M ICHELR ABAGLIATILa juste dose d’humanité,d’humour et d’intelligenceLibraire d’un jourLE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 10Natif du quartier Rosemont à Montréal, Michel Rabagliati a acquis aufil des ans un statut fort enviable parmi les illustrateurs et bédéistesquébécois, notamment grâce à sa série d’albums d’inspirationautobiographique mettant en vedette son attachant alter ego, Paul.<strong>Le</strong>cteur « paresseux et difficile », selon ses propres dires, il partagenéanmoins avec nous ses petits émois.« Mon père était un lecteur tranquillequi étirait le même livre sur des mois,se rappelle le bédéiste. Comme il étaittypographe et qu’il passait ses journéesentières à lire des textes sur des formesde plomb et à l’envers, je crois qu’il enavait assez lorsqu’il arrivait à la maison.Je me souviens l’avoir vu lire unlivre qui a dû traîner sur la table dusalon pendant cinq ans: <strong>Le</strong> choc du futurd’Alvin Toffler. » D’emblée, cet aveudonnera le ton à notre entretien, d’autantplus que Michel Rabagliati reconnaîtavec candeur qu’il est issu d’unmilieu familial où la littérature et la lectureavaient une importance modeste.En dépit de cela, le livre fera une entréeremarquée dans l’univers du jeuneMichel, notamment une bande dessinéesignée Hergé: Objectif Lune: « Un matinje me suis levé, je devais avoir 6 ans.Mon père l’avait achetée la veille et mel’avait laissée sur la table avant de partirtravailler. Papa aimait bien les BDlui aussi, surtout Gotlib. J’ai lu çadoucement, en regardant chaque imageet en essayant de comprendre lestextes, irrémédiablement aspiré dans lefabuleux monde de Tintin. »ParStanley PéanConverti à la lecture en bas âge,Rabagliati se décrit comme un lecteur« paresseux et difficile » : « Je dois trouverdans un livre la juste dose d’huma -nité, d’humour et d’intelligence pourme tenir attentif et intéressé jusqu’aubout, sinon je décroche très facilement.» Un livre semble avoir réuni cesconditions indispensables: L’attrapecœursde J.D. Salinger, lu une dizaine defois, en anglais et dans la traductionfrançaise de J.-B. Rossi. « J’en parlemême dans un passage de Paul à lapêche, rappelle notre <strong>libraire</strong> d’un jour.C’est une œuvre qui a changé profondémentma vie et ma façon de regarder lemonde. Je pourrais dire qu’il y a deuxMichel Rabagliati: celui d’avant la lecturede L’attrape-cœurs, et celui d’après. À traverssa lunette, Salinger m’a fait voir lemonde comme je ne l’avais jamais vu« Je retournetoujours à L’hommerapaillé de GastonMiron. C’est un livrequi va toujoursm’accompagner. »avant. Je me suis immédiatement identifiéau personnage principal, auquel jeressemblais tant à cet âge. Salinger a suse remettre dans l’état d’esprit exact d’unjeune de 15 ou 16 ans, et le faire réfléchirtout haut. L’argent, l’hypocrisie, les injustices,l’amour, l’indifférence: tous lestravers de la société moderne y passent.Et tout est dit crûment sans ménagementpar ce jeune homme qui en a gros sur lecœur. Pour moi, c’est le meilleur romanjamais écrit. »L’admiration que voue Michel Rabagliatiau chef-d’œuvre de Salinger est telle qu’ilavoue ressentir encore aujourd’hui soninfluence dans sa manière d’aborder sespropres récits. Comment ne pas s’étonner,alors, que Rabagliati n’ait paschoisi le roman comme mode d’expression?« J’aurais bien sûr aimé écrireL’attrape-cœurs, mais pour rester plusprès de mon métier, je dirai que j’auraisaimé tout autant signer <strong>Le</strong>s bijouxde la Castafiore d’Hergé. C’est une desBD les plus raffinées que j’ai lues aupoint de vue scénaristique; très complexeet très fluide en même temps. <strong>Le</strong>déroulement des scènes, les chasséscroisésentre personnages, les malentendusgénérés par la surdité deTournesol font de cette histoire une formidablemachine infernale. Hergé devaitêtre en très grande forme lorsqu’ila mis ce scénario au point. »En sa qualité d’illustrateur, c’est sur leplan graphique que Rabagliati ressentle plus l’influence de ses lectures. <strong>Le</strong>sartistes qui l’ont le plus impressionnésont nombreux: « Albert Chartier, pèred’Onésime, le plus célèbre personnagede BD québécoise aux bras et auxjambes élastiques comme du caout -chouc. Robert Lapalme, caricaturiste etdécorateur virtuose qui a travaillé pourune foule de quotidiens canadiens; sescaricatures sont parmi les plus belles etles plus raffinées: c’est le AlbertHirschfeld du Québec. L’immenseAndré Franquin, père de Gaston Lagaffeet