai les bras, et j’attendis.Mais j’avais compté sans un inci<strong>de</strong>nt qui se produisit àquelques heures <strong>de</strong> là.Lorsque <strong>la</strong> bonne Marthe voulut sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> maisonpour se rendre <strong>au</strong> marché, elle trouva <strong>la</strong> porte close ; <strong>la</strong>grosse clef manquait à <strong>la</strong> serrure. Qui l’avait ôtée ?Mon oncle évi<strong>de</strong>mment, quand il rentra <strong>la</strong> veille aprèsson excursion précipitée.Était-ce à <strong>de</strong>ssein ? Était-ce par mégar<strong>de</strong> ? Vou<strong>la</strong>it-ilnous soumettre <strong>au</strong>x rigueurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> faim ? Ce<strong>la</strong> m’eûtparu un peu fort. Quoi ! Marthe et moi, nous serionsvictimes d’une situation qui ne nous regardait pas lemoins du mon<strong>de</strong> ? Sans doute, et je me souvins d’unprécé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> nature à nous effrayer. En effet, il y aquelques années, à l’époque où mon oncle travail<strong>la</strong>it àsa gran<strong>de</strong> c<strong>la</strong>ssification minéralogique, il <strong>de</strong>meuraquarante-huit heures sans manger, et toute sa maisondut se conformer à cette diète scientifique. Pour moncompte, j’y gagnai <strong>de</strong>s crampes d’estomac fort peurécréatives chez un garçon d’un naturel assez vorace.Or, il me parut que le déjeuner al<strong>la</strong>it faire déf<strong>au</strong>tcomme le souper <strong>de</strong> <strong>la</strong> veille. Cependant je résolusd’être héroïque et <strong>de</strong> ne pas cé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant les exigences


<strong>de</strong> <strong>la</strong> faim. Marthe prenait ce<strong>la</strong> très <strong>au</strong> sérieux et sedéso<strong>la</strong>it, <strong>la</strong> bonne femme. Quant à moi, l’impossibilité<strong>de</strong> quitter <strong>la</strong> maison me préoccupait davantage et pourc<strong>au</strong>se. On me comprend bien.Mon oncle travail<strong>la</strong>it toujours ; son imagination seperdait dans le mon<strong>de</strong> idéal <strong>de</strong>s combinaisons ; il vivaitloin <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>, et véritablement en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s besoins<strong>terre</strong>stres.Vers midi, <strong>la</strong> faim m’aiguillonna sérieusement ;Marthe, très innocemment, avait dévoré <strong>la</strong> veille lesprovisions du gar<strong>de</strong>-manger ; il ne restait plus rien à <strong>la</strong>maison, Cependant je tins bon. J’y mettais une sorte <strong>de</strong>point d’honneur.Deux heures sonnèrent. Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>venait ridicule,intolérable même. J’ouvrais <strong>de</strong>s yeux démesurés. Jecommençai à me dire que j’exagérais l’importance dudocument ; que mon oncle n’y ajouterait pas foi ; qu’ilverrait là une simple mystification ; qu’<strong>au</strong> pis aller on leretiendrait malgré lui, s’il vou<strong>la</strong>it tenter l’aventure ;qu’enfin il pouvait découvrit lui-même <strong>la</strong> clef du« chiffre », et que j’en serais alors pour mes fraisd’abstinence.Ces raisons, que j’eusse rejetées <strong>la</strong> veille avecindignation, me parurent excellentes ; je trouvai même


parfaitement absur<strong>de</strong> d’avoir attendu si longtemps, etmon parti fut pris <strong>de</strong> tout dire.Je cherchais donc une entrée en matière, pas tropbrusque, quand le professeur se leva, mit son chape<strong>au</strong> etse prépara à sortir.Quoi, quitter <strong>la</strong> maison, et nous enfermer encore !Jamais.« Mon oncle ! » dis-je.Il ne parut pas m’entendre.« Mon oncle Li<strong>de</strong>nbrock ! répétai-je en élevant <strong>la</strong>voix.– Hein ? fit-il comme un homme subitementréveillé.– Eh bien ! cette clef ?– Quelle clef ? La clef <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte ?– Mais non, m’écriai-je, <strong>la</strong> clef du document ! »Le professeur me regarda par-<strong>de</strong>ssus ses lunettes ; ilremarqua sans doute quelque chose d’insolite dans maphysionomie, car il me saisit vivement le bras, et, sanspouvoir parler, il m’interrogea du regard. Cependantjamais <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ne fut formulée d’une façon plus nette.Je remuai <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> h<strong>au</strong>t en bas.Il secoua <strong>la</strong> sienne avec une sorte <strong>de</strong> pitié, comme


s’il avait affaire à un fou.Je fis un geste plus affirmatif.Ses yeux brillèrent d’un vif éc<strong>la</strong>t ; sa main <strong>de</strong>vintmenaçante.Cette conversation muette dans ces circonstanceseût intéressé le spectateur le plus indifférent. Etvraiment j’en arrivais à ne plus oser parler, tant jecraignais que mon oncle ne m’étouffât dans lespremiers embrassements <strong>de</strong> sa joie. Mais il <strong>de</strong>vint sipressant qu’il fallut répondre.« Oui, cette clef !... le hasard !...– Que dis-tu ? s’écria-t-il avec une in<strong>de</strong>scriptibleémotion.– Tenez, dis-je en lui présentant <strong>la</strong> feuille <strong>de</strong> papiersur <strong>la</strong>quelle j’avais écrit, lisez.– Mais ce<strong>la</strong> ne signifie rien ! répondit-il en froissant<strong>la</strong> feuille.– Rien, en commençant à lire par le commencement,mais par <strong>la</strong> fin... »Je n’avais pas achevé ma phrase que le professeurpoussait un cri, mieux qu’un cri, un véritablerugissement ! Une révé<strong>la</strong>tion venait <strong>de</strong> se faire, dansson esprit. Il était transfiguré.


« Ah ! ingénieux Saknussemm ! s’écria-t-il, tu avaisdonc d’abord écrit ta phrase à l’envers ? »Et se précipitant sur <strong>la</strong> feuille <strong>de</strong> papier, l’œiltrouble, <strong>la</strong> voix émue, il lut le document tout entier, enremontant <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière lettre à <strong>la</strong> première.Il était conçu en ces termes :In Sneffels Yoculis craterem kem <strong>de</strong>libat umbraScartaris Julii intra calendas <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>, <strong>au</strong>das viator, et<strong>terre</strong>stre centrum attinges. Kod feci. Arne Saknussem.Ce qui, <strong>de</strong> ce m<strong>au</strong>vais <strong>la</strong>tin, peut être traduit ainsi :Descends dans le cratère du Yocul <strong>de</strong> Sneffels quel’ombre du Scartaris vient caresser avant les calen<strong>de</strong>s<strong>de</strong> Juillet, voyageur <strong>au</strong>dacieux, et tu parviendras <strong>au</strong><strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre. Ce que j’ai fait. Arne Saknussemm.Mon oncle, à cette lecture, bondit comme s’il eûtinopinément touché une bouteille <strong>de</strong> Ley<strong>de</strong>. Il étaitmagnifique d’<strong>au</strong>dace, <strong>de</strong> joie et <strong>de</strong> conviction. Il al<strong>la</strong>itet venait ; il prenait sa tête à <strong>de</strong>ux mains ; il dép<strong>la</strong>çaitles sièges ; il empi<strong>la</strong>it ses livres ; il jong<strong>la</strong>it, c’est à nepas le croire, avec ses précieuses géo<strong>de</strong>s ; il <strong>la</strong>nçait un


coup <strong>de</strong> poing par-ci, une tape par-là. Enfin ses nerfs secalmèrent et, comme un homme épuisé par une tropgran<strong>de</strong> dépense <strong>de</strong> flui<strong>de</strong>, il retomba dans son f<strong>au</strong>teuil.« Quelle heure est-il donc ? <strong>de</strong>manda-t-il aprèsquelques instants <strong>de</strong> silence.– Trois heures, répondis-je.– Tiens ! mon dîner a passé vite. Je meurs <strong>de</strong> faim.À table. Puis ensuite...– Ensuite ?– Tu feras ma malle.– Hein ! m’écriai-je.– Et <strong>la</strong> tienne ! » répondit l’impitoyable professeuren entrant dans <strong>la</strong> salle à manger.


VIÀ ces paroles, un frisson me passa par tout le corps.Cependant je me contins. Je résolus même <strong>de</strong> fairebonne figure. Des arguments scientifiques pouvaientseuls arrêter le professeur Li<strong>de</strong>nbrock ; or, il y en avait,et <strong>de</strong> bons, contre <strong>la</strong> possibilité d’un pareil voyage.Aller <strong>au</strong> <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ! Quelle folie ! Je réservai madialectique pour le moment opportun, et je m’occupaidu repas.Inutile <strong>de</strong> rapporter les imprécations <strong>de</strong> mon oncle<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> table <strong>de</strong>sservie. Tout s’expliqua. La liberté futrendue à <strong>la</strong> bonne Marthe. Elle courut <strong>au</strong> marché et fitsi bien, qu’une heure après ma faim était calmée, et jerevenais <strong>au</strong> sentiment <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation.Pendant le repas, mon oncle fut presque gai ; il luiéchappait <strong>de</strong> ces p<strong>la</strong>isanteries <strong>de</strong> savant qui ne sontjamais bien dangereuses. Après le <strong>de</strong>ssert, il me fitsigne <strong>de</strong> le suivre dans son cabinet.J’obéis. Il s’assit à un bout <strong>de</strong> sa table <strong>de</strong> travail, etmoi à l’<strong>au</strong>tre.« Axel, dit-il d’une voix assez douce, tu es un


garçon très ingénieux ; tu m’as rendu là un fier service,quand, <strong>de</strong> guerre <strong>la</strong>sse, j’al<strong>la</strong>is abandonner cettecombinaison. Où me serais-je égaré ? Nul ne peut lesavoir ! Je n’oublierai jamais ce<strong>la</strong>, mon garçon, et <strong>de</strong> <strong>la</strong>gloire que nous allons acquérir tu <strong>au</strong>ras ta part. »« Allons ! pensai-je, il est <strong>de</strong> bonne humeur ; lemoment est venu <strong>de</strong> discuter cette gloire. »« Avant tout, reprit mon oncle, je te recomman<strong>de</strong> lesecret le plus absolu, tu m’entends ? Je ne manque pasd’envieux dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s savants, et be<strong>au</strong>coupvoudraient entreprendre ce voyage, qui ne s’endouteront qu’à notre retour.– Croyez-vous, dis-je, que le nombre <strong>de</strong> ces<strong>au</strong>dacieux fût si grand ?– Certes ! qui hésiterait à conquérir une tellerenommée ? Si ce document était connu, une arméeentière <strong>de</strong> géologues se précipiterait sur les tracesd’Arne Saknussemm !– Voilà ce dont je ne suis pas persuadé, mon oncle,car rien ne prouve l’<strong>au</strong>thenticité <strong>de</strong> ce document.– Comment ! Et le livre dans lequel nous l’avonsdécouvert !– Bon ! j’accor<strong>de</strong> que ce Saknussemm ait écrit ceslignes, mais s’ensuit-il qu’il ait réellement accompli cevoyage, et ce vieux parchemin ne peut-il renfermer une


mystification ? »Ce <strong>de</strong>rnier mot, un peu hasardé, je regrettai presque<strong>de</strong> l’avoir prononcé ; le professeur fronça son épaissourcil, et je craignais d’avoir compromis les suites <strong>de</strong>cette conversation. Heureusement il n’en fut rien. Monsévère interlocuteur éb<strong>au</strong>cha une sorte <strong>de</strong> sourire sur seslèvres et répondit :« C’est ce que nous verrons.– Ah ! fis-je un peu vexé ; mais permettez-moid’épuiser <strong>la</strong> série <strong>de</strong>s objections re<strong>la</strong>tives à cedocument.– Parle, mon garçon, ne te gêne pas. Je te <strong>la</strong>issetoute liberté d’exprimer ton opinion. Tu n’es plus monneveu, mais mon collègue. Ainsi, va.– Eh bien, je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai d’abord ce que sontce Yocul, ce Sneffels et ce Scartaris, dont je n’ai jamaisentendu parler ?– Rien n’est plus facile. J’ai précisément reçu, il y aquelque temps, une carte <strong>de</strong> mon ami AugustusPeterman <strong>de</strong> Leipzig ; elle ne pouvait arriver plus àpropos. Prends le troisième at<strong>la</strong>s dans <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> travée<strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> bibliothèque, série Z, p<strong>la</strong>nche 4. »Je me levai, et, grâce à ces indications précises, jetrouvai rapi<strong>de</strong>ment l’at<strong>la</strong>s <strong>de</strong>mandé. Mon oncle l’ouvritet dit :


« Voici une <strong>de</strong>s meilleures cartes <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, celle<strong>de</strong> Han<strong>de</strong>rson, et je crois qu’elle va nous donner <strong>la</strong>solution <strong>de</strong> toutes tes difficultés. »Je me penchai sur <strong>la</strong> carte.« Vois cette île composée <strong>de</strong> volcans, dit leprofesseur, et remarque qu’ils portent tous le nom <strong>de</strong>Yocul. Ce mot veut dire « g<strong>la</strong>cier » en is<strong>la</strong>ndais, et,sous <strong>la</strong> <strong>la</strong>titu<strong>de</strong> élevée <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>séruptions se font jour à travers les couches <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce. Delà cette dénomination <strong>de</strong> Yocul appliquée à tous lesmonts ignivomes <strong>de</strong> l’île.– Bien, répondis-je ; mais qu’est-ce que leSneffels ? »J’espérais qu’à cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> il n’y <strong>au</strong>rait pas <strong>de</strong>réponse. Je me trompais. Mon oncle reprit :« Suis-moi sur <strong>la</strong> côte occi<strong>de</strong>ntale <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.Aperçois-tu Reykjawik, sa capitale ? Oui. Bien.Remonte les fjords innombrables <strong>de</strong> ces rivages rongéspar <strong>la</strong> mer, et arrête-toi un peu <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous du soixantecinquième<strong>de</strong>gré <strong>de</strong> <strong>la</strong>titu<strong>de</strong>. Que vois-tu là ?– Une sorte <strong>de</strong> presqu’île semb<strong>la</strong>ble à un osdécharné, que termine une énorme rotule.– La comparaison est juste, mon garçon ;maintenant, n’aperçois-tu rien sur cette rotule ?


– Si, un mont qui semble avoir poussé en mer.– Bon ! c’est le Sneffels.– Le Sneffels ?– Lui-même, une montagne h<strong>au</strong>te <strong>de</strong> cinq millepieds, l’une <strong>de</strong>s plus remarquables <strong>de</strong> l’île, et à coup sûr<strong>la</strong> plus célèbre du mon<strong>de</strong> entier, si son cratère aboutit<strong>au</strong> <strong>centre</strong> du globe.– Mais c’est impossible ! m’écriai-je en h<strong>au</strong>ssant lesép<strong>au</strong>les et révolté contre une pareille supposition.– Impossible ! répondit le professeur Li<strong>de</strong>nbrockd’un ton sévère. Et pourquoi ce<strong>la</strong> ?– Parce que ce cratère est évi<strong>de</strong>mment obstrué parles <strong>la</strong>ves, les roches brû<strong>la</strong>ntes, et qu’alors...– Et si c’est un cratère éteint ?– Éteint ?– Oui. Le nombre <strong>de</strong>s volcans en activité à <strong>la</strong>surface du globe n’est actuellement que <strong>de</strong> trois centsenviron ; mais il existe une bien plus gran<strong>de</strong> quantité <strong>de</strong>volcans éteints. Or le Sneffels compte parmi ces<strong>de</strong>rniers, et, <strong>de</strong>puis les temps historiques, il n’a euqu’une seule éruption, celle <strong>de</strong> 1219 ; à partir <strong>de</strong> cetteépoque, ses rumeurs se sont apaisées peu à peu, et iln’est plus <strong>au</strong> nombre <strong>de</strong>s volcans actifs. »À ces affirmations positives je n’avais absolument


ien à répondre ; je me rejetai donc sur les <strong>au</strong>tresobscurités que renfermait le document.« Que signifie ce mot Scartaris, <strong>de</strong>mandai-je, et queviennent faire là les calen<strong>de</strong>s <strong>de</strong> juillet ? »Mon oncle prit quelques moments <strong>de</strong> réflexion.J’eus un instant d’espoir, mais un seul, car bientôt il merépondit en ces termes :« Ce que tu appelles obscurité est pour moi lumière.Ce<strong>la</strong> prouve les soins ingénieux avec lesquelsSaknussemm a voulu préciser sa découverte. LeSneffels est formé <strong>de</strong> plusieurs cratères ; il y avait doncnécessité d’indiquer celui d’entre eux qui mène <strong>au</strong><strong>centre</strong> du globe. Qu’a fait le savant Is<strong>la</strong>ndais ? Il aremarqué qu’<strong>au</strong>x approches <strong>de</strong>s calen<strong>de</strong>s <strong>de</strong> juillet,c’est-à-dire vers les <strong>de</strong>rniers jours du mois <strong>de</strong> juin, un<strong>de</strong>s pics <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne, le Scartaris, projetait sonombre jusqu’à l’ouverture du cratère en question, et il aconsigné le fait dans son document. Pouvait-il imaginerune indication plus exacte, et une fois arrivés <strong>au</strong>sommet du Sneffels, nous sera-t-il possible d’hésiter surle chemin à prendre ? »Décidément mon oncle avait réponse à tout. Je visbien qu’il était inattaquable sur les mots du vieuxparchemin. Je cessai donc <strong>de</strong> le presser à ce sujet, et,


comme il fal<strong>la</strong>it le convaincre avant tout, je passais <strong>au</strong>xobjections scientifiques, bien <strong>au</strong>trement graves, à monavis.« Allons, dis-je, je suis forcé d’en convenir, <strong>la</strong>phrase <strong>de</strong> Saknussemm est c<strong>la</strong>ire et ne peut <strong>la</strong>isser<strong>au</strong>cun doute à l’esprit. J’accor<strong>de</strong> même que ledocument a un air <strong>de</strong> parfaite <strong>au</strong>thenticité. Ce savant estallé <strong>au</strong> fond du Sneffels ; il a vu l’ombre du Scartariscaresser les bords du cratère avant les calen<strong>de</strong>s <strong>de</strong>juillet ; il a même entendu raconter dans les récitslégendaires <strong>de</strong> son temps que ce cratère aboutissait <strong>au</strong><strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ; mais quant à y être parvenu luimême,quant à avoir fait le voyage et à en être revenu,s’il l’a entrepris, non, cent fois non !– Et <strong>la</strong> raison ? dit mon oncle d’un tonsingulièrement moqueur.– C’est que toutes les théories <strong>de</strong> <strong>la</strong> sciencedémontrent qu’une pareille entreprise est impraticable !– Toutes les théories disent ce<strong>la</strong> ? répondit leprofesseur on prenant un air bonhomme. Ah ! lesvi<strong>la</strong>ines théories ! comme elles vont nous gêner, cesp<strong>au</strong>vres théories ! »Je vis qu’il se moquait <strong>de</strong> moi, mais je continuainéanmoins :« Oui ! il est parfaitement reconnu que <strong>la</strong> chaleur


<strong>au</strong>gmente environ d’un <strong>de</strong>gré par soixante-dix pieds <strong>de</strong>profon<strong>de</strong>ur <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface du globe ; or, enadmettant cette proportionnalité constante, le rayon<strong>terre</strong>stre étant <strong>de</strong> quinze cents lieues, il existe <strong>au</strong> <strong>centre</strong>une température <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> <strong>de</strong>grés. Lesmatières <strong>de</strong> l’intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> se trouvent donc àl’état <strong>de</strong> gaz incan<strong>de</strong>scent, car les mét<strong>au</strong>x, l’or, lep<strong>la</strong>tine, les roches les plus dures, ne résistent pas à unepareille chaleur. J’ai donc le droit <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il estpossible <strong>de</strong> pénétrer dans un semb<strong>la</strong>ble milieu !– Ainsi, Axel, c’est <strong>la</strong> chaleur qui t’embarrasse ?– Sans doute. Si nous arrivions à une profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>dix lieues seulement, nous serions parvenus à <strong>la</strong> limite<strong>de</strong> l’écorce <strong>terre</strong>stre, car déjà <strong>la</strong> température estsupérieure à treize cents <strong>de</strong>grés.– Et tu as peur d’entrer en fusion ?– Je vous <strong>la</strong>isse <strong>la</strong> question à déci<strong>de</strong>r, répondis-jeavec humeur.– Voici ce que je déci<strong>de</strong>, répondit le professeurLi<strong>de</strong>nbrock en prenant ses grands airs ; c’est que ni toini personne ne sait d’une façon certaine ce qui se passeà l’intérieur du globe, attendu qu’on connaît à peine <strong>la</strong>douze millième partie <strong>de</strong> son rayon ; c’est que <strong>la</strong>science est éminemment perfectible et que chaquethéorie est incessamment détruite par une théorie


nouvelle. N’a-t-on pas cru jusqu’à Fourier que <strong>la</strong>température <strong>de</strong>s espaces p<strong>la</strong>nétaires al<strong>la</strong>it toujoursdiminuant, et ne sait-on pas <strong>au</strong>jourd’hui que les plusgrands froids <strong>de</strong>s régions éthérées ne dépassent pasquarante ou cinquante <strong>de</strong>grés <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> zéro ?Pourquoi n’en serait-il pas ainsi <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaleur interne ?Pourquoi, à une certaine profon<strong>de</strong>ur, n’atteindrait-ellepas une limite infranchissable, <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> s’éleverjusqu’<strong>au</strong> <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> fusion <strong>de</strong>s minér<strong>au</strong>x les plusréfractaires ? »Mon oncle p<strong>la</strong>çant <strong>la</strong> question sur le terrain <strong>de</strong>shypothèses, je n’eus rien à répondre.« Eh bien, je te dirai que <strong>de</strong> véritables savants,Poisson entre <strong>au</strong>tres, ont prouvé que, si une chaleur <strong>de</strong><strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> <strong>de</strong>grés existait à l’intérieur du globe,les gaz incan<strong>de</strong>scents provenant <strong>de</strong>s matières fonduesacquerraient une é<strong>la</strong>sticité telle que l’écorce <strong>terre</strong>stre nepourrait y résister et éc<strong>la</strong>terait comme les parois d’unech<strong>au</strong>dière sous l’effort <strong>de</strong> <strong>la</strong> vapeur.– C’est l’avis <strong>de</strong> Poisson, mon oncle, voilà tout.– D’accord, mais c’est <strong>au</strong>ssi l’avis d’<strong>au</strong>tresgéologues distingués, que l’intérieur du globe n’estformé ni <strong>de</strong> gaz ni d’e<strong>au</strong>, ni <strong>de</strong>s plus lour<strong>de</strong>s pierres quenous connaissions, car, dans ce cas, <strong>la</strong> <strong>terre</strong> <strong>au</strong>rait unpoids <strong>de</strong>ux fois moindre.


– Oh ! avec les chiffres on prouve tout ce qu’onveut !– Et avec les faits, mon garçon, en est-il <strong>de</strong> même ?N’est-il pas constant que le nombre <strong>de</strong>s volcans aconsidérablement diminué <strong>de</strong>puis les premiers jours dumon<strong>de</strong>, et, si chaleur centrale il y a, ne peut-on enconclure qu’elle tend à s’affaiblir ?– Mon oncle, si vous entrez dans le champ <strong>de</strong>ssuppositions, je n’ai plus à discuter.– Et moi j’ai à dire qu’à mon opinion se joignent lesopinions <strong>de</strong> gens fort compétents. Te souviens-tu d’unevisite que me fit le célèbre chimiste ang<strong>la</strong>is HumphryDavy en 1825 ?– Aucunement, car je ne suis venu <strong>au</strong> mon<strong>de</strong> quedix-neuf ans après.– Eh bien, Humphry Davy vint me voir à sonpassage à Hambourg. Nous discutâmes longtemps,entre <strong>au</strong>tres questions, l’hypothèse <strong>de</strong> <strong>la</strong> liquidité dunoy<strong>au</strong> intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>. Nous étions tous <strong>de</strong>uxd’accord que cette liquidité ne pouvait exister, par uneraison à <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> science n’a jamais trouvé <strong>de</strong>réponse.– Et <strong>la</strong>quelle ? dis-je un peu étonné.– C’est que cette masse liqui<strong>de</strong> serait sujette commel’Océan, à l’attraction <strong>de</strong> <strong>la</strong> lune, et conséquemment,


<strong>de</strong>ux fois par jour, il se produirait <strong>de</strong>s maréesintérieures qui, soulevant l’écorce <strong>terre</strong>stre, donneraientlieu à <strong>de</strong>s tremblements <strong>de</strong> <strong>terre</strong> périodiques !– Mais il est pourtant évi<strong>de</strong>nt que <strong>la</strong> surface duglobe a été soumise à <strong>la</strong> combustion, et il est permis <strong>de</strong>supposer que <strong>la</strong> croûte extérieure s’est refroidied’abord, tandis que <strong>la</strong> chaleur se réfugiait <strong>au</strong> <strong>centre</strong>.– Erreur, répondit mon oncle ; <strong>la</strong> <strong>terre</strong> a étééch<strong>au</strong>ffée par <strong>la</strong> combustion <strong>de</strong> sa surface, et non<strong>au</strong>trement. Sa surface était composée d’une gran<strong>de</strong>quantité <strong>de</strong> mét<strong>au</strong>x, tels que le potassium, le sodium,qui ont <strong>la</strong> propriété <strong>de</strong> s’enf<strong>la</strong>mmer <strong>au</strong> seul contact <strong>de</strong>l’air et <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> ; ces mét<strong>au</strong>x prirent feu quand lesvapeurs atmosphériques se précipitèrent en pluie sur lesol, et peu à peu, lorsque les e<strong>au</strong>x pénétrèrent dans lesfissures <strong>de</strong> l’écorce <strong>terre</strong>stre, elles déterminèrent <strong>de</strong>nouve<strong>au</strong>x incendies avec explosions et éruptions. De làles volcans si nombreux <strong>au</strong>x premiers jours du mon<strong>de</strong>.– Mais voilà une ingénieuse hypothèse ! m’écriai-jeun peu malgré moi.– Et qu’Humphry Davy me rendit sensible, icimême, par une expérience bien simple. Il composa uneboule métallique faite principalement <strong>de</strong>s mét<strong>au</strong>x dontje viens <strong>de</strong> parler, et qui figurait parfaitement notreglobe ; lorsqu’on faisait tomber une fine rosée à sasurface, celle-ci se boursouf<strong>la</strong>it, s’oxydait et formait


une petite montagne ; un cratère s’ouvrait à sonsommet ; l’éruption avait lieu et communiquait à toute<strong>la</strong> boule une chaleur telle qu’il <strong>de</strong>venait impossible <strong>de</strong><strong>la</strong> tenir à <strong>la</strong> main. »Vraiment, je commençais à être ébranlé par lesarguments du professeur ; il les faisait valoir d’ailleursavec sa passion et son enthousiasme habituels.« Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l’état du noy<strong>au</strong> centra<strong>la</strong> soulevé <strong>de</strong>s hypothèses diverses entre les géologues ;rien <strong>de</strong> moins prouvé que ce fait d’une chaleur interne ;suivant moi, elle n’existe pas ; elle ne s<strong>au</strong>rait exister ;nous le verrons, d’ailleurs, et, comme ArneSaknussemm, nous s<strong>au</strong>rons à quoi nous en tenir surcette gran<strong>de</strong> question.– Eh bien ! oui, répondis-je en me sentant gagner àcet enthousiasme ; oui, nous le verrons, si on y voittoutefois.– Et pourquoi pas ? Ne pouvons-nous compter sur<strong>de</strong>s phénomènes électriques pour nous éc<strong>la</strong>irer, etmême sur l’atmosphère, que sa pression peut rendrelumineuse en s’approchant du <strong>centre</strong> ?– Oui, dis-je, oui ! ce<strong>la</strong> est possible, après tout.– Ce<strong>la</strong> est certain, répondit triomphalement mononcle ; mais silence, entends-tu ! silence sur tout ceci, et


que personne n’ait idée <strong>de</strong> découvrir avant nous le<strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>. »


VIIAinsi se termina cette mémorable séance. Cetentretien me donna <strong>la</strong> fièvre. Je sortis du cabinet <strong>de</strong>mon oncle comme étourdi, et il n’y avait pas assez d’airdans les rues <strong>de</strong> Hambourg pour me remettre. Je gagnaidonc les bords <strong>de</strong> l’Elbe, du côté du bac à vapeur quimet <strong>la</strong> ville en communication avec le chemin <strong>de</strong> fer <strong>de</strong>Hambourg.Étais-je convaincu <strong>de</strong> ce que je venais d’apprendre ?N’avais-je pas subi <strong>la</strong> domination du professeurLi<strong>de</strong>nbrock ? Devais-je prendre <strong>au</strong> sérieux sa résolutiond’aller <strong>au</strong> <strong>centre</strong> du massif <strong>terre</strong>stre ? Venais-jed’entendre les spécu<strong>la</strong>tions insensées d’un fou ou lesdéductions scientifiques d’un grand génie ? En toutce<strong>la</strong>, où s’arrêtait <strong>la</strong> vérité, où commençait l’erreur ?Je flottais entre mille hypothèses contradictoires,sans pouvoir m’accrocher à <strong>au</strong>cune.Cependant je me rappe<strong>la</strong>is avoir été convaincu,quoique mon enthousiasme commençât à se modérer ;mais j’<strong>au</strong>rais voulu partir immédiatement et ne pasprendre le temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion. Oui, le courage nem’eût pas manqué pour boucler ma valise en ce


moment.Il f<strong>au</strong>t pourtant l’avouer, une heure après, cettesurexcitation tomba ; mes nerfs se détendirent, et <strong>de</strong>sprofonds abîmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> je remontai à sa surface.« C’est absur<strong>de</strong> ! m’écriai-je ; ce<strong>la</strong> n’a pas le senscommun ! Ce n’est pas une proposition sérieuse à faireà un garçon sensé. Rien <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong> n’existe. J’ai maldormi, j’ai fait un m<strong>au</strong>vais rêve. »Cependant j’avais suivi les bords <strong>de</strong> l’Elbe et tourné<strong>la</strong> ville. Après avoir remonté le port, j’étais arrivé à <strong>la</strong>route d’Altona. Un pressentiment me conduisait,pressentiment justifié, car j’aperçus bientôt ma petiteGraüben qui, <strong>de</strong> son pied leste, revenait bravement àHambourg.« Graüben ! » lui criai-je <strong>de</strong> loin.La jeune fille s’arrêta, un peu troublée, j’imagine, <strong>de</strong>s’entendre appeler ainsi sur une gran<strong>de</strong> route. En dixpas je fus près d’elle.« Axel ! fit-elle surprise. Ah ! tu es venu à marencontre ! C’est bien ce<strong>la</strong>, monsieur. »Mais, en me regardant, Graüben ne put seméprendre à mon air inquiet, bouleversé.« Qu’as-tu donc ? dit-elle en me tendant <strong>la</strong> main.– Ce que j’ai, Graüben ! » m’écriai-je.


En <strong>de</strong>ux secon<strong>de</strong>s et en trois phrases ma jolieVir<strong>la</strong>ndaise était <strong>au</strong> courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation. Pendantquelques instants elle garda le silence. Son cœurpalpitait-il à l’égal du mien ? Je l’ignore, mais sa mainne tremb<strong>la</strong>it pas dans <strong>la</strong> mienne. Nous fîmes unecentaine <strong>de</strong> pas sans parler.« Axel ! me dit-elle enfin.– Ma chère Graüben !– Ce sera là un be<strong>au</strong> voyage. »Je bondis à ces mots.« Oui, Axel, un voyage digne du neveu d’un savant.Il est bien qu’un homme se soit distingué par quelquegran<strong>de</strong> entreprise !– Quoi ! Graüben, tu ne me détournes pas <strong>de</strong> tenterune pareille expédition ?– Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vousaccompagnerais volontiers, si une p<strong>au</strong>vre fille ne <strong>de</strong>vaitêtre un embarras pour vous.– Dis-tu vrai ?– Je dis vrai. »Ah ! femmes, jeunes filles, cœurs féminins toujoursincompréhensibles ! Quand vous n’êtes pas les plustimi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s êtres, vous en êtes les plus braves ! Laraison n’a que faire <strong>au</strong>près <strong>de</strong> vous. Quoi ! cette enfant


m’encourageait à prendre part à cette expédition ! Ellen’eût pas craint <strong>de</strong> tenter l’aventure. Elle m’y poussait,moi qu’elle aimait cependant !J’étais déconcerté et, pourquoi ne pas le dire,honteux.« Graüben, repris-je, nous verrons si <strong>de</strong>main tuparleras <strong>de</strong> cette manière.– Demain, cher Axel, je parlerai comme<strong>au</strong>jourd’hui. »Graüben et moi, nous tenant par <strong>la</strong> main, maisgardant un profond silence, nous continuâmes notrechemin, j’étais brisé par les émotions <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée.« Après tout, pensai-je, les calen<strong>de</strong>s <strong>de</strong> juillet sontencore loin et, d’ici là, bien <strong>de</strong>s événements sepasseront qui guériront mon oncle <strong>de</strong> sa manie <strong>de</strong>voyager sous <strong>terre</strong>. »La nuit était venue quand nous arrivâmes à <strong>la</strong>maison <strong>de</strong> Königstrasse. Je m’attendais à trouver <strong>la</strong><strong>de</strong>meure tranquille, mon oncle couché suivant sonhabitu<strong>de</strong> et <strong>la</strong> bonne Marthe donnant à <strong>la</strong> salle à mangerle <strong>de</strong>rnier coup <strong>de</strong> plume<strong>au</strong> du soir.Mais j’avais compté sans l’impatience duprofesseur. Je le trouvai criant, s’agitant <strong>au</strong> milieud’une troupe <strong>de</strong> porteurs qui déchargeaient certainesmarchandises dans l’allée ; <strong>la</strong> vieille servante ne savait


où donner <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête.« Mais viens donc, Axel ; hâte-toi donc,malheureux ! s’écria mon oncle du plus loin qu’ilm’aperçut, et ta malle qui n’est pas faite, et mes papiersqui ne sont pas en ordre, et mon sac <strong>de</strong> voyage dont jene trouve pas <strong>la</strong> clef, et mes guêtres qui n’arriventpas ! »Je <strong>de</strong>meurai stupéfait. La voix me manquait pourparler. C’est à peine si mes lèvres purent articuler cesmots :« Nous partons donc ?– Oui, malheureux garçon, qui vas te promener <strong>au</strong>lieu d’être là !– Nous partons ? répétai-je d’une voix affaiblie.– Oui, après-<strong>de</strong>main matin, à <strong>la</strong> première heure. »Je ne pus en entendre davantage, et je m’enfuis dansma petite chambre.Il n’y avait plus à en douter ; mon oncle venaitd’employer son après-midi à se procurer une partie <strong>de</strong>sobjets et ustensiles nécessaires à son voyage ; l’alléeétait encombrée d’échelles <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s ànœuds, <strong>de</strong> torches, <strong>de</strong> gour<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> crampons <strong>de</strong> fer, <strong>de</strong>pics, <strong>de</strong> bâtons ferrés, <strong>de</strong> pioches, <strong>de</strong> quoi charger dixhommes <strong>au</strong> moins.


Je passai une nuit affreuse. Le len<strong>de</strong>main jem’entendis appeler <strong>de</strong> bonne heure. J’étais décidé à nepas ouvrir ma porte. Mais le moyen <strong>de</strong> résister à <strong>la</strong>douce voix qui prononçait ces mots : « Mon cherAxel ? »Je sortis <strong>de</strong> ma chambre. Je pensai que mon airdéfait, ma pâleur, mes yeux rougis par l’insomnieal<strong>la</strong>ient produire leur effet sur Graüben et changer sesidées.« Ah ! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu teportes mieux et que <strong>la</strong> nuit t’a calmé.– Calmé ! » m’écriai-je.Je me précipitai vers mon miroir. Eh bien, j’avaismoins m<strong>au</strong>vaise mine que je ne le supposais. C’était àn’y pas croire.« Axel, me dit Graüben, j’ai longtemps c<strong>au</strong>sé avecmon tuteur. C’est un hardi savant, un homme <strong>de</strong> grandcourage, et tu te souviendras que son sang coule danstes veines. Il m’a raconté ses projets, ses espérances,pourquoi et comment il espère atteindre son but. Il yparviendra, je n’en doute pas. Ah ! cher Axel, c’estbe<strong>au</strong> <strong>de</strong> se dévouer ainsi à <strong>la</strong> science ! Quelle gloireattend M. Li<strong>de</strong>nbrock et rejaillira sur son compagnon !Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal, libre <strong>de</strong>parler, libre d’agir, libre enfin <strong>de</strong>... »


La jeune fille, rougissante, n’acheva pas. Ses parolesme ranimaient. Cependant je ne vou<strong>la</strong>is pas croireencore à notre départ. J’entraînai Graüben vers lecabinet du professeur.« Mon oncle, dis-je, il est donc bien décidé que nouspartons ?– Comment ! tu en doutes ?– Non, dis-je afin <strong>de</strong> ne pas le contrarier. Seulement,je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai ce qui nous presse.– Mais le temps ! le temps qui fuit avec uneirréparable vitesse !– Cependant nous ne sommes qu’<strong>au</strong> 26 mai, etjusqu’à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> juin...– Eh ! crois-tu donc, ignorant, qu’on se ren<strong>de</strong> sifacilement en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ? Si tu ne m’avais pas quittécomme un fou, je t’<strong>au</strong>rais emmené <strong>au</strong> Bure<strong>au</strong>-office <strong>de</strong>Copenhague, chez Liffen<strong>de</strong>r et Co. Là, tu <strong>au</strong>rais vu que<strong>de</strong> Copenhague à Reykjawik il n’y a qu’un service.– Eh bien ?– Eh bien ! si nous attendions <strong>au</strong> 22 juin, nousarriverions trop tard pour voir l’ombre du Scartariscaresser le cratère du Sneffels ! Il f<strong>au</strong>t donc gagnerCopenhague <strong>au</strong> plus vite pour y chercher un moyen <strong>de</strong>transport. Va faire ta malle ! »


Il n’y avait pas un mot à répondre. Je remontai dansma chambre. Graüben me suivit. Ce fut elle qui sechargea <strong>de</strong> mettre en ordre, dans une petite valise, lesobjets nécessaires à mon voyage. Elle n’était pas plusémue que s’il se fût agi d’une promena<strong>de</strong> à Lubeck ou àHeligo<strong>la</strong>nd. Ses petites mains al<strong>la</strong>ient et venaient sansprécipitation. Elle c<strong>au</strong>sait avec calme. Elle me donnaitles raisons les plus sensées en faveur <strong>de</strong> notreexpédition. Elle m’enchantait, et je me sentais unegrosse colère contre elle. Quelquefois je vou<strong>la</strong>ism’emporter, mais elle n’y prenait gar<strong>de</strong> et continuaitméthodiquement sa tranquille besogne.Enfin <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière courroie <strong>de</strong> <strong>la</strong> valise fut bouclée. Je<strong>de</strong>scendis <strong>au</strong> rez-<strong>de</strong>-ch<strong>au</strong>ssée.Pendant cette journée les fournisseurs d’instruments<strong>de</strong> physique, d’armes, d’appareils électriques s’étaientmultipliés. La bonne Marthe en perdait <strong>la</strong> tête.« Est-ce que monsieur est fou ? » me dit-elle.Je fis un signe affirmatif.« Et il vous emmène avec lui ? »Même affirmation.« Où ce<strong>la</strong> ? » dit-elle.J’indiquai du doigt le <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>.« À <strong>la</strong> cave ? s’écria <strong>la</strong> vieille servante.


– Non, dis-je enfin, plus bas ! »Le soir arriva. Je n’avais plus conscience du tempsécoulé.« À <strong>de</strong>main matin, dit mon oncle, nous partons à sixheures précises. »À dix heures je tombai sur mon lit comme unemasse inerte.Pendant <strong>la</strong> nuit mes <strong>terre</strong>urs me reprirent.Je <strong>la</strong> passai à rêver <strong>de</strong> gouffres ! J’étais en proie <strong>au</strong>délire. Je me sentais étreint par <strong>la</strong> main vigoureuse duprofesseur, entraîné, abîmé, enlisé ! Je tombais <strong>au</strong> fondd’insondables précipices avec cette vitesse croissante<strong>de</strong>s corps abandonnés dans l’espace. Ma vie n’était plusqu’une chute interminable.Je me réveil<strong>la</strong>i à cinq heures, brisé <strong>de</strong> fatigue etd’émotion. Je <strong>de</strong>scendis à <strong>la</strong> salle à manger. Mon oncleétait à table. Il dévorait. Je le regardai avec unsentiment d’horreur. Mais Graüben était là. Je ne disrien. Je ne pus manger.À cinq heures et <strong>de</strong>mie, un roulement se fit entendredans <strong>la</strong> rue. Une <strong>la</strong>rge voiture arrivait pour nousconduire <strong>au</strong> chemin <strong>de</strong> fer d’Altona. Elle fut bientôtencombrée <strong>de</strong>s colis <strong>de</strong> mon oncle.« Et ta malle ? me dit-il.


– Elle est prête, répondis-je en défail<strong>la</strong>nt.– Dépêche-toi donc <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>scendre, ou tu vas nousfaire manquer le train ! »Lutter contre ma <strong>de</strong>stinée me parut alors impossible.Je remontai dans ma chambre, et, <strong>la</strong>issant glisser mavalise sur les marches <strong>de</strong> l’escalier, je m’é<strong>la</strong>nçai à sasuite.En ce moment mon oncle remettait solennellemententre les mains <strong>de</strong> Graüben « les rênes » <strong>de</strong> sa maison.Ma jolie Vir<strong>la</strong>ndaise conservait son calme habituel. Elleembrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une <strong>la</strong>rmeen effleurant ma joue <strong>de</strong> ses douces lèvres.« Graüben ! m’écriai-je.– Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes tafiancée, mais tu trouveras ta femme <strong>au</strong> retour. »Je serrai Graüben dans mes bras, et pris p<strong>la</strong>ce dans<strong>la</strong> voiture. Marthe et <strong>la</strong> jeune fille, du seuil <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte,nous adressèrent un <strong>de</strong>rnier adieu ; puis les <strong>de</strong>uxchev<strong>au</strong>x, excités par le sifflement <strong>de</strong> leur conducteur,s’é<strong>la</strong>ncèrent <strong>au</strong> galop sur <strong>la</strong> route d’Altona.


VIIIAltona, véritable banlieue <strong>de</strong> Hambourg, est tête <strong>de</strong>ligne du chemin <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> Kiel qui <strong>de</strong>vait nous conduire<strong>au</strong> rivage <strong>de</strong>s Belt. En moins <strong>de</strong> vingt minutes, nousentrions sur le territoire du Holstein.À six heures et <strong>de</strong>mie <strong>la</strong> voiture s’arrêta <strong>de</strong>vant <strong>la</strong>gare ; les nombreux colis <strong>de</strong> mon oncle, ses volumineuxarticles <strong>de</strong> voyage furent déchargés, transportés, pesés,étiquetés, rechargés dans le wagon <strong>de</strong> bagages, et à septheures nous étions assis l’un vis-à-vis <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre dans lemême compartiment. La vapeur siff<strong>la</strong>, <strong>la</strong> locomotive semit en mouvement. Nous étions partis.Étais-je résigné ? Pas encore. Cependant l’air fraisdu matin, les détails <strong>de</strong> <strong>la</strong> route rapi<strong>de</strong>ment renouveléspar <strong>la</strong> vitesse du train me distrayaient <strong>de</strong> ma gran<strong>de</strong>préoccupation.Quant à <strong>la</strong> pensée du professeur, elle <strong>de</strong>vançaitévi<strong>de</strong>mment ce convoi trop lent <strong>au</strong> gré <strong>de</strong> sonimpatience. Nous étions seuls dans le wagon, mais sansparler. Mon oncle revisitait ses poches et son sac <strong>de</strong>voyage avec une minutieuse attention. Je vis bien querien ne lui manquait <strong>de</strong>s pièces nécessaires à


l’exécution <strong>de</strong> ses projets.Entre <strong>au</strong>tres, une feuille <strong>de</strong> papier, pliée avec soin,portait l’en-tête <strong>de</strong> <strong>la</strong> chancellerie danoise, avec <strong>la</strong>signature <strong>de</strong> M. Christiensen, consul à Hambourg etl’ami du professeur. Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vait nous donner toutefacilité d’obtenir à Copenhague <strong>de</strong>s recommandationspour le gouverneur <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.J’aperçus <strong>au</strong>ssi le fameux document précieusementenfoui dans <strong>la</strong> plus secrète poche du portefeuille. Je lem<strong>au</strong>dis du fond du cœur, et je me remis à examiner lepays. C’était une vaste suite <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ines peu curieuses,monotones, limoneuses et assez fécon<strong>de</strong>s : unecampagne très favorable à l’établissement d’un railwayet propice à ces lignes droites si chères <strong>au</strong>x compagnies<strong>de</strong> chemins <strong>de</strong> fer.Mais cette monotonie n’eut pas le temps <strong>de</strong> mafatiguer, car, trois heures après notre départ, le trains’arrêtait à Kiel, à <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.Nos bagages étant enregistrés pour Copenhague, iln’y eut pas à s’en occuper. Cependant le professeur lessuivit d’un œil inquiet pendant leur transport <strong>au</strong> bate<strong>au</strong>à vapeur. Là ils disparurent à fond <strong>de</strong> cale.Mon oncle, dans sa précipitation, avait si biencalculé les heures <strong>de</strong> correspondance du chemin <strong>de</strong> feret du bate<strong>au</strong>, qu’il nous restait une journée entière à


perdre. Le steamer l’Ellenora ne partait pas avant <strong>la</strong>nuit. De là une fièvre <strong>de</strong> neuf heures, pendant <strong>la</strong>quellel’irascible voyageur envoya à tous les diablesl’administration <strong>de</strong>s bate<strong>au</strong>x et <strong>de</strong>s railways et lesgouvernements qui toléraient <strong>de</strong> pareils abus. Je dusfaire chorus avec lui quand il entreprit le capitaine <strong>de</strong>l’Ellenora à ce sujet. Il vou<strong>la</strong>it l’obliger à ch<strong>au</strong>ffer sansperdre un instant. L’<strong>au</strong>tre l’envoya promener.À Kiel, comme ailleurs, il f<strong>au</strong>t bien qu’une journéese passe. À force <strong>de</strong> nous promener sur les rivagesverdoyants <strong>de</strong> <strong>la</strong> baie <strong>au</strong> fond <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle s’élève <strong>la</strong>petite ville, <strong>de</strong> parcourir les bois touffus qui lui donnentl’apparence d’un nid dans un faisce<strong>au</strong> <strong>de</strong> branches,d’admirer les vil<strong>la</strong>s pourvues chacune <strong>de</strong> leur petitemaison <strong>de</strong> bain froid, enfin <strong>de</strong> courir et <strong>de</strong> m<strong>au</strong>gréer,nous atteignîmes dix heures du soir.Les tourbillons <strong>de</strong> <strong>la</strong> fumée <strong>de</strong> l’Ellenora sedéveloppaient dans le ciel ; le pont tremblotait sous lesfrissonnements <strong>de</strong> <strong>la</strong> ch<strong>au</strong>dière ; nous étions à bord etpropriétaires <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux couchettes étagées dans l’uniquechambre du bate<strong>au</strong>.À dix heures un quart les amarres furent <strong>la</strong>rguées, etle steamer fi<strong>la</strong> rapi<strong>de</strong>ment sur les sombres e<strong>au</strong>x duGrand Belt.La nuit était noire ; il y avait belle brise et fortemer ; quelques feux <strong>de</strong> <strong>la</strong> côte apparurent dans les


ténèbres ; plus tard, je ne sais, un phare à éc<strong>la</strong>ts étince<strong>la</strong><strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s flots ; ce fut tout ce qui resta dans monsouvenir <strong>de</strong> cette première traversée.À sept heures du matin nous débarquions à Korsor,petite ville située sur <strong>la</strong> côte occi<strong>de</strong>ntale du See<strong>la</strong>nd. Lànous s<strong>au</strong>tions du bate<strong>au</strong> dans un nouve<strong>au</strong> chemin <strong>de</strong> ferqui nous emportait à travers un pays non moins p<strong>la</strong>t queles campagnes du Holstein.C’était encore trois heures <strong>de</strong> voyage avantd’atteindre <strong>la</strong> capitale du Danemark. Mon oncle n’avaitpas fermé l’œil <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit. Dans son impatience, je croisqu’il poussait le wagon avec ses pieds.Enfin il aperçut une échappée <strong>de</strong> mer.« Le Sund ! » s’écria-t-il.Il y avait sur notre g<strong>au</strong>che une vaste construction quiressemb<strong>la</strong>it à un hôpital.« C’est une maison <strong>de</strong> fous, dit un <strong>de</strong> noscompagnons <strong>de</strong> voyage. »« Bon, pensai-je, voilà un établissement où nous<strong>de</strong>vrions finir nos jours ! Et, si grand qu’il fût, cethôpital serait encore trop petit pour contenir toute <strong>la</strong>folie du professeur Li<strong>de</strong>nbrock ! »Enfin, à dix heures du matin, nous prenions pied à


Copenhague ; les bagages furent chargés sur unevoiture et conduits avec nous à l’hôtel du Phœnix dansBred-Ga<strong>de</strong>. Ce fut l’affaire d’une <strong>de</strong>mi-heure, car <strong>la</strong>gare est située en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville. Puis mon oncle,faisant une toilette sommaire, m’entraîna à sa suite. Leportier <strong>de</strong> l’hôtel par<strong>la</strong>it l’allemand et l’ang<strong>la</strong>is ; mais leprofesseur, en sa qualité <strong>de</strong> polyglotte, l’interrogea enbon danois, et ce fut en bon danois que ce personnagelui indiqua <strong>la</strong> situation du Muséum <strong>de</strong>s Antiquités duNord.Le directeur <strong>de</strong> ce curieux établissement, où sontentassées <strong>de</strong>s merveilles qui permettraient <strong>de</strong>reconstruire l’histoire du pays avec ses vieilles armes <strong>de</strong>pierre, ses hanaps et ses bijoux, était un savant, l’ami duconsul <strong>de</strong> Hambourg, M. le professeur Thomson.Mon oncle avait pour lui une ch<strong>au</strong><strong>de</strong> lettre <strong>de</strong>recommandation. En général, un savant en reçoit assezmal un <strong>au</strong>tre. Mais ici ce fut tout <strong>au</strong>trement.M. Thomson, en homme serviable, fit un cordial accueil<strong>au</strong> professeur Li<strong>de</strong>nbrock, et même à son neveu. Direque notre secret fut gardé vis-à-vis <strong>de</strong> l’excellentdirecteur du Muséum, c’est à peine nécessaire. Nousvoulions tout bonnement visiter l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> en amateursdésintéressés.M. Thomson se mit entièrement à notre disposition,et nous courûmes les quais afin <strong>de</strong> chercher un navire


en partance.J’espérais que les moyens <strong>de</strong> transport manqueraientabsolument ; mais il n’en fut rien. Une petite goélettedanoise, <strong>la</strong> Valkyrie, <strong>de</strong>vait mettre à <strong>la</strong> voile le 2 juinpour Reykjawik. Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait àbord ; son futur passager, dans sa joie, lui serra lesmains à les briser. Ce brave homme fut un peu étonnéd’une pareille étreinte. Il trouvait tout simple d’aller enIs<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, puisque c’était son métier. Mon oncle trouvaitce<strong>la</strong> sublime. Le digne capitaine profita <strong>de</strong> cetenthousiasme pour nous faire payer double le passagesur son bâtiment. Mais nous n’y regardions pas <strong>de</strong> siprès.« Soyez à bord mardi, à sept heures du matin », ditM. Bjarne après avoir empoché un nombre respectable<strong>de</strong> species-dol<strong>la</strong>rs.Nous remerciâmes alors M. Thomson <strong>de</strong> ses bonssoins, et nous revînmes à l’hôtel du Phœnix.« Ce<strong>la</strong> va bien ! ce<strong>la</strong> va très bien, répétait mononcle. Quel heureux hasard d’avoir trouvé ce bâtimentprêt à partir ! Maintenant déjeunons, et allons visiter <strong>la</strong>ville. »Nous nous rendîmes à Kongens-Nye-Torw, p<strong>la</strong>ceirrégulière où se trouve un poste avec <strong>de</strong>ux innocentscanons braqués qui ne font peur à personne. Tout près,


<strong>au</strong> n° 5, il y avait une « rest<strong>au</strong>ration » française, tenuepar un cuisinier nommé Vincent ; nous y déjeunâmessuffisamment pour le prix modéré <strong>de</strong> quatre markschacun. 1Puis je pris un p<strong>la</strong>isir d’enfant à parcourir <strong>la</strong> ville ;mon oncle se <strong>la</strong>issait promener ; d’ailleurs il ne vit rien,ni l’insignifiant pa<strong>la</strong>is du roi, ni le joli pont du dixseptièmesiècle qui enjambe le canal <strong>de</strong>vant le Muséum,ni cet immense cénotaphe <strong>de</strong> Torwaldsen, orné <strong>de</strong>peintures murales horribles et qui contient à l’intérieurles œuvres <strong>de</strong> ce statuaire, ni, dans un assez be<strong>au</strong> parc,le châte<strong>au</strong> bonbonnière <strong>de</strong> Rosenborg, ni l’admirableédifice renaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bourse, ni son clocher faitavec les queues entre<strong>la</strong>cées <strong>de</strong> quatre dragons <strong>de</strong>bronze, ni les grands moulins <strong>de</strong>s remparts, dont lesvastes ailes s’enf<strong>la</strong>ient comme les voiles d’un vaisse<strong>au</strong><strong>au</strong> vent <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.Quelles délicieuses promena<strong>de</strong>s nous eussionsfaites, ma jolie Vir<strong>la</strong>ndaise et moi, du côté du port oùles <strong>de</strong>ux-ponts et les frégates dormaient paisiblementsous leur toiture rouge, sur les bords verdoyants dudétroit, à travers ces ombrages touffus <strong>au</strong> sein <strong>de</strong>squelsse cache <strong>la</strong> cita<strong>de</strong>lle, dont les canons allongent leurgueule noirâtre entre les branches <strong>de</strong>s sure<strong>au</strong>x et <strong>de</strong>s1 2 francs 75 centimes environ. Note <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>teur.


s<strong>au</strong>les !Mais, hé<strong>la</strong>s ! elle était loin, ma p<strong>au</strong>vre Graüben, etpouvais-je espérer <strong>de</strong> <strong>la</strong> revoir jamais ?Cependant, si mon oncle ne remarqua rien <strong>de</strong> cessites enchanteurs, il fut vivement frappé par <strong>la</strong> vue d’uncertain clocher situé dans l’île d’Amak, qui forme lequartier sud-ouest <strong>de</strong> Copenhague.Je reçus l’ordre <strong>de</strong> diriger nos pas <strong>de</strong> ce côté ; jemontai dans une petite embarcation à vapeur qui faisaitle service <strong>de</strong>s can<strong>au</strong>x, et, en quelques instants, elleaccosta le quai <strong>de</strong> Dock-Yard.Après avoir traversé quelques rues étroites où <strong>de</strong>sgalériens, vêtus <strong>de</strong> pantalons mi-partie j<strong>au</strong>nes et gris,travail<strong>la</strong>ient sous le bâton <strong>de</strong>s argousins, nous arrivâmes<strong>de</strong>vant Vor-Frelsers-Kirk. Cette église n’offrait rien <strong>de</strong>remarquable. Mais voici pourquoi son clocher assezélevé avait attiré l’attention du professeur : à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong>p<strong>la</strong>te-forme, un escalier extérieur circu<strong>la</strong>it <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> saflèche, et ses spirales se dérou<strong>la</strong>ient en plein ciel.« Montons, dit mon oncle.– Mais, le vertige ? répliquai-je.– Raison <strong>de</strong> plus, il f<strong>au</strong>t s’y habituer.– Cependant...– Viens, te dis-je, ne perdons pas <strong>de</strong> temps. »


Il fallut obéir. Un gardien, qui <strong>de</strong>meurait <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>trecôté <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue, nous remit une clef, et l’ascensioncommença.Mon oncle me précédait d’un pas alerte. Je lesuivais non sans <strong>terre</strong>ur, car <strong>la</strong> tête me tournait avec unedéplorable facilité. Je n’avais ni l’aplomb <strong>de</strong>s aigles nil’insensibilité <strong>de</strong> leurs nerfs.Tant que nous fûmes emprisonnés dans <strong>la</strong> visintérieure, tout al<strong>la</strong> bien ; mais après cent cinquantemarches l’air vint me frapper <strong>au</strong> visage, nous étionsparvenus à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>te-forme du clocher. Là commençaitl’escalier aérien, gardé par une frêle rampe, et dont lesmarches, <strong>de</strong> plus en plus étroites, semb<strong>la</strong>ient montervers l’infini.« Je ne pourrai jamais ! m’écriai-je.– Serais-tu poltron, par hasard ? Monte ! » réponditimpitoyablement le professeur.Force fut <strong>de</strong> le suivre en me cramponnant. Le grandair m’étourdissait ; je sentais le clocher osciller sous lesrafales ; mes jambes se dérobaient ; je grimpai bientôtsur les genoux, puis sur le ventre ; je fermais les yeux ;j’éprouvais le mal <strong>de</strong> l’espace.Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivaiprès <strong>de</strong> <strong>la</strong> boule.« Regar<strong>de</strong>, me dit-il, et regar<strong>de</strong> bien ! il f<strong>au</strong>t prendre


<strong>de</strong>s leçons d’abîme ! »J’ouvris les yeux. J’aperçus les maisons ap<strong>la</strong>ties etcomme écrasées par une chute, <strong>au</strong> milieu du brouil<strong>la</strong>rd<strong>de</strong>s fumées. Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ma tête passaient <strong>de</strong>s nuageséchevelés, et, par un renversement d’optique, ils meparaissaient immobiles, tandis que le clocher, <strong>la</strong> boule,moi, nous étions entraînés avec une fantastique vitesse.Au loin, d’un côté s’étendait <strong>la</strong> campagne verdoyante ;<strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre étince<strong>la</strong>it <strong>la</strong> mer sous un faisce<strong>au</strong> <strong>de</strong> rayons.Le Sund se dérou<strong>la</strong>it à <strong>la</strong> pointe d’Elseneur, avecquelques voiles b<strong>la</strong>nches, véritables ailes <strong>de</strong> goé<strong>la</strong>nd, etdans <strong>la</strong> brume <strong>de</strong> l’est ondu<strong>la</strong>ient les côtes à peineestompées <strong>de</strong> <strong>la</strong> Suè<strong>de</strong>. Toute cette immensitétourbillonnait à mes regards.Néanmoins il fallut me lever, me tenir droit etregar<strong>de</strong>r. Ma première leçon <strong>de</strong> vertige dura une heure.Quand enfin il me fut permis <strong>de</strong> re<strong>de</strong>scendre et <strong>de</strong>toucher du pied le pavé soli<strong>de</strong> <strong>de</strong>s rues, j’étaiscourbaturé.« Nous recommencerons <strong>de</strong>main », dit monprofesseur.Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercicevertigineux, et, bon gré mal gré, je fis <strong>de</strong>s progrèssensibles dans l’art « <strong>de</strong>s h<strong>au</strong>tes contemp<strong>la</strong>tions ».


IXLe jour du départ arriva. La veille, le comp<strong>la</strong>isantM. Thomson nous avait apporté <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong>recommandations pressantes pour le comte Trampe,gouverneur <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, M. Pietursson, le coadjuteur <strong>de</strong>l’évêque, et M. Finsen, maire <strong>de</strong> Reykjawik. En retour,mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignées <strong>de</strong>main.Le 2, à six heures du matin, nos précieux bagagesétaient rendus à bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> Valkyrie. Le capitaine nousconduisit à <strong>de</strong>s cabines assez étroites et disposées sousune espèce <strong>de</strong> rouffle.« Avons-nous bon vent ? <strong>de</strong>manda mon oncle.– Excellent, répondit le capitaine Bjarne ; un vent <strong>de</strong>sud-est. Nous allons sortir du Sund grand <strong>la</strong>rgue ettoutes voiles <strong>de</strong>hors. »Quelques instants plus tard, <strong>la</strong> goélette, sous samisaine, sa brigantine, son hunier et son perroquet,appareil<strong>la</strong> et donna à pleine toile dans le détroit. Uneheure après <strong>la</strong> capitale du Danemark semb<strong>la</strong>its’enfoncer dans les flots éloignés et <strong>la</strong> Valkyrie rasait <strong>la</strong>


côte d’Elseneur. Dans <strong>la</strong> disposition nerveuse où je metrouvais, je m’attendais à voir l’ombre d’Hamlet errantsur <strong>la</strong> terrasse légendaire.« Sublime insensé ! disais-je, tu nous approuveraissans doute ! tu nous suivrais peut-être pour venir <strong>au</strong><strong>centre</strong> du globe chercher une solution à ton douteéternel ! »Mais rien ne parut sur les antiques murailles ; lechâte<strong>au</strong> est, d’ailleurs, be<strong>au</strong>coup plus jeune quel’héroïque prince <strong>de</strong> Danemark. Il sert maintenant <strong>de</strong>loge somptueuse <strong>au</strong> portier <strong>de</strong> ce détroit du Sund oùpassent chaque année quinze mille navires <strong>de</strong> toutes lesnations.Le châte<strong>au</strong> <strong>de</strong> Krongborg disparut bientôt dans <strong>la</strong>brume, ainsi que <strong>la</strong> tour d’Helsinborg, élevée sur <strong>la</strong> rivesuédoise, et <strong>la</strong> goélette s’inclina légèrement sous lesbrises du Cattégat.La Valkyrie était fine voilière, mais avec un navire àvoiles on ne sait jamais trop sur quoi compter. Elletransportait à Reykjawik du charbon, <strong>de</strong>s ustensiles <strong>de</strong>ménage, <strong>de</strong> <strong>la</strong> poterie, <strong>de</strong>s vêtements <strong>de</strong> <strong>la</strong>ine et unecargaison <strong>de</strong> blé ; cinq hommes d’équipage, tousDanois, suffisaient à <strong>la</strong> manœuvrer.« Quelle sera <strong>la</strong> durée <strong>de</strong> <strong>la</strong> traversée ? <strong>de</strong>mandamon oncle <strong>au</strong> capitaine.


– Une dizaine <strong>de</strong> jours, répondit ce <strong>de</strong>rnier, si nousne rencontrons pas trop <strong>de</strong> grains <strong>de</strong> nord-ouest par letravers <strong>de</strong>s Feroë.– Mais, enfin, vous n’êtes pas sujet à éprouver <strong>de</strong>sretards considérables ?– Non, monsieur Li<strong>de</strong>nbrock ; soyez tranquille, nousarriverons. »Vers le soir <strong>la</strong> goélette doub<strong>la</strong> le cap Skagen à <strong>la</strong>pointe nord du Danemark, traversa pendant <strong>la</strong> nuit leSkager-Rak, rangea l’extrémité <strong>de</strong> <strong>la</strong> Norvège par letravers du cap Lindness et donna dans <strong>la</strong> mer du Nord.Deux jours après, nous avions connaissance <strong>de</strong>scôtes d’Écosse à <strong>la</strong> h<strong>au</strong>teur <strong>de</strong> Peterhea<strong>de</strong>, et <strong>la</strong> Valkyriese dirigea vers les Feroë en passant entre les Orca<strong>de</strong>s etles Seeth<strong>la</strong>nd.


Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur <strong>la</strong>question du Sneffels, sur les moyens <strong>de</strong>communication, sur les facilités <strong>de</strong> transport ; il dutremettra ses explications à son arrivée et passa tout sontemps étendu dans sa cabine, dont les cloisonscraquaient par les grands coups <strong>de</strong> tangage. Il f<strong>au</strong>tl’avouer, il méritait un peu son sort.Le 11, nous relevâmes le cap Port<strong>la</strong>nd ; le temps,c<strong>la</strong>ir alors, permit d’apercevoir le Myrdals Yocul, qui ledomine. Le cap se compose d’un gros morne à pentesroi<strong>de</strong>s, et p<strong>la</strong>nté tout seul sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ge.La Valkyrie se tint à une distance raisonnable <strong>de</strong>scôtes, en les prolongeant vers l’ouest, <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>nombreux troupe<strong>au</strong>x <strong>de</strong> baleines et <strong>de</strong> requins. Bientôtapparut un immense rocher percé à jour, <strong>au</strong> traversduquel <strong>la</strong> mer écumeuse donnait avec furie. Les îlots <strong>de</strong>Westman semblèrent sortir <strong>de</strong> l’Océan, comme unesemée <strong>de</strong> rocs sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine liqui<strong>de</strong>. À partir <strong>de</strong> cemoment, <strong>la</strong> goélette prit du champ pour tourner à bonnedistance le cap Reykjaness, qui ferme l’angle occi<strong>de</strong>ntal<strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.La mer, très forte, empêchait mon oncle <strong>de</strong> montersur le pont pour admirer ces côtes déchiquetées etbattues par les vents du sud-ouest.Quarante-huit heures après, en sortant d’une tempêtequi força <strong>la</strong> goélette <strong>de</strong> fuir à sec <strong>de</strong> toile, on releva


dans l’est <strong>la</strong> balise <strong>de</strong> <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> Skagen, dont lesroches dangereuses se prolongent à une gran<strong>de</strong> distancesous les flots. Un pilote is<strong>la</strong>ndais vint à bord, et, troisheures plus tard, <strong>la</strong> Valkyrie mouil<strong>la</strong>it <strong>de</strong>vantReykjawik, dans <strong>la</strong> baie <strong>de</strong> Faxa.Le professeur sortit enfin <strong>de</strong> sa cabine, un peu pâle,un peu défait, mais toujours enthousiaste, et avec unregard <strong>de</strong> satisfaction dans les yeux.La popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, singulièrement intéresséepar l’arrivée d’un navire dans lequel chacun a quelquechose à prendre, se groupait sur le quai.Mon oncle avait hâte d’abandonner sa prisonflottante, pour ne pas dire son hôpital. Mais avant <strong>de</strong>quitter le pont <strong>de</strong> <strong>la</strong> goélette, il m’entraîna à l’avant, etlà, du doigt, il me montra, à <strong>la</strong> partie septentrionale <strong>de</strong><strong>la</strong> baie, une h<strong>au</strong>te montagne à <strong>de</strong>ux pointes, un doublecône couvert <strong>de</strong> neiges éternelles.« Le Sneffels ! s’écria-t-il, le Sneffels ! »Puis, après m’avoir recommandé du geste un silenceabsolu, il <strong>de</strong>scendit dans le canot qui l’attendait. Je lesuivis, et bientôt nous foulions du pied le sol <strong>de</strong>l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.Tout d’abord apparut un homme <strong>de</strong> bonne figure etrevêtu d’un costume <strong>de</strong> général. Ce n’était cependantqu’un simple magistrat, le gouverneur <strong>de</strong> l’île, M. le


aron Trampe en personne. Le professeur reconnut àqui il avait affaire. Il remit <strong>au</strong> gouverneur ses lettres <strong>de</strong>Copenhague, et il s’établit en danois une courteconversation à <strong>la</strong>quelle je <strong>de</strong>meurai absolumentétranger, et pour c<strong>au</strong>se. Mais <strong>de</strong> ce premier entretien ilrésulta ceci : que le baron Trampe se mettaitentièrement à <strong>la</strong> disposition du professeur Li<strong>de</strong>nbrock.Mon oncle reçut un accueil fort aimable du maire,M. Finson, non moins militaire par le costume que legouverneur, mais <strong>au</strong>ssi pacifique par tempérament etpar état. Quant <strong>au</strong> coadjuteur, M. Pictursson, il faisaitactuellement une tournée épiscopale dans le Bailliagedu Nord ; nous <strong>de</strong>vions renoncer provisoirement à luiêtre présentés. Mais un charmant homme, et dont leconcours nous <strong>de</strong>vint fort précieux, ce futM. Fridriksson, professeur <strong>de</strong> sciences naturelles àl’école <strong>de</strong> Reykjawik. Ce savant mo<strong>de</strong>ste ne par<strong>la</strong>it quel’is<strong>la</strong>ndais et le <strong>la</strong>tin ; il vint m’offrir ses services dans<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue d’Horace, et je sentis que nous étions faitspour nous comprendre. Ce fut, en effet, le seulpersonnage avec lequel je pus m’entretenir pendantmon séjour en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.Sur trois chambres dont se composait sa maison, cetexcellent homme en mit <strong>de</strong>ux à notre disposition, etbientôt nous y fûmes installés avec nos bagages, dont <strong>la</strong>quantité étonna un peu les habitants <strong>de</strong> Reykjawik.


