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Madame Hemingway - Le Livre de Poche

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Titre original :THE PARIS WIFEBallantine Books, an imprint of The Random House PublishingGroup, New York, 2011.© Paula McLain, 2011.© Libella, Paris, 2012, pour la traduction française.ISBN : 978-2-253-16861-4 – 1 re publication LGF


« Ce n’est pas ce que la France t’a apportéqui a compté, mais ce qu’elle ne t’a paspris. »Gertru<strong>de</strong> STEIN« Il n’y a pas une chose qui soit vraie.Tout est vrai. »Ernest HEMINGWAY


PROLOGUEJ’ai eu beau essayer <strong>de</strong> guérir <strong>de</strong> Paris, il m’a bienfallu admettre un jour qu’on ne s’en remet pas. Enpartie à cause <strong>de</strong> la guerre. <strong>Le</strong> mon<strong>de</strong> s’était déjàécroulé une fois, ça pouvait recommencer à toutmoment. La guerre était arrivée et, en éclatant alorsque tout le mon<strong>de</strong> disait que cela n’arriverait pas, ellenous avait changés. Personne ne savait combienétaient morts, mais quand on entendait les chiffres –neuf millions, quatorze millions – on se disait, impossible.Paris grouillait <strong>de</strong> fantômes et <strong>de</strong> blessés quidéambulaient dans ses rues. Bon nombre étaientrevenus à Rouen ou à Oak Park, dans l’Illinois, trouésd’une balle, la rétine imprégnée <strong>de</strong> tout ce qu’ilsavaient vu, pleins d’un vi<strong>de</strong> qu’ils ne réussiraientjamais à combler. Ils avaient dû marcher sur <strong>de</strong>s corpspour en transporter d’autres sur <strong>de</strong>s brancards ; ilsavaient eux-mêmes été sur <strong>de</strong>s brancards, à bord <strong>de</strong>trains lents envahis <strong>de</strong> mouches, écoutant la voix évanescente<strong>de</strong> quelqu’un disant qu’il voulait qu’on lerappelle au souvenir <strong>de</strong> sa petite amie restée au pays.De pays, il n’y en avait plus, pas pour ce qui comptait,et cela aussi faisait partie <strong>de</strong> Paris. Raison pour9


laquelle nous ne pouvions pas arrêter <strong>de</strong> boire, <strong>de</strong>parler ou d’embrasser les personnes qu’il ne fallaitpas, et tant pis pour ce que cela détruisait. Certainsparmi nous avaient regardé en face les visages <strong>de</strong>smorts et s’efforçaient <strong>de</strong> n’avoir aucun souvenirprécis. Ernest était <strong>de</strong> ceux-là. Il disait souvent qu’ilétait mort à la guerre, l’espace d’un instant ; que sonâme avait quitté son corps comme un mouchoir <strong>de</strong>soie se serait échappé <strong>de</strong> sa poche <strong>de</strong> poitrine etflotterait dans les airs. Elle était revenue sans qu’onla rappelle et je me <strong>de</strong>mandais souvent si écrire, pourlui, n’était pas un moyen <strong>de</strong> savoir que son âme étaitbien là en fin <strong>de</strong> compte, <strong>de</strong> retour à sa place. Unefaçon <strong>de</strong> se dire à lui-même, sinon à quelqu’und’autre, qu’il avait vu ce qu’il avait vu, ressenti ceschoses terribles, mais qu’il était vivant quand même.Qu’il avait rendu l’âme, mais qu’il n’était plus mort.L’une <strong>de</strong>s meilleures choses, à propos <strong>de</strong> Paris,c’était d’y revenir après en être parti. En 1923, noussommes allés nous installer un an à Toronto, le tempsd’avoir notre fils, Bumby, et quand nous sommesrevenus, tout était pareil, mais au superlatif. C’étaitcrasseux et splendi<strong>de</strong>, plein <strong>de</strong> rats, <strong>de</strong> fleurs <strong>de</strong> marronniersd’In<strong>de</strong> et <strong>de</strong> poésie. Avec le bébé, on auraitdit que nos besoins avaient doublé, bien que nosressources fussent moindres. Pound nous aida à trouverun appartement au <strong>de</strong>uxième étage d’un immeubleen stuc blanc dans une rue en courbe serréeproche du jardin du Luxembourg. Il n’y avait pasl’eau chau<strong>de</strong>, pas <strong>de</strong> baignoire, pas d’éclairage électrique– mais ce n’était pas le pire <strong>de</strong>s endroits oùnous ayons vécu. Loin s’en faut. En face, une scierievrombissait sans discontinuer <strong>de</strong> sept heures du10


