LE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 40© Gaëlle de RoussanEric De Larochellière,<strong>Le</strong> Quartaniercosmopolitisme luiapparaît comme unnouvel atout. Dany Laferrière,Ying Chen etSergio Kokis incarnentd’après lui le visagemoderne du Québec,bien loin des imagesd’Épinal datant dequelques décennies. « Il y a eu une césure dans votrelittérature. <strong>Le</strong> Québec est devenu une terre d’asile etd’exil, et il produit désormais une littérature-monde »,affirme Carcassonne. En ce sens, Philippe Garnier, deDenoël, a été séduit par la vision planétaire de Nikolski2 de Nicolas Dickner. « C’est un roman désenclavé,qui n’est pas enfermé dans des frontières nationales,explique-t-il. Nous allons vers une littératurequi circule. Nous sommes de moins en moinsnationaux et frontaliers. »Alain Carrière, des éditions Anne Carrière, quipublient Marie Laberge en France, attribuel’immense succès de l’auteure populaire à l’universalitéde ses romans. « Il va devenir plus facile d’importerdes auteurs québécois chez nous, croit poursa part Bertrand Visage, parceque votre langue est plus universelle,bien que certains auteursquébécois s’enfermenttrop dans leur réalité ». FabricePiault, de Livres Hebdo, remarqueaussi que trop de particula -rismes passent moins bienqu’une langue internationale.Selon lui, « nous avons vécu surl’illusion que notre langue communesuffisait à fonder unemême identité culturelle. Pourtant,les cultures française etquébécoise sont très différenteset les marchés également ». Certainséditeurs français ont notéces différences et opté pour l’adaptation. C’est le casde Michel Lafon avec le livre de Stéphane Dompierre.« On a raccourci certaines scènes et travailléun peu la langue. Il faut adapter les livres québécoispour le marché français. C’est faux de croire quetout est pareil », affirme l’éditeur.Il demeure difficile d’expliquer pourquoi tel auteurperce et pas un autre. A cet égard, le rôle des médiasest déterminant. « Un article peut faire la différence,note Françoise Nyssen, présidente d’ActesSud. Il faut rencontrer les journalistes et travailleren grande proximité avec les <strong>libraire</strong>s, c’est la clef. »Fabrice Piault, de Livres Hebdo, pense quant à luiqu’« il n’y a pas d’ostracisme contre les éditeurs©Matsas_OPALEJoëlle Losfeld,Éditions Joëlle Losfeldquébécois. Tout éditeur, mêmefrançais, qui ne peut pas proposer enFrance une offre cohérente d’au moinsvingt titres par an, a des difficultésà percer ».<strong>Le</strong>s passeursTous les éditeurs français interrogéssouhaiteraient mieux connaître la littératurequébécoise, mais la majoritéconcède qu’ils ignorent ce qui s’écritactuellement au Québec. Ils croientque c’est aux éditeurs québécois deleur proposer des livres, de défricherle terrain. Pour favoriser les échanges, il faut des« passeurs » étroitement liés à leurs homologuesd’outre-Atlantique. Manuel Carcassonne, directeurlittéraire chez Grasset, constate l’importance de laproximité. Il rappelle qu’Yves Berger fut directeur littérairede la maison durant plusieurs années et qu’ila entre autres publié Antonine Maillet. « Il avait desrapports étroits avec le Québec. Or, depuis sondécès, les relations de Grasset avec le Québec seraréfient », note Carcassonne.Même constat pour Alain Carrière, quiétait chez Robert Laffont lorsque, dans lesannées 1970, la maison était très liée auQuébec et avait ouvert un club du livre àMontréal. Aujourd’hui, Denis Gombert,qui a publié Crimes horticoles de MélanieVincelette, avoue mal connaître notrelittérature. La clef de bonnes relationspasse donc par de fidèles entremetteursmais, lorsque ces « têteschercheuses » disparaissent,il faut lesrenouveler et cen’est pas toujoursévident. Fragiles, lesrapports entre laFrance et le Québec seconstruisent donc sur la durée, laconfiance et une connaissanceintime des gens.