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Numéro 52 - Le libraire

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Robert Lévesqueest journalisteculturel et essayiste.Ses ouvrages sontpubliés aux éditionsBoréal, Liber et Lux.E N ÉTAT DE ROMANLA CHRONIQUE DE ROBERT LÉVESQUElittérature étrangèreRoberto BolañoEntre Dada et la BeatLE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 28Il était un foie… qui ne vint pas. Sale histoire. Putain de destin. Putains meurtrières.C’était le 14 juillet 2003 dans un hôpital de Barcelone, il avait 50 ans, l’écrivainchilien en attente d’une greffe, il savait qu’il ne serait avisé que cinq heures avantla transplantation et, pince-sans-rire, il affirma au journaliste à son chevet que,dans ce laps de temps, il aurait le temps de « demander pardon, faire [son] testament,mettre [son] âme en marche »… Et l’âme trottina seule… Un écrivain tombaitqui laissait en chantier un roman de mille pages, des textes entrepris, aboutis, ina -chevés, esquissés. Trois semaines plus tôt, à la une du cahier Livres de Libé, onprésentait Roberto Bolaño comme « l’un des plus saisissants romanciers de cesdernières années ».Moi, j’avais commencé à le lire en 2002 (Amuleto, aux Allusifs, traduit par le coupleMartel) et mon cœur de lecteur avait embrayé illico avec le ton et le cran de ceChilien atypique, apatride et comique, me jetant sur Des putains meurtrières (sortien mars 2003 chez Christian Bourgois, son éditeur français) et dévorant la mêmeannée, toujours avant sa mort, La littérature nazie en Amérique, livre fou, livrefaux, qui me fit me rouler de rire; il inventait trente biographies d’écrivains fascistesdont une soi-disant Argentine du nom de Luz Mendiluce Thompson née à Berlinen 1928 et qui, photographiée poupon dans les bras du Führer, passa sa vie, depoétesse précoce à alcoolique finie, en exhibant cette photo-trophée; elle étaitl’auteure de Heureuse avec Hitler et se tua en Alfa Romeo, s’écrasant contre unestation d’essence sur la route de Buenos Aires…Bolaño était né à Santiago en 1953 et à 15 ans, avec sa famille, il s’était retrouvéau Mexique pour quelques années (dans Amuleto, il fait revivre l’occupation meurtrièrede l’Université de Mexico en 1968 par la police, du point de vue d’uneUruguayenne entichée de poésie et enfermée durant treize jours dans les toilettes).En 1973, quelques mois avant le coup d’État de Pinochet, il était revenuinnocemment au Chili et sera arrêté par les militaires mais, en prison, il reconnaîtparmi les gardiens d’anciens camarades d’école qui le laisserontaller. Il quitte le Chili en janvier 1974. Dèslors, c’est le monde son territoire, de petitsboulots en différentes tentatives d’écritureau Salvador, aux É.-U., en Belgique, enFrance, au Maghreb et finalement àBarcelone, son terminus de Chilien volant.Cet itinéraire a nourri ses livres, formé sonLA LITTÉRATURENAZIE EN AMÉRIQUEChristian BourgoisÉditeur,288 p. | 13,95$caractère, affermi sa personnalité de trublion littéraire. Farceur,cynique et marginal, il est l’un des grands écrivains latino-américains à avoir surgisur la scène littéraire en rupture désinvolte avec le « réalisme magique » régnant.C’est une bête littéraire, Bolaño, une frêle bête à lunettes et à la tête frisottée quine se gênait pas pour dire qu’il n’aimait ni Neruda ni Paz, « des machistes », « dela canaille sentimentale », écrivait-il, alors qu’il vouait un culte à Borges, à Stevensonet à Marcel Schwob, oui, le Français Marcel Schwob mort à 37 ans en 1905,ami de Léautaud, à qui Jarry avait dédié son Ubu Roi. Ce qui devait plaire à Bolañochez ce Schwob, c’est qu’il était l’auteur de <strong>Le</strong>s vies imaginaires (1896), quil’avait sûrement inspiré pour ses inventions de biographies de lettrés timbrés etnazifiés en Amérique.L’auteur de Des putains meurtrières (treize récits: magie noire, errance, pornographie,assassinats, hommages, etc.; Christian Bourgeois Éditeur, 288 p., 14,95$)avait emprunté à des poètes mexicains des années 70 et peaufinéle moins sérieusement du monde une théorie littéraire, l’« infraréalisme», ou « le réalisme viscéral », sorte de mélange del’univers Dada et de l’héritage de la Beat Generation, un surréalismebeatnik dont la caractéristique est l’insolence envers les grands cadavresde la littérature latino-américaine (dont Neruda et Paz). Sonroman le plus infra-réaliste est la sublime brique <strong>Le</strong>s détectivesLES DÉTECTIVESSAUVAGESChristian BourgoisÉditeur,884 p. | 55,95$sauvages, parue trois ans après sa mort. Une somme, unevision brutale du monde, une traversée menée du côté desperdants et, comme le dit l’un des personnages du roman,« une histoire dans les extra-muros de la civilisation ».Je n’ai pas lu encore son hyper-brique, ce 2666 paru chezBourgois, c’était son grand chantier d’écriture quand le foielui a manqué… Ce qui en a été publié est, selon son éditeur (le regretté ChristianBourgois, décédé fin 2007), un premier jet, mais un jet de longue portée. Il s’agitd’une Apocalypse bien sûr, d’un Apocalypse Later, j’imagine, puisqu’il avait expliquéce titre à un journaliste en rappelant que William Burroughs avait déjàécrit que la fin du monde aurait lieu dans 600 ans… « Ce qui est un bon calcul »,avait-il ajouté. Lui, sa fin du monde, elle est arrivée bêtement trop vite, à 50ans, il a laissé deux jeunes enfants, Lautaro et Alexandra. Qui sait,LE SECRET DU MALChristian BourgoisÉditeur,184 p. | 34,95$s’il avait pu poursuivre sur sa lancée avecun foie de rechange, un foie de relais, c’està Stockholm peut-être qu’il aurait pu unsoir boire un grand coup d’aquavit aux fraisde l’inventeur de la dynamite…Pour l’heure, sa maison d’édition de la rue du Bac publie lesdernières cartouches utilisables, sous le titre <strong>Le</strong> secret du mal, une poignée denouvelles et d’esquisses trouvées dans son ordinateur et qui s’inscrivent dans sabalistique parodique et mélancolique, qui perpétuent cette façon qu’il avait de nerien respecter, de brouiller les frontières entre les genres, et d’aimer semer le troubledans la famille des écrivains. En témoigne ce texte froid, « Labyrinthe », écritau scalpel, une analyse aussi minutieuse que délirante (aussi entomologique qu’extravagante)d’une photo prise dans un bar parisien (on imagine le Pont Royal, succursaledes bureaux de Gallimard. Il y a là Sollers et Kristeva, Jacques Henric, PierreGuyotat, d’autres) au moment immortalisant de la « pose », moment pour lui,satrape de l’insolence, de jouer de sa fascination et de sa répulsion pour les fraternitéset les promiscuités par trop papales du monde des « gendelettres »…On me signale que Bolaño vient de recevoir, à titre posthume, leprix Roger Caillois de la littérature latino-américaine. On lui ensouhaite d’autres.AMULETO<strong>Le</strong>s Allusifs,144 p. | 19,95$

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