dessinateur des plus beaux albumsde Spirou. J’ai allègrement copiéson style durant toute mon enfance; àl’école, je présentais mes travaux sousforme de bandes dessinées. Et puis,Alain Grée, qui illustrait des livresdocumentaires pour les enfants dansles années 70 chez Casterman (<strong>Le</strong>sbateaux, <strong>Le</strong>s trains, <strong>Le</strong>s voitures, etc.).J’adorais ses illustrations dépourvuesde traits noirs, je trouvais ça très avantgardiste.En 1987, lorsque j’ai commencéà explorer l’illustration àl’ordinateur, un autre vieil auteur delivres documentaires jeunesse refitsurface et vint influer sur mon style:© Sylvain DumaisMiroslav Sasek, à qui l’on confiait desreportages des sinés à propos desgrandes villes du monde. Ces artistesont laissé des traces qu’un œilaverti peut aujourd’hui déceler dansmes cases. »Quand on lui demande d’identifierd’autres lectures marquantes, en tantque premier bédéiste retenu en cespages comme <strong>libraire</strong> d’un jour,Rabagliati choisit de prêcher pour saparoisse: « J’aime la BD avant tout,mais je concède que les excellentes BD,celles qui vous marquent, sont rares. Ily a beaucoup d’offre, mais peu de titres— près de 4 000 nouveautés arriventsur les rayons tous les ans! — trouventgrâce à mes yeux. Je parle, ici, deromans graphiques pour adultes. Sinon,en jeunesse, humour, aventure etscience-fiction, il y a une kyrielle debons albums. Avec l’âge, j’ai un peudélaissé ces rayons. Mais voiciquelques valeurs sûres dans la catégorieroman graphique: Maus d’ArtSpiegelman, Persepolis de MarjaneSatrapi, Quartier lointain de Jirô Tanigushi,Blankets de Craig Thompson,Jeux pour mourir de Jacques Tardi, Laguerre d’Alan d’Emmanuel Guibert. Il yen a des dizaines d’autres, mais disonsque ces albums pourraient constituerune bonne introduction au monde de laBD adulte. »L’ATTRAPE-CŒURSJ.D. Salinger,Pocket,258 p. | 9,50$OBJECTIF LUNE ETLES BIJOUX DE LACASTAFIOREHergé, Casterman,Casterman,64 p. ch. | 11,95$ ch.MAUS(COFFRET 2 VOL.)Art Spiegelman,Flammarion,312 p. | 55$QUARTIER LOINTAIN(L’INTÉGRALE)Jirô Tanigushi,Casterman,406 p. | 48,95$
à chacunson combatcun224 pages, 19,95 $, ISBN 978-2-89448-586-6Gilbert Lavoie se met au servicede la mémoire de Jean Pelletier.© Johanne Mercier150 pages, 15,95 $, ISBN 978-2-89448-576-7On le voit à cette courte liste, l’origine de l’auteur n’aguère d’importance pour Rabagliati: « Ce que je veux,c’est qu’on me raconte une bonne histoire. Mais évidemment,quand je lis un livre comme À quand les bonnes nouvelles?de Kate Atkinson, je suis très heureux de visiterl’Écosse et ses habitants à travers ses pages. » Quant auplus récent bouquin à l’avoir bouleversé, il s’agit du Soleildes Scorta de Laurent Gaudé. « Une histoire dense sedéroulant sur plusieurs années dans un petit villageitalien. Descriptions des lieux, des goûts et des odeurshyper réalistes. Une écriture qui rend jaloux. J’ai fait untrès beau voyage en lisant ce roman », déclare-t-il.PERSEPOLIS (4 T.)Marjane Satrapi,L’Association,entre 76 p.et 104 p. ch. |entre 24,99$et 26,99$ ch.BLANKETS:MANTEAU DE NEIGECraig Thompson,Casterman,582 p. | 47,95$JEUX POURMOURIRJacques Tardi,Casterman,240 p. | 47,95$LA GUERRED’ALAN (3 T.)Emmanuel Guibert,L’Association, 96 p.| entre 24,99$ et29,99$ ch.Quelques suggestions de Michel RabagliatiÀ QUANDLES BONNESNOUVELLES?Kate Atkinson,De Fallois,366 p. | 32,95$LE SOLEILDES SCORTALaurent Gaudé, J’ailu, 248 p. | 11,95$Paul à QuébecAutrement, une pile d’albums de bandes dessinées trônesur sa table de chevet. Des titres? « Tamara Drewe de PosySimmonds, une nouveauté primée au Festival d’Angoulême;superbe roman graphique très généreux, librementinspiré d’un roman de Thomas Hardy (Loin de la fouledéchaînée). C’est mon coup de cœur cette année. GhostWorld de Daniel Clowes, pilier de l’underground américain.La Marie en plastique de Prud’homme et Rabaté. Chambrefroide de Bruno Heitz. <strong>Le</strong> petit Christian 2 de Blutch, unartiste étourdissant de la BD nouvelle vague française.Amérika de Robert Crumb. Et Là où vont nos pères, merveilleuseBD muette sur les difficultés de l’émigration. »Sam Haroun propose ose une réflexionpolitique pertinente e sur l’approchecanadienne de la guerre.e.180 pages, 19,95 $, ISBN 978-2-89448-572-9Andréa Richard prône une spiritualitéiau-delà des dogmesreligieux.Septentrion.qc.caS e p t e n t r i o n . q c . c aMembre e de l’Association nationale des éditeurs de livresLE LIBRAIRE • AVRIL - MAI 2009 • 11