<strong>Le</strong>s auteurs québécois rêvent-ilsencore de la France?Publier en France est-il toujours le rêve des écrivainsquébécois et un gage de réussite? « Dans les années1960, cela permettait d’être lu au Québec », soutientJacques Godbout. Selon Gil Courtemanche,c’est encore le rêve de l’écrivain québécois à causede l’ampleur du marché, mais aussi des activités quiaccompagnent la publication. « Grâce à la publicationfrançaise d’Un dimanche à la piscine à Kigali,j’ai été invité au festival Étonnants voyageurs deSaint-Malo, en résidence littéraire àSaint-Nazaire, à plusieurs colloqueset à des tables rondes », raconte-t-il.Chrystine Brouillet a pour sa partdes réserves à propos du grand rêvequ’on fait miroiter aux auteursquébécois: « Il ne faut pas se leurrer.Il est utopique de croire qu’onva faire carrière en France. Personnene nous attend. » Éditée chezDenoël, l’auteure de Québec acommencé à publier ses romanspoliciers dans les années 1980 et avécu une dizaine d’années à Paris. « J’avais la chanced’être une étrangère et d’être une femme, ce qui mefaisait remarquer dans le milieu du roman policier, maisles médias s’intéressaient peu à moi. Ce n’est pascomparable au succès que j’ai connu au Québec »,explique-t-elle.Fabrice Piault, Livres HebdoTous les écrivains québécois consultés confirmentd’ailleurs que leurs ventes en France ne dépassentpas celles au Québec. Elles en constituent, aumieux, un tiers, comme le confirme FrançoisBarcelo, qui voit cependant certains de ses livress’écouler davantage en France : « Environ les deuxtiers de mes livres de la « Série Noire » chez Gallimardy sont vendus (5 000 exemplaires), et le restel’est au Québec. Mais cette collection est bien mieuxconnue en France ».« Il est utopique de croire qu’on vafaire carrière en France. Personnene nous attend. »Chrystine BrouilletSelon Nicolas Dickner,si la France était,pour la génération lepré cédant, soit celledes baby-boomers, lepôle d’attraction intellectuel,ce n’est plusvrai aujourd’hui :« Quand j’étais àl’université, je visaisla France. Aujourd’hui, cequi m’intéresse le plus, c’est être traduit dansplusieurs langues. » Gil Courtemanche confirme quel’hégémonie de la France dans le milieu du livre aété supplantée par celle des Anglos-Saxons. C’estlorsqu’il a vendu les droits d’Un dimanche à lapiscine à Kigali à un éditeur anglais que le livre a ététraduit en dix langues. Courtemanche a écoulé100 000 exemplaires de son roman au Québec, contreenviron 15 000 en France.Si la traduction semble être le nouveau rêve caressépar les auteurs québécois, la publication en Franceleur confère-t-elle encore une reconnaissance, uneautorité? François Barcelo pense que c’est encore le
Quelques livresquébécois publiésen France*© Ludovic Fremaux© Marcelo Troche© Martine Doyon© Martine DoyonStéphane DompierreUn petit pas pourl’homme(Michel Lafon, 2009)cas. Il se demande jusqu’à quel point le fait d’êtrepublié chez Gallimard a influencé le réalisateur quia récemment adapté Cadavres au cinéma. GaétanSoucy, qui a connu un succès notable en France avecLa petite fille qui aimait trop les allumettes et Music-Hall!, va jusqu’à dire qu’il a acquis sa notoriété aprèsla publication à Paris. Ses ventes ont alors décuplé.D’après lui, la « force gravitationnelle de Paris estimmense. »Encore faut-il être vu dans les médias et, pour cela,connaître des gens influents et être sur place. GilCourtemanche et Robert Lalonde ont tous deux eubonne presse à la sortie