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Numéro 52 - Le libraire

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Écrivain, éditeuret chroniqueurlittéraire, MichelVézina a fait vœude culture et d’art.Entre deux aventures,il s’y consacrecorps et âme.S UR LA ROUTELA CHRONIQUE DE MICHEL VÉZINAlittérature étrangèreUn monde sans faim?J’ai écrit, il y a peu, que j’avais l’impression que la littérature s’inquiétait de moinsen moins du monde dans lequel nous vivons. Trop souvent faut-il tourner son regardvers ce que certains appellent encore la paralittérature, la littérature degenre ou le roman de gare, pour lire sur le monde, le sentir se déployer sous laplume et le regard des écrivains.Deux ouvrages sont venus me contredire. Tant dans le roman <strong>Le</strong> tigre blanc del’Indien Aravind Adiga que dans le récit Adieu mon frère, de l’Haïtienne 1 EdwidgeDanticat, deux visions du développement d’un monde dont on désigne les paysqui le constituent par le vocable peu enviable de pays émergents, ou en voie dedéveloppement, sont décrites.L’Inde et la Chine contiennent à elles deux presque le tiers des habitants de notreplanète. Sous la lorgnette de la productivité et de l’expansion des marchés, on yvoit une panacée mirobolante de la survie du modèle, le nôtre, celui del’Amérique, celui de l’Occident de l’après-guerre. Sauf qu’on le sait maintenant,la modification des règles d’échanges, qui ne peut se faire sans heurts, signifieaussi une modification radicale des modes de vie, un choc pour les organisationssociales, politiques et économiques.Pour Haïti, la nouvelle économie ne s’organise pas de la même manière qu’enAsie. <strong>Le</strong>s vingt dernières années ont vu des régimes et des gouvernements élusse fracasser. Et plutôt que d’y voir apparaître de nouvelles classes, on constateque certaines disparaissent. <strong>Le</strong>s forces vives parties s’installer ailleurs et devenuesdiaspora travaillante, fournissent une des principales sources de revenus au pays.Certaines statistiques parlent de plus de deux milliards de dollars qui sont verséschaque année par les familles exilées. Un étrange moteur économique pour unpays dévasté, devenu la représentation même de l’oubli.Balram voit tout, saisit tout: la nouvelle vie de son pays, les nouveaux enjeux. Et ilcomprendra que pour devenir quelqu’un, il doit jouer selon les nouvelles règles: prendreson bien là où il est. Or, avec le contenu d’un seul des sacs queson maître livre, il pourrait. Tout. Il le prendra. Et deviendra. Ildéveloppera son entreprise de transport, à Bangalore, une des nouvellesMecque du capitalisme oriental.ADIEU MON FRÈREEdwidge Danticat,Grasset,3<strong>52</strong> p. | 34,95$Écrit comme une longue lettre au premier ministre de Chine, qui s’apprêteà visiter Bangalore, <strong>Le</strong> tigre blanc nous plonge dans un microcosmede transformations sociales et économiques. En plusde se présenter comme une confession, le livre dépeint un portraitde l’Inde actuelle tel qu’on en entend peu parler. Pas surprenantqu’il ait obtenu le prix Man Booker.Adieu mon frère fonctionne quant à lui sur un autre mode. Si la fiction de Tigre blancpermet de dépeindre le monde évoqué de manière presque humoristique, c’est sousla forme d’un récit de vie d’une profonde tristesse qu’Edwidge Danticat nous rappellel’Haïti de ces dernières décennies.Entre New York et la ville haïtienne de Bel-Air, Danticat signe non seulement un récitautobiographique où la mort se joue sans cesse de la vie, mais elle nous fait marchersur la route sombre de trente-cinq ans de déclin, pour la Perle des Antilles.Pour raconter la vie de sa famille, Danticat profite d’une grossesse et d’une mort annoncéepour remonter le temps. <strong>Le</strong> jour où elle apprend qu’elle est enceinte, sonpère reçoit la plus triste des nouvelles; celle d’une maladie incurable, qui aura bientôtraison de lui. Deux événements qui relèvent du paradis et de l’enfer, deux événementsà la fois opposés et proches, cycle imparable de la vie.Et ceux qui sont restés se sont soit enrichis, soit sont devenus pluspauvres encore.Deux continents, deux misèresAravind Adiga met en scène un enfant pauvre, d’une caste inférieurequi, traditionnellement, a pour mission sociale de fairele thé. Balram Halwai est un brillant élève, mais il devra interrompreses études pour travailler, faire le thé lui aussi, pour fairevivre sa famille. Son rêve du mieux et du meilleur lepoussera à quitter son village, sis sur « les rives noirâtresd’un Gange qui charrie les désespoirs de centaines degénérations ».LE TIGRE BLANCAravind Adiga,Buchet/Chastel,320 p. | 34,95$À Delhi, où il se rendra d’abord, la chance lui sourit: il faitmentir son destin et devient chauffeur pour M. Ashok, fils d’industriel indien, issud’une caste supérieure. M. Ashok est riche et a étudié à New York, où il a rencontréson épouse, une Américaine bien née: Pinky Madam. Mais M. Ashok et PinkyMadam sont malheureux. Il déteste le sort de porte-sacoche que sa famille luiimpose, réduit qu’il est à payer les partis et les ministres pour voir le business desa famille conserver son statut. Et elle ne s’acclimate jamais à la vie de l’Inde, quine correspond absolument pas à ce qu’elle adorait de sa vie new-yorkaise.Adieu mon frère retrace les liens de cette famille. Il reconstruit la vie de l’auteur, depuisle départ de ses parents vers New York, en 1973, alors qu’elle n’avait que 4 ans, jusqu’àla mort du père, en 2004. <strong>Le</strong> livre nous fait passer du temps à Bel-Air, chez l’oncle àqui son jeune frère et elle sont confiés. <strong>Le</strong>s années de détérioration lente sont omniprésentes,jusqu’à ce que les parents de la petite Edwidge viennent la reprendre,pour l’emmener lot bô d’lo 2 elle aussi. Des années qui verront le pays perdre sesrichesses, devenir de plus en plus violent. Des années qui feront trop de morts, quiverront trop de malades incapables de se soigner chez eux, et qui devront partir. Desannées de rencontre entre Dieu et l’Ange de la mort, entre les cadavres et les contes,entre les naissances et les départs…Adieu mon frère est un livre sur la vie qui s’arrache. Un livre où, quand tout se meurt,c’est la beauté de cet acharnement à faire tout en son pouvoir pour que ceux qu’onaime puissent continuer, malgré tout.Adieu mon frère, c’est non seulement le destin d’une famille, mais celui d’un pays oùla vie et la mort s’affrontent sans cesse, plus qu’ailleurs, dirait-on…<strong>Le</strong> tigre blanc et Adieu mon frère, deux livres de survie? Peut-être.1Edwidge Danticat est une États-Unienne d’origine haïtienne.2Expression créole signifiant « l’exil ».LE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 27

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