Numéro 52 - Le libraire

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N ICOLASD ICKNERENTREVUElittérature québécoiseLE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 14La findumondeest enjuilletParAnne-Josée CameronC’est en 2005 que Nicolas Dickner s’approprie toute l’attention dela scène littéraire québécoise. Auparavant remarqué grâce àL’encyclopédie du petit cercle (L’instant même), un recueil denouvelles, l’auteur signe Nikolski, son premier roman. On assiste, cetteannée-là, à la naissance d’un romancier et d’une maisond’édition (Alto). Depuis, Nikolski est devenu un succès avec 30 000exemplaires vendus en plus d’avoir remporté de nombreusesdistinctions dont le prix Anne-Hébert et le Prix des libraires duQuébec. L’auteur nous présente ce printemps son cinquième livre,Tarmac. Rencontre.Le début de la finL’histoire de Tarmac commence àRivière-du-Loup, par un bel après-midid’été. Michel Bauermann, alias Mickey,17 ans, un amateur de science-fiction,fait la rencontre de Hope Randall austade municipal:« La nuit dernière, j’ai rêvé à labombe d’Hiroshima.Quelques secondes se sontécoulées, pendant lesquelles j’aimédité sur cette entrée enmatière atypique. La fille avaitun drôle d’accent, anglais, peutêtreacadien. Je pariais surEdmunston.Je me suis contenté de renvoyerla balle.— Pourquoi Hiroshima en particulier?»En effet, pourquoi cette ville? Peut-êtreparce que le bombardement d’Hiroshimasymbolise la fin d’un monde etque, chez les Randall, l’apocalypse estune affaire de famille: « Chose certaine,les mêmes symptômes se répétaient degénération en génération avec une précisionchorégraphique: en arrivant à lapuberté, chaque Randall se voyait surnaturellementinstruit des moindres détailsde la fin du monde — sa date, sonheure et sa nature. » (p. 3) Cettebizarrerie séduit Mickey qui, dès lors,adopte Hope. Elle devient sa meilleureamie, sa compagne, son inséparable. Ilsvivront ensemble cette période siseentre l’adolescence et l’âge adulte,période au cours de laquelle le tempssemble s’étirer au gré des journéespassées à discuter et des soirées à segaver des infos à la télévision, au soussol.Dérive immobile, donc, jusqu’aujour où Hope aura elle aussi sa proprerévélation de la date de la fin destemps: le 17 juillet 2001. Commencealors une quête qui la mènera desÉtats-Unis au Japon, à la poursuite d’unmystérieux écrivain à qui aurait étérévélée la même date butoir.© Sylvain DumaisDans Tarmac, c’est la famille qui,comme dans Nikolski, définit au premierchef les personnages. La teneur descaractères et le destin des protagonistess’expliquent par l’histoire fami -liale, qu’on relate sur plusieursgé nérations. « Je ne voulais pas faire depsychologie, mais comme chaque personnagedoit trouver son explication, jepensais que les familles étaient lemeilleur moyen de le faire », soutientNicolas Dickner. Par exemple, le clande Mickey, les Bauermann, œuvre dansle béton depuis plusieurs générations etreprésente force, solidité, équilibre— tout ce qui a manqué à Hope. « Enfait, l’arbre généalogique des Randallaurait pu servir à enseigner l’histoire dela psychiatrie en Amérique du Nord aucours des 150 dernières années », précisel’auteur au début du roman. Peutonéchapper à l’atavisme familial? Voilàune des questions que propose le livre.B comme bungalow ou bunkerLieu phare du roman: le bungalow etson antre, le sous-sol. C’est là que trônela télévision, qui déverse son lotd’atrocités quotidiennes. Cet espacesouterrain devient dans Tarmac unesorte de chrysalide, lieu protégé où fermententdes aspirations contradictoires:« Le sous-sol moderne estapparu durant la guerre froide. C’est leproduit d’une civilisation obsédée par lebunker mais quand on y pense bien, ladernière fois qu’autant d’homo sapiensont choisi d’habiter sous terre, c’étaitdurant l’Âge de pierre. Conclusion: lamodernité est un concept tout relatif. »« J’aimais le paradoxe du bungalowbunker;on s’y cache, mais on y estaussi prisonnier », reconnaît Dickner,interrogé au sujet de la place importantequ’occupe le bungalow dans sonroman. Pour Hope, la maison desBauermann est perçue comme unrefuge. Elle