matin à cinq heures du soir et dégageait une o<strong>de</strong>urpermanente <strong>de</strong> bois fraîchement coupé, et la sciures’infiltrait sous les appuis <strong>de</strong>s fenêtres et les chambranles<strong>de</strong>s portes, s’accrochait à nos vêtements etnous faisait tousser. À l’intérieur, le bruit régulier <strong>de</strong>la Corona Nº 3 d’Ernest dans la petite pièce du haut.Il travaillait sur <strong>de</strong>s nouvelles – il y avait toujours <strong>de</strong>srécits ou <strong>de</strong>s ébauches à écrire – mais aussi un nouveauroman sur la fiesta <strong>de</strong> Pampelune qu’il avaitcommencé au cours <strong>de</strong> l’été.Je ne lisais pas les pages à l’époque mais je me fiaisà son jugement et à son rythme quotidien. Chaquematin, il se réveillait <strong>de</strong> bonne heure, s’habillait, montaitdans sa pièce et commençait sa journée d’écriture.Si l’inspiration ne lui venait pas, il prenait ses carnets<strong>de</strong> notes, <strong>de</strong>s crayons bien taillés et allait prendre uncafé crème à la Closerie <strong>de</strong>s Lilas sur la table en marbrequ’il affectionnait, pendant que Bumby et moiprenions notre petit déjeuner seuls, puis nous noushabillions pour faire un tour ou allions voir <strong>de</strong>s amis.En fin d’après-midi, je rentrais à la maison et, si lajournée s’était bien passée, Ernest était là, installé àtable, l’air satisfait, <strong>de</strong>vant un sauternes bien frais oudu cognac avec <strong>de</strong> l’eau gazeuse, d’humeur à bavar<strong>de</strong>r.Ou bien nous sortions ensemble, après avoirconfié Bumby à notre propriétaire, Mme Chautard,pour aller discuter autour d’un plateau d’huîtres biengrasses au Select, au Dôme ou aux Deux Magots.Il y avait <strong>de</strong>s gens intéressants partout alors. <strong>Le</strong>scafés <strong>de</strong> Montparnasse en étaient pleins, <strong>de</strong>s peintresfrançais, <strong>de</strong>s danseurs russes, <strong>de</strong>s écrivains américains.En une soirée, vous pouviez croiser Picassoallant <strong>de</strong> Saint-Germain-<strong>de</strong>s-Prés à son appartement11


<strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>s Grands-Augustins, toujours par lemême chemin, le regard attentif aux gens et auxchoses. Tout un chacun ou presque pouvait se prendrepour un peintre dans les rues <strong>de</strong> Paris, parce quec’était ce que la lumière faisait naître en vous, <strong>de</strong>même que les ombres le long <strong>de</strong>s immeubles, lesponts qui semblaient vouloir vous briser le cœur, labeauté sculpturale <strong>de</strong>s femmes dans leurs fourreauxChanel noirs qui fumaient et riaient la tête rejetée enarrière. Nous pouvions entrer dans n’importe quelcafé et nous laisser happer par son merveilleux brouhaha,comman<strong>de</strong>r un Pernod ou un rhum St Jamesjusqu’au moment où l’esprit s’embrumait et où nousétions heureux d’être là ensemble.« Écoutez, nous dit un soir Don Stewart alors quenous étions au Select, tous très gais et soûls comme<strong>de</strong>s grives. Ce que toi et Hem vivez est parfait. Non,non… – il avait du mal à articuler, et son visagen’était plus qu’émotion. C’est sacré. Voilà ce que jevoulais dire.— C’est ru<strong>de</strong>ment gentil <strong>de</strong> ta part, Don. Tu n’espas mal non plus, tu sais. » Je lui mis délicatementla main sur l’épaule <strong>de</strong> crainte qu’il ne se mette àpleurer. C’était un humoriste et tout le mon<strong>de</strong> saitque <strong>de</strong>rrière leur veine comique, ces écrivains-làcachent <strong>de</strong>s cœurs graves. Il n’était pas encore marié,mais <strong>de</strong>s projets étaient dans l’air et il était trèsimportant pour lui <strong>de</strong> voir qu’un mariage pouvaitbien se passer, dignement.Tout le mon<strong>de</strong> ne croyait pas au mariage à l’époque.Se marier signifiait que vous aviez foi dans l’ave-12