« Eh bien, Axel, me dit mon oncle, ce<strong>la</strong> va, et leplus difficile est fait.– Comment, le plus difficile ? m’écriai-je.– Sans doute, nous n’avons plus qu’à <strong>de</strong>scendre !– Si vous le prenez ainsi, vous avez raison ; maisenfin, après avoir <strong>de</strong>scendu, il f<strong>au</strong>dra remonter,j’imagine ?– Oh ! ce<strong>la</strong> ne m’inquiète guère ! Voyons ! il n’y apas <strong>de</strong> temps à perdre. Je vais me rendre à <strong>la</strong>bibliothèque. Peut-être s’y trouve-t-il quelque manuscrit<strong>de</strong> Saknussemm, et je serais bien aise <strong>de</strong> le consulter.– Alors, pendant ce temps, je vais visiter <strong>la</strong> ville.Est-ce que vous n’en ferez pas <strong>au</strong>tant ?– Oh ! ce<strong>la</strong> m’intéresse médiocrement. Ce qui estcurieux dans cette <strong>terre</strong> d’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> n’est pas <strong>de</strong>ssus, mais<strong>de</strong>ssous. »Je sortis et j’errai <strong>au</strong> hasard.S’égarer dans les <strong>de</strong>ux rues <strong>de</strong> Reykjawik n’eût pasété chose facile. Je ne fus donc pas obligé <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rmon chemin, ce qui, dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong>s gestes, expose àbe<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> mécomptes.La ville s’allonge sur un sol assez bas etmarécageux, entre <strong>de</strong>ux collines. Une immense coulée<strong>de</strong> <strong>la</strong>ves <strong>la</strong> couvre d’un côté et <strong>de</strong>scend en rampes assez


douces vers <strong>la</strong> mer. De l’<strong>au</strong>tre s’étend cette vaste baie<strong>de</strong> Faxa, bornée <strong>au</strong> nord par l’énorme g<strong>la</strong>cier duSneffels, et dans <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> Valkyrie se trouvait seule àl’ancre en ce moment. Ordinairement les gar<strong>de</strong>s-pêcheang<strong>la</strong>is et français s’y tiennent mouillés <strong>au</strong> <strong>la</strong>rge ; maisils étaient alors en service sur les côtes orientales <strong>de</strong>l’île.La plus longue <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux rues <strong>de</strong> Reykjawik estparallèle <strong>au</strong> rivage ; là <strong>de</strong>meurent les marchands et lesnégociants, dans <strong>de</strong>s cabanes <strong>de</strong> bois faites <strong>de</strong> poutresrouges horizontalement disposées ; l’<strong>au</strong>tre rue, situéeplus à l’ouest, court vers un petit <strong>la</strong>c, entre les maisons<strong>de</strong> l’évêque et <strong>de</strong>s <strong>au</strong>tres personnages étrangers <strong>au</strong>commerce.J’eus bientôt arpenté ces voies mornes et tristes ;j’entrevoyais parfois un bout <strong>de</strong> gazon décoloré, commeun vieux tapis <strong>de</strong> <strong>la</strong>ine râpé par l’usage, ou bienquelque apparence <strong>de</strong> verger, dont les rares légumes,pommes <strong>de</strong> <strong>terre</strong>, choux et <strong>la</strong>itues, eussent figuré àl’aise sur une table lilliputienne ; quelques girofléesma<strong>la</strong>dives essayaient <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong> prendre un petit air <strong>de</strong>soleil.Vers le milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue non commerçante, je trouvaile cimetière public enclos d’un mur en <strong>terre</strong>, et danslequel <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce ne manquait pas. Puis, en quelquesenjambées, j’arrivai à <strong>la</strong> maison du gouverneur, une


masure comparée à l’hôtel <strong>de</strong> ville <strong>de</strong> Hambourg, unpa<strong>la</strong>is <strong>au</strong>près <strong>de</strong>s huttes <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion is<strong>la</strong>ndaise.Entre le petit <strong>la</strong>c et <strong>la</strong> ville s’élevait l’église, bâtiedans le goût protestant et construite en pierres calcinéesdont les volcans font eux-mêmes les frais d’extraction ;par les grands vents d’ouest, son toit <strong>de</strong> tuiles rouges<strong>de</strong>vait évi<strong>de</strong>mment se disperser dans les airs <strong>au</strong> granddommage <strong>de</strong>s fidèles.Sur une éminence voisine, j’aperçus l’Écolenationale, où, comme je l’appris plus tard <strong>de</strong> notre hôte,on professait l’hébreu, l’ang<strong>la</strong>is, le français et le danois,quatre <strong>la</strong>ngues dont, à ma honte, je ne connaissais pas lepremier mot. J’<strong>au</strong>rais été le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s quarante élèvesque comptait ce petit collège, et indigne <strong>de</strong> coucheravec eux dans ces armoires à <strong>de</strong>ux compartiments où <strong>de</strong>plus délicats étoufferaient dès <strong>la</strong> première nuit.En trois heures j’eus visité non seulement <strong>la</strong> vil<strong>la</strong>,mais ses environs. L’aspect général en étaitsingulièrement triste. Pas d’arbres, pas <strong>de</strong> végétation,pour ainsi dire. Partout les arêtes vives <strong>de</strong>s rochesvolcaniques. Les huttes <strong>de</strong>s Is<strong>la</strong>ndais sont faites <strong>de</strong> <strong>terre</strong>et <strong>de</strong> tourbe, et leurs murs inclinés en <strong>de</strong>dans ; ellesressemblent à <strong>de</strong>s toits posés sur le sol. Seulement cestoits sont <strong>de</strong>s prairies re<strong>la</strong>tivement fécon<strong>de</strong>s. Grâce à <strong>la</strong>chaleur <strong>de</strong> l’habitation, l’herbe y pousse avec assez <strong>de</strong>perfection, et on <strong>la</strong> f<strong>au</strong>che soigneusement à l’époque <strong>de</strong>


<strong>la</strong> fenaison, sans quoi les anim<strong>au</strong>x domestiquesviendraient paître sur ces <strong>de</strong>meures verdoyantes.Pendant mon excursion, je rencontrai peud’habitants ; en revenant <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue commerçante, je vis<strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion occupée à sécher,saler et charger <strong>de</strong>s morues, principal articled’exportation. Les hommes paraissaient robustes, maislourds, <strong>de</strong>s espèces d’Allemands blonds, à l’œil pensif,qui se sentent un peu en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> l’humanité, p<strong>au</strong>vresexilés relégués sur cette <strong>terre</strong> <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce, dont <strong>la</strong> nature<strong>au</strong>rait bien dû faire <strong>de</strong>s Esquim<strong>au</strong>x, puisqu’elle lescondamnait à vivre sur <strong>la</strong> limite du cercle po<strong>la</strong>ire !J’essayais en vain <strong>de</strong> surprendre un sourire sur leurvisage ; ils riaient quelquefois par une sorte <strong>de</strong>contraction involontaire <strong>de</strong>s muscles, mais ils nesouriaient jamais.Leur costume consistait en une grossière vareuse <strong>de</strong><strong>la</strong>ine noire connue dans tous les pays scandinaves sousle nom <strong>de</strong> « vadmel », un chape<strong>au</strong> à vastes bords, unpantalon à liséré rouge et un morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> cuir replié enmanière <strong>de</strong> ch<strong>au</strong>ssure.Les femmes, à figure triste et résignée, d’un typeassez agréable, mais sans expression, étaient vêtuesd’un corsage et d’une jupe <strong>de</strong> « vadmel » sombre :filles, elles portaient sur leurs cheveux tressés enguir<strong>la</strong>n<strong>de</strong>s un petit bonnet <strong>de</strong> tricot brun ; mariées, elles


entouraient leur tête d’un mouchoir <strong>de</strong> couleur,surmonté d’un cimier <strong>de</strong> toile b<strong>la</strong>nche.Après une bonne promena<strong>de</strong>, lorsque je rentrai dans<strong>la</strong> maison <strong>de</strong> M. Fridriksson, mon oncle s’y trouvaitdéjà en compagnie <strong>de</strong> son hôte.


XLe dîner était prêt ; il fut dévoré avec avidité par leprofesseur Li<strong>de</strong>nbrock, dont <strong>la</strong> diète forcée du bordavait changé l’estomac en un gouffre profond. Ce repas,plus danois qu’is<strong>la</strong>ndais, n’eut rien <strong>de</strong> remarquable enlui-même ; mais notre hôte, plus is<strong>la</strong>ndais que danois,me rappe<strong>la</strong> les héros <strong>de</strong> l’antique hospitalité. Il me parutévi<strong>de</strong>nt que nous étions chez lui plus que lui-même.La conversation se fit en <strong>la</strong>ngue indigène, que mononcle entremê<strong>la</strong>it d’allemand et M. Fridriksson <strong>de</strong> <strong>la</strong>tin,afin que je pusse <strong>la</strong> comprendre. Elle rou<strong>la</strong> sur <strong>de</strong>squestions scientifiques, comme il convient à <strong>de</strong>ssavants ; mais le professeur Li<strong>de</strong>nbrock se tint sur <strong>la</strong>plus excessive réserve, et ses yeux me recommandaient,à chaque phrase, un silence absolu touchant nos projetsà venir.Tout d’abord, M. Fridriksson s’enquit <strong>au</strong>près <strong>de</strong>mon oncle du résultat <strong>de</strong> ses recherches à <strong>la</strong>bibliothèque.« Votre bibliothèque ! s´écria ce <strong>de</strong>rnier, elle ne secompose que <strong>de</strong> livres dépareillés sur <strong>de</strong>s rayonspresque déserts.


– Comment ! répondit M. Fridriksson, nouspossédons huit mille volumes dont be<strong>au</strong>coup sontprécieux et rares, <strong>de</strong>s ouvrages en vieille <strong>la</strong>nguescandinave, et toutes les nouve<strong>au</strong>tés dont Copenhaguenous approvisionne chaque année.– Où prenez-vous ces huit mille volumes ? Pourmon compte...– Oh ! monsieur Li<strong>de</strong>nbrock, ils courent le pays ; ona le goût <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> dans notre vieille île <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce ! Pasun fermier, pas un pêcheur qui ne sache lire et qui nelise. Nous pensons que <strong>de</strong>s livres, <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> moisir<strong>de</strong>rrière une grille <strong>de</strong> fer, loin <strong>de</strong>s regards curieux, sont<strong>de</strong>stinés à s’user sous les yeux <strong>de</strong>s lecteurs. Aussi cesvolumes passent-ils <strong>de</strong> main en main, feuilletés, lus etrelus, et souvent ils ne reviennent à leur rayon qu’aprèsun an ou <strong>de</strong>ux d’absence.– En attendant, répondit mon oncle avec un certaindépit, les étrangers...– Que voulez-vous ! les étrangers ont chez eux leursbibliothèques, et, avant tout, il f<strong>au</strong>t que nos paysanss’instruisent. Je vous le répète, l’amour <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> estdans le sang is<strong>la</strong>ndais. Aussi, en 1816, nous avonsfondé une Société littéraire qui va bien ; <strong>de</strong>s savantsétrangers s’honorent d’en faire partie ; elle publie <strong>de</strong>slivres <strong>de</strong>stinés à l’éducation <strong>de</strong> nos compatriotes et rend<strong>de</strong> véritables services <strong>au</strong> pays. Si vous voulez être un <strong>de</strong>


nos membres correspondants, monsieur Li<strong>de</strong>nbrock,vous nous ferez le plus grand p<strong>la</strong>isir. »Mon oncle, qui appartenait déjà à une centaine <strong>de</strong>sociétés scientifiques, accepta avec une bonne grâcedont fut touché M. Fridriksson.« Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m’indiquer leslivres que vous espériez trouver à notre bibliothèque, etje pourrai peut-être vous renseigner à leur égard. »Je regardai mon oncle. Il hésita à répondre. Ce<strong>la</strong>touchait directement à ses projets. Cependant, aprèsavoir réfléchi, il se décida à parler.« Monsieur Fridriksson, dit-il, je vou<strong>la</strong>is savoir si,parmi les ouvrages anciens, vous possédiez ceuxd’Arne Saknussemm ?– Arne Saknussemm ! répondit le professeur <strong>de</strong>Reykjawik ; vous voulez parler <strong>de</strong> ce savant duseizième siècle, à <strong>la</strong> fois grand naturaliste, grandalchimiste et grand voyageur ?– Précisément– Une <strong>de</strong>s gloires <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature et <strong>de</strong> <strong>la</strong> scienceis<strong>la</strong>ndaises ?– Comme vous dites.– Un homme illustre entre tous ?– Je vous l’accor<strong>de</strong>.


– Et dont l’<strong>au</strong>dace éga<strong>la</strong>it le génie ?– Je vois que vous le connaissez bien. »Mon oncle nageait dans <strong>la</strong> joie à entendre parlerainsi <strong>de</strong> son héros. Il dévorait <strong>de</strong>s yeux M. Fridriksson.« Eh bien ! <strong>de</strong>manda-t-il, ses ouvrages ?– Ah ! ses ouvrages, nous ne les avons pas !– Quoi ! en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ?– Ils n’existent ni en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ni ailleurs.– Et pourquoi ?– Parce que Arne Saknussemm fut persécuté pourc<strong>au</strong>se d’hérésie, et qu’en 1573 ses ouvrages furentbrûlés à Copenhague par <strong>la</strong> main du bourre<strong>au</strong>.– Très bien ! Parfait ! s’écria mon oncle, <strong>au</strong> grandscandale du professeur <strong>de</strong> sciences naturelles.– Hein ? fit ce <strong>de</strong>rnier.– Oui ! tout s’explique, tout s’enchaîne, tout estc<strong>la</strong>ir, et je comprends pourquoi Saknussemm, mis àl’in<strong>de</strong>x et forcé <strong>de</strong> cacher les découvertes <strong>de</strong> son génie,a dû enfouir dans un incompréhensible cryptogrammele secret...– Quel secret ? <strong>de</strong>manda vivement M. Fridriksson.– Un secret qui... dont..., répondit mon oncle enbalbutiant.


– Est-ce que vous <strong>au</strong>riez quelque documentparticulier ? reprit notre hôte.– Non. Je faisais une pure supposition.– Bien, répondit M. Fridriksson, qui eut <strong>la</strong> bonté <strong>de</strong>ne pas insister en voyant le trouble <strong>de</strong> son interlocuteur.J’espère, ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre îlesans avoir puisé à ses richesses minéralogiques ?– Certes, répondit mon oncle ; mais j’arrive un peutard ; <strong>de</strong>s savants ont déjà passé par ici ?– Oui, monsieur Li<strong>de</strong>nbrock ; les trav<strong>au</strong>x <strong>de</strong> MM.O<strong>la</strong>fsen et Povelsen exécutés par ordre du roi, lesétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Troïl, <strong>la</strong> mission scientifique <strong>de</strong> MM.Gaimard et Robert, à bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> corvette française LaRecherche 1 , et <strong>de</strong>rnièrement, les observations <strong>de</strong>ssavants embarqués sur <strong>la</strong> frégate La Reine-Hortense ontpuissamment contribué à <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.Mais, croyez-moi, il y a encore à faire.– Vous pensez ? <strong>de</strong>manda mon oncle d’un airbonhomme, en essayant <strong>de</strong> modérer l’éc<strong>la</strong>ir <strong>de</strong> sesyeux.– Oui. Que <strong>de</strong> montagnes, <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ciers, <strong>de</strong> volcans à1 La Recherche fut envoyée en 1835 par l’amiral Duperré pourretrouver les traces d’une expédition perdue, celle <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Blosseville et<strong>de</strong> <strong>la</strong> Lilloise dont on n’a jamais eu <strong>de</strong> nouvelles.


étudier, qui sont peu connus ! Et tenez, sans aller plusloin, voyez ce mont qui s’élève à l’horizon. C’est leSneffels.– Ah ! fit mon oncle, le Sneffels.– Oui, l’un <strong>de</strong>s volcans les plus curieux et dont onvisite rarement le cratère.– Éteint ?– Oh ! éteint <strong>de</strong>puis cinq cents ans.– Eh bien ! répondit mon oncle, qui se croisaitfrénétiquement les jambes pour ne pas s<strong>au</strong>ter en l’air,j’ai envie <strong>de</strong> commencer mes étu<strong>de</strong>s géologiques par ceSeffel... Fessel... comment dites-vous ?– Sneffels, reprit l’excellent M. Fridriksson. »Cette partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> conversation avait eu lieu en <strong>la</strong>tin ;j’avais tout compris, et je gardais à peine mon sérieux àvoir mon oncle contenir sa satisfaction qui débordait <strong>de</strong>toutes parts ; il prenait un petit air innocent quiressemb<strong>la</strong>it à <strong>la</strong> grimace d’un vieux diable.« Oui, fit-il, vos paroles me déci<strong>de</strong>nt ; nousessayerons <strong>de</strong> gravir ce Sneffels, peut-être mêmed’étudier son cratère !– Je regrette bien, répondit M. Fridriksson, que mesoccupations ne me permettent pas <strong>de</strong> m’absenter ; jevous <strong>au</strong>rais accompagné avec p<strong>la</strong>isir et profit.


– Oh ! non, oh ! non, répondit vivement mon oncle ;nous ne voulons déranger personne, monsieurFridriksson ; je vous remercie <strong>de</strong> tout mon cœur. Laprésence d’un savant tel que vous eût été très utile, maisles <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> votre profession... »J’aime à penser que notre hôte, dans l’innocence <strong>de</strong>son âme is<strong>la</strong>ndaise, ne comprit pas les grosses malices<strong>de</strong> mon oncle.« Je vous approuve fort, monsieur Li<strong>de</strong>nbrock, ditil,<strong>de</strong> commencer par ce volcan ; vous ferez là uneample moisson d’observations curieuses. Mais, ditesmoi,comment comptez-vous gagner <strong>la</strong> presqu’île <strong>de</strong>Sneffels !– Par mer, en traversant <strong>la</strong> baie. C’est <strong>la</strong> route <strong>la</strong>plus rapi<strong>de</strong>.– Sans doute ; mais elle est impossible à prendre.– Pourquoi ?– Parce que nous n’avons pas un seul canot àReykjawik.– Diable !– Il f<strong>au</strong>dra aller par <strong>terre</strong>, en suivant <strong>la</strong> côte. Ce seraplus long, mais plus intéressant.– Bon. Je verrai à me procurer un gui<strong>de</strong>.– J’en ai précisément un à vous offrir.


– Un homme sûr, intelligent ?– Oui, un habitant <strong>de</strong> <strong>la</strong> presqu’île. C’est unchasseur d’ei<strong>de</strong>r, fort habile, et dont vous serez content.Il parle parfaitement le danois.– Et quand pourrai-je le voir ?– Demain, si ce<strong>la</strong> vous p<strong>la</strong>ît.– Pourquoi pas <strong>au</strong>jourd’hui ?– C’est qu’il n’arrive que <strong>de</strong>main.– À <strong>de</strong>main donc », répondit mon oncle avec unsoupir.Cette importante conversation se termina quelquesinstants plus tard par <strong>de</strong> chaleureux remerciements duprofesseur allemand <strong>au</strong> professeur is<strong>la</strong>ndais. Pendant cedîner, mon oncle venait d’apprendre <strong>de</strong>s chosesimportantes, entre <strong>au</strong>tres l’histoire <strong>de</strong> Saknussemm, <strong>la</strong>raison <strong>de</strong> son document mystérieux, comme quoi sonhôte ne l’accompagnerait pas dans son expédition, etque dès le len<strong>de</strong>main un gui<strong>de</strong> serait à ses ordres.


XILe soir, je fis une courte promena<strong>de</strong> sur les rivages<strong>de</strong> Reykjawik, et je revins <strong>de</strong> bonne heure me coucherdans mon lit <strong>de</strong> grosses p<strong>la</strong>nches, où je dormis d’unprofond sommeil.Quand je me réveil<strong>la</strong>i, j’entendis mon oncle parlerabondamment dans <strong>la</strong> salle voisine. Je me levai <strong>au</strong>ssitôtet je me hâtai d’aller le rejoindre.Il c<strong>au</strong>sait en danois avec un homme <strong>de</strong> h<strong>au</strong>te taille,vigoureusement découplé. Ce grand gail<strong>la</strong>rd <strong>de</strong>vait êtred’une force peu commune. Ses yeux, percés dans unetête très grosse et assez naïve, me parurent intelligents.Ils étaient d’un bleu rêveur. De longs cheveux, quieussent passé pour roux, même en Angle<strong>terre</strong>,tombaient sur ses athlétiques ép<strong>au</strong>les. Cet indigèneavait les mouvements souples, mais il remuait peu lesbras, en homme qui ignorait ou dédaignait <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong>sgestes. Tout en lui révé<strong>la</strong>it un tempérament d’un calmeparfait, non pas indolent, mais tranquille. On sentaitqu’il ne <strong>de</strong>mandait rien à personne, qu’il travail<strong>la</strong>it à saconvenance, et que, dans ce mon<strong>de</strong>, sa philosophie nepouvait être ni étonnée ni troublée.


Je surpris les nuances <strong>de</strong> ce caractère, à <strong>la</strong> manièredont l’Is<strong>la</strong>ndais écouta le verbiage passionné <strong>de</strong> soninterlocuteur. Il <strong>de</strong>meurait les bras croisés, immobile <strong>au</strong>milieu <strong>de</strong>s gestes multipliés <strong>de</strong> mon oncle ; pour nier, satête tournait <strong>de</strong> g<strong>au</strong>che à droite ; elle s’inclinait pouraffirmer, et ce<strong>la</strong> si peu, que ses longs cheveuxbougeaient à peine ; c’était l’économie du mouvementpoussée jusqu’à l’avarice.Certes, à voir cet homme, je n’<strong>au</strong>rais jamais <strong>de</strong>vinésa profession <strong>de</strong> chasseur ; celui-là ne <strong>de</strong>vait paseffrayer le gibier, à coup sûr, mais comment pouvait-ill’atteindre ?Tout s’expliqua quand M. Fridriksson m’apprit quece tranquille personnage n’était qu’un « chasseurd’ei<strong>de</strong>r », oise<strong>au</strong> dont le duvet constitue <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong>richesse <strong>de</strong> l’île. En effet, ce duvet s’appelle l’édredon,et il ne f<strong>au</strong>t pas une gran<strong>de</strong> dépense <strong>de</strong> mouvement pourle recueillir.Aux premiers jours <strong>de</strong> l’été, <strong>la</strong> femelle <strong>de</strong> l’ei<strong>de</strong>r,sorte <strong>de</strong> joli canard, va bâtir son nid parmi les rochers<strong>de</strong>s fjörds 1 dont <strong>la</strong> côte est toute frangée ; ce nid bâti,elle le tapisse avec <strong>de</strong> fines plumes qu’elle s’arrache duventre. Aussitôt le chasseur, ou mieux le négociant,arrive, prend le nid, et <strong>la</strong> femelle <strong>de</strong> recommencer son1 Nom donné <strong>au</strong>x golfes étroits dans les pays scandinaves.


travail ; ce<strong>la</strong> dure ainsi tant qu’il lui reste quelqueduvet. Quand elle s’est entièrement dépouillée, c’est <strong>au</strong>mâle <strong>de</strong> se déplumer à son tour. Seulement, comme <strong>la</strong>dépouille dure et grossière <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier n’a <strong>au</strong>cunevaleur commerciale, le chasseur ne prend pas <strong>la</strong> peine<strong>de</strong> lui voler le lit <strong>de</strong> sa couvée ; le nid s’achève donc ; <strong>la</strong>femelle pond ses œufs ; les petits éclosent, et, l’annéesuivante, <strong>la</strong> récolte <strong>de</strong> l’édredon recommence.Or, comme l’ei<strong>de</strong>r ne choisit pas les rocs escarpéspour y bâtir son nid, mais plutôt <strong>de</strong>s roches faciles ethorizontales qui vont se perdre en mer, le chasseuris<strong>la</strong>ndais pouvait exercer son métier sans gran<strong>de</strong>agitation. C’était un fermier qui n’avait ni à semer ni àcouper sa moisson, mais à <strong>la</strong> récolter seulement.Ce personnage grave, flegmatique et silencieux, senommait Hans Bjelke ; il venait à <strong>la</strong> recommandation<strong>de</strong> M. Fridriksson. C’était notre futur gui<strong>de</strong>. Sesmanières contrastaient singulièrement avec celles <strong>de</strong>mon oncle.Cependant ils s’entendirent facilement. Ni l’un nil’<strong>au</strong>tre ne regardaient <strong>au</strong> prix ; l’un prêt à accepter cequ’on lui offrait, l’<strong>au</strong>tre prêt à donner ce qui lui serait<strong>de</strong>mandé. Jamais marché ne fut plus facile à conclure.Or, <strong>de</strong>s conventions il résulta que Hans s’engageaità nous conduire <strong>au</strong> vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Stapi, situé sur <strong>la</strong> côteméridionale <strong>de</strong> <strong>la</strong> presqu’île du Sneffels, <strong>au</strong> pied même


du volcan. Il fal<strong>la</strong>it compter par <strong>terre</strong> vingt-<strong>de</strong>ux millesenviron, voyage à faire en <strong>de</strong>ux jours, suivant l’opinion<strong>de</strong> mon oncle.Mais quand il apprit qu’il s’agissait <strong>de</strong> milles danois<strong>de</strong> vingt-quatre mille pieds, il dut rabattre <strong>de</strong> son calculet compter, vu l’insuffisance <strong>de</strong>s chemins, sur sept ouhuit jours <strong>de</strong> marche.Quatre chev<strong>au</strong>x <strong>de</strong>vaient être mis à sa disposition,<strong>de</strong>ux pour le porter, lui et moi, <strong>de</strong>ux <strong>au</strong>tres <strong>de</strong>stinés ànos bagages. Hans, suivant son habitu<strong>de</strong>, irait à pied. Ilconnaissait parfaitement cette partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> côte, et ilpromit <strong>de</strong> prendre par le plus court.Son engagement avec mon oncle n’expirait pas ànotre arrivée à Stapi ; il <strong>de</strong>meurait à son service pendanttout le temps nécessaire à nos excursions scientifiques<strong>au</strong> prix <strong>de</strong> trois rixdales par semaine. 1 Seulement, il futexpressément convenu que cette somme serait comptée<strong>au</strong> gui<strong>de</strong> chaque samedi soir, condition sine qua non <strong>de</strong>son engagement.Le départ fut fixé <strong>au</strong> 16 juin. Mon oncle voulutremettre <strong>au</strong> chasseur les arrhes du marché, mais celui-cirefusa d’un seul mot.« Efter, fit-il.1 16 francs 98 centimes.


– Après », me dit le professeur pour monédification.Hans, le traité conclu, se retira tout d’une pièce.« Un fameux homme, s’écria mon oncle, mais il nes’attend guère <strong>au</strong> merveilleux rôle que l’avenir luiréserve <strong>de</strong> jouer.– Il nous accompagne donc jusqu’<strong>au</strong>...– Oui, Axel, jusqu’<strong>au</strong> <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>. »Quarante-huit heures restaient encore à passer ; àmon grand regret, je dus les employer à nospréparatifs ; toute notre intelligence fut employée àdisposer chaque objet <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon <strong>la</strong> plus avantageuse,les instruments d’un côté, les armes d’un <strong>au</strong>tre, lesoutils dans ce paquet, les vivres dans celui-là. En toutquatre groupes.Les instruments comprenaient :1° Un thermomètre centigra<strong>de</strong> <strong>de</strong> Eigel, graduéjusqu’à cent cinquante <strong>de</strong>grés, ce qui me paraissait tropou pas assez. Trop, si <strong>la</strong> chaleur ambiante <strong>de</strong>vait monterlà, <strong>au</strong>quel cas nous <strong>au</strong>rions cuit. Pas assez, s’il s’agissait<strong>de</strong> mesurer <strong>la</strong> température <strong>de</strong> sources ou toute <strong>au</strong>trematière en fusion ;2° Un manomètre à air comprimé, disposé <strong>de</strong>


manière à indiquer <strong>de</strong>s pressions supérieures à celles <strong>de</strong>l’atmosphère <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> l’Océan. En effet, lebaromètre ordinaire n’eût pas suffi, <strong>la</strong> pressionatmosphérique <strong>de</strong>vant <strong>au</strong>gmenter proportionnellement ànotre <strong>de</strong>scente <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ;3° Un chronomètre <strong>de</strong> Boissonnas jeune <strong>de</strong> Genève,parfaitement réglé <strong>au</strong> méridien <strong>de</strong> Hambourg ;4° Deux boussoles d’inclinaison et <strong>de</strong> déclinaison ;5° Une lunette <strong>de</strong> nuit ;6° Deux appareils <strong>de</strong> Ruhmkorff, qui, <strong>au</strong> moyend’un courant électrique, donnaient une lumière trèsportative, sûre et peu encombrante. 11 L’appareil <strong>de</strong> M. Ruhmkorff consiste en une pile <strong>de</strong> Bunzen, miseen activité <strong>au</strong> moyen du bichromate <strong>de</strong> potasse qui ne donne <strong>au</strong>cune o<strong>de</strong>ur.Une bobine d’induction met l’électricité produite par <strong>la</strong> pile encommunication avec une <strong>la</strong>nterne d’une disposition particulière; dans cette<strong>la</strong>nterne se trouve un serpentin <strong>de</strong> verre où le vi<strong>de</strong> a été fait, et dans lequelreste seulement un résidu <strong>de</strong> gaz carbonique ou d’azote. Quand l’appareilfonctionne, ce gaz <strong>de</strong>vient lumineux en produisant une lumière b<strong>la</strong>nchâtreet continue. La pile et <strong>la</strong> bobine sont p<strong>la</strong>cées dans un sac <strong>de</strong> cuir que levoyageur porte en bandoulière. La <strong>la</strong>nterne, p<strong>la</strong>cée extérieurement, éc<strong>la</strong>iretrès suffisamment dans les profon<strong>de</strong>s obscurités; elle permet <strong>de</strong>s’aventurer, sans craindre <strong>au</strong>cune explosion, <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s gaz les plusinf<strong>la</strong>mmables, et ne s’éteint pas même <strong>au</strong> sein <strong>de</strong>s plus profonds coursd’e<strong>au</strong>. M. Ruhmkorff est un savant et habile physicien. Sa gran<strong>de</strong>découverte, c’est sa bobine d’induction qui permet <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>l’électricité à h<strong>au</strong>te tension. Il a obtenu, en 1864, le prix quinquennal <strong>de</strong>50,000 fr. que <strong>la</strong> France réservait à <strong>la</strong> plus ingénieuse application <strong>de</strong>


Les armes consistaient en <strong>de</strong>ux carabines <strong>de</strong> PurdleyMore et Co, et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux revolvers Colt. Pourquoi <strong>de</strong>sarmes ? Nous n’avions ni s<strong>au</strong>vages ni bêtes féroces àredouter, je suppose. Mais mon oncle paraissait tenir àson arsenal comme à ses instruments, surtout à unenotable quantité <strong>de</strong> fulmicoton inaltérable à l’humidité,et dont <strong>la</strong> force expansive est fort supérieure à celle <strong>de</strong><strong>la</strong> poudre ordinaire.Les outils comprenaient <strong>de</strong>ux pics, <strong>de</strong>ux pioches,une échelle <strong>de</strong> soie, trois bâtons ferrés, une hache, unmarte<strong>au</strong>, une douzaine <strong>de</strong> coins et pitons <strong>de</strong> fer, et <strong>de</strong>longues cor<strong>de</strong>s à nœuds. Ce<strong>la</strong> ne <strong>la</strong>issait pas <strong>de</strong> faire unfort colis, car l’échelle mesurait trois cents pieds <strong>de</strong>longueur.Enfin, il y avait les provisions ; le paquet n’était pasgros, mais rassurant, car je savais qu’en vian<strong>de</strong>concentrée et en biscuits secs il contenait pour six mois<strong>de</strong> vivres. Le genièvre en formait toute <strong>la</strong> partie liqui<strong>de</strong>,et l’e<strong>au</strong> manquait totalement ; mais nous avions <strong>de</strong>sgour<strong>de</strong>s, et mon oncle comptait sur les sources pour lesremplir ; les objections que j’avais pu faire sur leurqualité, leur température, et même leur absence, étaientrestées sans succès.Pour compléter <strong>la</strong> nomenc<strong>la</strong>ture exacte <strong>de</strong> nosl’électricité.


articles <strong>de</strong> voyage, je noterai une pharmacie portativecontenant <strong>de</strong>s cise<strong>au</strong>x à <strong>la</strong>mes mousses, <strong>de</strong>s attellespour fracture, une pièce <strong>de</strong> ruban en fil écru, <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>set compresses, du sparadrap, une palette pour saignée,toutes choses effrayantes ; <strong>de</strong> plus, une série <strong>de</strong> f<strong>la</strong>conscontenant <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>xtrine, <strong>de</strong> l’alcool vulnéraire, <strong>de</strong>l’acétate <strong>de</strong> plomb liqui<strong>de</strong>, <strong>de</strong> l’éther, du vinaigre et <strong>de</strong>l’ammoniaque, toutes drogues d’un emploi peurassurant ; enfin les matières nécessaires <strong>au</strong>x appareils<strong>de</strong> Ruhmkorff.Mon oncle n’avait eu gar<strong>de</strong> d’oublier <strong>la</strong> provision <strong>de</strong>tabac, <strong>de</strong> poudre <strong>de</strong> chasse et d’amadou, non plusqu’une ceinture <strong>de</strong> cuir qu’il portait <strong>au</strong>tour <strong>de</strong>s reins etoù se trouvait une suffisante quantité <strong>de</strong> monnaie d’or,d’argent et <strong>de</strong> papier. De bonnes ch<strong>au</strong>ssures, renduesimperméables par un enduit <strong>de</strong> goudron et <strong>de</strong> gommeé<strong>la</strong>stique, se trouvaient <strong>au</strong> nombre <strong>de</strong> six paires dans legroupe <strong>de</strong>s outils.« Ainsi vêtus, ch<strong>au</strong>ssés, équipés, il n’y a <strong>au</strong>cuneraison pour ne pas aller loin », me dit mon oncle.La journée du 14 fut employée tout entière àdisposer ces différents objets. Le soir, nous dînâmeschez le baron Trampe, en compagnie du maire <strong>de</strong>Reykjawik et du docteur Hyaltalin, le grand mé<strong>de</strong>cin dupays. M. Fridriksson n’était pas <strong>au</strong> nombre <strong>de</strong>sconvives ; j’appris plus tard que le gouverneur et lui se


trouvaient en désaccord sur une questiond’administration et ne se voyaient pas. Je n’eus doncpas l’occasion <strong>de</strong> comprendre un mot <strong>de</strong> ce qui se ditpendant ce dîner semi-officiel. Je remarquai seulementque mon oncle par<strong>la</strong> tout le temps.Le len<strong>de</strong>main 15, les préparatifs furent achevés.Notre hôte fit un sensible p<strong>la</strong>isir <strong>au</strong> professeur en luiremettant une carte <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, incomparablement plusparfaite que celle d’Hen<strong>de</strong>rson, <strong>la</strong> carte <strong>de</strong> M. O<strong>la</strong>fNiko<strong>la</strong>s Olsen, réduite <strong>au</strong> 1/480 000, et publiée par <strong>la</strong>Société littéraire is<strong>la</strong>ndaise, d’après les trav<strong>au</strong>xgéodésiques <strong>de</strong> M. Scheel Frisac, et le levétopographique <strong>de</strong> M. Bjorn Guml<strong>au</strong>gsonn. C’était unprécieux document pour un minéralogiste.La <strong>de</strong>rnière soirée se passa dans une intime c<strong>au</strong>serieavec M. Fridriksson, pour lequel je me sentais prisd’une vive sympathie ; puis, à <strong>la</strong> conversation succéd<strong>au</strong>n sommeil assez agité, <strong>de</strong> ma part du moins.À cinq heures du matin, le hennissement <strong>de</strong> quatrechev<strong>au</strong>x qui piaffaient sous ma fenêtre me réveil<strong>la</strong>. Jem’habil<strong>la</strong>i à <strong>la</strong> hâte et je <strong>de</strong>scendis dans <strong>la</strong> rue. Là, Hansachevait <strong>de</strong> charger nos bagages sans se remuer, pourainsi dire. Cependant il opérait avec une adresse peucommune. Mon oncle faisait plus <strong>de</strong> bruit que <strong>de</strong>besogne, et le gui<strong>de</strong> paraissait se soucier fort peu <strong>de</strong> sesrecommandations.


Tout fut terminé à six heures, M, Fridriksson nousserra les mains. Mon oncle le remercia en is<strong>la</strong>ndais <strong>de</strong>sa bienveil<strong>la</strong>nte hospitalité, et avec be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> cœur.Quant à moi, j’éb<strong>au</strong>chai dans mon meilleur <strong>la</strong>tinquelque salut cordial ; puis nous nous mîmes en selle, etM. Fridriksson me <strong>la</strong>nça avec son <strong>de</strong>rnier adieu ce versque Virgile semb<strong>la</strong>it avoir fait pour nous, voyageursincertains <strong>de</strong> <strong>la</strong> route :Et quacumque viam <strong>de</strong><strong>de</strong>rit fortuna sequamur.


XIINous étions partis par un temps couvert, mais fixe.Pas <strong>de</strong> fatigantes chaleurs à redouter, ni pluiesdésastreuses. Un temps <strong>de</strong> touristes.Le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> courir à cheval à travers un paysinconnu me rendait <strong>de</strong> facile composition sur le début<strong>de</strong> l’entreprise. J’étais tout entier <strong>au</strong> bonheur <strong>de</strong>l’excursionniste fait <strong>de</strong> désirs et <strong>de</strong> liberté. Jecommençais à prendre mon parti <strong>de</strong> l’affaire.« D’ailleurs, me disais-je, qu’est-ce que je risque ?<strong>de</strong> voyager <strong>au</strong> milieu du pays le plus curieux ! <strong>de</strong> gravirune montagne fort remarquable ! <strong>au</strong> pis-aller <strong>de</strong><strong>de</strong>scendre <strong>au</strong> fond d’un cratère éteint ? Il est bienévi<strong>de</strong>nt que ce Saknussemm n’a pas fait <strong>au</strong>tre chose.Quant à l’existence d’une galerie qui aboutisse <strong>au</strong><strong>centre</strong> du globe, pure imagination ! pure impossibilité !Donc, ce qu’il y a <strong>de</strong> bon à prendre <strong>de</strong> cette expédition,prenons-le, et sans marchan<strong>de</strong>r ! »Ce raisonnement à peine achevé, nous avions quittéReykjawik.Hans marchait en tête, d’un pas rapi<strong>de</strong>, égal et


continu. Les <strong>de</strong>ux chev<strong>au</strong>x chargés <strong>de</strong> nos bagages lesuivaient, sans qu’il fût nécessaire <strong>de</strong> les diriger. Mononcle et moi, nous venions ensuite, et vraiment sansfaire trop m<strong>au</strong>vaise figure sur nos bêtes petites, maisvigoureuses.L’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> est une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s îles <strong>de</strong> l’Europe. Ellemesure quatorze cents milles <strong>de</strong> surface, et ne compteque soixante mille habitants. Les géographes l’ontdivisée en quatre quartiers, et nous avions à traverserpresque obliquement celui qui porte le nom <strong>de</strong> Pays duquart du Sud-Ouest, « Sudvestr Fjordùngr. »Hans, en <strong>la</strong>issant Reykjawik, avait immédiatementsuivi les bords <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer. Nous traversions <strong>de</strong> maigrespâturages qui se donnaient bien du mal pour être verts ;le j<strong>au</strong>ne réussissait mieux. Les sommets rugueux <strong>de</strong>smasses trachytiques s’estompaient à l’horizon dans lesbrumes <strong>de</strong> l’est ; par moments quelques p<strong>la</strong>ques <strong>de</strong>neige, concentrant <strong>la</strong> lumière diffuse, resplendissaientsur le versant <strong>de</strong>s cimes éloignées ; certains pics, plushardiment dressés, trouaient les nuages gris etréapparaissaient <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s vapeurs mouvantes,semb<strong>la</strong>bles à <strong>de</strong>s écueils émergés en plein ciel.Souvent ces chaînes <strong>de</strong> rocs ari<strong>de</strong>s faisaient unepointe vers <strong>la</strong> mer et mordaient sur le pâturage ; mais ilrestait toujours une p<strong>la</strong>ce suffisante pour passer. Noschev<strong>au</strong>x, d’ailleurs, choisissaient d’instinct les endroits


propices sans jamais ralentir leur marche. Mon onclen’avait pas même <strong>la</strong> conso<strong>la</strong>tion d’exciter sa monture<strong>de</strong> <strong>la</strong> voix ou du fouet ; il ne lui était pas permis d’êtreimpatient. Je ne pouvais m’empêcher <strong>de</strong> sourire en levoyant si grand sur son petit cheval, et, comme seslongues jambes rasaient le sol, il ressemb<strong>la</strong>it à uncent<strong>au</strong>re à six pieds.« Bonne bête ! bonne bête ! disait-il. Tu verras,Axel, que pas un animal ne l’emporte en intelligencesur le cheval is<strong>la</strong>ndais ; neiges, tempêtes, cheminsimpraticables, rochers, g<strong>la</strong>ciers, rien ne l’arrête. Il estbrave, il est sobre, il est sûr. Jamais un f<strong>au</strong>x pas, jamaisune réaction. Qu’il se présente quelque rivière, quelquefjörd à traverser, et il s’en présentera, tu le verras sanshésiter se jeter à l’e<strong>au</strong>, comme un amphibie, et gagnerle bord opposé ! Mais ne le brusquons pas, <strong>la</strong>issons-leagir, et nous ferons, l’un portant l’<strong>au</strong>tre, nos dix lieuespar jour.– Nous, sans doute, répondis-je, mais le gui<strong>de</strong> ?– Oh ! il ne m’inquiète guère. Ces gens-là, ce<strong>la</strong>marche sans s’en apercevoir ; celui-ci se remue si peuqu’il ne doit pas se fatiguer. D’ailleurs, <strong>au</strong> besoin, je luicé<strong>de</strong>rai ma monture. Les crampes me prendraientbientôt, si je ne me donnais pas quelque mouvement.Les bras vont bien, mais il f<strong>au</strong>t songer <strong>au</strong>x jambes. »Cependant nous avancions d’un pas rapi<strong>de</strong> ; le pays


était déjà à peu près désert. Ça et là une ferme isolée,quelque boër 1 solitaire, fait <strong>de</strong> bois, <strong>de</strong> <strong>terre</strong>, <strong>de</strong>morce<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve, apparaissait comme un mendiant <strong>au</strong>bord d’un chemin creux. Ces huttes dé<strong>la</strong>brées avaientl’air d’implorer <strong>la</strong> charité <strong>de</strong>s passants, et, pour un peu,on leur eût fait l’<strong>au</strong>mône. Dans ce pays, les routes, lessentiers même manquaient absolument, et <strong>la</strong> végétation,si lente qu’elle fût, avait vite fait d’effacer le pas <strong>de</strong>srares voyageurs.Pourtant cette partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> province, située à <strong>de</strong>uxpas <strong>de</strong> sa capitale, comptait parmi les portions habitéeset cultivées <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. Qu’étaient alors les contréesplus désertes que ce désert ? Un <strong>de</strong>mi-mille franchi,nous n’avions encore rencontré ni un fermier sur <strong>la</strong>porte <strong>de</strong> sa ch<strong>au</strong>mière, ni un berger s<strong>au</strong>vage paissant untroupe<strong>au</strong> moins s<strong>au</strong>vage que lui ; seulement quelquesvaches et <strong>de</strong>s moutons abandonnés à eux-mêmes. Queseraient donc les régions convulsionnées, bouleverséespar les phénomènes éruptifs, nées <strong>de</strong>s explosionsvolcaniques et <strong>de</strong>s commotions souterraines ?Nous étions <strong>de</strong>stinés à les connaître plus tard ; mais,en consultant <strong>la</strong> carte d’Olsen, je vis qu’on les évitait enlongeant <strong>la</strong> sinueuse lisière du rivage ; en effet, le grandmouvement plutonique s’est concentré surtout à1 Maison du paysan is<strong>la</strong>ndais.


l’intérieur <strong>de</strong> l’île ; là les couches horizontales <strong>de</strong>roches superposées, appelées trapps en <strong>la</strong>nguescandinave, les ban<strong>de</strong>s trachytiques, les éruptions <strong>de</strong>basalte, <strong>de</strong> tufs et <strong>de</strong> tous les conglomérats volcaniques,les coulées <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve et <strong>de</strong> porphyre en fusion, ont fait unpays d’une surnaturelle horreur. Je ne me doutais guèrealors du spectacle qui nous attendait à <strong>la</strong> presqu’île duSneffels, où ces dégâts d’une nature fougueuse formentun formidable chaos.Deux heures après avoir quitté Reykjawik, nousarrivions <strong>au</strong> bourg <strong>de</strong> Gufunes, appelé « Aoalkirkja »ou Église principale. Il n’offrait rien <strong>de</strong> remarquable.Quelques maisons seulement. À peine <strong>de</strong> quoi faire unhame<strong>au</strong> <strong>de</strong> l’Allemagne.Hans s’y arrêta une <strong>de</strong>mi-heure ; il partagea notrefrugal déjeuner, répondit par oui et par non <strong>au</strong>xquestions <strong>de</strong> mon oncle sur <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> <strong>la</strong> route, etlorsqu’on lui <strong>de</strong>manda en quel endroit il comptaitpasser <strong>la</strong> nuit :« Gardär » dit-il seulement.Je consultai <strong>la</strong> carte pour savoir ce qu’était Gardär.Je vis une bourga<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce nom sur les bords duHvaljörd, à quatre milles <strong>de</strong> Reykjawik. Je <strong>la</strong> montrai àmon oncle.« Quatre milles seulement ! dit-il. Quatre milles sur


vingt-<strong>de</strong>ux ! Voilà une jolie promena<strong>de</strong>. »Il voulut faire une observation <strong>au</strong> gui<strong>de</strong>, qui, sans luirépondre, reprit <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s chev<strong>au</strong>x et se remit enmarche.Trois heures plus tard, toujours en fou<strong>la</strong>nt le gazondécoloré <strong>de</strong>s pâturages, il fallut contourner leKol<strong>la</strong>fjörd, détour plus facile et moins long qu’unetraversée <strong>de</strong> ce golfe ; bientôt nous entrions dans un« pingstaoer », lieu <strong>de</strong> juridiction communale, nomméEjulberg, et dont le clocher eût sonné midi, si les églisesis<strong>la</strong>ndaises avaient été assez riches pour possé<strong>de</strong>r unehorloge ; mais elles ressemblent fort à leurs paroissiens,qui n’ont pas <strong>de</strong> montres, et qui s’en passent.Là les chev<strong>au</strong>x furent rafraîchis ; puis, prenant parun rivage resserré entre une chaîne <strong>de</strong> collines et <strong>la</strong> mer,ils nous portèrent d’une traite à l’« aoalkirkja » <strong>de</strong>Brantär, et un mille plus loin à S<strong>au</strong>rböer « Annexia »,église annexe, située sur <strong>la</strong> rive méridionale duHvalfjörd.Il était alors quatre heures du soir ; nous avionsfranchi quatre milles. 1Le fjörd était <strong>la</strong>rge en cet endroit d’un <strong>de</strong>mi-mille <strong>au</strong>moins ; les vagues défer<strong>la</strong>ient avec bruit sur les rocs1 Huit lieues.


aigus ; ce golfe s’évasait entre <strong>de</strong>s murailles <strong>de</strong> rochers,sorte d’escarpe à pic h<strong>au</strong>te <strong>de</strong> trois mille pieds etremarquable par ses couches brunes que séparaient <strong>de</strong>slits <strong>de</strong> tuf d’une nuance rougeâtre. Quelle que fûtl’intelligence <strong>de</strong> nos chev<strong>au</strong>x, je n’<strong>au</strong>gurais pas bien <strong>de</strong><strong>la</strong> traversée d’un véritable bras <strong>de</strong> mer opérée sur le dosd’un quadrupè<strong>de</strong>.« S’ils sont intelligents, dis-je, ils n’essayeront point<strong>de</strong> passer. En tout cas, je me charge d’être intelligentpour eux. »Mais mon oncle ne vou<strong>la</strong>it pas attendre ; il piqua <strong>de</strong>s<strong>de</strong>ux vers le rivage. Sa monture vint f<strong>la</strong>irer <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnièreondu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s vagues et s’arrêta. Mon oncle, qui avaitson instinct à lui, <strong>la</strong> pressa d’avancer. Nouve<strong>au</strong> refus <strong>de</strong>l’animal, qui secoua <strong>la</strong> tête. Alors jurons et coups <strong>de</strong>fouet, mais rua<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête, qui commença àdésarçonner son cavalier. Enfin le petit cheval, ployantses jarrets, se retira <strong>de</strong>s jambes du professeur et le <strong>la</strong>issatout droit p<strong>la</strong>nté sur <strong>de</strong>ux pierres du rivage, comme lecolosse <strong>de</strong> Rho<strong>de</strong>s.« Ah ! m<strong>au</strong>dit animal ! s’écria le cavalier,subitement transformé en piéton et honteux comme unofficier <strong>de</strong> cavalerie qui passerait fantassin.– Färja, fit le gui<strong>de</strong> en lui touchant l’ép<strong>au</strong>le.– Quoi ! un bac ?


– Der, répondit Hans en montrant un bate<strong>au</strong>.– Oui, m’écriai-je, il y a un bac.– Il fal<strong>la</strong>it donc le dire ! Eh bien, en route !– Tidvatten, reprit le gui<strong>de</strong>.– Que dit-il ?– Il dit marée, répondit mon oncle en me traduisantle mot danois.– Sans doute, il f<strong>au</strong>t attendre <strong>la</strong> marée ?– Förbida ? <strong>de</strong>manda mon oncle.– Ja », répondit Hans.Mon oncle frappa du pied, tandis que les chev<strong>au</strong>x sedirigeaient vers le bac.Je compris parfaitement <strong>la</strong> nécessité d’attendre uncertain instant <strong>de</strong> <strong>la</strong> marée pour entreprendre <strong>la</strong>traversée du fjörd, celui où <strong>la</strong> mer, arrivée à sa plusgran<strong>de</strong> h<strong>au</strong>teur, est étale. Alors le flux et le reflux n’ont<strong>au</strong>cune action sensible, et le bac ne risque pas d’êtreentraîné, soit <strong>au</strong> fond du golfe, soit en plein Océan.L’instant favorable n’arriva qu’à six heures du soir ;mon oncle, moi, le gui<strong>de</strong>, <strong>de</strong>ux passeurs et les quatrechev<strong>au</strong>x, nous avions pris p<strong>la</strong>ce dans une sorte <strong>de</strong>barque p<strong>la</strong>te assez fragile. Habitué que j’étais <strong>au</strong>x bacsà vapeur <strong>de</strong> l’Elbe, je trouvai les rames <strong>de</strong>s bateliers un


triste engin mécanique. Il fallut plus d’une heure pourtraverser le fjörd ; mais enfin le passage se fit sansacci<strong>de</strong>nt.Une <strong>de</strong>mi-heure après, nous atteignionsl’« aoalkirkja » <strong>de</strong> Gardär.


XIIIIl <strong>au</strong>rait dû faire nuit, mais sous le soixantecinquièmeparallèle, <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté diurne <strong>de</strong>s régionspo<strong>la</strong>ires ne <strong>de</strong>vait pas m’étonner ; en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, pendantles mois <strong>de</strong> juin et juillet, le soleil ne se couche pas.Néanmoins <strong>la</strong> température s’était abaissée ; j’avaisfroid, et surtout faim. Bienvenu fut le « böer » quis’ouvrit hospitalièrement pour nous recevoir.C’était <strong>la</strong> maison d’un paysan, mais, en faitd’hospitalité, elle va<strong>la</strong>it celle d’un roi. À notre arrivée,le maître vint nous tendre <strong>la</strong> main, et, sans plus <strong>de</strong>cérémonie, il nous fit signe <strong>de</strong> le suivre.Le suivre, en effet, car l’accompagner eût étéimpossible. Un passage long, étroit, obscur, donnaitaccès dans cette habitation construite en poutres à peineéquarries et permettait d’arriver à chacune <strong>de</strong>schambres ; celles-ci étaient <strong>au</strong> nombre <strong>de</strong> quatre : <strong>la</strong>cuisine, l’atelier <strong>de</strong> tissage, <strong>la</strong> « badstofa », chambre àcoucher <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille, et, <strong>la</strong> meilleure entre toutes, <strong>la</strong>chambre <strong>de</strong>s étrangers. Mon oncle, à <strong>la</strong> taille duquel onn’avait pas songé en bâtissant <strong>la</strong> maison, ne manqua pas<strong>de</strong> donner trois ou quatre fois <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête contre les


saillies du p<strong>la</strong>fond.On nous introduisit dans notre chambre, sorte <strong>de</strong>gran<strong>de</strong> salle avec un sol <strong>de</strong> <strong>terre</strong> battue et éc<strong>la</strong>irée d’unefenêtre dont les vitres étaient faites <strong>de</strong> membranes <strong>de</strong>mouton assez peu transparentes. La literie se composait<strong>de</strong> fourrage sec jeté dans <strong>de</strong>ux cadres <strong>de</strong> bois peints enrouge et ornés <strong>de</strong> sentences is<strong>la</strong>ndaises. Je nem’attendais pas à ce confortable ; seulement, il régnaitdans cette maison une forte o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> poisson sec, <strong>de</strong>vian<strong>de</strong> macérée et <strong>de</strong> <strong>la</strong>it aigre dont mon odorat setrouvait assez mal.Lorsque nous eûmes mis <strong>de</strong> côté notreharnachement <strong>de</strong> voyageurs, <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> l’hôte se fitentendre, qui nous conviait à passer dans <strong>la</strong> cuisine,seule pièce où l’on fit du feu, même par les plus grandsfroids.Mon oncle se hâta d’obéir à cette amicaleinjonction. Je le suivis.La cheminée <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine était d’un modèleantique ; <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre, une pierre pour toutfoyer ; <strong>au</strong> toit, un trou par lequel s’échappait <strong>la</strong> fumée.Cette cuisine servait <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong> salle à manger.À notre entrée, l’hôte, comme s’il ne nous avait pasencore vus, nous salua du mot « saellvertu », qui


signifie « soyez heureux », et il vint nous baiser sur <strong>la</strong>joue.Sa femme, après lui, prononça les mêmes paroles,accompagnées du même cérémonial ; puis les <strong>de</strong>uxépoux, p<strong>la</strong>çant <strong>la</strong> main droite sur leur cœur,s’inclinèrent profondément.Je me hâte <strong>de</strong> dire que l’Is<strong>la</strong>ndaise était mère <strong>de</strong> dixneufenfants, tous, grands et petits, grouil<strong>la</strong>nt pêle-mêle<strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s volutes <strong>de</strong> fumée dont le foyer remplissait<strong>la</strong> chambre. À chaque instant j’apercevais une petitetête blon<strong>de</strong> et un peu mé<strong>la</strong>ncolique sortir <strong>de</strong> cebrouil<strong>la</strong>rd. On eût dit une guir<strong>la</strong>n<strong>de</strong> d’angesinsuffisamment débarbouillés.Mon oncle et moi, nous fîmes très bon accueil àcette « couvée », et bientôt il y eut trois ou quatre <strong>de</strong> cesmarmots sur nos ép<strong>au</strong>les, <strong>au</strong>tant sur nos genoux et lereste entre nos jambes. Ceux qui par<strong>la</strong>ient répétaient« saellvertu » dans tous les tons imaginables. Ceux quine par<strong>la</strong>ient pas n’en criaient que mieux.Ce concert fut interrompu par l’annonce du repas.En ce moment rentra le chasseur, qui venait <strong>de</strong> pourvoirà <strong>la</strong> nourriture <strong>de</strong>s chev<strong>au</strong>x, c’est-à-dire qu’il les avaitéconomiquement lâchés à travers champs ; les p<strong>au</strong>vresbêtes <strong>de</strong>vaient se contenter <strong>de</strong> brouter <strong>la</strong> mousse rare


<strong>de</strong>s rochers, quelques fucus peu nourrissants, et lelen<strong>de</strong>main elles ne manqueraient pas <strong>de</strong> venir d’ellesmêmesreprendre le travail <strong>de</strong> <strong>la</strong> veille.« Saellvertu », fit Hans en entrant.Puis tranquillement, <strong>au</strong>tomatiquement, sans qu’unbaiser fût plus accentué que l’<strong>au</strong>tre, il embrassa l’hôte,l’hôtesse et leurs dix-neuf enfants.La cérémonie terminée, on se mit à table, <strong>au</strong> nombre<strong>de</strong> vingt-quatre, et par conséquent les uns sur les <strong>au</strong>tres,dans le véritable sens <strong>de</strong> l’expression. Les plusfavorisés n’avaient que <strong>de</strong>ux marmots sur les genoux.Cependant le silence se fit dans ce petit mon<strong>de</strong> àl’arrivée <strong>de</strong> <strong>la</strong> soupe, et <strong>la</strong> taciturnité naturelle, même<strong>au</strong>x gamins is<strong>la</strong>ndais, reprit son empire. L’hôte nousservit une soupe <strong>au</strong> lichen et point désagréable, puis uneénorme portion <strong>de</strong> poisson sec nageant dans du beurreaigri <strong>de</strong>puis vingt ans, et par conséquent bien préférable<strong>au</strong> beurre frais, d’après les idées gastronomiques <strong>de</strong>l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. Il y avait avec ce<strong>la</strong> du « skyr », sorte <strong>de</strong> <strong>la</strong>itcaillé, accompagné <strong>de</strong> biscuit et relevé par du jus <strong>de</strong>baies <strong>de</strong> genièvre ; enfin, pour boisson, du petit <strong>la</strong>itmêlé d’e<strong>au</strong>, nommé « b<strong>la</strong>nda » dans le pays. Si cettesingulière nourriture était bonne ou non, c’est ce dont jene pus juger. J’avais faim, et, <strong>au</strong> <strong>de</strong>ssert, j’ava<strong>la</strong>ijusqu’à <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière bouchée une épaisse bouillie <strong>de</strong>sarrasin.


Le repas terminé, les enfants disparurent ; lesgran<strong>de</strong>s personnes entourèrent le foyer où brû<strong>la</strong>ient <strong>de</strong><strong>la</strong> tourbe, <strong>de</strong>s bruyères, du fumier <strong>de</strong> vache et <strong>de</strong>s os <strong>de</strong>poissons <strong>de</strong>sséchés. Puis, après cette « prise <strong>de</strong>chaleur », les divers groupes regagnèrent leurschambres respectives. L’hôtesse offrit <strong>de</strong> nous retirer,suivant <strong>la</strong> coutume, nos bas et nos pantalons ; mais, surun refus <strong>de</strong>s plus gracieux <strong>de</strong> notre part, elle n’insistapas, et je pus enfin me blottir dans ma couche <strong>de</strong>fourrage.Le len<strong>de</strong>main, à cinq heures, nous faisions nosadieux <strong>au</strong> paysan is<strong>la</strong>ndais ; mon oncle eut be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong>peine à lui faire accepter une rémunération convenable,et Hans donna le signal du départ.À cent pas <strong>de</strong> Gardär, le terrain commença àchanger d’aspect ; le sol <strong>de</strong>vint marécageux et moinsfavorable à <strong>la</strong> marche. Sur <strong>la</strong> droite, <strong>la</strong> série <strong>de</strong>smontagnes se prolongeait indéfiniment comme unimmense système <strong>de</strong> fortifications naturelles, dont noussuivions <strong>la</strong> contrescarpe : souvent <strong>de</strong>s ruisse<strong>au</strong>x seprésentaient à franchir qu’il fal<strong>la</strong>it nécessairementpasser à gué et sans trop mouiller les bagages.Le désert se faisait <strong>de</strong> plus en plus profond ;quelquefois, cependant, une ombre humaine semb<strong>la</strong>itfuir <strong>au</strong> loin ; si les détours <strong>de</strong> <strong>la</strong> route nousrapprochaient inopinément <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong> ces spectres,


j’éprouvais un dégoût soudain à <strong>la</strong> vue d’une têtegonflée, à pe<strong>au</strong> luisante, dépourvue <strong>de</strong> cheveux, et <strong>de</strong>p<strong>la</strong>ies repoussantes que trahissaient les déchirures <strong>de</strong>misérables haillons.La malheureuse créature ne venait pas tendre samain déformée ; elle se s<strong>au</strong>vait, <strong>au</strong> contraire, mais passi vite que Hans ne l’eût saluée du « saellvertu »habituel.« Spetelsk », disait-il.– Un lépreux ! » répétait mon oncle.Et ce mot seul produisait son effet répulsif. Cettehorrible affection <strong>de</strong> <strong>la</strong> lèpre est assez commune enIs<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ; elle n’est pas contagieuse, mais héréditaire ;<strong>au</strong>ssi le mariage est-il interdit à ces misérables.Ces apparitions n’étaient pas <strong>de</strong> nature à égayer lepaysage qui <strong>de</strong>venait profondément triste ; les <strong>de</strong>rnièrestouffes d’herbes venaient mourir sous nos pieds. Pas unarbre, si ce n’est quelques bouquets <strong>de</strong> boule<strong>au</strong>x nainssemb<strong>la</strong>bles à <strong>de</strong>s broussailles. Pas un animal, sinonquelques chev<strong>au</strong>x, <strong>de</strong> ceux que leur maître ne pouvaitnourrir, et qui erraient sur les mornes p<strong>la</strong>ines. Parfoisun f<strong>au</strong>con p<strong>la</strong>nait dans les nuages gris et s’enfuyait àtire-d’aile vers les contrées du sud ; je me <strong>la</strong>issais allerà <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie <strong>de</strong> cette nature s<strong>au</strong>vage, et messouvenirs me ramenaient à mon pays natal.


Il fallut bientôt traverser plusieurs petits fjörds sansimportance, et enfin un véritable golfe ; <strong>la</strong> marée, étalealors, nous permit <strong>de</strong> passer sans attendre et <strong>de</strong> gagnerle hame<strong>au</strong> d’Alftanes, situé un mille <strong>au</strong> <strong>de</strong>là.Le soir, après avoir coupé à gué <strong>de</strong>ux rivières richesen truites et en brochets, l’Alfa et l’Heta, nous fûmesobligés <strong>de</strong> passer <strong>la</strong> nuit dans une masure abandonnée,digne d’être hantée par tous les lutins <strong>de</strong> <strong>la</strong> mythologiescandinave ; à coup sûr le génie du froid y avait éludomicile, et il fît <strong>de</strong>s siennes pendant toute <strong>la</strong> nuit.La journée suivante ne présenta <strong>au</strong>cun inci<strong>de</strong>ntparticulier. Toujours même sol marécageux, mêmeuniformité, même physionomie triste. Le soir, nousavions franchi <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> distance à parcourir, etnous couchions à « l’annexia » <strong>de</strong> Krösolbt.Le 19 juin, pendant un mille environ, un terrain <strong>de</strong><strong>la</strong>ve s’étendit sous nos pieds ; cette disposition du solest appelée « hr<strong>au</strong>n » dans le pays : <strong>la</strong> <strong>la</strong>ve ridée à <strong>la</strong>surface affectait <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> câbles tantôt allongés,tantôt roulés sur eux-mêmes ; une immense coulée<strong>de</strong>scendait <strong>de</strong>s montagnes voisines, volcansactuellement éteints, mais dont ces débris attestaient <strong>la</strong>violence passée. Cependant quelques fumées <strong>de</strong> sourcech<strong>au</strong><strong>de</strong>s rampaient ça et là.Le temps nous manquait pour observer cesphénomènes ; il fal<strong>la</strong>it marcher ; bientôt le sol


marécageux reparut sous le pied <strong>de</strong> nos montures ; <strong>de</strong>petits <strong>la</strong>cs l’entrecoupaient. Notre direction était alors àl’ouest ; nous avions en effet tourné <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> baie <strong>de</strong>Faxa, et <strong>la</strong> double cime b<strong>la</strong>nche du Sneffels se dressaitdans les nuages à moins <strong>de</strong> cinq milles.Les chev<strong>au</strong>x marchaient bien ; les difficultés du solne les arrêtaient pas ; pour mon compte, je commençaisà <strong>de</strong>venir très fatigué ; mon oncle <strong>de</strong>meurait ferme etdroit comme <strong>au</strong> premier jour ; je ne pouvaism’empêcher <strong>de</strong> l’admirer à l’égal du chasseur, quiregardait cette expédition comme une simplepromena<strong>de</strong>.Le samedi 20 juin, à six heures du soir, nousatteignions Büdir, bourga<strong>de</strong> située sur le bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer,et le gui<strong>de</strong> réc<strong>la</strong>mait sa paye convenue. Mon oncle rég<strong>la</strong>avec lui. Ce fut <strong>la</strong> famille même <strong>de</strong> Hans, c’est-à-direses oncles et cousins germains, qui nous offritl’hospitalité ; nous fûmes bien reçus, et sans abuser <strong>de</strong>sbontés <strong>de</strong> ces braves gens, je me serais volontiers refaitchez eux <strong>de</strong>s fatigues du voyage. Mais mon oncle, quin’avait rien à refaire, ne l’entendait pas ainsi, et lelen<strong>de</strong>main il fallut enfourcher <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> nos bonnesbêtes.Le sol se ressentait du voisinage <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagnedont les racines <strong>de</strong> granit sortaient <strong>de</strong> <strong>terre</strong>, commecelles d’un vieux chêne. Nous contournions l’immense


ase du volcan. Le professeur ne le perdait pas <strong>de</strong>syeux ; il gesticu<strong>la</strong>it, il semb<strong>la</strong>it le prendre <strong>au</strong> défi etdire : « Voilà donc le géant que je vais dompter ! »Enfin, après vingt-quatre heures <strong>de</strong> marche, les chev<strong>au</strong>xs’arrêtèrent d’eux-mêmes à <strong>la</strong> porte du presbytère <strong>de</strong>Stapi.