y cache son argent, y faitses devoirs en toute quiétude et peuty éviter la folie de sa mère. Elle devratoutefois quitter cette tanière pourdépasser son obsession apocalyptiqueet ainsi pouvoir devenir adulte àpart entière.Géographie variableSi la première partie du roman s’attardesur le quotidien des deux adolescents, laseconde devient plus rythmée, et corres -pond au départ de l’héritière des Randallpour les États-Unis et le Japon. Le mondes’ouvre tout à coup à nos deux amis. Ildevient immensité et éloignement pourMickey, découverte et perpétuel changementpour Hope. C’est dans cet univers àgéographie variable que nous entraîneNicolas Dickner. Un monde où le fantastiqueprend sa place, où les villes de Tokyo

© Idra Labrieet Rivière-du-Loup se répondent comme l’écho dans lelointain: des condominiums vus à Tokyo apparaissent surle territoire rivelouvois, puis le stade municipal où se sontrencontrés les deux protagonistes se matérialise tout àcoup dans la capitale nippone. Comme si nos héros,quoique séparés, étaient toujours liés par un étrange jeude miroir qui n’est pas sans évoquer l’univers distordu del’écrivain japonais Haruki Murakami.Lieu de tous les impossiblesConstruit en 97 chapitres courts et incisifs, Tarmac seprésente comme une succession de vignettes pouvant êtreprises indépendamment les unes des autres. On a parfoisl’impression d’un casse-tête que l’auteur aurait assembléaprès coup. Cette succession de chapitres laconiques vientdonner au récit un ton presque journalistique. On accèdeà une multitude de souvenirs présentés comme des instantanésd’une période, pas si lointaine, mais bien révolue.La trame du roman se déroule sur douze ans, de 1989TARMACAlto,280 p. | 23,95$à 2001, et illustre bien toute cette génération ayant vécula fin de la guerre froide et le début d’une nouvelle répartitiondu pouvoir sur l’échiquier mondial. Sous le couvertd’une simple histoire d’amitié aux héros saisis d’étrangeslubies se cache une minutieuse étude de la société. NicolasDickner ressuscite avec une précision d’horloger la fin desannées 80 et le début des années 90 à travers force détailssur le quotidien et l’actualité de l’époque. Tarmac dessinele magnifique portrait d’une ère, d’une génération. Ceuxqui, comme les héros du roman, étaient à l’aube de l’âgeadulte en 1989, se souviendront d’une jeunesse passéesous le signe de la guerre froide. Ils se rappelleront aussi,avec le narrateur Mickey, de la chute du mur de Berlin,voire de l’invasion de l’Irak par Bush père. C’est là que résidele talent de l’écrivain, dans cette façon qu’il a d’entrelacerune histoire avec l’Histoire.On termine pourtant le roman avec le sentiment indéfinis -sable que quelque chose nous a échappé et que lamagnifique technique narrative oblitère un tout petit peule souffle vital des personnages. Heureusement, cela n’enlèveen rien tout le plaisir qu’on éprouve à plonger dansl’univers si particulier de Nicolas Dickner. On ne peutqu’admirer la construction soignée du roman, le souci dudétail, l’humour et le foisonnement d’idées qui composentTarmac, à cheval entre le réalisme et le fantastique.Voilà une œuvre originale et cohérente dans laquelle lesthèmes de la famille, du voyage et de la connaissancetissent les fils d’un temps qui épuise les choses, maisfaçonne les êtres.LE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 15

N ICOLASD ICKNERENTREVUElittérature québécoiseLE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 14La findumondeest enjuilletParAnne-Josée CameronC’est en 2005 que Nicolas Dickner s’approprie toute l’attention dela scène littéraire québécoise. Auparavant remarqué grâce àL’encyclopédie du petit cercle (L’instant même), un recueil denouvelles, l’auteur signe Nikolski, son premier roman. On assiste, cetteannée-là, à la naissance d’un romancier et d’une maisond’édition (Alto). Depuis, Nikolski est devenu un succès avec 30 000exemplaires vendus en plus d’avoir remporté de nombreusesdistinctions dont le prix Anne-Hébert et le Prix des <strong>libraire</strong>s duQuébec. L’auteur nous présente ce printemps son cinquième livre,Tarmac. Rencontre.