de leurs romans, mais ilsavaient déjà des contacts. « J’ai eudroit à une couverturemédiatique parce quej’ai des complices et unréseau qui a été long àconstruire et qui ne fonctionnepas toujours,avoue Robert Lalonde. Ilm’est arrivé de donner cinqentrevues à des journalistesfrançais qui ne les ont jamaispubliées. Il y a un fort réflexe protectionniste desFrançais en face des livres étrangers, mais ça secomprend, avec la tonne de livres qui se publie! »L’accueil des Français dépend donc du réseau del’écrivain, mais il y a aussi une part de hasard. Descirconstances favo -rables créent l’événement,comme ç’a été© Arnaud FévrierJacques Godbout Nelly Arcan François Barcelo Gaétan SoucyHéloïse d’Ormesson,Éditions Héloïse d’Ormesson« Parfois, le pays natal n’est pas lemeilleur pour accueillir le livre. »Robert Lalondele cas pour NellyArcan avec Putain. Undes plus grands succèsd’écrivain québécoisen France est celuid’Antonine Maillet 3 ,qui a remportéle Goncourt avecPélagie-la-Charette en1979. « Je sentais queles médias et le publicétaient avec moi »,confie-t-elle. Depuis, bien qu’elle poursuive unebelle carrière en France, la romancière concèdequ’elle n’intéresse plus autant les médias françaispuisqu’elle ne représente « plus une surprise ».Par contre, certains auteurs québécois se sont carrémentfait connaître par l’intermédiaire de laFrance. Réjean Ducharme a publié L’avalée desavalés chez Gallimard après avoir été refusé par leséditeurs québécois, à l’instar de Jacques Godboutavec L’aquarium, publié au Seuil en 1962. NellyArcan a aussi fait paraître Putain directement auSeuil. « Parfois, le pays nataln’est pas le meilleur pour accueillirle livre », expliqueRobert Lalonde. L’un de sesromans, <strong>Le</strong> dernier été desIndiens, a été mieux reçu enFrance qu’au Québec. <strong>Le</strong>livre traite du rapport avecles Amérindiens, un sujetdélicat pour les Québécois,mais qui a plu aux Français. « On estmieux compris par des gens à qui on ne fait pasun miroir impitoyable de leurs problèmes »,précise l’auteur.Jacques Godbout, quant à lui, note que « noussommes disparus de l’écran-radar des Français. ÀParis, ça fonctionne par mode. <strong>Le</strong>s Français se sontpassionnés du Québec, avec la déchristianisation dudébut des années 1960, la Révolution tranquille etle projet de souveraineté. Aujourd’hui, on estdevenu une province parmi les autres ».L’accueil fait aux QuébécoisActuellement moins fascinés par le Québec quedurant les années 1960-1970, les Français font-ilstoutefois un bon accueil aux écrivains québécois?On se souvient des commentaires de Thierry Ardissonsur l’accent de Nelly Arcan à Tout le monde enparle. L’épisode avait touché une corde sensible.Pourtant, la jeune auteure dit qu’elle ne s’est jamaissentie victime de discrimination comme écrivainedu Québec. Robert Lalonde s’est par contre déjà faitproposer par son éditeur de ne pas signaler enRéjean DucharmeL’avalée des avalés(Folio, 1982)Christine Eddie<strong>Le</strong>s carnets de Douglas(Héloïse d’Ormesson,2009 ; <strong>Le</strong> Livrede Poche en 2010)Jacques GodboutL’aquarium(Seuil, 1962)La concierge du Panthéon(Seuil, 2006)Gaétan SoucyMusic-Hall!(Seuil, 2002)La petite fille qui aimaittrop les allumettes(Points, 2000)Robert Lalonde<strong>Le</strong> dernier étédes Indiens(Seuil, 1982)<strong>Le</strong> petit aigleà tête blanche(Seuil, 1994;Prix France-Québec)Antonine MailletPélagie-la-Charrette(Grasset, 1979)<strong>Le</strong> mystérieuxvoyage de Rien(Actes Sud/<strong>Le</strong>méac,2008)Yann MartelL’histoire de Pi(Denoël, 2004 ; FolioJunior, non disponible)LE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 41