XIVStapi est une bourga<strong>de</strong> formée d’une trentaine <strong>de</strong>huttes, et bâtie en pleine <strong>la</strong>ve sous les rayons du soleilréfléchis par le volcan. Elle s’étend <strong>au</strong> fond d’un petitfjord encaissé dans une muraille du plus étrange effet.On sait que le basalte est une roche brune d’origineignée. Elle affecte <strong>de</strong>s formes régulières quisurprennent par leur disposition. Ici <strong>la</strong> nature procè<strong>de</strong>géométriquement et travaille à <strong>la</strong> manière humaine,comme si elle eût manié l’équerre, le compas et le fil àplomb. Si partout ailleurs elle fait <strong>de</strong> l’art avec sesgran<strong>de</strong>s masses jetées sans ordre, ses cônes à peineéb<strong>au</strong>chés, ses pyrami<strong>de</strong>s imparfaites, avec <strong>la</strong> bizarresuccession <strong>de</strong> ses lignes, ici, vou<strong>la</strong>nt donner l’exemple<strong>de</strong> <strong>la</strong> régu<strong>la</strong>rité, et précédant les architectes <strong>de</strong>spremiers âges, elle a créé un ordre sévère, que ni lessplen<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> Babylone ni les merveilles <strong>de</strong> <strong>la</strong> Grècen’ont jamais dépassé.J’avais bien entendu parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ch<strong>au</strong>ssée dosGéants en Ir<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Grotte <strong>de</strong> Fingal dans l’une<strong>de</strong>s Hébri<strong>de</strong>s, mais le spectacle d’une substructionbasaltique ne s’était pas encore offert à mes regards.


Or, à Stapi, ce phénomène apparaissait dans toute sabe<strong>au</strong>té.La muraille du fjörd, comme toute <strong>la</strong> côte <strong>de</strong> <strong>la</strong>presqu’île, se composait d’une suite <strong>de</strong> colonnesverticales, h<strong>au</strong>tes <strong>de</strong> trente pieds. Ces fûts droits etd’une proportion pure supportaient une archivolte, faite<strong>de</strong> colonnes horizontales dont le surplombementformait <strong>de</strong>mi-voûte <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer. À <strong>de</strong> certainsintervalles, et sous cet impluvium naturel, l’œilsurprenait <strong>de</strong>s ouvertures ogivales d’un <strong>de</strong>ssinadmirable, à travers lesquelles les flots du <strong>la</strong>rgevenaient se précipiter en écumant. Quelques tronçons<strong>de</strong> basalte, arrachés par les fureurs <strong>de</strong> l’Océan,s’allongeaient sur le sol comme les débris d’un templeantique, ruines éternellement jeunes, sur lesquellespassaient les siècles sans les entamer.Telle était <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière étape <strong>de</strong> notre voyage<strong>terre</strong>stre. Hans nous y avait conduits avec intelligence,et je me rassurais un peu en songeant qu’il <strong>de</strong>vait nousaccompagner encore.En arrivant à <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison du recteur,simple cabane basse, ni plus belle, ni plus confortableque ses voisines, je vis un homme en train <strong>de</strong> ferrer uncheval, le marte<strong>au</strong> à <strong>la</strong> main, et le tablier <strong>de</strong> cuir <strong>au</strong>xreins.« Saelvertu, lui dit le chasseur.


– God dag, répondit le maréchal-ferrant en parfaitdanois.– Kyrkoher<strong>de</strong>, fit Hans en se retournant vers mononcle.– Le recteur ! répéta ce <strong>de</strong>rnier. Il paraît, Axel, quece brave homme est le recteur. »Pendant ce temps, le gui<strong>de</strong> mettait le « kyrkoher<strong>de</strong> »<strong>au</strong> courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation ; celui-ci, suspendant sontravail, poussa une sorte <strong>de</strong> cri en usage sans douteentre chev<strong>au</strong>x et maquignons, et <strong>au</strong>ssitôt une gran<strong>de</strong>mégère sortit <strong>de</strong> <strong>la</strong> cabane. Si elle ne mesurait pas sixpieds <strong>de</strong> h<strong>au</strong>t, il ne s’en fal<strong>la</strong>it guère.Je craignais qu’elle ne vînt offrir <strong>au</strong>x voyageurs lebaiser is<strong>la</strong>ndais ; mais il n’en fut rien, et même elle mitassez peu <strong>de</strong> bonne grâce à nous introduire dans samaison.La chambre <strong>de</strong>s étrangers me parut être <strong>la</strong> plusm<strong>au</strong>vaise du presbytère, étroite, sale et infecte. Il falluts’en contenter ; le recteur ne semb<strong>la</strong>it pas pratiquerl’hospitalité antique. Loin <strong>de</strong> là. Avant <strong>la</strong> fin du jour, jevis que nous avions affaire à un forgeron, à un pêcheur,à un chasseur, à un charpentier, et pas du tout à unministre du Seigneur. Nous étions en semaine, il estvrai. Peut-être se rattrapait-il le dimanche.Je ne veux pas dire du mal <strong>de</strong> ces p<strong>au</strong>vres prêtres


qui, après tout, sont fort misérables ; ils reçoivent dugouvernement danois un traitement ridicule etperçoivent le quart <strong>de</strong> <strong>la</strong> dîme <strong>de</strong> leur paroisse, ce quine fait pas une somme <strong>de</strong> soixante marks courants 1 . Delà, nécessité <strong>de</strong> travailler pour vivre ; mais à pêcher, àchasser, à ferrer <strong>de</strong>s chev<strong>au</strong>x, on finit par prendre lesmanières, le ton et les mœurs <strong>de</strong>s chasseurs, <strong>de</strong>spêcheurs et <strong>au</strong>tres gens un peu ru<strong>de</strong>s ; le soir même jem’aperçus que notre hôte ne comptait pas <strong>la</strong> sobriété <strong>au</strong>nombre <strong>de</strong> ses vertus.Mon oncle comprit vite à quel genre d’homme i<strong>la</strong>vait affaire ; <strong>au</strong> lieu d’un brave et digne savant, iltrouvait un paysan lourd et grossier ; il résolut donc <strong>de</strong>commencer <strong>au</strong> plus tôt sa gran<strong>de</strong> expédition et <strong>de</strong>quitter cette cure peu hospitalière. Il ne regardait pas àses fatigues et résolut d’aller passer quelques jours dans<strong>la</strong> montagne.Les préparatifs <strong>de</strong> départ furent donc faits dès lelen<strong>de</strong>main <strong>de</strong> notre arrivée à Stapi. Hans loua lesservices <strong>de</strong> trois Is<strong>la</strong>ndais pour remp<strong>la</strong>cer les chev<strong>au</strong>xdans le transport <strong>de</strong>s bagages ; mais, une fois arrivés <strong>au</strong>fond du cratère, ces indigènes <strong>de</strong>vaient rebrousserchemin et nous abandonner à nous-mêmes. Ce point futparfaitement arrêté.1 Monnaie <strong>de</strong> Hambourg, 90 fr. environ.


À cette occasion, mon oncle dut apprendre <strong>au</strong>chasseur que son intention était <strong>de</strong> poursuivre <strong>la</strong>reconnaissance du volcan jusqu’à ses <strong>de</strong>rnières limites.Hans se contenta d’incliner <strong>la</strong> tête. Aller là ouailleurs, s’enfoncer dans les entrailles <strong>de</strong> son île ou <strong>la</strong>parcourir, il n’y voyait <strong>au</strong>cune différence ; quant à moi,distrait jusqu’alors par les inci<strong>de</strong>nts du voyage, j’avaisun peu oublié l’avenir, mais maintenant je sentaisl’émotion me reprendre <strong>de</strong> plus belle. Qu’y faire ? Sij’avais pu tenter <strong>de</strong> résister <strong>au</strong> professeur Li<strong>de</strong>nbrock,c’était à Hambourg et non <strong>au</strong> pied du Sneffels.Une idée, entre toutes, me tracassait fort, idéeeffrayante et faite pour ébranler <strong>de</strong>s nerfs moinssensibles que les miens.« Voyons, me disais-je, nous allons gravir leSneffels. Bien. Nous allons visiter son cratère. Bon.D’<strong>au</strong>tres l’ont fait qui n’en sont pas morts. Mais cen’est pas tout. S’il se présente un chemin pour<strong>de</strong>scendre dans les entrailles du sol, si cemalencontreux Saknussemm a dit vrai, nous allons nousperdre <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s galeries souterraines du volcan.Or, rien n’affirme que le Sneffels soit éteint ? Quiprouve qu’une éruption ne se prépare pas ? De ce que lemonstre dort <strong>de</strong>puis 1229, s’ensuit-il qu’il ne puisse seréveiller ? Et, s’il se réveille, qu’est-ce que nous


<strong>de</strong>viendrons ? »Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>mandait <strong>la</strong> peine d’y réfléchir, et j’yréfléchissais. Je ne pouvais dormir sans rêverd’éruption ; or, le rôle <strong>de</strong> scorie me paraissait assezbrutal à jouer.Enfin je n’y tins plus ; je résolus <strong>de</strong> soumettre le casà mon oncle le plus adroitement possible, et sous <strong>la</strong>forme d’une hypothèse parfaitement irréalisable.J’al<strong>la</strong>i le trouver. Je lui fis part <strong>de</strong> mes craintes, et jeme recu<strong>la</strong>i pour le <strong>la</strong>isser éc<strong>la</strong>ter à son aise.« J’y pensais », répondit-il simplement.Que signifiaient ces paroles ! Al<strong>la</strong>it-il donc entendre<strong>la</strong> voix <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison ? Songeait-il à suspendre sesprojets ? C’eût été trop be<strong>au</strong> pour être possible.Après quelques instants <strong>de</strong> silence, pendant lesquelsje n’osais l’interroger, il reprit en disant :« J’y pensais. Depuis notre arrivée à Stapi, je mesuis préoccupé <strong>de</strong> <strong>la</strong> grave question que tu viens <strong>de</strong> mesoumettre, car il ne f<strong>au</strong>t pas agir en impru<strong>de</strong>nts.– Non, répondis-je avec force.– Il y a six cents ans que le Sneffels est muet ; maisil peut parler. Or les éruptions sont toujours précédéespar <strong>de</strong>s phénomènes parfaitement connus ; j’ai doncinterrogé les habitants du pays, j’ai étudié le sol, et je


puis te le dire, Axel, il n’y <strong>au</strong>ra pas d’éruption. »À cette affirmation je restai stupéfait, et je ne pusrépliquer.« Tu doutes <strong>de</strong> mes paroles ? dit mon oncle, ehbien ! suis-moi. »J’obéis machinalement. En sortant du presbytère, leprofesseur prit un chemin direct qui, par une ouverture<strong>de</strong> <strong>la</strong> muraille basaltique, s’éloignait <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer. Bientôtnous étions en rase campagne, si l’on peut donner cenom à un amoncellement immense <strong>de</strong> déjectionsvolcaniques ; le pays paraissait comme écrasé sous unepluie <strong>de</strong> pierres énormes, <strong>de</strong> trapp, <strong>de</strong> basalte, <strong>de</strong> granitet <strong>de</strong> toutes les roches pyroxéniques.Je voyais ça et là <strong>de</strong>s fumerolles monter dans lesairs ; ces vapeurs b<strong>la</strong>nches nommées « reykir » en<strong>la</strong>ngue is<strong>la</strong>ndaise, venaient <strong>de</strong>s sources thermales, etelles indiquaient, par leur violence, l’activité volcaniquedu sol. Ce<strong>la</strong> me paraissait justifier mes craintes. Aussije tombai <strong>de</strong> mon h<strong>au</strong>t quand mon oncle me dit :« Tu vois toutes ces fumées, Axel ; eh bien, ellesprouvent que nous n’avons rien à redouter <strong>de</strong>s fureursdu volcan !– Par exemple ! m’écriai-je.– Retiens bien ceci, reprit le professeur : <strong>au</strong>xapproches d’une éruption, ces fumerolles redoublent


d’activité pour disparaître complètement pendant <strong>la</strong>durée du phénomène, car les flui<strong>de</strong>s é<strong>la</strong>stiques, n’ayantplus <strong>la</strong> tension nécessaire, prennent le chemin <strong>de</strong>scratères <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> s’échapper à travers les fissures duglobe. Si donc ces vapeurs se maintiennent dans leurétat habituel, si leur énergie ne s’accroît pas, si tuajoutes à cette observation que le vent, <strong>la</strong> pluie ne sontpas remp<strong>la</strong>cés par un air lourd et calme, tu peuxaffirmer qu’il n’y <strong>au</strong>ra pas d’éruption prochaine.– Mais...– Assez. Quand <strong>la</strong> science a prononcé, il n’y a plusqu’à se taire ».Je revins à <strong>la</strong> cure l’oreille basse ; mon onclem’avait battu avec <strong>de</strong>s arguments scientifiques.Cependant j’avais encore un espoir, c’est qu’une foisarrivés <strong>au</strong> fond du cratère, il serait impossible, f<strong>au</strong>te <strong>de</strong>galerie, <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre plus profondément, et ce<strong>la</strong> endépit <strong>de</strong> tous les Saknussemm du mon<strong>de</strong>.Je passai <strong>la</strong> nuit suivante en plein c<strong>au</strong>chemar <strong>au</strong>milieu d’un volcan et <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>, je mesentis <strong>la</strong>ncé dans les espaces p<strong>la</strong>nétaires sous <strong>la</strong> forme<strong>de</strong> roche éruptive.Le len<strong>de</strong>main, 23 juin, Hans nous attendait avec sescompagnons chargés <strong>de</strong>s vivres, <strong>de</strong>s outils et <strong>de</strong>sinstruments. Deux bâtons ferrés, <strong>de</strong>ux fusils, <strong>de</strong>ux


cartouchières, étaient réservés à mon oncle et à moi.Hans, en homme <strong>de</strong> préc<strong>au</strong>tion, avait ajouté à nosbagages une outre pleine qui, jointe à nos gour<strong>de</strong>s, nousassurait <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> pour huit jours.Il était neuf heures du matin. Le recteur et sa h<strong>au</strong>temégère attendaient <strong>de</strong>vant leur porte. Ils vou<strong>la</strong>ient sansdoute nous adresser l’adieu suprême <strong>de</strong> l’hôte <strong>au</strong>voyageur. Mais cet adieu prit <strong>la</strong> forme inattendue d’unenote formidable, où l’on comptait jusqu’à l’air <strong>de</strong> <strong>la</strong>maison pastorale, air infect, j’ose le dire. Ce dignecouple nous rançonnait comme un <strong>au</strong>bergiste suisse etportait à un be<strong>au</strong> prix son hospitalité surfaite.Mon oncle paya sans marchan<strong>de</strong>r. Un homme quipartait pour le <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ne regardait pas àquelques rixdales.Ce point réglé, Hans donna le signal du départ, etquelques instants après nous avions quitté Stapi.


XVLe Sneffels est h<strong>au</strong>t <strong>de</strong> cinq mille pieds ; il termine,par son double cône, une ban<strong>de</strong> trachytique qui sedétache du système orographique <strong>de</strong> l’île. De notrepoint <strong>de</strong> départ on ne pouvait voir ses <strong>de</strong>ux pics seprofiler sur le fond grisâtre du ciel. J’apercevaisseulement une énorme calotte <strong>de</strong> neige abaissée sur lefront du géant.Nous marchions en file, précédés du chasseur ;celui-ci remontait d’étroits sentiers où <strong>de</strong>ux personnesn’<strong>au</strong>raient pas pu aller <strong>de</strong> front. Toute conversation<strong>de</strong>venait donc à peu près impossible.Au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> muraille basaltique du fjörd <strong>de</strong> Stapi,se présenta d’abord un sol <strong>de</strong> tourbe herbacée etfibreuse, résidu <strong>de</strong> l’antique végétation <strong>de</strong>s marécages<strong>de</strong> <strong>la</strong> presqu’île ; <strong>la</strong> masse <strong>de</strong> ce combustible encoreinexploité suffirait à ch<strong>au</strong>ffer pendant un siècle toute <strong>la</strong>popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ; cette vaste tourbière, mesuréedu fond <strong>de</strong> certains ravins, avait souvent soixante-dixpieds <strong>de</strong> h<strong>au</strong>t et présentait <strong>de</strong>s couches successives <strong>de</strong>détritus carbonisés, séparées par <strong>de</strong>s feuillets <strong>de</strong> tufponceux.


En véritable neveu du professeur Li<strong>de</strong>nbrock etmalgré mes préoccupations, j’observais avec intérêt lescuriosités minéralogiques étalées dans ce vaste cabinetd’histoire naturelle ; en même temps je refaisais dansmon esprit toute l’histoire géologique <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.Cette île, si curieuse, est évi<strong>de</strong>mment sortie du fond<strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x à une époque re<strong>la</strong>tivement mo<strong>de</strong>rne ; peut-êtremême s’élève-t-elle encore par un mouvementinsensible. S’il en est ainsi, on ne peut attribuer sonorigine qu’à l’action <strong>de</strong>s feux souterrains. Donc, dansce cas, <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> Humphry Davy, le document <strong>de</strong>Saknussemm, les prétentions <strong>de</strong> mon oncle, tout s’enal<strong>la</strong>it en fumée. Cette hypothèse me conduisit àexaminer attentivement <strong>la</strong> nature du sol, et je me rendisbientôt compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> succession <strong>de</strong>s phénomènes quiprésidèrent à sa formation.L’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, absolument privée <strong>de</strong> terrainsédimentaire, se compose uniquement <strong>de</strong> tufvolcanique, c’est-à-dire d’un agglomérat <strong>de</strong> pierres et<strong>de</strong> roches d’une texture poreuse. Avant l’existence <strong>de</strong>svolcans, elle était faite d’un massif trappéen, lentementsoulevé <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s flots par <strong>la</strong> poussée <strong>de</strong>s forcescentrales. Les feux intérieurs n’avaient pas encore faitirruption <strong>au</strong> <strong>de</strong>hors.Mais, plus tard, une <strong>la</strong>rge fente se creusadiagonalement du sud-ouest <strong>au</strong> nord-ouest <strong>de</strong> l’île, par


<strong>la</strong>quelle s’épancha peu à peu toute <strong>la</strong> pâte trachytique.Le phénomène s’accomplissait alors sans violence ;l’issue était énorme, et les matières fondues, rejetées<strong>de</strong>s entrailles du globe, s’étendirent tranquillement envastes nappes ou en masses mamelonnées. À cetteépoque apparurent les fedspaths, les syénites et lesporphyres.Mais, grâce à cet épanchement, l’épaisseur <strong>de</strong> l’îles’accrut considérablement, et, par suite, sa force <strong>de</strong>résistance. On conçoit quelle quantité <strong>de</strong> flui<strong>de</strong>sé<strong>la</strong>stiques s’emmagasina dans son sein, lorsqu’ellen’offrit plus <strong>au</strong>cune issue, après le refroidissement <strong>de</strong> <strong>la</strong>croûte trachytique. Il arriva donc un moment où <strong>la</strong>puissance mécanique <strong>de</strong> ces gaz fut telle qu’ilssoulevèrent <strong>la</strong> lour<strong>de</strong> écorce et se creusèrent <strong>de</strong> h<strong>au</strong>tescheminées. De là le volcan fait du soulèvement <strong>de</strong> <strong>la</strong>croûte, puis le cratère subitement troué <strong>au</strong> sommet duvolcan.Alors <strong>au</strong>x phénomènes éruptifs succédèrent lesphénomènes volcaniques ; par les ouverturesnouvellement formées s’échappèrent d’abord lesdéjections basaltiques, dont <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine que noustraversions en ce moment offrait à nos regards les plusmerveilleux spécimens. Nous marchions sur ces rochespesantes d’un gris foncé que le refroidissement avaitmoulées en prismes à base hexagone. Au loin se


voyaient un grand nombre <strong>de</strong> cônes ap<strong>la</strong>tis, qui furentjadis <strong>au</strong>tant <strong>de</strong> bouches ignivomes.Puis, l’éruption basaltique épuisée, le volcan, dont <strong>la</strong>force s’accrut <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s cratères éteints, donnapassage <strong>au</strong>x <strong>la</strong>ves et à ces tufs <strong>de</strong> cendres et <strong>de</strong> scoriesdont j’apercevais les longues coulées éparpillées sur sesf<strong>la</strong>ncs comme une chevelure opulente.Telle fut <strong>la</strong> succession <strong>de</strong>s phénomènes quiconstituèrent l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ; tous provenaient <strong>de</strong> l’action <strong>de</strong>sfeux intérieurs, et supposer que <strong>la</strong> masse interne ne<strong>de</strong>meurait pas dans un état permanent d’incan<strong>de</strong>scenteliquidité, c’était folie. Folie surtout <strong>de</strong> prétendreatteindre le <strong>centre</strong> du globe !Je me rassurais donc sur l’issue <strong>de</strong> notre entreprise,tout en marchant à l’ass<strong>au</strong>t du Sneffels.La route <strong>de</strong>venait <strong>de</strong> plus en plus difficile ; le solmontait ; les éc<strong>la</strong>ts <strong>de</strong> roches s’ébran<strong>la</strong>ient, et il fal<strong>la</strong>it<strong>la</strong> plus scrupuleuse attention pour éviter <strong>de</strong>s chutesdangereuses.Hans s’avançait tranquillement comme sur unterrain uni ; parfois il disparaissait <strong>de</strong>rrière les grandsblocs, et nous le perdions <strong>de</strong> vue momentanément ;alors un sifflement aigu, échappé <strong>de</strong> ses lèvres,indiquait <strong>la</strong> direction à suivre. Souvent <strong>au</strong>ssi ils’arrêtait, ramassait quelques débris <strong>de</strong> rocs, les


disposait d’une façon reconnaissable et formait ainsi<strong>de</strong>s amers <strong>de</strong>stinés à indiquer <strong>la</strong> route du retour.Préc<strong>au</strong>tion bonne en soi, mais que les événementsfuturs rendirent inutile.Trois fatigantes heures <strong>de</strong> marche nous avaientamenés seulement à <strong>la</strong> base <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne. Là, Hansfit signe <strong>de</strong> s’arrêter, et un déjeuner sommaire futpartagé entre tous. Mon oncle mangeait les morce<strong>au</strong>xdoubles pour aller plus vite. Seulement, cette halte <strong>de</strong>réfection étant <strong>au</strong>ssi une halte <strong>de</strong> repos, il dut attendrele bon p<strong>la</strong>isir du gui<strong>de</strong>, qui donna le signal du départune heure après. Les trois Is<strong>la</strong>ndais, <strong>au</strong>ssi taciturnes queleur camara<strong>de</strong> le chasseur, ne prononcèrent pas un seulmot et mangèrent sobrement.Nous commencions maintenant à gravir les pentesdu Sneffels. Son neigeux sommet, par une illusiond’optique fréquente dans les montagnes, me paraissaitfort rapproché, et cependant, que <strong>de</strong> longues heuresavant <strong>de</strong> l’atteindre ! Quelle fatigue surtout ! Lespierres qu’<strong>au</strong>cun ciment <strong>de</strong> <strong>terre</strong>, <strong>au</strong>cune herbe neliaient entre elles, s’ébou<strong>la</strong>ient sous nos pieds et al<strong>la</strong>ientse perdre dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine avec <strong>la</strong> rapidité d’uneava<strong>la</strong>nche.En <strong>de</strong> certains endroits, les f<strong>la</strong>ncs du mont faisaientavec l’horizon un angle <strong>de</strong> trente-six <strong>de</strong>grés <strong>au</strong> moins ;il était impossible <strong>de</strong> les gravir, et ces raidillons


pierreux <strong>de</strong>vaient être tournés non sans difficulté. Nousnous prêtions alors un mutuel secours à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> nosbâtons.Je dois dire que mon oncle se tenait près <strong>de</strong> moi leplus possible ; il ne me perdait pas <strong>de</strong> vue, et en mainteoccasion, son bras me fournit un soli<strong>de</strong> appui. Pour soncompte, il avait sans doute le sentiment inné <strong>de</strong>l’équilibre, car il ne bronchait pas. Les Is<strong>la</strong>ndais,quoique chargés grimpaient avec une agilité <strong>de</strong>montagnards.À voir <strong>la</strong> h<strong>au</strong>teur <strong>de</strong> <strong>la</strong> cime du Sneffels, il mesemb<strong>la</strong>it impossible qu’on pût l’atteindre <strong>de</strong> ce côté, sil’angle d’inclinaison <strong>de</strong>s pentes ne se fermait pas.Heureusement, après une heure <strong>de</strong> fatigues et <strong>de</strong> tours<strong>de</strong> force, <strong>au</strong> milieu du vaste tapis <strong>de</strong> neige développésur <strong>la</strong> croupe du volcan, une sorte d’escalier se présentainopinément, qui simplifia notre ascension. Il étaitformé par l’un <strong>de</strong> ces torrents <strong>de</strong> pierres rejetées par leséruptions, et dont le nom is<strong>la</strong>ndais est « stinâ ». Si cetorrent n’eût pas été arrêté dans sa chute par <strong>la</strong>disposition <strong>de</strong>s f<strong>la</strong>ncs <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne, il serait allé seprécipiter dans <strong>la</strong> mer et former <strong>de</strong>s îles nouvelles.Tel il était, tel il nous servit fort ; <strong>la</strong> rai<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>spentes s’accroissait, mais ces marches <strong>de</strong> pierrespermettaient <strong>de</strong> les gravir aisément, et si rapi<strong>de</strong>mentmême, qu’étant resté un moment en arrière pendant que


mes compagnons continuaient leur ascension, je lesaperçus déjà réduits, par l’éloignement, à une apparencemicroscopique.À sept heures du soir nous avions monté les <strong>de</strong>uxmille marches <strong>de</strong> l’escalier, et nous dominions uneextumescence <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne, sorte d’assise sur<strong>la</strong>quelle s’appuyait le cône proprement dit du cratère.La mer s’étendait à une profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> trois mille<strong>de</strong>ux cents pieds ; nous avions dépassé <strong>la</strong> limite <strong>de</strong>sneiges perpétuelles, assez peu élevée en Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> parsuite <strong>de</strong> l’humidité constante du climat. Il faisait unfroid violent ; le vent souff<strong>la</strong>it avec force. J’étaisépuisé. Le professeur vit bien que mes jambes merefusaient tout service, et, malgré son impatience, il sedécida à s’arrêter. Il fit donc signe <strong>au</strong> chasseur, quisecoua <strong>la</strong> tête en disant :« Ofvanför.– Il paraît qu’il f<strong>au</strong>t aller plus h<strong>au</strong>t », dit mon oncle.Puis il <strong>de</strong>manda à Hans le motif <strong>de</strong> sa réponse.« Mistour, répondit le gui<strong>de</strong>.– Ja, mistour, répéta l’un <strong>de</strong>s Is<strong>la</strong>ndais d’un toneffrayé.– Que signifie ce mot ? <strong>de</strong>mandai-je avecinquiétu<strong>de</strong>.


– Vois », dit mon oncle.Je portai mes regards vers <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine ; une immensecolonne <strong>de</strong> pierre ponce pulvérisée, <strong>de</strong> sable et <strong>de</strong>poussière s’élevait en tournoyant comme une trombe ;le vent <strong>la</strong> rabattait sur le f<strong>la</strong>nc du Sneffels, <strong>au</strong>quel nousétions accrochés ; ce ri<strong>de</strong><strong>au</strong> opaque étendu <strong>de</strong>vant lesoleil produisait une gran<strong>de</strong> ombre jetée sur <strong>la</strong>montagne. Si cette trombe s’inclinait, elle <strong>de</strong>vaitinévitablement nous en<strong>la</strong>cer dans ses tourbillons. Cephénomène, assez fréquent lorsque le vent souffle <strong>de</strong>sg<strong>la</strong>ciers, prend le nom <strong>de</strong> « mistour » en <strong>la</strong>ngueis<strong>la</strong>ndaise.« Hastigt, hastigt », s’écria notre gui<strong>de</strong>.Sans savoir le danois, je compris qu’il nous fal<strong>la</strong>itsuivre Hans <strong>au</strong> plus vite. Celui-ci commença à tournerle cône du cratère, mais en biaisant, <strong>de</strong> manière àfaciliter <strong>la</strong> marche. Bientôt, <strong>la</strong> trombe s’abattit sur <strong>la</strong>montagne, qui tressaillit à son choc ; les pierres saisiesdans les remous du vent volèrent en pluie comme dansune éruption. Nous étions, heureusement, sur le versantopposé et à l’abri <strong>de</strong> tout danger ; sans <strong>la</strong> préc<strong>au</strong>tion dugui<strong>de</strong>, nos corps déchiquetés, réduits en poussière,fussent retombés <strong>au</strong> loin comme le produit <strong>de</strong> quelquemétéore inconnu.Cependant Hans ne jugea pas pru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> passer <strong>la</strong>nuit sur les f<strong>la</strong>ncs du cône. Nous continuâmes notre


ascension en zigzag ; les quinze cents pieds quirestaient à franchir prirent près <strong>de</strong> cinq heures ; lesdétours, les biais et contremarches mesuraient troislieues <strong>au</strong> moins. Je n’en pouvais plus ; je succombais <strong>au</strong>froid et à <strong>la</strong> faim. L’air, un peu raréfié, ne suffisait pas<strong>au</strong> jeu <strong>de</strong> mes poumons.Enfin, à onze heures du soir, en pleine obscurité, lesommet du Sneffels fut atteint, et, avant d’allerm’abriter à l’intérieur du cratère, j’eus le tempsd’apercevoir « le soleil <strong>de</strong> minuit » <strong>au</strong> plus bas <strong>de</strong> sacarrière, projetant ses pâles rayons sur l’île endormie àmes pieds.


XVILe souper fut rapi<strong>de</strong>ment dévoré et <strong>la</strong> petite troupese casa <strong>de</strong> son mieux. La couche était dure, l’abri peusoli<strong>de</strong>, <strong>la</strong> situation fort pénible, à cinq mille pieds <strong>au</strong><strong>de</strong>ssusdu nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer. Cependant mon sommeilfut particulièrement paisible pendant cette nuit, l’une<strong>de</strong>s meilleures que j’eusse passées <strong>de</strong>puis longtemps. Jene rêvai même pas.Le len<strong>de</strong>main on se réveil<strong>la</strong> à <strong>de</strong>mi gelé par un airtrès vif, <strong>au</strong>x rayons d’un be<strong>au</strong> soleil. Je quittai macouche <strong>de</strong> granit et j’al<strong>la</strong>i jouir du magnifique spectaclequi se développait à mes regards.J’occupais le sommet <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pics duSneffels, celui du sud. De là ma vue s’étendait sur <strong>la</strong>plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’île ; l’optique, commune à toutesles gran<strong>de</strong>s h<strong>au</strong>teurs, en relevait les rivages, tandis queles parties centrales paraissaient s’enfoncer. On eût ditqu’une <strong>de</strong> ces cartes en relief d’Helbesmer s’éta<strong>la</strong>it sousmes pieds ; je voyais les vallées profon<strong>de</strong>s se croiser entous sens, les précipices se creuser comme <strong>de</strong>s puits, les<strong>la</strong>cs se changer en étangs, les rivières se faire ruisse<strong>au</strong>x.Sur ma droite se succédaient les g<strong>la</strong>ciers sans nombre et


les pics multipliés, dont quelques-uns s’empanachaient<strong>de</strong> fumées légères. Les ondu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> ces montagnesinfinies, que leurs couches <strong>de</strong> neige semb<strong>la</strong>ient rendreécumantes, rappe<strong>la</strong>ient à mon souvenir <strong>la</strong> surface d’unemer agitée. Si je me retournais vers l’ouest, l’Océan s’ydéveloppait dans sa majestueuse étendue, comme unecontinuation <strong>de</strong> ces sommets moutonneux. Où finissait<strong>la</strong> <strong>terre</strong>, où commençaient les flots, mon œil ledistinguait à peine.Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extaseque donnent les h<strong>au</strong>tes cimes, et cette fois, sans vertige,car je m’accoutumais enfin à ces sublimescontemp<strong>la</strong>tions. Mes regards éblouis se baignaient dans<strong>la</strong> transparente irradiation <strong>de</strong>s rayons so<strong>la</strong>ires, j’oubliaisqui j’étais, où j’étais, pour vivre <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s elfes ou<strong>de</strong>s sylphes, imaginaires habitants <strong>de</strong> <strong>la</strong> mythologiescandinave ; je m’enivrais <strong>de</strong> <strong>la</strong> volupté <strong>de</strong>s h<strong>au</strong>teurs,sans songer <strong>au</strong>x abîmes dans lesquels ma <strong>de</strong>stinée al<strong>la</strong>itme plonger avant peu. Mais je fus ramené <strong>au</strong> sentiment<strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité par l’arrivée du professeur et <strong>de</strong> Hans, quime rejoignirent <strong>au</strong> sommet du pic.Mon oncle, se tournant vers l’ouest, m’indiqua <strong>de</strong> <strong>la</strong>main une légère vapeur, une brume, une apparence <strong>de</strong><strong>terre</strong> qui dominait <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong>s flots.« Le Groën<strong>la</strong>nd, dit-il.– Le Groën<strong>la</strong>nd ? m’écriai-je.


– Oui ; nous n’en sommes pas à trente-cinq lieues,et, pendant les dégels, les ours b<strong>la</strong>ncs arrivent jusqu’àl’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, portés sur les g<strong>la</strong>çons du nord. Mais ce<strong>la</strong>importe peu. Nous sommes <strong>au</strong> sommet du Sneffels ;voici <strong>de</strong>ux pics, l’un <strong>au</strong> sud, l’<strong>au</strong>tre <strong>au</strong> nord. Hans vanous dire <strong>de</strong> quel nom les Is<strong>la</strong>ndais appellent celui quinous porte en ce moment. »La <strong>de</strong>man<strong>de</strong> formulée, le chasseur répondit :« Scartaris. »Mon oncle me jeta un coup d’œil triomphant.« Au cratère ! » dit-il.Le cratère du Sneffels représentait un cône renversédont l’orifice pouvait avoir une <strong>de</strong>mi-lieue <strong>de</strong> diamètre.Sa profon<strong>de</strong>ur, je l’estimais à <strong>de</strong>ux mille pieds environ.Que l’on juge <strong>de</strong> l’état d’un pareil récipient, lorsqu’ils’emplissait <strong>de</strong> tonnerres et <strong>de</strong> f<strong>la</strong>mmes. Le fond <strong>de</strong>l’entonnoir ne <strong>de</strong>vait pas mesurer plus <strong>de</strong> cinq centspieds <strong>de</strong> tour, <strong>de</strong> telle sorte que ses pentes assez doucespermettaient d’arriver facilement à sa partie inférieure.Involontairement, je comparais ce cratère à un énormetromblon évasé, et <strong>la</strong> comparaison m’épouvantait.« Descendre dans un tromblon, pensai-je, quand ilest peut-être chargé et qu’il peut partir <strong>au</strong> moindre choc,c’est œuvre <strong>de</strong> fous. »Mais je n’avais pas à reculer. Hans, d’un air


indifférent, reprit <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> <strong>la</strong> troupe. Je le suivis sansmot dire.Afin <strong>de</strong> faciliter <strong>la</strong> <strong>de</strong>scente, Hans décrivait àl’intérieur du cône <strong>de</strong>s ellipses très allongées ; il fal<strong>la</strong>itmarcher <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s roches éruptives, dont quelquesunes,ébranlées dans leurs alvéoles, se précipitaient enrebondissant jusqu’<strong>au</strong> fond <strong>de</strong> l’abîme. Leur chutedéterminait <strong>de</strong>s réverbérations d’échos d’une étrangesonorité.Certaines parties du cône formaient <strong>de</strong>s g<strong>la</strong>ciersintérieurs. Hans ne s’avançait alors qu’avec uneextrême préc<strong>au</strong>tion, sondant le sol <strong>de</strong> son bâton ferrépour y découvrir les crevasses. À <strong>de</strong> certains passagesdouteux, il <strong>de</strong>vint nécessaire <strong>de</strong> nous lier par une longuecor<strong>de</strong>, afin que celui <strong>au</strong>quel le pied viendrait à manquerinopinément se trouvât soutenu par ses compagnons.Cette solidarité était chose pru<strong>de</strong>nte, mais ellen’excluait pas tout danger.Cependant, et malgré les difficultés <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>scentesur <strong>de</strong>s pentes que le gui<strong>de</strong> ne connaissait pas, <strong>la</strong> routese fit sans acci<strong>de</strong>nt, s<strong>au</strong>f <strong>la</strong> chute d’un ballot <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>squi s’échappa <strong>de</strong>s mains d’un Is<strong>la</strong>ndais et al<strong>la</strong> par leplus court jusqu’<strong>au</strong> fond <strong>de</strong> l’abîme.À midi nous étions arrivés. Je relevai <strong>la</strong> tête, etj’aperçus l’orifice supérieur du cône, dans lequels’encadrait un morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> ciel d’une circonférence


singulièrement réduite, mais presque parfaite. Sur unpoint seulement se détachait le pic du Scartaris, quis’enfonçait dans l’immensité.Au fond du cratère s’ouvraient trois cheminées parlesquelles, <strong>au</strong> temps <strong>de</strong>s éruptions du Sneffels, le foyercentral chassait ses <strong>la</strong>ves et ses vapeurs. Chacune <strong>de</strong> cescheminées avait environ cent pieds <strong>de</strong> diamètre. Ellesétaient là béantes sous nos pas. Je n’eus pas <strong>la</strong> force d’yplonger mes regards. Le professeur Li<strong>de</strong>nbrock, lui,avait fait un examen rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur disposition ; il étaithaletant ; il courait <strong>de</strong> l’une à l’<strong>au</strong>tre, gesticu<strong>la</strong>nt et<strong>la</strong>nçant <strong>de</strong>s paroles incompréhensibles. Hans et sescompagnons, assis sur <strong>de</strong>s morce<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve, leregardaient faire ; ils le prenaient évi<strong>de</strong>mment pour unfou.Tout à coup mon oncle poussa un cri ; je crus qu’ilvenait <strong>de</strong> perdre pied et <strong>de</strong> tomber dans l’un <strong>de</strong>s troisgouffres. Mais non. Je l’aperçus, les bras étendus, lesjambes écartées, <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant un roc <strong>de</strong> granit posé <strong>au</strong><strong>centre</strong> du cratère, comme un énorme pié<strong>de</strong>stal fait pour<strong>la</strong> statue d’un Pluton. Il était dans <strong>la</strong> pose d’un hommestupéfait, mais dont <strong>la</strong> stupéfaction fit bientôt p<strong>la</strong>ce àune joie insensée.« Axel ! Axel ! s’écria-t-il, viens ! viens ! »J’accourus. Ni Hans ni les Is<strong>la</strong>ndais ne bougèrent.


« Regar<strong>de</strong> », me dit le professeur.Et, partageant sa stupéfaction, sinon sa joie, je lussur <strong>la</strong> face occi<strong>de</strong>ntale du bloc, en caractères runiques à<strong>de</strong>mi-rongés par le temps, ce nom mille fois m<strong>au</strong>dit :« Arne Saknussemm ! s’écria mon oncle, douterastuencore ? »Je ne répondis pas, et je revins consterné à mon banc<strong>de</strong> <strong>la</strong>ve. L’évi<strong>de</strong>nce m’écrasait.Combien <strong>de</strong> temps <strong>de</strong>meurai-je ainsi plongé dansmes réflexions, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’estqu’en relevant <strong>la</strong> tête je vis mon oncle et Hans seuls <strong>au</strong>fond du cratère. Les Is<strong>la</strong>ndais avaient été congédiés, etmaintenant ils re<strong>de</strong>scendaient les pentes extérieures duSneffels pour regagner Stapi.Hans dormait tranquillement <strong>au</strong> pied d’un roc, dansune coulée <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve où il s’était fait un lit improvisé ;mon oncle tournait <strong>au</strong> fond du cratère, comme une bêtes<strong>au</strong>vage dans <strong>la</strong> fosse d’un trappeur. Je n’eus ni l’envieni <strong>la</strong> force <strong>de</strong> me lever, et, prenant exemple sur le gui<strong>de</strong>,je me <strong>la</strong>issai aller à un douloureux assoupissement,croyant entendre <strong>de</strong>s bruits ou sentir <strong>de</strong>s frissonnementsdans les f<strong>la</strong>ncs <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne.


Ainsi se passa cette première nuit <strong>au</strong> fond ducratère.Le len<strong>de</strong>main, un ciel gris, nuageux, lourd, s’abaissasur le sommet du cône. Je ne m’en aperçus pas tant àl’obscurité du gouffre qu’à <strong>la</strong> colère dont mon oncle futpris.J’en compris <strong>la</strong> raison, et un reste d’espoir me revint<strong>au</strong> cœur. Voici pourquoi.Des trois routes ouvertes sous nos pas, une seuleavait été suivie par Saknussemm. Au dire du savantis<strong>la</strong>ndais, on <strong>de</strong>vait <strong>la</strong> reconnaître à cette particu<strong>la</strong>ritésignalée dans le cryptogramme, que l’ombre duScartaris venait en caresser les bords pendant les<strong>de</strong>rniers jours du mois <strong>de</strong> juin.On pouvait, en effet, considérer ce pic aigu commele style d’un immense cadran so<strong>la</strong>ire, dont l’ombre à unjour donné marquait le chemin du <strong>centre</strong> du globe.Or, si le soleil venait à manquer, pas d’ombre.Conséquemment, pas d’indication. Nous étions <strong>au</strong> 25juin. Que le ciel <strong>de</strong>meurât couvert pendant six jours, etil f<strong>au</strong>drait remettre l’observation à une <strong>au</strong>tre année.Je renonce à peindre l’impuissante colère duprofesseur Li<strong>de</strong>nbrock. La journée se passa, et <strong>au</strong>cuneombre ne vint s’allonger sur le fond du cratère. Hans nebougea pas <strong>de</strong> sa p<strong>la</strong>ce ; il <strong>de</strong>vait pourtant se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r


ce que nous attendions, s’il se <strong>de</strong>mandait quelquechose ! Mon oncle ne m’adressa pas une seule fois <strong>la</strong>parole. Ses regards, invariablement tournés vers le ciel,se perdaient dans sa teinte grise et brumeuse.Le 26, rien encore, une pluie mêlée <strong>de</strong> neige tombapendant toute <strong>la</strong> journée. Hans construisit une hutteavec <strong>de</strong>s morce<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve. Je pris un certain p<strong>la</strong>isir àsuivre <strong>de</strong> l’œil les milliers <strong>de</strong> casca<strong>de</strong>s improvisées surles f<strong>la</strong>ncs du cône, et dont chaque pierre accroissaitl’assourdissant murmure.Mon oncle ne se contenait plus. Il y avait <strong>de</strong> quoiirriter un homme plus patient, car c’était véritablementéchouer <strong>au</strong> port.Mais <strong>au</strong>x gran<strong>de</strong>s douleurs le ciel mêleincessamment les gran<strong>de</strong>s joies, et il réservait <strong>au</strong>professeur Li<strong>de</strong>nbrock une satisfaction égale à sesdésespérants ennuis.Le len<strong>de</strong>main le ciel fut encore couvert, mais ledimanche, 28 juin, l’antépénultième jour du mois, avecle changement <strong>de</strong> lune vint le changement <strong>de</strong> temps. Lesoleil versa ses rayons à flots dans le cratère. Chaquemonticule, chaque roc, chaque pierre, chaque aspéritéeut part à sa bienfaisante effluve et projetainstantanément son ombre sur le sol. Entre toutes, celledu Scartaris se <strong>de</strong>ssina comme une vive arête et se mit àtourner insensiblement vers l’astre radieux.


Mon oncle tournait avec elle.À midi, dans sa pério<strong>de</strong> <strong>la</strong> plus courte, elle vintlécher doucement le bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> cheminée centrale.« C’est là ! s’écria le professeur, c’est là ! Au <strong>centre</strong>du globe ! » ajouta-t-il en danois.Je regardai Hans.« Forüt ! fit tranquillement le gui<strong>de</strong>.– En avant ! » répondit mon oncle.Il était une heure et treize minutes du soir.


XVIILe véritable voyage commençait. Jusqu’alors lesmaintenant celles-ci al<strong>la</strong>ient véritablement naître sousfatigues l’avaient emporté sur les difficultés ;nos pas.Je n’avais point encore plongé mon regard dans cepuits insondable où j’al<strong>la</strong>is m’engouffrer. Le momentétait venu. Je pouvais encore ou prendre mon parti <strong>de</strong>l’entreprise ou refuser <strong>de</strong> <strong>la</strong> tenter. Mais j’eus honte <strong>de</strong>reculer <strong>de</strong>vant le chasseur. Hans acceptait sitranquillement l’aventure, avec une telle indifférence,une si parfaite insouciance <strong>de</strong> tout danger, que je rougisà l’idée d’être moins brave que lui. Seul, j’<strong>au</strong>raisentamé <strong>la</strong> série <strong>de</strong>s grands arguments ; mais, enprésence du gui<strong>de</strong>, je me tus ; un <strong>de</strong> mes souvenirss’envo<strong>la</strong> vers ma jolie Vir<strong>la</strong>ndaise, et je m’approchai <strong>de</strong><strong>la</strong> cheminée centrale.J’ai dit qu’elle mesurait cent pieds <strong>de</strong> diamètre, outrois cents pieds <strong>de</strong> tour. Je me penchai <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus d’unroc qui surplombait, et je regardai. Mes cheveux sehérissèrent. Le sentiment du vi<strong>de</strong> s’empara <strong>de</strong> mon être.Je sentis le <strong>centre</strong> <strong>de</strong> gravité se dép<strong>la</strong>cer en moi et le


vertige monter à ma tête comme une ivresse. Rien <strong>de</strong>plus capiteux que cette attraction <strong>de</strong> l’abîme. J’al<strong>la</strong>istomber. Une main me retint. Celle <strong>de</strong> Hans.Décidément, je n’avais pas pris assez <strong>de</strong> « leçons <strong>de</strong>gouffre » à <strong>la</strong> Frelsers-Kirk <strong>de</strong> Copenhague.Cependant, si peu que j’eusse hasardé mes regardsdans ce puits, je m’étais rendu compte <strong>de</strong> saconformation. Ses parois, presque à pic, présentaientcependant <strong>de</strong> nombreuses saillies qui <strong>de</strong>vaient faciliter<strong>la</strong> <strong>de</strong>scente ; mais si l’escalier ne manquait pas, <strong>la</strong>rampe faisait déf<strong>au</strong>t. Une cor<strong>de</strong> attachée à l’orifice<strong>au</strong>rait suffi pour nous soutenir, mais comment <strong>la</strong>détacher, lorsqu’on serait parvenu à son extrémitéinférieure ?Mon oncle employa un moyen fort simple pourobvier à cette difficulté. Il dérou<strong>la</strong> une cor<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>grosseur du pouce et longue <strong>de</strong> quatre cents pieds ; il en<strong>la</strong>issa filer d’abord <strong>la</strong> moitié, puis il l’enrou<strong>la</strong> <strong>au</strong>tourd’un bloc <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve qui faisait saillie et rejeta l’<strong>au</strong>tremoitié dans <strong>la</strong> cheminée. Chacun <strong>de</strong> nous pouvait alors<strong>de</strong>scendre en réunissant dans sa main les <strong>de</strong>ux moitiés<strong>de</strong> <strong>la</strong> cor<strong>de</strong> qui ne pouvait se défiler ; une fois<strong>de</strong>scendus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents pieds, rien ne nous serait plusaisé que <strong>de</strong> <strong>la</strong> ramener en lâchant un bout et en ha<strong>la</strong>ntsur l’<strong>au</strong>tre. Puis, on recommencerait cet exercice adinfinitum.


« Maintenant, dit mon oncle après avoir achevé cespréparatifs, occupons-nous <strong>de</strong>s bagages ; ils vont êtredivisés en trois paquets, et chacun <strong>de</strong> nous en attacher<strong>au</strong>n sur son dos ; j’entends parler seulement <strong>de</strong>s objetsfragiles. »L’<strong>au</strong>dacieux professeur ne nous comprenaitévi<strong>de</strong>mment pas dans cette <strong>de</strong>rnière catégorie.« Hans, reprit-il, va se charger <strong>de</strong>s outils et d’unepartie <strong>de</strong>s vivres ; toi, Axel, d’un second tiers <strong>de</strong>s vivreset <strong>de</strong>s armes ; moi, du reste <strong>de</strong>s vivres et <strong>de</strong>sinstruments délicats.– Mais, dis-je, et les vêtements, et cette masse <strong>de</strong>cor<strong>de</strong>s et d’échelles, qui se chargera <strong>de</strong> les <strong>de</strong>scendre ?– Ils <strong>de</strong>scendront tout seuls.– Comment ce<strong>la</strong> ? <strong>de</strong>mandai-je.– Tu vas le voir. »Mon oncle employait volontiers les grands moyenset sans hésiter. Sur son ordre, Hans réunit en un seulcolis les objets non fragiles, et ce paquet, soli<strong>de</strong>mentcordé, fut tout bonnement précipité dans le gouffre.J’entendis ce mugissement sonore produit par ledép<strong>la</strong>cement <strong>de</strong>s couches d’air. Mon oncle, penché surl’abîme, suivait d’un œil satisfait <strong>la</strong> <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> sesbagages, et ne se releva qu’après les avoir perdus <strong>de</strong>


vue.« Bon, fit-il. À nous maintenant. »Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à tout homme <strong>de</strong> bonne foi s’il étaitpossible d’entendre sans frissonner <strong>de</strong> telles paroles !Le professeur attacha sur son dos le paquet <strong>de</strong>sinstruments ; Hans prit celui <strong>de</strong>s outils, moi celui <strong>de</strong>sarmes. La <strong>de</strong>scente commença dans l’ordre suivant :Hans, mon oncle et moi. Elle se fit dans un profondsilence, troublé seulement par <strong>la</strong> chute <strong>de</strong>s débris <strong>de</strong> rocqui se précipitaient dans l’abîme.Je me <strong>la</strong>issai couler, pour ainsi dire, serrantfrénétiquement <strong>la</strong> double cor<strong>de</strong> d’une main, <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>trem’arc-boutant <strong>au</strong> moyen <strong>de</strong> mon bâton ferré. Une idéeunique me dominait : je craignais que le point d’appuine vint à manquer. Cette cor<strong>de</strong> me paraissait bienfragile pour supporter le poids <strong>de</strong> trois personnes. Jem’en servais le moins possible, opérant <strong>de</strong>s miraclesd’équilibre sur les saillies <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve que mon piedcherchait à saisir comme une main.Lorsqu’une <strong>de</strong> ces marches glissantes venait às’ébranler sous le pas <strong>de</strong> Hans, il disait <strong>de</strong> sa voixtranquille :« Gif akt !– Attention ! » répétait mon oncle.


Après une <strong>de</strong>mi-heure, nous étions arrivés sur <strong>la</strong>surface d’un roc fortement engagé dans <strong>la</strong> paroi <strong>de</strong> <strong>la</strong>cheminée.Hans tira <strong>la</strong> cor<strong>de</strong> par l’un <strong>de</strong> ses bouts ; l’<strong>au</strong>tres’éleva dans l’air ; après avoir dépassé le rochersupérieur, il retomba en rac<strong>la</strong>nt les morce<strong>au</strong>x <strong>de</strong> pierreset <strong>de</strong> <strong>la</strong>ves, sorte <strong>de</strong> pluie, ou mieux, <strong>de</strong> grêle fortdangereuse.En me penchant <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> notre étroit p<strong>la</strong>te<strong>au</strong>, jeremarquai que le fond du trou était encore invisible.La manœuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> cor<strong>de</strong> recommença, et une <strong>de</strong>miheureaprès nous avions gagné une nouvelle profon<strong>de</strong>ur<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents pieds.Je ne sais si le plus enragé géologue eût essayéd’étudier, pendant cette <strong>de</strong>scente, <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s terrainsqui l’environnaient. Pour mon compte, je ne m’eninquiétai guère ; qu’ils fussent pliocènes, miocènes,éocènes, crétacés, jurassiques, triasiques, perniens,carbonifères, dévoniens, siluriens ou primitifs, ce<strong>la</strong> mepréoccupa peu. Mais le professeur, sans doute, fit sesobservations ou prit ses notes, car, à l’une <strong>de</strong>s haltes, ilme dit :« Plus je vais, plus j’ai confiance ; <strong>la</strong> disposition <strong>de</strong>ces terrains volcaniques donne absolument raison à <strong>la</strong>théorie <strong>de</strong> Davy. Nous sommes en plein sol primordial,


sol dans lequel s’est produit l’opération chimique <strong>de</strong>smét<strong>au</strong>x enf<strong>la</strong>mmés <strong>au</strong> contact <strong>de</strong> l’air et <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> ; jerepousse absolument le système d’une chaleur centrale ;d’ailleurs, nous verrons bien. »Toujours <strong>la</strong> même conclusion. On comprend que jene m’amusai pas à discuter. Mon silence fut pris pourun assentiment, et <strong>la</strong> <strong>de</strong>scente recommença.Au bout <strong>de</strong> trois heures, je n’entrevoyais pas encorele fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> cheminée. Lorsque je relevais <strong>la</strong> tête,j’apercevais son orifice qui décroissait sensiblement.Ses parois, par suite <strong>de</strong> leur légère inclinaison, tendaientà se rapprocher, l’obscurité se faisait peu à peu.s’engloutissaient avec une répercussion plus mate etqu’elles <strong>de</strong>vaient rencontrer promptement le fond <strong>de</strong>Cependant nous <strong>de</strong>scendions toujours ; il mesemb<strong>la</strong>it que les pierres détachées <strong>de</strong>s paroisl’abîme.Comme j’avais eu soin <strong>de</strong> noter exactement nosmanœuvres <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>, je pus me rendre un compte exact<strong>de</strong> <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur atteinte et du temps écoulé.Nous avions alors répété quatorze fois cettemanœuvre qui durait une <strong>de</strong>mi-heure. C’était donc septheures, plus quatorze quarts d’heure <strong>de</strong> repos ou troisheures et <strong>de</strong>mie. En tout, dix heures et <strong>de</strong>mie. Nousétions partis à une heure, il <strong>de</strong>vait être onze heures en


ce moment.Quant à <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur à <strong>la</strong>quelle nous étionsparvenus, ces quatorze manœuvres d’une cor<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxcents pieds donnaient <strong>de</strong>ux mille huit cents pieds.En ce moment <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> Hans se fit entendre :« Halt ! » dit-il.Je m’arrêtai court <strong>au</strong> moment où j’al<strong>la</strong>is heurter <strong>de</strong>mes pieds <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> mon oncle.« Nous sommes arrivés, dit celui-ci.– Où ? <strong>de</strong>mandai-je en me <strong>la</strong>issant glisser près <strong>de</strong>lui.– Au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> cheminée perpendicu<strong>la</strong>ire.– Il n’y a donc pas d’<strong>au</strong>tre issue ?– Si, une sorte <strong>de</strong> couloir que j’entrevois et quioblique vers <strong>la</strong> droite. Nous verrons ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>main.Soupons d’abord et nous dormirons après. »L’obscurité n’était pas encore complète. On ouvritle sac <strong>au</strong>x provisions, on mangea et l’on se coucha <strong>de</strong>son mieux sur un lit <strong>de</strong> pierres et <strong>de</strong> débris <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve.Et quand, étendu sur le dos, j’ouvris les yeux,j’aperçus un point bril<strong>la</strong>nt à l’extrémité <strong>de</strong> ce tube long<strong>de</strong> trois mille pieds, qui se transformait en unegigantesque lunette.


C’était une étoile dépouillée <strong>de</strong> toute scintil<strong>la</strong>tion etqui, d’après mes calculs, <strong>de</strong>vait être ß (sigma) <strong>de</strong> <strong>la</strong>Petite Ourse.Puis je m’endormis d’un profond sommeil.


XVIIÀ huit heures du matin, un rayon du jour vint nousréveiller. Les mille facettes <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve <strong>de</strong>s parois lerecueil<strong>la</strong>ient à son passage et l’éparpil<strong>la</strong>ient comme unepluie d’étincelles.Cette lueur était assez forte pour permettre <strong>de</strong>distinguer les objets environnants.« Eh bien ! Axel, qu’en dis-tu ? s’écria mon oncleen se frottant les mains. As-tu jamais passé une nuitplus paisible dans notre maison <strong>de</strong> Königstrasse ? Plus<strong>de</strong> bruit <strong>de</strong> charrettes, plus <strong>de</strong> cris <strong>de</strong> marchands, plus<strong>de</strong> vociférations <strong>de</strong> bateliers !– Sans doute, nous sommes fort tranquilles <strong>au</strong> fond<strong>de</strong> ce puits, mais ce calme même a quelque chosed’effrayant.– Allons donc, s’écria mon oncle, si tu t’effrayesdéjà, que sera-ce plus tard ? Nous ne sommes pasencore entrés d’un pouce dans les entrailles <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ?– Que voulez-vous dire ?– Je veux dire que nous avons atteint seulement lesol <strong>de</strong> l’île ! Ce long tube vertical, qui aboutit <strong>au</strong> cratère


du Sneffels, s’arrête à peu près <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.– En êtes-vous certain ?– Très certain. Consulte le baromètre. »En effet, le mercure, après avoir peu à peu remontédans l’instrument à mesure que notre <strong>de</strong>scentes’effectuait, s’était arrêté à vingt-neuf pouces.« Tu le vois, reprit le professeur, nous n’avonsencore que <strong>la</strong> pression d’une atmosphère, et il me tar<strong>de</strong>que le manomètre vienne remp<strong>la</strong>cer ce baromètre. »Cet instrument al<strong>la</strong>it, en effet, nous <strong>de</strong>venir inutile,du moment que le poids <strong>de</strong> l’air dépasserait sa pressioncalculée <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> l’Océan.« Mais, dis-je, n’est-il pas à craindre que cettepression toujours croissante ne soit fort pénible ?– Non. Nous <strong>de</strong>scendrons lentement, et nospoumons s’habitueront à respirer une atmosphère pluscomprimée. Les aéron<strong>au</strong>tes finissent par manquer d’airen s’élevant dans les couches supérieures ; nous, nousen <strong>au</strong>rons trop peut-être. Mais j’aime mieux ce<strong>la</strong>. Neperdons pas un instant. Où est le paquet qui nous aprécédés dans l’intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne ? »Je me souvins alors que nous l’avions vainementcherché <strong>la</strong> veille <strong>au</strong> soir. Mon oncle interrogea Hans,qui, après avoir regardé attentivement avec ses yeux <strong>de</strong>


chasseur, répondit :« Der huppe !– Là-h<strong>au</strong>t. »En effet, ce paquet était accroché à une saillie <strong>de</strong>roc, à une centaine <strong>de</strong> pieds <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> notre tête.Aussitôt l’agile Is<strong>la</strong>ndais grimpa comme un chat et, enquelques minutes, le paquet nous rejoignit.« Maintenant, dit mon oncle, déjeunons ; maisdéjeunons comme <strong>de</strong>s gens qui peuvent avoir unelongue course à faire. »Le biscuit et <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> sèche furent arrosés <strong>de</strong>quelques gorgées d’e<strong>au</strong> mêlée <strong>de</strong> genièvre.Le déjeuner terminé, mon oncle tira <strong>de</strong> sa poche uncarnet <strong>de</strong>stiné <strong>au</strong>x observations ; il prit successivementses divers instruments et nota les données suivantes :Lundi 1 er juillet.Chronomètre : 8 h. 17 m. du matin.Baromètre : 29 p. 7 l.Thermomètre : 6°.Direction : E.-S.-E.Cette <strong>de</strong>rnière observation s’appliquait à <strong>la</strong> galerie


obscure et fut donnée par <strong>la</strong> boussole.« Maintenant, Axel, s’écria le professeur d’une voixenthousiaste, nous allons nous enfoncer véritablementdans les entrailles du globe. Voici donc le momentprécis <strong>au</strong>quel notre voyage commence. »Ce<strong>la</strong> dit, mon oncle prit d’une main l’appareil <strong>de</strong>Ruhmkorff suspendu à son cou ; <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre, il mit encommunication le courant électrique avec le serpentin<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne, et une assez vive lumière dissipa lesténèbres <strong>de</strong> <strong>la</strong> galerie.Hans portait le second appareil, qui fut égalementmis en activité. Cette ingénieuse application <strong>de</strong>l’électricité nous permettait d’aller longtemps en créantun jour artificiel, même <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s gaz les plusinf<strong>la</strong>mmables.« En route ! » fit mon oncle.Chacun reprit son ballot. Hans se chargea <strong>de</strong> pousser<strong>de</strong>vant lui le paquet <strong>de</strong>s cordages et <strong>de</strong>s habits, et, moitroisième, nous entrâmes dans <strong>la</strong> galerie.Au moment <strong>de</strong> m’engouffrer dans ce couloir obscur,je relevai <strong>la</strong> tête, et j’aperçus une <strong>de</strong>rnière fois, par lechamp <strong>de</strong> l’immense tube, ce ciel <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> « que jene <strong>de</strong>vais plus jamais revoir. »La <strong>la</strong>ve, à <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière éruption <strong>de</strong> 1229, s’était frayéun passage à travers ce tunnel. Elle tapissait l’intérieur


d’un enduit épais et bril<strong>la</strong>nt ; <strong>la</strong> lumière électrique s’yréfléchissait en centup<strong>la</strong>nt son intensité.Toute <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong> <strong>la</strong> route consistait à ne pasglisser trop rapi<strong>de</strong>ment sur une pente inclinée àquarante-cinq <strong>de</strong>grés environ ; heureusement, certainesérosions, quelques boursouflures tenaient lieu <strong>de</strong>marches, et nous n’avions qu’à <strong>de</strong>scendre en <strong>la</strong>issantfiler nos bagages retenus par une longue cor<strong>de</strong>.Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds<strong>de</strong>venait sta<strong>la</strong>ctites sur les <strong>au</strong>tres parois ; <strong>la</strong> <strong>la</strong>ve,poreuse en <strong>de</strong> certains endroits, présentait <strong>de</strong> petitesampoules arrondies ; <strong>de</strong>s crist<strong>au</strong>x <strong>de</strong> quartz opaque,ornés <strong>de</strong> limpi<strong>de</strong>s gouttes <strong>de</strong> verre et suspendus à <strong>la</strong>voûte comme <strong>de</strong>s lustres, semb<strong>la</strong>ient s’allumer à notrepassage. On eût dit que les génies du gouffreilluminaient leur pa<strong>la</strong>is pour recevoir les hôtes <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>terre</strong>.« C’est magnifique ! m’écriai-je involontairement.Quel spectacle, mon oncle ! Admirez-vous ces nuances<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ve qui vont du rouge brun <strong>au</strong> j<strong>au</strong>ne éc<strong>la</strong>tant pardégradations insensibles ? Et ces crist<strong>au</strong>x qui nousapparaissent comme <strong>de</strong>s globes lumineux ?– Ah ! tu y viens, Axel ! répondit mon oncle. Ah ! tutrouves ce<strong>la</strong> splendi<strong>de</strong>, mon garçon ! Tu en verras biend’<strong>au</strong>tres, je l’espère. Marchons ! marchons ! »


Il <strong>au</strong>rait dit plus justement « glissons », car nousnous <strong>la</strong>issions aller sans fatigue sur <strong>de</strong>s pentesinclinées. C’était le facilis <strong>de</strong>scensus Averni <strong>de</strong> Virgile.La boussole, que je consultais fréquemment, indiquait<strong>la</strong> direction du sud-est avec une imperturbable rigueur.Cette coulée <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve n’obliquait ni d’un côté ni <strong>de</strong>l’<strong>au</strong>tre. El<strong>la</strong> avait l’inflexibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne droite.Cependant <strong>la</strong> chaleur n’<strong>au</strong>gmentait pas d’une façonsensible ; ce<strong>la</strong> donnait raison <strong>au</strong>x théories <strong>de</strong> Davy, etplus d’une fois je consultai le thermomètre avecétonnement. Deux heures après le départ, il ne marquaitencore que 10°, c’est-à-dire un accroissement <strong>de</strong> 4°.Ce<strong>la</strong> m’<strong>au</strong>torisait à penser que notre <strong>de</strong>scente était plushorizontale que verticale. Quant à connaître exactement<strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur atteinte, rien <strong>de</strong> plus facile. Le professeurmesurait exactement les angles <strong>de</strong> déviation etd’inclinaison <strong>de</strong> <strong>la</strong> route, mais il gardait pour lui lerésultat <strong>de</strong> ses observations.Le soir, vers huit heures, il donna le signal d’arrêt.Hans <strong>au</strong>ssitôt s’assit ; les <strong>la</strong>mpes furent accrochées àune saillie <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve. Nous étions dans une sorte <strong>de</strong>caverne où l’air ne manquait pas. Au contraire. Certainssouffles arrivaient jusqu’à nous. Quelle c<strong>au</strong>se lesproduisait ? À quelle agitation atmosphérique attribuerleur origine ? C’est une question que je ne cherchai pasà résoudre en ce moment ; <strong>la</strong> faim et <strong>la</strong> fatigue me


endaient incapable <strong>de</strong> raisonner. Une <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> septheures consécutives ne se fait pas sans une gran<strong>de</strong>dépense <strong>de</strong> forces. J’étais épuisé. Le mot halte me fitdonc p<strong>la</strong>isir à entendre. Hans éta<strong>la</strong> quelques provisionssur un bloc <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve, et chacun mangea avec appétit.Cependant une chose m’inquiétait ; notre réserve d’e<strong>au</strong>était à <strong>de</strong>mi consommée. Mon oncle comptait <strong>la</strong> refaire<strong>au</strong>x sources souterraines, mais jusqu’alors celles-cimanquaient absolument. Je ne pus m’empêcher d’attirerson attention sur ce sujet.« Cette absence <strong>de</strong> sources te surprend ? dit-il.– Sans doute, et même elle m’inquiète. Nousn’avons plus d’e<strong>au</strong> que pour cinq jours.– Sois tranquille, Axel, je te réponds que noustrouverons <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong>, et plus que nous n’en voudrons.– Quand ce<strong>la</strong> ?– Quand nous <strong>au</strong>rons quitté cette enveloppe <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve.Comment veux-tu que <strong>de</strong>s sources jaillissent à traversces parois ?– Mais peut-être cette coulée se prolonge-t-elle à <strong>de</strong>gran<strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs ? Il me semble que nous n’avonspas encore fait be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> chemin verticalement ?– Qui te fait supposer ce<strong>la</strong> ?– C’est que si nous étions très avancés dans


l’intérieur <strong>de</strong> l’écorce <strong>terre</strong>stre, <strong>la</strong> chaleur serait plusforte.– D’après ton système, répondit mon oncle.Qu’indique le thermomètre ?– Quinze <strong>de</strong>grés à peine, ce qui ne fait qu’unaccroissement <strong>de</strong> neuf <strong>de</strong>grés <strong>de</strong>puis notre départ.– Eh bien, conclus.– Voici ma conclusion. D’après les observations lesplus exactes, l’<strong>au</strong>gmentation <strong>de</strong> <strong>la</strong> température àl’intérieur du globe est d’un <strong>de</strong>gré par cent pieds. Maiscertaines conditions <strong>de</strong> localité peuvent modifier cechiffre. Ainsi, à Yakoust en Sibérie, on a remarqué quel’accroissement d’un <strong>de</strong>gré avait lieu par trente-sixpieds. Cette différence dépend évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> <strong>la</strong>conductibilité <strong>de</strong>s roches. J’ajouterai <strong>au</strong>ssi que, dans levoisinage d’un volcan éteint, et à travers le gneiss, on aremarqué que l’élévation <strong>de</strong> <strong>la</strong> température était d’un<strong>de</strong>gré seulement pour cent vingt-cinq pieds. Prenonsdonc cette <strong>de</strong>rnière hypothèse, qui est <strong>la</strong> plus favorable,et calculons.– Calcule, mon garçon.– Rien n’est plus facile, dis-je en disposant <strong>de</strong>schiffres sur mon carnet. Neuf fois cent vingt-cinq piedsdonnant onze cent vingt-cinq pieds <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur.– Rien <strong>de</strong> plus exact.