nir et aussi dans le passé – que l’histoire, la traditionet l’espoir pouvaient rester soudés pour vous élever.Mais la guerre était venue qui s’était emparée <strong>de</strong> tousles garçons bien, <strong>de</strong> notre foi aussi. Il ne restait quel’instant présent, qu’à s’y jeter sans penser au len<strong>de</strong>main,et encore moins à toujours. Pour vous empêcher<strong>de</strong> penser, il y avait l’alcool, un océan d’alcool,et tous les vices habituels et bien assez <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>spour vous pendre. Mais un petit nombre d’entrenous, très peu en fin <strong>de</strong> compte, ont parié sur lemariage contre toute attente. Et, sans vraiment mevoir comme une chose sacrée, je sentais bien que ceque nous vivions était rare et authentique – et quenous étions en sécurité dans ce mariage que nousavions construit et construisions encore chaque jour.Ceci n’est pas un roman policier – pas du tout. Jene veux pas dire, Attention à la fille qui va venir toutfiche en l’air, mais elle viendra tout <strong>de</strong> même, dansson superbe manteau <strong>de</strong> tamia et ses escarpins, sescheveux bruns brillants coupés au carré tellement près<strong>de</strong> son beau crâne qu’elle ressemble à une jolie loutredans ma cuisine. <strong>Le</strong> sourire facile. Un parler enjouéau débit rapi<strong>de</strong> – cependant que dans la chambre,débraillé et pas rasé, complètement étalé sur le litcomme un <strong>de</strong>spote, Ernest lira son livre sans se soucierd’elle. Au début. Et le thé infusera dans la théièreen porcelaine, pendant que je raconterai l’histoired’une fille qu’elle et moi connaissions il y a cent ansà Saint-Louis, et nous aurons vite l’impression d’avoirtoujours été amies, tandis que <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> lacour, dans la scierie, un chien se mettra à aboyer,encore et encore, sans que rien puisse l’arrêter.


Chapitre 1La première chose qu’il fait, c’est <strong>de</strong> me fixer avecses magnifiques yeux bruns et <strong>de</strong> me dire : « Possibleque je sois trop soûl pour en juger, mais vous n’avezpeut-être pas tort. »Nous sommes en octobre 1920, le jazz est partout.Je ne connais rien au jazz alors je joue du Rachmaninov.Je sens une rougeur me monter aux jouesaprès tout le cidre que ma gran<strong>de</strong> copine Kate Smithm’a fait ingurgiter pour que je me lâche. J’y arrive,tout doucement. Ça commence dans mes doigts, unechaleur, un abandon, puis mon système nerveux estatteint, ça m’envahit, me traverse. Il y a plus d’un anque je ne me suis pas soûlée – <strong>de</strong>puis que ma mèreest tombée gravement mala<strong>de</strong> – et ça m’a manqué,cette nappe <strong>de</strong> brume parfaite qui se dépose sur moncerveau, douillettement, délicieusement. Je ne veuxpas penser, je ne veux pas ressentir non plus, à moinsque ce soit aussi simple que le genou <strong>de</strong> ce beaugarçon, à quelques centimètres du mien.Ce genou est presque suffisant en soi, mais il ya tout le bonhomme qui va avec, grand et minceavec d’abondants cheveux bruns et, à la joue gauche,15