<strong>Le</strong> début de la finL’histoire de Tarmac commence àRivière-du-Loup, par un bel après-midid’été. Michel Bauermann, alias Mickey,17 ans, un amateur de science-fiction,fait la rencontre de Hope Randall austade municipal:« La nuit dernière, j’ai rêvé à labombe d’Hiroshima.Quelques secondes se sontécoulées, pendant lesquelles j’aimédité sur cette entrée enmatière atypique. La fille avaitun drôle d’accent, anglais, peutêtreacadien. Je pariais surEdmunston.Je me suis contenté de renvoyerla balle.— Pourquoi Hiroshima en particulier?»En effet, pourquoi cette ville? Peut-êtreparce que le bombardement d’Hiroshimasymbolise la fin d’un monde etque, chez les Randall, l’apocalypse estune affaire de famille: « Chose certaine,les mêmes symptômes se répétaient degénération en génération avec une précisionchorégraphique: en arrivant à lapuberté, chaque Randall se voyait surnaturellementinstruit des moindres détailsde la fin du monde — sa date, sonheure et sa nature. » (p. 3) Cettebizarrerie séduit Mickey qui, dès lors,adopte Hope. Elle devient sa meilleureamie, sa compagne, son inséparable. Ilsvivront ensemble cette période siseentre l’adolescence et l’âge adulte,période au cours de laquelle le tempssemble s’étirer au gré des journéespassées à discuter et des soirées à segaver des infos à la télévision, au soussol.Dérive immobile, donc, jusqu’aujour où Hope aura elle aussi sa proprerévélation de la date de la fin destemps: le 17 juillet 2001. Commencealors une quête qui la mènera desÉtats-Unis au Japon, à la poursuite d’unmystérieux écrivain à qui aurait étérévélée la même date butoir.© Sylvain DumaisDans Tarmac, c’est la famille qui,comme dans Nikolski, définit au premierchef les personnages. La teneur descaractères et le destin des protagonistess’expliquent par l’histoire fami -liale, qu’on relate sur plusieursgé nérations. « Je ne voulais pas faire depsychologie, mais comme chaque personnagedoit trouver son explication, jepensais que les familles étaient lemeilleur moyen de le faire », soutientNicolas Dickner. Par exemple, le clande Mickey, les Bauermann, œuvre dansle béton depuis plusieurs générations etreprésente force, solidité, équilibre— tout ce qui a manqué à Hope. « Enfait, l’arbre généalogique des Randallaurait pu servir à enseigner l’histoire dela psychiatrie en Amérique du Nord aucours des 150 dernières années », précisel’auteur au début du roman. Peutonéchapper à l’atavisme familial? Voilàune des questions que propose le livre.B comme bungalow ou bunkerLieu phare du roman: le bungalow etson antre, le sous-sol. C’est là que trônela télévision, qui déverse son lotd’atrocités quotidiennes. Cet espacesouterrain devient dans Tarmac unesorte de chrysalide, lieu protégé où fermententdes aspirations contradictoires:« <strong>Le</strong> sous-sol moderne estapparu durant la guerre froide. C’est leproduit d’une civilisation obsédée par lebunker mais quand on y pense bien, ladernière fois qu’autant d’homo sapiensont choisi d’habiter sous terre, c’étaitdurant l’Âge de pierre. Conclusion: lamodernité est un concept tout relatif. »« J’aimais le paradoxe du bungalowbunker;on s’y cache, mais on y estaussi prisonnier », reconnaît Dickner,interrogé au sujet de la place importantequ’occupe le bungalow dans sonroman. Pour Hope, la maison desBauermann est perçue comme unrefuge. Elle y cache son argent, y faitses devoirs en toute quiétude et peuty éviter la folie de sa mère. Elle devratoutefois quitter cette tanière pourdépasser son obsession apocalyptiqueet ainsi pouvoir devenir adulte àpart entière.Géographie variableSi la première partie du roman s’attardesur le quotidien des deux adolescents, laseconde devient plus rythmée, et corres -pond au départ de l’héritière des Randallpour les États-Unis et le Japon. <strong>Le</strong> mondes’ouvre tout à coup à nos deux amis. Ildevient immensité et éloignement pourMickey, découverte et perpétuel changementpour Hope. C’est dans cet univers àgéographie variable que nous entraîneNicolas Dickner. Un monde où le fantastiqueprend sa place, où les villes de Tokyo

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