– Eh bien ?– Eh bien, d’après mes observations, nous sommesarrivés à dix mille pieds <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous du nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>mer.– Est-il possible ?– Oui, ou les chiffres ne sont plus les chiffres ! »Les calculs du professeur étaient exacts ; nousavions déjà dépassé <strong>de</strong> six mille pieds les plus gran<strong>de</strong>sprofon<strong>de</strong>urs atteintes par l’homme, telles que les mines<strong>de</strong> Kitz-Bahl dans le Tyrol, et celles <strong>de</strong> Wuttemberg enBohème.La température, qui <strong>au</strong>rait dû être <strong>de</strong> quatre-vingt-un<strong>de</strong>grés en cet endroit, était <strong>de</strong> quinze à peine. Ce<strong>la</strong>donnait singulièrement à réfléchir.


XIXLe len<strong>de</strong>main, mardi 30 juin, à six heures, <strong>la</strong><strong>de</strong>scente fut reprise.Nous suivions toujours <strong>la</strong> galerie <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve, véritablerampe naturelle, douce comme ces p<strong>la</strong>ns inclinés quiremp<strong>la</strong>cent encore l’escalier dans les vieilles maisons.Ce fut ainsi jusqu’à midi dix-sept minutes, instantprécis où nous rejoignîmes Hans, qui venait <strong>de</strong>s’arrêter.« Ah ! s’écria mon oncle, nous sommes parvenus àl’extrémité <strong>de</strong> <strong>la</strong> cheminée. »Je regardai <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> moi ; nous étions <strong>au</strong> <strong>centre</strong>d’un carrefour, <strong>au</strong>quel <strong>de</strong>ux routes venaient aboutir,toutes <strong>de</strong>ux sombres et étroites. Laquelle convenait-il<strong>de</strong> prendre ? Il y avait là une difficulté.Cependant mon oncle ne voulut paraître hésiter ni<strong>de</strong>vant moi ni <strong>de</strong>vant le gui<strong>de</strong> ; il désigna le tunnel <strong>de</strong>l’est, et bientôt nous y étions enfoncés tous les trois.D’ailleurs toute hésitation <strong>de</strong>vant ce double cheminse serait prolongée indéfiniment, car nul indice nepouvait déterminer le choix <strong>de</strong> l’un ou <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre ; il


fal<strong>la</strong>it s’en remettre absolument <strong>au</strong> hasard.La pente <strong>de</strong> cette nouvelle galerie était peu sensible,et sa section fort inégale. Parfois une successiond’arce<strong>au</strong>x se dérou<strong>la</strong>it <strong>de</strong>vant nos pas comme lescontre-nefs d’une cathédrale gothique. Les artistes duMoyen Âge <strong>au</strong>raient pu étudier là toutes les formes <strong>de</strong>cette architecture religieuse qui a l’ogive pourgénérateur. Un mille plus loin, notre tête se courbaitsous les cintres surbaissés du style roman, et <strong>de</strong> grospiliers engagés dans le massif pliaient sous <strong>la</strong> retombée<strong>de</strong>s voûtes. À <strong>de</strong> certains endroits, cette dispositionfaisait p<strong>la</strong>ce à <strong>de</strong> basses substructions qui ressemb<strong>la</strong>ient<strong>au</strong>x ouvrages <strong>de</strong>s castors, et nous nous glissions enrampant à travers d’étroits boy<strong>au</strong>x.La chaleur se maintenait à un <strong>de</strong>gré supportable.Involontairement je songeais à son intensité, quand les<strong>la</strong>ves vomies par le Sneffels se précipitaient par cetteroute si tranquille <strong>au</strong>jourd’hui. Je m’imaginais lestorrents <strong>de</strong> feu brisés <strong>au</strong>x angles <strong>de</strong> <strong>la</strong> galerie etl’accumu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s vapeurs surch<strong>au</strong>ffées dans cet étroitmilieu !« Pourvu, pensai-je, que le vieux volcan ne viennepas à se reprendre d’une fantaisie tardive ! »Ces réflexions, je ne les communiquai point àl’oncle Li<strong>de</strong>nbrock ; il ne les eût pas comprises. Sonunique pensée était d’aller en avant. Il marchait, il


glissait, il dégringo<strong>la</strong>it même, avec une convictionqu’après tout il va<strong>la</strong>it mieux admirer.À six heures du soir, après une promena<strong>de</strong> peufatigante, nous avions gagné <strong>de</strong>ux lieues dans le sud,mais à peine un quart <strong>de</strong> mille en profon<strong>de</strong>ur.Mon oncle donna le signal du repos. On mangeasans trop c<strong>au</strong>ser, et l’on s’endormit sans trop réfléchir.Nos dispositions pour <strong>la</strong> nuit étaient fort simples :une couverture <strong>de</strong> voyage dans <strong>la</strong>quelle on se rou<strong>la</strong>it,composait toute <strong>la</strong> literie. Nous n’avions à redouter nifroid, ni visite importune. Les voyageurs quis’enfoncent <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s déserts <strong>de</strong> l’Afrique, <strong>au</strong> sein<strong>de</strong>s forêts du nouve<strong>au</strong> mon<strong>de</strong>, sont forcés <strong>de</strong> se veillerles uns les <strong>au</strong>tres pendant les heures du sommeil. Maisici, solitu<strong>de</strong> absolue et sécurité complète. S<strong>au</strong>vages oubêtes féroces, <strong>au</strong>cune <strong>de</strong> ces races malfaisantes n’était àcraindre.On se réveil<strong>la</strong> le len<strong>de</strong>main frais et dispos. La routefut reprise. Nous suivions un chemin <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve comme <strong>la</strong>veille. Impossible <strong>de</strong> reconnaître <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s terrainsqu’il traversait. Le tunnel, <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> s’enfoncer dans lesentrailles du globe, tendait à <strong>de</strong>venir absolumenthorizontal. Je crus remarquer même qu’il remontait vers<strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>. Cette disposition <strong>de</strong>vint simanifeste vers dix heures du matin, et par suite sifatigante, que je fus forcé <strong>de</strong> modérer notre marche.


« Eh bien, Axel ? dit impatiemment le professeur.– Eh bien, je n’en peux plus, répondis-je– Quoi ! après trois heures <strong>de</strong> promena<strong>de</strong> sur uneroute si facile !– Facile, je ne dis pas non, mais fatigante à coup sûr.– Comment ! quand nous n’avons qu’à <strong>de</strong>scendre !– À monter, ne vous en dép<strong>la</strong>ise !– À monter ! fit mon oncle en h<strong>au</strong>ssant les ép<strong>au</strong>les.– Sans doute. Depuis une <strong>de</strong>mi-heure, les pentes sesont modifiées, et à les suivre ainsi, nous reviendronscertainement à <strong>la</strong> <strong>terre</strong> d’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. »Le professeur remua <strong>la</strong> tête en homme qui ne veutpas être convaincu. J’essayai <strong>de</strong> reprendre <strong>la</strong>conversation. Il ne me répondit pas et donna le signaldu départ. Je vis bien que son silence n’était que <strong>de</strong> <strong>la</strong>m<strong>au</strong>vaise humeur concentrée.Cependant j’avais repris mon far<strong>de</strong><strong>au</strong> avec courage,et je suivais rapi<strong>de</strong>ment Hans, que précédait mon oncle.Je tenais à ne pas être distancé ; ma gran<strong>de</strong>préoccupation était <strong>de</strong> ne point perdre mes compagnons<strong>de</strong> vue. Je frémissais à <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> m’égarer dans lesprofon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> ce <strong>la</strong>byrinthe.D’ailleurs, <strong>la</strong> route ascendante <strong>de</strong>venait pluspénible, je m’en conso<strong>la</strong>is en songeant qu’elle me


approchait <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>. C’était un espoir.Chaque pas le confirmait, et je me réjouissais à cetteidée <strong>de</strong> revoir ma petite Graüben.À midi un changement d’aspect se produisit dans lesparois <strong>de</strong> <strong>la</strong> galerie. Je m’en aperçus à l’affaiblissement<strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière électrique réfléchie par les murailles. Aurevêtement <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve succédait <strong>la</strong> roche vive ; le massif secomposait <strong>de</strong> couches inclinées et souvent disposéesverticalement. Nous étions en pleine époque <strong>de</strong>transition, en pleine pério<strong>de</strong> silurienne. 1« C’est évi<strong>de</strong>nt, m’écriai-je, les sédiments <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>xont formé, à <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> époque <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>, ces schistes,ces calcaires et ces grès ! Nous tournons le dos <strong>au</strong>massif granitique ! Nous ressemblons à <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong>Hambourg, qui prendraient le chemin <strong>de</strong> Hanovre pouraller à Lubeck. »J’<strong>au</strong>rais dû gar<strong>de</strong>r pour moi mes observations. Maismon tempérament <strong>de</strong> géologue l’emporta sur <strong>la</strong>pru<strong>de</strong>nce, et l’oncle Li<strong>de</strong>nbrock entendit mesexc<strong>la</strong>mations.« Qu’as-tu donc ? dit-il.– Voyez ! répondis-je en lui montrant <strong>la</strong> succession1 Ainsi nommée parce que les terrains <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> sont fortétendus en Angle<strong>terre</strong>, dans les contrées habitées <strong>au</strong>trefois par <strong>la</strong> peup<strong>la</strong><strong>de</strong>celtique <strong>de</strong>s Silures.


variée <strong>de</strong>s grès, <strong>de</strong>s calcaires et les premiers indices <strong>de</strong>sterrains ardoisés.– Eh bien ?– Nous voici arrivés à cette pério<strong>de</strong> pendant <strong>la</strong>quelleont apparu les premières p<strong>la</strong>ntes et les premiersanim<strong>au</strong>x !– Ah ! tu penses ?– Mais regar<strong>de</strong>z, examinez, observez ! »Je forçai le professeur à promener sa <strong>la</strong>mpe sur lesparois <strong>de</strong> <strong>la</strong> galerie. Je m’attendais à quelqueexc<strong>la</strong>mation <strong>de</strong> sa part. Mais, loin <strong>de</strong> là, il ne dit pas unmot, et continua sa route.M’avait-il compris ou non ? Ne vou<strong>la</strong>it-il pasconvenir, par amour-propre d’oncle et <strong>de</strong> savant, qu’ils’était trompé en choisissant le tunnel <strong>de</strong> l’est, outenait-il à reconnaître ce passage jusqu’à sonextrémité ? Il était évi<strong>de</strong>nt que nous avions quitté <strong>la</strong>route <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ves, et que ce chemin ne pouvait conduire<strong>au</strong> foyer du Sneffels.Cependant je me <strong>de</strong>mandai si je n’accordais pas unetrop gran<strong>de</strong> importance à cette modification <strong>de</strong>sterrains. Ne me trompais-je pas moi-même ?Traversions-nous réellement ces couches <strong>de</strong> rochessuperposées <strong>au</strong> massif granitique ?


« Si j’ai raison, pensai-je, je dois trouver quelquedébris <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nte primitive, et il f<strong>au</strong>dra bien me rendre àl’évi<strong>de</strong>nce. Cherchons. »Je n’avais pas fait cent pas que <strong>de</strong>s preuvesincontestables s’offrirent à mes yeux. Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vait être,car, à l’époque silurienne, les mers renfermaient plus <strong>de</strong>quinze cents espèces végétales ou animales. Mes pieds,habitués <strong>au</strong> sol dur <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ves, foulèrent tout à coup unepoussière faite <strong>de</strong> débris <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntes et <strong>de</strong> coquille. Surles parois se voyaient distinctement <strong>de</strong>s empreintes <strong>de</strong>fucus et <strong>de</strong> lycopo<strong>de</strong>s ; le professeur Li<strong>de</strong>nbrock nepouvait s’y tromper ; mais il fermait les yeux,j’imagine, et continuait son chemin d’un pas invariable.C’était <strong>de</strong> l’entêtement poussé hors <strong>de</strong> touteslimites. Je n’y tins plus. Je ramassai une coquilleparfaitement conservée, qui avait appartenu à un animalà peu près semb<strong>la</strong>ble <strong>au</strong> cloporte actuel ; puis, jerejoignis mon oncle et je lui dis :« Voyez !– Eh bien, répondit-il tranquillement, c’est <strong>la</strong>coquille d’un crustacé <strong>de</strong> l’ordre disparu <strong>de</strong>s trilobites.Pas <strong>au</strong>tre chose.– Mais n’en concluez-vous pas ?...– Ce que tu conclus toi-même ? Si. Parfaitement.Nous avons abandonné <strong>la</strong> couche <strong>de</strong> granit et <strong>la</strong> route


<strong>de</strong>s <strong>la</strong>ves. Il est possible que je me sois trompé ; mais jene serai certain <strong>de</strong> mon erreur qu’<strong>au</strong> moment où j’<strong>au</strong>raiatteint l’extrémité <strong>de</strong> cette galerie.– Vous avez raison d’agir ainsi, mon oncle, et jevous approuverais fort si nous n’avions à craindre undanger <strong>de</strong> plus en plus menaçant.– Et lequel ?– Le manque d’e<strong>au</strong>.– Eh bien ! nous nous rationnerons, Axel.


XXEn effet, il fallut se rationner. Notre provision nepouvait durer plus <strong>de</strong> trois jours. C’est ce que jereconnus le soir <strong>au</strong> moment du souper. Et, fâcheuseexpectative, nous avions peu d’espoir <strong>de</strong> rencontrerquelque source vive dans ces terrains <strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong>transition.Pendant toute <strong>la</strong> journée du len<strong>de</strong>main <strong>la</strong> galeriedérou<strong>la</strong> <strong>de</strong>vant nos pas ses interminables arce<strong>au</strong>x. Nousmarchions presque sans mot dire. Le mutisme <strong>de</strong> Hansnous gagnait.La route ne montait pas, du moins d’une façonsensible. Parfois même elle semb<strong>la</strong>it s’incliner. Maiscette tendance, peu marquée d’ailleurs, ne <strong>de</strong>vait pasrassurer le professeur, car <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s couches ne semodifiait pas, et <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> transition s’affirmaitdavantage.La lumière électrique faisait splendi<strong>de</strong>ment étincelerles schistes, le calcaire et les vieux grès rouges <strong>de</strong>sparois ; on <strong>au</strong>rait pu se croire dans une tranchée ouverte<strong>au</strong> milieu du Devonshire, qui donna son nom à ce genre<strong>de</strong> terrains. Des spécimens <strong>de</strong> marbres magnifiques


evêtaient les murailles, les uns, d’un gris agate avec<strong>de</strong>s veines b<strong>la</strong>nches capricieusement accusées, les<strong>au</strong>tres, <strong>de</strong> couleur incarnat ou d’un j<strong>au</strong>ne taché <strong>de</strong>p<strong>la</strong>ques rouges, plus loin, <strong>de</strong>s échantillons <strong>de</strong> cesgriottes à couleurs sombres, dans lesquels le calcaire serelevait en nuances vives.La plupart <strong>de</strong> ces marbres offraient <strong>de</strong>s empreintesd’anim<strong>au</strong>x primitifs ; mais, <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> veille, <strong>la</strong> créationavait fait un progrès évi<strong>de</strong>nt. Au lieu <strong>de</strong>s trilobitesrudimentaires, j’apercevais <strong>de</strong>s débris d’un ordre plusparfait ; entre <strong>au</strong>tres, <strong>de</strong>s poissons Ganoï<strong>de</strong>s et cesS<strong>au</strong>ropteris dans lesquels l’œil du paléontologiste a sudécouvrir les premières formes du reptile. Les mersdévoniennes étaient habitées par un grand nombred’anim<strong>au</strong>x <strong>de</strong> cette espèce, et elles les déposèrent parmilliers sur les roches <strong>de</strong> nouvelle formation.Il <strong>de</strong>venait évi<strong>de</strong>nt que nous remontions l’échelle <strong>de</strong><strong>la</strong> vie animale dont l’homme occupe le sommet. Mais leprofesseur Li<strong>de</strong>nbrock ne paraissait pas y prendregar<strong>de</strong>.Il attendait <strong>de</strong>ux choses : ou qu’un puits vertical vîntà s’ouvrir sous ses pieds et lui permettre <strong>de</strong> reprendre sa<strong>de</strong>scente ; ou qu’un obstacle l’empêchât <strong>de</strong> continuercette route. Mais le soir arriva sans que cette espérancese fût réalisée.Le vendredi, après une nuit pendant <strong>la</strong>quelle je


commençai à ressentir les tourments <strong>de</strong> <strong>la</strong> soif, notrepetite troupe s’enfonça <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> dans les détours <strong>de</strong><strong>la</strong> galerie.Après dix heures <strong>de</strong> marche, je remarquai que <strong>la</strong>réverbération <strong>de</strong> nos <strong>la</strong>mpes sur les parois diminuaitsingulièrement. Le marbre, le schiste, le calcaire, lesgrès <strong>de</strong>s murailles, faisaient p<strong>la</strong>ce à un revêtementsombre et sans éc<strong>la</strong>t. À un moment où le tunnel<strong>de</strong>venait fort étroit, je m’appuyai sur sa paroi.Quand je retirai ma main, elle était entièrementnoire. Je regardai <strong>de</strong> plus près. Nous étions en pleinehouillère.« Une mine <strong>de</strong> charbon ! m’écriai-je.– Une mine sans mineurs, répondit mon oncle.– Eh ! qui sait ?– Moi, je sais, répliqua le professeur d’un ton bref,et je suis certain que cette galerie percée à travers cescouches <strong>de</strong> houille n’a pas été faite <strong>de</strong> <strong>la</strong> main <strong>de</strong>shommes. Mais que ce soit ou non l’ouvrage <strong>de</strong> <strong>la</strong>nature, ce<strong>la</strong> m’importe peu. L’heure du souper estvenue. Soupons. »Hans, prépara quelques aliments. Je mangeai àpeine, et je bus les quelques gouttes d’e<strong>au</strong> qui formaientma ration. La gour<strong>de</strong> du gui<strong>de</strong> à <strong>de</strong>mi pleine, voilà toutce qui restait pour désaltérer trois hommes.


Après leur repas, mes <strong>de</strong>ux compagnons s’étendirentsur leurs couvertures et trouvèrent dans le sommeil unremè<strong>de</strong> à leurs fatigues. Pour moi, je ne pus dormir, etje comptai les heures jusqu’<strong>au</strong> matin.Le samedi, à six heures, on repartit. Vingt minutesplus tard, nous arrivions à une vaste excavation ; jereconnus alors que <strong>la</strong> main <strong>de</strong> l’homme ne pouvait pasavoir creusé cette houillère ; les voûtes en eussent étéétançonnées, et véritablement elles ne se tenaient quepar un miracle d’équilibre.Cette espèce <strong>de</strong> caverne comptait cent pieds <strong>de</strong><strong>la</strong>rgeur sur cent cinquante <strong>de</strong> h<strong>au</strong>teur. Le terrain avaitété violemment écarté par une commotion souterraine.Le massif <strong>terre</strong>stre, cédant à quelque puissante poussée,s’était disloqué, <strong>la</strong>issant ce <strong>la</strong>rge vi<strong>de</strong> où <strong>de</strong>s habitants<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> pénétraient pour <strong>la</strong> première fois.Toute l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> houillère était écritesur ces sombres parois, et un géologue en pouvaitsuivre facilement les phases diverses. Les lits <strong>de</strong>charbon étaient séparés par <strong>de</strong>s strates <strong>de</strong> grès oud’argile compacts, et comme écrasés par les couchessupérieures.À cet âge du mon<strong>de</strong> qui précéda l’époquesecondaire, <strong>la</strong> <strong>terre</strong> se recouvrit d’immenses végétationsdues à <strong>la</strong> double action d’une chaleur tropicale et d’unehumidité persistante. Une atmosphère <strong>de</strong> vapeurs


enveloppait le globe <strong>de</strong> toutes parts, lui dérobant encoreles rayons du soleil.De là cette conclusion que les h<strong>au</strong>tes températuresne provenaient pas <strong>de</strong> ce foyer nouve<strong>au</strong>. Peut-êtremême l’astre du jour n’était-il pas prêt à jouer son rôleéc<strong>la</strong>tant. Les « climats » n’existaient pas encore, et unechaleur torri<strong>de</strong> se répandait à <strong>la</strong> surface entière duglobe, égale à l’équateur et <strong>au</strong>x pôles. D’où venaitelle? De l’intérieur du globe.En dépit <strong>de</strong>s théories du professeur Li<strong>de</strong>nbrock, unfeu violent couvait dans les entrailles du sphéroï<strong>de</strong> ; sonaction se faisait sentir jusqu’<strong>au</strong>x <strong>de</strong>rnières couches <strong>de</strong>l’écorce <strong>terre</strong>stre ; les p<strong>la</strong>ntes, privées <strong>de</strong>s bienfaisanteseffluves du soleil, ne donnaient ni fleurs ni parfums,mais leurs racines puisaient une vie forte dans lesterrains brû<strong>la</strong>nts <strong>de</strong>s premiers jours.Il y avait peu d’arbres, <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes herbacéesseulement, d’immenses gazons, <strong>de</strong>s fougères, <strong>de</strong>slycopo<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s sigil<strong>la</strong>ires, <strong>de</strong>s astérophylites, famillesrares dont les espèces se comptaient alors par milliers.Or c’est précisément à cette exubérante végétationque <strong>la</strong> houille doit son origine. L’écorce é<strong>la</strong>stique duglobe obéissait <strong>au</strong>x mouvements <strong>de</strong> <strong>la</strong> masse liqui<strong>de</strong>qu’elle recouvrait. De là <strong>de</strong>s fissures, <strong>de</strong>s affaissements


nombreux. Les p<strong>la</strong>ntes, entraînées sous les e<strong>au</strong>x,formèrent peu à peu <strong>de</strong>s amas considérables.Alors intervint l’action <strong>de</strong> <strong>la</strong> chimie naturelle ; <strong>au</strong>fond <strong>de</strong>s mers, les masses végétales se firent tourbed’abord ; puis, grâce à l’influence <strong>de</strong>s gaz, et sous le feu<strong>de</strong> <strong>la</strong> fermentation, elles subirent une minéralisationcomplète.Ainsi se formèrent ces immenses couches <strong>de</strong>charbon qu’une consommation excessive doit, pourtant,épuiser en moins <strong>de</strong> trois siècles, si les peuplesindustriels n’y prennent gar<strong>de</strong>.Ces réflexions me revenaient à l’esprit pendant queje considérais les richesses houillères accumulées danscette portion du massif <strong>terre</strong>stre. Celles-ci, sans doute,ne seront jamais mises à découvert. L’exploitation <strong>de</strong>ces mines reculées <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait <strong>de</strong>s sacrifices tropconsidérables. À quoi bon, d’ailleurs, quand <strong>la</strong> houilleest répandue pour ainsi dire à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> dansun grand nombre <strong>de</strong> contrées ? Aussi, telles je voyaisces couches intactes, telles elles seraient encore lorsquesonnerait <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière heure du mon<strong>de</strong>.Cependant nous marchions, et seul <strong>de</strong> mescompagnons j’oubliais <strong>la</strong> longueur <strong>de</strong> <strong>la</strong> route pour meperdre <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> considérations géologiques. Latempérature restait sensiblement ce qu’elle était pendantnotre passage <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ves et <strong>de</strong>s schistes.


Seulement, mon odorat était affecté par une o<strong>de</strong>ur fortprononcée <strong>de</strong> protocarbure d’hydrogène. Je reconnusimmédiatement, dans cette galerie, <strong>la</strong> présence d’unenotable quantité <strong>de</strong> ce flui<strong>de</strong> dangereux <strong>au</strong>quel lesmineurs ont donné le nom <strong>de</strong> grisou, et dont l’explosiona si souvent c<strong>au</strong>sé d’épouvantables catastrophes.Heureusement nous étions éc<strong>la</strong>irés par les ingénieuxappareils <strong>de</strong> Ruhmkorff. Si, par malheur, nous avionsimpru<strong>de</strong>mment exploré cette galerie <strong>la</strong> torche à <strong>la</strong> main,une explosion terrible eût fini le voyage en supprimantles voyageurs.Cette excursion dans <strong>la</strong> houillère dura jusqu’<strong>au</strong> soir.Mon oncle contenait à peine l’impatience que luic<strong>au</strong>sait l’horizontalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> route. Les ténèbres, toujoursprofon<strong>de</strong>s à vingt pas, empêchaient d’estimer <strong>la</strong>longueur <strong>de</strong> <strong>la</strong> galerie, et je commençai à <strong>la</strong> croireinterminable, quand soudain, à six heures, un mur seprésenta inopinément à nous. À droite, à g<strong>au</strong>che, enh<strong>au</strong>t, en bas, il n’y avait <strong>au</strong>cun passage. Nous étionsarrivés <strong>au</strong> fond d’une impasse.« Eh bien ! tant mieux ! s’écria mon oncle, je sais <strong>au</strong>moins à quoi m’en tenir. Nous ne sommes pas sur <strong>la</strong>route <strong>de</strong> Saknussemm, et il ne reste plus qu’à revenir enarrière. Prenons une nuit <strong>de</strong> repos, et avant trois joursnous <strong>au</strong>rons regagné le point où les <strong>de</strong>ux galeries sebifurquent.


– Oui, dis-je, si nous en avons <strong>la</strong> force !– Et pourquoi non ?– Parce que, <strong>de</strong>main, l’e<strong>au</strong> manquera tout à fait.– Et le courage manquera-t-il <strong>au</strong>ssi ? » dit leprofesseur en me regardant d’un œil sévère.Je n’osai lui répondre.


XXILe len<strong>de</strong>main, le départ eut lieu <strong>de</strong> grand matin. Ilfal<strong>la</strong>it se hâter. Nous étions à cinq jours <strong>de</strong> marche ducarrefour.Je ne m’appesantirai pas sur les souffrances <strong>de</strong> notreretour. Mon oncle les supporta avec <strong>la</strong> colère d’unhomme qui ne se sent pas le plus fort ; Hans avec <strong>la</strong>résignation <strong>de</strong> sa nature pacifique ; moi, je l’avoue, mep<strong>la</strong>ignant et me désespérant ; je ne pouvais avoir <strong>de</strong>cœur contre cette m<strong>au</strong>vaise fortune.Ainsi que je l’avais prévu, l’e<strong>au</strong> fit tout à fait déf<strong>au</strong>tà <strong>la</strong> fin du premier jour <strong>de</strong> marche. Notre provisionliqui<strong>de</strong> se réduisit alors à du genièvre, mais cetteinfernale liqueur brû<strong>la</strong>it le gosier, et je ne pouvaismême en supporter <strong>la</strong> vue. Je trouvais <strong>la</strong> températureétouffante. La fatigue me paralysait. Plus d’une fois, jefaillis tomber sans mouvement. On faisait halte alors ;mon oncle ou l’Is<strong>la</strong>ndais me réconfortaient <strong>de</strong> leurmieux. Mais je voyais déjà que le premier réagissaitpéniblement contre l’extrême fatigue et les tortures nées<strong>de</strong> <strong>la</strong> privation d’e<strong>au</strong>.Enfin, le mardi, 8 juillet, en nous traînant sur les


genoux, sur les mains, nous arrivâmes à <strong>de</strong>mi morts <strong>au</strong>point <strong>de</strong> jonction <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux galeries. Là je <strong>de</strong>meuraicomme une masse inerte, étendu sur le sol <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve. Ilétait dix heures du matin.Hans et mon oncle, accotés à <strong>la</strong> paroi, essayèrent <strong>de</strong>grignoter quelques morce<strong>au</strong>x <strong>de</strong> biscuit. De longsgémissements s’échappaient <strong>de</strong> mes lèvres tuméfiées.Je tombai dans un profond assoupissement.Au bout <strong>de</strong> quelque temps, mon oncle s’approcha <strong>de</strong>moi et me souleva entre ses bras :« P<strong>au</strong>vre enfant ! » murmura-t-il avec un véritableaccent <strong>de</strong> pitié.Je fus touché <strong>de</strong> ces paroles, n’étant pas habitué <strong>au</strong>xtendresses du farouche professeur. Je saisis ses mainsfrémissantes dans les miennes. Il se <strong>la</strong>issa faire en meregardant. Ses yeux étaient humi<strong>de</strong>s.Je le vis alors prendre <strong>la</strong> gour<strong>de</strong> suspendue à soncôté. À ma gran<strong>de</strong> stupéfaction, il l’approcha <strong>de</strong> meslèvres :« Bois », fit-il.Avais-je bien entendu ? Mon oncle était-il fou ? Jele regardais d’un air hébété. Je ne vou<strong>la</strong>is pas lecomprendre.« Bois », reprit-il.


Et relevant sa gour<strong>de</strong>, il <strong>la</strong> vida tout entière entremes lèvres.Oh ! jouissance infinie ! une gorgée d’e<strong>au</strong> vinthumecter ma bouche en feu, une seule, mais elle suffit àrappeler en moi <strong>la</strong> vie qui s’échappait.Je remerciai mon oncle en joignant les mains.« Oui, fit-il, une gorgée d’e<strong>au</strong> ! <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière !entends-tu bien ? <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière ! Je l’avais précieusementgardée <strong>au</strong> fond <strong>de</strong> ma gour<strong>de</strong>. Vingt fois, cent fois, j’aidû résister à mon effrayant désir <strong>de</strong> <strong>la</strong> boire ! Mais non,Axel, je <strong>la</strong> réservais pour toi.– Mon oncle ! murmurai-je pendant que <strong>de</strong> grosses<strong>la</strong>rmes mouil<strong>la</strong>ient mes yeux.– Oui, p<strong>au</strong>vre enfant, je savais qu’à ton arrivée à cecarrefour, tu tomberais à <strong>de</strong>mi mort, et j’ai conservémes <strong>de</strong>rnières gouttes d’e<strong>au</strong> pour te ranimer.– Merci ! merci ! » m’écriai-je.Si peu que ma soif fut apaisée, j’avais cependantretrouvé quelque force. Les muscles <strong>de</strong> mon gosier,contractés jusqu’alors, se détendaient et l’inf<strong>la</strong>mmation<strong>de</strong> mes lèvres s’était adoucie. Je pouvais parler.« Voyons, dis-je, nous n’avons maintenant qu’unparti à prendre ; l’e<strong>au</strong> nous manque ; il f<strong>au</strong>t revenir surnos pas. »


Pendant que je par<strong>la</strong>is ainsi, mon oncle évitait <strong>de</strong> meregar<strong>de</strong>r ; il baissait <strong>la</strong> tête ; ses yeux fuyaient lesmiens.« Il f<strong>au</strong>t revenir, m’écriai-je, et reprendre le chemindu Sneffels. Que Dieu nous donne <strong>la</strong> force <strong>de</strong> remonterjusqu’<strong>au</strong> sommet du cratère !– Revenir ! fit mon oncle, comme s’il répondaitplutôt à lui qu’à moi-même.– Oui, revenir, et sans perdre un instant. »Il y eut ici un moment <strong>de</strong> silence assez long.« Ainsi donc, Axel, reprit le professeur d’un tonbizarre, ces quelques gouttes d’e<strong>au</strong> ne t’ont pas rendu lecourage et l’énergie ?– Le courage !– Je te vois abattu comme avant, et faisant encoreentendre <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> désespoir ! »À quel homme avais-je affaire et quels projets sonesprit <strong>au</strong>dacieux formait-il encore ?« Quoi ! vous ne voulez pas ?...– Renoncer à cette expédition, <strong>au</strong> moment où toutannonce qu’elle peut réussir ! Jamais !– Alors il f<strong>au</strong>t se résigner à périr ?– Non, Axel, non ! pars. Je ne veux pas ta mort !


Que Hans t’accompagne. Laisse-moi seul !– Vous abandonner !– Laisse-moi, te dis-je ! J’ai commencé ce voyage ;je l’accomplirai jusqu’<strong>au</strong> bout, ou je n’en reviendraipas. Va-t’en, Axel, va-t’en ! »Mon oncle par<strong>la</strong>it avec une extrême surexcitation.Sa voix, un instant attendrie, re<strong>de</strong>venait dure etmenaçante. Il luttait avec une sombre énergie contrel’impossible ! Je ne vou<strong>la</strong>is pas l’abandonner <strong>au</strong> fond<strong>de</strong> cet abîme, et, d’un <strong>au</strong>tre côté, l’instinct <strong>de</strong> <strong>la</strong>conservation me poussait à le fuir.Le gui<strong>de</strong> suivait cette scène avec son indifférenceaccoutumée. Il comprenait cependant ce qui se passaitentre ses <strong>de</strong>ux compagnons. Nos gestes indiquaientassez <strong>la</strong> voie différente où chacun <strong>de</strong> nous essayaitd’entraîner l’<strong>au</strong>tre ; mais Hans semb<strong>la</strong>it s’intéresser peuà <strong>la</strong> question dans <strong>la</strong>quelle son existence se trouvait enjeu, prêt à partir si l’on donnait le signal du départ, prêtà rester à <strong>la</strong> moindre volonté <strong>de</strong> son maître.Que ne pouvais-je en cet instant me faire entendre<strong>de</strong> lui ! Mes paroles, mes gémissements, mon accent,<strong>au</strong>raient eu raison <strong>de</strong> cette froi<strong>de</strong> nature. Ces dangersque le gui<strong>de</strong> ne paraissait pas soupçonner, je les luieusse fait comprendre et toucher du doigt. À nous <strong>de</strong>ux


nous <strong>au</strong>rions peut-être convaincu l’entêté professeur.Au besoin, nous l’<strong>au</strong>rions contraint à regagner lesh<strong>au</strong>teurs du Sneffels !Je m’approchai <strong>de</strong> Hans. Je mis ma main sur <strong>la</strong>sienne. Il ne bougea pas. Je lui montrai <strong>la</strong> route ducratère. Il <strong>de</strong>meura immobile. Ma figure haletante disaittoutes mes souffrances. L’Is<strong>la</strong>ndais remua doucement <strong>la</strong>tête, et désignant tranquillement mon oncle :« Master, fit-il.– Le maître, m’écriai-je ! insensé ! non, il n’est pasle maître <strong>de</strong> ta vie ! il f<strong>au</strong>t fuir ! il f<strong>au</strong>t l’entraîner !m’entends-tu ! me comprends-tu ? »J’avais saisi Hans par le bras. Je vou<strong>la</strong>is l’obliger àse lever. Je luttais avec lui. Mon oncle intervint.« Du calme, Axel, dit-il. Tu n’obtiendras rien <strong>de</strong> cetimpassible serviteur. Ainsi, écoute ce que j’ai à teproposer. »Je me croisai les bras, en regardant mon oncle bienen face.« Le manque d’e<strong>au</strong>, dit-il, met seul obstacle àl’accomplissement <strong>de</strong> mes projets. Dans cette galerie <strong>de</strong>l’est, faite <strong>de</strong> <strong>la</strong>ves, <strong>de</strong> schistes, <strong>de</strong> houilles, nousn’avons pas rencontré une seule molécule liqui<strong>de</strong>. Il estpossible que nous soyons plus heureux en suivant letunnel <strong>de</strong> l’ouest. »


Je secouai <strong>la</strong> tête avec un air <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>incrédulité.« Écoute-moi jusqu’<strong>au</strong> bout, reprit le professeur enforçant <strong>la</strong> voix. Pendant que tu gisais, là sansmouvement, j’ai été reconnaître <strong>la</strong> conformation <strong>de</strong>cette galerie. Elle s’enfonce directement dans lesentrailles du globe, et, en peu d’heures, elle nousconduira <strong>au</strong> massif granitique. Là nous <strong>de</strong>vonsrencontrer <strong>de</strong>s sources abondantes. La nature <strong>de</strong> <strong>la</strong>roche le veut ainsi, et l’instinct est d’accord avec <strong>la</strong>logique pour appuyer ma conviction. Or, voici ce quej’ai à te proposer. Quand Colomb a <strong>de</strong>mandé trois joursà ses équipages pour trouver les <strong>terre</strong>s nouvelles, seséquipages, ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s, épouvantés, ont cependant faitdroit à sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, et il a découvert le nouve<strong>au</strong> mon<strong>de</strong>.Moi, le Colomb <strong>de</strong> ces régions souterraines, je ne te<strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’un jour encore. Si, ce temps écoulé, je n’aipas rencontré l’e<strong>au</strong> qui nous manque, je te le jure, nousreviendrons à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>. »En dépit <strong>de</strong> mon irritation, je fus ému <strong>de</strong> ces paroleset <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence que se faisait mon oncle pour tenir unpareil <strong>la</strong>ngage.« Eh bien ! m’écriai-je, qu’il soit fait comme vous ledésirez, et que Dieu récompense votre énergiesurhumaine. Vous n’avez plus que quelques heures àtenter le sort. En route ! »


XXIILa <strong>de</strong>scente recommença cette fois par <strong>la</strong> nouvellegalerie. Hans marchait en avant, selon son habitu<strong>de</strong>.Nous n’avions pas fait cent pas, que le professeur,promenant sa <strong>la</strong>mpe le long <strong>de</strong>s murailles, s’écriait :« Voilà les terrains primitifs ! nous sommes dans <strong>la</strong>bonne voie ! marchons ! marchons ! »Lorsque <strong>la</strong> <strong>terre</strong> se refroidit peu à peu <strong>au</strong>x premiersjours du mon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> diminution <strong>de</strong> son volume produisitdans l’écorce <strong>de</strong>s dislocations, <strong>de</strong>s ruptures, <strong>de</strong>s retraits,<strong>de</strong>s fendilles. Le couloir actuel était une fissure <strong>de</strong> cegenre, par <strong>la</strong>quelle s’épanchait <strong>au</strong>trefois le granitéruptif. Ses mille détours formaient un inextricable<strong>la</strong>byrinthe à travers le sol primordial.À mesure que nous <strong>de</strong>scendions, <strong>la</strong> succession <strong>de</strong>scouches composant le terrain primitif apparaissait avecplus <strong>de</strong> netteté. La science géologique considère ceterrain primitif comme <strong>la</strong> base <strong>de</strong> l’écorce minérale, etelle a reconnu qu’il se compose <strong>de</strong> trois couchesdifférentes, les schistes, les gneiss, les micaschistes,reposant sur cette roche inébran<strong>la</strong>ble qu’on appelle legranit.


Or, jamais minéralogistes ne s’étaient rencontrésdans <strong>de</strong>s circonstances <strong>au</strong>ssi merveilleuses pour étudier<strong>la</strong> nature sur p<strong>la</strong>ce. Ce que <strong>la</strong> son<strong>de</strong>, machineinintelligente et brutale, ne pouvait rapporter à <strong>la</strong>surface du globe <strong>de</strong> sa texture interne, nous allionsl’étudier <strong>de</strong> nos yeux, le toucher <strong>de</strong> nos mains.À travers l’étage <strong>de</strong>s schistes, colorés <strong>de</strong> bellesnuances vertes, serpentaient <strong>de</strong>s filons métalliques <strong>de</strong>cuivre, <strong>de</strong> manganèse avec quelques traces <strong>de</strong> p<strong>la</strong>tine etd’or. Je songeais à ces richesses enfouies dans lesentrailles du globe et dont l’avidité humaine n’<strong>au</strong>rajamais <strong>la</strong> jouissance ! Ces trésors, les bouleversements<strong>de</strong>s premiers jours les ont enterrés à <strong>de</strong> tellesprofon<strong>de</strong>urs, que ni <strong>la</strong> pioche, ni le pic ne s<strong>au</strong>ront lesarracher à leur tombe<strong>au</strong>.Aux schistes succédèrent les gneiss, d’une structurestratiforme, remarquables par <strong>la</strong> régu<strong>la</strong>rité et leparallélisme <strong>de</strong> leurs feuillets, puis, les micaschistesdisposés en gran<strong>de</strong>s <strong>la</strong>melles reh<strong>au</strong>ssées à l’œil par lesscintil<strong>la</strong>tions du mica b<strong>la</strong>nc.La lumière <strong>de</strong>s appareils, répercutée par les petitesfacettes <strong>de</strong> <strong>la</strong> masse rocheuse, croisait ses jets <strong>de</strong> feusous tous les angles, et je m’imaginais voyager à traversun diamant creux, dans lequel les rayons se brisaient enmille éblouissements.Vers six heures du soir, cette fête <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière vint


à diminuer sensiblement, presque à cesser ; les paroisprirent une teinte cristallisée, mais sombre ; le mica semé<strong>la</strong>ngea plus intimement <strong>au</strong> feldspath et <strong>au</strong> quartz,pour former <strong>la</strong> roche par excellence, <strong>la</strong> pierre dure entretoutes, celle qui supporte, sans en être écrasée, lesquatre étages <strong>de</strong> terrain du globe. Nous étions murésdans l’immense prison <strong>de</strong> granit.Il était huit heures du soir. L’e<strong>au</strong> manquait toujours.Je souffrais horriblement. Mon oncle marchait en avant.Il ne vou<strong>la</strong>it pas s’arrêter. Il tendait l’oreille poursurprendre les murmures <strong>de</strong> quelque source. Mais rien !Cependant mes jambes refusaient <strong>de</strong> me porter. Jerésistais à mes tortures pour ne pas obliger mon oncle àfaire halte. C’eût été pour lui le coup du désespoir, car<strong>la</strong> journée finissait, <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière qui lui appartînt.Enfin mes forces m’abandonnèrent. Je poussai uncri et je tombai.« À moi ! je meurs ! »Mon oncle revint sur ses pas. Il me considéra encroisant ses bras ; puis ces paroles sour<strong>de</strong>s sortirent <strong>de</strong>ses lèvres :« Tout est fini ! »Un effrayant geste <strong>de</strong> colère frappa une <strong>de</strong>rnière foismes regards, et je fermai les yeux.


Lorsque je les rouvris, j’aperçus mes <strong>de</strong>uxcompagnons immobiles et roulés dans leur couverture.Dormaient-ils ? Pour mon compte, je ne pouvaistrouver un instant <strong>de</strong> sommeil. Je souffrais trop, etsurtout <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée que mon mal <strong>de</strong>vait être sansremè<strong>de</strong>. Les <strong>de</strong>rnières paroles <strong>de</strong> mon oncleretentissaient dans mon oreille. « Tout était fini ! » cardans un pareil état <strong>de</strong> faiblesse il ne fal<strong>la</strong>it même passonger à regagner <strong>la</strong> surface du globe. Il y avait unelieue et <strong>de</strong>mie d’écorce <strong>terre</strong>stre !Il me semb<strong>la</strong>it que cette masse pesait <strong>de</strong> tout sonpoids sur mes ép<strong>au</strong>les. Je me sentais écrasé et jem’épuisais en efforts violents pour me retourner sur macouche <strong>de</strong> granit.Quelques heures se passèrent. Un silence profondrégnait <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> nous, un silence <strong>de</strong> tombe<strong>au</strong>. Rienn’arrivait à travers ces murailles dont <strong>la</strong> plus mincemesurait cinq milles d’épaisseur.Cependant, <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> mon assoupissement, jecrus entendre un bruit. L’obscurité se faisait dans letunnel. Je regardai plus attentivement, et il me semb<strong>la</strong>voir l’Is<strong>la</strong>ndais qui disparaissait, <strong>la</strong> <strong>la</strong>mpe à <strong>la</strong> main.Pourquoi ce départ ? Hans nous abandonnait-il ?Mon oncle dormait. Je voulus crier. Ma voix ne puttrouver passage entre mes lèvres <strong>de</strong>sséchées.L’obscurité était <strong>de</strong>venue profon<strong>de</strong>, et les <strong>de</strong>rniers


uits venaient <strong>de</strong> s’éteindre.« Hans nous abandonne ! m’écriai-je. Hans !Hans ! »Ces mots, je les criais en moi-même. Ils n’al<strong>la</strong>ientpas plus loin. Cependant, après le premier instant <strong>de</strong><strong>terre</strong>ur, j’eus honte <strong>de</strong> mes soupçons contre un hommedont <strong>la</strong> conduite n’avait rien eu jusque-là <strong>de</strong> suspect.Son départ ne pouvait être une fuite. Au lieu <strong>de</strong>remonter <strong>la</strong> galerie, il <strong>la</strong> <strong>de</strong>scendait. De m<strong>au</strong>vais<strong>de</strong>sseins l’eussent entraîné en h<strong>au</strong>t, non en bas. Ceraisonnement me calma un peu, et je revins à un <strong>au</strong>tred’ordre d’idées. Hans, cet homme paisible, un motifgrave avait pu seul l’arracher à son repos. Al<strong>la</strong>it-il doncà <strong>la</strong> découverte ? Avait-il entendu pendant <strong>la</strong> nuitsilencieuse quelque murmure dont <strong>la</strong> perception n’étaitpas arrivée jusqu’à moi ?


XXIIIPendant une heure j’imaginai dans mon cerve<strong>au</strong> endélire toutes les raisons qui avaient pu faire agir letranquille chasseur. Les idées les plus absur<strong>de</strong>ss’enchevêtrèrent dans ma tête. Je crus que j’al<strong>la</strong>is<strong>de</strong>venir fou !Mais enfin un bruit <strong>de</strong> pas se produisit dans lesprofon<strong>de</strong>urs du gouffre. Hans remontait. La lumièreincertaine commençait à glisser sur les parois, puis elledéboucha par l’orifice du couloir. Hans parut.Il s’approcha <strong>de</strong> mon oncle, lui mit <strong>la</strong> main surl’ép<strong>au</strong>le et l’éveil<strong>la</strong> doucement. Mon oncle se leva.« Qu’est-ce donc ? fit-il.– Vatten », répondit le chasseur.Il f<strong>au</strong>t croire que sous l’inspiration <strong>de</strong>s violentesdouleurs, chacun <strong>de</strong>vient polyglotte. Je ne savais pas unseul mot <strong>de</strong> danois, et cependant je compris d’instinct lemot <strong>de</strong> notre gui<strong>de</strong>.« De l’e<strong>au</strong> ! <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> ! m’écriai-je en battant <strong>de</strong>smains, en gesticu<strong>la</strong>nt comme un insensé.


– De l’e<strong>au</strong> ! répétait mon oncle. Hvar ? <strong>de</strong>manda-t-ilà l’Is<strong>la</strong>ndais.– Nedat », répondit Hans.Où ? En bas ! Je comprenais tout. J’avais saisi lesmains du chasseur, et je les pressais, tandis qu’il meregardait avec calme.Les préparatifs du départ ne furent pas longs, etbientôt nous <strong>de</strong>scendions un couloir dont <strong>la</strong> penteatteignait <strong>de</strong>ux pieds par toise. Une heure plus tard,nous avions fait mille toises environ et <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong>uxmille pieds.En ce moment, nous entendions distinctement unson inaccoutumé courir dans les f<strong>la</strong>ncs <strong>de</strong> <strong>la</strong> muraillegranitique, une sorte <strong>de</strong> mugissement sourd, comme untonnerre éloigné. Pendant cette première <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong>marche, ne rencontrant point <strong>la</strong> source annoncée, jesentais les angoisses me reprendre ; mais alors mononcle m’apprit l’origine <strong>de</strong>s bruits qui se produisaient.« Hans ne s’est pas trompé, dit-il, ce que tu entendslà, c’est le mugissement d’un torrent.– Un torrent ? m’écriai-je.– Il n’y a pas à en douter. Un fleuve souterraincircule <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> nous ! »Nous hâtâmes le pas, surexcités par l’espérance. Je


ne sentais plus ma fatigue. Ce bruit d’une e<strong>au</strong>murmurante me rafraîchissait déjà. Le torrent, aprèss’être longtemps soutenu <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> notre tête,courait maintenant dans <strong>la</strong> paroi <strong>de</strong> g<strong>au</strong>che, mugissantet bondissant. Je passais fréquemment ma main sur leroc, espérant y trouver <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> suintement oud’humidité. Mais en vain.Une <strong>de</strong>mi-heure s’écou<strong>la</strong> encore. Une <strong>de</strong>mi-lieue futencore franchie.Il <strong>de</strong>vint alors évi<strong>de</strong>nt que le chasseur, pendant sonabsence, n’avait pu prolonger ses recherches <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là.Guidé par un instinct particulier <strong>au</strong>x montagnards, <strong>au</strong>xhydroscopes, il « sentit » ce torrent à travers le roc,mais certainement il n’avait point vu le précieuxliqui<strong>de</strong> ; il ne s’y était pas désaltéré.Bientôt même il fut constant que, si notre marchecontinuait, nous nous éloignerions du torrent dont lemurmure tendait à diminuer.On rebroussa chemin. Hans s’arrêta à l’endroitprécis où le torrent semb<strong>la</strong>it être le plus rapproché.Je m’assis près <strong>de</strong> <strong>la</strong> muraille, tandis que les e<strong>au</strong>xcouraient à <strong>de</strong>ux pieds <strong>de</strong> moi avec une violenceextrême. Mais un mur <strong>de</strong> granit nous en séparait encore.Sans réfléchir, sans me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si quelque moyenn’existait pas <strong>de</strong> se procurer cette e<strong>au</strong>, je me <strong>la</strong>issai aller


à un premier moment <strong>de</strong> désespoir.Hans me regarda et je crus voir un sourire apparaîtresur ses lèvres.Il se leva et prit <strong>la</strong> <strong>la</strong>mpe. Je le suivis. Il se dirigeavers <strong>la</strong> muraille. Je le regardai faire. Il col<strong>la</strong> son oreillesur <strong>la</strong> pierre sèche, et <strong>la</strong> promena lentement en écoutantavec le plus grand soin. Je compris qu’il cherchait lepoint précis où le torrent se faisait entendre plusbruyamment. Ce point, il le rencontra dans <strong>la</strong> paroi<strong>la</strong>térale <strong>de</strong> g<strong>au</strong>che, à trois pieds <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus du sol.Combien j’étais ému ! Je n’osais <strong>de</strong>viner ce quevou<strong>la</strong>it faire le chasseur ! Mais il fallut bien lecomprendre et l’appl<strong>au</strong>dir, et le presser <strong>de</strong> mes caresses,quand je le vis saisir son pic pour attaquer <strong>la</strong> roche ellemême.« S<strong>au</strong>vés ! m’écriai-je.– Oui, répétait mon oncle avec frénésie, Hans araison ! Ah ! le brave chasseur ! Nous n’<strong>au</strong>rions pastrouvé ce<strong>la</strong> ! »Je le crois bien ! Un pareil moyen, quelque simplequ’il fût, ne nous serait pas venu à l’esprit. Rien <strong>de</strong> plusdangereux que <strong>de</strong> donner un coup <strong>de</strong> pioche dans cettecharpente du globe. Et si quelque éboulement al<strong>la</strong>it seproduire qui nous écraserait ! Et si le torrent, se faisantjour à travers le roc, al<strong>la</strong>it nous envahir ! Ces dangers


n’avaient rien <strong>de</strong> chimérique ; mais alors les craintesd’éboulement ou d’inondation ne pouvaient nousarrêter, et notre soif était si intense que, pour l’apaiser,nous eussions creusé <strong>au</strong> lit même <strong>de</strong> l’Océan.Hans se mit à ce travail, que ni mon oncle ni moinous n’eussions accompli. L’impatience emportantnotre main, <strong>la</strong> roche eût volé en éc<strong>la</strong>ts sous ses coupsprécipités. Le gui<strong>de</strong>, <strong>au</strong> contraire, calme et modéré, usapeu à peu le rocher par une série <strong>de</strong> petits coups répétés,creusant une ouverture <strong>la</strong>rge d’un <strong>de</strong>mi-pied.J’entendais le bruit du torrent s’accroître, et je croyaisdéjà sentir l’e<strong>au</strong> bienfaisante rejaillir sur mes lèvres.Bientôt le pic s’enfonça <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pieds dans <strong>la</strong>muraille <strong>de</strong> granit ; le travail durait <strong>de</strong>puis plus d’uneheure. Je me tordais d’impatience ! Mon oncle vou<strong>la</strong>itemployer les grands moyens. J’eus <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine àl’arrêter, et déjà il saisissait son pic, quand soudain unsifflement se fit entendre. Un jet d’e<strong>au</strong> s’é<strong>la</strong>nça <strong>de</strong> <strong>la</strong>muraille et vint se briser sur <strong>la</strong> paroi opposée.Hans, à <strong>de</strong>mi renversé par le choc, ne put retenir uncri <strong>de</strong> douleur. Je compris pourquoi lorsque, plongeantmes mains dans le jet liqui<strong>de</strong>, je poussai à mon tour uneviolente exc<strong>la</strong>mation. La source était bouil<strong>la</strong>nte.« De l’e<strong>au</strong> à cent <strong>de</strong>grés ! m’écriai-je.– Eh bien, elle refroidira », répondit mon oncle.


Le couloir s’emplissait <strong>de</strong> vapeurs, tandis qu’unruisse<strong>au</strong> se formait et al<strong>la</strong>it se perdre dans les sinuositéssouterraines ; bientôt nous y puisions notre premièregorgée.Ah ! quelle jouissance ! Quelle incomparablevolupté ! Qu’était cette e<strong>au</strong> ? D’où venait-elle ? Peuimportait. C’était <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong>, et, quoique ch<strong>au</strong><strong>de</strong> encore,elle ramenait <strong>au</strong> cœur <strong>la</strong> vie prête à s’échapper. Jebuvais sans m’arrêter, sans goûter même.Ce ne fut qu’après une minute <strong>de</strong> délectation que jem’écriai :« Mais c’est <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> ferrugineuse !– Excellente pour l’estomac, répliqua mon oncle, etd’une h<strong>au</strong>te minéralisation ! Voilà un voyage quiv<strong>au</strong>dra celui <strong>de</strong> Spa ou <strong>de</strong> Tœplitz !– Ah ! que c’est bon !– Je le crois bien, une e<strong>au</strong> puisée à <strong>de</strong>ux lieues sous<strong>terre</strong> ! Elle a un goût d’encre qui n’a rien <strong>de</strong>désagréable. Une fameuse ressource que Hans nous aprocurée là ! Aussi je propose <strong>de</strong> donner son nom à ceruisse<strong>au</strong> salutaire.– Bien ! » m’écriai-je.Et le nom <strong>de</strong> « Hans-bach » fut <strong>au</strong>ssitôt adopté.Hans n’en fut pas plus fier. Après s’être


modérément rafraîchi, il s’accota dans un coin avec soncalme accoutumé.« Maintenant, dis-je, il ne f<strong>au</strong>drait pas <strong>la</strong>isser perdrecette e<strong>au</strong>.– À quoi bon ? répondit mon oncle, je soupçonne <strong>la</strong>source d’être intarissable.– Qu’importe ! remplissons l’outre et les gour<strong>de</strong>s,puis nous essayerons <strong>de</strong> boucher l’ouverture. »Mon conseil fut suivi. Hans, <strong>au</strong> moyen d’éc<strong>la</strong>ts <strong>de</strong>granit et d’étoupe, essaya d’obstruer l’entaille faite à <strong>la</strong>paroi. Ce ne fut pas chose facile. On se brû<strong>la</strong>it les mainssans y parvenir ; <strong>la</strong> pression était trop considérable, etnos efforts <strong>de</strong>meurèrent infructueux.« Il est évi<strong>de</strong>nt, dis-je, que les nappes supérieures <strong>de</strong>ce cours d’e<strong>au</strong> sont situées à une gran<strong>de</strong> h<strong>au</strong>teur, à enjuger par <strong>la</strong> force du jet.– Ce<strong>la</strong> n’est pas douteux, répliqua mon oncle, il y alà mille atmosphères <strong>de</strong> pression, si cette colonne d’e<strong>au</strong>a trente-<strong>de</strong>ux mille pieds <strong>de</strong> h<strong>au</strong>teur. Mais il me vientune idée.– Laquelle ?– Pourquoi nous entêter à boucher cette ouverture ?– Mais, parce que... »J’<strong>au</strong>rais été embarrassé <strong>de</strong> trouver une bonne raison.


« Quand nos gour<strong>de</strong>s seront vi<strong>de</strong>s, sommes-nousassurés <strong>de</strong> trouver à les remplir ?– Non, évi<strong>de</strong>mment.– Eh bien, <strong>la</strong>issons couler cette e<strong>au</strong> ! Elle <strong>de</strong>scendranaturellement et gui<strong>de</strong>ra ceux qu’elle rafraîchira enroute !– Voilà qui est bien imaginé ! m’écriai-je, et avec ceruisse<strong>au</strong> pour compagnon, il n’y a plus <strong>au</strong>cune raisonpour ne pas réussir, dans nos projets.– Ah ! tu y viens, mon garçon, dit le professeur enriant.– Je fais mieux que d’y venir, j’y suis.– Un instant ! Commençons par prendre quelquesheures <strong>de</strong> repos. »J’oubliais vraiment qu’il fit nuit. Le chronomètre sechargea <strong>de</strong> me l’apprendre. Bientôt chacun <strong>de</strong> nous,suffisamment rest<strong>au</strong>ré et rafraîchi, s’endormit d’unprofond sommeil.


XXIVLe len<strong>de</strong>main nous avions déjà oublié nos douleurspassées. Je m’étonnai tout d’abord <strong>de</strong> n’avoir plus soif,et j’en <strong>de</strong>mandai <strong>la</strong> raison. Le ruisse<strong>au</strong> qui cou<strong>la</strong>it à mespieds en murmurant se chargea <strong>de</strong> me répondre.On déjeuna et l’on but <strong>de</strong> cette excellente e<strong>au</strong>ferrugineuse. Je me sentais tout ragail<strong>la</strong>rdi et décidé àaller loin. Pourquoi un homme convaincu comme mononcle ne réussirait-il pas, avec un gui<strong>de</strong> industrieuxcomme Hans, et un neveu « déterminé » comme moi ?Voilà les belles idées qui se glissaient dans moncerve<strong>au</strong> ! On m’eût proposé <strong>de</strong> remonter à <strong>la</strong> cime duSneffels que j’<strong>au</strong>rais refusé avec indignation.Mais il n’était heureusement question que <strong>de</strong><strong>de</strong>scendre.« Partons ! » m’écriai-je en éveil<strong>la</strong>nt par mesaccents enthousiastes les vieux échos du globe.La marche fut reprise le jeudi à huit heures dumatin. Le couloir <strong>de</strong> granit, se contournant en sinueuxdétours, présentait <strong>de</strong>s cou<strong>de</strong>s inattendus, et affectaitl’imbroglio d’un <strong>la</strong>byrinthe ; mais, en somme, sa


direction principale était toujours le sud-est. Mon onclene cessait <strong>de</strong> consulter avec le plus grand soin saboussole, pour se rendre compte du chemin parcouru.La galerie s’enfonçait presque horizontalement,avec <strong>de</strong>ux pouces <strong>de</strong> pente par toise, tout <strong>au</strong> plus. Leruisse<strong>au</strong> courait sans précipitation en murmurant sousnos pieds. Je le comparais à quelque génie familier quinous guidait à travers <strong>la</strong> <strong>terre</strong>, et <strong>de</strong> <strong>la</strong> main je caressais<strong>la</strong> tiè<strong>de</strong> naïa<strong>de</strong> dont les chants accompagnaient nos pas.Ma bonne humeur prenait volontiers une tournuremythologique.Quant à mon oncle, il pestait contre l’horizontalité<strong>de</strong> <strong>la</strong> route, lui, « l’homme <strong>de</strong>s verticales ». Son chemins’allongeait indéfiniment, et <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> glisser le long durayon <strong>terre</strong>stre, suivant son expression, il s’en al<strong>la</strong>it parl’hypothénuse. Mais nous n’avions pas le choix, et tantque l’on gagnait vers le <strong>centre</strong>, si peu que ce fût, il nefal<strong>la</strong>it pas se p<strong>la</strong>indre.D’ailleurs, <strong>de</strong> temps à <strong>au</strong>tre, les pentess’abaissaient ; <strong>la</strong> naïa<strong>de</strong> se mettait à dégringoler enmugissant, et nous <strong>de</strong>scendions plus profondément avecelle.En somme, ce jour-là et le len<strong>de</strong>main, on fitbe<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> chemin horizontal, et re<strong>la</strong>tivement peu <strong>de</strong>chemin vertical.


Le vendredi soir, 10 juillet, d’après l’estime, nous<strong>de</strong>vions être à trente lieues <strong>au</strong> sud-est <strong>de</strong> Reykjawik et àune profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux lieues et <strong>de</strong>mie.Sous nos pieds s’ouvrit alors un puits assezeffrayant. Mon oncle ne put s’empêcher <strong>de</strong> battre <strong>de</strong>smains en calcu<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> roi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ses pentes.« Voilà qui nous mènera loin, s’écria-t-il, etfacilement, car les saillies du roc font un véritableescalier ! »Les cor<strong>de</strong>s furent disposées par Hans <strong>de</strong> manière àprévenir tout acci<strong>de</strong>nt. La <strong>de</strong>scente commença. Je n’osel’appeler périlleuse, car j’étais déjà familiarisé avec cegenre d’exercice.Ce puits était une fente étroite pratiquée dans lemassif, du genre <strong>de</strong> celles qu’on appelle « faille » ; <strong>la</strong>contraction <strong>de</strong> <strong>la</strong> charpente <strong>terre</strong>stre, à l’époque <strong>de</strong> sonrefroidissement, l’avait évi<strong>de</strong>mment produite. Si elleservit <strong>au</strong>trefois <strong>de</strong> passage <strong>au</strong>x matières éruptivesvomies par le Sneffels, je ne m’expliquais pas commentcelles-ci n’y <strong>la</strong>issèrent <strong>au</strong>cune trace. Nous <strong>de</strong>scendionsune sorte <strong>de</strong> vis tournante qu’on eût cru faite <strong>de</strong> <strong>la</strong> main<strong>de</strong>s hommes.De quart d’heure en quart d’heure, il fal<strong>la</strong>it s’arrêterpour prendre un repos nécessaire et rendre à nos jarretsleur é<strong>la</strong>sticité. On s’asseyait alors sur quelque saillie,


les jambes pendantes, on c<strong>au</strong>sait en mangeant, et l’on sedésaltérait <strong>au</strong> ruisse<strong>au</strong>.Il va sans dire que, dans cette faille, le Hans-bachs’était fait casca<strong>de</strong> <strong>au</strong> détriment <strong>de</strong> son volume ; mais ilsuffisait et <strong>au</strong> <strong>de</strong>là à étancher notre soif ; d’ailleurs,avec les déclivités moins accusées, il ne pouvaitmanquer <strong>de</strong> reprendre son cours paisible. En ce momentil me rappe<strong>la</strong>it mon digne oncle, ses impatiences et sescolères, tandis que, par les pentes adoucies, c’était lecalme du chasseur is<strong>la</strong>ndais.Le 11 et le 12 juillet, nous suivîmes les spirales <strong>de</strong>cette faille, pénétrant encore <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux lieues dansl’écorce <strong>terre</strong>stre, ce qui faisait près <strong>de</strong> cinq lieues <strong>au</strong><strong>de</strong>ssousdu nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer. Mais, le 13, vers midi, <strong>la</strong>faille prit, dans <strong>la</strong> direction du sud-est, une inclinaisonbe<strong>au</strong>coup plus douce, environ quarante-cinq <strong>de</strong>grés.Le chemin <strong>de</strong>vint alors aisé et d’une parfaitemonotonie. Il était difficile qu’il en fût <strong>au</strong>trement. Levoyage ne pouvait être varié par les inci<strong>de</strong>nts dupaysage.Enfin, le mercredi 15, nous étions à sept lieues sous<strong>terre</strong> et à cinquante lieues environ du Sneffels. Bien quenous fussions un peu fatigués, nos santés semaintenaient dans un état rassurant, et <strong>la</strong> pharmacie <strong>de</strong>voyage était encore intacte.


Mon oncle tenait heure par heure les indications <strong>de</strong><strong>la</strong> boussole, du chronomètre, du manomètre et duthermomètre, celles-là même qu’il a publiées dans lerécit scientifique <strong>de</strong> son voyage. Il pouvait donc serendre facilement compte <strong>de</strong> sa situation. Lorsqu’ilm’apprit que nous étions à une distance horizontale <strong>de</strong>cinquante lieues, je ne pus retenir une exc<strong>la</strong>mation.« Qu’as-tu donc ? <strong>de</strong>manda-t-il.– Rien, seulement je fais une réflexion.– Laquelle, mon garçon ?– C’est que, si vos calculs sont exacts, nous nesommes plus sous l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.– Crois-tu ?– Il est facile <strong>de</strong> nous en assurer. »Je pris mes mesures <strong>au</strong> compas sur <strong>la</strong> carte.« Je ne me trompais pas, dis-je ; nous avons dépasséle cap Port<strong>la</strong>nd, et ces cinquante lieues dans le sud-estnous mettent en pleine mer.– Sous <strong>la</strong> pleine mer, répliqua mon oncle en sefrottant les mains.– Ainsi, m’écriai-je, l’Océan s’étend <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>notre tête !– Bah ! Axel, rien <strong>de</strong> plus naturel ! N’y a-t-il pas à


Newcastle <strong>de</strong>s mines <strong>de</strong> charbon qui s’avancent sous lesflots ? »Le professeur pouvait trouver cette situation fortsimple ; mais <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong> me promener sous <strong>la</strong> masse<strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x ne <strong>la</strong>issa pas <strong>de</strong> me préoccuper. Et cependant,que les p<strong>la</strong>ines et les montagnes <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> fussentsuspendues sur notre tête, ou les flots <strong>de</strong> l’At<strong>la</strong>ntique,ce<strong>la</strong> différait peu, en somme, du moment que <strong>la</strong>charpente granitique était soli<strong>de</strong>. Du reste, je m’habituaipromptement à cette idée, car le couloir, tantôt droit,tantôt sinueux, capricieux dans ses pentes comme dansses détours, mais toujours courant <strong>au</strong> sud-est, ettoujours s’enfonçant davantage, nous conduisitrapi<strong>de</strong>ment à <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs.Quatre jours plus tard, le samedi 18 juillet, le soir,nous arrivâmes à une espèce <strong>de</strong> grotte assez vaste ; mononcle remit à Hans ses trois rixdales hebdomadaires, etil fut décidé que le len<strong>de</strong>main serait un jour <strong>de</strong> repos.


XXVJe me réveil<strong>la</strong>i donc, le dimanche matin, sans cettepréoccupation habituelle d’un départ immédiat. Et,quoique ce fût <strong>au</strong> plus profond <strong>de</strong>s abîmes, ce<strong>la</strong> ne<strong>la</strong>issait pas d’être agréable. D’ailleurs, nous étions faitsà cette existence <strong>de</strong> troglodytes. Je ne pensais guère <strong>au</strong>soleil, <strong>au</strong>x étoiles, à <strong>la</strong> lune, <strong>au</strong>x arbres, <strong>au</strong>x maisons,<strong>au</strong>x villes, à toutes ces superfluités <strong>terre</strong>stres dont l’êtresublunaire s’est fait une nécessité. En notre qualité <strong>de</strong>fossiles, nous faisions fi <strong>de</strong> ces inutiles merveilles.La grotte formait une vaste salle. Sur son solgranitique cou<strong>la</strong>it doucement le ruisse<strong>au</strong> fidèle. À unepareille distance <strong>de</strong> sa source, son e<strong>au</strong> n’avait plus que<strong>la</strong> température ambiante et se <strong>la</strong>issait boire sansdifficulté.Après le déjeuner, le professeur voulut consacrerquelques heures à mettre en ordre ses notesquotidiennes.« D’abord, dit-il, je vais faire <strong>de</strong>s calculs, afin <strong>de</strong>relever exactement notre situation ; je veux pouvoir, <strong>au</strong>retour, tracer une carte <strong>de</strong> notre voyage, une sorte <strong>de</strong>section verticale du globe, qui donnera le profil <strong>de</strong>


l’expédition.– Ce sera fort curieux, mon oncle ; mais vosobservations <strong>au</strong>ront-elles un <strong>de</strong>gré suffisant <strong>de</strong>précision ?– Oui. J’ai noté avec soin les angles et les pentes. Jesuis sûr <strong>de</strong> ne point me tromper. Voyons d’abord oùnous sommes. Prends <strong>la</strong> boussole et observe <strong>la</strong> directionqu’elle indique. »Je regardai l’instrument, et, après un examenattentif, je répondis :« Est-quart-sud-est.– Bien ! fit le professeur en notant l’observation eten établissant quelques calculs rapi<strong>de</strong>s. J’en conclusque nous avons fait quatre-vingt-cinq lieues <strong>de</strong>puisnotre point <strong>de</strong> départ.– Ainsi, nous voyageons sous l’At<strong>la</strong>ntique ?– Parfaitement.– Et, dans ce moment, une tempête s’y déchaînepeut-être, et <strong>de</strong>s navires sont secoués sur notre tête parles flots et l’ouragan ?– Ce<strong>la</strong> se peut.– Et les baleines viennent frapper <strong>de</strong> leur queue lesmurailles <strong>de</strong> notre prison ?