une fossette à tomber <strong>de</strong>dans. Ses amis l’appellentHemingstein, Oinbones, Bird, Nesto, Wenedge, toutce qui leur passe par la tête sur le moment. Il appelleKate, Stut, ou Butstein (pas très flatteur 1 !), et un autregars Little Fever, et un autre encore Horney, ou TheGreat Horned Article. Il semble connaître tout lemon<strong>de</strong> et tout le mon<strong>de</strong> semble connaître les mêmesblagues, les mêmes histoires. Et ça fuse <strong>de</strong> toutesparts, en petites phrases codées, en vannes qui partentcomme <strong>de</strong>s flèches. Je n’arrive pas à suivre, mais çam’est égal, en fait. Être en présence <strong>de</strong> ces joyeuxinconnus est comme une transfusion <strong>de</strong> gaieté.Lorsque, venant <strong>de</strong> la cuisine, Kate passe <strong>de</strong>vantnous, il l’arrête et, avec un mouvement <strong>de</strong> son jolimenton dans ma direction, il dit : « Comment allonsnousappeler notre nouvelle amie ?— Hash, suggère Kate.— Hashedad est mieux, dit-il. Hasovitch.— Et vous, c’est Bird ? <strong>de</strong>mandai-je.— Wem, dit Kate.— Je suis le gars qui se dit que c’est le moment<strong>de</strong> danser. » Il sourit <strong>de</strong> toutes ses <strong>de</strong>nts et Kenley,le frère <strong>de</strong> Kate, repousse aussitôt <strong>de</strong> côté le tapis dusalon puis remonte la manivelle du gramophone Victrola.Nous nous élançons, et dansons sur toute unesérie <strong>de</strong> disques. Ce n’est pas un danseur-né mais sesbras et ses jambes ne manquent pas <strong>de</strong> souplesse ;on voit qu’il se sent bien dans son corps. Sa façon<strong>de</strong> me serrer contre lui montre que ce n’est pas un1. Dans Butstein, il y a « butt », qui signifie le <strong>de</strong>rrière ; <strong>de</strong>plus, le nom entier suggère plutôt quelque chose <strong>de</strong> masculin et<strong>de</strong> drôle. (Toutes les notes sont <strong>de</strong> la traductrice.)16


grand timi<strong>de</strong> non plus. En moins <strong>de</strong> temps qu’il n’enfaut pour le dire, nos mains sont moites et enlacées,nos joues suffisamment proches pour que je puissesentir la chaleur qui émane <strong>de</strong> lui. Et là, il me ditenfin qu’il s’appelle Ernest.« Mais j’envisage d’abandonner ce prénom. C’esttellement ennuyeux, Ernest, et <strong>Hemingway</strong> ? Quivoudrait d’un <strong>Hemingway</strong> ? »Probablement toutes les filles entre ici et MichiganAvenue, me dis-je, regardant mes pieds pour ne pasrougir. Quand je relève la tête, ses yeux bruns sontfixés sur moi.« Alors ? Qu’en pensez-vous ? Devrais-je m’endébarrasser ?— Peut-être pas tout <strong>de</strong> suite. On ne sait jamais.Un nom comme ça pourrait finir par marcher etalors, que ferez-vous si vous l’avez laissé tomber ?— Pas faux. Je vais y réfléchir. »C’est un slow qui démarre et, sans me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rmon avis, il me prend par la taille et m’attire contreson corps, qui est encore mieux <strong>de</strong> très près. Il a unelarge poitrine et <strong>de</strong>s bras forts. Mes mains reposentavec légèreté sur ces bras-là pendant qu’il me faittourner dans toute la pièce, <strong>de</strong>vant Kenley quiremonte joyeusement la manivelle du Victrola, <strong>de</strong>vantKate qui nous jette un long regard curieux. Je fermeles yeux et me laisse aller contre Ernest, qui sent lebourbon et le savon, le tabac et le coton humi<strong>de</strong> – ettout dans ce que je vis à cet instant est si intense, simerveilleux, qu’à l’encontre <strong>de</strong> ce que je fais d’habitu<strong>de</strong>,je m’y abandonne totalement.

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