– Sois tranquille, Axel, elles ne parviendront pas àl’ébranler. Mais revenons à nos calculs. Nous sommesdans le sud-est, à quatre-vingt-cinq lieues <strong>de</strong> <strong>la</strong> base duSneffels, et, d’après mes notes précé<strong>de</strong>ntes, j’estime àseize lieues <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur atteinte.– Seize lieues ! m’écriai-je.– Sans doute.– Mais c’est l’extrême limite assignée par <strong>la</strong> scienceà l’épaisseur <strong>de</strong> l’écorce <strong>terre</strong>stre.– Je ne dis pas non.– Et ici, suivant <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> l’accroissement <strong>de</strong> <strong>la</strong>température, une chaleur <strong>de</strong> quinze cents <strong>de</strong>grés <strong>de</strong>vraitexister.– Devrait, mon garçon.– Et tout ce granit ne pourrait se maintenir à l’étatsoli<strong>de</strong> et serait en pleine fusion.– Tu vois qu’il n’en est rien et que les faits, suivantleur habitu<strong>de</strong>, viennent démentir les théories.– Je suis forcé d’en convenir, mais enfin ce<strong>la</strong>m’étonne.– Qu’indique le thermomètre ?– Vingt-sept <strong>de</strong>grés six dixièmes.– Il s’en manque donc <strong>de</strong> quatorze cent soixante-


quatorze <strong>de</strong>grés quatre dixièmes que les savants n’aientraison. Donc, l’accroissement proportionnel <strong>de</strong> <strong>la</strong>température est une erreur. Donc, Humphry Davy ne setrompait pas. Donc, je n’ai pas eu tort <strong>de</strong> l’écouter.Qu’as-tu à répondre ?– Rien. »À <strong>la</strong> vérité, j’<strong>au</strong>rais eu be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> choses à dire. Jen’admettais <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> Davy en <strong>au</strong>cune façon, jetenais toujours pour <strong>la</strong> chaleur centrale, bien que je n’enressentisse point les effets. J’aimais mieux admettre, envérité, que cette cheminée d’un volcan éteint,recouverte par les <strong>la</strong>ves d’un enduit réfractaire, nepermettait pas à <strong>la</strong> température <strong>de</strong> se propager à traversses parois.Mais, sans m’arrêter à chercher <strong>de</strong>s argumentsnouve<strong>au</strong>x, je me bornai à prendre <strong>la</strong> situation tellequ’elle était.« Mon oncle, repris-je, je tiens pour exact tous voscalculs, mais permettez-moi d’en tirer une conséquencerigoureuse.– Va, mon garçon, à ton aise.– Au point où nous sommes, sous <strong>la</strong> <strong>la</strong>titu<strong>de</strong> <strong>de</strong>l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, le rayon <strong>terre</strong>stre est <strong>de</strong> quinze cent quatrevingt-troislieues à peu près ?


– Quinze cent quatre-vingt-trois lieues et un tiers.– Mettons seize cents lieues en chiffres ronds. Surun voyage <strong>de</strong> seize cents lieues, nous en avons faitdouze ?– Comme tu dis.– Et ce<strong>la</strong> <strong>au</strong> prix <strong>de</strong> quatre-vingt-cinq lieues <strong>de</strong>diagonale ?– Parfaitement.– En vingt jours environ ?– En vingt jours.– Or seize lieues font le centième du rayon <strong>terre</strong>stre.À continuer ainsi, nous mettrons donc <strong>de</strong>ux mille jours,ou près <strong>de</strong> cinq ans et <strong>de</strong>mi à <strong>de</strong>scendre ! »Le professeur ne répondit pas.« Sans compter que, si une verticale <strong>de</strong> seize lieuess’achète par une horizontale <strong>de</strong> quatre-vingts, ce<strong>la</strong> ferahuit mille lieues dans le sud-est, et il y <strong>au</strong>ra longtempsque nous serons sortis par un point <strong>de</strong> <strong>la</strong> circonférenceavant d’en atteindre le <strong>centre</strong> !– Au diable tes calculs ! répliqua mon oncle avec unmouvement <strong>de</strong> colère. Au diable tes hypothèses ! Surquoi reposent-elles ? Qui te dit que ce couloir ne va pasdirectement à notre but ? D’ailleurs j’ai pour moi unprécé<strong>de</strong>nt. Ce que je fais là un <strong>au</strong>tre l’a fait, et où il a


éussi je réussirai à mon tour.– Je l’espère ; mais, enfin, il m’est bien permis...– Il t’est permis <strong>de</strong> te taire, Axel, quand tu voudrasdéraisonner <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte. »Je vis bien que le terrible professeur menaçait <strong>de</strong>reparaître sous <strong>la</strong> pe<strong>au</strong> <strong>de</strong> l’oncle, et je me tins pouraverti.« Maintenant, reprit-il, consulte le manomètre.Qu’indique-t-il ?– Une pression considérable.– Bien. Tu vois qu’en <strong>de</strong>scendant doucement, ennous habituant peu à peu à <strong>la</strong> <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong> cetteatmosphère, nous n’en souffrons <strong>au</strong>cunement.– Aucunement, s<strong>au</strong>f quelques douleurs d’oreilles.– Ce n’est rien, et tu feras disparaître ce ma<strong>la</strong>ise enmettant l’air extérieur en communication rapi<strong>de</strong> avecl’air contenu dans tes poumons.– Parfaitement, répondis-je, bien décidé à ne pluscontrarier mon oncle. Il y a même un p<strong>la</strong>isir véritable àse sentir plongé dans cette atmosphère plus <strong>de</strong>nse.Avez-vous remarqué avec quelle intensité le son s’ypropage ?– Sans doute. Un sourd finirait par y entendre àmerveille.


– Mais cette <strong>de</strong>nsité <strong>au</strong>gmentera sans <strong>au</strong>cun doute ?– Oui, suivant une loi assez peu déterminée. Il estvrai que l’intensité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pesanteur diminuera à mesureque nous <strong>de</strong>scendrons. Tu sais que c’est à <strong>la</strong> surfacemême <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> que son action se fait le plus vivementsentir, et qu’<strong>au</strong> <strong>centre</strong> du globe les objets ne pèsentplus.– Je le sais ; mais dites-moi, cet air ne finira-t-il paspar acquérir <strong>la</strong> <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> ?– Sans doute, sous une pression <strong>de</strong> sept cent dixatmosphères.– Et plus bas ?– Plus bas, cette <strong>de</strong>nsité s’accroîtra encore.– Comment <strong>de</strong>scendrons-nous alors ?– Eh bien, nous mettrons <strong>de</strong>s cailloux dans nospoches.– Ma foi, mon oncle, vous avez réponse à tout. »Je n’osai pas aller plus avant dans le champ <strong>de</strong>shypothèses, car je me serais encore heurté à quelqueimpossibilité qui eût fait bondir le professeur.Il était évi<strong>de</strong>nt, cependant, que l’air, sous unepression qui pouvait atteindre <strong>de</strong>s milliersd’atmosphères, finirait par passer à l’état soli<strong>de</strong>, etalors, en admettant que nos corps eussent résisté, il


f<strong>au</strong>drait s’arrêter, en dépit <strong>de</strong> tous les raisonnements dumon<strong>de</strong>.Mais je ne fis pas valoir cet argument. Mon onclem’<strong>au</strong>rait encore riposté par son éternel Saknussemm,précé<strong>de</strong>nt sans valeur, car, en tenant pour avéré levoyage du savant Is<strong>la</strong>ndais, il y avait une chose biensimple à répondre :Au XVI e siècle, ni le baromètre ni le manomètren’étaient inventés : comment donc Saknussemm avait-ilpu déterminer son arrivée <strong>au</strong> <strong>centre</strong> du globe ?Mais je gardai cette objection pour moi, et j’attendisles événements.Le reste <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée se passa en calculs et enconversation. Je fus toujours <strong>de</strong> l’avis du professeurLi<strong>de</strong>nbrock, et j’enviai <strong>la</strong> parfaite indifférence <strong>de</strong> Hans,qui, sans chercher les effets et les c<strong>au</strong>ses, s’en al<strong>la</strong>itaveuglément où le menait <strong>la</strong> <strong>de</strong>stinée.


XXVIIl f<strong>au</strong>t l’avouer, les choses jusqu’ici se passaientbien, et j’<strong>au</strong>rais eu m<strong>au</strong>vaise grâce à me p<strong>la</strong>indre. Si <strong>la</strong>« moyenne » <strong>de</strong>s difficultés ne s’accroissait pas, nousne pouvions manquer d’atteindre notre but. Et quellegloire alors ! J’en étais arrivé à faire ces raisonnementsà <strong>la</strong> Li<strong>de</strong>nbrock. Sérieusement. Ce<strong>la</strong> tenait-il <strong>au</strong> milieuétrange dans lequel je vivais ? Peut-être.Pendant quelques jours, <strong>de</strong>s pentes plus rapi<strong>de</strong>s,quelques-unes même d’une effrayante verticalité, nousengagèrent profondément dans le massif interne. Parcertaines journées, on gagnait une lieue et <strong>de</strong>mie à <strong>de</strong>uxlieues vers le <strong>centre</strong>. Descentes périlleuses, pendantlesquelles l’adresse <strong>de</strong> Hans et son merveilleux sangfroidnous furent très utiles. Cet impassible Is<strong>la</strong>ndais sedévouait avec un incompréhensible sans-façon, et,grâce à lui, plus d’un m<strong>au</strong>vais pas fut franchi dont nousne serions pas sortis seuls.Par exemple, son mutisme s’<strong>au</strong>gmentait <strong>de</strong> jour enjour. Je crois même qu’il nous gagnait. Les objetsextérieurs ont une action réelle sur le cerve<strong>au</strong>. Quis’enferme entre quatre murs finit par perdre <strong>la</strong> faculté


d’associer les idées et les mots. Que <strong>de</strong> prisonnierscellu<strong>la</strong>ires <strong>de</strong>venus imbéciles, sinon fous, par le déf<strong>au</strong>td’exercice <strong>de</strong>s facultés pensantes.Pendant les <strong>de</strong>ux semaines qui suivirent notre<strong>de</strong>rnière conversation, il ne se produisit <strong>au</strong>cun inci<strong>de</strong>ntdigne d’être rapporté. Je ne retrouve dans ma mémoire,et pour c<strong>au</strong>se, qu’un seul événement d’une extrêmegravité. Il m’eût été difficile d’en oublier le moindredétail.Le 7 août, nos <strong>de</strong>scentes successives nous avaientamenés à une profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> trente lieues, c’est-à-direqu’il y avait sur notre tête trente lieues <strong>de</strong> rocs, d’océan,<strong>de</strong> continents et <strong>de</strong> villes. Nous <strong>de</strong>vions être alors à<strong>de</strong>ux cents lieues <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.Ce jour-là le tunnel suivait un p<strong>la</strong>n peu incliné.Je marchais en avant. Mon oncle portait l’un <strong>de</strong>s<strong>de</strong>ux appareils <strong>de</strong> Ruhmkorff, et moi l’<strong>au</strong>tre.J’examinais les couches <strong>de</strong> granit.Tout à coup, en me retournant, je m’aperçus quej’étais seul.« Bon, pensai-je, j’ai marché trop vite, ou bien Hanset mon oncle se sont arrêtés en route. Allons, il f<strong>au</strong>t lesrejoindre. Heureusement le chemin ne monte passensiblement. »Je revins sur mes pas. Je marchai pendant un quart


d’heure. Je regardai. Personne. J’appe<strong>la</strong>i. Point <strong>de</strong>réponse. Ma voix se perdit <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s caverneuxéchos qu’elle éveil<strong>la</strong> soudain.Je commençai à me sentir inquiet. Un frisson meparcourut tout le corps.« Un peu <strong>de</strong> calme, dis-je à h<strong>au</strong>te voix. Je suis sûr<strong>de</strong> retrouver mes compagnons. Il n’y a pas <strong>de</strong>ux routes !Or, j’étais en avant, retournons en arrière. »Je remontai pendant une <strong>de</strong>mi-heure. J’écoutai siquelque appel ne m’était pas adressé, et dans cetteatmosphère si <strong>de</strong>nse, il pouvait m’arriver <strong>de</strong> loin. Unsilence extraordinaire régnait dans l’immense galerie.Je m’arrêtai. Je ne pouvais croire à mon isolement.Je vou<strong>la</strong>is bien être égaré, non perdu. Égaré, on seretrouve.« Voyons, répétai-je, puisqu’il n’y a qu’une route,puisqu’ils <strong>la</strong> suivent, je dois les rejoindre. Il suffira <strong>de</strong>remonter encore. À moins que, ne me voyant pas, etoubliant que je les <strong>de</strong>vançais, ils n’aient eu <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong>revenir en arrière. Eh bien ! même dans ce cas, en mehâtant, je les retrouverai. C’est évi<strong>de</strong>nt ! »Je répétai ces <strong>de</strong>rniers mots comme un homme quin’est pas convaincu. D’ailleurs, pour associer ces idéessi simples, et les réunir sous forme <strong>de</strong> raisonnement, jedus employer un temps fort long.


Un doute me prit alors. Étais-je bien en avant ?Certes. Hans me suivait, précédant mon oncle. Il s’étaitmême arrêté pendant quelques instants pour rattacherses bagages sur son ép<strong>au</strong>le. Ce détail me revenait àl’esprit. C’est à ce moment même que j’avais dûcontinuer ma route.« D’ailleurs, pensai-je, j’ai un moyen sûr <strong>de</strong> ne pasm’égarer, un fil pour me gui<strong>de</strong>r dans ce <strong>la</strong>byrinthe, etqui ne s<strong>au</strong>rait casser, mon fidèle ruisse<strong>au</strong>. Je n’ai qu’àremonter son cours, et je retrouverai forcément lestraces <strong>de</strong> mes compagnons. »Ce raisonnement me ranima, et je résolus <strong>de</strong> meremettre en marche sans perdre un instant.Combien je bénis alors <strong>la</strong> prévoyance <strong>de</strong> mon oncle,lorsqu’il empêcha le chasseur <strong>de</strong> boucher l’entaille faiteà <strong>la</strong> paroi <strong>de</strong> granit ! Ainsi cette bienfaisante source,après nous avoir désaltéré pendant <strong>la</strong> route, al<strong>la</strong>it megui<strong>de</strong>r à travers les sinuosités <strong>de</strong> l’écorce <strong>terre</strong>stre.Avant <strong>de</strong> remonter, je pensai qu’une ablution meferait quelque bien.Je me baissai donc pour plonger mon front dansl’e<strong>au</strong> du Hans-bach !Que l’on juge <strong>de</strong> ma stupéfaction !Je fou<strong>la</strong>is un granit sec et raboteux ! Le ruisse<strong>au</strong> necou<strong>la</strong>it plus à mes pieds !


XXVIIJe ne puis peindre mon désespoir. Nul mot <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>la</strong>ngue humaine ne rendrait mes sentiments. J’étaisenterré vif, avec <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> mourir dans lestortures <strong>de</strong> <strong>la</strong> faim et <strong>de</strong> <strong>la</strong> soif.Machinalement je promenai mes mains brû<strong>la</strong>ntes surle sol. Que ce roc me semb<strong>la</strong> <strong>de</strong>sséché !Mais comment avais-je abandonné le cours duruisse<strong>au</strong> ? Car, enfin, il n’était plus là ! Je compris alors<strong>la</strong> raison <strong>de</strong> ce silence étrange, quand j’écoutai pour <strong>la</strong><strong>de</strong>rnière fois si quelque appel <strong>de</strong> mes compagnons neparviendrait pas à mon oreille. Ainsi, <strong>au</strong> moment oùmon premier pas s’engagea dans <strong>la</strong> route impru<strong>de</strong>nte, jene remarquai point cette absence du ruisse<strong>au</strong>. Il estévi<strong>de</strong>nt qu’à ce moment, une bifurcation <strong>de</strong> <strong>la</strong> galeries’ouvrit <strong>de</strong>vant moi, tandis que le Hans-bach obéissant<strong>au</strong>x caprices d’une <strong>au</strong>tre pente, s’en al<strong>la</strong>it avec mescompagnons vers <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs inconnues !Comment revenir. De traces, il n’y en avait pas.Mon pied ne <strong>la</strong>issait <strong>au</strong>cune empreinte sur ce granit. Jeme brisais <strong>la</strong> tête à chercher <strong>la</strong> solution <strong>de</strong> cet insolubleproblème. Ma situation se résumait en un seul mot :


perdu !Oui ! perdu à une profon<strong>de</strong>ur qui me semb<strong>la</strong>itincommensurable ! Ces trente lieues d’écorce <strong>terre</strong>strepesaient sur mes ép<strong>au</strong>les d’un poids épouvantable ! Jeme sentais écrasé.J’essayai <strong>de</strong> ramener mes idées <strong>au</strong>x choses <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>terre</strong>. C’est à peine si je pus y parvenir. Hambourg, <strong>la</strong>maison <strong>de</strong> Königstrasse, ma p<strong>au</strong>vre Graüben, tout cemon<strong>de</strong> sous lequel je m’égarais, passa rapi<strong>de</strong>ment<strong>de</strong>vant mon souvenir effaré. Je revis dans une vivehallucination les inci<strong>de</strong>nts du voyage, <strong>la</strong> traversée,l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, M. Fridriksson, le Sneffels ! Je me dis que si,dans ma position, je conservais encore l’ombre d’uneespérance, ce serait signe <strong>de</strong> folie, et qu’il va<strong>la</strong>it mieuxdésespérer !En effet, quelle puissance humaine pouvait meramener à <strong>la</strong> surface du globe et disjoindre ces voûtesénormes qui s’arc-boutaient <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ma tête ? Quipouvait me remettre sur <strong>la</strong> route du retour et me réunir àmes compagnons ?« Oh ! mon oncle ! » m’écriai-je avec l’accent dudésespoir.Ce fut le seul mot <strong>de</strong> reproche qui me vint <strong>au</strong>xlèvres, car je compris ce que le malheureux homme<strong>de</strong>vait souffrir en me cherchant à son tour.


Quand je me vis ainsi en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> tout secourshumain, incapable <strong>de</strong> rien tenter pour mon salut, jesongeai <strong>au</strong>x secours du Ciel. Les souvenirs <strong>de</strong> monenfance, ceux <strong>de</strong> ma mère que je n’avais connue qu’<strong>au</strong>temps <strong>de</strong>s baisers, revinrent à ma mémoire. Je recourusà <strong>la</strong> prière, quelque peu <strong>de</strong> droits que j’eusse d’êtreentendu du Dieu <strong>au</strong>quel je m’adressais si tard, et jel’implorai avec ferveur.Ce retour vers <strong>la</strong> Provi<strong>de</strong>nce me rendit un peu <strong>de</strong>calme, et je pus con<strong>centre</strong>r sur ma situation toutes lesforces <strong>de</strong> mon intelligence.J’avais pour trois jours <strong>de</strong> vivres, et ma gour<strong>de</strong> étaitpleine. Cependant je ne pouvais rester seul pluslongtemps. Mais fal<strong>la</strong>it-il monter ou <strong>de</strong>scendre ?Monter évi<strong>de</strong>mment ! monter toujours !Je <strong>de</strong>vais arriver ainsi <strong>au</strong> point où j’avais abandonné<strong>la</strong> source, à <strong>la</strong> funeste bifurcation. Là, une fois leruisse<strong>au</strong> sous les pieds, je pourrais toujours regagner lesommet du Sneffels.Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ! Il y avaitévi<strong>de</strong>mment là une chance <strong>de</strong> salut. Le plus pressé étaitdonc <strong>de</strong> retrouver le cours du Hans-bach.Je me levai et, m’appuyant sur mon bâton ferré, jeremontai <strong>la</strong> galerie. La pente en était assez rai<strong>de</strong>. Jemarchais avec espoir et sans embarras, comme un


homme qui n’a pas le choix du chemin à suivre.Pendant une <strong>de</strong>mi-heure, <strong>au</strong>cun obstacle n’arrêtames pas. J’essayais <strong>de</strong> reconnaître ma route à <strong>la</strong> formedu tunnel, à <strong>la</strong> saillie <strong>de</strong> certaines roches, à <strong>la</strong>disposition <strong>de</strong>s anfractuosités. Mais <strong>au</strong>cun signeparticulier ne frappait mon esprit, et je reconnus bientôtque cette galerie ne pouvait me ramener à <strong>la</strong>bifurcation. Elle était sans issue. Je me heurtai contreun mur impénétrable, et je tombai sur le roc.De quelle épouvante ? <strong>de</strong> quel désespoir je fus saisialors, je ne s<strong>au</strong>rais le dire. Je <strong>de</strong>meurai anéanti. Ma<strong>de</strong>rnière espérance venait <strong>de</strong> se briser contre cettemuraille <strong>de</strong> granit.Perdu dans ce <strong>la</strong>byrinthe dont les sinuosités secroisaient en tous sens, je n’avais plus à tenter une fuiteimpossible. Il fal<strong>la</strong>it mourir <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus effroyable <strong>de</strong>smorts ! Et, chose étrange, il me vint à <strong>la</strong> pensée que, simon corps fossilisé se retrouvait un jour, sa rencontre àtrente lieues dans les entrailles <strong>de</strong> <strong>terre</strong> soulèverait <strong>de</strong>graves questions scientifiques !Je voulus parler à voix h<strong>au</strong>te, mais <strong>de</strong> r<strong>au</strong>quesaccents passèrent seuls entre mes lèvres <strong>de</strong>sséchées. Jehaletais.Au milieu <strong>de</strong> ces angoisses, une nouvelle <strong>terre</strong>urvint s’emparer <strong>de</strong> mon esprit. Ma <strong>la</strong>mpe s’était f<strong>au</strong>ssée


en tombant. Je n’avais <strong>au</strong>cun moyen <strong>de</strong> <strong>la</strong> réparer. Salumière pâlissait et al<strong>la</strong>it me manquer !Je regardai le courant lumineux s’amoindrir dans leserpentin <strong>de</strong> l’appareil. Une procession d’ombresmouvantes se dérou<strong>la</strong> sur les parois assombries. Jen’osais plus abaisser ma p<strong>au</strong>pière, craignant <strong>de</strong> perdrele moindre atome <strong>de</strong> cette c<strong>la</strong>rté fugitive ! À chaqueinstant il me semb<strong>la</strong>it qu’elle al<strong>la</strong>it s’évanouir et que« le noir » m’envahissait.Enfin, une <strong>de</strong>rnière lueur tremb<strong>la</strong> dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>mpe. Je<strong>la</strong> suivis, je l’aspirai du regard, je concentrai sur elletoute <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> mes yeux, comme sur <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnièresensation <strong>de</strong> lumière qu’il leur fût donné d’éprouver, etje <strong>de</strong>meurai plongé dans les ténèbres immenses.Quel cri terrible m’échappa ! Sur <strong>terre</strong> <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>splus profon<strong>de</strong>s nuits, <strong>la</strong> lumière n’abandonne jamaisentièrement ses droits ! Elle est diffuse, elle est subtile ;mais, si peu qu’il en reste, <strong>la</strong> rétine <strong>de</strong> l’œil finit par <strong>la</strong>percevoir ! Ici, rien. L’ombre absolue faisait <strong>de</strong> moi unaveugle dans toute l’acception du mot.Alors ma tête se perdit. Je me relevai, les bras enavant, essayant les tâtonnements les plus douloureux ;je me pris à fuir, précipitant mes pas <strong>au</strong> hasard dans cetinextricable <strong>la</strong>byrinthe, <strong>de</strong>scendant toujours, courant àtravers <strong>la</strong> croûte <strong>terre</strong>stre, comme un habitant <strong>de</strong>s faillessouterraines, appe<strong>la</strong>nt, criant, hur<strong>la</strong>nt, bientôt meurtri


<strong>au</strong>x saillies <strong>de</strong>s rocs, tombant et me relevantensang<strong>la</strong>nté, cherchant à boire ce sang qui m’inondait levisage, et attendant toujours que quelque murailleimprévue vint offrir à ma tête un obstacle pour s’ybriser !Où me conduisit cette course insensée ? Jel’ignorerai toujours. Après plusieurs heures, sans douteà bout <strong>de</strong> forces, je tombai comme une masse inerte lelong <strong>de</strong> <strong>la</strong> paroi, et je perdis tout sentiment d’existence !


XXVIIIQuand je revins à <strong>la</strong> vie, mon visage était mouillé,mais mouillé <strong>de</strong> <strong>la</strong>rmes. Combien dura cet étatd’insensibilité, je ne s<strong>au</strong>rais le dire. Je n’avais plus<strong>au</strong>cun moyen <strong>de</strong> me rendre compte du temps. Jamaissolitu<strong>de</strong> ne fut semb<strong>la</strong>ble à <strong>la</strong> mienne, jamais abandonsi complet !Après ma chute, j’avais perdu be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> sang. Jem’en sentais inondé ! Ah ! combien je regrettai <strong>de</strong>n’être pas mort « et que ce fût encore à faire ! » Je nevou<strong>la</strong>is plus penser. Je chassai toute idée et, vaincu par<strong>la</strong> douleur, je me rou<strong>la</strong>i près <strong>de</strong> <strong>la</strong> paroi opposée.Déjà je sentais l’évanouissement me reprendre, et,avec lui, l’anéantissement suprême, quand un bruitviolent vint frapper mon oreille. Il ressemb<strong>la</strong>it <strong>au</strong>roulement prolongé du tonnerre, et j’entendis les on<strong>de</strong>ssonores se perdre peu a peu dans les lointainesprofon<strong>de</strong>urs du gouffre.D’où provenait ce bruit ? De quelque phénomènesans doute, qui s’accomplissait <strong>au</strong> sein du massif<strong>terre</strong>stre. L’explosion d’un gaz, ou <strong>la</strong> chute <strong>de</strong> quelquepuissante assise du globe.


J’écoutai encore. Je voulus savoir si ce bruit serenouvellerait. Un quart d’heure se passa. Le silencerégnait dans <strong>la</strong> galerie. Je n’entendais même plus lesbattements <strong>de</strong> mon cœur.Tout à coup mon oreille, appliquée par hasard sur <strong>la</strong>muraille, crut surprendre <strong>de</strong>s paroles vagues,insaisissables, lointaines. Je tressaillis.« C’est une hallucination ! » pensais-je.Mais non. En écoutant avec plus d’attention,j’entendis réellement un murmure <strong>de</strong> voix. Mais <strong>de</strong>comprendre ce qui se disait, c’est ce que ma faiblessene me permit pas. Cependant on par<strong>la</strong>it. J’en étaiscertain.J’eus un instant <strong>la</strong> crainte que ces paroles ne fussentles miennes, rapportées par un écho. Peut-être avais-jecrié à mon insu ? Je fermai fortement les lèvres etj’appliquai <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> mon oreille à <strong>la</strong> paroi.« Oui, certes, on parle ! on parle ! »En me portant même à quelques pieds plus loin, lelong <strong>de</strong> <strong>la</strong> muraille, j’entendis plus distinctement. Jeparvins à saisir <strong>de</strong>s mots incertains, bizarres,incompréhensibles. Ils m’arrivaient comme <strong>de</strong>s parolesprononcées à voix basse, murmurées, pour ainsi dire.Le mot « förlorad » était plusieurs fois répété, et avecun accent <strong>de</strong> douleur.


Que signifiait-il ? Qui le prononçait ? Mon oncle ouHans, évi<strong>de</strong>mment. Mais si je les entendais, ilspouvaient donc m’entendre.« À moi ! criai-je <strong>de</strong> toutes mes forces, à moi ! »J’écoutai, j’épiai dans l’ombre une réponse, un cri,un soupir. Rien ne se fit entendre. Quelques minutes sepassèrent. Tout un mon<strong>de</strong> d’idées avait éclos dans monesprit. Je pensai que ma voix affaiblie ne pouvait arriverjusqu’à mes compagnons.« Car ce sont eux, répétai-je. Quels <strong>au</strong>tres hommesseraient enfouis à trente lieues sous <strong>terre</strong> ? »Je me remis à écouter. En promenant mon oreille sur<strong>la</strong> paroi, je trouvai un point mathématique où les voixparaissaient atteindre leur maximum d’intensité. Le mot« förlorad » revint encore à mon oreille ; puis ceroulement <strong>de</strong> tonnerre qui m’avait tiré <strong>de</strong> ma torpeur.« Non, dis-je, non. Ce n’est point à travers le massifque ces voix se font entendre. La paroi est faite <strong>de</strong>granit, et elle ne permettrait pas à <strong>la</strong> plus fortedétonation <strong>de</strong> <strong>la</strong> traverser ! Ce bruit arrive par <strong>la</strong> galeriemême ! Il f<strong>au</strong>t qu’il y ait là un effet d’acoustique toutparticulier ! »J’écoutai <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>, et cette fois, oui ! cette fois !j’entendis mon nom distinctement jeté à traversl’espace !


C’était mon oncle qui le prononçait ? Il c<strong>au</strong>sait avecle gui<strong>de</strong>, et le mot « förlorad » était un mot danois !Alors je compris tout. Pour me faire entendre ilfal<strong>la</strong>it précisément parler le long <strong>de</strong> cette muraille quiservirait à conduire ma voix comme le fil <strong>de</strong> fer conduitl’électricité.Mais je n’avais pas <strong>de</strong> temps à perdre. Que mescompagnons se fussent éloignés <strong>de</strong> quelques pas et lephénomène d’acoustique eût été détruit. Je m’approchaidonc <strong>de</strong> <strong>la</strong> muraille, et je prononçai ces mots, <strong>au</strong>ssidistinctement que possible :« Mon oncle Li<strong>de</strong>nbrock ! »J’attendis dans <strong>la</strong> plus vive anxiété. Le son n’a pasune rapidité extrême. La <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong>s couches d’airn’accroît même pas sa vitesse ; elle n’<strong>au</strong>gmente que sonintensité. Quelques secon<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s siècles, se passèrent,et enfin ces paroles arrivèrent à mon oreille.« Axel, Axel ! est-ce toi ? ».............................« Oui ! oui ! » répondis-je..............................« Mon enfant, où es-tu ? ».............................


« Perdu, dans <strong>la</strong> plus profon<strong>de</strong> obscurité ! ».............................« Mais ta <strong>la</strong>mpe ? ».............................« Éteinte. ».............................« Et le ruisse<strong>au</strong> ? ».............................« Disparu. ».............................« Axel, mon p<strong>au</strong>vre Axel, reprends courage ! ».............................« Atten<strong>de</strong>z un peu, je suis épuisé ! Je n’ai plus <strong>la</strong>force <strong>de</strong> répondre. Mais parlez-moi ! ».............................« Courage, reprit mon oncle. Ne parle pas, écoutemoi.Nous t’avons cherché en remontant et en<strong>de</strong>scendant <strong>la</strong> galerie. Impossible <strong>de</strong> te trouver. Ah ! jet’ai bien pleuré, mon enfant ! Enfin, te supposanttoujours sur le chemin du Hans-bach, nous sommesre<strong>de</strong>scendus en tirant <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fusil. Maintenant, sinos voix peuvent se réunir, pur effet d’acoustique ! nos


mains ne peuvent se toucher ! Mais ne te désespère pas,Axel ! C’est déjà quelque chose <strong>de</strong> s’entendre ! ».............................Pendant ce temps j’avais réfléchi. Un certain espoir,vague encore, me revenait <strong>au</strong> cœur. Tout d’abord, unechose m’importait à connaître. J’approchai donc meslèvres <strong>de</strong> <strong>la</strong> muraille, et je dis :« Mon oncle ? ».............................« Mon enfant ? » me fut-il répondu après quelquesinstants..............................« Il f<strong>au</strong>t d’abord savoir quelle distance noussépare. ».............................« Ce<strong>la</strong> est facile. ».............................« Vous avez votre chronomètre ? ».............................« Oui. ».............................« Eh bien, prenez-le. Prononcez mon nom en notant


exactement <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> où vous parlerez. Je le répéterai,et vous observerez également le moment précis <strong>au</strong>quelvous arrivera ma réponse. ».............................« Bien, et <strong>la</strong> moitié du temps compris entre ma<strong>de</strong>man<strong>de</strong> et ta réponse indiquera celui que ma voixemploie pour arriver jusqu’à toi. ».............................« C’est ce<strong>la</strong>, mon oncle ».............................« Es-tu prêt ? ».............................« Oui. ».............................« Eh bien, fais attention, je vais prononcer tonnom. ».............................J’appliquai mon oreille sur <strong>la</strong> paroi, et dès que lemot « Axel » me parvint, je répondis immédiatement« Axel », puis j’attendis..............................« Quarante secon<strong>de</strong>s, dit alors mon oncle. Il s’est


écoulé quarante secon<strong>de</strong>s entre les <strong>de</strong>ux mots ; le sonmet donc vingt secon<strong>de</strong>s à monter. Or, à mille vingtpieds par secon<strong>de</strong>, ce<strong>la</strong> fait vingt mille quatre centspieds, ou une lieue et <strong>de</strong>mie et un huitième. ».............................« Une lieue et <strong>de</strong>mie ! » murmurai-je..............................« Eh bien, ce<strong>la</strong> se franchit, Axel ! ».............................« Mais f<strong>au</strong>t-il monter ou <strong>de</strong>scendre ? ».............................« Descendre, et voici pourquoi. Nous sommesarrivés à un vaste espace, <strong>au</strong>quel aboutissent un grandnombre <strong>de</strong> galeries. Celle que tu as suivie ne peutmanquer <strong>de</strong> t’y conduire, car il semble que toutes cesfentes, ces fractures du globe rayonnent <strong>au</strong>tour <strong>de</strong>l’immense caverne que nous occupons. Relève-toi doncet reprends ta route ; marche, traîne-toi, s’il le f<strong>au</strong>t,glisse sur les pentes rapi<strong>de</strong>s, et tu trouveras nos braspour te recevoir <strong>au</strong> bout du chemin. En route, monenfant, en route ! ».............................Ces paroles me ranimèrent.


« Adieu, mon oncle, m’écriai-je ; je pars. Nos voixne pourront plus communiquer entre elles, du momentque j’<strong>au</strong>rai quitté cette p<strong>la</strong>ce ! Adieu donc ! ».............................« Au revoir, Axel ! <strong>au</strong> revoir ! ».............................Telles furent les <strong>de</strong>rnières paroles que j’entendis.Cette surprenante conversation faite <strong>au</strong> travers <strong>de</strong> <strong>la</strong>masse <strong>terre</strong>stre, échangée à plus d’une lieue <strong>de</strong> distance,se termina sur ces paroles d’espoir ! Je fis une prière <strong>de</strong>reconnaissance à Dieu, car il m’avait conduit parmi cesimmensités sombres <strong>au</strong> seul point peut-être où <strong>la</strong> voix<strong>de</strong> mes compagnons pouvait me parvenir.Cet effet d’acoustique très étonnant s’expliquaitfacilement par les seules lois physiques ; il provenait <strong>de</strong><strong>la</strong> forme du couloir et <strong>de</strong> <strong>la</strong> conductibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> roche. Ily a bien <strong>de</strong>s exemples <strong>de</strong> cette propagation <strong>de</strong> sons nonperceptibles <strong>au</strong>x espaces intermédiaires. Je me souviensqu’en maint endroit ce phénomène fut observé, entre<strong>au</strong>tres, dans <strong>la</strong> galerie intérieure du dôme <strong>de</strong> Saint-P<strong>au</strong>là Londres, et surtout <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> curieuses cavernes <strong>de</strong>Sicile, ces <strong>la</strong>tomies situées près <strong>de</strong> Syracuse, dont <strong>la</strong>plus merveilleuse en ce genre est connue sous le nomd’Oreille <strong>de</strong> Denys.Ces souvenirs me revinrent à l’esprit, et je vis


c<strong>la</strong>irement que, puisque <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> mon oncle arrivaitjusqu’à moi, <strong>au</strong>cun obstacle n’existait entre nous. Ensuivant le chemin du son, je <strong>de</strong>vais logiquement arrivercomme lui, si les forces ne me trahissaient pas en route.Je me levai donc. Je me traînai plutôt que je nemarchai. La pente était assez rapi<strong>de</strong>. Je me <strong>la</strong>issaiglisser.Bientôt <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> ma <strong>de</strong>scente s’accrut dans uneeffrayante proportion, et menaçait <strong>de</strong> ressembler à unechute. Je n’avais plus <strong>la</strong> force <strong>de</strong> m’arrêter.Tout à coup le terrain manqua sous mes pieds. Je mesentis rouler en rebondissant sur les aspérités d’unegalerie verticale, un véritable puits. Ma tête porta sur unroc aigu, et je perdis connaissance.


XXIXLorsque je revins à moi, j’étais dans une <strong>de</strong>miobscurité,étendu sur d’épaisses couvertures. Mon oncleveil<strong>la</strong>it, épiant sur mon visage un reste d’existence. Àmon premier soupir il me prit <strong>la</strong> main ; à mon premierregard il poussa un cri <strong>de</strong> joie.« Il vit ! il vit ! s’écria-t-il.– Oui, répondis-je d’une voix faible.– Mon enfant, fit mon oncle en me serrant sur sapoitrine, te voi<strong>la</strong> s<strong>au</strong>vé ! »Je fus vivement touché <strong>de</strong> l’accent dont furentprononcées ces paroles, et plus encore <strong>de</strong>s soins qui lesaccompagnèrent. Mais il fal<strong>la</strong>it <strong>de</strong> telles épreuves pourprovoquer chez le professeur un pareil épanchement.En ce moment Hans arriva. Il vit ma main dans celle<strong>de</strong> mon oncle ; j’ose affirmer que ses yeux exprimèrentun vif contentement.« God dag, dit-il.– Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je. Etmaintenant, mon oncle, apprenez-moi où nous sommes


en ce moment ?– Demain, Axel, <strong>de</strong>main ; <strong>au</strong>jourd’hui tu es encoretrop faible ; j’ai entouré ta tête <strong>de</strong> compresses qu’il nef<strong>au</strong>t pas déranger ; dors donc, mon garçon, et <strong>de</strong>main tus<strong>au</strong>ras tout.– Mais <strong>au</strong> moins, repris-je, quelle heure, quel jourest-il ?– Onze heures du soir ; c’est <strong>au</strong>jourd’hui dimanche,9 août, et je ne te permets plus <strong>de</strong> m’interroger avant le10 du présent mois. »En vérité, j’étais bien faible, et mes yeux sefermèrent involontairement. Il me fal<strong>la</strong>it une nuit <strong>de</strong>repos ; je me <strong>la</strong>issai donc assoupir sur cette pensée quemon isolement avait duré quatre longs jours.Le len<strong>de</strong>main, à mon réveil, je regardai <strong>au</strong>tour <strong>de</strong>moi. Ma couchette, faite <strong>de</strong> toutes les couvertures <strong>de</strong>voyage, se trouvait installée dans une grotte charmante,ornée <strong>de</strong> magnifiques sta<strong>la</strong>gmites, dont le sol étaitrecouvert d’un sable fin. Il y régnait une <strong>de</strong>miobscurité.Aucune torche, <strong>au</strong>cune <strong>la</strong>mpe n’étaitallumée, et cependant certaines c<strong>la</strong>rtés inexplicablesvenaient du <strong>de</strong>hors en pénétrant par une étroiteouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> grotte. J’entendais <strong>au</strong>ssi un murmurevague et indéfini, semb<strong>la</strong>ble à celui <strong>de</strong>s flots qui sebrisent sur une grève, et parfois les sifflements <strong>de</strong> <strong>la</strong>


ise.Je me <strong>de</strong>mandai si j’étais bien éveillé, si je rêvaisencore, si mon cerve<strong>au</strong>, fêlé dans ma chute, nepercevait pas <strong>de</strong>s bruits purement imaginaires.Cependant ni mes yeux ni mes oreilles ne pouvaient setromper à ce point.« C’est un rayon du jour, pensai-je, qui se glisse parcette fente <strong>de</strong> rochers ! Voilà bien le murmure <strong>de</strong>svagues ! Voilà le sifflement <strong>de</strong> <strong>la</strong> brise ! Est-ce que jeme trompe, ou sommes-nous revenus à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>terre</strong> ? Mon oncle a-t-il donc renoncé à son expédition,ou l’<strong>au</strong>rait-il heureusement terminée ? »Je me posais ces insolubles questions, quand leprofesseur entra.« Bonjour, Axel ! fit-il joyeusement. Je gageraisvolontiers que tu te portes bien !– Mais oui, dis-je en me redressant sur lescouvertures.– Ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vait être, car tu as tranquillement dormi.Hans et moi, nous t’avons veillé tour à tour, et nousavons vu ta guérison faire <strong>de</strong>s progrès sensibles.– En effet, je me sens ragail<strong>la</strong>rdi, et <strong>la</strong> preuve, c’estque je ferai honneur <strong>au</strong> déjeuner que vous voudrez bienme servir !


– Tu mangeras, mon garçon ! La fièvre t’a quitté.Hans a frotté tes p<strong>la</strong>ies avec je ne sais quel onguentdont les Is<strong>la</strong>ndais ont le secret, et elles se sontcicatrisées à merveille. C’est un fier homme que notrechasseur ! »Tout en par<strong>la</strong>nt, mon oncle apprêtait quelquesaliments que je dévorai, malgré ses recommandations.Pendant ce temps, je l’accab<strong>la</strong>i <strong>de</strong> questions <strong>au</strong>xquellesil s’empressa <strong>de</strong> répondre.J’appris alors que ma chute provi<strong>de</strong>ntielle m’avaitprécisément amené à l’extrémité d’une galerie presqueperpendicu<strong>la</strong>ire ; comme j’étais arrivé <strong>au</strong> milieu d’untorrent <strong>de</strong> pierres, dont <strong>la</strong> moins grosse eût suffi àm’écraser, il fal<strong>la</strong>it en conclure qu’une partie du massifavait glissé avec moi. Cet effrayant véhicule metransporta ainsi jusque dans les bras <strong>de</strong> mon oncle, où jetombai sang<strong>la</strong>nt, inanimé.« Véritablement, me dit-il, il est étonnant que tu nete sois pas tué mille fois. Mais, pour Dieu ! ne nousséparons plus, car nous risquerions <strong>de</strong> ne jamais nousrevoir. »« Ne nous séparons plus ! » Le voyage n’était doncpas fini ? J’ouvrais <strong>de</strong> grands yeux étonnés, ce quiprovoqua immédiatement cette question :« Qu’as-tu donc, Axel ?


– Une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à vous adresser. Vous dites que mevoilà sain et s<strong>au</strong>f ?– Sans doute.– J’ai tous mes membres intacts ?– Certainement.– Et ma tête ?– Ta tête, s<strong>au</strong>f quelques contusions, est parfaitementà sa p<strong>la</strong>ce sur tes ép<strong>au</strong>les.– Eh bien, j’ai peur que mon cerve<strong>au</strong> ne soitdérangé.– Dérangé ?– Oui. Nous ne sommes pas revenus à <strong>la</strong> surface duglobe ?– Non, certes !– Alors il f<strong>au</strong>t que je sois fou, car j’aperçois <strong>la</strong>lumière du jour, j’entends le bruit du vent qui souffle et<strong>de</strong> <strong>la</strong> mer qui se brise !– Ah ! n’est-ce que ce<strong>la</strong> ?– M’expliquerez-vous ?– Je ne t’expliquerai rien, car c’est inexplicable ;mais tu verras et tu comprendras que <strong>la</strong> sciencegéologique n’a pas encore dit son <strong>de</strong>rnier mot.


– Sortons donc ! m’écriai-je en me levantbrusquement.– Non, Axel, non ! le grand air pourrait te faire dumal.– Le grand air ?– Oui, le vent est assez violent. Je ne veux pas quetu t’exposes ainsi.– Mais je vous assure que je me porte à merveille.– Un peu <strong>de</strong> patience, mon garçon. Une rechutenous mettrait dans l’embarras, et il ne f<strong>au</strong>t pas perdre <strong>de</strong>temps, car <strong>la</strong> traversée peut être longue.– La traversée ?– Oui, repose-toi encore <strong>au</strong>jourd’hui, et nous nousembarquerons <strong>de</strong>main.– Nous embarquer ! »Ce <strong>de</strong>rnier mot me fit bondir.Quoi ! nous embarquer ! Avions-nous donc unfleuve, un <strong>la</strong>c, une mer à notre disposition ? Unbâtiment était-il mouillé dans quelque port intérieur ?Ma curiosité fut excitée <strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t point. Mononcle essaya vainement <strong>de</strong> me retenir. Quand il vit quemon impatience me ferait plus <strong>de</strong> mal que <strong>la</strong>satisfaction <strong>de</strong> mes désirs, il céda.


Je m’habil<strong>la</strong>i rapi<strong>de</strong>ment. Par surcroît <strong>de</strong> préc<strong>au</strong>tion,je m’enveloppai dans une <strong>de</strong>s couvertures et je sortis <strong>de</strong><strong>la</strong> grotte.


XXXD’abord je ne vis rien. Mes yeux, déshabitués <strong>de</strong> <strong>la</strong>lumière, se fermèrent brusquement. Lorsque je pus lesrouvrir, je <strong>de</strong>meurai encore plus stupéfaitqu’émerveillé.« La mer ! m’écriai-je.– Oui, répondit mon oncle, <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock, et,j’aime à le croire, <strong>au</strong>cun navigateur ne me disputeral’honneur <strong>de</strong> l’avoir découverte et le droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> nommer<strong>de</strong> mon nom ! »Une vaste nappe d’e<strong>au</strong>, le commencement d’un <strong>la</strong>cou d’un océan, s’étendait <strong>au</strong> <strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> <strong>la</strong> vue.Le rivage, <strong>la</strong>rgement échancré, offrait <strong>au</strong>x <strong>de</strong>rnièresondu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s vagues un sable fin, doré et parsemé <strong>de</strong>ces petits coquil<strong>la</strong>ges où vécurent les premiers êtres <strong>de</strong><strong>la</strong> création. Les flots s’y brisaient avec ce murmuresonore particulier <strong>au</strong>x milieux clos et immenses ; unelégère écume s’envo<strong>la</strong>it <strong>au</strong> souffle d’un vent modéré, etquelques embruns m’arrivaient <strong>au</strong> visage. Sur cettegrève légèrement inclinée, à cent toises environ <strong>de</strong> <strong>la</strong>lisière <strong>de</strong>s vagues, venaient mourir les contreforts <strong>de</strong>rochers énormes qui montaient en s’évasant à une


incommensurable h<strong>au</strong>teur. Quelques-uns, déchirant lerivage <strong>de</strong> leur arête aiguë, formaient <strong>de</strong>s caps et <strong>de</strong>spromontoires rongés par <strong>la</strong> <strong>de</strong>nt du ressac. Plus loin,l’œil suivait leur masse nettement profilée sur les fondsbrumeux <strong>de</strong> l’horizon.C’était un océan véritable, avec le contourcapricieux <strong>de</strong>s rivages <strong>terre</strong>stres, mais désert et d’unaspect effroyablement s<strong>au</strong>vage.Si mes regards pouvaient se promener <strong>au</strong> loin surcette mer, c’est qu’une lumière « spéciale » en éc<strong>la</strong>iraitles moindres détails. Non pas <strong>la</strong> lumière du soleil avecses faisce<strong>au</strong>x éc<strong>la</strong>tants et l’irradiation splendi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sesrayons, ni <strong>la</strong> lueur pâle et vague <strong>de</strong> l’astre <strong>de</strong>s nuits, quin’est qu’une réflexion sans chaleur. Non. Le pouvoiréc<strong>la</strong>irant <strong>de</strong> cette lumière, sa diffusion tremb<strong>la</strong>nte, sab<strong>la</strong>ncheur c<strong>la</strong>ire et sèche, le peu d’élévation <strong>de</strong> satempérature, son éc<strong>la</strong>t supérieur en réalité à celui <strong>de</strong> <strong>la</strong>lune, accusaient évi<strong>de</strong>mment une origine purementélectrique. C’était comme une <strong>au</strong>rore boréale, unphénomène cosmique continu, qui remplissait cettecaverne capable <strong>de</strong> contenir un océan.La voûte suspendue <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ma tête, le ciel, sil’on veut, semb<strong>la</strong>it fait <strong>de</strong> grands nuages, vapeursmobiles et changeantes, qui, par l’effet <strong>de</strong> <strong>la</strong>con<strong>de</strong>nsation, <strong>de</strong>vaient, à <strong>de</strong> certains jours, se résoudreen pluies torrentielles. J’<strong>au</strong>rais cru que, sous une


pression <strong>au</strong>ssi forte <strong>de</strong> l’atmosphère, l’évaporation <strong>de</strong>l’e<strong>au</strong> ne pouvait se produire, et cependant, par uneraison physique qui m’échappait, il y avait <strong>de</strong> <strong>la</strong>rgesnuées étendues dans l’air. Mais alors « il faisait be<strong>au</strong> ».Les nappes électriques produisaient d’étonnants jeux <strong>de</strong>lumière sur les nuages très élevés ; <strong>de</strong>s ombres vives se<strong>de</strong>ssinaient à leurs volutes inférieures, et souvent, entre<strong>de</strong>ux couches disjointes, un rayon se glissait jusqu’ànous avec une remarquable intensité. Mais, en somme,ce n’était pas le soleil, puisque <strong>la</strong> chaleur manquait à salumière. L’effet en était triste et souverainementmé<strong>la</strong>ncolique. Au lieu d’un firmament bril<strong>la</strong>nt d’étoiles,je sentais par-<strong>de</strong>ssus ces nuages une voûte <strong>de</strong> granit quim’écrasait <strong>de</strong> tout son poids, et cet espace n’eût passuffi, tout immense qu’il fût, à <strong>la</strong> promena<strong>de</strong> du moinsambitieux <strong>de</strong>s satellites.Je me souvins alors <strong>de</strong> cette théorie d’un capitaineang<strong>la</strong>is qui assimi<strong>la</strong>it <strong>la</strong> <strong>terre</strong> à une vaste sphère creuse,à l’intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle l’air se maintenait lumineux parsuite <strong>de</strong> sa pression, tandis que <strong>de</strong>ux astres, Pluton etProserpine, y traçaient leurs mystérieuses orbites.Aurait-il dit vrai ?Nous étions réellement emprisonnés dans uneénorme excavation. Sa <strong>la</strong>rgeur, on ne pouvait <strong>la</strong> juger,puisque le rivage al<strong>la</strong>it s’é<strong>la</strong>rgissant à perte <strong>de</strong> vue, nisa longueur, car le regard était bientôt arrêté par une


ligne d’horizon un peu indécise. Quant à sa h<strong>au</strong>teur,elle <strong>de</strong>vait dépasser plusieurs lieues. Où cette voûtes’appuyait-elle sur ses contreforts <strong>de</strong> granit ? L’œil nepouvait l’apercevoir ; mais il y avait tel nuage suspendudans l’atmosphère, dont l’élévation <strong>de</strong>vait être estiméeà <strong>de</strong>ux mille toises, altitu<strong>de</strong> supérieure à celle <strong>de</strong>svapeurs <strong>terre</strong>stres, et due sans doute à <strong>la</strong> <strong>de</strong>nsitéconsidérable <strong>de</strong> l’air.Le mot « caverne » ne rend évi<strong>de</strong>mment pas mapensée pour peindre cet immense milieu. Mais les mots<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue humaine ne peuvent suffire à qui sehasar<strong>de</strong> dans les abîmes du globe. Je ne savais pas,d’ailleurs, par quel fait géologique expliquer l’existenced’une pareille excavation. Le refroidissement du globeavait-il donc pu <strong>la</strong> produire ? Je connaissais bien, parles récits <strong>de</strong>s voyageurs, certaines cavernes célèbres,mais <strong>au</strong>cune ne présentait <strong>de</strong> telles dimensions.Si <strong>la</strong> grotte <strong>de</strong> Guachara, en Colombie, visitée parM. <strong>de</strong> Humboldt, n’avait pas livré le secret <strong>de</strong> saprofon<strong>de</strong>ur <strong>au</strong> savant qui <strong>la</strong> reconnut sur un espace <strong>de</strong><strong>de</strong>ux mille cinq cents pieds, elle ne s’étendaitvraisemb<strong>la</strong>blement pas be<strong>au</strong>coup <strong>au</strong> <strong>de</strong>là. L’immensecaverne du Mammouth, dans le Kentucky, offrait bien<strong>de</strong>s proportions gigantesques, puisque sa voûte s’élevaità cinq cents pieds <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus d’un <strong>la</strong>c insondable, et que<strong>de</strong>s voyageurs <strong>la</strong> parcoururent pendant plus <strong>de</strong> dix


lieues sans en rencontrer <strong>la</strong> fin. Mais qu’étaient cescavités <strong>au</strong>près <strong>de</strong> celle que j’admirais alors, avec sonciel <strong>de</strong> vapeurs, ses irradiations électriques et une vastemer renfermée dans ses f<strong>la</strong>ncs ? Mon imagination sesentait impuissante <strong>de</strong>vant cette immensité.Toutes ces merveilles, je les contemp<strong>la</strong>is en silence.Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations.Je croyais assister, dans quelque p<strong>la</strong>nète lointaine,Uranus ou Neptune, à <strong>de</strong>s phénomènes dont ma nature« <strong>terre</strong>strielle » n’avait pas conscience. À <strong>de</strong>s sensationsnouvelles il fal<strong>la</strong>it <strong>de</strong>s mots nouve<strong>au</strong>x, et monimagination ne me les fournissait pas. Je regardais, jepensais, j’admirais avec une stupéfaction mêlée d’unecertaine quantité d’effroi.L’imprévu <strong>de</strong> ce spectacle avait rappelé sur monvisage les couleurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> santé ; j’étais en train <strong>de</strong> metraiter par l’étonnement et d’opérer ma guérison <strong>au</strong>moyen <strong>de</strong> cette nouvelle thérapeutique ; d’ailleurs <strong>la</strong>vivacité d’un air très <strong>de</strong>nse me ranimait, en fournissantplus d’oxygène à mes poumons.On concevra sans peine qu’après unemprisonnement <strong>de</strong> quarante-sept jours dans une étroitegalerie, c’était une jouissance infinie que d’aspirer cettebrise chargée d’humi<strong>de</strong>s émanations salines.


Aussi n’eus-je point à me repentir d’avoir quitté magrotte obscure. Mon oncle, déjà fait à ces merveilles, nes’étonnait plus.« Te sens-tu <strong>la</strong> force <strong>de</strong> te promener un peu ? me<strong>de</strong>manda-t-il.– Oui, certes, répondis-je, et rien ne me sera plusagréable.– Eh bien, prends mon bras, Axel, et suivons lessinuosités du rivage. »J’acceptai avec empressement, et nouscommençâmes à côtoyer cet océan nouve<strong>au</strong>. Sur <strong>la</strong>g<strong>au</strong>che, <strong>de</strong>s rochers abrupts, grimpés les uns sur les<strong>au</strong>tres, formaient un entassement titanesque d’unprodigieux effet. Sur leurs f<strong>la</strong>ncs se dérou<strong>la</strong>ientd’innombrables casca<strong>de</strong>s, qui s’en al<strong>la</strong>ient en nappeslimpi<strong>de</strong>s et retentissantes. Quelques légères vapeurs,s<strong>au</strong>tant d’un roc à l’<strong>au</strong>tre, marquaient <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>ssources ch<strong>au</strong><strong>de</strong>s, et <strong>de</strong>s ruisse<strong>au</strong>x cou<strong>la</strong>ient doucementvers le bassin commun, en cherchant dans les pentesl’occasion <strong>de</strong> murmurer plus agréablement.Parmi ces ruisse<strong>au</strong>x, je reconnus notre fidèlecompagnon <strong>de</strong> route, le Hans-bach, qui venait se perdretranquillement dans <strong>la</strong> mer, comme s’il n’eût jamais fait<strong>au</strong>tre chose <strong>de</strong>puis le commencement du mon<strong>de</strong>.« Il nous manquera désormais, dis-je avec un soupir.


– Bah ! répondit le professeur, lui ou un <strong>au</strong>tre,qu’importe ? »Je trouvai <strong>la</strong> réponse un peu ingrate.Mais en ce moment mon attention fut attirée par unspectacle inattendu. À cinq cents pas, <strong>au</strong> détour d’unh<strong>au</strong>t promontoire, une forêt h<strong>au</strong>te, touffue, épaisse,apparut à nos yeux. Elle était faite d’arbres <strong>de</strong> moyennegran<strong>de</strong>ur, taillés en parasols réguliers, à contours nets etgéométriques ; les courants <strong>de</strong> l’atmosphère nesemb<strong>la</strong>ient pas avoir prise sur leur feuil<strong>la</strong>ge, et, <strong>au</strong>milieu <strong>de</strong>s souffles, ils <strong>de</strong>meuraient immobiles commeun massif <strong>de</strong> cèdres pétrifiés.Je hâtais le pas. Je ne pouvais mettre un nom à cesessences singulières. Ne faisaient-elles point partie <strong>de</strong>s<strong>de</strong>ux cent mille espèces végétales connues jusqu’alors,et fal<strong>la</strong>it-il leur accor<strong>de</strong>r une p<strong>la</strong>ce spéciale dans <strong>la</strong> flore<strong>de</strong>s végétations <strong>la</strong>custres ? Non. Quand nous arrivâmessous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que <strong>de</strong>l’admiration.En effet, je me trouvais en présence <strong>de</strong> produits <strong>de</strong><strong>la</strong> <strong>terre</strong>, mais taillés sur un patron gigantesque. Mononcle les appe<strong>la</strong> immédiatement <strong>de</strong> leur nom.« Ce n’est qu’une forêt <strong>de</strong> champignons », dit-il.Et il ne se trompait pas. Que l’on juge dudéveloppement acquis par ces p<strong>la</strong>ntes chères <strong>au</strong>x


milieux ch<strong>au</strong>ds et humi<strong>de</strong>s. Je savais que le« lycoperdon giganteum » atteint, suivant Bulliard, huità neuf pieds <strong>de</strong> circonférence ; mais il s’agissait ici <strong>de</strong>champignons b<strong>la</strong>ncs, h<strong>au</strong>ts <strong>de</strong> trente à quarante pieds,avec une calotte d’un diamètre égal. Ils étaient là parmilliers ; <strong>la</strong> lumière ne parvenait pas à percer leur épaisombrage, et une obscurité complète régnait sous cesdômes juxtaposés comme les toits ronds d’une citéafricaine.Cependant je voulus pénétrer plus avant. Un froidmortel <strong>de</strong>scendait <strong>de</strong> ces voûtes charnues. Pendant une<strong>de</strong>mi-heure, nous errâmes dans ces humi<strong>de</strong>s ténèbres, etce fut avec un véritable sentiment <strong>de</strong> bien-être que jeretrouvai les bords <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.Mais <strong>la</strong> végétation <strong>de</strong> cette contrée souterraine nes’en tenait pas à ces champignons. Plus loin s’élevaientpar groupes un grand nombre d’<strong>au</strong>tres arbres <strong>au</strong>feuil<strong>la</strong>ge décoloré. Ils étaient faciles à reconnaître ;c’étaient les humbles arbustes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>, avec <strong>de</strong>sdimensions phénoménales, <strong>de</strong>s lycopo<strong>de</strong>s h<strong>au</strong>ts <strong>de</strong> centpieds, <strong>de</strong>s sigil<strong>la</strong>ires géantes, <strong>de</strong>s fougèresarborescentes, gran<strong>de</strong>s comme les sapins <strong>de</strong>s h<strong>au</strong>tes<strong>la</strong>titu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s lépido<strong>de</strong>ndrons à tiges cylindriquesbifurquées, terminées par <strong>de</strong> longues feuilles ethérissées <strong>de</strong> poils ru<strong>de</strong>s comme <strong>de</strong> monstrueusesp<strong>la</strong>ntes grasses.


« Étonnant, magnifique, splendi<strong>de</strong> ! s’écria mononcle. Voilà toute <strong>la</strong> flore <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> époque dumon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> transition. Voilà ces humblesp<strong>la</strong>ntes <strong>de</strong> nos jardins qui se faisaient arbres <strong>au</strong>xpremiers siècles du globe ! Regar<strong>de</strong>, Axel, admire !Jamais botaniste ne s’est trouvé à pareille fête !– Vous avez raison, mon oncle. La Provi<strong>de</strong>ncesemble avoir voulu conserver dans cette serre immenseces p<strong>la</strong>ntes antédiluviennes que <strong>la</strong> sagacité <strong>de</strong>s savants areconstruites avec tant <strong>de</strong> bonheur.– Tu dis bien, mon garçon, c’est une serre ; mais tudirais mieux encore en ajoutant que c’est peut-être uneménagerie.– Une ménagerie !– Oui, sans doute. Vois cette poussière que nousfoulons <strong>au</strong>x pieds, ces ossements épars sur le sol.– Des ossements ! m’écriai-je. Oui, <strong>de</strong>s ossementsd’anim<strong>au</strong>x antédiluviens ! »Je m’étais précipité sur ces débris sécu<strong>la</strong>ires faitsd’une substance minérale in<strong>de</strong>structible 1 . Je mettaissans hésiter un nom à ces os gigantesques quiressemb<strong>la</strong>ient à <strong>de</strong>s troncs d’arbres <strong>de</strong>sséchés.« Voilà <strong>la</strong> mâchoire inférieure du mastodonte,1 Phosphate <strong>de</strong> ch<strong>au</strong>x.


disais-je ; voilà les mo<strong>la</strong>ires du dinotherium ; voilà unfémur qui ne peut avoir appartenu qu’<strong>au</strong> plus grand <strong>de</strong>ces anim<strong>au</strong>x, <strong>au</strong> mégatherium. Oui, c’est bien uneménagerie, car ces ossements n’ont certainement pasété transportés jusqu’ici par un cataclysme. Lesanim<strong>au</strong>x <strong>au</strong>xquels ils appartiennent ont vécu sur lesrivages <strong>de</strong> cette mer souterraine, à l’ombre <strong>de</strong> cesp<strong>la</strong>ntes arborescentes. Tenez, j’aperçois <strong>de</strong>s squelettesentiers. Et cependant...– Cependant ? dit mon oncle.– Je ne comprends pas <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> pareilsquadrupè<strong>de</strong>s dans cette caverne <strong>de</strong> granit.– Pourquoi ?– Parce que <strong>la</strong> vie animale n’a existé sur <strong>la</strong> <strong>terre</strong>qu’<strong>au</strong>x pério<strong>de</strong>s secondaires, lorsque le terrainsédimentaire a été formé par les alluvions, et a remp<strong>la</strong>céles roches incan<strong>de</strong>scentes <strong>de</strong> l’époque primitive.– Eh bien ! Axel, il y a une réponse bien simple àfaire à ton objection, c’est que ce terrain-ci est unterrain sédimentaire.– Comment ! à une pareille profon<strong>de</strong>ur <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous<strong>de</strong> <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ?– Sans doute, et ce fait peut s’expliquergéologiquement. À une certaine époque, <strong>la</strong> <strong>terre</strong> n’étaitformée que d’une écorce é<strong>la</strong>stique, soumise à <strong>de</strong>s


mouvements alternatifs <strong>de</strong> h<strong>au</strong>t et <strong>de</strong> bas, en vertu <strong>de</strong>slois <strong>de</strong> l’attraction. Il est probable que <strong>de</strong>s affaissementsdu sol se sont produits, et qu’une partie <strong>de</strong>s terrainssédimentaires a été entraînée <strong>au</strong> fond <strong>de</strong>s gouffressubitement ouverts.– Ce<strong>la</strong> doit être. Mais, si <strong>de</strong>s anim<strong>au</strong>x antédiluviensont vécu dans ces régions souterraines, qui nous dit quel’un <strong>de</strong> ces monstres n’erre pas encore <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> cesforêts sombres ou <strong>de</strong>rrière ces rocs escarpés ? »À cette idée j’interrogeai, non sans effroi, les diverspoints <strong>de</strong> l’horizon ; mais <strong>au</strong>cun être vivantn’apparaissait sur ces rivages déserts.J’étais un peu fatigué. J’al<strong>la</strong>i m’asseoir alors àl’extrémité d’un promontoire <strong>au</strong> pied duquel les flotsvenaient se briser avec fracas. De là mon regar<strong>de</strong>mbrassait toute cette baie formée par une échancrure<strong>de</strong> <strong>la</strong> côte. Au fond, un petit port s’y trouvait ménagéentre les roches pyramidales. Ses e<strong>au</strong>x calmesdormaient à l’abri du vent. Un brick et <strong>de</strong>ux ou troisgoélettes <strong>au</strong>raient pu y mouiller à l’aise. Je m’attendaispresque à voir quelque navire sortant toutes voiles<strong>de</strong>hors et prenant le <strong>la</strong>rge sous <strong>la</strong> brise du sud.Mais cette illusion se dissipa rapi<strong>de</strong>ment. Nousétions bien les seules créatures vivantes <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>souterrain. Par certaines accalmies du vent, un silenceplus profond que les silences du désert, <strong>de</strong>scendait sur


les rocs ari<strong>de</strong>s et pesait à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> l’océan. Jecherchais alors à percer les brumes lointaines, àdéchirer ce ri<strong>de</strong><strong>au</strong> jeté sur le fond mystérieux <strong>de</strong>l’horizon. Quelles <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s se pressaient sur meslèvres ? Où finissait cette mer ? Où conduisait-elle ?Pourrions-nous jamais en reconnaître les rivagesopposés ?Mon oncle n’en doutait pas, pour son compte. Moi,je le désirais et je le craignais à <strong>la</strong> fois.Après une heure passée dans <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> cemerveilleux spectacle, nous reprîmes le chemin <strong>de</strong> <strong>la</strong>grève pour regagner <strong>la</strong> grotte, et ce fut sous l’empire<strong>de</strong>s plus étranges pensées que je m’endormis d’unprofond sommeil.


XXXILe len<strong>de</strong>main je me réveil<strong>la</strong>i complètement guéri. Jepensai qu’un bain me serait très salutaire, et j’al<strong>la</strong>i meplonger pendant quelques minutes dans les e<strong>au</strong>x <strong>de</strong>cette Méditerranée. Ce nom, à coup sûr, elle le méritaitentre tous.Je revins déjeuner avec un bel appétit. Hanss’entendait à cuisiner notre petit menu ; il avait <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong>et du feu à sa disposition, <strong>de</strong> sorte qu’il put varier unpeu notre ordinaire. Au <strong>de</strong>ssert, il nous servit quelquestasses <strong>de</strong> café, et jamais ce délicieux breuvage ne meparut plus agréable à déguster.« Maintenant, dit mon oncle, voici l’heure <strong>de</strong> <strong>la</strong>marée, et il ne f<strong>au</strong>t pas manquer l’occasion d’étudier cephénomène.– Comment, <strong>la</strong> marée ! m’écriai-je.– Sans doute.– L’influence <strong>de</strong> <strong>la</strong> lune et du soleil se fait sentirjusqu’ici ?– Pourquoi pas ? Les corps ne sont-ils pas soumisdans leur ensemble à l’attraction universelle ? Cette


masse d’e<strong>au</strong> ne peut donc échapper à cette loigénérale ? Aussi, malgré <strong>la</strong> pression atmosphérique quis’exerce à sa surface, tu vas <strong>la</strong> voir se soulever commel’At<strong>la</strong>ntique lui-même. »En ce moment nous foulions le sable du rivage et lesvagues gagnaient peu à peu sur <strong>la</strong> grève.« Voilà bien le flot qui commence, m’écriai-je.– Oui, Axel, et d’après ces re<strong>la</strong>is d’écume, tu peuxvoir que <strong>la</strong> mer s’élève d’une dizaine <strong>de</strong> pieds environ.– C’est merveilleux !– Non, c’est naturel.– Vous avez be<strong>au</strong> dire, tout ce<strong>la</strong> me paraîtextraordinaire, et c’est à peine si j’en crois mes yeux.Qui eût jamais imaginé dans cette écorce <strong>terre</strong>stre unocéan véritable, avec ses flux et ses reflux, avec sesbrises, avec ses tempêtes !– Pourquoi pas ? Y a-t-il une raison physique qui s’yoppose ?– Je n’en vois pas, du moment qu’il f<strong>au</strong>t abandonnerle système <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaleur centrale.– Donc, jusqu’ici <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> Davy se trouvejustifiée ?


– Évi<strong>de</strong>mment, et dès lors rien ne contreditl’existence <strong>de</strong> mers ou <strong>de</strong> contrées à l’intérieur duglobe.– Sans doute, mais inhabitées.– Bon ! pourquoi ces e<strong>au</strong>x ne donneraient-elles pasasile à quelques poissons d’une espèce inconnue ?– En tout cas, nous n’en avons pas aperçu un seuljusqu’ici.– Eh bien, nous pouvons fabriquer <strong>de</strong>s lignes et voirsi l’hameçon <strong>au</strong>ra <strong>au</strong>tant <strong>de</strong> succès ici-bas que dans lesocéans sublunaires.– Nous essayerons, Axel, car il f<strong>au</strong>t pénétrer tous lessecrets <strong>de</strong> ces régions nouvelles.– Mais où sommes-nous, mon oncle ? car je ne vousai point encore posé cette question à <strong>la</strong>quelle vosinstruments ont dû répondre.– Horizontalement, à trois cent cinquante lieues <strong>de</strong>l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.– Tout <strong>au</strong>tant ?– Je suis sûr <strong>de</strong> ne pas me tromper <strong>de</strong> cinq centstoises.– Et <strong>la</strong> boussole indique toujours le sud-est ?– Oui, avec une déclinaison occi<strong>de</strong>ntale <strong>de</strong> dix-neuf


<strong>de</strong>grés et quarante-<strong>de</strong>ux minutes, comme sur <strong>terre</strong>,absolument. Pour son inclinaison, il se passe un faitcurieux que j’ai observé avec le plus grand soin.– Et lequel ?– C’est que l’aiguille, <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> s’incliner vers lepôle, comme elle le fait dans l’hémisphère boréal, serelève <strong>au</strong> contraire.– Il f<strong>au</strong>t donc en conclure que le point d’attractionmagnétique se trouve compris entre <strong>la</strong> surface du globeet l’endroit où nous sommes parvenus ?– Précisément, et il est probable que, si nousarrivions sous les régions po<strong>la</strong>ires, vers ce soixantedixième<strong>de</strong>gré où James Ross a découvert le pôlemagnétique, nous verrions l’aiguille se dresserverticalement. Donc, ce mystérieux <strong>centre</strong> d’attractionne se trouve pas situé à une gran<strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur.– En effet, et voilà un fait que <strong>la</strong> science n’a passoupçonné.– La science, mon garçon, est faite d’erreurs, maisd’erreurs qu’il est bon <strong>de</strong> commettre, car elles mènentpeu à peu à <strong>la</strong> vérité.– Et à quelle profon<strong>de</strong>ur sommes-nous ?– À une profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> trente-cinq lieues– Ainsi, dis-je en considérant <strong>la</strong> carte, <strong>la</strong> partie


montagneuse <strong>de</strong> l’Écosse est <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nous, et, là,les monts Grampians élèvent à une prodigieuse h<strong>au</strong>teurleur cime couverte <strong>de</strong> neige.– Oui, répondit le professeur en riant. C’est un peulourd à porter, mais <strong>la</strong> voûte est soli<strong>de</strong> ; le grandarchitecte <strong>de</strong> l’univers l’a construite on bons matéri<strong>au</strong>x,et jamais l’homme n’eût pu lui donner une pareilleportée ! Que sont les arches <strong>de</strong>s ponts et les arce<strong>au</strong>x <strong>de</strong>scathédrales <strong>au</strong>près <strong>de</strong> cette nef d’un rayon <strong>de</strong> troislieues, sous <strong>la</strong>quelle un océan et <strong>de</strong>s tempêtes peuventse développer à leur aise ?– Oh ! Je ne crains pas que le ciel me tombe sur <strong>la</strong>tête. Maintenant, mon oncle, quels sont vos projets ? Necomptez-vous pas retourner à <strong>la</strong> surface du globe ?– Retourner ! Par exemple ! Continuer notre voyage,<strong>au</strong> contraire, puisque tout a si bien marché jusqu’ici.– Cependant je ne vois pas comment nouspénétrerons sous cette p<strong>la</strong>ine liqui<strong>de</strong>.– Oh ! je ne prétends point m’y précipiter <strong>la</strong> tête <strong>la</strong>première. Mais si les océans ne sont, à proprementparler, que <strong>de</strong>s <strong>la</strong>cs, puisqu’ils sont entourés <strong>de</strong> <strong>terre</strong>, àplus forte raison cette mer intérieure se trouve-t-ellecirconscrite par le massif granitique.– Ce<strong>la</strong> n’est pas douteux.– Eh bien ! sur les rivages opposés, je suis certain <strong>de</strong>


trouver <strong>de</strong> nouvelles issues.– Quelle longueur supposez-vous donc à cet océan ?– Trente ou quarante lieues.– Ah ! fis-je, tout en imaginant que cette estimepouvait bien être inexacte.– Ainsi nous n’avons pas <strong>de</strong> temps à perdre, et dès<strong>de</strong>main nous prendrons <strong>la</strong> mer. »Involontairement je cherchai <strong>de</strong>s yeux le navire qui<strong>de</strong>vait nous transporter.« Ah ! dis-je, nous nous embarquerons. Bien ! Et surquel bâtiment prendrons-nous passage ?– Ce ne sera pas sur un bâtiment, mon garçon, maissur un bon et soli<strong>de</strong> ra<strong>de</strong><strong>au</strong>.– Un ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ! m’écriai-je. Un ra<strong>de</strong><strong>au</strong> est <strong>au</strong>ssiimpossible à construire qu’un navire, et je ne vois pastrop...– Tu ne vois pas, Axel, mais, si tu écoutais, tupourrais entendre !– Entendre !– Oui, certains coups <strong>de</strong> marte<strong>au</strong> qui t’apprendraientque Hans est déjà à l’œuvre.– Il construit un ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ?– Oui.


– Comment ! il a déjà fait tomber dès arbres sous sahache ?– Oh ! les arbres étaient tout abattus. Viens, et tu leverras à l’ouvrage. »Après un quart d’heure <strong>de</strong> marche, <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre côté dupromontoire qui formait le petit port naturel, j’aperçusHans <strong>au</strong> travail. Quelques pas encore, et je fus près <strong>de</strong>lui. À ma gran<strong>de</strong> surprise, un ra<strong>de</strong><strong>au</strong> à <strong>de</strong>mi terminés’étendait sur le sable ; il était fait <strong>de</strong> poutres d’un boisparticulier, et un grand nombre <strong>de</strong> madriers, <strong>de</strong> courbes,<strong>de</strong> couples <strong>de</strong> toute espèce, jonchaient littéralement lesol. Il y avait là <strong>de</strong> quoi construire une marine entière.« Mon oncle, m’écriai-je, quel est ce bois ?– C’est du pin, du sapin, du boule<strong>au</strong>, toutes lesespèces <strong>de</strong>s conifères du Nord, minéralisées sousl’action <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.– Est-il possible ?– C’est ce qu’on appelle du « surtarbrandur » oubois fossile.– Mais alors, comme les lignites, il doit avoir <strong>la</strong>dureté <strong>de</strong> <strong>la</strong> pierre, et il ne pourra flotter ?– Quelquefois ce<strong>la</strong> arrive ; il y a <strong>de</strong> ces bois qui sont<strong>de</strong>venus <strong>de</strong> véritables anthracites ; mais d’<strong>au</strong>tres, tels


que ceux-ci, n’ont encore subi qu’un commencement <strong>de</strong>transformation fossile. Regar<strong>de</strong> plutôt », ajouta mononcle en jetant à <strong>la</strong> mer une <strong>de</strong> ces précieuses épaves.Le morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> bois, après avoir disparu, revint à <strong>la</strong>surface <strong>de</strong>s flots et oscil<strong>la</strong> <strong>au</strong> gré <strong>de</strong> leurs ondu<strong>la</strong>tions.« Es-tu convaincu ? dit mon oncle.– Convaincu surtout que ce<strong>la</strong> n’est pas croyable ! »Le len<strong>de</strong>main soir, grâce à l’habileté du gui<strong>de</strong>, lera<strong>de</strong><strong>au</strong> était terminé ; il avait dix pieds <strong>de</strong> long sur cinq<strong>de</strong> <strong>la</strong>rge ; les poutres <strong>de</strong> surtarbrandur, reliées entreelles par <strong>de</strong> fortes cor<strong>de</strong>s, offraient une surface soli<strong>de</strong>,et une fois <strong>la</strong>ncée, cette embarcation improvisée flottatranquillement sur les e<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock.


XXXIILe 13 août, on se réveil<strong>la</strong> <strong>de</strong> bon matin. Il s’agissaitd’in<strong>au</strong>gurer un nouve<strong>au</strong> genre <strong>de</strong> locomotion rapi<strong>de</strong> etpeu fatigant.Un mât fait <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux bâtons jumelés, une vergueformée d’un troisième, une voile empruntée à noscouvertures, composaient tout le gréement du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>.Les cor<strong>de</strong>s ne manquaient pas. Le tout était soli<strong>de</strong>.À six heures, le professeur donna le signald’embarquer. Les vivres, les bagages, les instruments,les armes et une notable quantité d’e<strong>au</strong> douce setrouvaient en p<strong>la</strong>ce.Hans avait installé un gouvernail qui lui permettait<strong>de</strong> diriger son appareil flottant. Il se mit à <strong>la</strong> barre. Jedétachai l’amarre qui nous retenait <strong>au</strong> rivage. La voilefut orientée, et nous débordâmes rapi<strong>de</strong>ment.Au moment <strong>de</strong> quitter le petit port, mon oncle, quitenait à sa nomenc<strong>la</strong>ture géographique, voulut luidonner un nom, le mien, entre <strong>au</strong>tres.« Ma foi, dis-je, j’en ai un <strong>au</strong>tre à vous proposer.


– Lequel ?– Le nom <strong>de</strong> Graüben. Port-Graüben, ce<strong>la</strong> fera trèsbien sur <strong>la</strong> carte.– Va pour Port-Graüben. »Et voilà comment le souvenir <strong>de</strong> ma chèreVir<strong>la</strong>ndaise se rattacha à notre heureuse expédition.La brise souff<strong>la</strong>it du nord-est. Nous filions ventarrière avec une extrême rapidité. Les couches très<strong>de</strong>nses <strong>de</strong> l’atmosphère avaient une pousséeconsidérable et agissaient sur <strong>la</strong> voile comme unpuissant venti<strong>la</strong>teur.Au bout d’une heure, mon oncle avait pu se rendrecompte <strong>de</strong> notre vitesse.« Si nous continuons à marcher ainsi, dit-il, nousferons <strong>au</strong> moins trente lieues par vingt-quatre heures etnous ne tar<strong>de</strong>rons pas à reconnaître les rivagesopposés. »Je ne répondis pas, et j’al<strong>la</strong>i prendre p<strong>la</strong>ce à l’avantdu ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Déjà <strong>la</strong> côte septentrionale s’abaissait àl’horizon. Les <strong>de</strong>ux bras du rivage s’ouvraient<strong>la</strong>rgement comme pour faciliter notre départ. Devantmes yeux s’étendait une mer immense. De grandsnuages promenaient rapi<strong>de</strong>ment à sa surface leur ombregrisâtre, qui semb<strong>la</strong>it peser sur cette e<strong>au</strong> morne. Lesrayons argentés <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière électrique, réfléchis ça et


là par quelque gouttelette, faisaient éclore <strong>de</strong>s pointslumineux sur les côtés <strong>de</strong> l’embarcation. Bientôt toute<strong>terre</strong> fut perdue <strong>de</strong> vue, tout point <strong>de</strong> repère disparut, et,sans le sil<strong>la</strong>ge écumeux du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, j’<strong>au</strong>rais pu croirequ’il <strong>de</strong>meurait dans une parfaite immobilité.Vers midi, <strong>de</strong>s algues immenses vinrent onduler à <strong>la</strong>surface <strong>de</strong>s flots. Je connaissais <strong>la</strong> puissance végétative<strong>de</strong> ces p<strong>la</strong>ntes, qui rampent à une profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> plus <strong>de</strong>douze mille pieds <strong>au</strong> fond <strong>de</strong>s mers, se reproduisentsous une pression <strong>de</strong> près <strong>de</strong> quatre cents atmosphèreset forment souvent <strong>de</strong>s bancs assez considérables pourentraver <strong>la</strong> marche <strong>de</strong>s navires ; mais jamais, je crois,algues ne furent plus gigantesques que celles <strong>de</strong> <strong>la</strong> merLi<strong>de</strong>nbrock.Notre ra<strong>de</strong><strong>au</strong> longea <strong>de</strong>s fucus longs <strong>de</strong> trois etquatre mille pieds, immenses serpents qui sedéveloppaient hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> portée <strong>de</strong> <strong>la</strong> vue ; je m’amusaisà suivre du regard leurs rubans infinis, croyant toujoursen atteindre l’extrémité, et pendant <strong>de</strong>s heures entièresma patience était trompée, sinon mon étonnement.Quelle force naturelle pouvait produire <strong>de</strong> tellesp<strong>la</strong>ntes, et quel <strong>de</strong>vait être l’aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> <strong>au</strong>xpremiers siècles <strong>de</strong> sa formation, quand, sous l’action<strong>de</strong> <strong>la</strong> chaleur et <strong>de</strong> l’humidité, le règne végétal sedéveloppait seul à sa surface !Le soir arriva, et, ainsi que je l’avais remarqué <strong>la</strong>


veille, l’état lumineux <strong>de</strong> l’air ne subit <strong>au</strong>cunediminution. C’était un phénomène constant sur <strong>la</strong> duréeduquel on pouvait compter.Après le souper je m’étendis <strong>au</strong> pied du mât, et je netardai pas à m’endormir <strong>au</strong> milieu d’indolentes rêveries.Hans, immobile <strong>au</strong> gouvernail, <strong>la</strong>issait courir lera<strong>de</strong><strong>au</strong>, qui, d’ailleurs, poussé vent arrière, ne<strong>de</strong>mandait même pas à être dirigé.Depuis notre départ <strong>de</strong> Port-Graüben, le professeurLi<strong>de</strong>nbrock m’avait chargé <strong>de</strong> tenir le « journal dubord », <strong>de</strong> noter les moindres observations, <strong>de</strong>consigner les phénomènes intéressants, <strong>la</strong> direction duvent, <strong>la</strong> vitesse acquise, le chemin parcouru, en un mot,tous les inci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> cette étrange navigation.Je me bornerai donc à reproduire ici ces notesquotidiennes, écrites pour ainsi dire sous <strong>la</strong> dictée <strong>de</strong>sévénements, afin <strong>de</strong> donner un récit plus exact <strong>de</strong> notretraversée.Vendredi 14 août. – Brise égale du N.-O. Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>marche avec rapidité et en ligne droite. La côte reste àtrente lieues sous le vent. Rien à l’horizon. L’intensité<strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière ne varie pas. Be<strong>au</strong> temps, c’est-à-dire queles nuages sont fort élevés, peu épais et baignés dansune atmosphère b<strong>la</strong>nche, comme serait <strong>de</strong> l’argent en


fusion. Thermomètre : +32° C.À midi Hans prépare un hameçon à l’extrémitéd’une cor<strong>de</strong>. Il l’amorce avec un petit morce<strong>au</strong> <strong>de</strong>vian<strong>de</strong> et le jette à <strong>la</strong> mer. Pendant <strong>de</strong>ux heures il neprend rien. Ces e<strong>au</strong>x sont donc inhabitées ? Non. Unesecousse se produit. Hans tire sa ligne et ramène unpoisson qui se débat vigoureusement.« Un poisson ! s’écrie mon oncle.– C’est un esturgeon ! m’écriai-je à mon tour, unesturgeon <strong>de</strong> petite taille ! »Le professeur regar<strong>de</strong> attentivement l’animal et nepartage pas mon opinion. Ce poisson a <strong>la</strong> tête p<strong>la</strong>te,arrondie et <strong>la</strong> partie antérieure du corps couverte <strong>de</strong>p<strong>la</strong>ques osseuses ; sa bouche est privée <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts ; <strong>de</strong>snageoires pectorales assez développées sont ajustées àson corps dépourvu <strong>de</strong> queue. Cet animal appartientbien à un ordre où les naturalistes ont c<strong>la</strong>ssél’esturgeon, mais il en diffère par <strong>de</strong>s côtés assezessentiels.Mon oncle ne s’y trompe pas, car, après un assezcourt examen, il dit :« Ce poisson appartient à une famille éteinte <strong>de</strong>puis<strong>de</strong>s siècles et dont on retrouve <strong>de</strong>s traces fossiles dansle terrain dévonien.– Comment ! dis-je, nous <strong>au</strong>rions pu prendre vivant


un <strong>de</strong> ces habitants <strong>de</strong>s mers primitives ?– Oui, répond le professeur en continuant sesobservations, et tu vois que ces poissons fossiles n’ont<strong>au</strong>cune i<strong>de</strong>ntité avec les espèces actuelles. Or, tenir un<strong>de</strong> ces êtres vivant c’est un véritable bonheur <strong>de</strong>naturaliste.– Mais à quelle famille appartient-il ?– À l’ordre <strong>de</strong>s Ganoï<strong>de</strong>s, famille <strong>de</strong>sCépha<strong>la</strong>spi<strong>de</strong>s, genre...– Eh bien ?– Genre <strong>de</strong>s Pterychtis, j’en jurerais ! Mais celui-cioffre une particu<strong>la</strong>rité qui, dit-on, se rencontre chez lespoissons <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x souterraines.– Laquelle ?– Il est aveugle !– Aveugle !– Non seulement aveugle, mais l’organe <strong>de</strong> <strong>la</strong> vuelui manque absolument. »Je regar<strong>de</strong>. Rien n’est plus vrai. Mais ce peut être uncas particulier. La ligne est donc amorcée <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> etrejetée à <strong>la</strong> mer. Cet océan, à coup sûr, est fortpoissonneux, car en <strong>de</strong>ux heures nous prenons unegran<strong>de</strong> quantité <strong>de</strong> Pterychtis, ainsi que <strong>de</strong>s poissonsappartenant à une famille également éteinte, les


Dipteri<strong>de</strong>s, mais dont mon oncle ne peut reconnaître legenre. Tous sont dépourvus <strong>de</strong> l’organe <strong>de</strong> <strong>la</strong> vue. Cettepêche inespérée renouvelle avantageusement nosprovisions.Ainsi donc, ce<strong>la</strong> paraît constant, cette mer nerenferme que <strong>de</strong>s espèces fossiles, dans lesquelles lespoissons comme les reptiles sont d’<strong>au</strong>tant plus parfaitsque leur création est plus ancienne.Peut-être rencontrerons-nous quelques-uns <strong>de</strong> cess<strong>au</strong>riens que <strong>la</strong> science a su refaire avec un boutd’ossement ou <strong>de</strong> carti<strong>la</strong>ge ?Je prends <strong>la</strong> lunette et j’examine <strong>la</strong> mer. Elle estdéserte. Sans doute nous sommes encore troprapprochés <strong>de</strong>s côtes.Je regar<strong>de</strong> dans les airs. Pourquoi quelques-uns <strong>de</strong>ces oise<strong>au</strong>x reconstruits par l’immortel Cuvier nebattraient-ils pas <strong>de</strong> leurs ailes ces lour<strong>de</strong>s couchesatmosphériques ? Les poissons leur fourniraient unesuffisante nourriture. J’observe l’espace, mais les airssont inhabités comme les rivages.Cependant mon imagination m’emporte dans lesmerveilleuses hypothèses <strong>de</strong> <strong>la</strong> paléontologie. Je rêvetout éveillé. Je crois voir à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x cesénormes Chersites, ces tortues antédiluviennes,semb<strong>la</strong>bles à <strong>de</strong>s îlots flottants. Il me semble que sur les


grèves assombries passent les grands mammifères <strong>de</strong>spremiers jours, le Leptotherium, trouvé dans lescavernes du Brésil, le Mericotherium, venu <strong>de</strong>s régionsg<strong>la</strong>cées <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sibérie. Plus loin, le pachy<strong>de</strong>rmeLophiodon, ce tapir gigantesque, se cache <strong>de</strong>rrière lesrocs, prêt à disputer sa proie à l’Anoplotherium, animalétrange, qui tient du rhinocéros, du cheval, <strong>de</strong>l’hippopotame et du chame<strong>au</strong>, comme si le Créateur,pressé <strong>au</strong>x premières heures du mon<strong>de</strong>, eût réuniplusieurs anim<strong>au</strong>x en un seul. Le Mastodonte géant faittournoyer sa trompe et broie sous ses défenses lesrochers du rivage, tandis que le Megatherium, arc-boutésur ses énormes pattes, fouille <strong>la</strong> <strong>terre</strong> en éveil<strong>la</strong>nt parses rugissements l’écho <strong>de</strong>s granits sonores. Plus h<strong>au</strong>t,le Protopithèque, le premier singe apparu à <strong>la</strong> surfacedu globe, gravit les cimes ardues. Plus h<strong>au</strong>t encore, lePtérodactyle, à <strong>la</strong> main ailée, glisse comme une <strong>la</strong>rgech<strong>au</strong>ve-souris sur l’air comprimé. Enfin, dans les<strong>de</strong>rnières couches, <strong>de</strong>s oise<strong>au</strong>x immenses, pluspuissants que le casoar, plus grands que l’<strong>au</strong>truche,déploient leurs vastes ailes et vont donner <strong>de</strong> <strong>la</strong> têtecontre <strong>la</strong> paroi <strong>de</strong> <strong>la</strong> voûte granitique.Tout ce mon<strong>de</strong> fossile renaît dans mon imagination.Je me reporte <strong>au</strong>x époques bibliques <strong>de</strong> <strong>la</strong> création, bienavant <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> l’homme, lorsque <strong>la</strong> <strong>terre</strong>incomplète ne pouvait lui suffire encore. Mon rêvealors <strong>de</strong>vance l’apparition <strong>de</strong>s êtres animés. Les


mammifères disparaissent, puis les oise<strong>au</strong>x, puis lesreptiles <strong>de</strong> l’époque secondaire, et enfin les poissons,les crustacés, les mollusques, les articulés. Leszoophytes <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> transition retournent <strong>au</strong>néant à leur tour. Toute <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> se résume enmoi, et mon cœur est seul à battre dans ce mon<strong>de</strong>dépeuplé. Il n’y plus <strong>de</strong> saisons ; il n’y a plus <strong>de</strong>climats ; <strong>la</strong> chaleur propre du globe s’accroît sans cesseet neutralise celle <strong>de</strong> l’astre radieux. La végétations’exagère. Je passe comme une ombre <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>sfougères arborescentes, fou<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> mon pas incertain lesmarnes irisées et les grès bigarrés du sol ; je m’appuie<strong>au</strong> tronc <strong>de</strong>s conifères immenses ; je me couche àl’ombre <strong>de</strong>s Sphenophylles, <strong>de</strong>s Asterophylles et <strong>de</strong>sLycopo<strong>de</strong>s h<strong>au</strong>ts <strong>de</strong> cent pieds.Les siècles s’écoulent comme <strong>de</strong>s jours ! Je remonte<strong>la</strong> série <strong>de</strong>s transformations <strong>terre</strong>stres. Les p<strong>la</strong>ntesdisparaissent ; les roches granitiques per<strong>de</strong>nt leurdureté ; l’état liqui<strong>de</strong> va remp<strong>la</strong>cer l’état soli<strong>de</strong> sousl’action d’une chaleur plus intense ; les e<strong>au</strong>x courent à<strong>la</strong> surface du globe ; elles bouillonnent, elles sevo<strong>la</strong>tilisent ; les vapeurs enveloppent <strong>la</strong> <strong>terre</strong>, qui peu àpeu ne forme plus qu’une masse gazeuse, portée <strong>au</strong>rouge b<strong>la</strong>nc, grosse comme le soleil et bril<strong>la</strong>nte commelui !Au <strong>centre</strong> <strong>de</strong> cette nébuleuse, quatorze cent mille


fois plus considérable que ce globe qu’elle va former unjour, je suis entraîné dans les espaces p<strong>la</strong>nétaires ! Moncorps se subtilise, se sublime à son tour et se mé<strong>la</strong>ngecomme un atome impondérable à ces immenses vapeursqui tracent dans l’infini leur orbite enf<strong>la</strong>mmée !Quel rêve ! Où m’emporte-t-il ? Ma main fiévreuseen jette sur le papier les étranges détails. J’ai toutoublié, et le professeur, et le gui<strong>de</strong>, et le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ! Unehallucination s’est emparée <strong>de</strong> mon esprit...« Qu’as-tu ? » dit mon oncle.Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir.« Prends gar<strong>de</strong>, Axel, tu vas tomber à <strong>la</strong> mer ! »En même temps, je me sens saisir vigoureusementpar <strong>la</strong> main <strong>de</strong> Hans. Sans lui, sous l’empire <strong>de</strong> monrêve, je me précipitais dans les flots.« Est-ce qu’il <strong>de</strong>vient fou ? s’écrie le professeur.– Qu’y a-t-il ? dis-je enfin, en revenant à moi.– Es-tu ma<strong>la</strong><strong>de</strong> ?– Non, j’ai eu un moment d’hallucination, mais il estpassé. Tout va bien, d’ailleurs ?– Oui ! bonne brise, belle mer ! nous filonsrapi<strong>de</strong>ment, et si mon estime ne m’a pas trompé, nousne pouvons tar<strong>de</strong>r à atterrir. »


À ces paroles, je me lève, je consulte l’horizon ;mais <strong>la</strong> ligne d’e<strong>au</strong> se confond toujours avec <strong>la</strong> ligne<strong>de</strong>s nuages.


XXXIIISamedi 15 août. – La mer conserve sa monotoneuniformité. Nulle <strong>terre</strong> n’est en vue. L’horizon paraîtexcessivement reculé.J’ai <strong>la</strong> tête encore alourdie par <strong>la</strong> violence <strong>de</strong> monrêve. Mon oncle n’a pas rêvé, lui, mais il est <strong>de</strong>m<strong>au</strong>vaise humeur. Il parcourt tous les points <strong>de</strong> l’espaceavec sa lunette et se croise les bras d’un air dépité.Je remarque que le professeur Li<strong>de</strong>nbrock tend àre<strong>de</strong>venir l’homme impatient du passé, et je consigne lefait sur mon journal. Il a fallu mes dangers et messouffrances pour tirer <strong>de</strong> lui quelque étincelled’humanité ; mais, <strong>de</strong>puis ma guérison, <strong>la</strong> nature arepris le <strong>de</strong>ssus. Et cependant, pourquoi s’emporter ? Levoyage ne s’accomplit-il pas dans les circonstances lesplus favorables ? Est-ce que le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ne file pas avecune merveilleuse rapidité ?« Vous semblez inquiet, mon oncle ? dis-je, en levoyant souvent porter <strong>la</strong> lunette à ses yeux.– Inquiet ? Non.– Impatient, alors ?


– On le serait à moins !– Cependant nous marchons avec vitesse...– Que m’importe ? Ce n’est pas <strong>la</strong> vitesse qui esttrop petite, c’est <strong>la</strong> mer qui est trop gran<strong>de</strong> ! »Je me souviens alors que le professeur, avant notredépart, estimait à une trentaine <strong>de</strong> lieues <strong>la</strong> longueur <strong>de</strong>ce souterrain. Or nous avons parcouru un chemin troisfois plus long, et les rivages du sud n’apparaissent pasencore.« Nous ne <strong>de</strong>scendons pas ! reprend le professeur.Tout ce<strong>la</strong> est du temps perdu, et, en somme, je ne suispas venu si loin pour faire une partie <strong>de</strong> bate<strong>au</strong> sur unétang ! »Il appelle cette traversée une partie <strong>de</strong> bate<strong>au</strong>, etcette mer un étang !« Mais, dis-je, puisque nous avons suivi <strong>la</strong> routeindiquée par Saknussemm...– C’est <strong>la</strong> question. Avons-nous suivi cette route ?Saknussemm a-t-il rencontré cette étendue d’e<strong>au</strong> ? L’at-iltraversée ? Ce ruisse<strong>au</strong> que nous avons pris pourgui<strong>de</strong> ne nous a-t-il pas complètement égarés ?– En tout cas, nous ne pouvons regretter d’êtrevenus jusqu’ici. Ce spectacle est magnifique, et...– Il ne s’agit pas <strong>de</strong> voir. Je me suis proposé un but,


et je veux l’atteindre ! Ainsi ne me parle pasd’admirer ! »Je me le tiens pour dit, et je <strong>la</strong>isse le professeur seronger les lèvres d’impatience. À six heures du soir,Hans réc<strong>la</strong>me sa paye, et ses trois rixdales lui sontcomptés.Dimanche 16 août. – Rien <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>. Mêmetemps. Le vent a une légère tendance à fraîchir. En meréveil<strong>la</strong>nt, mon premier soin est <strong>de</strong> constater l’intensité<strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière. Je crains toujours que le phénomèneélectrique ne vienne à s’obscurcir, puis à s’éteindre. Iln’en est rien. L’ombre du ra<strong>de</strong><strong>au</strong> est nettement <strong>de</strong>ssinéeà <strong>la</strong> surface <strong>de</strong>s flots.Vraiment cette mer est infinie ! Elle doit avoir <strong>la</strong><strong>la</strong>rgeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Méditerranée, ou même <strong>de</strong> l’At<strong>la</strong>ntique.Pourquoi pas ?Mon oncle son<strong>de</strong> à plusieurs reprises. Il attache un<strong>de</strong>s plus lourds pics à l’extrémité d’une cor<strong>de</strong> qu’il<strong>la</strong>isse filer <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents brasses. Pas <strong>de</strong> fond. Nousavons be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> peine à ramener notre son<strong>de</strong>.Quand le pic est remonté à bord, Hans me faitremarquer à sa surface <strong>de</strong>s empreintes fortementaccusées. On dirait que ce morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> fer a étévigoureusement serré entre <strong>de</strong>ux corps durs.


Je regar<strong>de</strong> le chasseur.« Tän<strong>de</strong>r ! » dit-il.Je ne comprends pas. Je me tourne vers mon oncle,qui est entièrement absorbé dans ses réflexions. Je neme soucie pas <strong>de</strong> le déranger. Je reviens versl’Is<strong>la</strong>ndais. Celui-ci, ouvrant et refermant plusieurs fois<strong>la</strong> bouche, me fait comprendre sa pensée.« Des <strong>de</strong>nts ! » dis-je avec stupéfaction enconsidérant plus attentivement <strong>la</strong> barre <strong>de</strong> fer.Oui ! ce sont bien <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts dont l’empreinte s’estincrustée dans le métal ! Les mâchoires qu’ellesgarnissent doivent possé<strong>de</strong>r une force prodigieuse ! Estceun monstre <strong>de</strong>s espèces perdues qui s’agite sous <strong>la</strong>couche profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x, plus vorace que le squale,plus redoutable que <strong>la</strong> baleine ! Je ne puis détacher mesregards <strong>de</strong> cette barre à <strong>de</strong>mi rongée ! Mon rêve <strong>de</strong> <strong>la</strong>nuit <strong>de</strong>rnière va-t-il <strong>de</strong>venir une réalité ?Ces pensées m’agitent pendant tout le jour, et monimagination se calme à peine dans un sommeil <strong>de</strong>quelques heures.Lundi 17 août. – Je cherche à me rappeler lesinstincts particuliers à ces anim<strong>au</strong>x antédiluviens <strong>de</strong>l’époque secondaire, qui, succédant <strong>au</strong>x mollusques,<strong>au</strong>x crustacés et <strong>au</strong>x poissons, précédèrent l’apparition


<strong>de</strong>s mammifères sur le globe. Le mon<strong>de</strong> appartenaitalors <strong>au</strong>x reptiles. Ces monstres régnaient en maîtresdans les mers jurassiques 1 . La nature leur avait accordé<strong>la</strong> plus complète organisation. Quelle gigantesquestructure ! quelle force prodigieuse ! Les s<strong>au</strong>riensactuels, alligators ou crocodiles, les plus gros et les plusredoutables, ne sont que <strong>de</strong>s réductions affaiblies <strong>de</strong>leurs pères <strong>de</strong>s premiers âges !Je frissonne à l’évocation que je fais <strong>de</strong> cesmonstres. Nul œil humain ne les a vus vivants. Ilsapparurent sur <strong>la</strong> <strong>terre</strong> mille siècles avant l’homme,mais leurs ossements fossiles, retrouvés dans ce calcaireargileux que les Ang<strong>la</strong>is nomment le lias, ont permis <strong>de</strong>les reconstruire anatomiquement et <strong>de</strong> connaître leurcolossale conformation.J’ai vu <strong>au</strong> Muséum <strong>de</strong> Hambourg le squelette <strong>de</strong>l’un <strong>de</strong> ces s<strong>au</strong>riens qui mesurait trente pieds <strong>de</strong>longueur. Suis-je donc <strong>de</strong>stiné, moi, habitant <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>,à me trouver face à face avec ces représentants d’unefamille antédiluvienne ? Non ! c’est impossible.Cependant <strong>la</strong> marque <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts puissantes est gravéesur <strong>la</strong> barre <strong>de</strong> fer, et à leur empreinte je reconnaisqu’elles sont coniques comme celles du crocodile.1 Mers <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> secondaire qui ont formé les terrains dont secomposent les montagnes du Jura.


Mes yeux se fixent avec effroi sur <strong>la</strong> mer. Je crains<strong>de</strong> voir s’é<strong>la</strong>ncer l’un <strong>de</strong> ces habitants <strong>de</strong>s cavernessous-marines.Je suppose que le professeur Li<strong>de</strong>nbrock partagemes idées, sinon mes craintes, car, après avoir examinéle pic, il parcourt l’océan du regard.« Au diable, dis-je en moi-même, cette idée qu’il aeue <strong>de</strong> son<strong>de</strong>r ! Il a troublé quelque animal marin danssa retraite, et si nous ne sommes pas attaqués enroute !... »Je jette un coup d’œil sur les armes, et je m’assurequ’elles sont en bon état. Mon oncle me voit faire etm’approuve du geste.Déjà <strong>de</strong> <strong>la</strong>rges agitations produites à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong>sflots indiquent le trouble <strong>de</strong>s couches reculées. Ledanger est proche. Il f<strong>au</strong>t veiller.Mardi 18 août. – Le soir arrive, ou plutôt le momentoù le sommeil alourdit nos p<strong>au</strong>pières, car <strong>la</strong> nuitmanque à cet océan, et l’imp<strong>la</strong>cable lumière fatigueobstinément nos yeux, comme si nous naviguions sousle soleil <strong>de</strong>s mers arctiques. Hans est à <strong>la</strong> barre. Pendantson quart je m’endors.Deux heures après, une secousse épouvantable meréveille. Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> a été soulevé hors <strong>de</strong>s flots avec une


in<strong>de</strong>scriptible puissance et rejeté à vingt toises <strong>de</strong> là.« Qu’y a-t-il ? s’écria mon oncle. Avons-noustouché ? »Hans montre du doigt, à une distance <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux centstoises, une masse noirâtre qui s’élève et s’abaisse tour àtour. Je regar<strong>de</strong> et je m’écrie :« C’est un marsouin colossal !– Oui, réplique mon oncle, et voilà maintenant unlézard <strong>de</strong> mer d’une grosseur peu commune.– Et plus loin un crocodile monstrueux ! Voyez sa<strong>la</strong>rge mâchoire et les rangées <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts dont elle estarmée. Ah ! il disparaît !– Une baleine ! une baleine ! s’écrie alors leprofesseur. J’aperçois ses nageoires énormes ! Voisl’air et l’e<strong>au</strong> qu’elle chasse par ses évents ! »En effet, <strong>de</strong>ux colonnes liqui<strong>de</strong>s s’élèvent à uneh<strong>au</strong>teur considérable <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer. Nous restonssurpris, stupéfaits, épouvantés, en présence <strong>de</strong> cetroupe<strong>au</strong> <strong>de</strong> monstres marins. Ils ont <strong>de</strong>s dimensionssurnaturelles, et le moindre d’entre eux briserait lera<strong>de</strong><strong>au</strong> d’un coup <strong>de</strong> <strong>de</strong>nt. Hans veut mettre <strong>la</strong> barre <strong>au</strong>vent, afin <strong>de</strong> fuir ce voisinage dangereux ; mais i<strong>la</strong>perçoit sur l’<strong>au</strong>tre bord d’<strong>au</strong>tres ennemis non moinsredoutables : une tortue <strong>la</strong>rge <strong>de</strong> quarante pieds, et unserpent long <strong>de</strong> trente, qui dar<strong>de</strong> sa tête énorme <strong>au</strong>-


<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s flots.Impossible <strong>de</strong> fuir. Ces reptiles s’approchent ; ilstournent <strong>au</strong>tour du ra<strong>de</strong><strong>au</strong> avec une rapidité que <strong>de</strong>sconvois <strong>la</strong>ncés à gran<strong>de</strong> vitesse ne s<strong>au</strong>raient égaler ; ilstracent <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>s cercles concentriques. J’ai prisma carabine. Mais quel effet peut produire une balle surles écailles dont le corps <strong>de</strong> ces anim<strong>au</strong>x est recouvert ?Nous sommes muets d’effroi. Les voici quis’approchent ! D’un côté le crocodile, <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre leserpent. Le reste du troupe<strong>au</strong> marin a disparu. Je vaisfaire feu. Hans m’arrête d’un signe. Les <strong>de</strong>ux monstrespassent à cinquante toises du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, se précipitent l’unsur l’<strong>au</strong>tre, et leur fureur les empêche <strong>de</strong> nousapercevoir.Le combat s’engage à cent toises du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Nousvoyons distinctement les <strong>de</strong>ux monstres <strong>au</strong>x prises.Mais il me semble que maintenant les <strong>au</strong>tresanim<strong>au</strong>x viennent prendre part à <strong>la</strong> lutte, le marsouin, <strong>la</strong>baleine, le lézard, <strong>la</strong> tortue. À chaque instant je lesentrevois. Je les montre à l’Is<strong>la</strong>ndais. Celui-ci remue <strong>la</strong>tête négativement.« Tva, dit-il.– Quoi ! <strong>de</strong>ux ! Il prétend que <strong>de</strong>ux anim<strong>au</strong>xseulement...– Il a raison, s’écrie mon oncle, dont <strong>la</strong> lunette n’a


pas quitté les yeux.– Par exemple !– Oui ! le premier <strong>de</strong> ces monstres a le muse<strong>au</strong> d’unmarsouin, <strong>la</strong> tête d’un lézard, les <strong>de</strong>nts d’un crocodile,et voilà ce qui nous a trompés. C’est le plus redoutable<strong>de</strong>s reptiles antédiluviens, l’ichthyos<strong>au</strong>rus !– Et l’<strong>au</strong>tre ?– L’<strong>au</strong>tre, c’est un serpent caché dans <strong>la</strong> carapaced’une tortue, le terrible ennemi du premier, leplesios<strong>au</strong>rus ! »Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublentainsi <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer, et j’ai <strong>de</strong>vant les yeux <strong>de</strong>uxreptiles <strong>de</strong>s océans primitifs. J’aperçois l’œil sang<strong>la</strong>nt<strong>de</strong> l’ichthyos<strong>au</strong>rus, gros comme <strong>la</strong> tête d’un homme. Lanature l’a doué d’un appareil d’optique d’une extrêmepuissance et capable <strong>de</strong> résister à <strong>la</strong> pression <strong>de</strong>scouches d’e<strong>au</strong> dans les profon<strong>de</strong>urs qu’il habite. On l’ajustement nommé <strong>la</strong> baleine <strong>de</strong>s S<strong>au</strong>riens, car il en a <strong>la</strong>rapidité et <strong>la</strong> taille. Celui-ci ne mesure pas moins <strong>de</strong>cent pieds, et je peux juger <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong>ur quand ildresse <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s flots les nageoires verticales <strong>de</strong> saqueue. Sa mâchoire est énorme, et d’après lesnaturalistes, elle ne compte pas moins <strong>de</strong> cent quatrevingt-<strong>de</strong>ux<strong>de</strong>nts.Le plesios<strong>au</strong>rus, serpent à tronc cylindrique, à queue


courte, a les pattes disposées en forme <strong>de</strong> rame. Soncorps est entièrement revêtu d’une carapace, et son cou,flexible comme celui du cygne, se dresse à trente pieds<strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s flots.Ces anim<strong>au</strong>x s’attaquent avec une in<strong>de</strong>scriptiblefurie. Ils soulèvent <strong>de</strong>s montagnes liqui<strong>de</strong>s quis’éten<strong>de</strong>nt jusqu’<strong>au</strong> ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Vingt fois nous sommes surle point <strong>de</strong> chavirer. Des sifflements d’une prodigieuseintensité se font entendre. Les <strong>de</strong>ux bêtes sont en<strong>la</strong>cées.Je ne puis les distinguer l’une <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre ! Il f<strong>au</strong>t toutcraindre <strong>de</strong> <strong>la</strong> rage du vainqueur.Une heure, <strong>de</strong>ux heures se passent. La lutte continueavec le même acharnement. Les combattants serapprochent du ra<strong>de</strong><strong>au</strong> et s’en éloignent tour à tour.Nous restons immobiles, prêts à faire feu.disparaissent en creusant un véritable maëlstrom. Lecombat va-t-il se terminer dans les profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> <strong>la</strong>Soudain l’ichthyos<strong>au</strong>rus et le plesios<strong>au</strong>rusmer ?Tout à coup une tête énorme s’é<strong>la</strong>nce <strong>au</strong> <strong>de</strong>hors, <strong>la</strong>tête du plesios<strong>au</strong>rus. Le monstre est blessé à mort. Jen’aperçois plus son immense carapace. Seulement, sonlong cou se dresse, s’abat, se relève, se recourbe, cingleles flots comme un fouet gigantesque et se tord commeun ver coupé. L’e<strong>au</strong> rejaillit à une distanceconsidérable. Elle nous aveugle. Mais bientôt l’agonie


du reptile touche à sa fin, ses mouvements diminuent,ses contorsions s’apaisent, et ce long tronçon <strong>de</strong> serpents’étend comme une masse inerte sur les flots calmés.Quant à l’ichthyos<strong>au</strong>rus, a-t-il donc regagné sacaverne sous-marine, ou va-t-il reparaître à <strong>la</strong> surface<strong>de</strong> <strong>la</strong> mer ?


XXXIVMercredi 19 août. – Heureusement le vent, quisouffle avec force, nous a permis <strong>de</strong> fuir rapi<strong>de</strong>ment lethéâtre du combat. Hans est toujours <strong>au</strong> gouvernail.Mon oncle, tiré <strong>de</strong> ses absorbantes idées par lesinci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> ce combat, retombe dans son impatientecontemp<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.Le voyage reprend sa monotone uniformité, que jene tiens pas à rompre <strong>au</strong> prix <strong>de</strong>s dangers d’hier.Jeudi 20 août. – Brise N.-N.-E. assez inégale.Température ch<strong>au</strong><strong>de</strong>. Nous marchons avec une vitesse<strong>de</strong> trois lieues et <strong>de</strong>mie à l’heure.Vers midi un bruit très éloigné se fait entendre. Jeconsigne ici le fait sans pouvoir en donner l’explication.C’est un mugissement continu.« Il y a <strong>au</strong> loin, dit le professeur, quelque rocher, ouquelque îlot sur lequel <strong>la</strong> mer se brise. »Hans se hisse <strong>au</strong> sommet du mât, mais ne signale<strong>au</strong>cun écueil. L’océan est uni jusqu’à sa ligned’horizon.


Trois heures se passent. Les mugissements semblentprovenir d’une chute d’e<strong>au</strong> éloignée.Je le fais remarquer à mon oncle, qui secoue <strong>la</strong> tête.J’ai pourtant <strong>la</strong> conviction que je ne me trompe pas.Courons-nous donc à quelque cataracte qui nousprécipitera dans l’abîme ? Que cette manière <strong>de</strong><strong>de</strong>scendre p<strong>la</strong>ise <strong>au</strong> professeur, parce qu’elle serapproche <strong>de</strong> <strong>la</strong> verticale, c’est possible, mais à moi...En tout cas, il doit y avoir à quelques lieues <strong>au</strong> ventun phénomène bruyant, car maintenant lesmugissements se font entendre avec une gran<strong>de</strong>violence. Viennent-ils du ciel ou <strong>de</strong> l’océan ?Je porte mes regards vers les vapeurs suspenduesdans l’atmosphère, et je cherche à son<strong>de</strong>r leurprofon<strong>de</strong>ur. Le ciel est tranquille. Les nuages, emportés<strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> voûte, semblent immobiles et seper<strong>de</strong>nt dans l’intense irradiation <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière. Il f<strong>au</strong>tdonc chercher ailleurs <strong>la</strong> c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> ce phénomène.J’interroge alors l’horizon pur et dégagé <strong>de</strong> toutebrume. Son aspect n’a pas changé. Mais si ce bruit vientd’une chute, d’une cataracte, si tout cet océan seprécipite dans un bassin inférieur, si ces mugissementssont produits par une masse d’e<strong>au</strong> qui tombe, le courantdoit s’activer, et sa vitesse croissante peut me donner <strong>la</strong>mesure du péril dont nous sommes menacés. Jeconsulte le courant. Il est nul. Une bouteille vi<strong>de</strong> que je


jette à <strong>la</strong> mer reste sous le vent.Vers quatre heures, Hans se lève, se cramponne <strong>au</strong>mât et monte à son extrémité. De là son regard parcourtl’arc <strong>de</strong> cercle que l’océan décrit <strong>de</strong>vant le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ets’arrête à un point. Sa figure n’exprime <strong>au</strong>cune surprise,mais son poil est <strong>de</strong>venu fixe.« Il a vu quelque chose, dit mon oncle.– Je le crois. »Hans re<strong>de</strong>scend, puis il étend son bras vers le sud endisant :« Der nere !– Là-bas ? » répond mon oncle.Et saisissant sa lunette, il regar<strong>de</strong> attentivementpendant une minute, qui me paraît un siècle.« Oui, oui ! s’écrie-t-il.– Que voyez-vous ?– Une gerbe immense qui s’élève <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>sflots.– Encore quelque animal marin ?– Alors mettons le cap plus à l’ouest, car noussavons à quoi nous en tenir sur le danger <strong>de</strong> rencontrerces monstres antédiluviens !– Laissons aller », répond mon oncle.


Je me retourne vers Hans. Hans maintient sa barreavec une inflexible rigueur.Cependant, si <strong>de</strong> <strong>la</strong> distance qui nous sépare <strong>de</strong> cetanimal, et qu’il f<strong>au</strong>t estimer à douze lieues <strong>au</strong> moins, onpeut apercevoir <strong>la</strong> colonne d’e<strong>au</strong> chassée par ses évents,il doit être d’une taille surnaturelle. Fuir serait seconformer <strong>au</strong>x lois <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus vulgaire pru<strong>de</strong>nce. Maisnous ne sommes pas venus ici pour être pru<strong>de</strong>nts.On va donc en avant. Plus nous approchons, plus <strong>la</strong>gerbe grandit. Quel monstre peut s’emplir d’unepareille quantité d’e<strong>au</strong> et l’expulser ainsi sansinterruption ?À huit heures du soir nous ne sommes pas à <strong>de</strong>uxlieues <strong>de</strong> lui. Son corps noirâtre, énorme, monstrueux,s’étend dans <strong>la</strong> mer comme un îlot. Est-ce illusion ? estceeffroi ? Sa longueur me paraît dépasser mille toises !Quel est donc ce cétacé que n’ont prévu ni les Cuvier niles Blumembach ? Il est immobile et comme endormi ;<strong>la</strong> mer semble ne pouvoir le soulever, et ce sont lesvagues qui ondulent sur ses f<strong>la</strong>ncs. La colonne d’e<strong>au</strong>,projetée à une h<strong>au</strong>teur <strong>de</strong> cinq cents pieds retombe avecun bruit assourdissant. Nous courons en insensés verscette masse puissante que cent baleines ne nourriraientpas pour un jour.La <strong>terre</strong>ur me prend. Je ne veux pas aller plus loin !Je couperai, s’il le f<strong>au</strong>t, <strong>la</strong> drisse <strong>de</strong> <strong>la</strong> voile ! Je me


évolte contre le professeur, qui ne me répond pas.Tout à coup Hans se lève, et montrant du doigt lepoint menaçant :« Holme ! dit-il.– Une île ! s’écrie mon oncle.– Une île ! dis-je à mon tour en h<strong>au</strong>ssant les ép<strong>au</strong>les.– Évi<strong>de</strong>mment, répond le professeur en poussant unvaste éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> rire.– Mais cette colonne d’e<strong>au</strong> ?– Geyser, fait Hans.– Eh ! sans doute, geyser ! riposte mon oncle, ungeyser pareil à ceux <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> 1 ! »Je ne veux pas, d’abord, m’être trompé sigrossièrement. Avoir pris un îlot pour un monstremarin ! Mais l’évi<strong>de</strong>nce se fait, et il f<strong>au</strong>t enfin convenir<strong>de</strong> mon erreur. Il n’y a là qu’un phénomène naturel.À mesure que nous approchons, les dimensions <strong>de</strong> <strong>la</strong>gerbe liqui<strong>de</strong> <strong>de</strong>viennent grandioses. L’îlot représente às’y méprendre un cétacé immense dont <strong>la</strong> tête domineles flots à une h<strong>au</strong>teur <strong>de</strong> dix toises. Le geyser, mot queles Is<strong>la</strong>ndais prononcent « geysir » et qui signifie« fureur », s’élève majestueusement à son extrémité. De1 Source jaillissante très célèbre située <strong>au</strong> pied <strong>de</strong> l’Héc<strong>la</strong>.


sour<strong>de</strong>s détonations éc<strong>la</strong>tent par instants, et l’énormejet, pris <strong>de</strong> colères plus violentes, secoue son panache<strong>de</strong> vapeurs en bondissant jusqu’à <strong>la</strong> première couche <strong>de</strong>nuages. Il est seul. Ni fumerolles, ni sources ch<strong>au</strong><strong>de</strong>s nel’entourent, et toute <strong>la</strong> puissance volcanique se résumeen lui. Les rayons <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière électrique viennent semêler à cette gerbe éblouissante, dont chaque goutte senuance <strong>de</strong> toutes les couleurs du prisme.« Accostons », dit le professeur.Mais il f<strong>au</strong>t éviter avec soin cette trombe d’e<strong>au</strong> quicoulerait le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> en un instant. Hans, manœuvrantadroitement, nous amène à l’extrémité <strong>de</strong> l’îlot.Je s<strong>au</strong>te sur le roc. Mon oncle me suit lestement,tandis que le chasseur <strong>de</strong>meure à son poste, comme unhomme <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ces étonnements.Nous marchons sur un granit mêlé <strong>de</strong> tuf siliceux ;le sol frissonne sous nos pieds comme les f<strong>la</strong>ncs d’unech<strong>au</strong>dière où se tord <strong>de</strong> <strong>la</strong> vapeur surch<strong>au</strong>ffée ; il estbrû<strong>la</strong>nt. Nous arrivons en vue d’un petit bassin centrald’où s’élève le geyser. Je plonge dans l’e<strong>au</strong> qui couleen bouillonnant un thermomètre à déversement, et ilmarque une chaleur <strong>de</strong> cent soixante-trois <strong>de</strong>grés.Ainsi donc cette e<strong>au</strong> sort d’un foyer ar<strong>de</strong>nt. Ce<strong>la</strong>contredit singulièrement les théories du professeurLi<strong>de</strong>nbrock. Je ne puis m’empêcher d’en faire <strong>la</strong>


emarque.« Eh bien, réplique-t-il, qu’est-ce que ce<strong>la</strong> prouve,contre ma doctrine ?– Rien », dis-je d’un ton sec, en voyant que je meheurte à un entêtement absolu.Néanmoins, je suis forcé d’avouer que nous sommessingulièrement favorisés jusqu’ici, et que, pour uneraison qui m’échappe, ce voyage s’accomplit dans <strong>de</strong>sconditions particulières <strong>de</strong> température ; mais il meparaît évi<strong>de</strong>nt, certain, que nous arriverons un jour oul’<strong>au</strong>tre à ces régions où <strong>la</strong> chaleur centrale atteint lesplus h<strong>au</strong>tes limites et dépasse toutes les graduations <strong>de</strong>sthermomètres.Nous verrons bien. C’est le mot du professeur, qui,après avoir baptisé cet îlot volcanique du nom <strong>de</strong> sonneveu, donne le signal <strong>de</strong> l’embarquement.Je reste pendant quelques minutes encore àcontempler le geyser. Je remarque que son jet estirrégulier dans ses accès, qu’il diminue parfoisd’intensité, puis reprend avec une nouvelle vigueur, ceque j’attribue <strong>au</strong>x variations <strong>de</strong> pression <strong>de</strong>s vapeursaccumulées dans son réservoir.Enfin nous partons en contournant les roches trèsaccores du sud. Hans a profité <strong>de</strong> cette halte pourremettre le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> en état.


Mais avant <strong>de</strong> débor<strong>de</strong>r je fais quelquesobservations pour calculer <strong>la</strong> distance parcourue, et jeles note sur mon journal. Nous avons franchi <strong>de</strong>ux centsoixante-dix lieues <strong>de</strong> mer <strong>de</strong>puis Port-Graüben, et noussommes à six cent vingt lieues <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, sousl’Angle<strong>terre</strong>.


XXXVVendredi 21 août. – Le len<strong>de</strong>main le magnifiquegeyser a disparu. Le vent a fraîchi, et nous a rapi<strong>de</strong>mentéloignés <strong>de</strong> l’îlot Axel. Les mugissements se sontéteints peu à peu.Le temps, s’il est permis <strong>de</strong> s’exprimer ainsi, vachanger avant peu. L’atmosphère se charge <strong>de</strong> vapeurs,qui emportent avec elles l’électricité formée parl’évaporation <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x salines, les nuages s’abaissentsensiblement et prennent une teinte uniformémentolivâtre ; les rayons électriques peuvent à peine percercet opaque ri<strong>de</strong><strong>au</strong> baissé sur le théâtre où va se jouer ledrame <strong>de</strong>s tempêtes.Je me sens particulièrement impressionné, commel’est sur <strong>terre</strong> toute créature à l’approche d’uncataclysme. Les « cumulus 1 » entassés dans le sudprésentent un aspect sinistre ; ils ont cette apparence« impitoyable » que j’ai souvent remarquée <strong>au</strong> début<strong>de</strong>s orages. L’air est lourd, <strong>la</strong> mer est calme.Au loin les nuages ressemblent à <strong>de</strong> grosses balles1 Nuages <strong>de</strong> formes arrondies.


<strong>de</strong> coton amoncelées dans un pittoresque désordre ; peuà peu ils se gonflent et per<strong>de</strong>nt en nombre ce qu’ilsgagnent en gran<strong>de</strong>ur ; leur pesanteur est telle qu’ils nepeuvent se détacher <strong>de</strong> l’horizon ; mais, <strong>au</strong> souffle <strong>de</strong>scourants élevés, ils se fon<strong>de</strong>nt peu à peu,s’assombrissent et présentent bientôt une couche uniqued’un aspect redoutable ; parfois une pelote <strong>de</strong> vapeurs,encore éc<strong>la</strong>irée, rebondit sur ce tapis grisâtre et va seperdre bientôt dans <strong>la</strong> masse opaque.Évi<strong>de</strong>mment l’atmosphère est saturée <strong>de</strong> flui<strong>de</strong>, j’ensuis tout imprégné, mes cheveux se dressent sur ma têtecomme <strong>au</strong>x abords d’une machine électrique. Il mesemble que, si mes compagnons me touchaient en cemoment, ils recevraient une commotion violente.À dix heures du matin, les symptômes <strong>de</strong> l’oragesont plus décisifs ; on dirait que le vent mollit pourmieux reprendre haleine ; <strong>la</strong> nue ressemble à une outreimmense dans <strong>la</strong>quelle s’accumulent les ouragans.Je ne veux pas croire <strong>au</strong>x menaces du ciel, etcependant je ne puis m’empêcher <strong>de</strong> dire :« Voilà du m<strong>au</strong>vais temps qui se prépare. »Le professeur ne répond pas. Il est d’une humeurmassacrante, à voir l’océan se prolonger indéfiniment<strong>de</strong>vant ses yeux. Il h<strong>au</strong>sse les ép<strong>au</strong>les à mes paroles.« Nous <strong>au</strong>rons <strong>de</strong> l’orage, dis-je en étendant <strong>la</strong> main


vers l’horizon, ces nuages s’abaissent sur <strong>la</strong> mer commepour l’écraser ! »Silence général. Le vent se tait. La nature a l’aird’une morte et ne respire plus. Sur le mât, où je voisdéjà poindre un léger feu Saint-Elme, <strong>la</strong> voile détenduetombe en plis lourds. Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> est immobile <strong>au</strong> milieud’une mer épaisse et sans ondu<strong>la</strong>tions. Mais, si nous nemarchons plus, à quoi bon conserver cette toile, quipeut nous mettre en perdition <strong>au</strong> premier choc <strong>de</strong> <strong>la</strong>tempête ?« Amenons-<strong>la</strong>, dis-je, abattons notre mât ! ce<strong>la</strong> serapru<strong>de</strong>nt.– Non, par le diable ! s’écrie mon oncle, cent foisnon ! Que le vent nous saisisse ! que l’orage nousemporte ! mais que j’aperçoive enfin les rochers d’unrivage, quand notre ra<strong>de</strong><strong>au</strong> <strong>de</strong>vrait s’y briser en millepièces ! »Ces paroles ne sont pas achevées que l’horizon dusud change subitement d’aspect. Les vapeursaccumulées se résolvent en e<strong>au</strong>, et l’air, violemmentappelé pour combler les vi<strong>de</strong>s produits par <strong>la</strong>con<strong>de</strong>nsation, se fait ouragan. Il vient <strong>de</strong>s extrémités lesplus reculées <strong>de</strong> <strong>la</strong> caverne. L’obscurité redouble. C’està peine si je puis prendre quelques notes incomplètes.Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> se soulève, il bondit. Mon oncle est jeté


<strong>de</strong> son h<strong>au</strong>t. Je me traîne jusqu’à lui. Il s’est fortementcramponné à un bout <strong>de</strong> câble et paraît considérer avecp<strong>la</strong>isir ce spectacle <strong>de</strong>s éléments déchaînés.Hans ne bouge pas. Ses longs cheveux, repousséspar l’ouragan et ramenés sur sa face immobile, luidonnent une étrange physionomie, car chacune <strong>de</strong> leursextrémités est hérissée <strong>de</strong> petites aigrettes lumineuses.Son masque effrayant est celui d’un hommeantédiluvien, contemporain <strong>de</strong>s ichthyos<strong>au</strong>res et <strong>de</strong>smegatheriums.Cependant le mât résiste. La voile se tend commeune bulle prête à crever. Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> file avec unemportement que je ne puis estimer, mais moins viteencore que ces gouttes d’e<strong>au</strong> dép<strong>la</strong>cées sous lui, dont <strong>la</strong>rapidité fait <strong>de</strong>s lignes droites et nettes.« La voile ! <strong>la</strong> voile ! dis-je, en faisant signe <strong>de</strong>l’abaisser.– Non ! répond mon oncle.– Nej », fait Hans en remuant doucement <strong>la</strong> tête.Cependant <strong>la</strong> pluie forme une cataracte mugissante<strong>de</strong>vant cet horizon vers lequel nous courons eninsensés. Mais avant qu’elle n’arrive jusqu’à nous levoile <strong>de</strong> nuage se déchire, <strong>la</strong> mer entre en ébullition etl’électricité, produite par une vaste action chimique quis’opère dans les couches supérieures, est mise en jeu.


Aux éc<strong>la</strong>ts du tonnerre se mêlent les jets étince<strong>la</strong>nts <strong>de</strong><strong>la</strong> foudre ; <strong>de</strong>s éc<strong>la</strong>irs sans nombre s’entre-croisent <strong>au</strong>milieu <strong>de</strong>s détonations ; <strong>la</strong> masse <strong>de</strong>s vapeurs <strong>de</strong>vientincan<strong>de</strong>scente ; les grêlons qui frappent le métal <strong>de</strong> nosoutils ou <strong>de</strong> nos armes se font lumineux ; les vaguessoulevées semblent être <strong>au</strong>tant <strong>de</strong> mamelons ignivomessous lesquels couve un feu intérieur, et dont chaquecrête est empanachée d’une f<strong>la</strong>mme.Mes yeux sont éblouis par l’intensité <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière,mes oreilles brisées par le fracas <strong>de</strong> <strong>la</strong> foudre ; il f<strong>au</strong>tme retenir <strong>au</strong> mât, qui plie comme un rose<strong>au</strong> sous <strong>la</strong>violence <strong>de</strong> l’ouragan ! ! !............................................................................[Ici mes notes <strong>de</strong> voyage <strong>de</strong>vinrent très incomplètes.Je n’ai plus retrouvé que quelques observationsfugitives et prises machinalement pour ainsi dire. Mais,dans leur brièveté, dans leur obscurité même, elles sontempreintes <strong>de</strong> l’émotion qui me dominait, et mieux quema mémoire elles donnent le sentiment <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation.]............................................................................Dimanche 23 août. – Où sommes-nous ? Emportésavec une incomparable rapidité.La nuit a été épouvantable. L’orage ne se calme pas.Nous vivons dans un milieu <strong>de</strong> bruit, une détonation


incessante. Nos oreilles saignent. On ne peut échangerune parole.Les éc<strong>la</strong>irs ne discontinuent pas. Je vois <strong>de</strong>s zigzagsrétrogra<strong>de</strong>s qui, après un jet rapi<strong>de</strong>, reviennent <strong>de</strong> basou h<strong>au</strong>t et vont frapper <strong>la</strong> voûte <strong>de</strong> granit. Si elle al<strong>la</strong>its’écrouler ! D’<strong>au</strong>tres éc<strong>la</strong>irs se bifurquent ou prennent<strong>la</strong> forme <strong>de</strong> globes <strong>de</strong> feu qui éc<strong>la</strong>tent comme <strong>de</strong>sbombes. Le bruit général ne paraît pas s’en accroître ; i<strong>la</strong> dépassé <strong>la</strong> limite d’intensité que peut percevoirl’oreille humaine, et, quand toutes les poudrières dumon<strong>de</strong> viendraient à s<strong>au</strong>ter ensemble, « nous nes<strong>au</strong>rions en entendre davantage ».Il y a émission continue <strong>de</strong> lumière à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong>snuages ; <strong>la</strong> matière électrique se dégage incessamment<strong>de</strong> leurs molécules ; évi<strong>de</strong>mment les principes gazeux<strong>de</strong> l’air sont altérés ; <strong>de</strong>s colonnes d’e<strong>au</strong> innombrabless’é<strong>la</strong>ncent dans l’atmosphère et retombent en écumant.Où allons-nous ?... Mon oncle est couché tout <strong>de</strong>son long à l’extrémité du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. La chaleur redouble.Je regar<strong>de</strong> le thermomètre ; il indique... [Le chiffre esteffacé.]Lundi 24 août. – Ce<strong>la</strong> ne finira pas ! Pourquoi l’état<strong>de</strong> cette atmosphère si <strong>de</strong>nse, une fois modifié, ne


serait-il pas définitif ?Nous sommes brisés <strong>de</strong> fatigue. Hans comme àl’ordinaire. Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> court invariablement vers le su<strong>de</strong>st.Nous avons fait plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents lieues <strong>de</strong>puisl’îlot Axel.À midi <strong>la</strong> violence <strong>de</strong> l’ouragan redouble. Il f<strong>au</strong>t liersoli<strong>de</strong>ment tout les objets composant <strong>la</strong> cargaison.Chacun <strong>de</strong> nous s’attache également. Les flots passentpar-<strong>de</strong>ssus notre tête.Impossible <strong>de</strong> s’adresser une seule parole <strong>de</strong>puistrois jours. Nous ouvrons <strong>la</strong> bouche, nous remuons noslèvres ; il ne se produit <strong>au</strong>cun son appréciable. Mêmeen se par<strong>la</strong>nt à l’oreille on ne peut s’entendre.Mon oncle s’est approché <strong>de</strong> moi. Il a articuléquelques paroles. Je crois qu’il m’a dit : « Noussommes perdus. » Je n’en suis pas certain.Je prends le parti <strong>de</strong> lui écrire ces mots : « Amenonsnotre voile. »Il me fait signe qu’il y consent.Sa tête n’a pas eu le temps <strong>de</strong> se relever <strong>de</strong> bas enh<strong>au</strong>t qu’un disque <strong>de</strong> feu apparaît <strong>au</strong> bord du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Lemât et <strong>la</strong> voile sont partis tout d’un bloc, et je les ai vuss’enlever à une prodigieuse h<strong>au</strong>teur, semb<strong>la</strong>bles <strong>au</strong>ptérodactyle, cet oise<strong>au</strong> fantastique <strong>de</strong>s premierssiècles.


Nous sommes g<strong>la</strong>cés d’effroi. La boule mi-partieb<strong>la</strong>nche, mi-partie azurée, <strong>de</strong> <strong>la</strong> grosseur d’une bombe<strong>de</strong> dix pouces, se promène lentement, en tournant avecune surprenante vitesse sous <strong>la</strong> <strong>la</strong>nière <strong>de</strong> l’ouragan.Elle vient ici, là, monte sur un <strong>de</strong>s bâtis du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, s<strong>au</strong>tesur le sac <strong>au</strong>x provisions, re<strong>de</strong>scend légèrement, bondit,effleure <strong>la</strong> caisse à poudre. Horreur ! Nous allonss<strong>au</strong>ter ! Non ! Le disque éblouissant s’écarte ; ils’approche <strong>de</strong> Hans, qui le regar<strong>de</strong> fixement ; <strong>de</strong> mononcle, qui se précipite à genoux pour l’éviter ; <strong>de</strong> moi,pâle et frissonnant sous l’éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière et <strong>de</strong> <strong>la</strong>chaleur ; il pirouette près <strong>de</strong> mon pied, que j’essaie <strong>de</strong>retirer. Je ne puis y parvenir.Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> gaz nitreux remplit l’atmosphère ; ellepénètre le gosier, les poumons. On étouffe.Pourquoi ne puis-je retirer mon pied ? Il est doncrivé <strong>au</strong> ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ? Ah ! <strong>la</strong> chute <strong>de</strong> ce globe électrique aaimanté tout le fer du bord ; les instruments, les outils,les armes s’agitent en se heurtant avec un cliquetisaigu ; les clous <strong>de</strong> ma ch<strong>au</strong>ssure adhèrent violemment àune p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> fer incrustée dans le bois. Je ne puisretirer mon pied !Enfin, par un violent effort, je l’arrache <strong>au</strong> momentoù <strong>la</strong> boule al<strong>la</strong>it le saisir dans son mouvement giratoireet m’entraîner moi-même, si...Ah ! quelle lumière intense ! le globe éc<strong>la</strong>te ! nous


sommes couverts par <strong>de</strong>s jets <strong>de</strong> f<strong>la</strong>mmes !Puis tout s’éteint. J’ai eu le temps <strong>de</strong> voir mon oncleétendu sur le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, Hans toujours à sa barre et« crachant du feu » sous l’influence <strong>de</strong> l’électricité quile pénètre !Où allons-nous ? où allons-nous ?...Mardi 25 août. – Je sors d’un évanouissementprolongé. L’orage continue ; les éc<strong>la</strong>irs se déchaînentcomme une couvée <strong>de</strong> serpents lâchée dansl’atmosphère.Sommes-nous toujours sur <strong>la</strong> mer ? Oui, et emportésavec une vitesse incalcu<strong>la</strong>ble. Nous avons passé sousl’Angle<strong>terre</strong>, sous <strong>la</strong> Manche, sous <strong>la</strong> France, sousl’Europe entière, peut-être !...Un bruit nouve<strong>au</strong> se fait entendre ! Évi<strong>de</strong>mment, <strong>la</strong>mer qui se brise sur <strong>de</strong>s rochers !... Mais alors...


XXXVIIci se termine ce que j’ai appelé « le journal dubord », si heureusement s<strong>au</strong>vé du n<strong>au</strong>frage. Je reprendsmon récit comme <strong>de</strong>vant.Ce qui se passa <strong>au</strong> choc du ra<strong>de</strong><strong>au</strong> contre les écueils<strong>de</strong> <strong>la</strong> côte, je ne s<strong>au</strong>rais le dire. Je me sentis précipitédans les flots, et si j’échappai à <strong>la</strong> mort, si mon corps nefut pas déchiré sur les rocs aigus, c’est que le brasvigoureux <strong>de</strong> Hans me retira <strong>de</strong> l’abîme.Le courageux Is<strong>la</strong>ndais me transporta hors <strong>de</strong> <strong>la</strong>portée <strong>de</strong>s vagues, sur un sable brû<strong>la</strong>nt où je me trouvaicôte à côte avec mon oncle.Puis il revint vers ces rochers <strong>au</strong>xquels se heurtaientles <strong>la</strong>mes furieuses, afin <strong>de</strong> s<strong>au</strong>ver quelques épaves dun<strong>au</strong>frage. Je ne pouvais parler ; j’étais brisé d’émotionset <strong>de</strong> fatigues ; il me fallut une gran<strong>de</strong> heure pour meremettre.Cependant une pluie diluvienne continuait à tomber,mais avec ce redoublement qui annonce <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>sorages. Quelques rocs superposés nous offrirent un abricontre les torrents du ciel. Hans prépara <strong>de</strong>s aliments


<strong>au</strong>xquels je ne pus toucher, et chacun <strong>de</strong> nous, épuisépar les veilles <strong>de</strong> trois nuits, tomba dans un douloureuxsommeil.Le len<strong>de</strong>main le temps était magnifique. Le ciel et <strong>la</strong>mer s’étaient apaisés d’un commun accord. Toute trace<strong>de</strong> tempête avait disparu. Ce furent les paroles joyeusesdu professeur qui saluèrent mon réveil. Il était d’unegaieté terrible.« Eh bien, mon garçon, s’écria-t-il, as-tu biendormi ? »N’eût-on pas dit que nous étions dans <strong>la</strong> maison <strong>de</strong>Königstrasse, que je <strong>de</strong>scendais tranquillement pourdéjeuner et que mon mariage avec <strong>la</strong> p<strong>au</strong>vre Graübenal<strong>la</strong>it s’accomplir ce jour même ?Hé<strong>la</strong>s ! pour peu que <strong>la</strong> tempête eût jeté le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>dans l’est, nous avions passé sous l’Allemagne, sous machère ville <strong>de</strong> Hambourg, sous cette rue où <strong>de</strong>meuraittout ce que j’aimais <strong>au</strong> mon<strong>de</strong>. Alors quarante lieuesm’en séparaient à peine ! Mais quarante lieuesverticales d’un mur <strong>de</strong> granit, et en réalité, plus <strong>de</strong> millelieues à franchir !Toutes ces douloureuses réflexions traversèrentrapi<strong>de</strong>ment mon esprit avant que je ne répondisse à <strong>la</strong>question <strong>de</strong> mon oncle.« Ah ça ! répéta-t-il, tu ne veux pas me dire si tu as


ien dormi ?– Très bien, répondis-je ; je suis encore brisé, maisce<strong>la</strong> ne sera rien.– Absolument rien, un peu <strong>de</strong> fatigue, et voilà tout.– Mais vous me paraissez bien gai, ce matin, mononcle.– Enchanté, mon garçon ! enchanté ! Nous sommesarrivés !– Au terme <strong>de</strong> notre expédition ?– Non, mais <strong>au</strong> bout <strong>de</strong> cette mer qui n’en finissaitpas. Nous allons reprendre maintenant <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>terre</strong>et nous enfoncer véritablement dans les entrailles duglobe.– Mon oncle, permettez-moi une question.– Je te <strong>la</strong> permets, Axel.– Et le retour ?– Le retour ! Ah ! tu penses à revenir quand on n’estmême pas arrivé ?– Non, je veux seulement <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment ils’effectuera.– De <strong>la</strong> manière <strong>la</strong> plus simple du mon<strong>de</strong>. Une foisarrivés <strong>au</strong> <strong>centre</strong> du sphéroï<strong>de</strong>, ou nous trouverons uneroute nouvelle pour remonter à sa surface, ou nous


eviendrons tout bourgeoisement par le chemin déjàparcouru. J’aime à penser qu’il ne se fermera pas<strong>de</strong>rrière nous.– Alors il f<strong>au</strong>dra remettre le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> en bon état.– Nécessairement.– Mais les provisions, en reste-t-il assez pouraccomplir toutes ces gran<strong>de</strong>s choses ?– Oui, certes. Hans est un garçon habile, et je suissûr qu’il a s<strong>au</strong>vé <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> cargaison.Allons nous en assurer, d’ailleurs. »Nous quittâmes cette grotte ouverte à toutes lesbrises. J’avais un espoir qui était en même temps unecrainte ; il me semb<strong>la</strong>it impossible que le terribleabordage du ra<strong>de</strong><strong>au</strong> n’eût pas anéanti tout ce qu’ilportait. Je me trompais. À mon arrivée sur le rivage,j’aperçus Hans <strong>au</strong> milieu d’une foule d’objets rangésavec ordre. Mon oncle lui serra <strong>la</strong> main avec un vifsentiment <strong>de</strong> reconnaissance. Cet homme, d’undévouement surhumain dont on ne trouverait peut-êtrepas d’<strong>au</strong>tre exemple, avait travaillé pendant que nousdormions et s<strong>au</strong>vé les objets les plus précieux <strong>au</strong> péril<strong>de</strong> sa vie.Ce n’est pas que nous n’eussions fait <strong>de</strong>s pertesassez sensibles, nos armes, par exemple ; mais enfin onpouvait s’en passer. La provision <strong>de</strong> poudre était


<strong>de</strong>meurée intacte, après avoir failli s<strong>au</strong>ter pendant <strong>la</strong>tempête.« Eh bien, s’écria le professeur, puisque les fusilsmanquent, nous en serons quittes pour ne pas chasser.– Bon ; mais les instruments ?– Voici le manomètre, le plus utile <strong>de</strong> tous, et pourlequel j’<strong>au</strong>rais donné les <strong>au</strong>tres ! Avec lui, je puiscalculer <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur et savoir quand nous <strong>au</strong>ronsatteint le <strong>centre</strong>. Sans lui, nous risquerions d’aller <strong>au</strong><strong>de</strong>là et <strong>de</strong> ressortir par les antipo<strong>de</strong>s ! »Cette gaîté était féroce.« Mais <strong>la</strong> boussole ? <strong>de</strong>mandai-je.– La voici, sur ce rocher, en parfait état, ainsi que lechronomètre et les thermomètres. Ah ! le chasseur estun homme précieux ! »Il fal<strong>la</strong>it bien le reconnaître, en fait d’instruments,rien ne manquait.. Quant <strong>au</strong>x outils et <strong>au</strong>x engins,j’aperçus, épars sur le sable, échelles, cor<strong>de</strong>s, pics,pioches, etc.Cependant il y avait encore <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s vivres àéluci<strong>de</strong>r.« Et les provisions ? dis-je.– Voyons les provisions », répondit mon oncle.


Les caisses qui les contenaient étaient alignées sur <strong>la</strong>grève dans un parfait état <strong>de</strong> conservation ; <strong>la</strong> mer lesavait respectées pour <strong>la</strong> plupart, et somme toute, enbiscuits, vian<strong>de</strong> salée, genièvre et poissons secs, onpouvait compter encore sur quatre mois <strong>de</strong> vivres.« Quatre mois ! s’écria le professeur. Nous avons letemps d’aller et <strong>de</strong> revenir, et avec ce qui restera jeveux donner un grand dîner à tous mes collègues duJohannaeum ! »J’<strong>au</strong>rais dû être habitué, <strong>de</strong>puis longtemps, <strong>au</strong>tempérament <strong>de</strong> mon oncle, et pourtant cet homme-làm’étonnait toujours.« Maintenant, dit-il, nous allons refaire notreprovision d’e<strong>au</strong> avec <strong>la</strong> pluie que l’orage a versée danstous ces bassins <strong>de</strong> granit ; par conséquent, nousn’avons pas à craindre d’être pris par <strong>la</strong> soif. Quant <strong>au</strong>ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, je vais recomman<strong>de</strong>r à Hans <strong>de</strong> le réparer <strong>de</strong>son mieux, quoiqu’il ne doive plus nous servir,j’imagine !– Comment ce<strong>la</strong> ? m’écriai-je.– Une idée à moi, mon garçon ! Je crois que nous nesortirons pas par où nous sommes entrés. »Je regardai le professeur avec une certaine défiance.Je me <strong>de</strong>mandai s’il n’était pas <strong>de</strong>venu fou. Etcependant « il ne savait pas si bien dire. »


« Allons déjeuner », reprit-il.Je le suivis sur un cap élevé, après qu’il eut donnéses instructions <strong>au</strong> chasseur. Là, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> sèche, dubiscuit et du thé composèrent un repas excellent, et, jedois l’avouer, un <strong>de</strong>s meilleurs que j’eusse fait <strong>de</strong> mavie. Le besoin, le grand air, le calme après lesagitations, tout contribuait à me mettre en appétit.Pendant le déjeuner, je posai à mon oncle <strong>la</strong>question <strong>de</strong> savoir où nous étions en ce moment.« Ce<strong>la</strong>, dis-je, me paraît difficile à calculer.– À calculer exactement, oui, répondit-il ; c’estmême impossible, puisque, pendant ces trois jours <strong>de</strong>tempête, je n’ai pu tenir note <strong>de</strong> <strong>la</strong> vitesse et <strong>de</strong> <strong>la</strong>direction du ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ; mais cependant nous pouvonsrelever notre situation à l’estime.– En effet, <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière observation a été faite à l’îlotdu geyser...– À l’îlot Axel, mon garçon. Ne décline pas cethonneur d’avoir baptisé <strong>de</strong> ton nom <strong>la</strong> première îledécouverte <strong>au</strong> <strong>centre</strong> du massif <strong>terre</strong>stre.– Soit ! À l’îlot Axel, nous avions franchi environ<strong>de</strong>ux cent soixante-dix lieues <strong>de</strong> mer et nous noustrouvions à plus <strong>de</strong> six cents lieues <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.– Bien ! partons <strong>de</strong> ce point alors et comptons quatre


jours d’orage, pendant lesquels notre vitesse n’a pas dûêtre inférieure à quatre-vingts lieues par vingt-quatreheures.– Je le crois. Ce serait donc trois cents lieues àajouter.– Oui, et <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock <strong>au</strong>rait à peu près sixcents lieues d’un rivage à l’<strong>au</strong>tre ! Sais-tu bien, Axel,qu’elle peut lutter <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur avec <strong>la</strong> Méditerranée ?– Oui, surtout si nous ne l’avons traversée que danssa <strong>la</strong>rgeur !– Ce qui est fort possible !– Et, chose curieuse, ajoutai-je, si nos calculs sontexacts, nous avons maintenant cette Méditerranée surnotre tête.– Vraiment !– Vraiment, car nous sommes à neuf cents lieues <strong>de</strong>Reykjawik !– Voilà un joli bout <strong>de</strong> chemin, mon garçon ; mais,que nous soyons plutôt sous <strong>la</strong> Méditerranée que sous <strong>la</strong>Turquie ou sous l’At<strong>la</strong>ntique, ce<strong>la</strong> ne peut s’affirmerque si notre direction n’a pas dévié.– Non, le vent paraissait constant ; je pense doncque ce rivage doit être situé <strong>au</strong> sud-est <strong>de</strong> Port-Graüben.– Bon, il est facile <strong>de</strong> s’en assurer en consultant <strong>la</strong>


oussole. Allons consulter <strong>la</strong> boussole ! »Le professeur se dirigea vers le rocher sur lequelHans avait déposé les instruments. Il était gai, allègre, ilse frottait les mains, il prenait <strong>de</strong>s poses ! Un vrai jeunehomme ! Je le suivis, assez curieux <strong>de</strong> savoir si je neme trompais pas dans mon estime.Arrivé <strong>au</strong> rocher, mon oncle prit le compas, le posahorizontalement et observa l’aiguille, qui, après avoiroscillé, s’arrêta dans une position fixe sous l’influencemagnétique.Mon oncle regarda, puis il se frotta les yeux etregarda <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>. Enfin il se retourna <strong>de</strong> mon côté,stupéfait.« Qu’y a-t-il ? » <strong>de</strong>mandai-je.Il me fit signe d’examiner l’instrument. Uneexc<strong>la</strong>mation <strong>de</strong> surprise m’échappa. La fleur <strong>de</strong>l’aiguille marquait le nord là où nous supposions lemidi ! Elle se tournait vers <strong>la</strong> grève <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> montrer<strong>la</strong> pleine mer !Je remuai <strong>la</strong> boussole, je l’examinai ; elle était enparfait état. Quelque position que l’on fît prendre àl’aiguille ; celle-ci reprenait obstinément cette directioninattendue.Ainsi donc, il ne fal<strong>la</strong>it plus en douter, pendant <strong>la</strong>tempête une s<strong>au</strong>te <strong>de</strong> vent s’était produite dont nous ne


nous étions pas aperçus et avait ramené le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> versles rivages que mon oncle croyait <strong>la</strong>isser <strong>de</strong>rrière lui.


XXXVIIIl me serait impossible <strong>de</strong> peindre <strong>la</strong> succession <strong>de</strong>ssentiments qui agitèrent le professeur Li<strong>de</strong>nbrock, <strong>la</strong>stupéfaction, l’incrédulité et enfin <strong>la</strong> colère. Jamais jene vis un homme si décontenancé d’abord, si irritéensuite. Les fatigues <strong>de</strong> <strong>la</strong> traversée, les dangers courus,tout était à recommencer ! Nous avions reculé <strong>au</strong> lieu<strong>de</strong> marcher en avant !Mais mon oncle reprit rapi<strong>de</strong>ment le <strong>de</strong>ssus.« Ah ! <strong>la</strong> fatalité me joue <strong>de</strong> pareils tours ! s’écria-til.Les éléments conspirent contre moi ! L’air, le feu etl’e<strong>au</strong> combinent leurs efforts pour s’opposer à monpassage ! Eh bien ! l’on s<strong>au</strong>ra ce que peut ma volonté.Je ne cé<strong>de</strong>rai pas, je ne reculerai pas d’une ligne, etnous verrons qui l’emportera <strong>de</strong> l’homme ou <strong>de</strong> <strong>la</strong>nature ! »Debout sur le rocher, irrité, menaçant, OttoLi<strong>de</strong>nbrock, pareil <strong>au</strong> farouche Ajax, semb<strong>la</strong>it défier lesdieux. Mais je jugeai à propos d’intervenir et <strong>de</strong> mettreun frein à cette fougue insensée.« Écoutez-moi, lui dis-je d’un ton ferme. Il y a une


limite à toute ambition ici-bas ; il ne f<strong>au</strong>t pas luttercontre l’impossible ; nous sommes mal équipés pour unvoyage sur mer ; cinq cents lieues ne se font pas sur unm<strong>au</strong>vais assemb<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> poutres avec une couverturepour voile, un bâton en guise <strong>de</strong> mât, et contre les ventsdéchaînés. Nous ne pouvons gouverner, nous sommesle jouet <strong>de</strong>s tempêtes, et c’est agir en fous que <strong>de</strong> tenterune secon<strong>de</strong> fois cette impossible traversée ! »De ces raisons toutes irréfutables je pus dérouler <strong>la</strong>série pendant dix minutes sans être interrompu, maisce<strong>la</strong> vint uniquement <strong>de</strong> l’inattention du professeur, quin’entendit pas un mot <strong>de</strong> mon argumentation.« Au ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ! s’écria-t-il.Telle fut sa réponse. J’eus be<strong>au</strong> faire, supplier,m’emporter, je me heurtai à une volonté plus dure quele granit.Hans achevait en ce moment <strong>de</strong> réparer le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>.On eût dit que cet être bizarre <strong>de</strong>vinait les projets <strong>de</strong>mon oncle. Avec quelques morce<strong>au</strong>x <strong>de</strong> surtarbrandur i<strong>la</strong>vait consolidé l’embarcation. Une voile s’y élevaitdéjà et le vent jouait dans ses plis flottants.Le professeur dit quelques mots <strong>au</strong> gui<strong>de</strong>, et <strong>au</strong>ssitôtcelui-ci d’embarquer les bagages et <strong>de</strong> tout disposerpour le départ. L’atmosphère était assez pure et le ventdu nord-ouest tenait bon.


Que pouvais-je faire ? Résister seul contre <strong>de</strong>ux ?Impossible. Si encore Hans se fût joint à moi. Maisnon ! Il semb<strong>la</strong>it que l’Is<strong>la</strong>ndais eût mis <strong>de</strong> côté toutevolonté personnelle et fait vœu d’abnégation. Je nepouvais rien obtenir d’un serviteur <strong>au</strong>ssi inféodé à sonmaître. Il fal<strong>la</strong>it marcher en avant.J’al<strong>la</strong>is donc prendre sur le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> ma p<strong>la</strong>ceaccoutumée, quand mon oncle m’arrêta <strong>de</strong> <strong>la</strong> main.« Nous ne partirons que <strong>de</strong>main », dit-il.Je fis le geste d’un homme résigné à tout.« Je ne dois rien négliger, reprit-il, et puisque <strong>la</strong>fatalité m’a poussé sur cette partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> côte, je ne <strong>la</strong>quitterai pas sans l’avoir reconnue. »Cette remarque sera comprise quand on s<strong>au</strong>ra quenous étions revenus <strong>au</strong> rivage du nord, mais non pas àl’endroit même <strong>de</strong> notre premier départ. Port-Graüben<strong>de</strong>vait être situé plus à l’ouest. Rien <strong>de</strong> plus raisonnabledès lors que d’examiner avec soin les environs <strong>de</strong> cenouvel atterrissage.« Allons à <strong>la</strong> découverte ! » dis-je.Et, <strong>la</strong>issant Hans à ses occupations, nous voilàpartis. L’espace compris entre les re<strong>la</strong>is <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer et lepied <strong>de</strong>s contreforts était fort <strong>la</strong>rge. On pouvait marcherune <strong>de</strong>mi-heure avant d’arriver à <strong>la</strong> paroi <strong>de</strong> rochers.Nos pieds écrasaient d’innombrables coquil<strong>la</strong>ges <strong>de</strong>


toutes formes et <strong>de</strong> toutes gran<strong>de</strong>urs, où vécurent lesanim<strong>au</strong>x <strong>de</strong>s premières époques. J’apercevais <strong>au</strong>ssid’énormes carapaces dont le diamètre dépassait souventquinze pieds. Elles avaient appartenu à ces gigantesquesglyptodons <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> pliocène dont <strong>la</strong> tortuemo<strong>de</strong>rne n’ont plus qu’une petite réduction. En outre lesol était semé d’une gran<strong>de</strong> quantité <strong>de</strong> débris pierreux,sortes <strong>de</strong> galets arrondis par <strong>la</strong> <strong>la</strong>me et rangés en lignessuccessives. Je fus donc conduit à faire cette remarque,que <strong>la</strong> mer <strong>de</strong>vait <strong>au</strong>trefois occuper cet espace. Sur lesrocs épars et maintenant hors <strong>de</strong> ses atteintes, les flotsavaient <strong>la</strong>issé <strong>de</strong>s traces évi<strong>de</strong>ntes <strong>de</strong> leur passage.Ceci pouvait expliquer jusqu’à un certain pointl’existence <strong>de</strong> cet océan, à quarante lieues <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous<strong>de</strong> <strong>la</strong> surface du globe. Mais, suivant moi, cette massed’e<strong>au</strong> <strong>de</strong>vait se perdre peu à peu dans les entrailles <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>terre</strong>, et elle provenait évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x <strong>de</strong> l’Océanqui se firent jour à travers quelque fissure. Cependant, ilfal<strong>la</strong>it admettre que cette fissure était actuellementbouchée, car toute cette caverne, ou mieux, cetimmense réservoir, se fût rempli dans un temps assezcourt. Peut-être même cette e<strong>au</strong>, ayant eu à lutter contre<strong>de</strong>s feux souterrains, s’était vaporisée en partie. De làl’explication <strong>de</strong>s nuages suspendus sur notre tête et ledégagement <strong>de</strong> cette électricité qui créait <strong>de</strong>s tempêtes àl’intérieur du massif <strong>terre</strong>stre.


Cette théorie <strong>de</strong>s phénomènes dont nous avions ététémoins me paraissait satisfaisante, car, pour gran<strong>de</strong>sque soient les merveilles <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, elles sonttoujours explicables par <strong>de</strong>s raisons physiques.Nous marchions donc sur une sorte <strong>de</strong> terrainsédimentaire formé par les e<strong>au</strong>x, comme tous lesterrains <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>, si <strong>la</strong>rgement distribués à <strong>la</strong>surface du globe. Le professeur examinait attentivementchaque interstice <strong>de</strong> roche. Qu’une ouverturequelconque existât, et il <strong>de</strong>venait important pour luid’en faire son<strong>de</strong>r <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur.Pendant un mille, nous avions côtoyé les rivages <strong>de</strong><strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock, quand le sol changea subitementd’aspect. Il paraissait bouleversé, convulsionné par unexh<strong>au</strong>ssement violent <strong>de</strong>s couches inférieures. En maintendroit, <strong>de</strong>s enfoncements ou <strong>de</strong>s soulèvementsattestaient une dislocation puissante du massif <strong>terre</strong>stre.Nous avancions difficilement sur ces cassures <strong>de</strong>granit, mé<strong>la</strong>ngées <strong>de</strong> silex, <strong>de</strong> quartz et <strong>de</strong> dépôtsalluvionnaires, lorsqu’un champ, plus qu’un champ,une p<strong>la</strong>ine d’ossements apparut à nos regards. On eûtdit un cimetière immense, où les générations <strong>de</strong> vingtsiècles confondaient leur éternelle poussière. De h<strong>au</strong>tesextumescences <strong>de</strong> débris s’étageaient <strong>au</strong> loin. Ellesondu<strong>la</strong>ient jusqu’<strong>au</strong>x limites <strong>de</strong> l’horizon et s’yperdaient dans une brume fondante. Là, sur trois milles


carrés, peut-être, s’accumu<strong>la</strong>it toute <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> l’histoireanimale, à peine écrite dans les terrains trop récents dumon<strong>de</strong> habité.Cependant une impatiente curiosité nous entraînait.Nos pieds écrasaient avec un bruit sec les restes <strong>de</strong> cesanim<strong>au</strong>x antéhistoriques, et ces fossiles dont lesmuséums <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s cités se disputent les rares etintéressants débris. L’existence <strong>de</strong> mille Cuvier n’<strong>au</strong>raitpas suffi à recomposer les squelettes <strong>de</strong>s êtresorganiques couchés dans ce magnifique ossuaire.J’étais stupéfait. Mon oncle avait levé ses grandsbras vers l’épaisse voûte qui nous servait <strong>de</strong> ciel. Sabouche ouverte démesurément, ses yeux fulgurants sous<strong>la</strong> lentille <strong>de</strong> ses lunettes, sa tête remuant <strong>de</strong> h<strong>au</strong>t enbas, <strong>de</strong> g<strong>au</strong>che à droite, toute sa posture enfin dénotaitun étonnement sans borne. Il se trouvait <strong>de</strong>vant uneinappréciable collection <strong>de</strong> Leptotherium, <strong>de</strong>Mericotherium, <strong>de</strong> Lophodions, d’Anoplotherium, <strong>de</strong>Megatherium, <strong>de</strong> Mastodontes, <strong>de</strong> Protopithèques, <strong>de</strong>Ptérodactyles, <strong>de</strong> tous les monstres antédiluviensentassés là pour sa satisfaction personnelle. Qu’on sefigure un bibliomane passionné transporté tout à coupdans cette fameuse bibliothèque d’Alexandrie brûléepar Omar et qu’un miracle <strong>au</strong>rait fait renaître <strong>de</strong> sescendres ! Tel était mon oncle le professeur Li<strong>de</strong>nbrock.Mais ce fut un bien <strong>au</strong>tre émerveillement, quand,


courant à travers cette poussière volcanique, il saisit uncrâne dénudé, et s’écria d’une voix frémissante :« Axel ! Axel ! une tête humaine !– Une tête humaine ! mon oncle, répondis-je, nonmoins stupéfait.– Oui, neveu ! Ah ! M. Milne-Edwards ! Ah ! M. <strong>de</strong>Quatrefages ! que n’êtes-vous là où je suis, moi, OttoLi<strong>de</strong>nbrock ! »


XXXVIIIPour comprendre cette évocation faite par mononcle à ces illustres savants français, il f<strong>au</strong>t savoirqu’un fait d’une h<strong>au</strong>te importance en paléontologies’était produit quelque temps avant notre départ.Le 28 mars 1863, <strong>de</strong>s terrassiers fouil<strong>la</strong>nt sous <strong>la</strong>direction <strong>de</strong> M. Boucher <strong>de</strong> Perthes les carrières <strong>de</strong>Moulin-Quignon, près Abbeville, dans le département<strong>de</strong> <strong>la</strong> Somme, en France, trouvèrent une mâchoirehumaine à quatorze pieds <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> <strong>la</strong> superficie dusol. C’était le premier fossile <strong>de</strong> cette espèce ramené à<strong>la</strong> lumière du grand jour. Près <strong>de</strong> lui se rencontrèrent<strong>de</strong>s haches <strong>de</strong> pierre et <strong>de</strong>s silex taillés, colorés etrevêtus par le temps d’une patine uniforme.Le bruit <strong>de</strong> cette découverte fut grand, nonseulement en France, mais en Angle<strong>terre</strong> et enAllemagne. Plusieurs savants <strong>de</strong> l’Institut français,entre <strong>au</strong>tres MM. Milne-Edwards et <strong>de</strong> Quatrefages,prirent l’affaire à cœur, démontrèrent l’incontestable<strong>au</strong>thenticité <strong>de</strong> l’ossement en question, et se firent lesplus ar<strong>de</strong>nts défenseurs <strong>de</strong> ce « procès <strong>de</strong> <strong>la</strong> mâchoire »,suivant l’expression ang<strong>la</strong>ise.


Aux géologues du Roy<strong>au</strong>me-Uni qui tinrent le faitpour certain, MM. Falconer, Busk, Carpenter, etc., sejoignirent <strong>de</strong>s savants <strong>de</strong> l’Allemagne, et parmi eux, <strong>au</strong>premier rang, le plus fougueux, le plus enthousiaste,mon oncle Li<strong>de</strong>nbrock.L’<strong>au</strong>thenticité d’un fossile humain <strong>de</strong> l’époquequaternaire semb<strong>la</strong>it donc incontestablement démontréeet admise.Ce système, il est vrai, avait eu un adversaireacharné dans M. Élie <strong>de</strong> Be<strong>au</strong>mont. Ce savant <strong>de</strong> sih<strong>au</strong>te <strong>au</strong>torité soutenait que le terrain <strong>de</strong> Moulin-Quignon n’appartenait pas <strong>au</strong> « diluvium », mais à unecouche moins ancienne, et, d’accord en ce<strong>la</strong> avecCuvier, il n’admettait pas que l’espèce humaine eût étécontemporaine <strong>de</strong>s anim<strong>au</strong>x <strong>de</strong> l’époque quaternaire.Mon oncle Li<strong>de</strong>nbrock, <strong>de</strong> concert avec <strong>la</strong> gran<strong>de</strong>majorité <strong>de</strong>s géologues, avait tenu bon, disputé, discuté,et M. Élie <strong>de</strong> Be<strong>au</strong>mont était resté à peu près seul <strong>de</strong>son parti.Nous connaissions tous ces détails <strong>de</strong> l’affaire, maisnous ignorions que, <strong>de</strong>puis notre départ, <strong>la</strong> questionavait fait <strong>de</strong>s progrès nouve<strong>au</strong>x. D’<strong>au</strong>tres mâchoiresi<strong>de</strong>ntiques, quoique appartenant à <strong>de</strong>s individus <strong>de</strong>types divers et <strong>de</strong> nations différentes, furent trouvéesdans les <strong>terre</strong>s meubles et grises <strong>de</strong> certaines grottes, enFrance, en Suisse, en Belgique, ainsi que <strong>de</strong>s armes, <strong>de</strong>s


ustensiles, <strong>de</strong>s outils, <strong>de</strong>s ossements d’enfants,d’adolescents, d’hommes, <strong>de</strong> vieil<strong>la</strong>rds. L’existence <strong>de</strong>l’homme quaternaire s’affirmait donc chaque jourdavantage.Et ce n’était pas tout. Des débris nouve<strong>au</strong>x exhumésdu terrain tertiaire pliocène avaient permis à <strong>de</strong>s savantsplus <strong>au</strong>dacieux encore d’assigner une h<strong>au</strong>te antiquité à<strong>la</strong> race humaine. Ces débris, il est vrai, n’étaient point<strong>de</strong>s ossements <strong>de</strong> l’homme, mais seulement <strong>de</strong>s objets<strong>de</strong> son industrie, <strong>de</strong>s tibias, <strong>de</strong>s fémurs d’anim<strong>au</strong>xfossiles, striés régulièrement, sculptés pour ainsi dire, etqui portaient <strong>la</strong> marque d’un travail humain.Ainsi, d’un bond, l’homme remontait l’échelle <strong>de</strong>stemps d’un grand nombre <strong>de</strong> siècles ; il précédait lemastodon<strong>de</strong> ; il <strong>de</strong>venait le contemporain <strong>de</strong> « l’elephasmeridionalis » ; il avait cent mille ans d’existence,puisque c’est <strong>la</strong> date assignée par les géologues les plusrenommés à <strong>la</strong> formation du terrain pliocène !Tel était alors l’état <strong>de</strong> <strong>la</strong> science paléontologique, etce que nous en connaissions suffisait à expliquer notreattitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant cet ossuaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock. Oncomprendra donc les stupéfactions et les joies <strong>de</strong> mononcle, surtout quand, vingt pas plus loin, il se trouva enprésence, on peut dire face à face, avec un <strong>de</strong>sspécimens <strong>de</strong> l’homme quaternaire.


C’était un corps humain absolument reconnaissable.Un sol d’une nature particulière, comme celui ducimetière Saint-Michel, à Bor<strong>de</strong><strong>au</strong>x, l’avait-il ainsiconservé pendant <strong>de</strong>s siècles ? Je ne s<strong>au</strong>rais le dire.Mais ce cadavre, <strong>la</strong> pe<strong>au</strong> tendue et parcheminée, lesmembres encore moelleux, – à <strong>la</strong> vue du moins, – les<strong>de</strong>nts intactes, <strong>la</strong> chevelure abondante, les ongles <strong>de</strong>sdoigts et <strong>de</strong>s orteils d’une gran<strong>de</strong>ur effrayante, semontrait à nos yeux tel qu’il avait vécu.J’étais muet <strong>de</strong>vant cette apparition d’un <strong>au</strong>tre âge.Mon oncle, si loquace, si impétueusement discoureurd’habitu<strong>de</strong>, se taisait <strong>au</strong>ssi. Nous avions soulevé cecorps. Nous l’avions redressé. Il nous regardait avec sesorbites caves. Nous palpions son torse sonore.Après quelques instants <strong>de</strong> silence, l’oncle futvaincu par le professeur. Otto Li<strong>de</strong>nbrock, emporté parson tempérament, oublia les circonstances <strong>de</strong> notrevoyage, le milieu où nous étions, l’immense cavernequi nous contenait. Sans doute il se crut <strong>au</strong>Johannaeum, professant <strong>de</strong>vant ses élèves, car il prit unton doctoral, et s’adressant à un <strong>au</strong>ditoire imaginaire :« Messieurs, dit-il, j’ai l’honneur <strong>de</strong> vous présenterun homme <strong>de</strong> l’époque quaternaire. De grands savantsont nié son existence, d’<strong>au</strong>tres non moins grands l’ontaffirmée. Les saint Thomas <strong>de</strong> <strong>la</strong> paléontologie, s’ils


étaient là, le toucheraient du doigt, et seraient bienforcés <strong>de</strong> reconnaître leur erreur. Je sais bien que <strong>la</strong>science doit se mettre en gar<strong>de</strong> contre les découvertes<strong>de</strong> ce genre ! Je n’ignore pas quelle exploitation <strong>de</strong>shommes fossiles ont faite les Barnum et <strong>au</strong>treschar<strong>la</strong>tans <strong>de</strong> même farine. Je connais l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong>rotule d’Ajax, du prétendu corps d’Oreste retrouvé parles Spartiates, et du corps d’Astérius, long <strong>de</strong> dixcoudées, dont parle P<strong>au</strong>sanias. J’ai lu les rapports sur lesquelette <strong>de</strong> Trapani découvert <strong>au</strong> XIV e siècle, et danslequel on vou<strong>la</strong>it reconnaître Polyphème, et l’histoiredu géant déterré pendant le XVI e siècle <strong>au</strong>x environs <strong>de</strong>Palerme. Vous n’ignorez pas plus que moi, Messieurs,l’analyse faite <strong>au</strong>près <strong>de</strong> Lucerne, en 1577, <strong>de</strong> cesgrands ossements que le célèbre mé<strong>de</strong>cin Félix P<strong>la</strong>terdéc<strong>la</strong>rait appartenir à un géant <strong>de</strong> dix-neuf pieds ! J’aidévoré les traités <strong>de</strong> Cassanion, et tous ces mémoires,brochures, discours et contre-discours publiés à proposdu squelette du roi <strong>de</strong>s Cimbres, Teutobochus,l’envahisseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> G<strong>au</strong>le, exhumé d’une sablonnière duD<strong>au</strong>phiné en 1613 ! Au XVIII e siècle, j’<strong>au</strong>rais combattuavec Pierre Campet l’existence <strong>de</strong>s préadamites <strong>de</strong>Scheuchzer ! J’ai eu entre les mains l’écrit nomméGigans... »Ici reparut l’infirmité naturelle <strong>de</strong> mon oncle, qui enpublic ne pouvait pas prononcer les mots difficiles.


« L’écrit nommé Gigans... » reprit-il.Il ne pouvait aller plus loin.« Gigantéo... »Impossible ! Le mot malencontreux ne vou<strong>la</strong>it passortir ! On <strong>au</strong>rait bien ri <strong>au</strong> Johannaeum !« Gigantostéologie », acheva <strong>de</strong> dire le professeurLi<strong>de</strong>nbrock, entre <strong>de</strong>ux jurons.Puis, continuant <strong>de</strong> plus belle, et s’animant :« Oui, messieurs, je sais toutes ces choses ! Je sais<strong>au</strong>ssi que Cuvier et Blumenbach ont reconnu dans cesossements <strong>de</strong> simples os <strong>de</strong> mammouth et <strong>au</strong>tresanim<strong>au</strong>x <strong>de</strong> l’époque quaternaire. Mais ici le doute seulserait une injure à <strong>la</strong> science ! Le cadavre est là ! Vouspouvez le voir, le toucher ! Ce n’est pas un squelette,c’est un corps intact, conservé dans un but uniquementanthropologique ! »Je voulus bien ne pas contredire cette assertion.« Si je pouvais le <strong>la</strong>ver dans une solution d’aci<strong>de</strong>sulfurique, dit encore mon oncle, j’en ferais disparaîtretoutes les parties <strong>terre</strong>uses et ces coquil<strong>la</strong>gesresplendissants qui sont incrustés en lui. Mais leprécieux dissolvant me manque. Cependant, tel il est,tel ce corps nous racontera sa propre histoire. »Ici, le professeur prit le cadavre fossile et le


manœuvra avec <strong>la</strong> <strong>de</strong>xtérité d’un montreur <strong>de</strong>curiosités.« Vous le voyez, reprit-il, il n’a pas six pieds <strong>de</strong>long, et nous sommes loin <strong>de</strong>s prétendus géants. Quantà <strong>la</strong> race à <strong>la</strong>quelle il appartient, elle estincontestablement c<strong>au</strong>casique. C’est <strong>la</strong> race b<strong>la</strong>nche,c’est <strong>la</strong> nôtre ! Le crâne <strong>de</strong> ce fossile est régulièrementovoï<strong>de</strong>, sans développement <strong>de</strong>s pommettes, sansprojection <strong>de</strong> <strong>la</strong> mâchoire. Il ne présente <strong>au</strong>cuncaractère <strong>de</strong> ce prognathisme qui modifie l’anglefacial 1 . Mesurez cet angle, il est presque <strong>de</strong> quatrevingt-dix<strong>de</strong>grés. Mais j’irai plus loin encore dans lechemin <strong>de</strong>s déductions, et j’oserai dire que cetéchantillon humain appartient à <strong>la</strong> famille japétique,répandue <strong>de</strong>puis les In<strong>de</strong>s jusqu’<strong>au</strong>x limites <strong>de</strong> l’Europeocci<strong>de</strong>ntale. Ne souriez pas, messieurs ! »Personne ne souriait, mais le professeur avait unetelle habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir les visages s’épanouir pendant sessavantes dissertations !« Oui, reprit-il avec une animation nouvelle, c’est làun homme fossile, et contemporain <strong>de</strong>s mastodontes1 L’angle facial est formé par <strong>de</strong>ux p<strong>la</strong>ns, l’un plus ou moins verticalqui est tangent <strong>au</strong> front et <strong>au</strong>x incisives, l’<strong>au</strong>tre horizontal, qui passe parl’ouverture <strong>de</strong>s conduits <strong>au</strong>ditifs et l’épine nasale inférieure. On appelleprognathisme, en <strong>la</strong>ngue anthropologique, cette projection <strong>de</strong> <strong>la</strong> mâchoirequi modifie l’angle facial.


dont les ossements emplissent cet amphithéâtre. Mais<strong>de</strong> vous dire par quelle route il est arrivé là, commentces couches où il était enfoui ont glissé jusque danscette énorme cavité du globe, c’est ce que je ne mepermettrai pas. Sans doute, à l’époque quaternaire, <strong>de</strong>stroubles considérables se manifestaient encore dansl’écorce <strong>terre</strong>stre ; le refroidissement continu du globeproduisait <strong>de</strong>s cassures, <strong>de</strong>s fentes, <strong>de</strong>s failles, oùdéva<strong>la</strong>it vraisemb<strong>la</strong>blement une partie du terrainsupérieur. Je ne me prononce pas, mais enfin l’hommeest là, entouré <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> sa main, <strong>de</strong> ces haches,<strong>de</strong> ces silex taillés qui ont constitué l’âge <strong>de</strong> pierre, et àmoins qu’il n’y soit venu comme moi en touriste, enpionnier <strong>de</strong> <strong>la</strong> science, je ne puis mettre en doutel’<strong>au</strong>thenticité <strong>de</strong> son antique origine. »Le professeur se tut, et j’éc<strong>la</strong>tai en appl<strong>au</strong>dissementsunanimes. D’ailleurs mon oncle avait raison, et <strong>de</strong> plussavants que son neveu eussent été fort empêchés <strong>de</strong> lecombattre.Autre indice. Ce corps fossilisé n’était pas le seul <strong>de</strong>l’immense ossuaire. D’<strong>au</strong>tres corps se rencontraient àchaque pas que nous faisions dans cette poussière, etmon oncle pouvait choisir le plus merveilleux <strong>de</strong> ceséchantillons pour convaincre les incrédules.En vérité, c’était un étonnant spectacle que celui <strong>de</strong>ces générations d’hommes et d’anim<strong>au</strong>x confondus


dans ce cimetière. Mais une question grave seprésentait, que nous n’osions résoudre. Ces êtresanimés avaient-ils glissé par une convulsion du sol versles rivages <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock, alors qu’ils étaientdéjà réduits en poussière ? Ou plutôt vécurent-ils ici,dans ce mon<strong>de</strong> souterrain, sous ce ciel factice, naissantet mourant comme les habitants <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ? Jusqu’ici,les monstres marins, les poissons seuls, nous étaientapparus vivants ! Quelque homme <strong>de</strong> l’abîme errait-ilencore sur ces grèves désertes ?


XXXIXPendant une <strong>de</strong>mi-heure encore, nos pieds foulèrentces couches d’ossements. Nous allions en avant,poussés par une ar<strong>de</strong>nte curiosité. Quelles <strong>au</strong>tresmerveilles renfermait cette caverne, quels trésors pour<strong>la</strong> science ? Mon regard s’attendait à toutes lessurprises, mon imagination à tous les étonnements.Les rivages <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer avaient <strong>de</strong>puis longtempsdisparu <strong>de</strong>rrière les collines <strong>de</strong> l’ossuaire. L’impru<strong>de</strong>ntprofesseur, s’inquiétant peu <strong>de</strong> s’égarer, m’entraînait <strong>au</strong>loin. Nous avancions silencieusement, baignés dans leson<strong>de</strong>s électriques. Par un phénomène que je ne puisexpliquer, et grâce à sa diffusion, complète alors, <strong>la</strong>lumière éc<strong>la</strong>irait uniformément les diverses faces <strong>de</strong>sobjets. Son foyer n’existait plus en un point déterminé<strong>de</strong> l’espace et elle ne produisait <strong>au</strong>cun effet d’ombre.On <strong>au</strong>rait pu se croire en plein midi et on plein été, <strong>au</strong>milieu <strong>de</strong>s régions équatoriales, sous les rayonsvertic<strong>au</strong>x du soleil. Toute vapeur avait disparu. Lesrochers, les montagnes lointaines, quelques massesconfuses <strong>de</strong> forêts éloignées, prenaient un étrangeaspect sous l’égale distribution du flui<strong>de</strong> lumineux.


Nous ressemblions à ce fantastique personnaged’Hoffmann qui a perdu son ombre.Après une marche d’un mille, apparut <strong>la</strong> lisièred’une forêt immense, mais non plus un <strong>de</strong> ces bois <strong>de</strong>champignons qui avoisinaient Port-Graüben.C’était <strong>la</strong> végétation <strong>de</strong> l’époque tertiaire dans toutesa magnificence. De grands palmiers, d’espèces<strong>au</strong>jourd’hui disparues, <strong>de</strong> superbes palmacites, <strong>de</strong>s pins,<strong>de</strong>s ifs, <strong>de</strong>s cyprès, <strong>de</strong>s thuyas, représentaient <strong>la</strong> famille<strong>de</strong>s conifères, et se reliaient entre eux par un rése<strong>au</strong> <strong>de</strong>lianes inextricables. Un tapis <strong>de</strong> mousses etd’hépathiques revêtait moelleusement le sol. Quelquesruisse<strong>au</strong>x murmuraient sous ces ombrages, peu dignes<strong>de</strong> ce nom, puisqu’ils ne produiraient pas d’ombre. Surleurs bords croissaient <strong>de</strong>s fougères arborescentessemb<strong>la</strong>bles à celles <strong>de</strong>s serres ch<strong>au</strong><strong>de</strong>s du globe habité.Seulement, <strong>la</strong> couleur manquait à ces arbres, à cesarbustes, à ces p<strong>la</strong>ntes, privés <strong>de</strong> <strong>la</strong> vivifiante chaleur dusoleil. Tout se confondait dans une teinte uniforme,brunâtre et comme passée. Les feuilles étaientdépourvues <strong>de</strong> leur ver<strong>de</strong>ur, et les fleurs elles-mêmes, sinombreuses à cette époque tertiaire qui les vit naître,alors sans couleurs et sans parfums, semb<strong>la</strong>ient faitesd’un papier décoloré sous l’action <strong>de</strong> l’atmosphère.Mon oncle Li<strong>de</strong>nbrock s’aventura sous cesgigantesques taillis. Je le suivis, non sans une certaine


appréhension. Puisque <strong>la</strong> nature avait fait là les fraisd’une alimentation végétale, pourquoi les redoutablesmammifères ne s’y rencontreraient-ils pas ?J’apercevais dans ces <strong>la</strong>rges c<strong>la</strong>irières que <strong>la</strong>issaient lesarbres abattus et rongés par le temps, <strong>de</strong>s légumineuses,<strong>de</strong>s acérines, <strong>de</strong>s rubiacées, et mille arbrisse<strong>au</strong>xcomestibles, chers <strong>au</strong>x ruminants <strong>de</strong> toutes les pério<strong>de</strong>s.Puis apparaissaient, confondus et entremêlés, les arbres<strong>de</strong>s contrées si différentes <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface du globe, lechêne croissant près du palmier, l’eucalyptus <strong>au</strong>straliens’appuyant <strong>au</strong> sapin <strong>de</strong> <strong>la</strong> Norvège, le boule<strong>au</strong> du Nordconfondant ses branches avec les branches du k<strong>au</strong>riszé<strong>la</strong>ndais. C’était à confondre <strong>la</strong> raison <strong>de</strong>sc<strong>la</strong>ssificateurs les plus ingénieux <strong>de</strong> <strong>la</strong> botanique<strong>terre</strong>stre.Soudain je m’arrêtai. De <strong>la</strong> main, je retins mononcle.La lumière diffuse permettait d’apercevoir lesmoindres objets dans <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s taillis. J’avaiscru voir... Non ! réellement, <strong>de</strong> mes yeux, je voyais <strong>de</strong>sformes immenses s’agiter sous les arbres ! En effet,c’étaient <strong>de</strong>s anim<strong>au</strong>x gigantesques, tout un troupe<strong>au</strong> <strong>de</strong>mastodontes, non plus fossiles, mais vivants, etsemb<strong>la</strong>bles à ceux dont les restes furent découverts en1801 dans les marais <strong>de</strong> l’Ohio ! J’apercevais cesgrands éléphants dont les trompes grouil<strong>la</strong>ient sous les


arbres comme une légion <strong>de</strong> serpents. J’entendais lebruit <strong>de</strong> leurs longues défenses dont l’ivoire tar<strong>au</strong>daitles vieux troncs. Les branches craquaient, et les feuillesarrachées par masses considérables s’engouffraientdans <strong>la</strong> vaste gueule <strong>de</strong> ces monstres.Ce rêve, où j’avais vu renaître tout ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>stemps antéhistoriques, <strong>de</strong>s époques ternaire etquaternaire, se réalisait donc enfin ! Et nous étions là,seuls, dans les entrailles du globe, à <strong>la</strong> merci <strong>de</strong> sesfarouches habitants !Mon oncle regardait.« Allons, dit-il tout d’un coup en me saisissant lebras, en avant, en avant !– Non ! m’écriai-je, non ! Nous sommes sansarmes ! Que ferions-nous <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> ce troupe<strong>au</strong> <strong>de</strong>quadrupè<strong>de</strong>s géants ? Venez, mon oncle, venez ! Nullecréature humaine ne peut braver impunément <strong>la</strong> colère<strong>de</strong> ces monstres.– Nulle créature humaine ! répondit mon oncle, enbaissant <strong>la</strong> voix. Tu te trompes, Axel ! Regar<strong>de</strong>,regar<strong>de</strong>, là-bas ! Il me semble que j’aperçois un êtrevivant ! un être semb<strong>la</strong>ble à nous ! un homme ! »Je regardai, h<strong>au</strong>ssant les ép<strong>au</strong>les, et décidé à pousserl’incrédulité jusqu’à ses <strong>de</strong>rnières limites. Mais,quoique j’en eus, il fallut bien me rendre à l’évi<strong>de</strong>nce.


En effet, à moins d’un quart <strong>de</strong> mille, appuyé <strong>au</strong>tronc d’un k<strong>au</strong>ris énorme, un être humain, un Protée <strong>de</strong>ces contrées souterraines, un nouve<strong>au</strong> fils <strong>de</strong> Neptune,gardait cet innombrable troupe<strong>au</strong> <strong>de</strong> mastodontes !Immanis pecoris custos, immanior ipse !Oui ! immanior ipse ! Ce n’était plus l’être fossiledont nous avions relevé le cadavre dans l’ossuaire,c’était un géant capable <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>r à ces monstres.Sa taille dépassait douze pieds. Sa tête grosse comme <strong>la</strong>tête d’un buffle, disparaissait dans les broussaillesd’une chevelure inculte. On eût dit une véritablecrinière, semb<strong>la</strong>ble à celle <strong>de</strong> l’éléphant <strong>de</strong>s premiersâges. Il brandissait <strong>de</strong> <strong>la</strong> main une branche énorme,digne houlette <strong>de</strong> ce berger antédiluvien.Nous étions restés immobiles, stupéfaits. Mais nouspouvions être aperçus. Il fal<strong>la</strong>it fuir.« Venez, venez », m’écriai-je, en entraînant mononcle, qui pour <strong>la</strong> première fois se <strong>la</strong>issa faire !Un quart d’heure plus tard, nous étions hors <strong>de</strong> <strong>la</strong>vue <strong>de</strong> ce redoutable ennemi.Et maintenant que j’y songe tranquillement,


maintenant que le calme s’est refait dans mon esprit,que <strong>de</strong>s mois se sont écoulés <strong>de</strong>puis cette étrange etsurnaturelle rencontre, que penser, que croire ? Non !c’est impossible ! Nos sens ont été abusés, nos yeuxn’ont pas vu ce qu’ils voyaient ! Nulle créaturehumaine n’existe dans ce mon<strong>de</strong> sub<strong>terre</strong>stre ! Nullegénération d’hommes n’habite ces cavernes inférieuresdu globe, sans se soucier <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> sa surface,sans communication avec eux ! C’est insensé,profondément insensé !J’aime mieux admettre l’existence <strong>de</strong> quelqueanimal dont <strong>la</strong> structure se rapproche <strong>de</strong> <strong>la</strong> structurehumaine, <strong>de</strong> quelque singe <strong>de</strong>s premières époquesgéologiques, <strong>de</strong> quelque protopithèque, <strong>de</strong> quelquemésopithèque semb<strong>la</strong>ble à celui que découvrit M. Lartetdans le gîte ossifère <strong>de</strong> Sansan ! Mais celui-ci dépassaitpar sa taille toutes les mesures données par <strong>la</strong>paléontologie ! N’importe ! Un singe, oui, un singe, siinvraisemb<strong>la</strong>ble qu’il soit ! Mais un homme, un hommevivant, et avec lui toute une génération enfouie dans lesentrailles <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ! Jamais !Cependant nous avions quitté <strong>la</strong> forêt c<strong>la</strong>ire etlumineuse, muets d’étonnement, accablés sous unestupéfaction qui touchait à l’abrutissement. Nouscourions malgré nous. C’était une vraie fuite, semb<strong>la</strong>bleà ces entraînements effroyables que l’on subit dans


certains c<strong>au</strong>chemars. Instinctivement, nous revenionsvers <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock, et je ne sais dans quellesdivagations mon esprit se fût emporté, sans unepréoccupation qui me ramena à <strong>de</strong>s observations pluspratiques.Bien que je fusse certain <strong>de</strong> fouler un solentièrement vierge <strong>de</strong> nos pas, j’apercevais souvent <strong>de</strong>sagrégations <strong>de</strong> rochers dont <strong>la</strong> forme rappe<strong>la</strong>it ceux <strong>de</strong>Port-Graüben. C’était parfois à s’y méprendre. Desruisse<strong>au</strong>x et <strong>de</strong>s casca<strong>de</strong>s tombaient par centaines <strong>de</strong>ssaillies <strong>de</strong> rocs, je croyais revoir <strong>la</strong> couche <strong>de</strong>surtarbrandur, notre fidèle Hans-bach et <strong>la</strong> grotte oùj’étais revenu à <strong>la</strong> vie. Puis, quelques pas plus loin, <strong>la</strong>disposition <strong>de</strong>s contre-forts, l’apparition d’un ruisse<strong>au</strong>,le profil surprenant d’un rocher venaient me rejeterdans le doute.Je fis part à mon oncle <strong>de</strong> mon indécision. Il hésitacomme moi. Il ne pouvait s’y reconnaître <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>ce panorama uniforme.« Évi<strong>de</strong>mment, lui dis-je, nous n’avons pas abordé ànotre point <strong>de</strong> départ, mais <strong>la</strong> tempête nous a ramenésun peu <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous, et en suivant le rivage, nousretrouverons Port-Graüben.– Dans ce cas, répondit mon oncle, il est inutile <strong>de</strong>


continuer cette exploration, et le mieux est <strong>de</strong> retourner<strong>au</strong> ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Mais ne te trompes-tu pas, Axel ?– Il est difficile <strong>de</strong> se prononcer, car tous ces rochersse ressemblent. Il me semble pourtant reconnaître lepromontoire <strong>au</strong> pied duquel Hans a construit sonembarcation. Nous <strong>de</strong>vons être près du petit port, simême ce n’est pas ici, ajoutai-je, en examinant unecrique que je crus reconnaître.– Mais non, Axel, nous retrouverions <strong>au</strong> moins nospropres traces, et je ne vois rien...– Mais je vois, moi ! m’écriai-je, en m’é<strong>la</strong>nçant versun objet qui bril<strong>la</strong>it sur le sable.– Qu’est-ce donc ?– Ceci », répondis-je.Et je montrai à mon oncle un poignard que je venais<strong>de</strong> ramasser.– Tiens ! dit-il, tu avais donc emporté cette armeavec toi ?– Moi ? Aucunement ! Mais vous...– Non, pas que je sache, répondit le professeur. Jen’ai jamais eu cet objet en ma possession.– Voilà qui est particulier !– Mais non, c’est bien simple, Axel. Les Is<strong>la</strong>ndais


ont souvent <strong>de</strong>s armes <strong>de</strong> ce genre, et Hans, à qui celleciappartient, l’<strong>au</strong>ra perdue... »Je secouai <strong>la</strong> tête. Hans n’avait jamais eu cepoignard en sa possession.« Est-ce donc l’arme <strong>de</strong> quelque guerrierantédiluvien, m’écriai-je, d’un homme vivant, d’uncontemporain <strong>de</strong> ce gigantesque berger ? Mais non ! Cen’est pas un outil <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> pierre ! Pas même <strong>de</strong> l’âge<strong>de</strong> bronze ! Cette <strong>la</strong>me est d’acier... »Mon oncle m’arrêta net dans cette route oùm’entraînait une divagation nouvelle, et <strong>de</strong> son tonfroid il me dit :« Calme-toi, Axel, et reviens à <strong>la</strong> raison. Cepoignard est une arme du XVI e siècle, une véritabledague, <strong>de</strong> celles que les gentilshommes portaient à leurceinture pour donner le coup <strong>de</strong> grâce. Elle est d’origineespagnole. Elle n’appartient ni à toi, ni à moi, ni <strong>au</strong>chasseur, ni même <strong>au</strong>x êtres humains qui vivent peutêtredans les entrailles du globe !– Oserez-vous dire ?...– Vois, elle ne s’est pas ébréchée ainsi à s’enfoncerdans <strong>la</strong> gorge <strong>de</strong>s gens ; sa <strong>la</strong>me est couverte d’unecouche <strong>de</strong> rouille qui ne date ni d’un jour, ni d’un an, nid’un siècle ! »Le professeur s’animait, suivant son habitu<strong>de</strong>, en se


<strong>la</strong>issant emporter par son imagination.« Axel, reprit-il, nous sommes sur <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>la</strong>gran<strong>de</strong> découverte ! Cette <strong>la</strong>me est restée abandonnéesur le sable <strong>de</strong>puis cent, <strong>de</strong>ux cents, trois cents ans, ets’est ébréchée sur les rocs <strong>de</strong> cette mer souterraine !– Mais elle n’est pas venue seule ! m’écriai-je ; ellen’a pas été se tordre d’elle-même ! quelqu’un nous aprécédés !...– Oui, un homme.– Et cet homme ?– Cet homme a gravé son nom avec ce poignard !Cet homme a voulu encore une fois marquer <strong>de</strong> sa main<strong>la</strong> route du <strong>centre</strong> ! Cherchons, cherchons ! »Et, prodigieusement intéressés, nous voilà longeant<strong>la</strong> h<strong>au</strong>te muraille, interrogeant les moindres fissures quipouvaient se changer en galerie.Nous arrivâmes ainsi à un endroit où le rivage seresserrait. La mer venait presque baigner le pied <strong>de</strong>scontre-forts, <strong>la</strong>issant un passage <strong>la</strong>rge d’une toise <strong>au</strong>plus. Entre <strong>de</strong>ux avancées <strong>de</strong> roc, on apercevait l’entréed’un tunnel obscur.Là, sur une p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> granit, apparaissaient <strong>de</strong>uxlettres mystérieuses à <strong>de</strong>mi rongées, les <strong>de</strong>ux initialesdu hardi et fantastique voyageur :


« A. S. ! s’écria mon oncle. Arne Saknussemm !Toujours Arne Saknussemm ! »


XLDepuis le commencement du voyage, j’avais passépar bien <strong>de</strong>s étonnements ; je <strong>de</strong>vais me croire à l’abri<strong>de</strong>s surprises et b<strong>la</strong>sé sur tout émerveillement.Cependant, à <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux lettres gravées là<strong>de</strong>puis trois cents ans, je <strong>de</strong>meurai dans unébahissement voisin <strong>de</strong> <strong>la</strong> stupidité. Non seulement <strong>la</strong>signature du savant alchimiste se lisait sur le roc, maisencore le stylet qui l’avait tracée était entre mes mains.À moins d’être d’une insigne m<strong>au</strong>vaise foi, je nepouvais plus mettre en doute l’existence du voyageur et<strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> son voyage.Pendant que ces réflexions tourbillonnaient dans matête, le professeur Li<strong>de</strong>nbrock se <strong>la</strong>issait aller à un accèsun peu dithyrambique à l’endroit d’Arne Saknussemm.« Merveilleux génie ! s’écriait-il, tu n’as rien oublié<strong>de</strong> ce qui pouvait ouvrir à d’<strong>au</strong>tres mortels les routes <strong>de</strong>l’écorce <strong>terre</strong>stre, et tes semb<strong>la</strong>bles peuvent retrouverles traces que tes pieds ont <strong>la</strong>issées, il y trois siècles, <strong>au</strong>fond <strong>de</strong> ces souterrains obscurs ! À d’<strong>au</strong>tres regards queles tiens, tu as réservé <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> cesmerveilles ! Ton nom gravé d’étapes en étapes conduit


droit à son but le voyageur assez <strong>au</strong>dacieux pour tesuivre, et, <strong>au</strong> <strong>centre</strong> même <strong>de</strong> notre p<strong>la</strong>nète, il setrouvera encore inscrit <strong>de</strong> ta propre main. Eh bien ! moi<strong>au</strong>ssi, j’irai signer <strong>de</strong> mon nom cette <strong>de</strong>rnière page <strong>de</strong>granit ! Mais que, dès maintenant, ce cap vu par toi près<strong>de</strong> cette mer découverte par toi, soit à jamais appelé lecap Saknussemm ! »Voilà ce que j’entendis, ou à peu près, et je mesentis gagné par l’enthousiasme que respiraient cesparoles. Un feu intérieur se ranima dans ma poitrine !J’oubliai tout, et les dangers du voyage, et les périls duretour. Ce qu’un <strong>au</strong>tre avait fait, je vou<strong>la</strong>is le faire<strong>au</strong>ssi, et rien <strong>de</strong> ce qui était humain ne me paraissaitimpossible !« En avant, en avant ! » m’écriai-je.Je m’é<strong>la</strong>nçais déjà vers <strong>la</strong> sombre galerie, quand leprofesseur m’arrêta, et lui, l’homme <strong>de</strong>s emportements,il me conseil<strong>la</strong> <strong>la</strong> patience et le sang-froid.« Retournons d’abord vers Hans, dit-il, et ramenonsle ra<strong>de</strong><strong>au</strong> à cette p<strong>la</strong>ce. »J’obéis à cet ordre, non sans peine, et je me glissairapi<strong>de</strong>ment <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s roches du rivage.« Savez-vous, mon oncle, dis-je en marchant, quenous avons été singulièrement servis par lescirconstances jusqu’ici !


– Ah ! tu trouves, Axel ?– Sans doute, et il n’est pas jusqu’à <strong>la</strong> tempête quine nous ait remis dans le droit chemin. Béni soitl’orage ! Il nous a ramenés à cette côte d’où le be<strong>au</strong>temps nous eût éloignés ! Supposez un instant que nouseussions touché <strong>de</strong> notre proue (<strong>la</strong> proue d’un ra<strong>de</strong><strong>au</strong> !)les rivages méridion<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock, queserions-nous <strong>de</strong>venus ? Le nom <strong>de</strong> Saknussemmn’<strong>au</strong>rait pas apparu à nos yeux, et maintenant nousserions abandonnés sur une p<strong>la</strong>ge sans issue.– Oui, Axel, il y a quelque chose <strong>de</strong> provi<strong>de</strong>ntiel àce que, voguant vers le sud, nous soyons précisémentrevenus <strong>au</strong> nord et <strong>au</strong> cap Saknussemm. Je dois dire quec’est plus qu’étonnant, et il y a là un fait dontl’explication m’échappe absolument.– Eh ! qu’importe ! il n’y a pas à expliquer les faits,mais à en profiter !– Sans doute, mon garçon, mais...– Mais nous allons reprendre <strong>la</strong> route du nord,passer sous les contrées septentrionales <strong>de</strong> l’Europe, <strong>la</strong>Suè<strong>de</strong>, <strong>la</strong> Russie, <strong>la</strong> Sibérie, que sais-je ! <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> nousenfoncer sous les déserts <strong>de</strong> l’Afrique ou les flots <strong>de</strong>l’Océan, et je ne veux pas en savoir davantage !– Oui, Axel, tu as raison, et tout est pour le mieux,puisque nous abandonnons cette mer horizontale qui ne


pouvait mener à rien. Nous allons <strong>de</strong>scendre, encore<strong>de</strong>scendre, et toujours <strong>de</strong>scendre ! Sais-tu bien que,pour arriver <strong>au</strong> <strong>centre</strong> du globe, il n’y a plus que quinzecents lieues à franchir !– Bah ! m’écriai-je, ce n’est vraiment pas <strong>la</strong> peined’en parler ! En route ! en route ! »Ces discours insensés duraient encore quand nousrejoignîmes le chasseur. Tout était préparé pour undépart immédiat. Pas un colis qui ne fût embarqué.Nous prîmes p<strong>la</strong>ce sur le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, et <strong>la</strong> voile hissée, Hansse dirigea en suivant <strong>la</strong> côte vers le cap Saknussemm.Le vent n’était pas favorable à un genred’embarcation qui ne pouvait tenir le plus près. Aussi,en maint endroit, il fallut avancer à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s bâtonsferrés. Souvent les rochers, allongés à fleur d’e<strong>au</strong>, nousforcèrent <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s détours assez longs. Enfin, aprèstrois heures <strong>de</strong> navigation, c’est-à-dire vers six heuresdu soir, on atteignait un endroit propice <strong>au</strong>débarquement.Je s<strong>au</strong>tai à <strong>terre</strong>, suivi <strong>de</strong> mon oncle et <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>ndais.Cette traversée ne m’avait pas calmé. Au contraire, jeproposai même <strong>de</strong> brûler « nos vaisse<strong>au</strong>x », afin <strong>de</strong>nous couper toute retraite. Mais mon oncle s’y opposa.Je le trouvai singulièrement tiè<strong>de</strong>.« Au moins, dis-je, partons sans perdre un instant.


– Oui, mon garçon ; mais <strong>au</strong>paravant, examinonscette nouvelle galerie, afin <strong>de</strong> savoir s’il f<strong>au</strong>t préparernos échelles. »Mon oncle mit son appareil <strong>de</strong> Ruhmkorff enactivité ; le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, attaché <strong>au</strong> rivage, fut <strong>la</strong>issé seul ;d’ailleurs, l’ouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> galerie n’était pas à vingtpas <strong>de</strong> là, et notre petite troupe, moi en tête, s’y renditsans retard.L’orifice, à peu près circu<strong>la</strong>ire, présentait undiamètre <strong>de</strong> cinq pieds environ ; le sombre tunnel étaittaillé dans le roc vif et soigneusement alésé par lesmatières éruptives <strong>au</strong>xquelles il donnait <strong>au</strong>trefoispassage ; sa partie inférieure affleurait le sol, <strong>de</strong> tellefaçon que l’on put y pénétrer sans <strong>au</strong>cune difficulté.Nous suivions un p<strong>la</strong>n presque horizontal, quand, <strong>au</strong>bout <strong>de</strong> six pas, notre marche fut interrompue parl’interposition d’un bloc énorme.« M<strong>au</strong>dit roc ! » m’écriai-je avec colère, en mevoyant subitement arrêté par un obstacleinfranchissable.Nous eûmes be<strong>au</strong> chercher à droite et à g<strong>au</strong>che, enbas et en h<strong>au</strong>t, il n’existait <strong>au</strong>cun passage, <strong>au</strong>cunebifurcation. J’éprouvai un vif désappointement, et je nevou<strong>la</strong>is pas admettre <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> l’obstacle. Je mebaissai. Je regardai <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous du bloc. Nul interstice.


Au-<strong>de</strong>ssus. Même barrière <strong>de</strong> granit. Hans porta <strong>la</strong>lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>mpe sur tous les points <strong>de</strong> <strong>la</strong> paroi ; maiscelle-ci n’offrait <strong>au</strong>cune solution <strong>de</strong> continuité. Il fal<strong>la</strong>itrenoncer à tout espoir <strong>de</strong> passer.Je m’étais assis sur le sol ; mon oncle arpentait lecouloir à grands pas.« Mais alors Saknussemm ? m’écriai-je.– Oui, fit mon oncle, a-t-il donc été arrêté par cetteporte <strong>de</strong> pierre ?– Non ! non ! repris-je avec vivacité. Ce quartier <strong>de</strong>roc, par suite d’une secousse quelconque, ou l’un <strong>de</strong> cesphénomènes magnétiques qui agitent l’écorce <strong>terre</strong>stre,a brusquement fermé ce passage. Bien <strong>de</strong>s années sesont écoulées entre le retour <strong>de</strong> Saknussemm et <strong>la</strong> chute<strong>de</strong> ce bloc. N’est-il pas évi<strong>de</strong>nt que cette galerie a été<strong>au</strong>trefois le chemin <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ves, et qu’alors les matièreséruptives y circu<strong>la</strong>ient librement. Voyez, il y a <strong>de</strong>sfissures récentes qui sillonnent ce p<strong>la</strong>fond <strong>de</strong> granit ; ilest fait <strong>de</strong> morce<strong>au</strong>x rapportés, <strong>de</strong> pierres énormes,comme si <strong>la</strong> main <strong>de</strong> quelque géant eût travaillé à cettesubstruction ; mais, un jour, <strong>la</strong> poussée a été plus forte,et ce bloc, semb<strong>la</strong>ble à une clef <strong>de</strong> voûte qui manque, aglissé jusqu’<strong>au</strong> sol en obstruant tout passage. Voilà unobstacle acci<strong>de</strong>ntel que Saknussemm n’a pas rencontré,et si nous ne le renversons pas, nous sommes indignesd’arriver <strong>au</strong> <strong>centre</strong> du mon<strong>de</strong> ! »


Voilà comment je par<strong>la</strong>is ! L’âme du professeuravait passé tout entière en moi. Le génie <strong>de</strong>sdécouvertes m’inspirait. J’oubliais le passé, jedédaignais l’avenir. Rien n’existait plus pour moi à <strong>la</strong>surface <strong>de</strong> ce sphéroï<strong>de</strong> <strong>au</strong> sein duquel je m’étaisengouffré, ni les villes, ni les campagnes, ni Hambourg,ni Königstrasse, ni ma p<strong>au</strong>vre Graüben, qui <strong>de</strong>vait mecroire à jamais perdu dans les entrailles <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>.« Eh bien ! reprit mon oncle, à coups <strong>de</strong> pioche, àcoups <strong>de</strong> pic, faisons notre route et renversons cesmurailles !– C’est trop dur pour le pic, m’écriai-je.– Alors <strong>la</strong> pioche !– C’est trop long pour <strong>la</strong> pioche !– Mais !...– Eh bien ! <strong>la</strong> poudre ! <strong>la</strong> mine ! minons, et faisonss<strong>au</strong>ter l’obstacle !– La poudre !– Oui ! il ne s’agit que d’un bout <strong>de</strong> roc à briser !– Hans, à l’ouvrage ! » s’écria mon oncle.L’Is<strong>la</strong>ndais retourna <strong>au</strong> ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, et revint bientôt avecun pic dont il se servit pour creuser un fourne<strong>au</strong> <strong>de</strong>mine. Ce n’était pas un mince travail. Il s’agissait <strong>de</strong>faire un trou assez considérable pour contenir cinquante


livres <strong>de</strong> fulmicoton, dont <strong>la</strong> puissance expansive estquatre fois plus gran<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> poudre à canon.J’étais dans une prodigieuse surexcitation d’esprit.Pendant que Hans travail<strong>la</strong>it, j’aidai activement mononcle à préparer une longue mèche faite avec <strong>de</strong> <strong>la</strong>poudre mouillée et renfermée dans un boy<strong>au</strong> <strong>de</strong> toile.« Nous passerons ! disais-je.– Nous passerons », répétait mon oncle.À minuit, notre travail <strong>de</strong> mineurs fut entièrementterminé ; <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> fulmicoton se trouvait enfouiedans le fourne<strong>au</strong>, et <strong>la</strong> mèche, se dérou<strong>la</strong>nt à travers <strong>la</strong>galerie, venait aboutir <strong>au</strong> <strong>de</strong>hors.Une étincelle suffisait maintenant pour mettre ceformidable engin en activité.« À <strong>de</strong>main », dit le professeur.Il fallut bien me résigner et attendre encore pendantsix gran<strong>de</strong>s heures !


XLILe len<strong>de</strong>main, jeudi, 27 août, fut une date célèbre <strong>de</strong>ce voyage sub<strong>terre</strong>stre. Elle ne me revient pas à l’espritsans que l’épouvante ne fasse encore battre mon cœur.À partir <strong>de</strong> ce moment, notre raison, notre jugement,notre ingéniosité, n’ont plus voix <strong>au</strong> chapitre, et nousallons <strong>de</strong>venir le jouet <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>.À six heures, nous étions sur pied. Le momentapprochait <strong>de</strong> nous frayer par <strong>la</strong> poudre un passage àtravers l’écorce <strong>de</strong> granit.Je sollicitai l’honneur <strong>de</strong> mettre le feu à <strong>la</strong> mine.Ce<strong>la</strong> fait, je <strong>de</strong>vais rejoindre mes compagnons sur lera<strong>de</strong><strong>au</strong> qui n’avait point été déchargé ; puis nousprendrions du <strong>la</strong>rge, afin <strong>de</strong> parer <strong>au</strong>x dangers <strong>de</strong>l’explosion, dont les effets pouvaient ne pas secon<strong>centre</strong>r à l’intérieur du massif.La mèche <strong>de</strong>vait brûler pendant dix minutes, selonnos calculs, avant <strong>de</strong> porter le feu à <strong>la</strong> chambre <strong>de</strong>spoudres. J’avais donc le temps nécessaire pour regagnerle ra<strong>de</strong><strong>au</strong>.Je me préparai à remplir mon rôle, non sans une


certaine émotion.Après un repas rapi<strong>de</strong>, mon oncle et le chasseurs’embarquèrent, tandis que je restais sur le rivage.J’étais muni d’une <strong>la</strong>nterne allumée qui <strong>de</strong>vait me servirà mettre le feu à <strong>la</strong> mèche.« Va, mon garçon, me dit mon oncle, et reviensimmédiatement nous rejoindre.– Soyez tranquille, mon oncle, je ne m’amuseraipoint en route. »Aussitôt je me dirigeai vers l’orifice <strong>de</strong> <strong>la</strong> galerie.J’ouvris ma <strong>la</strong>nterne, et je saisis l’extrémité <strong>de</strong> <strong>la</strong>mèche.Le professeur tenait son chronomètre à <strong>la</strong> main.« Es-tu prêt ? me cria-t-il.– Je suis prêt.– Eh bien ! feu, mon garçon ! »Je plongeai rapi<strong>de</strong>ment dans <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme <strong>la</strong> mèche,qui pétil<strong>la</strong> à son contact, et, tout en courant, je revins <strong>au</strong>rivage.« Embarque, fit mon oncle, et débordons. »Hans, d’une vigoureuse poussée, nous rejeta en mer.Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> s’éloigna d’une vingtaine <strong>de</strong> toises.C’était un moment palpitant. Le professeur suivait


<strong>de</strong> l’œil l’aiguille du chronomètre.« Encore cinq minutes, disait-il. Encore quatre !Encore trois ! »Mon pouls battait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>mi-secon<strong>de</strong>s.« Encore <strong>de</strong>ux ! Une !... Croulez, montagnes <strong>de</strong>granit ! »Que se passa-t-il alors ? Le bruit <strong>de</strong> <strong>la</strong> détonation, jecrois que je ne l’entendis pas. Mais <strong>la</strong> forme <strong>de</strong>s rochersse modifia subitement à mes regards ; ils s’ouvrirentcomme un ri<strong>de</strong><strong>au</strong>. J’aperçus un insondable abîme qui secreusait en plein rivage. La mer, prise <strong>de</strong> vertige, ne futplus qu’une vague énorme, sur le dos <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle lera<strong>de</strong><strong>au</strong> s’éleva perpendicu<strong>la</strong>irement.Nous fûmes renversés tous les trois. En moins d’unesecon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> lumière fit p<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> plus profon<strong>de</strong>obscurité. Puis je sentis l’appui soli<strong>de</strong> manquer, non àmes pieds, mais <strong>au</strong> ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Je crus qu’il cou<strong>la</strong>it à pic. Iln’en était rien. J’<strong>au</strong>rais voulu adresser <strong>la</strong> parole à mononcle ; mais le mugissement <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x l’eût empêché <strong>de</strong>m’entendre.Malgré les ténèbres, le bruit, <strong>la</strong> surprise, l’émotion,je compris ce qui venait <strong>de</strong> se passer.Au <strong>de</strong>là du roc qui venait <strong>de</strong> s<strong>au</strong>ter, il existait unabîme. L’explosion avait déterminé une sorte <strong>de</strong>tremblement <strong>de</strong> <strong>terre</strong> dans ce sol coupé <strong>de</strong> fissures, le


gouffre s’était ouvert, et <strong>la</strong> mer, changée en torrent,nous y entraînait avec elle.Je me sentis perdu.Une heure, <strong>de</strong>ux heures, que sais-je ! se passèrentainsi. Nous nous serrions les cou<strong>de</strong>s, nous nous tenionsles mains afin <strong>de</strong> n’être pas précipités hors du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>.Des chocs d’une extrême violence se produisaient,quand il heurtait <strong>la</strong> muraille. Cependant ces heurtsétaient rares, d’où je conclus que <strong>la</strong> galerie s’é<strong>la</strong>rgissaitconsidérablement. C’était, à n’en pas douter, le chemin<strong>de</strong> Saknussemm ; mais, <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> le <strong>de</strong>scendre seul,nous avions, par notre impru<strong>de</strong>nce, entraîné toute unemer avec nous.Ces idées, on le comprend, se présentèrent à monesprit sous une forme vague et obscure. Je les associaisdifficilement pendant cette course vertigineuse quiressemb<strong>la</strong>it à une chute. À en juger par l’air qui mefouettait le visage, elle <strong>de</strong>vait surpasser celle <strong>de</strong>s trainsles plus rapi<strong>de</strong>s. Allumer une torche dans ces conditionsétait donc impossible, et notre <strong>de</strong>rnier appareilélectrique avait été brisé <strong>au</strong> moment <strong>de</strong> l’explosion.Je fus donc fort surpris <strong>de</strong> voir une lumière brillertout à coup près <strong>de</strong> moi. La figure calme <strong>de</strong> Hanss’éc<strong>la</strong>ira. L’adroit chasseur était parvenu à allumer <strong>la</strong><strong>la</strong>nterne, et, bien que sa f<strong>la</strong>mme vacillât à s’éteindre,elle jeta quelques lueurs dans l’épouvantable obscurité.


La galerie était <strong>la</strong>rge. J’avais eu raison <strong>de</strong> <strong>la</strong> jugertelle. Notre insuffisante lumière ne nous permettait pasd’apercevoir ses <strong>de</strong>ux murailles à <strong>la</strong> fois. La pente <strong>de</strong>se<strong>au</strong>x qui nous emportaient dépassait celle <strong>de</strong>s plusinsurmontables rapi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’Amérique. Leur surfacesemb<strong>la</strong>it faite d’un faisce<strong>au</strong> <strong>de</strong> flèches liqui<strong>de</strong>sdécochées avec une extrême puissance. Je ne puisrendre mon impression par une comparaison plus juste.Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, pris par certains remous, fi<strong>la</strong>it parfois entournoyant. Lorsqu’il s’approchait <strong>de</strong>s parois <strong>de</strong> <strong>la</strong>galerie, j’y projetais <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne, et jepouvais juger <strong>de</strong> sa vitesse à voir les saillies du roc sechanger en traits continus, <strong>de</strong> telle sorte que nous étionsenserrés dans un rése<strong>au</strong> <strong>de</strong> lignes mouvantes. J’estimaique notre vitesse <strong>de</strong>vait atteindre trente lieues à l’heure.Mon oncle et moi, nous regardions d’un œil hagard,accotés <strong>au</strong> tronçon du mât, qui, <strong>au</strong> moment <strong>de</strong> <strong>la</strong>catastrophe, s’était rompu net. Nous tournions le dos àl’air, afin <strong>de</strong> ne pas être étouffés par <strong>la</strong> rapidité d’unmouvement que nulle puissance humaine ne pouvaitenrayer.Cependant les heures s’écoulèrent. La situation nechangeait pas, mais un inci<strong>de</strong>nt vint <strong>la</strong> compliquer.En cherchant à mettre un peu d’ordre dans <strong>la</strong>cargaison, je vis que <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s objetsembarqués avaient disparu <strong>au</strong> moment <strong>de</strong> l’explosion,


lorsque <strong>la</strong> mer nous assaillit si violemment ! Je voulussavoir exactement à quoi m’en tenir sur nos ressources,et, <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne à <strong>la</strong> main, je commençai mes recherches.De nos instruments, il ne restait plus que <strong>la</strong> boussole etle chronomètre. Les échelles et les cor<strong>de</strong>s se réduisaientà un bout <strong>de</strong> câble enroulé <strong>au</strong>tour du tronçon <strong>de</strong> mât.Pas une pioche, pas un pic, pas un marte<strong>au</strong>, et, malheurirréparable, nous n’avions pas <strong>de</strong> vivres pour un jour !Je fouil<strong>la</strong>i les interstices du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, les moindrescoins formés par les poutres et <strong>la</strong> jointure <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>nches !Rien ! Nos provisions consistaient uniquement en unmorce<strong>au</strong> <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> sèche et quelques biscuits.Je regardais d’un air stupi<strong>de</strong> ! Je ne vou<strong>la</strong>is pascomprendre ! Et cependant <strong>de</strong> quel danger mepréoccupais-je ? Quand les vivres eussent été suffisantspour <strong>de</strong>s mois, pour <strong>de</strong>s années, comment sortir <strong>de</strong>sabîmes où nous entraînait cet irrésistible torrent ? Àquoi bon craindre les tortures <strong>de</strong> <strong>la</strong> faim, quand <strong>la</strong> morts’offrait déjà sous tant d’<strong>au</strong>tres formes ? Mourird’inanition, est-ce que nous en <strong>au</strong>rions le temps ?Pourtant, par une inexplicable bizarrerie <strong>de</strong>l’imagination, j’oubliai le péril immédiat pour lesmenaces <strong>de</strong> l’avenir qui m’apparurent dans toute leurhorreur. D’ailleurs, peut-être pourrions-nous échapper<strong>au</strong>x fureurs du torrent et revenir à <strong>la</strong> surface du globe.Comment ? Je l’ignore. Où ? Qu’importe ! Une chance


sur mille est toujours une chance, tandis que <strong>la</strong> mort par<strong>la</strong> faim ne nous <strong>la</strong>issait d’espoir dans <strong>au</strong>cuneproportion, si petite qu’elle fût.La pensée me vint <strong>de</strong> tout dire à mon oncle, <strong>de</strong> luimontrer à quel dénûment nous étions réduits, et <strong>de</strong> fairel’exact calcul du temps qui nous restait à vivre. Maisj’eus le courage <strong>de</strong> me taire. Je vou<strong>la</strong>is lui <strong>la</strong>isser toutson sang-froid.En ce moment, <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>nterne baissa peu àpeu et s’éteignit entièrement. La mèche avait brûléjusqu’<strong>au</strong> bout. L’obscurité re<strong>de</strong>vint absolue. Il ne fal<strong>la</strong>itplus songer à dissiper ces impénétrables ténèbres. Ilrestait encore une torche, mais elle n’<strong>au</strong>rait pu semaintenir allumée. Alors, comme un enfant, je fermailes yeux pour ne pas voir toute cette obscurité.Après un <strong>la</strong>ps <strong>de</strong> temps assez long, <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong>notre course redoub<strong>la</strong>. Je m’en aperçus à <strong>la</strong>réverbération <strong>de</strong> l’air sur mon visage. La pente <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>x<strong>de</strong>venait excessive. Je crois véritablement que nous neglissions plus. Nous tombions. J’avais en moil’impression d’une chute presque verticale. La main <strong>de</strong>mon oncle et celle <strong>de</strong> Hans, cramponnées à mes bras,me retenaient avec vigueur.Tout à coup, après un temps inappréciable, jeressentis comme un choc ; le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> n’avait pas heurtéun corps dur, mais il s’était subitement arrêté dans sa


chute. Une trombe d’e<strong>au</strong>, une immense colonne liqui<strong>de</strong>s’abattit à sa surface. Je fus suffoqué. Je me noyais...Cependant, cette inondation soudaine ne dura pas.En quelques secon<strong>de</strong>s je me trouvai à l’air libre quej’aspirai à pleins poumons. Mon oncle et Hans meserraient le bras à le briser, et le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> nous portaitencore tous les trois.


XLIIJe suppose qu’il <strong>de</strong>vait être alors dix heures du soir.Le premier <strong>de</strong> mes sens qui fonctionna après ce <strong>de</strong>rnierass<strong>au</strong>t fut le sens <strong>de</strong> l’ouïe. J’entendis presque <strong>au</strong>ssitôt,car ce fut acte d’<strong>au</strong>dition véritable, j’entendis le silencese faire dans <strong>la</strong> galerie et succé<strong>de</strong>r à ces mugissementsqui, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> longues heures, remplissaient mesoreilles. Enfin ces paroles <strong>de</strong> mon oncle m’arrivèrentcomme un murmure :« Nous montons !– Que voulez-vous dire ? m’écriai-je.– Oui, nous montons ! nous montons ! »J’étendis le bras ; je touchai <strong>la</strong> muraille ; ma mainfut mise en sang. Nous remontions avec une extrêmerapidité.« La torche ! <strong>la</strong> torche ! » s’écria le professeur.Hans, non sans difficultés, parvint à l’allumer, et <strong>la</strong>f<strong>la</strong>mme, se maintenant <strong>de</strong> bas en h<strong>au</strong>t, malgré lemouvement ascensionnel, jeta assez <strong>de</strong> c<strong>la</strong>rté pouréc<strong>la</strong>irer toute <strong>la</strong> scène.


« C’est bien ce que je pensais, dit mon oncle. Noussommes dans un puits étroit, qui n’a pas quatre toises<strong>de</strong> diamètre. L’e<strong>au</strong>, arrivée <strong>au</strong> fond du gouffre, reprendson nive<strong>au</strong> et nous remonte avec elle.– Où ?– Je l’ignore, mais il f<strong>au</strong>t se tenir prêts à toutévénement. Nous montons avec une vitesse quej’évalue à <strong>de</strong>ux toises par secon<strong>de</strong>s, soit cent vingttoises par minute, ou plus <strong>de</strong> trois lieues et <strong>de</strong>mie àl’heure. De ce train-là, on fait du chemin.– Oui, si rien ne nous arrête, si ce puits a une issue !Mais s’il est bouché, si l’air se comprime peu à peusous <strong>la</strong> pression <strong>de</strong> <strong>la</strong> colonne d’e<strong>au</strong>, si nous allons êtreécrasés !– Axel, répondit le professeur avec un grand calme,<strong>la</strong> situation est presque désespérée, mais il y a quelqueschances <strong>de</strong> salut, et ce sont celles-là que j’examine. Si àchaque instant nous pouvons périr, à chaque instant<strong>au</strong>ssi nous pouvons être s<strong>au</strong>vés. Soyons donc on mesure<strong>de</strong> profiter <strong>de</strong>s moindres circonstances.– Mais que faire ?– Réparer nos forces en mangeant. »À ces mots, je regardai mon oncle d’un œil hagard.Ce que je n’avais pas voulu avouer, il fal<strong>la</strong>it enfin ledire :


« Manger ? répétai-je.– Oui, sans retard. »Le professeur ajouta quelques mots en danois. Hanssecoua <strong>la</strong> tête.« Quoi ! s’écria mon oncle, nos provisions sontperdues ?– Oui, voilà ce qui reste <strong>de</strong> vivres ! un morce<strong>au</strong> <strong>de</strong>vian<strong>de</strong> sèche pour nous trois ! »Mon oncle me regardait sans vouloir comprendremes paroles.« Eh bien ! dis-je, croyez-vous encore que nouspuissions être s<strong>au</strong>vés ? »Ma <strong>de</strong>man<strong>de</strong> n’obtint <strong>au</strong>cune réponse.Une heure se passa. Je commençais à éprouver unefaim violente. Mes compagnons souffraient <strong>au</strong>ssi, et pasun <strong>de</strong> nous n’osait toucher à ce misérable rested’aliments.Cependant nous montions toujours avec uneextrême rapidité. Parfois l’air nous coupait <strong>la</strong>respiration comme <strong>au</strong>x aéron<strong>au</strong>tes dont l’ascension esttrop rapi<strong>de</strong>. Mais si ceux-ci éprouvent un froidproportionnel à mesure qu’ils s’élèvent dans lescouches atmosphériques, nous subissions un effetabsolument contraire. La chaleur s’accroissait d’une


inquiétante façon et <strong>de</strong>vait certainement atteindrequarante <strong>de</strong>grés.Que signifiait un pareil changement ? Jusqu’alorsles faits avaient donné raison <strong>au</strong>x théories <strong>de</strong> Davy et <strong>de</strong>Li<strong>de</strong>nbrock ; jusqu’alors <strong>de</strong>s conditions particulières <strong>de</strong>roches réfractaires, d’électricité, <strong>de</strong> magnétisme avaientmodifié les lois générales <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, en nous faisantune température modérée, car <strong>la</strong> théorie du feu centralrestait, à mes yeux, <strong>la</strong> seule vraie, <strong>la</strong> seule explicable.Allions-nous donc revenir à un milieu où cesphénomènes s’accomplissaient dans toute leur rigueuret dans lequel <strong>la</strong> chaleur réduisait les roches à uncomplet état <strong>de</strong> fusion ? Je le craignais, et je dis <strong>au</strong>professeur :« Si nous ne sommes pas noyés ou brisés, si nous nemourons pas <strong>de</strong> faim, il nous reste toujours <strong>la</strong> chanced’être brûlés vifs. »Il se contenta <strong>de</strong> h<strong>au</strong>sser les ép<strong>au</strong>les et retomba dansses réflexions.Une heure s’écou<strong>la</strong>, et, s<strong>au</strong>f un léger accroissementdans <strong>la</strong> température, <strong>au</strong>cun inci<strong>de</strong>nt ne modifia <strong>la</strong>situation. Enfin mon oncle rompit le silence.« Voyons, dit-il, il f<strong>au</strong>t prendre un parti.– Prendre un parti ? répliquai-je.


– Oui. Il f<strong>au</strong>t réparer nos forces. Si nous essayons,en ménageant ce reste <strong>de</strong> nourriture, <strong>de</strong> prolonger notreexistence <strong>de</strong> quelques heures, nous serons faiblesjusqu’à <strong>la</strong> fin.– Oui, jusqu’à <strong>la</strong> fin, qui ne se fera pas attendre.– Eh bien ! qu’une chance <strong>de</strong> salut se présente,qu’un moment d’action soit nécessaire, où trouveronsnous<strong>la</strong> force d’agir, si nous nous <strong>la</strong>issons affaiblir parl’inanition ?– Eh ! mon oncle, ce morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> dévoré, quenous restera-t-il ?– Rien, Axel, rien. Mais te nourrira-t-il davantage àle manger <strong>de</strong>s yeux ? Tu fais là les raisonnementsd’homme sans volonté, d’un être sans énergie !– Ne désespérez-vous donc pas ? m’écriai-je avecirritation.– Non ! répliqua fermement le professeur.– Quoi ! vous croyez encore à quelque chance <strong>de</strong>salut ?– Oui ! certes oui ! et tant que son cœur bat, tant quesa chair palpite, je n’admets pas qu’un être doué <strong>de</strong>volonté <strong>la</strong>isse en lui p<strong>la</strong>ce <strong>au</strong> désespoir. »Quelles paroles ! L’homme qui les prononçait en <strong>de</strong>pareilles circonstances était certainement d’une trempe


peu commune.« Enfin, dis-je, que préten<strong>de</strong>z-vous faire ?– Manger ce qui reste <strong>de</strong> nourriture jusqu’à <strong>la</strong><strong>de</strong>rnière miette et réparer nos forces perdues. Ce repassera notre <strong>de</strong>rnier, soit ! mais <strong>au</strong> moins, <strong>au</strong> lieu d’êtreépuisés, nous serons re<strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s hommes.– Eh bien ! dévorons ! » m’écriai-je.Mon oncle prit le morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> et les quelquesbiscuits échappés <strong>au</strong> n<strong>au</strong>frage ; il fit trois portionségales et les distribua. Ce<strong>la</strong> faisait environ une livred’aliment pour chacun. Le professeur mangeaavi<strong>de</strong>ment, avec une sorte d’emportement fébrile ; moi,sans p<strong>la</strong>isir, malgré ma faim, et presque avec dégoût ;Hans, tranquillement, modérément, mâchant sans bruit<strong>de</strong> petites bouchées et les savourant avec le calme d’unhomme que les soucis <strong>de</strong> l’avenir ne pouvaientinquiéter. Il avait, en furetant bien, retrouvé une gour<strong>de</strong>à <strong>de</strong>mi pleine <strong>de</strong> genièvre ; il nous l’offrit, et cettebienfaisante liqueur eut <strong>la</strong> force <strong>de</strong> me ranimer un peu.« Förträfflig ! dit Hans en buvant à son tour.– Excellente ! » riposta mon oncle.J’avais repris quelque espoir. Mais notre <strong>de</strong>rnierrepas venait d’être achevé. Il était alors cinq heures dumatin.


L’homme est ainsi fait, que sa santé est un effetpurement négatif ; une fois le besoin <strong>de</strong> mangersatisfait, on se figure difficilement les horreurs <strong>de</strong> <strong>la</strong>faim ; il f<strong>au</strong>t les éprouver, pour les comprendre. Aussi,<strong>au</strong> sortir d’un long jeûne, quelques bouchées <strong>de</strong> biscuitet <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> triomphèrent <strong>de</strong> nos douleurs passées.Cependant, après ce repas, chacun se <strong>la</strong>issa aller àses réflexions. À quoi songeait Hans, cet homme <strong>de</strong>l’extrême occi<strong>de</strong>nt, que dominait <strong>la</strong> résignation fataliste<strong>de</strong>s Orient<strong>au</strong>x ? Pour mon compte, mes penséesn’étaient faites que <strong>de</strong> souvenirs, et ceux-ci meramenaient à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> ce globe que je n’<strong>au</strong>raisjamais dû quitter. La maison <strong>de</strong> Königstrasse, map<strong>au</strong>vre Graüben, <strong>la</strong> bonne Marthe, passèrent comme <strong>de</strong>svisions <strong>de</strong>vant mes yeux, et, dans les gron<strong>de</strong>mentslugubres qui couraient à travers le massif, je croyaissurprendre le bruit <strong>de</strong>s cités <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>.Pour mon oncle, « toujours à son affaire », <strong>la</strong> torcheà <strong>la</strong> main, il examinait avec attention <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>sterrains ; il cherchait à reconnaître sa situation parl’observation <strong>de</strong>s couches superposées. Ce calcul, oumieux cette estime, ne pouvait être que fortapproximative ; mais un savant est toujours un savant,quand il parvient à conserver son sang-froid, et certes,le professeur Li<strong>de</strong>nbrock possédait cette qualité à un<strong>de</strong>gré peu ordinaire.


Je l’entendais murmurer <strong>de</strong>s mots <strong>de</strong> <strong>la</strong> sciencegéologique ; je les comprenais, et je m’intéressaismalgré moi à cette étu<strong>de</strong> suprême.« Granit éruptif, disait-il. Nous sommes encore àl’époque primitive ; mais nous montons ! nousmontons ! Qui sait ? »Qui sait ? Il espérait toujours. De sa main il tâtait <strong>la</strong>paroi verticale, et, quelques instants plus tard, ilreprenait ainsi :« Voilà les gneiss ! voilà les micaschistes ! Bon ! àbientôt les terrains <strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> transition, et alors... »Que vou<strong>la</strong>it dire le professeur ? Pouvait-il mesurerl’épaisseur <strong>de</strong> l’écorce <strong>terre</strong>stre suspendue sur notretête ? Possédait-il un moyen quelconque <strong>de</strong> faire cecalcul ? Non. Le manomètre lui manquait, et nulleestime ne pouvait le suppléer.Cependant <strong>la</strong> température s’accroissait dans uneforte proportion et je me sentais baigné <strong>au</strong> milieu d’uneatmosphère brû<strong>la</strong>nte. Je ne pouvais <strong>la</strong> comparer qu’à <strong>la</strong>chaleur renvoyée par les fourne<strong>au</strong>x d’une fon<strong>de</strong>rie àl’heure <strong>de</strong>s coulées. Peu à peu, Hans, mon oncle et moi,nous avions dû quitter nos vestes et nos gilets ; lemoindre vêtement <strong>de</strong>venait une c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>ise, pourne pas dire <strong>de</strong> souffrances.« Montons-nous donc vers un foyer incan<strong>de</strong>scent ?


m’écriai-je, à un moment où <strong>la</strong> chaleur redoub<strong>la</strong>it.– Non, répondit mon oncle, c’est impossible ! c’estimpossible !– Cependant, dis-je en tâtant <strong>la</strong> paroi, cette murailleest brû<strong>la</strong>nte ! »Au moment où je prononçai ces paroles, ma mainayant effleuré l’e<strong>au</strong>, je dus <strong>la</strong> retirer <strong>au</strong> plus vite.« L’e<strong>au</strong> est brû<strong>la</strong>nte ! » m’écriai-je.Le professeur, cette fois, ne répondit que par ungeste <strong>de</strong> colère.Alors une invincible épouvante s’empara <strong>de</strong> moncerve<strong>au</strong> et ne le quitta plus. J’avais le sentiment d’unecatastrophe prochaine, et telle que <strong>la</strong> plus <strong>au</strong>dacieuseimagination n’<strong>au</strong>rait pu <strong>la</strong> concevoir. Une idée, d’abordvague, incertaine, se changeait en certitu<strong>de</strong> dans monesprit. Je <strong>la</strong> repoussai, mais elle revint avec obstination.Je n’osais <strong>la</strong> formuler. Cependant quelquesobservations involontaires déterminèrent maconviction. À <strong>la</strong> lueur douteuse <strong>de</strong> <strong>la</strong> torche, jeremarquai <strong>de</strong>s mouvements désordonnés dans lescouches granitiques ; un phénomène al<strong>la</strong>it évi<strong>de</strong>mmentse produire, dans lequel l’électricité jouait un rôle ; puiscette chaleur excessive, cette e<strong>au</strong> bouillonnante !... Jevoulus observer <strong>la</strong> boussole.Elle était affolée !


XLIIIOui, affolée ! L’aiguille s<strong>au</strong>tait d’un pôle à l’<strong>au</strong>treavec <strong>de</strong> brusques secousses, parcourait tous les pointsdu cadran, et tournait, comme si elle eût été prise <strong>de</strong>vertige.Je savais bien que, d’après les théories les plusacceptées, l’écorce minérale du globe, n’est jamais dansun état <strong>de</strong> repos absolu ; les modifications amenées par<strong>la</strong> décomposition <strong>de</strong>s matières internes, l’agitationprovenant <strong>de</strong>s grands courants liqui<strong>de</strong>s, l’action dumagnétisme, ten<strong>de</strong>nt à l’ébranler incessamment, alorsmême que les êtres disséminés à sa surface nesoupçonnent pas son agitation. Ce phénomène nem’<strong>au</strong>rait donc pas <strong>au</strong>trement effrayé, ou du moins iln’eût pas fait naître dans mon esprit une idée terrible.Mais d’<strong>au</strong>tres faits, certains détails sui generis, nepurent me tromper plus longtemps. Les détonations semultipliaient avec une effrayante intensité. Je nepouvais les comparer qu’<strong>au</strong> bruit que feraient un grandnombre <strong>de</strong> chariots entraînés rapi<strong>de</strong>ment sur le pavé.C’était un tonnerre continu.Puis, <strong>la</strong> boussole affolée, secouée par les


phénomènes électriques, me confirmait dans monopinion. L’écorce minérale menaçait <strong>de</strong> se rompre, lesmassifs granitiques <strong>de</strong> se rejoindre, <strong>la</strong> fissure <strong>de</strong> secombler, le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> se remplir, et nous, p<strong>au</strong>vres atomes,nous allions être écrasés dans cette formidable étreinte.« Mon oncle, mon oncle ! m’écriai-je, nous sommesperdus !– Quelle est celle nouvelle <strong>terre</strong>ur ? me répondit-i<strong>la</strong>vec un calme surprenant. Qu’as-tu donc ?– Ce que j’ai ! Observez ces murailles qui s’agitent,ce massif qui se disloque, cette chaleur torri<strong>de</strong>, cettee<strong>au</strong> qui bouillonne, ces vapeurs qui s’épaississent, cetteaiguille folle, tous les indices d’un tremblement <strong>de</strong><strong>terre</strong> ! »Mon oncle secoua doucement <strong>la</strong> tête.« Un tremblement <strong>de</strong> <strong>terre</strong> ? fit-il.– Oui !– Mon garçon, je crois que tu te trompes !– Quoi ! vous ne reconnaissez pas cessymptômes ?...– D’un tremblement <strong>de</strong> <strong>terre</strong> ? non ! J’attends mieuxque ce<strong>la</strong> !– Que voulez-vous dire ?


– Une éruption, Axel.– Une éruption ! dis-je. Nous sommes dans <strong>la</strong>cheminée d’un volcan en activité !– Je le pense, dit le professeur en souriant, et c’estce qui peut nous arriver <strong>de</strong> plus heureux ! »De plus heureux ! Mon oncle était-il donc <strong>de</strong>venufou ? Que signifiaient ces paroles ? Pourquoi ce calmeet ce sourire ?« Comment ! m’écriai-je, nous sommes pris dansune éruption ! <strong>la</strong> fatalité nous a jetés sur le chemin <strong>de</strong>s<strong>la</strong>ves incan<strong>de</strong>scentes, <strong>de</strong>s roches en feu, <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>xbouillonnantes, <strong>de</strong> toutes les matières éruptives ! nousallons être repoussés, expulsés, rejetés, vomis, <strong>la</strong>ncésdans les airs avec les quartiers <strong>de</strong> rocs, les pluies <strong>de</strong>cendres et <strong>de</strong> scories, dans un tourbillon <strong>de</strong> f<strong>la</strong>mmes, etc’est ce qui peut nous arriver <strong>de</strong> plus heureux !– Oui, répondit le professeur en me regardant par<strong>de</strong>ssusses lunettes, car c’est <strong>la</strong> seule chance que nousayons <strong>de</strong> revenir à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> ! »Je passe rapi<strong>de</strong>ment sur les mille idées qui secroisèrent dans mon cerve<strong>au</strong>. Mon oncle avait raison,absolument raison, et jamais il ne me parut ni plus<strong>au</strong>dacieux ni plus convaincu qu’en ce moment, où i<strong>la</strong>ttendait et supputait avec calme les chances d’uneéruption.


Cependant nous montions toujours ; <strong>la</strong> nuit se passadans ce mouvement ascensionnel ; les fracasenvironnants redoub<strong>la</strong>ient ; j’étais presque suffoqué, jecroyais toucher à ma <strong>de</strong>rnière heure, et, pourtant,l’imagination est si bizarre, que je me livrai à unerecherche véritablement enfantine. Mais je subissaismes pensées, je ne les dominais pas !Il était évi<strong>de</strong>nt que nous étions rejetés par unepoussée éruptive ; sous le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, il y avait <strong>de</strong>s e<strong>au</strong>xbouillonnantes, et sous ces e<strong>au</strong>x toute une pâte <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve,un agrégat <strong>de</strong> roches qui, <strong>au</strong> sommet du cratère, sedisperseraient en tous les sens. Nous étions donc dans <strong>la</strong>cheminée d’un volcan. Pas <strong>de</strong> doute à cet égard.Mais cette fois, <strong>au</strong> lieu du Sneffels, volcan éteint, ils’agissait d’un volcan en pleine activité. Je me<strong>de</strong>mandai donc quelle pouvait être cette montagne etdans quelle partie du mon<strong>de</strong> nous allions être expulsés.Dans les régions septentrionales, ce<strong>la</strong> ne faisait<strong>au</strong>cun doute. Avant ses affolements, <strong>la</strong> boussole n’avaitjamais varié à cet égard. Depuis le cap Saknussemm,nous avions été entraînés directement <strong>au</strong> nord pendant<strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> lieues. Or, étions-nous revenus sousl’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ? Devions-nous être rejetés par le cratère <strong>de</strong>l’Héc<strong>la</strong> ou par ceux <strong>de</strong>s sept <strong>au</strong>tres monts ignivomes <strong>de</strong>l’île ? Dans un rayon <strong>de</strong> 500 lieues, à l’ouest, je nevoyais sous ce parallèle que les volcans mal connus <strong>de</strong>


<strong>la</strong> côte nord-ouest <strong>de</strong> l’Amérique. Dans l’est un seulexistait sous le quatre-vingtième <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> <strong>la</strong>titu<strong>de</strong>,l’Esk, dans l’île <strong>de</strong> Jean Mayen, non loin du Spitzberg !Certes, les cratères ne manquaient pas, et ils setrouvaient assez spacieux pour vomir une armée toutentière ! Mais lequel nous servirait d’issue, c’est ce queje cherchais à <strong>de</strong>viner.Vers le matin, le mouvement d’ascension s’accéléra.Si <strong>la</strong> chaleur s’accrut, <strong>au</strong> lieu <strong>de</strong> diminuer, <strong>au</strong>xapproches <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface du globe, c’est qu’elle étaittoute locale et due à une influence volcanique. Notregenre <strong>de</strong> locomotion ne pouvait plus me <strong>la</strong>isser <strong>au</strong>cundoute dans l’esprit. Une force énorme, une force <strong>de</strong>plusieurs centaines d’atmosphères, produite par lesvapeurs accumulées dans le sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong>, nouspoussait irrésistiblement. Mais à quels dangersinnombrables elle nous exposait !Bientôt <strong>de</strong>s reflets f<strong>au</strong>ves pénétrèrent dans <strong>la</strong> galerieverticale qui s’é<strong>la</strong>rgissait ; j’apercevais à droite et àg<strong>au</strong>che <strong>de</strong>s couloirs profonds semb<strong>la</strong>bles à d’immensestunnels d’où s’échappaient <strong>de</strong>s vapeurs épaisses ; <strong>de</strong>s<strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> f<strong>la</strong>mmes en léchaient les parois en pétil<strong>la</strong>nt.« Voyez ! voyez, mon oncle ! m’écriai-je.– Eh bien ! ce sont <strong>de</strong>s f<strong>la</strong>mmes sulfureuses. Rien <strong>de</strong>plus naturel dans une éruption.


– Mais si elles nous enveloppent ?– Elles ne nous envelopperont pas.– Mais si nous étouffons ?– Nous n’étoufferons pas. La galerie s’é<strong>la</strong>rgit et, s’ille f<strong>au</strong>t, nous abandonnerons le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> pour nous abriterdans quelque crevasse.– Et l’e<strong>au</strong> ! l’e<strong>au</strong> montante ?– Il n’y a plus d’e<strong>au</strong>, Axel, mais une sorte <strong>de</strong> pâte<strong>la</strong>vique qui nous soulève avec elle jusqu’à l’orifice ducratère. »La colonne liqui<strong>de</strong> avait effectivement disparu pourfaire p<strong>la</strong>ce à <strong>de</strong>s matières éruptives assez <strong>de</strong>nses,quoique bouillonnantes. La température <strong>de</strong>venaitinsoutenable, et un thermomètre exposé dans cetteatmosphère eût marqué plus <strong>de</strong> soixante-dix <strong>de</strong>grés ! Lasueur m’inondait. Sans <strong>la</strong> rapidité <strong>de</strong> l’ascension, nous<strong>au</strong>rions été certainement étouffés.Cependant le professeur ne donna pas suite à saproposition d’abandonner le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, et il fit bien. Cesquelques poutres mal jointes offraient une surfacesoli<strong>de</strong>, un point d’appui qui nous eût manqué partoutailleurs.Vers huit heures du matin, un nouvel inci<strong>de</strong>nt seproduisit pour <strong>la</strong> première fois. Le mouvement


ascensionnel cessa tout à coup. Le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> <strong>de</strong>meuraabsolument immobile.« Qu’est-ce donc ? <strong>de</strong>mandais-je, ébranlé par cetarrêt subit comme par un choc.– Une halte, répondit mon oncle.– Est-ce l’éruption qui se calme ?– J’espère bien que non. »Je me levai. J’essayai <strong>de</strong> voir <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> moi. Peutêtrele ra<strong>de</strong><strong>au</strong>, arrêté par une saillie <strong>de</strong> roc, opposait-ilune résistance momentanée à <strong>la</strong> masse éruptive. Dansce cas, il fal<strong>la</strong>it se hâter <strong>de</strong> le dégager <strong>au</strong> plus vite.Il n’en était rien. La colonne <strong>de</strong> cendres, <strong>de</strong> scorieset <strong>de</strong> débris pierreux avait elle-même cessé <strong>de</strong> monter.« Est-ce que l’éruption s’arrêterait ? m’écriai-je.– Ah ! fit mon oncle les <strong>de</strong>nts serrées, tu le crains,mon garçon ; mais rassure-toi, ce moment <strong>de</strong> calme nes<strong>au</strong>rait se prolonger ; voilà déjà cinq minutes qu’il dure,et avant peu nous reprendrons notre ascension versl’orifice du cratère. »Le professeur, en par<strong>la</strong>nt ainsi, ne cessait <strong>de</strong>consulter son chronomètre, et il <strong>de</strong>vait avoir encoreraison dans ses pronostics. Bientôt le ra<strong>de</strong><strong>au</strong> fut reprisd’un mouvement rapi<strong>de</strong> et désordonné qui dura <strong>de</strong>uxminutes à peu près, et il s’arrêta <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>.


« Bon, fit mon oncle en observant l’heure, dans dixminutes il se remettra en route.– Dix minutes ?– Oui. Nous avons affaire à un volcan dontl’éruption est intermittente. Il nous <strong>la</strong>isse respirer aveclui. »Rien n’était plus vrai. À <strong>la</strong> minute assignée, nousfûmes <strong>la</strong>ncés <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> avec une extrême rapidité. Ilfal<strong>la</strong>it se cramponner <strong>au</strong>x poutres pour ne pas être rejetéhors du ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Puis <strong>la</strong> poussée s’arrêta.Depuis, j’ai réfléchi à ce singulier phénomène sansen trouver une explication satisfaisante. Toutefois il meparaît évi<strong>de</strong>nt que nous n’occupions pas <strong>la</strong> cheminéeprincipale du volcan, mais bien un conduit accessoire,où se faisait sentir un effet <strong>de</strong> contrecoup.Combien <strong>de</strong> fois se reproduisit cette manœuvre, jene s<strong>au</strong>rais le dire. Tout ce que je puis affirmer, c’estqu’à chaque reprise du mouvement, nous étions <strong>la</strong>ncésavec une force croissante et comme emportés par unvéritable projectile. Pendant les instants <strong>de</strong> halte, onétouffait ; pendant les moments <strong>de</strong> projection, l’airbrû<strong>la</strong>nt me coupait <strong>la</strong> respiration. Je pensai un instant àcette volupté <strong>de</strong> me retrouver subitement dans lesrégions hyperboréennes par un froid <strong>de</strong> trente <strong>de</strong>grés<strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> zéro. Mon imagination surexcitée se


promenait sur les p<strong>la</strong>ines <strong>de</strong> neige <strong>de</strong>s contréesarctiques, et j’aspirais <strong>au</strong> moment où je me roulerais surles tapis g<strong>la</strong>cés du pôle ! Peu à peu, d’ailleurs, ma tête,brisée par ces secousses réitérées, se perdit. Sans lesbras <strong>de</strong> Hans, plus d’une fois je me serais brisé le crânecontre <strong>la</strong> paroi <strong>de</strong> granit.Je n’ai donc conservé <strong>au</strong>cun souvenir précis <strong>de</strong> cequi se passa pendant les heures suivantes. J’ai lesentiment confus <strong>de</strong> détonations continues, <strong>de</strong>l’agitation du massif, d’un mouvement giratoire dontfut pris le ra<strong>de</strong><strong>au</strong>. Il ondu<strong>la</strong> sur <strong>de</strong>s flots <strong>de</strong> <strong>la</strong>ves, <strong>au</strong>milieu d’une pluie <strong>de</strong> cendres. Les f<strong>la</strong>mmes ronf<strong>la</strong>ntesl’enveloppèrent. Un ouragan qu’on eût dit chassé d’unventi<strong>la</strong>teur immense activait les feux souterrains. Une<strong>de</strong>rnière fois, <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> Hans m’apparut dans un refletd’incendie, et je n’eus plus d’<strong>au</strong>tre sentiment que cetteépouvante sinistre <strong>de</strong>s condamnés attachés à <strong>la</strong> bouched’un canon, <strong>au</strong> moment où le coup part et disperse leursmembres dans les airs.


XLIVQuand je rouvris les yeux, je me sentis serré à <strong>la</strong>ceinture par <strong>la</strong> main vigoureuse du gui<strong>de</strong>. De l’<strong>au</strong>tremain il soutenait mon oncle. Je n’étais pas blességrièvement, mais brisé plutôt par une courbaturegénérale. Je me vis couché sur le versant d’unemontagne, à <strong>de</strong>ux pas d’un gouffre dans lequel lemoindre mouvement m’eût précipité. Hans m’avaits<strong>au</strong>vé <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, pendant que je rou<strong>la</strong>is sur les f<strong>la</strong>ncsdu cratère.« Où sommes-nous ? » <strong>de</strong>manda mon oncle, qui meparut fort irrité d’être revenu sur <strong>terre</strong>.Le chasseur leva les ép<strong>au</strong>les en signe d’ignorance.« En Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ? dis-je.– Nej, répondis Hans.– Comment ! non ! s’écria le professeur.– Hans se trompe », dis-je en me soulevant.Après les surprises innombrables <strong>de</strong> ce voyage, unestupéfaction nous était encore réservée. Je m’attendais àvoir un cône couvert <strong>de</strong> neiges éternelles, <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>s


ari<strong>de</strong>s déserts <strong>de</strong>s regions septentrionales, sous les pâlesrayons d’un ciel po<strong>la</strong>ire, <strong>au</strong> <strong>de</strong>là <strong>de</strong>s <strong>la</strong>titu<strong>de</strong>s les plusélevées, et, contrairement à toutes ces prévisions, mononcle, l’Is<strong>la</strong>ndais et moi, nous étions étendus à mi-f<strong>la</strong>ncd’une montagne calcinée par les ar<strong>de</strong>urs du soleil quinous dévorait <strong>de</strong> ses feux.Je ne vou<strong>la</strong>is pas en croire mes regards ; mais <strong>la</strong>réelle cuisson dont mon corps était l’objet ne permettait<strong>au</strong>cun doute. Nous étions sortis à <strong>de</strong>mi nus du cratère,et l’astre radieux, <strong>au</strong>quel nous n’avions rien <strong>de</strong>mandé<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois, se montrait à notre égard prodigue <strong>de</strong>lumière et <strong>de</strong> chaleur et nous versait à flots unesplendi<strong>de</strong> irradiation.Quand mes yeux furent accoutumés à cet éc<strong>la</strong>t dontils avaient perdu l’habitu<strong>de</strong>, je les employai à rectifierles erreurs <strong>de</strong> mon imagination. Pour le moins, jevou<strong>la</strong>is être <strong>au</strong> Spitzberg, et je n’étais pas d’humeur àen démordre aisément.Le professeur avait le premier pris <strong>la</strong> parole et dit :« En effet, voilà qui ne ressemble pas à l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.– Mais l’île <strong>de</strong> Jean Mayen ? répondis-je.– Pas davantage, mon garçon. Ceci n’est point unvolcan du nord avec ses collines <strong>de</strong> granit et sa calotte<strong>de</strong> neige.– Cependant...


– Regar<strong>de</strong>, Axel, regar<strong>de</strong> ! »Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> notre tête, à cinq cents pieds <strong>au</strong> plus,s’ouvrait le cratère d’un volcan par lequel s’échappait,<strong>de</strong> quart d’heure en quart d’heure, avec une très fortedétonation, une h<strong>au</strong>te colonne <strong>de</strong> f<strong>la</strong>mmes, mêlée <strong>de</strong>pierres ponces, <strong>de</strong> cendres et <strong>de</strong> <strong>la</strong>ves. Je sentais lesconvulsions <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne qui respirait à <strong>la</strong> façon <strong>de</strong>sbaleines, et rejetait <strong>de</strong> temps à <strong>au</strong>tre le feu et l’air parses énormes évents. Au-<strong>de</strong>ssous, et par une pente assezroi<strong>de</strong>, les nappes <strong>de</strong> matières éruptives s’étendaient àune profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sept à huit cents pieds, ce qui nedonnait pas <strong>au</strong> volcan une h<strong>au</strong>teur <strong>de</strong> cent toises. Sabase disparaissait dans une véritable corbeille d’arbresverts, parmi lesquels je distinguai <strong>de</strong>s oliviers, <strong>de</strong>sfiguiers et <strong>de</strong>s vignes chargées <strong>de</strong> grappes vermeilles.Ce n’était point l’aspect <strong>de</strong>s régions arctiques, ilfal<strong>la</strong>it bien en convenir.Lorsque le regard franchissait cette verdoyanteenceinte, il arrivait rapi<strong>de</strong>ment à se perdre dans les e<strong>au</strong>xd’une mer admirable ou d’un <strong>la</strong>c, qui faisait <strong>de</strong> cette<strong>terre</strong> enchantée une île <strong>la</strong>rge <strong>de</strong> quelques lieues, à peine.Au levant, se voyait un petit port précédé <strong>de</strong> quelquesmaisons, et dans lequel <strong>de</strong>s navires d’une formeparticulière se ba<strong>la</strong>nçaient <strong>au</strong>x ondu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s flotsbleus. Au <strong>de</strong>là, <strong>de</strong>s groupes d’îlots sortaient <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ineliqui<strong>de</strong>, et si nombreux, qu’ils ressemb<strong>la</strong>ient à une vaste


fourmilière. Vers le couchant, <strong>de</strong>s côtes éloignéess’arrondissaient à l’horizon ; sur les unes se profi<strong>la</strong>ient<strong>de</strong>s montagnes bleues d’une harmonieuseconformation ; sur les <strong>au</strong>tres, plus lointaines,apparaissait un cône prodigieusement élevé <strong>au</strong> sommetduquel s’agitait un panache <strong>de</strong> fumée. Dans le nord, uneimmense étendue d’e<strong>au</strong> étince<strong>la</strong>it sous les rayonsso<strong>la</strong>ires, <strong>la</strong>issant poindre çà et là l’extrémité d’unemâture ou <strong>la</strong> convexité d’une voile gonflée <strong>au</strong> vent.L’imprévu d’un pareil spectacle en centup<strong>la</strong>it encoreles merveilleuses be<strong>au</strong>tés.« Où sommes-nous ? où sommes-nous ? » répétaisjeà mi-voix.Hans fermait les yeux avec indifférence, et mononcle regardait sans comprendre.« Quelle que soit cette montagne, dit-il enfin, il yfait un peu ch<strong>au</strong>d ; les explosions ne discontinuent pas,et ce ne serait vraiment pas <strong>la</strong> peine d’être sortis d’uneéruption pour recevoir un morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> roc sur <strong>la</strong> tête.Descendons, et nous s<strong>au</strong>rons à quoi nous en tenir.D’ailleurs je meurs <strong>de</strong> faim et <strong>de</strong> soif. »Décidément le professeur n’était point un espritcontemp<strong>la</strong>tif. Pour mon compte, oubliant le besoin etles fatigues, je serais resté à cette p<strong>la</strong>ce pendant <strong>de</strong>longues heures encore, mais il fallut suivre mes


compagnons.Le talus du volcan offrait <strong>de</strong>s pentes très rai<strong>de</strong>s ;nous glissions dans <strong>de</strong> véritables fondrières <strong>de</strong> cendres,évitant les ruisse<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong>ve qui s’allongeaient comme<strong>de</strong>s serpents <strong>de</strong> feu. Tout en <strong>de</strong>scendant, je c<strong>au</strong>sais avecvolubilité, car mon imagination était trop remplie pourne point s’en aller en paroles.« Nous sommes en Asie, m’écriai-je, sur les côtes <strong>de</strong>l’In<strong>de</strong>, dans les îles Ma<strong>la</strong>ises, en pleine Océanie ! Nousavons traversé <strong>la</strong> moitié du globe pour aboutir <strong>au</strong>xantipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’Europe.– Mais <strong>la</strong> boussole ? répondit mon oncle.– Oui ! <strong>la</strong> boussole ! disais-je d’un air embarrassé. Àl’en croire, nous avons toujours marché <strong>au</strong> nord.– Elle a donc menti ?– Oh ! menti !– À moins que ceci ne soit le pôle nord !– Le pôle ! non ; mais... »Il y avait là un fait inexplicable. Je ne savaisqu’imaginer.Cependant nous nous rapprochions <strong>de</strong> cette verdurequi faisait p<strong>la</strong>isir à voir. La faim me tourmentait et <strong>la</strong>soif <strong>au</strong>ssi. Heureusement, après <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> marche,une jolie campagne s’offrit à nos regards, entièrement


couverte d’oliviers, <strong>de</strong> grenadiers et <strong>de</strong> vignes quiavaient l’air d’appartenir à tout le mon<strong>de</strong>. D’ailleurs,dans notre dénuement, nous n’étions point gens à yregar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> si près. Quelle jouissance ce fut <strong>de</strong> presserces fruits savoureux sur nos lèvres et <strong>de</strong> mordre àpleines grappes dans ces vignes vermeilles ! Non loin,dans l’herbe, à l’ombre délicieuse <strong>de</strong>s arbres, jedécouvris une source d’e<strong>au</strong> fraîche, où notre figure etnos mains se plongèrent voluptueusement.Pendant que chacun s’abandonnait ainsi à toutes lesdouceurs du repos, un enfant apparut entre <strong>de</strong>ux touffesd’oliviers.« Ah ! m’écriai-je, un habitant <strong>de</strong> cette heureusecontrée ! »C’était une espèce <strong>de</strong> petit p<strong>au</strong>vre, trèsmisérablement vêtu, assez souffreteux, et que notreaspect parut effrayer be<strong>au</strong>coup ; en effet, <strong>de</strong>mi-nus,avec nos barbes incultes, nous avions fort m<strong>au</strong>vaisemine, et, à moins que ce pays ne fût un pays <strong>de</strong> voleurs,nous étions faits <strong>de</strong> manière à effrayer ses habitants.Au moment où le gamin al<strong>la</strong>it prendre <strong>la</strong> fuite, Hanscourut après lui et le ramena, malgré ses cris et sescoups <strong>de</strong> pied.Mon oncle commença par le rassurer <strong>de</strong> son mieuxet lui dit en bon allemand :


« Quel est le nom <strong>de</strong> cette montagne, mon petitami ? »L’enfant ne répondit pas.« Bon, fit mon oncle, nous ne sommes point enAllemagne. »Et il refit <strong>la</strong> même <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en ang<strong>la</strong>is.L’enfant ne répondit pas davantage. J’étais trèsintrigué.« Est-il donc muet ? » s’écria le professeur, qui, trèsfier <strong>de</strong> son polyglottisme, recommença <strong>la</strong> même<strong>de</strong>man<strong>de</strong> en français.Même silence <strong>de</strong> l’enfant.« Alors essayons <strong>de</strong> l’italien », reprit mon oncle, etil dit en cette <strong>la</strong>ngue :« Dove noi siamo ?– Oui ! où sommes-nous ? » répétai-je avecimpatience.L’enfant <strong>de</strong> ne point répondre.« Ah çà ! parleras-tu ? s’écria mon oncle, que <strong>la</strong>colère commençait à gagner, et qui secoua l’enfant parles oreilles. Come si noma questa iso<strong>la</strong> ?– Stromboli », répondit le petit pâtre, qui s’échappa<strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Hans et gagna <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine à travers les


oliviers.Nous ne pensions guère à lui ! Le Stromboli ! Queleffet produisit sur mon imagination ce nom inattendu !Nous étions en pleine Méditerranée, <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong>l’archipel éolien <strong>de</strong> mythologique mémoire, dansl’ancienne Strongyle, ou Éole tenait à <strong>la</strong> chaîne lesvents et les tempêtes. Et ces montagnes bleues quis’arrondissaient <strong>au</strong> levant, c’étaient les montagnes <strong>de</strong> <strong>la</strong>Ca<strong>la</strong>bre ! Et ce volcan dressé à l’horizon du sud, l’Etna,le farouche Etna lui-même.« Stromboli ! lStromboli ! » répétai-je.Mon oncle m’accompagnait <strong>de</strong> ses gestes et <strong>de</strong> sesparoles. Nous avions l’air <strong>de</strong> chanter un chœur !Ah ! quel voyage ! quel merveilleux voyage ! Entréspar un volcan, nous étions sortis par un <strong>au</strong>tre, et cet<strong>au</strong>tre était situé à plus <strong>de</strong> douze cents lieues du Sneffels,<strong>de</strong> cet ari<strong>de</strong> pays <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> jeté <strong>au</strong>x confins dumon<strong>de</strong> ! Les hasards <strong>de</strong> cette expédition nous avaienttransportés <strong>au</strong> sein <strong>de</strong>s plus harmonieuses contrées <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>terre</strong> ! Nous avions abandonné <strong>la</strong> région <strong>de</strong>s neigeséternelles pour celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> verdure infinie et <strong>la</strong>issé <strong>au</strong><strong>de</strong>ssus<strong>de</strong> nos têtes le brouil<strong>la</strong>rd grisâtre <strong>de</strong>s zonesg<strong>la</strong>cées pour revenir <strong>au</strong> ciel azuré <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sicile !Après un délicieux repas composé <strong>de</strong> fruits et d’e<strong>au</strong>fraîche, nous nous remîmes en route pour gagner le port


<strong>de</strong> Stromboli. Dire comment nous étions arrivés dansl’île ne nous parut pas pru<strong>de</strong>nt : l’esprit superstitieux<strong>de</strong>s Italiens n’eût pas manqué <strong>de</strong> voir en nous <strong>de</strong>sdémons vomis du sein <strong>de</strong>s enfers ; il fallut donc serésigner à passer pour d’humbles n<strong>au</strong>fragés. C’étaitmoins glorieux, mais plus sûr.Chemin faisant, j’entendais mon oncle murmurer :« Mais <strong>la</strong> boussole ! <strong>la</strong> boussole, qui marquait lenord ! Comment expliquer ce fait ?– Ma foi ! dis-je avec un grand air <strong>de</strong> dédain, il nef<strong>au</strong>t pas l’expliquer, c’est plus facile !– Par exemple ! un professeur <strong>au</strong> Johannaeum qui netrouverait pas <strong>la</strong> raison d’un phénomène cosmique, ceserait une honte ! »En par<strong>la</strong>nt ainsi, mon oncle, <strong>de</strong>mi-nu, sa bourse <strong>de</strong>cuir <strong>au</strong>tour <strong>de</strong>s reins et dressant ses lunettes sur son nez,re<strong>de</strong>vint le terrible professeur <strong>de</strong> minéralogie.Une heure après avoir quitté le bois d’oliviers, nousarrivions <strong>au</strong> port <strong>de</strong> San-Vicenzo, où Hans réc<strong>la</strong>mait leprix <strong>de</strong> sa treizième semaine <strong>de</strong> service, qui lui futcompté avec <strong>de</strong> chaleureuses poignées <strong>de</strong> main.En cet instant, s’il ne partagea pas notre émotionbien naturelle, il se <strong>la</strong>issa aller du moins à unmouvement d’expansion extraordinaire.


Du bout <strong>de</strong> ses doigts il pressa légèrement nos <strong>de</strong>uxmains et se mit à sourire.


XLVVoici <strong>la</strong> conclusion d’un récit <strong>au</strong>quel refuserontd’ajouter foi les gens les plus habitués à ne s’étonner <strong>de</strong>rien. Mais je suis cuirassé d’avance contre l’incrédulitéhumaine.Nous fûmes reçus par les pêcheurs stromboliotesavec les égards dus à <strong>de</strong>s n<strong>au</strong>fragés. Ils nous donnèrent<strong>de</strong>s vêtements et <strong>de</strong>s vivres. Après quarante-huit heuresd’attente, le 31 août, un petit speronare nous conduisit àMessine, où quelques jours <strong>de</strong> repos nous remirent <strong>de</strong>toutes nos fatigues.Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions àbord du Volturne, l’un <strong>de</strong>s paquebots-postes <strong>de</strong>smessageries impériales <strong>de</strong> France, et, trois jours plustard, nous prenions <strong>terre</strong> à Marseille, n’ayant plusqu’une seule préoccupation dans l’esprit, celle <strong>de</strong> notrem<strong>au</strong>dite boussole. Ce fait inexplicable ne <strong>la</strong>issait pas <strong>de</strong>me tracasser très sérieusement. Le 9 septembre <strong>au</strong> soir,nous arrivions à Hambourg.Quelle fut <strong>la</strong> stupéfaction <strong>de</strong> Marthe, quelle fut <strong>la</strong>joie <strong>de</strong> Graüben, je renonce à le décrire.


« Maintenant que tu es un héros, me dit ma chèrefiancée, tu n’<strong>au</strong>ras plus besoin <strong>de</strong> me quitter, Axel ! »Je <strong>la</strong> regardai. Elle pleurait en souriant.Je <strong>la</strong>isse à penser si le retour du professeurLi<strong>de</strong>nbrock fit sensation à Hambourg. Grâce <strong>au</strong>xindiscrétions <strong>de</strong> Marthe, <strong>la</strong> nouvelle <strong>de</strong> son départ pourle <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> s’était répandue dans le mon<strong>de</strong>entier. On ne voulut pas y croire, et, en le revoyant, onn’y crut pas davantage.Cependant le présence <strong>de</strong> Hans, et diversesinformations venues d’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> modifièrent peu à peul’opinion publique.Alors mon oncle <strong>de</strong>vint un grand homme, et moi, leneveu d’un grand homme, ce qui est déjà quelquechose. Hambourg donna une fête en notre honneur. Uneséance publique eut lieu <strong>au</strong> Johannaeum, où leprofesseur fit le récit <strong>de</strong> son expédition et n’omit queles faits re<strong>la</strong>tifs à <strong>la</strong> boussole. Le jour même, il déposa<strong>au</strong>x archives <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville le document <strong>de</strong> Saknussemm, etil exprima son vif regret <strong>de</strong> ce que les circonstances,plus fortes que sa volonté, ne lui eussent pas permis <strong>de</strong>suivre jusqu’<strong>au</strong> <strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> les traces du voyageuris<strong>la</strong>ndais. Il fut mo<strong>de</strong>ste dans sa gloire, et sa réputations’en accrut.Tant d’honneur <strong>de</strong>vait nécessairement lui susciter


<strong>de</strong>s envieux. Il en eut, et, comme ses théories, appuyéessur <strong>de</strong>s faits certains, contredisaient les systèmes <strong>de</strong> <strong>la</strong>science sur <strong>la</strong> question du feu central, il soutint par <strong>la</strong>plume et par <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> remarquables discussions avecles savants <strong>de</strong> tous pays.Pour mon compte, je ne puis admettre sa théorie durefroidissement : en dépit <strong>de</strong> ce que j’ai vu, je crois et jecroirai toujours à <strong>la</strong> chaleur centrale ; mais j’avoue quecertaines circonstances encore mal définies peuventmodifier cette loi sous l’action <strong>de</strong> phénomènes naturels.Au moment où ces questions étaient palpitantes,mon oncle éprouva un vrai chagrin. Hans, malgré sesinstances, avait quitté Hambourg ; l’homme <strong>au</strong>quelnous <strong>de</strong>vions tout ne voulut pas nous <strong>la</strong>isser lui payernotre <strong>de</strong>tte. Il fut pris <strong>de</strong> <strong>la</strong> nostalgie <strong>de</strong> l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>.« Färval », dit-il un jour, et sur ce simple motd’adieu, il partit pour Reykjawik, où il arrivaheureusement.Nous étions singulièrement attachés à notre bravechasseur d’ei<strong>de</strong>r ; son absence ne le fera jamais oublier<strong>de</strong> ceux <strong>au</strong>xquels il a s<strong>au</strong>vé <strong>la</strong> vie, et certainement je nemourrai pas sans l’avoir revu une <strong>de</strong>rnière fois.Pour conclure, je dois ajouter que ce <strong>Voyage</strong> <strong>au</strong><strong>centre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>terre</strong> fit une énorme sensation dans lemon<strong>de</strong>. Il fut imprimé et traduit dans toutes les


<strong>la</strong>ngues ; les journ<strong>au</strong>x les plus accrédités s’enarrachèrent les princip<strong>au</strong>x épiso<strong>de</strong>s, qui furentcommentés, discutés, attaqués, soutenus avec une égaleconviction dans le camp <strong>de</strong>s croyants et <strong>de</strong>s incrédules.Chose rare ! mon oncle jouissait <strong>de</strong> son vivant <strong>de</strong> toute<strong>la</strong> gloire qu’il avait acquise, et il n’y eut pas jusqu’àM. Barnum qui ne lui proposât <strong>de</strong> « l’exhiber » à untrès h<strong>au</strong>t prix dans les États <strong>de</strong> l’Union.Mais un ennui, disons même un tourment, se glissait<strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> cette gloire. Un fait <strong>de</strong>meuraitinexplicable, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> boussole. Or, pour un savantpareil phénomène inexpliqué <strong>de</strong>vient un supplice <strong>de</strong>l’intelligence. Eh bien ! le ciel réservait à mon oncled’être complètement heureux.Un jour, en rangeant une collection <strong>de</strong> minér<strong>au</strong>xdans son cabinet, j’aperçus cette fameuse boussole et jeme mis à l’observer.Depuis six mois elle était là, dans son coin, sans sedouter <strong>de</strong>s tracas qu’elle c<strong>au</strong>sait.Tout à coup, quelle fut ma stupéfaction ! Je poussaiun cri. Le professeur accourut.« Qu’est-ce donc ? <strong>de</strong>manda-t-il.– Cette boussole !...– Eh bien ?


– Mais son aiguille indique le sud et non le nord !– Que dis-tu ?– Voyez ! ses pôles sont changés.– Changés ! »Mon oncle regarda, compara, et fit trembler <strong>la</strong>maison par un bond superbe.Quelle lumière éc<strong>la</strong>irait à <strong>la</strong> fois son esprit et lemien !« Ainsi donc, s’écria-t-il, dès qu’il retrouva <strong>la</strong>parole, après notre arrivée <strong>au</strong> cap Saknussemm,l’aiguille <strong>de</strong> cette damnée boussole marquait le sud <strong>au</strong>lieu du nord ?– Évi<strong>de</strong>mment.– Notre erreur s’explique alors. Mais quelphénomène a pu produire ce renversement <strong>de</strong>s pôles ?– Rien <strong>de</strong> plus simple.– Explique-toi, mon garçon.– Pendant l’orage, sur <strong>la</strong> mer Li<strong>de</strong>nbrock, cetteboule <strong>de</strong> feu qui aimantait le fer du ra<strong>de</strong><strong>au</strong> avait toutsimplement désorienté notre boussole !– Ah ! s’écria le professeur, en éc<strong>la</strong>tant <strong>de</strong> rire,c’était donc un tour <strong>de</strong> l’électricité ? »À partir <strong>de</strong> ce jour, mon oncle fut le plus heureux


<strong>de</strong>s savants, et moi le plus heureux <strong>de</strong>s hommes, car majolie Vir<strong>la</strong>ndaise, abdiquant sa position <strong>de</strong> pupille, pritrang dans <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Königstrasse en <strong>la</strong> doublequalité <strong>de</strong> nièce et d’épouse. Inutile d’ajouter que sononcle fut l’illustre professeur Otto Li<strong>de</strong>nbrock, membrecorrespondant <strong>de</strong> toutes les sociétés scientifiques,géographiques et minéralogiques <strong>de</strong>s cinq parties dumon<strong>de</strong>.


Cet ouvrage est le 14 ème publiédans <strong>la</strong> collection À tous les ventspar <strong>la</strong> Bibliothèque électronique du Québec.La Bibliothèque électronique du Québecest <strong>la</strong> propriété exclusive <strong>de</strong>Jean-Yves Dupuis.

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